ACTES ET PAROLES III par VICTOR HUGO PARIS ET ROME Cette trilogie, _Avant l'Exil, Pendant l'Exil, Depuis l'Exil_, n'est pas de moi, elle est de l'empereur Napoleon III. C'est lui qui a partage ma vie de cette facon; que l'honneur lui en revienne. Il faut rendre a Cesar ce qui est a Bonaparte. La trilogie est tres bien faite; et l'on pourrait dire selon les regles de l'art. Chacun de ces trois volumes contient un exil; dans le premier il y a l'exil de France, dans le deuxieme l'exil de Jersey, dans le troisieme l'exil de Belgique. Une rectification pourtant. L'exil, pour les deux derniers pays, est un mot impropre; le mot vrai est expulsion. Il n'y a d'exil que de la patrie. Une vie tout entiere est dans ces trois volumes. Elle y est complete. Dix ans dans le tome premier; dix-neuf ans dans le tome second; six ans dans le tome troisieme. Cela va de 1841 a 1876. On peut dans ces pages reelles etudier jour par jour la marche d'un esprit vers la verite; sans jamais un pas en arriere; l'homme qui est dans ce livre l'a dit et le repete. Ce livre, c'est quelque chose comme l'ombre d'un passant fixee sur le sol. Ce livre a la forme vraie d'un homme. On remarquera peut-etre que ce livre commence (tome Ier, Institut, juin 1841) par un conseil de resistance et se termine (tome III, Senat, mai 1876) par un conseil de clemence. Resistance aux tyrans, clemence aux vaincus. C'est la en effet toute la loi de la conscience. Trente-cinq annees separent dans ce livre le premier conseil du second; mais le double devoir qu'ils imposent est indique, accepte et pratique dans toutes les pages de ces trois volumes. L'auteur n'a plus qu'une chose a faire: continuer et mourir. Il a quitte son pays le 11 decembre 1851; il y est revenu le 5 septembre 1870. A son retour, il a trouve l'heure plus sombre et le devoir plus grand que jamais. II La patrie a cela de poignant qu'en sortir est triste, et qu'y rentrer est quelquefois plus triste encore. Quel proscrit romain n'eut mieux aime mourir comme Brutus que voir l'invasion d'Attila? Quel proscrit francais n'eut prefere l'exil eternel a l'effondrement de la France sous la Prusse, et a l'arrachement de Metz et de Strasbourg? Revenir dans son foyer natal le jour des catastrophes; etre ramene par des evenements qui vous indignent; avoir longtemps appele la patrie dans sa nostalgie et se sentir insulte par la complaisance du destin qui vous exauce en vous humiliant; etre tente de souffleter la fortune qui mele un vol a une restitution; retrouver son pays, _dulces Argos_, sous les pieds de deux empires, l'un en triomphe, l'autre en deroute; franchir la frontiere sacree a l'heure ou l'etranger la viole; ne pouvoir que baiser la terre en pleurant; avoir a peine la force de crier: France! dans un etouffement de sanglots; assister a l'ecrasement des braves; voir monter a l'horizon de hideuses fumees, gloire de l'ennemi faite de votre honte; passer ou le carnage vient de passer; traverser des champs sinistres ou l'herbe sera plus epaisse l'annee prochaine; voir se prolonger a perte de vue, a mesure qu'on avance, dans les pres, dans les bois, dans les vallons, dans les collines, cette chose que la France n'aime pas, la fuite; rencontrer des dispersions farouches de soldats accables; puis rentrer dans l'immense ville heroique qui va subir un monstrueux siege de cinq mois; retrouver la France, mais gisante et sanglante, revoir Paris, mais affame et bombarde, certes, c'est la une inexprimable douleur. C'est l'arrivee des barbares; eh bien, il y a une autre attaque non moins funeste, c'est l'arrivee des tenebres. Si quelque chose est plus lugubre que le pietinement de nos sillons par les talons de la landwehr, c'est l'envahissement du dix-neuvieme siecle par le moyen age. Crescendo outrageant. Apres l'empereur, le pape; apres Berlin, Rome. Apres avoir vu triompher le glaive, voir triompher la nuit! La civilisation, cette lumiere, peut etre eteinte par deux modes de submersion; deux invasions lui sont dangereuses, l'invasion des soldats et l'invasiondes pretres. L'une menace notre mere, la patrie; l'autre menace notre enfant, l'avenir. III Deux inviolabilites sont les deux plus precieux biens d'un peuple civilise, l'inviolabilite du territoire et l'inviolabilite de la conscience. Le soldat viole l'une, le pretre viole l'autre. Il faut rendre justice a tout, meme au mal; le soldat croit bien faire, il obeit a sa consigne; le pretre croit bien faire, il obeit a son dogme; les chefs seuls sont responsables. Il n'y a que deux coupables, Cesar et Pierre; Cesar qui tue, Pierre qui ment. Le pretre peut etre de bonne foi; il croit avoir une verite a lui, differente de la verite universelle. Chaque religion a sa verite, distincte de la verite d'a cote. Cette verite ne sort pas de la nature, entachee de pantheisme aux yeux des pretres; elle sort d'un livre. Ce livre varie. La verite qui sort du talmud est hostile a la verite qui sort du koran. Le rabbin croit autrement qu'e le marabout, le fakir contemple un paradis que n'apercoit pas le caloyer, et le Dieu visible au capucin est invisible au derviche. On me dira que le derviche en voit un autre; je l'accorde, et j'ajoute que c'est le meme; Jupiter, c'est Jovis, qui est Jova, qui est Jehovah; ce qui n'empeche pas Jupiter de foudroyer Jehovah, et Jehovah de damner Jupiter; Fo excommunie Brahma, et Brahma anathematise Allah; tous les dieux se revomissent les uns les autres; toute religion dement la religion d'en face; les clerges flottent dans tout cela, se haissant, tous convaincus, a peu pres; il faut les plaindre et leur conseiller la fraternite. Leur pugilat est pardonnable. On croit ce qu'on peut, et non ce qu'on veut. La est l'excuse de tous les clerges; mais ce qui les excuse les limite. Qu'ils vivent, soit; mais qu'ils n'empietent pas. Le droit au fanatisme existe, a la condition de ne pas sortir de chez lui; mais des que le fanatisme se repand au dehors, des qu'il devient veda, pentateuque ou syllabus, il veut etre surveille. La creation s'offre a l'etude de l'homme; le pretre deteste cette etude et tient la creation pour suspecte; la verite latente dont le pretre dispose contredit la verite patente que l'univers propose. De la un conflit entre la foi et la raison. De la, si le clerge est le plus fort, une voie de fait du fanatisme sur l'intelligence. S'emparer de l'education, saisir l'enfant, lui remanier l'esprit, lui repetrir le cerveau, tel est le procede; il est redoutable. Toutes les religions ont ce but: prendre de force l'ame humaine. C'est a cette tentative de viol que la France est livree aujourd'hui. Essai de fecondation qui est une souillure. Faire a la France un faux avenir; quoi de plus terrible? L'intelligence nationale en peril, telle est la situation actuelle. L'enseignement des mosquees, des synagogues et des presbyteres, est le meme; il a l'identite de l'affirmation dans la chimere; il substitue le dogme, cet empirique, a la conscience, cet avertisseur. Il fausse la notion divine innee; la candeur de la jeunesse est sans defense, il verse dans cette candeur l'imposture, et, si on le laisse faire, il en arrive a ce resultat de creer chez l'enfant une epouvantable bonne foi dans l'erreur. Nous le repetons, le pretre est ou peut etre convaincu et sincere. Doit-on le blamer? non. Doit-on le combattre? oui. Discutons, soit. Il y a une education a faire, le clerge le croit du moins, l'education de la civilisation; le clerge nous la demande. Il veut qu'on lui confie cet eleve, le peuple francais. La chose vaut la peine d'etre examinee. Le pretre, comme maitre d'ecole, travaille dans beaucoup de pays. Quelle education donne-t-il? Quels resultats obtient-il? Quels sont ses produits? la est toute la question. Celui qui ecrit ces lignes a dans l'esprit deux souvenirs; qu'on lui permette de les comparer, il en sortira peut-etre quelque lumiere. Dans tous les cas, il n'est jamais inutile d'ecrire l'histoire. IV En 1848, dans les tragiques journees de juin, une des places de Paris fut brusquement envahie par les insurges. Cette place, ancienne, monumentale, sorte de forteresse carree ayant pour muraille un quadrilatere de hautes maisons en brique et eu pierre, avait pour garnison un bataillon commande par un brave officier nomme Tombeur. Les redoutables insurges de juin s'en emparerent avec la rapidite irresistible des foules combattantes. Ici, tres brievement, mais tres nettement, expliquons-nous sur le droit d'insurrection. L'insurrection de juin avait-elle raison? On serait tente de repondre oui et non. Oui, si l'on considere le but, qui etait la realisation de la republique; non, si l'on considere le moyen, qui etait le meurtre de la republique. L'insurrection de juin tuait ce qu'elle voulait sauver. Meprise fatale. Ce contre-sens etonne, mais l'etonnement cesse si l'on considere que l'intrigue bonapartiste et l'intrigue legitimiste etaient melees a la sincere et formidable colere du peuple. L'histoire aujourd'hui le sait, et la double intrigue est demontree par deux preuves, la lettre de Bonaparte a Rapatel, et le drapeau blanc de la rue Saint-Claude. L'insurrection de juin faisait fausse route. En monarchie, l'insurrection est un pas en avant; en republique, c'est un pas en arriere. L'insurrection n'est un droit qu'a la condition d'avoir devant elle la vraie revolte, qui est la monarchie. Un peuple se defend contre un homme, cela est juste. Un roi, c'est une surcharge; tout d'un cote, rien de l'autre; faire contrepoids a cet homme excessif est necessaire; l'insurrection n'est autre chose qu'un retablissement d'equilibre. La colere est de droit dans les choses equitables; renverser la Bastille est une action violente et sainte. L'usurpation appelle la resistance; la republique, c'est-a-dire la souverainete de l'homme sur lui-meme, et sur lui seul, etant le principe social absolu, toute monarchie est une usurpation; fut-elle legalement proclamee; car il y a des cas, nous l'avons dit [note: Preface du tome Ier, Avant l'exil.], ou la loi est traitre au droit. Ces rebellions de la loi doivent etre reprimees, et ne peuvent l'etre que par l'indignation du peuple. Royer-Collard disait: _Si vous faites cette loi, je jure de lui desobeir_. La monarchie ouvre le droit a l'insurrection. La republique le ferme. En republique, toute insurrection est coupable. C'est la bataille des aveugles. C'est l'assassinat du peuple par le peuple. En monarchie, l'insurrection c'est la legitime defense; en republique, l'insurrection c'est le suicide. La republique a le devoir de se defendre, meme contre le peuple; car le peuple, c'est la republique d'aujourd'hui, et la republique, c'est le peuple d'aujourd'hui, d'hier et de demain. Tels sont les principes. Donc l'insurrection de juin 1848 avait tort. Helas! ce qui la fit terrible, c'est qu'elle etait venerable. Au fond de cette immense erreur on sentait la souffrance du peuple. C'etait la revolte des desesperes. La republique avait un premier devoir, reprimer cette insurrection, et un deuxieme devoir, l'amnistier. L'Assemblee nationale fit le premier devoir, et ne fit pas le second. Faute dont elle repondra devant l'histoire. Nous avons du en passant dire ces choses parce qu'elles sont vraies et que toutes les verites doivent etre dites, et parce qu'aux epoques troublees il faut des idees claires; maintenant nous reprenons le recit commence. Ce fut par la maison n deg. 6 que les insurges penetrerent dans la place dont nous avons parle. Cette maison avait une cour qui, par une porte de derriere, communiquait avec une impasse donnant sur une des grandes rues de Paris. Le concierge, nomme Desmasieres, ouvrit cette porte aux insurges, qui, par la, se ruerent dans la cour, puis dans la place. Leur chef etait un ancien maitre d'ecole destitue par M. Guizot. Il s'appelait Gobert, et il est mort depuis, proscrit, a Londres. Ces hommes firent irruption dans cette cour, orageux, menacants, en haillons, quelques-uns pieds nus, armes des armes que le hasard donne a la fureur, piques, haches, marteaux, vieux sabres, mauvais fusils, avec tous les gestes inquietants de la colere et du combat; ils avaient ce sombre regard des vainqueurs qui se sentent vaincus. En entrant dans la cour, un d'eux cria: "C'est ici la maison du pair de France!" Alors ce bruit se repandit dans toute la place chez les habitants effares: _Ils vont piller le n deg. 6!_ Un des locataires du no. 6 etait, en effet, un ancien pair de France qui etait a cette epoque membre de l'Assemblee constituante. Il etait absent de la maison, et sa famille aussi. Son appartement, assez vaste, occupait tout le second etage, et avait a l'une de ses extremites une entree sur le grand escalier, et, a l'autre extremite, une issue sur un escalier de service. Cet ancien pair de France etait en ce moment-la meme un des soixante representants envoyes par la Constituante pour reprimer l'insurrection, diriger les colonnes d'attaque et maintenir l'autorite de l'Assemblee sur les generaux. Le jour ou ces faits se passaient, il faisait face a l'insurrection dans une des rues voisines, seconde par son collegue et ami le grand statuaire republicain David d'Angers. --Montons chez lui! crierent les insurges. Et la terreur fut au comble dans toute la maison. Ils monterent au second etage. Ils emplissaient le grand escalier et la cour. Une vieille femme qui gardait le logis en l'absence des maitres leur ouvrit, eperdue. Ils entrerent pele-mele, leur chef en tete. L'appartement, desert, avait le grave aspect d'un lieu de travail et de reverie. Au moment de franchir le seuil, Gobert, le chef, ota sa casquette et dit: --Tete nue! Tous se decouvrirent. Une voix cria: --Nous avons besoin d'armes. Une autre ajouta: --S'il y en a ici, nous les prendrons. --Sans doute, dit le chef. L'antichambre etait une grande piece severe, eclairee, a une encoignure, d'une etroite et longue fenetre, et meublee de coffres de bois le long des murs, a l'ancienne mode espagnole. Ils y penetrerent. --En ordre! dit le chef. Ils se rangerent trois par trois, avec toutes sortes de bourdonnements confus. --Faisons silence, dit le chef. Tous se turent. Et le chef ajouta: --S'il y a des armes, nous les prendrons. La vieille femme, toute tremblante, les precedait. Ils passerent de l'antichambre a la salle a manger. --Justement! cria l'un d'eux. --Quoi? dit le chef. --Voici des armes. Au mur de la salle a manger etait appliquee, en effet, une sorte de panoplie en trophee. Celui qui avait parle reprit: --Voici un fusil. Et il designait du doigt un ancien mousquet a rouet, d'une forme rare. --C'est un objet d'art, dit le chef. Un autre insurge, en cheveux gris, eleva la voix: --En 1830, nous en avons pris de ces fusils-la, au musee d'artillerie. Le chef repartit: --Le musee d'artillerie appartenait au peuple. Ils laisserent le fusil en place. A cote du mousquet a rouet pendait un long yatagan turc dont la lame etait d'acier de Damas, et dont la poignee et le fourreau, sauvagement sculptes, etaient en argent massif. --Ah! par exemple, dit un insurge, voila une bonne arme. Je la prends. C'est un sabre. --En argent! cria la foule. Ce mot suffit. Personne n'y toucha. Il y avait dans cette multitude beaucoup de chiffonniers du faubourg Saint-Antoine, pauvres hommes tres indigents. Le salon faisait suite a la salle a manger. Ils y entrerent. Sur une table etait jetee une tapisserie aux coins de laquelle on voyait les initiales du maitre de la maison. --Ah ca mais pourtant, dit un insurge, il nous combat! --Il fait son devoir, dit le chef. L'insurge reprit: --Et alors, nous, qu'est-ce que nous faisons? Le chef repondit: --Notre devoir aussi. Et il ajouta: --Nous defendons nos familles; il defend la patrie. Des temoins, qui sont vivants encore, ont entendu ces calmes et grandes paroles. L'envahissement continua, si l'on peut appeler envahissement le lent defile d'une foule silencieuse. Toutes les chambres furent visitees l'une apres l'autre. Pas un meuble ne fut remue, si ce n'est un berceau. La maitresse de la maison avait eu la superstition maternelle de conserver a cote de son lit le berceau de son dernier enfant. Un des plus farouches de ces deguenilles s'approcha et poussa doucement le berceau, qui sembla pendant quelques instants balancer un enfant endormi. Et cette foule s'arreta et regarda ce bercement avec un sourire. A l'extremite de l'appartement etait le cabinet du maitre de la maison, ayant une issue sur l'escalier de service. De chambre en chambre ils y arriverent. Le chef fit ouvrir l'issue, car, derriere les premiers arrives, la legion des combattants maitres de la place encombrait tout l'appartement, et il etait impossible de revenir sur ses pas. Le cabinet avait l'aspect d'une chambre d'etude d'ou l'on sort et ou l'on va rentrer. Tout y etait epars, dans le tranquille desordre du travail commence. Personne, excepte le maitre de la maison, ne penetrait dans ce cabinet; de la une confiance absolue. Il y avait deux tables, toutes deux couvertes des instruments de travail de l'ecrivain. Tout y etait mele, papiers et livres, lettres decachetees, vers, prose, feuilles volantes, manuscrits ebauches. Sur l'une des tables etaient ranges quelques objets precieux; entre autres la boussole de Christophe Colomb, portant la date 1489 et l'inscription _la Pinta_. Le chef, Gobert, s'approcha, prit cette boussole, l'examina curieusement, et la reposa sur la table en disant: --Ceci est unique. Cette boussole a decouvert l'Amerique. A cote de cette boussole, on voyait plusieurs bijoux, des cachets de luxe, un en cristal de roche, deux en argent, et un en or, joyau cisele par le merveilleux artiste Froment-Meurice. L'autre table etait haute, le maitre de la maison ayant l'habitude d'ecrire debout. Sur cette table etaient les plus recentes pages de son oeuvre interrompue,[note: Les Miserables.] et sur ces pages etait jetee une grande feuille depliee chargee de signatures. Cette feuille etait une petition des marins du Havre, demandant la revision des penalites, et expliquant les insubordinations d'equipages par les cruautes et les iniquites du code maritime. En marge de la petition etaient ecrites ces lignes de la main du pair de France representant du peuple: "Appuyer cette petition. Si l'on venait en aide a ceux qui souffrent, si l'on allait au-devant des reclamations legitimes, si l'on rendait au peuple ce qui est du au peuple, en un mot, si l'on etait juste, on serait dispense du douloureux devoir de reprimer les insurrections." Ce defile dura pres d'une heure. Toutes les miseres et toutes les coleres passerent la, en silence. Ils entraient par une porte et sortaient par l'autre. On entendait au loin le canon. Tous s'en retournerent au combat. Quand ils furent partis, quand l'appartement fut vide, on constata que ces pieds nus n'avaient rien insulte et que ces mains noires de poudre n'avaient touche a rien. Pas un objet precieux ne manquait, pas un papier n'avait ete derange. Une seule chose avait disparu, la petition des marins du Havre. [Note: Cette disparition s'est expliquee depuis. Le chef, Gobert, avait emporte cette petition annotee comme on vient de le voir, afin de montrer aux combattants a quel point l'habitant de cette maison, tout en faisant contre l'insurrection sa mission de representant, etait un ami vrai du peuple.] Vingt ans apres, le 27 mai 1871, voici ce qui se passait dans une autre grande place; non plus a Paris, mais a Bruxelles, non plus le jour, mais la nuit. Un homme, un aieul, avec une jeune mere et deux petits enfants, habitait la maison numero 3 de cette place, dite place des Barricades; c'etait le meme qui avait habite le numero 6 de la place Royale a Paris; seulement il n'etait plus qualifie "ancien pair de France", mais "ancien proscrit"; promotion due au devoir accompli. Cet homme etait en deuil. Il venait de perdre son fils. Bruxelles le connaissait pour le voir passer dans les rues, toujours seul, la tete penchee, fantome noir en cheveux blancs. Il avait pour logis, nous venons de le dire, le numero 3 de la place des Barricades. Il occupait, avec sa famille et trois servantes, toute la maison. Sa chambre a coucher, qui etait aussi son cabinet de travail, etait au premier etage et avait une fenetre sur la place; au-dessous, au rez-de-chaussee, etait le salon, ayant de meme une fenetre sur la place; le reste de la maison se composait des appartements des femmes et des enfants. Les etages etaient fort eleves; la porte de la maison etait contigue a la grande fenetre du rez-de-chaussee. De cette porte un couloir menait a un petit jardin entoure de hautes murailles au dela duquel etait un deuxieme corps de logis, inhabite a cette epoque a cause des vides qui s'etaient faits dans la famille. La maison n'avait qu'une entree et qu'une issue, la porte sur la place. Les deux berceaux des petits enfants etaient pres du lit de la jeune mere, dans la chambre du second etage donnant sur la place, au-dessus de l'appartement de l'aieul. Cet homme etait de ceux qui ont l'ame habituellement sereine. Ce jour-la, le 27 mai, cette serenite etait encore augmentee en lui par la pensee d'une chose fraternelle qu'il avait faite le matin meme. L'annee 1871, on s'en souvient, a ete une des plus fatales de l'histoire; on etait dans un moment lugubre. Paris venait d'etre viole deux fois; d'abord par le parricide, la guerre de l'etranger contre la France, ensuite par le fratricide, la guerre des francais contre les francais. Pour l'instant la lutte avait cesse; l'un des deux partis avait ecrase l'autre; on ne se donnait plus de coups de couteau, mais les plaies restaient ouvertes; et a la bataille avait succede cette paix affreuse et gisante que font les cadavres a terre et les flaques de sang fige. Il y avait des vainqueurs et des vaincus; c'est-a-dire d'un cote nulle clemence, de l'autre nul espoir. Un unanime _vae victis_ retentissait dans toute l'Europe. Tout ce qui se passait pouvait se resumer d'un mot, une immense absence de pitie. Les furieux tuaient, les violents applaudissaient, les morts et les laches se taisaient. Les gouvernements etrangers etaient complices de deux facons; les gouvernements traitres souriaient, les gouvernements abjects fermaient aux vaincus leur frontiere. Le gouvernement catholique belge etait un de ces derniers. Il avait, des le 26 mai, pris des precautions contre toute bonne action; et il avait honteusement et majestueusement annonce dans les deux Chambres que les fugitifs de Paris etaient au ban des nations, et que, lui gouvernement belge, il leur refusait asile. Ce que voyant, l'habitant solitaire de la place des Barricades avait decide que cet asile, refuse par les gouvernements a des vaincus, leur serait offert par un exile. Et, par une lettre rendue publique le 27 mai, il avait declare que, puisque toutes les portes etaient fermees aux fugitifs, sa maison a lui leur etait ouverte, qu'ils pouvaient s'y presenter, et qu'ils y seraient les bienvenus, qu'il leur offrait toute la quantite d'inviolabilite qu'il pouvait avoir lui-meme, qu'une fois entres chez lui personne ne les toucherait sans commencer par lui, qu'il associait son sort au leur, et qu'il entendait ou etre en danger avec eux, ou qu'ils fussent en surete avec lui. Cela fait, le soir venu, apres sa journee ordinaire de promenade solitaire, de reverie et de travail, il rentra dans sa maison. Tout le monde etait deja couche dans le logis. Il monta au deuxieme etage, et ecouta a travers une porte la respiration egale des petits enfants. Puis il redescendit au premier dans sa chambre, il s'accouda quelques instants a sa croisee, songeant aux vaincus, aux accables, aux desesperes, aux suppliants, aux choses violentes que font les hommes, et contemplant la celeste douceur de la nuit. Puis il ferma sa fenetre, ecrivit quelques mots, quelques vers, se deshabilla reveur, envoya encore une pensee de pitie aux vainqueurs aussi bien qu'aux vaincus, et, en paix avec Dieu, il s'endormit. Il fut brusquement reveille. A travers les profonds reves du premier sommeil, il entendit un coup de sonnette; il se dressa. Apres quelques secondes d'attente, il pensa que c'etait quelqu'un qui se trompait de porte; peut-etre meme ce coup de sonnette etait-il imaginaire; il y a de ces bruits dans les reves; il remit sa tete sur l'oreiller. Une veilleuse eclairait la chambre. Au moment ou il se rendormait, il y eut un second coup de sonnette, tres opiniatre et tres prolonge. Cette fois il ne pouvait douter; il se leva, mit un pantalon a pied, des pantoufles et une robe de chambre, alla a la fenetre et l'ouvrit. La place etait obscure, il avait encore dans les yeux le trouble du sommeil, il ne vit rien que de l'ombre, il se pencha sur cette ombre et demanda: Qui est la? Une voix tres basse, mais tres distincte, repondit: Dombrowski. Dombrowski etait le nom d'un des vaincus de Paris. Les journaux annoncaient, les uns qu'il avait ete fusille, les autres qu'il etait en fuite. L'homme que la sonnette avait reveille pensa que ce fugitif etait la, qu'il avait lu sa lettre publiee le matin, et qu'il venait lui demander asile. Il se pencha un peu, et apercut en effet, dans la brume nocturne, au-dessous de lui, pres de la porte de la maison, un homme de petite taille, aux larges epaules, qui otait son chapeau et le saluait. Il n'hesita pas, et se dit: Je vais descendre et lui ouvrir. Comme il se redressait pour fermer la fenetre, une grosse pierre, violemment lancee, frappa le mur a cote de sa tete. Surpris, il regarda. Un fourmillement de vagues formes humaines, qu'il n'avait pas remarque d'abord, emplissait le fond de la place. Alors il comprit. Il se souvint que la veille, on lui avait dit: Ne publiez pas cette lettre, sinon vous serez assassine. Une seconde pierre, mieux ajustee, brisa la vitre au-dessus de son front, et le couvrit d'eclats de verre, dont aucun ne le blessa. C'etait un deuxieme renseignement sur ce qui allait etre fait ou essaye. Il se pencha sur la place, le fourmillement d'ombres s'etait rapproche et etait masse sous sa fenetre; il dit d'une voix haute a cette foule: _Vous etes des miserables!_ Et il referma la croisee. Alors des cris frenetiques s'eleverent: _A mort! A la potence! A la lanterne! A mort le brigand!_ Il comprit que "le brigand" c'etait lui. Pensant que cette heure pouvait etre pour lui la derniere, il regarda sa montre. Il etait minuit et demi. Abregeons. Il y eut un assaut furieux. On en verra le detail dans ce livre. Qu'on se figure cette douce maison endormie, et ce reveil epouvante. Les femmes se leverent en sursaut, les enfants eurent peur, les pierres pleuvaient, le fracas des vitres et des glaces brisees etait inexprimable. On entendait ce cri: _A mort! A mort!_ Cet assaut eut trois reprises et dura sept quarts d'heure, de minuit et demi a deux heures un quart. Plus de cinq cents pierres furent lancees dans la chambre; une grele de cailloux s'abattit sur le lit, point de mire de cette lapidation. La grande fenetre fut defoncee; les barreaux du soupirail du couloir d'entree furent tordus; quant a la chambre, murs, plafond, parquet, meubles, cristaux, porcelaines, rideaux arraches par les pierres, qu'on se represente un lieu mitraille. L'escalade fut tentee trois fois, et l'on entendit des voix crier: Une echelle! L'effraction fut essayee, mais ne put disloquer la doublure de fer des volets du rez-de-chaussee. On s'efforca de crocheter la porte; il y eut un gros verrou qui resista. L'un des enfants, la petite fille, etait malade; elle pleurait, l'aieul l'avait prise dans ses bras; une pierre lancee a l'aieul passa pres de la tete de l'enfant. Les femmes etaient en priere; la jeune mere, vaillante, montee sur le vitrage d'une serre, appelait au secours; mais autour de la maison en danger la surdite etait profonde, surdite de terreur, de complicite peut-etre. Les femmes avaient fini par remettre dans leurs berceaux les deux enfants effrayes, et l'aieul, assis pres d'eux, tenait leurs mains dans ses deux mains; l'aine, le petit garcon, qui se souvenait du siege de Paris, disait a demi-voix, en ecoutant le tumulte sauvage de l'attaque: _C'est des prussiens_. Pendant deux heures les cris de mort allerent grossissant, une foule effrenee s'amassait dans la place. Enfin il n'y eut plus qu'une seule clameur: _Enfoncons la porte_! Peu apres que ce cri fut pousse, dans une rue voisine, deux hommes portant une longue poutre, propre a battre les portes des maisons assiegees, se dirigeaient vers la place des Barricades, vaguement entrevus comme dans un crepuscule de la Foret-Noire. Mais en meme temps que la poutre le soleil arrivait; le jour se leva. Le jour est un trop grand regard pour de certaines actions; la bande se dispersa. Ces fuites d'oiseaux de nuit font partie de l'aurore. V Quel est le but de ce double recit? le voici: mettre en regard deux facons differentes d'agir, resultant de deux educations differentes. Voila deux foules, l'une qui envahit la maison n deg. 6 de la place Royale, a Paris; l'autre qui assiege la maison n deg. 3 de la place des Barricades, a Bruxelles; laquelle de ces deux foules est la populace? De ces deux multitudes, laquelle est la vile? Examinons-les. L'une est en guenilles; elle est sordide, poudreuse, delabree, hagarde; elle sort d'on ne sait quels logis qui, si l'on pense aux betes craintives, font songer aux tanieres, et, si l'on pense aux betes feroces, font songer aux repaires; c'est la houle de la tempete humaine; c'est le reflux trouble et indistinct du bas-fond populaire; c'est la tragique apparition des faces livides; cela apporte l'inconnu. Ces hommes sont ceux qui ont froid et qui ont faim. Quand ils travaillent, ils vivent a peu pres; quand ils choment, ils meurent presque; quand l'ouvrage manque, ils revent accroupis dans des trous avec ce que Joseph de Maistre appelle leurs femelles et leurs petits, ils entendent des voix faibles et douces crier: Pere, du pain! ils habitent une ombre peu distincte de l'ombre penale; quand leur fourmillement, aux heures fatales comme juin 1845, se repand hors de cette ombre, un eclair, le sombre eclair social, sort de leur cohue; ayant tous les besoins, ils ont presque droit a tous les appetits; ayant toutes les souffrances, ils ont presque droit a toutes les coleres. Bras nus, pieds nus. C'est le tas des miserables. L'autre multitude, vue de pres, est elegante et opulente; c'est minuit, heure d'amusement; ces hommes sortent des salons ou l'on chante, des cafes ou l'on soupe, des theatres ou l'on rit; ils sont bien nes, a ce qu'il parait, et bien mis; quelques-uns ont a leurs bras de charmantes femmes, curieuses de voir des exploits. Ils sont pares comme pour une fete; ils ont tous les necessaires, c'est-a-dire toutes les joies, et tous les superflus, c'est-a-dire toutes les vanites; l'ete ils chassent, l'hiver ils dansent; ils sont jeunes et, grace a ce bel age, ils n'ont pas encore ce commencement d'ennui qui est l'achevement des plaisirs. Tout les flatte, tout les caresse, tout leur sourit; rien ne leur manque. C'est le groupe des heureux. En quoi, a l'heure ou nous les observons, ces deux foules, les miserables et les heureux, se ressemblent-elles? en ce qu'elles sont l'une et l'autre pleines de colere. Les miserables ont en eux la sourde rancune sociale; les souffrants finissent par etre les indignes; ils ont toutes les privations, les autres ont toutes les jouissances. Les souffrants ont sur eux toutes ces sangsues, les parasitismes; cette succion les epuise. La misere est une fievre; de la ces aveugles acces de fureur qui, en haine de la loi passagere, blessent le droit eternel. Une heure vient ou ceux qui ont raison peuvent se donner tort. Ces affames, ces deguenilles, ces desherites deviennent brusquement tumultueux. Ils crient: Guerre! ils prennent tout ce qui leur tombe sous la main, le fusil, la hache, la pique; ils se jettent sur ce qui est devant eux, sur l'obstacle, quel qu'il soit; c'est la republique, tant pis! ils sont eperdus; ils reclament leur droit au travail, determines a vivre et resolus a mourir. Ils sont exasperes et desesperes, et ils ont en eux l'outrance farouche de la bataille. Une maison se presente; ils l'envahissent; c'est la maison d'un homme que la violente langue du moment appelle "un aristocrate". C'est la maison d'un homme qui en cet instant-la meme leur resiste et leur tient tete; ils sont les maitres; que vont-ils faire? saccager la maison de cet homme? Une voix leur crie: Cet homme fait son devoir! Ils s'arretent, se taisent, se decouvrent, et passent. Apres l'emeute des pauvres, voici l'emeute des riches. Ceux-ci aussi sont furieux! Contre un ennemi? non. Contre un combattant? non. Ils sont furieux contre une bonne action; action toute simple sans aucun doute, mais evidemment juste et honnete. Tellement simple cependant que, sans leur colere, ce ne serait pas la peine d'en parler. Cette chose juste a ete commise le matin meme. Un homme a ose etre fraternel; dans un moment qui fait songer aux autodafes et aux dragonnades, il a pense a l'evangile du bon samaritain; dans un instant ou l'on semble ne se souvenir que de Torquemada, il a ose se souvenir de Jesus-Christ; il a eleve la voix pour dire une chose clemente et humaine; il a entre-baille une porte de refuge a cote de la porte toute grande ouverte du sepulcre, une porte blanche a cote de la porte noire; il n'a pas voulu qu'il fut dit que pas un coeur n'etait misericordieux pour ceux qui saignent, que pas un foyer n'etait hospitalier pour ceux qui tombent; a l'heure ou l'on acheve les mourants, il s'est fait ramasseur de blesses; cet homme de 1871, qui est le meme que l'homme de 1848, pense qu'il faut combattre les insurrections debout et les amnistier tombees; c'est pourquoi il a commis ce crime, ouvrir sa maison aux vaincus, offrir un asile aux fugitifs. De la l'exasperation des vainqueurs. Qui defend les malheureux indigne les heureux. Ce forfait doit etre chatie. Et sur l'humble maison solitaire, ou il y a deux berceaux, une foule s'est ruee, criant tous les cris du meurtre, et ayant l'ignorance dans le cerveau, la haine au coeur, et aux mains des pierres, de la boue et des gants blancs. L'assaut a manque, point par la faute des assiegeants. Si la porte n'a pas ete enfoncee, c'est que la poutre est arrivee trop tard; si un enfant n'a pas ete tue, c'est que la pierre n'a point passe assez pres; si l'homme n'a pas ete massacre, c'est que le soleil s'est leve. Le soleil a ete le trouble-fete. Concluons. Laquelle de ces deux foules est la populace? Entre ces deux multitudes, les miserables de Paris et les heureux de Bruxelles, quels sont les miserables? Ce sont les heureux. Et l'homme de la place des Barricades avait raison de leur jeter ce mot meprisant au moment ou l'assaut commencait. Maintenant, entre ces deux sortes d'hommes, ceux de Paris et ceux de Bruxelles, quelle difference y a-t-il? Une seule. L'education. Les hommes sont egaux au berceau. A un certain point de vue intellectuel, il y a des exceptions, mais des exceptions qui confirment la regle. Hors de la, un enfant vaut un enfant. Ce qui, de tous ces enfants egaux, fait plus tard des hommes differents, c'est la nourriture. Il y a deux nourritures; la premiere, qui est bonne, c'est le lait de la mere; la deuxieme, qui peut etre mauvaise, c'est l'enseignement du maitre. De la, la necessite de surveiller cet enseignement. VI On pourrait dire que dans notre siecle il y a deux ecoles. Ces deux ecoles condensent et resument en elles les deux courants contraires qui entrainent la civilisation en sens inverse, l'un vers l'avenir, l'autre vers le passe; la premiere de ces deux ecoles s'appelle Paris, l'autre s'appelle Rome. Chacune de ces deux ecoles a son livre; le livre de Paris, c'est la Declaration des Droits de l'Homme; le livre de Rome, c'est le Syllabus. Ces deux livres donnent la replique au Progres. Le premier lui dit Oui; le second lui dit Non. Le progres, c'est le pas de Dieu. Les revolutions, bien qu'elles aient parfois l'allure de l'ouragan, sont voulues d'en haut. Aucun vent ne souffle que de la bouche divine. Paris, c'est Montaigne, Rabelais, Pascal, Corneille, Moliere, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Voltaire, Mirabeau, Danton. Rome, c'est Innocent III, Pie V, Alexandre VI, Urbain VIII, Arbuez, Cisneros, Lainez, Grillandus, Ignace. Nous venons d'indiquer les ecoles. A present voyons les eleves. Confrontons. Regardez ces hommes; ils sont, j'y insiste, ceux qui n'ont rien; ils portent tout le poids de la societe humaine; un jour ils perdent patience, sombre revolte des cariatides; ils s'insurgent, ils se tordent sous le fardeau, ils livrent bataille. Tout a coup, dans la fauve ivresse du combat, une occasion d'etre injustes se presente; ils s'arretent court. Ils ont en eux ce grand instinct, la revolution, et cette grande lumiere, la verite; ils ne savent pas etre en colere au dela de l'equite; et ils donnent au monde civilise ce spectacle sublime qu'etant les accables, ils sont les moderes, et qu'etant les malheureux, ils sont les bons. Regardez ces autres hommes; ils sont ceux qui ont tout. Les autres sont en bas, eux ils sont en haut. Une occasion se presente d'etre laches et feroces; ils s'y precipitent. Leur chef est le fils d'un ministre; leur autre chef est le fils d'un senateur; il y a un prince parmi eux. Ils s'engagent dans un crime, et ils y vont aussi avant que la brievete de la nuit le leur permet. Ce n'est pas leur faute s'ils ne reussissent qu'a etre des bandits, ayant reve d'etre des assassins. Qui a fait les premiers? Paris. Qui a fait les seconds? Rome. Et, je le repete, avant l'enseignement, ils se valaient. Enfants riches et enfants pauvres, ils etaient dans l'aurore les memes tetes blondes et roses; ils avaient le meme bon sourire; ils etaient cette chose sacree, les enfants; par la faiblesse presque aussi petits que la mouche, par l'innocence presque aussi grands que Dieu. Et les voila changes, maintenant qu'ils sont hommes; les uns sont doux, les autres sont barbares. Pourquoi? c'est que leur ame s'est ouverte, c'est que leur esprit s'est sature d'influences dans des milieux differents; les uns ont respire Paris, les autres ont respire Rome. L'air qu'on respire, tout est la. C'est de cela que l'homme depend. L'enfant de Paris, meme inconscient, meme ignorant, car, jusqu'au jour ou l'instruction obligatoire existera, il a sur lui une ignorance voulue d'en haut, l'enfant de Paris respire, sans s'en douter et sans s'en apercevoir, une atmosphere qui le fait probe et equitable. Dans cette atmosphere il y a toute notre histoire; les dates memorables, les belles actions et les belles oeuvres, les heros, les poetes, les orateurs, _le Cid_, _Tartuffe_, _le Dictionnaire philosophique_, _l'Encyclopedie_, la tolerance, la fraternite, la logique, l'ideal litteraire, l'ideal social, la grande ame de la France. Dans l'atmosphere de Rome il y a l'inquisition, l'index, la censure, la torture, l'infaillibilite d'un homme substituee a la droiture de Dieu, la science niee, l'enfer eternel affirme, la fumee des encensoirs compliquee de la cendre des buchers. Ce que Paris fait, c'est le peuple; ce que Rome fait, c'est la populace. Le jour ou le fanatisme reussirait a rendre Rome respirable a la civilisation, tout serait perdu; l'humanite entrerait dans de l'ombre. C'est Rome qu'on respire a Bruxelles. Les hommes qu'on vient de voir travailler place des Barricades sont des disciples du Quirinal; ils sont tellement catholiques qu'ils ne sont plus chretiens. Ils sont tres forts; ils sont devenus merveilleusement reptiles et tortueux; ils savent le double itineraire de Mandrin et d'Escobar; ils ont etudie toutes les choses nocturnes, les procedes du banditisme et les doctrines de l'encyclique; ce serait des chauffeurs si ce n'etait des jesuites; ils attaquent avec perfection une maison endormie; ils utilisent ce talent au service de la religion; ils defendent la societe a la facon des voleurs de grand chemin; ils completent l'oraison jaculatoire par l'effraction et l'escalade; ils glissent du bigotisme au brigandage; et ils demontrent combien il est aise aux eleves de Loyola d'etre les plagiaires de Schinderhannes. Ici une question. Est-ce que ces hommes sont mechants? Non. Que sont-ils donc? Imbeciles. Etre feroce n'est point difficile; pour cela l'imbecillite suffit. Sont-ils donc nes imbeciles? Point. On les a faits; nous venons de le dire. Abrutir est un art. Les pretres des divers cultes appellent cet art Liberte d'enseignement. Ils n'y mettent aucune mauvaise intention, ayant eux-memes ete soumis a la mutilation d'intelligence qu'ils voudraient pratiquer apres l'avoir subie. Le castrat faisant l'eunuque, cela s'appelle l'Enseignement libre. Cette operation serait tentee sur nos enfants, s'il etait donne suite a la loi d'ailleurs peu viable qu'a votee l'assemblee defunte. Le double recit qu'on vient de lire est une simple note en marge de cette loi. VII Qui dit education dit gouvernement; enseigner, c'est regner; le cerveau humain est une sorte de cire terrible qui prend l'empreinte du bien ou du mal selon qu'un ideal le touche ou qu'une griffe le saisit. L'education par le clerge, c'est le gouvernement par le clerge. Ce genre de gouvernement est juge. C'est lui qui sur la cime auguste de la glorieuse Espagne a mis cet effroyable autel de Moloch, le quemadero de Seville. C'est lui qui a superpose a la Rome romaine la Rome papale, monstrueux etouffement de Caton sous Borgia. La dialectique a une double loi, voir de haut et serrer de pres. Les gouvernements-pretres ne resistent a aucune de ces deux formes du raisonnement; de pres, on voit leurs defauts; de haut, on voit leurs crimes. La griffe est sur l'homme et la patte est sur l'enfant. L'histoire faite par Torquemada est racontee par Loriquet. Sommet, le despotisme; base, l'ignorance. VIII Rome a beaucoup de bras. C'est l'antique hecatonchire. On a cru cette bete fabuleuse jusqu'au jour ou la pieuvre est apparue dans l'ocean et la papaute dans le moyen age. La papaute s'est d'abord appelee Gregoire VII, et elle a fait esclaves les rois; puis elle s'est appelee Pie V, et elle a fait prisonniers les peuples. La revolution francaise lui a fait lacher prise; la grande epee republicaine a coupe toutes ces ligatures vivantes enroulees autour de l'ame humaine, et a delivre le monde de ces noeuds malsains, _arctis nodis relligionum_, dit Lucrece; mais les tentacules ont repousse, et aujourd'hui voila que de nouveau les cent bras de Rome sortent des profondeurs et s'allongent vers les agres frissonnants du navire en marche, saisissement redoutable qui pourrait faire sombrer la civilisation. A cette heure, Rome tient la Belgique; mais qui n'a pas la France n'a rien. Rome voudrait tenir la France. Nous assistons a ce sinistre effort. Paris et Rome sont aux prises. Rome nous veut. Les tenebres gonflent toutes leurs forces autour de nous. C'est l'epouvantable rut de l'abime. IX Autour de nous se dresse toute la puissance multiple qui peut sortir du passe, l'esprit de monarchie, l'esprit de superstition, l'esprit de caserne et de couvent, l'habilete des menteurs, et l'effarement de ceux qui ne comprennent pas. Nous avons contre nous la temerite, la hardiesse, l'effronterie, l'audace et la peur. Nous n'avons pour nous que la lumiere. C'est pourquoi nous vaincrons. Si etrange que semble le moment present, quelque mauvaise apparence qu'il ait, aucune ame serieuse ne doit desesperer. Les surfaces sont ce qu'elles sont, mais il y a une loi morale dans la destinee, et les courants sous-marins existent. Pendant que le flot s'agite, eux, ils travaillent. On ne les voit pas, mais ce qu'ils font finit toujours par sortir tout a coup de l'ombre, l'inapercu construit l'imprevu. Sachons comprendre l'inattendu de l'histoire. C'est au moment ou le mal croit triompher qu'il s'effondre; son entassement fait son ecroulement. Tous les evenements recents, dans leurs grands comme dans leurs petits details, sont pleins de ces surprises. En veut-on un exemple? en voici un: Si c'est une digression, qu'on nous la permette; car elle va au but. X Les Assemblees ont un meuble qu'on appelle la tribune. Quand les Assemblees seront ce qu'elles doivent etre, la tribune sera en marbre blanc, comme il sied au trepied de la pensee et a l'autel de la conscience, et il y aura des Phidias et des Michel-Ange pour la sculpter. En attendant que la tribune soit en marbre, elle est en bois, et, en attendant qu'elle soit un trepied et un autel, elle est, nous venons de le dire, un meuble. C'est moins encombrant pour les coups d'etat; un meuble, cela se met au grenier. Cela en sort aussi. La tribune actuelle du senat a eu cette aventure. Elle est en bois; pas meme en chene; en acajou, avec pilastres et cuivres dores, a la mode du directoire, et au lieu de Michel-Ange et de Phidias elle a eu pour sculpteur Ravrio. Elle est vieille, quoiqu'elle semble neuve. Elle n'est pas vierge. Elle a ete la tribune du conseil des anciens, et elle a vu l'entree factieuse des grenadiers de Bonaparte. Puis, elle a ete la tribune du senat de l'empire. Elle l'a ete deux fois; d'abord apres le 18 Brumaire, ensuite apres le 2 Decembre. Elle a subi le defile des eloquences des deux empires; elle a vu se dresser au-dessus d'elle ces hautes et inflexibles consciences, d'abord l'inaccessible Cambaceres, puis l'infranchissable Troplong; elle a vu succeder la chastete de Baroche a la pudeur de Fouche; elle a ete le lieu ou l'on a pu, a cinquante ans d'intervalle, comparer a ces fiers senateurs, les Sieyes et les Fontanes, ces autres senateurs non moins altiers, les Merimee et les Sainte-Beuve. Sur elle ont rayonne Suin, Fould, Delangle, Espinasse, M. Nisard. Elle a eu devant elle un banc d'eveques dont aurait pu etre Talleyrand, et un banc de generaux dont a ete Bazaine. Elle a vu le premier empire commencer par l'illusion d'Austerlitz, et le deuxieme empire s'achever par le reveil du demembrement. Elle a possede Fialin, Vieillard, Pelissier, Saint-Arnaud, Dupin. Aucune illustration ne lui a ete epargnee. Elle a assiste a des glorifications inouies, a la celebration de Puebla, a l'hosanna de Sadowa, a l'apotheose de Mentana. Elle a entendu des personnages competents affirmer qu'on sauvait la societe, la famille et la religion en mitraillant les promeneurs sur le boulevard. Elle a eu tel homme que la legion d'honneur n'a plus. Elle a, pour nous borner au dernier empire, ete, pendant dix-neuf ans, illuminee par la pleiade de toutes les hontes; elle a entendu une sorte de long cantique, psalmodie par les devots athees aussi bien que par les devots catholiques, en l'honneur du parjure, du guet-apens et de la trahison; pas une lachete ne lui a manque; pas une platitude ne lui a fait defaut; elle a eu l'inviolabilite officielle; elle a ete si parfaitement auguste qu'elle en a profite pour etre completement immonde; elle a entendu on ne sait qui confier l'epee de la France a un aventurier pour on ne sait quoi, qui etait Sedan; cette tribune a eu un tressaillement de gloire et de joie a l'approche des catastrophes; ce morceau de bois d'acajou a ete quelque chose comme le proche parent du trone imperial, qui du reste, on le sait, et l'on a l'aveu de Napoleon, n'etait que sapin; les autres tribunes sont faites pour parler, celle-ci avait ete faite pour etre muette; car c'est etre muet que de taire au peuple le devoir, le droit, l'honneur, l'equite. Eh bien! un jour est venu ou cette tribune a brusquement pris la parole, pour dire quoi? La realite. Oui, et c'est la une de ces surprises que nous fait la logique profonde des evenements, un jour on s'est apercu que cette tribune, successivement occupee par toutes les corruptions adorant l'iniquite et par toutes les complicites soutenant le crime, etait faite pour que la justice montat dessus; a une certaine heure, le 22 mai 1876, un passant, le premier venu, n'importe qui,--mais n'importe qui, c'est l'histoire,--a mis le pied sur cette chose qui n'avait encore servi qu'a l'empire, et ce passant a delie la langue des faits; il a employe ce sommet de la gloire imperiale a pilorier Cesar; sur la tribune meme ou avait ete chante le Tedeum pour le crime, il a donne a ce Tedeum le dementi de la conscience humaine, et, insistons-y, c'est la l'inattendu de l'histoire, du haut de ce piedestal du mensonge, la verite a parle. Les deux empires avaient pourtant triomphe bien longtemps. Et quant au dernier, il s'etait declare providentiel, qui est l'a peu pres d'eternel. Que ceci fasse reflechir les conspirateurs actuels du despotisme. Quand Cesar est mort, Pierre est malade. XI Paris vaincra Rome. Toute la question humaine est aujourd'hui dans ces trois mots. Rome ira decroissant et Paris ira grandissant. Nous ne parlons pas ici des deux cites, qui sont toutes deux egalement augustes, mais des deux principes; Rome signifiant la foi et Paris la raison. L'ame de la vieille Rome est aujourd'hui dans Paris. C'est Paris qui a le Capitole; Rome n'a plus que le Vatican. On peut dire de Paris qu'il a des vertus de chevalier; il est sans peur et sans reproche. Sans peur, il le prouve devant l'ennemi; sans reproche, il le prouve devant l'histoire. Il a eu parfois la colere; est-ce que le ciel n'a pas le vent? Comme les grands vents, les coleres de Paris sont assainissantes. Apres le 14 juillet, il n'y a plus de Bastille; apres le 10 aout, il n'y a plus de royaute. Orages justifies par l'elargissement de l'azur. De certaines violences ne sont pas le fait de Paris. L'histoire constatera, par exemple, que ce qu'on reproche au 18 Mars n'est pas imputable au peuple de Paris; il y a la une sombre culpabilite partageable entre plusieurs hommes; et l'histoire aura a juger de quel cote a ete la provocation, et de quelle nature a ete la repression. Attendons la sentence de l'histoire. En attendant, tous, qui que nous soyons, nous avons des obligations austeres; ne les oublions pas. L'homme a en lui Dieu, c'est-a-dire la conscience; le catholicisme retire a l'homme la conscience, et lui met dans l'ame le pretre a la place de Dieu; c'est la le travail du confessionnal; le dogme, nous l'avons dit, se substitue a la raison; il en resulte cette profonde servitude, croire l'absurde; _credo quia absurdum_. Le catholicisme fait l'homme esclave, la philosophie le fait libre. De la de plus grands devoirs. Les dogmes sont ou des lisieres ou des bequilles. Le catholicisme traite l'homme tantot en enfant, tantot en vieillard. Pour la philosophie l'homme est un homme. L'eclairer c'est le delivrer. Le delivrer du faux, c'est l'assujettir au vrai. Disons les verites severes. XII Tout ce qui augmente la liberte augmente la responsabilite. Etre libre, rien n'est plus grave; la liberte est pesante, et toutes les chaines qu'elle ote au corps, elle les ajoute a la conscience; dans la conscience, le droit se retourne et devient devoir. Prenons garde a ce que nous faisons; nous vivons dans des temps exigeants. Nous repondons a la fois de ce qui fut et de ce qui sera. Nous avons derriere nous ce qu'ont fait nos peres et devant nous ce que feront nos enfants. Or a nos peres nous devons compte de leur tradition et a nos enfants de leur itineraire. Nous devons etre les continuateurs resolus des uns et les guides prudents des autres. Il serait pueril de se dissimuler qu'un profond travail se fait dans les institutions humaines et que des transformations sociales se preparent. Tachons que ces transformations soient calmes et s'accomplissent, dans ce qu'on appelle (a tort, selon moi) le haut et le bas de la societe, avec un fraternel sentiment d'acceptation reciproque. Remplacons les commotions par les concessions. C'est ainsi que la civilisation avance. Le progres n'est autre chose que la revolution faite a l'amiable. Donc, legislateurs et citoyens, redoublons de sagesse, c'est-a-dire de bienveillance. Guerissons les blessures, eteignons les animosites; en supprimant la haine nous supprimons la guerre; que pas une tempete ne soit de notre faute. Quatrevingt-neuf a ete une colere utile. Quatrevingt-treize a ete une fureur necessaire; mais il n'y a plus desormais ni utilite ni necessite aux violences; toute acceleration de circulation serait maintenant un trouble; otons aux fureurs et aux coleres leur raison d'etre; ne laissons couver aucun ferment terrible. C'est deja bien assez d'entrer dans l'inconnu! Je suis de ceux qui esperent dans cet inconnu, mais a la condition que nous y melerons des a present toute la quantite de pacification dont nous disposons. Agissons avec la bonte virile des forts. Songeons a ce qui est fait et a ce qui reste a faire. Tachons d'arriver en pente douce la ou nous devons arriver; calmons les peuples par la paix, les hommes par la fraternite, les interets par l'equilibre. N'oublions jamais que nous sommes responsables de cette derniere moitie du dix-neuvieme siecle, et que nous sommes places entre ce grand passe, la revolution de France, et ce grand avenir, la revolution d'Europe. Paris, juillet 1876. DEPUIS L'EXIL PREMIERE PARTIE DU RETOUR EN FRANCE A L'EXPULSION DE BELGIQUE PARIS I RENTREE A PARIS Le 4 septembre 1870, pendant que l'armee prussienne victorieuse marchait sur Paris, la republique fut proclamee; le 5 septembre, M. Victor Hugo, absent depuis dix-neuf ans, rentra. Pour que sa rentree fut silencieuse et solitaire, il prit celui des trains de Bruxelles qui arrive la nuit. Il arriva a Paris a dix heures du soir. Une foule considerable l'attendait a la gare du Nord. Il adressa au peuple l'allocution qu'on va lire: Les paroles me manquent pour dire a quel point m'emeut l'inexprimable accueil que me fait le genereuxpeuple de Paris. Citoyens, j'avais dit: Le jour ou la republique rentrera, je rentrerai. Me voici. Deux grandes choses m'appellent. La premiere, la republique. La seconde, le danger. Je viens ici faire mon devoir. Quel est mon devoir? C'est le votre, c'est celui de tous. Defendre Paris, garder Paris. Sauver Paris, c'est plus que sauver la France, c'est sauver le monde. Paris est le centre meme de l'humanite. Paris est la ville sacree. Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain. Paris est la capitale de la civilisation, qui n'est ni un royaume, ni un empire, et qui est le genre humain tout entier dans son passe et dans son avenir. Et savez-vous pourquoi Paris est la ville de la civilisation? C'est parce que Paris est la ville de la revolution. Qu'une telle ville, qu'un tel chef-lieu, qu'un tel foyer de lumiere, qu'un tel centre des esprits, des coeurs et des ames, qu'un tel cerveau de la pensee universelle puisse etre viole, brise, pris d'assaut, parqui? par une invasion sauvage? cela ne se peut. Cela ne sera pas. Jamais, jamais, jamais! Citoyens, Paris triomphera, parce qu'il represente l'idee humaine et parce qu'il represente l'instinct populaire. L'instinct du peuple est toujours d'accord avec l'ideal de la civilisation. Paris triomphera, mais a une condition: c'est que vous, moi, nous tous qui sommes ici, nous ne serons qu'une seule ame; c'est que nous ne serons qu'un seul soldat et un seul citoyen, un seul citoyen pour aimer Paris, un seul soldat pour le defendre. A cette condition, d'une part la republique une, d'autre part le peuple unanime, Paris triomphera. Quant a moi, je vous remercie de vos acclamations mais je les rapporte toutes a cette grande angoisse qui remue toutes les entrailles, la patrie en danger. Je ne vous demande qu'une chose, l'union! Par l'union, vous vaincrez. Etouffez toutes les haines, eloignez tous les ressentiments, soyez unis, vous serez invincibles. Serrons-nous tous autour de la republique en face de l'invasion, et soyons freres. Nous vaincrons. C'est par la fraternite qu'on sauve la liberte. Reconduit par le peuple jusqu'a l'avenue Frochot qu'il allait habiter, chez son ami M. Paul Meurice, et rencontrant partout la foule sur son passage, M. Victor Hugo, en arrivant rue de Laval, remercia encore une fois le peuple de Paris et dit: "Vous me payez en une heure dix-neuf ans d'exil." II AUX ALLEMANDS Cependant, l'armee allemande avancait et menacait. Il semblait qu'il fut temps encore d'elever la voix entre les deux nations. M. Victor Hugo publia, en francais et en allemand, l'appel que voici: Allemands, celui qui vous parle est un ami. II y a trois ans, a l'epoque de l'Exposition de 1867, du fond de l'exil, je vous souhaitais la bienvenue dans votre ville. Quelle ville? Paris. Car Paris ne nous appartient pas a nous seuls. Paris est a vous autant qu'a nous. Berlin, Vienne; Dresde, Munich, Stuttgart, sont vos capitales; Paris est votre centre. C'est a Paris que l'on sent vivre l'Europe. Paris est la ville des villes. Paris est la ville des hommes. Il y a eu Athenes, il y a eu Rome, et il y a Paris. Paris n'est autre chose qu'une immense hospitalite. Aujourd'hui vous y revenez. Comment? En freres, comme il y a trois ans? Non, en ennemis. Pourquoi? Quel est ce malentendu sinistre? Deux nations ont fait l'Europe. Ces deux nations sont la France et l'Allemagne. L'Allemagne est pour l'occident ce que l'Inde est pour l'orient, une sorte de grande aieule. Nous la venerons. Mais que se passe-t-il donc? et qu'est-ce que cela veut dire? Aujourd'hui, cette Europe, que l'Allemagne a construite par son expansion et la France par son rayonnement, l'Allemagne veut la defaire. Est-ce possible? L'Allemagne deferait l'Europe en mutilant la France. L'Allemagne deferait l'Europe en detruisant Paris. Reflechissez. Pourquoi cette invasion? Pourquoi cet effort sauvage contre un peuple frere? Qu'est-ce que nous vous avons fait? Cette guerre, est-ce qu'elle vient de nous? c'est l'empire qui l'a voulue, c'est l'empire qui l'a faite. Il est mort. C'est bien. Nous n'avons rien de commun avec ce cadavre. Il est le passe, nous sommes l'avenir. Il est la haine, nous sommes la sympathie. Il est la trahison, nous sommes la loyaute. Il est Capoue et Gomorrhe, nous sommes la France. Nous sommes la Republique francaise; nous avons pour devise: _Liberte, Egalite, Fraternite_; nous ecrivons sur notre drapeau: _Etats-Unis d'Europe_. Nous sommes le meme peuple que vous. Nous avons eu Vercingetorix comme vous avez eu Arminius. Le meme rayon fraternel, trait d'union sublime, traverse le coeur allemand et l'ame francaise. Cela est si vrai que nous vous disons ceci: Si par malheur votre erreur fatale vous poussait aux supremes violences, si vous veniez nous attaquer dans cette ville auguste confiee en quelque sorte par l'Europe a la France, si vous donniez l'assaut a Paris, nous nous defendrons jusqu'a la derniere extremite, nous lutterons de toutes nos forces contre vous; mais, nous vous le declarons, nous continuerons d'etre vos freres; et vos blesses, savez-vous ou nous les mettrons? dans le palais de la nation. Nous assignons d'avance pour hopital aux blesses prussiens les Tuileries. La sera l'ambulance de vos braves soldats prisonniers. C'est la que nos femmes iront les soigner et les secourir. Vos blesses seront nos hotes, nous les traiterons royalement, et Paris les recevra dans son Louvre. C'est avec cette fraternite dans le coeur que nous accepterons votre guerre. Mais cette guerre, allemands, quel sens a-t-elle? Elle est finie, puisque l'empire est fini. Vous avez tue votre ennemi qui etait le notre. Que voulez-vous de plus? Vous venez prendre Paris de force! Mais nous vous l'avons toujours offert avec amour. Ne faites pas fermer les portes par un peuple qui de tout temps vous a tendu les bras. N'ayez pas d'illusions sur Paris. Paris vous aime, mais Paris vous combattra. Paris vous combattra avec toute la majeste formidable de sa gloire et de son deuil. Paris, menace de ce viol brutal, peut devenir effrayant. Jules Favre vous l'a dit eloquemment, et tous nous vous le repetons, attendez-vous a une resistanceindignee. Vous prendrez la forteresse, vous trouverez l'enceinte; vous prendrez l'enceinte, vous trouverez la barricade; vous prendrez la barricade, et peut-etre alors, qui sait ce que peut conseiller le patriotisme en detresse? vous trouverez l'egout mine faisant sauter des rues entieres. Vous aurez a accepter celte condamnation terrible; prendre Paris pierre par pierre, y egorger l'Europe sur place, tuer la France en detail, dans chaque rue, dans chaque maison; et cette grande lumiere, il faudra l'eteindre ame par ame. Arretez-vous. Allemands, Paris est redoutable. Soyez pensifs devant Paris. Toutes les transformations lui sont possibles. Ses mollesses vous donnent la mesure de ses energies; on semblait dormir, on se reveille; on tire l'idee du fourreau comme l'epee, et cette ville qui etait hier Sybaris peut etre demain Saragosse. Est-ce que nous disons ceci pour vous intimider? Non, certes! On ne vous intimide pas, allemands. Vous avez eu Galgacus contre Rome et Koerner contre Napoleon. Nous sommes le peuple de la _Marseillaise_, mais vous etes le peuple des _Sonnets cuirasses_ et du _Cri de l'Epee_. Vous etes cette nation de penseurs qui devient au besoin une legion de heros. Vos soldats sont dignes des notres; les notres sont la bravoure impassible, les votres sont la tranquillite intrepide. Ecoutez pourtant. Vous avez des generaux ruses et habiles, nous avions des chefs ineptes; vous avez fait la guerre adroite plutot que la guerre eclatante; vos generaux ont prefere l'utile au grand, c'etait leur droit; vous nous avez pris par surprise; vous etes venus dix contre un; nos soldats se sont laisse stoiquement massacrer par vous qui aviez mis savamment toutes les chances de votre cote; de sorte que, jusqu'a ce jour, dans cette effroyable guerre, la Prusse a la victoire, mais la France a la gloire. A present, songez-y, vous croyez avoir un dernier coup a faire, vous ruer sur Paris, profiter de ce que notre admirable armee, trompee et trahie, est a cette heure presque tout entiere etendue morte sur le champ de bataille, pour vous jeter, vous sept cent mille soldats, avec toutes vos machines de guerre, vos mitrailleuses, vos canons d'acier, vos boulets Krupp, vos fusils Dreyse, vos innombrables cavaleries, vos artilleries epouvantables, sur trois cent mille citoyens debout sur leur rempart, sur des peres defendant leur foyer, sur une cite pleine de familles fremissantes, ou il y a des femmes, des soeurs, des meres, et ou, a cette heure, moi qui vous parle, j'ai mes deux petits-enfants, dont un a la mamelle. C'est sur cette ville innocente de cette guerre, sur cette cite qui ne vous a rien fait que vous donner sa clarte, c'est sur Paris isole, superbe et desespere, que vous vous precipiteriez, vous, immense flot de tuerie et de bataille! ce serait la votre role, hommes vaillants, grands soldats, illustre armee de la noble Allemagne! Oh! reflechissez! Le dix-neuvieme siecle verrait cet affreux prodige, une nation, de policee devenue sauvage, abolissant la ville des nations; l'Allemagne eteignant Paris; la Germanie levant la hache sur la Gaule! Vous, les descendants des chevaliers teutoniques, vous feriez la guerre deloyale, vous extermineriez le groupe d'hommes et d'idees dont le monde a besoin, vous aneantiriez la cite organique, vous recommenceriez Attila et Alaric, vous renouvelleriez, apres Omar, l'incendie de la bibliotheque humaine, vous raseriez l'Hotel de Ville comme les huns ont rase le Capitole, vous bombarderiez Notre-Dame comme les turcs ont bombarde le parthenon; vous donneriez au monde ce spectacle, les allemands redevenus les vandales, et vous seriez la barbarie decapitant la civilisation! Non, non, non! Savez-vous ce que serait pour vous cette victoire? ce serait le deshonneur. Ah! certes, personne ne peut songer a vous effrayer, allemands, magnanime armee, courageux peuple! mais on peut vous renseigner. Ce n'est pas, a coup sur, l'opprobre que vous cherchez; eh bien, c'est l'opprobreque vous trouveriez; et moi, europeen, c'est-a-dire ami de Paris, moi parisien, c'est-a-dire ami des peuples, je vous avertis du peril ou vous etes, mes freres d'Allemagne, parce que je vous admire et je vous honore, et parce que je sais bien que, si quelque chose peut vous faire reculer, ce n'est pas la peur, c'est la honte. Ah! nobles soldats, quel retour dans vos foyers! Vous seriez des vainqueurs la tete basse; et qu'est-ce que vos femmes vous diraient? La mort de Paris, quel deuil! L'assassinat de Paris, quel crime! Le monde aurait le deuil, vous auriez le crime. N'acceptez pas cette responsabilite formidable. Arretez-vous. Et puis, un dernier mot. Paris pousse a bout, Paris soutenu par toute la France soulevee, peut vaincre et vaincrait; et vous auriez tente en pure perte cette voie de fait qui deja indigne le monde. Dans tous les cas, effacez de ces lignes ecrites en hate les mots _destruction, abolition, mort_. Non, on ne detruit pas Paris. Parvinton, ce qui est malaise, a le demolir materiellement, on le grandirait moralement. En ruinant Paris, vous le sanctifieriez. La dispersion des pierres ferait la dispersion des idees. Jetez Paris aux quatre vents, vous n'arriverez qu'a faire de chaque grain de cette cendre la semence de l'avenir. Ce sepulcre criera Liberte, Egalite, Fraternite! Paris est ville, mais Paris est ame. Brulez nos edifices, ce ne sont que nos ossements; leur fumee prendra forme, deviendra enorme et vivante, et montera jusqu'au ciel, et l'on verra a jamais, sur l'horizon des peuples, au-dessus de nous, au-dessus de vous, au-dessus de tout et de tous, attestant notre gloire, attestant votre honte, ce grand spectre fait d'ombre et de lumiere, Paris. Maintenant, j'ai dit. Allemands, si vous persistez, soit, vous etes avertis. Faites, allez, attaquez la muraille de Paris. Sous vos bombes et vos mitrailles, elle se defendra. Quant a moi, vieillard, j'y serai, sans armes. Il me convient d'etre avec les peuples qui meurent, je vous plains d'etre avec les rois qui tuent. Paris, 9 septembre 1870. III AUX FRANCAIS Aux paroles de M. Victor Hugo la presse feodale allemande avait repondu par des cris de colere. [Note: "Pendez le poete au haut du mat.--_Haengt den Dichter an den Mast auf_."] L'armee allemande continuait sa marche. Il ne restait plus d'espoir que dans la levee en masse. Crier aux armes etait le devoir de tout citoyen. Apres l'appel de paix, l'appel de guerre. Nous avons fraternellement averti l'Allemagne. L'Allemagne a continue sa marche sur Paris. Elle est aux portes. L'empire a attaque l'Allemagne comme il avait attaque la republique, a l'improviste, en traitre; et aujourd'hui l'Allemagne, de cette guerre que l'empire lui a faite, se venge sur la republique. Soit. L'histoire jugera. Ce que l'Allemagne fera maintenant la regarde; mais nous France, nous avons des devoirs envers les nations et envers le genre humain. Remplissons-les. Le premier des devoirs est l'exemple. Le moment ou nous sommes est une grande heure pour les peuples. Chacun va donner sa mesure. La France a ce privilege, qu'a eu jadis Rome, qu'a eu jadis la Grece, que son peril va marquer l'etiage de la civilisation. Ou en est le monde? Nous allons le voir. S'il arrivait, ce qui est impossible, que la France succombat, la quantite de submersion qu'elle subirait indiquerait la baisse de niveau du genre humain. Mais la France ne succombera pas. Par une raison bien simple, et nous venons de le dire. C'est qu'elle fera son devoir. La France doit a tous les peuples et a tous les hommes de sauver Paris, non pour Paris, mais pour le monde. Ce devoir, la France l'accomplira. Que toutes les communes se levent! que toutes les campagnes prennent feu! que toutes les forets s'emplissent de voix tonnantes! Tocsin! tocsin! Que de chaque maison il sorte un soldat; que le faubourg devienne regiment; que la ville se fasse armee. Les prussiens sont huit cent mille, vous etes quarante millions d'hommes. Dressez-vous, et soufflez sur eux! Lille, Nantes, Tours, Bourges, Orleans, Dijon, Toulouse, Bayonne, ceignez vos reins. En marche! Lyon, prends ton fusil, Bordeaux, prends ta carabine, Rouen, tire ton epee, et toi Marseille, chante ta chanson et viens terrible. Cites, cites, cites, faites des forets de piques, epaississez vos bayonnettes, attelez vos canons, et toi village, prends ta fourche. On n'a pas de poudre, on n'a pas de munitions, on n'a pas d'artillerie? Erreur! on en a. D'ailleurs les paysans suisses n'avaient que des cognees, les paysans polonais n'avaient que des faulx, les paysans bretons n'avaient que des batons. Et tout s'evanouissait devant eux! Tout est secourable a qui fait bien. Nous sommes chez nous. La saison sera pour nous, la bise sera pour nous, la pluie sera pour nous. Guerre ou Honte! Qui veut peut. Un mauvais fusil est excellent quand le coeur est bon; un vieux troncon de sabre est invincible quand le bras est vaillant. C'est aux paysans d'Espagne que s'est brise Napoleon. Tout de suite, en hate, sans perdre un jour, sans perdre une heure, que chacun, riche, pauvre, ouvrier, bourgeois, laboureur, prenne chez lui ou ramasse a terre tout ce qui ressemble a une arme ou a un projectile. Roulez des rochers, entassez des paves, changez les socs en haches, changez les sillons en fosses, combattez avec tout ce qui vous tombe sous la main, prenez les pierres de notre terre sacree, lapidez les envahisseurs avec les ossements de notre mere la France. O citoyens, dans les cailloux du chemin, ce que vous leur jetez a la face, c'est la patrie. Que tout homme soit Camille Desmoulins, que toute femme soit Theroigne, que tout adolescent soit Barra! Faites comme Bonbonnel, le chasseur de pantheres, qui, avec quinze hommes, a tue vingt prussiens et fait trente prisonniers. Que les rues des villes devorent l'ennemi, que la fenetre s'ouvre furieuse, que le logis jette ses meubles, que le toit jette ses tuiles, que les vieilles meres indignees attestent leurs cheveux blancs. Que les tombeaux crient, que derriere toute muraille on sente le peuple et Dieu, qu'une flamme sorte partout de terre, que toute broussaille soit le buisson ardent! Harcelez ici, foudroyez la, interceptez les convois, coupez les prolonges, brisez les ponts, rompez les routes, effondrez le sol, et que la France sous la Prusse devienne abime. Ah! peuple! te voila accule dans l'antre. Deploie ta stature inattendue. Montre au monde le formidable prodige de ton reveil. Que le lion de 92 se dresse et se herisse, et qu'on voie l'immense volee noire des vautours a deux tetes s'enfuir a la secousse de cette criniere! Faisons la guerre de jour et de nuit, la guerre des montagnes, la guerre des plaines, la guerre des bois. Levez-vous! levez-vous! Pas de treve, pas de repos, pas de sommeil. Le despotisme attaque la liberte, l'Allemagne attente a la France. Qu'a la sombre chaleur de notre sol cette colossale armee fonde comme la neige. Que pas un point du territoire ne se derobe au devoir. Organisons l'effrayante bataille de la patrie. O francs-tireurs, allez, traversez les halliers, passez les torrents, profitez de l'ombre et du crepuscule, serpentez dans les ravins, glissez-vous, rampez, ajustez, tirez, exterminez l'invasion. Defendez la France avec heroisme, avec desespoir, avec tendresse. Soyez terribles, o patriotes! Arretez-vous seulement, quand vous passerez devant une chaumiere, pour baiser au front un petit enfant endormi. Car l'enfant c'est l'avenir. Car l'avenir c'est la republique. Faisons cela, francais. Quant a l'Europe, que nous importe l'Europe! Qu'elle regarde, si elle a des yeux. On vient a nous si l'on veut. Nous ne quetons pas d'auxiliaires. Si l'Europe a peur, qu'elle ait peur. Nous rendons service a l'Europe, voila tout. Qu'elle reste chez elle, si bon lui semble. Pour le redoutable denoument que la France accepte si l'Allemagne l'y contraint, la France suffit a la France, et Paris suffit a Paris. Paris a toujours donne plus qu'il n'a recu. S'il engage les nations a l'aider, c'est dans leur interet plus encore que dans le sien. Qu'elles fassent comme elles voudront, Paris ne prie personne. Un si grand suppliant, que lui etonnerait l'histoire. Sois grande ou sois petite, Europe, c'est ton affaire. Incendiez Paris, allemands, comme vous avez incendie Strasbourg. Vous allumerez les coleres plus encore que les maisons. Paris a des forteresses, des remparts, des fosses, des canons, des casemates, des barricades, des egouts qui sont des sapes; il a de la poudre, du petrole et de la nitro-glycerine; il a trois cent mille citoyens armes; l'honneur, la justice, le droit, la civilisation indignee, fermentent en lui; la fournaise vermeille de la republique s'enfle dans son cratere; deja sur ses pentes se repandent et s'allongent des coulees de lave, et il est plein, ce puissant Paris, de toutes les explosions de l'ame humaine. Tranquille et formidable, il attend l'invasion, et il sent monter son bouillonnement. Un volcan n'a pas besoin d'etre secouru. Francais, vous combattrez. Vous vous devouerez a la cause universelle, parce qu'il faut que la France soit grande afin que la terre soit affranchie; parce qu'il ne faut pas que tant de sang ait coule et que tant d'ossements aient blanchi sans qu'il en sorte la liberte; parce que toutes les ombres illustres, Leonidas, Brutus, Arminius, Dante, Rienzi, Washington, Danton, Riego, Manin, sont la souriantes et fleres autour de vous; parce qu'il est temps de montrer a l'univers que la vertu existe, que le devoir existe et que la patrie existe; et vous ne faiblirez pas, et vous irez jusqu'au bout, et le monde saura par vous que, si la diplomatie est lache, le citoyen est brave; que, s'il y a des rois, il y a aussi des peuples; que, si le continent monarchique s'eclipse, la republique rayonne, et que, si, pour l'instant, il n'y a plus d'Europe, il y a toujours une France. Paris, 17 septembre 1870. IV AUX PARISIENS On demanda a M. Victor Hugo d'aller par toute la France jeter lui-meme et reproduire sous toutes les formes de la parole ce cri de guerre. Il avait promis de partager le sort de Paris, il resta a Paris. Bientot Paris fut bloque et enferme; la Prusse l'investit et l'assiegea. Le peuple etait heroique. On etait en octobre. Quelques symptomes de division eclaterent. M. Victor Hugo, apres avoir parle aux allemands pour la paix, puis aux francais pour la guerre, s'adressa aux parisiens pour l'union. Il parait que les prussiens ont decrete que la France serait Allemagne et que l'Allemagne serait Prusse; que moi qui parle, ne lorrain, je suis allemand; qu'il faisait nuit en plein midi; que l'Eurotas, le Nil, le Tibre et la Seine etaient des affluents de la Spree; que la ville qui depuis quatre siecles eclaire le globe n'avait plus de raison d'etre; que Berlin suffisait; que Montaigne, Rabelais, d'Aubigne, Pascal, Corneille, Moliere, Montesquieu, Diderot, Jean-Jacques, Mirabeau, Danton et la Revolution francaise n'ont jamais existe; qu'on n'avait plus besoin de Voltaire puisqu'on avait M. de Bismarck; que l'univers appartient aux vaincus de Napoleon le Grand et aux vainqueurs de Napoleon le Petit; que dorenavant la pensee, la conscience, la poesie, l'art, le progres, l'intelligence, commenceraient a Potsdam et finiraient a Spandau; qu'il n'y aurait plus de civilisation, qu'il n'y aurait plus d'Europe, qu'il n'y aurait plus de Paris; qu'il n'etait pas demontre que le soleil fut necessaire; que d'ailleurs nous donnions le mauvais exemple; que nous sommes Gomorrhe et qu'ils sont, eux, prussiens, le feu du ciel; qu'il est temps d'en finir, et que desormais le genre humain ne sera plus qu'une puissance de second ordre. Ce decret, parisiens, on l'execute sur vous. En supprimant Paris, on mutile le monde. L'attaque s'adresse _urbi et orbi_. Paris eteint, et la Prusse ayant seule la fonction de briller, l'Europe sera dans les tenebres. Cet avenir est-il possible? Ne nous donnons pas la peine de dire non. Repondons simplement par un sourire. Deux adversaires sont en presence en ce moment. D'un cote la Prusse, toute la Prusse, avec neuf cent mille soldats; de l'autre Paris avec quatre cent mille citoyens. D'un cote la force, de l'autre la volonte. D'un cote une armee, de l'autre un peuple. D'un cote la nuit, de l'autre la lumiere. C'est le vieux combat de l'archange et du dragon qui recommence. Il aura aujourd'hui la fin qu'il a eue autrefois. La Prusse sera precipitee. Cette guerre, si epouvantable qu'elle soit, n'a encore ete que petite. Elle va devenir grande. J'en suis fache pour vous, prussiens, mais il va falloir changer votre facon de faire. Cela va etre moins commode. Vous serez toujours deux ou trois contre un, je le sais; mais il faut aborder Paris de front. Plus de forets, plus de broussailles, plus de ravins, plus de tactique tortueuse, plus de glissement dans l'obscurite. La strategie des chats ne sert pas a grand'chose devant le lion. Plus de surprises. On va vous entendre venir. Vous aurez beau marcher doucement, la mort ecoute. Elle a l'oreille fine, cette guetteuse terrible. Vous espionnez, mais nous epions. Paris, le tonnerre en main et le doigt sur la detente, veille et regarde l'horizon. Allons, attaquez. Sortez de l'ombre. Montrez vous. C'en est fini des succes faciles. Le corps a corps commence. On va se colleter. Prenez-en votre parti. La victoire maintenant exigera un peu d'imprudence. Il faut renoncer a cette guerre d'invisibles, a cette guerre a distance, a cette guerre a cache-cache, ou vous nous tuez sans que nous ayons l'honneur de vous connaitre. Nous allons voir enfin la vraie bataille. Les massacres tombant sur un seul cote sont finis. L'imbecillite ne nous commande plus. Vous allez avoir affaire au grand soldat qui s'appelait la Gaule du temps que vous etiez les borusses, et qui s'appelle la France aujourd'hui que vous etes les vandales; la France: _miles magnus_, disait Cesar; _soldat de Dieu_, disait Shakespeare. Donc, guerre, et guerre franche, guerre loyale, guerre farouche. Nous vous la demandons et nous vous la promettons. Nous allons juger vos generaux. La glorieuse France grandit volontiers ses ennemis. Mais il se pourrait bien apres tout que ce que nous avons appele l'habilete de Moltke ne fut autre chose que l'ineptie de Leboeuf. Nous allons voir. Vous hesitez, cela se comprend. Sauter a la gorge de Paris est difficile. Notre collier est garni de pointes. Vous avez deux ressources qui ne feront pas precisement l'admiration de l'Europe: Affamer Paris. Bombarder Paris. Faites. Nous attendons vos projectiles. Et tenez, si une de vos bombes, roi de Prusse, tombe sur ma maison, cela prouvera une chose, c'est que je ne suis pas Pindare, mais que vous n'etes pas Alexandre. On vous prete, prussiens, un autre projet. Ce serait de cerner Paris sans l'attaquer, et de reserver toute votre bravoure contre nos villes sans defense, contre nos bourgades, contre nos hameaux. Vous enfonceriez heroiquement ces portes ouvertes, et vous vous installeriez la, ranconnant vos captifs, l'arquebuse au poing. Cela s'est vu au moyen age. Cela se voit encore dans les cavernes. La civilisation stupefaite assisterait a un banditisme gigantesque. On verrait cette chose: un peuple detroussant un autre peuple. Nous n'aurions plus affaire a Arminius, mais a Jean l'Ecorcheur. Non! nous ne croyons pas cela. La Prusse attaquera Paris, mais l'Allemagne ne pillera pas les villages. Le meurtre, soit. Le vol, non. Nous croyons a l'honneur des peuples. Attaquez Paris, prussiens. Bloquez, cernez, bombardez. Essayez. Pendant ce temps-la l'hiver viendra. Et la France. L'hiver, c'est-a-dire la neige, la pluie, la gelee, le verglas, le givre, la glace. La France, c'est-a-dire la flamme. Paris se defendra, soyez tranquilles. Paris se defendra victorieusement. Tous au feu, citoyens! Il n'y a plus desormais que la France ici et la Prusse la. Rien n'existe que cette urgence. Quelle est la question d'aujourd'hui? combattre. Quelle est la question de demain? vaincre. Quelle est la question de tous les jours? mourir. Ne vous tournez pas d'un autre cote. Le souvenir que tu dois au devoir se compose de ton propre oubli. Union et unite. Les griefs, les ressentiments, les rancunes, les haines, jetons ca au vent. Que ces tenebres s'en aillent dans la fumee des canons. Aimons-nous pour lutter ensemble. Nous avons tous les memes merites. Est-ce qu'il y a eu des proscrits? je n'en sais rien. Quelqu'un a-t-il ete en exil? je l'ignore. Il n'y a plus de personnalites, il n'y a plus d'ambitions, il n'y a plus rien dans les memoires que ce mot, salut public. Nous ne sommes qu'un seul francais, qu'un seul parisien, qu'un seul coeur; il n'y a plus qu'un seul citoyen qui est vous, qui est moi, qui est nous tous. Ou sera la breche seront nos poitrines. Resistance aujourd'hui, delivrance demain; tout est la. Nous ne sommes plus de chair, mais de pierre. Je ne sais plus mon nom, je m'appelle Patrie. Face a l'ennemi! Nous nous appelons tous France, Paris, muraille! Comme elle va etre belle, notre cite! Que l'Europe s'attende a un spectacle impossible, qu'elle s'attende a voir grandir Paris; qu'elle s'attende a voir flamboyer la ville extraordinaire. Paris va terrifier le monde. Dans ce charmeur il y a un heros. Cette ville d'esprit a du genie. Quand elle tourne le dos a Tabarin, elle est digne d'Homere. On va voir comment Paris sait mourir. Sous le soleil couchant, Notre-Dame a l'agonie est d'une gaite superbe. Le Pantheon se demande comment il fera pour recevoir sous sa voute tout ce peuple qui va avoir droit a son dome. La garde sedentaire est vaillante; la garde mobile est intrepide; jeunes hommes par le visage, vieux soldats par l'allure. Les enfants chantent meles aux bataillons. Et des a present, chaque fois que la Prusse attaque, pendant le rugissement de la mitraille, que voit-on dans les rues? les femmes sourire. O Paris, tu as couronne de fleurs la statue de Strasbourg; l'histoire te couronnera d'etoiles! Paris, 2 octobre 1870. V _LES CHATIMENTS_ L'edition parisienne des _Chatiments_ parut le 20 octobre. Paris etait bloque depuis plus d'un mois. Le livre fut donc, a cette epoque, enferme dans Paris comme le peuple meme. Les _Chatiments_ furent meles a ce siege memorable, et firent leur devoir dans Paris pendant l'invasion, comme ils l'avaient fait hors de France pendant l'empire. Paris, 22 octobre 1870. Monsieur le directeur du _Siecle_, Les _Chatiments_ n'ont jamais rien rapporte a leur auteur, et il est loin de s'en plaindre. Aujourd'hui, cependant, la vente des cinq mille premiers exemplaires de l'edition parisienne produit un benefice de cinq cents francs. Je demande la permission d'offrir ces cinq cents francs a la souscription pour les canons. Recevez l'assurance de ma cordialite fraternelle. VICTOR HUGO. * * * * * LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES A VICTOR HUGO Paris, 29 octobre 1870. Cher et honore president, La Societe des gens de lettres veut offrir un canon a la defense nationale. Elle a eu l'idee de faire dire par les premiers artistes de Paris quelques-unes des pieces de ce livre proscrit qui rentre en France avec la republique, les _Chatiments_. Fiere de vous qui l'honorez, elle serait heureuse de devoir a votre bienveillante confraternite le produit d'une matinee tout entiere offerte a la patrie, et elle vous demande de nous laisser appeler ce canon le _Victor Hugo_. * * * * * REPONSE DE VICTOR HUGO Paris, 30 octobre 1870. Mes honorables et chers confreres, Je vous felicite de votre patriotique initiative. Vous voulez bien vous servir de moi. Je vous remercie. Prenez les _Chatiments_, et, pour la defense de Paris, vous et ces genereux artistes, vos auxiliaires, usez-en comme vous voudrez. Ajoutons, si nous le pouvons, un canon de plus a la protection de cette ville auguste et inviolable, qui est comme une patrie dans la patrie. Chers confreres, ecoutez une priere. Ne donnez pas mon nom a ce canon. Donnez-lui le nom de l'intrepide petite ville qui, a cette heure, partage l'admiration de l'Europe avec Strasbourg, qui est vaincue, et Paris, qui vaincra. Que ce canon se dresse sur nos murs. Une ville ouverte a ete assassinee; une cite sans defense a ete mise a sac par une armee devenue en plein dix-neuvieme siecle une horde; un groupe de maisons paisibles a ete change en un monceau de ruines. Des familles ont ete massacrees dans leur foyer. L'extermination sauvage n'a epargne ni le sexe ni l'age. Des populations desarmees, n'ayant d'autre ressource que le supreme heroisme du desespoir, ont subi le bombardement, la mitraille, le pillage et l'incendie; que ce canon les venge! Que ce canon venge les meres, les orphelins, les veuves; qu'il venge les fils qui n'ont plus de peres et les peres qui n'ont plus de fils; qu'il venge la civilisation; qu'il venge l'honneur universel; qu'il venge la conscience humaine insultee par cette guerre abominable ou la barbarie balbutie des sophismes! Que ce canon soit implacable, fulgurant et terrible; et, quand les prussiens l'entendront gronder, s'ils lui demandent: Qui es-tu? qu'il reponde: Je suis le coup de foudre! et je m'appelle _Chateaudun_! VICTOR HUGO. * * * * * AUDITION DES _Chatiments_ AU THEATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN. 5 novembre. Le comite de la Societe des gens de lettres fait imprimer et distribuer l'annonce suivante: "La Societe des gens de lettres a voulu, elle aussi, donner son canon a la defense nationale, et elle doit consacrer a cette oeuvre le produit d'une _Matinee litteraire_, dont son president honoraire, M. Victor Hugo, s'est empresse de fournir les elements. "L'audition aura lieu mardi prochain, a deux heures precises, au theatre de la Porte-Saint-Martin. Plusieurs pieces des _Chatiments_ y seront dites par l'elite des artistes de Paris." PROGRAMME PREMIERE PARTIE Notre Souscription M. JULES CLARETIE. Les Volontaires de l'An II M. TAILLADE. A ceux qui dorment Mlle DUGUERET. Hymne des Transportes M. LAFONTAINE. La Caravane Mlle LIA FELIX. Souvenir de la nuit du 4 M. FREDERICK-LEMAITRE. DEUXIEME PARTIE L'Expiation M. BERTON. Stella Mlle FAVART. Chansons M. COQUELIN. Joyeuse Vie Mme MARIE-LAURENT. _Patria_, musique de BEETHOVEN Mme GUEYMARD-LAUTERS. "A la demande de la Societe des gens de lettres, M. Raphael-Felix a donne gratuitement la salle; tous les artistes dramatiques, ainsi que M. Pasdeloup et son orchestre, ont tenu a honneur de preter egalement un concours desinteresse a cette solennite patriotique." * * * * * DISCOURS DE M. JULES CLARETIE. Citoyennes, citoyens, A cette heure, la plus grave et la plus terrible de notre histoire, ou la patrie est menacee jusque dans son coeur, Paris,--tout homme ressent l'apre desir de servir un pays qu'on aime d'autant plus qu'il est plus menace et plus meurtri. La Societe des gens de lettres, voyant avec douleur la grande patrie de la pensee, la patrie de Rabelais, la patrie de Pascal, la patrie de Diderot, la patrie de Voltaire, abaissee et ecrasee sous la botte d'un uhlan, a voulu, non seulement par chacun de ses membres, mais en corps, affirmer son patriotisme, et, puisque le canon denoue aujourd'hui les batailles, puisque le courage est peu de chose quand il n'a pas d'artillerie, la Societe des gens de lettres a voulu offrir un canon a la patrie. Mais comment l'offrir ce canon? Avec quoi faire le bronze ou l'acier qui nous manquait? Il y avait un livre qu'on n'avait publie sous l'empire qu'en se cachant et en le derobant a l'oeil de la police; livre patriotique qu'on se passait sous le manteau, comme s'il se fut agi d'un livre malsain; livre superbe qui, au lendemain de decembre, a l'heure ou Paris etait ecrase, ou les faubourgs etaient muets, ou les paysans etaient satisfaits, protestait contre le succes, protestait contre l'usurpation, protestait contre le crime, et, au nom de la conscience humaine etouffee, prononcait, des 1851, le mot de l'avenir et le mot de l'histoire: chatiment! Il y avait un homme qui, depuis tantot vingt ans, representait le volontaire exil, la negation de l'empire, la revendication du droit proscrit, un homme qui, apres avoir chante les roses et les enfants, plein d'amour, s'etait tout a coup senti plein de courroux et plein de haine, un homme qui, parlant de l'homme de Decembre, avait dit: Oui, tant qu'il sera la, qu'on cede ou qu'on persiste, O France! France aimee et qu'on pleure toujours, Je ne reverrai pas ta terre douce et triste, Tombeau de mes aieux et nid de mes amours! Je ne reverrai pas la rive qui nous tente, France! hors le devoir, helas! j'oublierai tout. Parmi les eprouves je planterai ma tente; Je resterai proscrit, voulant rester debout. J'accepte l'apre exil, n'eut-il ni fin ni terme, Sans chercher a savoir et sans considerer Si quelqu'un a plie qu'on aurait cru plus ferme, Et si plusieurs s'en vont qui devraient demeurer. Si l'on n'est plus que mille, eh bien j'en suis! Si meme Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla; S'il en demeure dix, je serai le dixieme; Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-la! C'est a ce livre qui avait devine l'avenir, et a ce poete qui, fidele a l'exil, a loyalement tenu le serment jure, que nous voulions demander, nous, Societe des gens de lettres, de nous aider dans notre oeuvre. Victor Hugo est notre president honoraire. Voici la lettre que lui adressa notre comite: _L'orateur lit la lettre du comite et la reponse de Victor Hugo (voir plus haut), et reprend:_ Je ne veux pas vous empecher plus longtemps d'ecouter les admirables vers et les remarquables artistes que vous allez entendre. Je ne veux pas plus longtemps vous parler de notre souscription, je ne veux que vous faire remarquer une chose qui frappe aujourd'hui en lisant ce livre des _Chatiments_, dont nous detachons pour vous quelques fragments: c'est l'etonnante prophetie de l'oeuvre. Lu a la lumiere sinistre des derniers evenements, le livre du poete acquiert une grandeur nouvelle. Le poete a tout prevu, le poete a tout predit. Il avait devine dans les fusilleurs de Decembre ces generaux de boudoir et d'antichambre qui trainent Des sabres qu'au besoin ils sauraient avaler. Il avait devine, dans le sang du debut, la boue du denouement. Il avait devine la chute de celui qu'il appelait deja Napoleon le Petit. L'histoire devait donner raison a la poesie, et le destin a la prediction. Oui, comme une prediction terrible, les vers des _Chatiments_ me revenaient au souvenir lorsque je parcourais le champ de bataille de Sedan, et j'etais tente de les trouver trop doux lorsque je voyais ces 400 canons, ces mitrailleuses, ces drapeaux qu'emportait l'ennemi, lorsque je regardais ces mamelons couverts de morts, ces soldats couches et entasses, vieux zouaves aux barbes rousses, jeunes Saint-Cyriens encore revetus du costume de l'Ecole, artilleurs foudroyes a cote de leurs pieces, conscrits tombes dans les fosses, et lorsque me revenaient ces vers de Victor Hugo sur les morts du 4 decembre, vers qui pourraient s'ecrire sur les cadavres du 2 septembre: Tous, qui que vous fussiez, tete ardente, esprit sage, Soit qu'en vos yeux brillat la jeunesse ou que l'age Vous prit et vous courbat, Que le destin pour vous fut deuil, enigme ou fete, Vous aviez dans vos coeurs l'amour, cette tempete, La douleur, ce combat. Grace au quatre decembre, aujourd'hui, sans pensee, Vous gisez etendus dans la fosse glacee Sous les linceuls epais; O morts, l'herbe sans bruit croit sur vos catacombes, Dormez dans vos cercueils! taisez-vous dans vos tombes! L'empire, c'est la paix. Avec le neveu comme avec l'oncle:--l'empire, c'est l'invasion. Il avait donc, encore un coup, devine, le grand poete, tout ce que l'empire nous reservait de lachetes et de catastrophes. Il etait le prophete alarme de cette chute qui n'a point d'egale dans l'histoire, de cette reddition dont une levre francaise ne peut parler sans fremir, il avait tout devine, et, devant le triomphe de l'abjection, sa colere pouvait passer pour excessive. Helas! le sort lui a donne raison, et les _Chatiments_ restent le livre le plus eclatant, le fer rouge inoubliable, et ils consoleront la patrie de tant de honte, apres l'avoir vengee de tant d'infamie! Maintenant, citoyens, tout cela est passe, tout cela doit etre oublie, tout cela doit etre efface!--Maintenant, ne songeons plus qu'a la vengeance, et, en depit des bruits d'armistice, songeons toujours a ces canons d'ou sortira la victoire. Grace a vous, nous en avons un aujourd'hui qui s'appellera Chateaudun et qui rappellera la memoire de cette heroique cite, si chere a tout coeur francais et a tout coeur republicain. Mais laissez-moi esperer encore que, grace a vous, bientot nous en pourrons avoir un second, et, cette fois, nous lui donnerons un autre nom, si vous voulez bien. Apres Chateaudun, qui veut dire douleur et sacrifice, notre canon futur signifiera revanche et victoire et s'appellera d'un grand nom, d'un beau nom,--le Chatiment. Puis, les desastres venges, la patrie refaite, la France regeneree, la France reconquise, arrachee a l'etranger, sauvee et lavee de ses souillures, alors nous reprendrons notre oeuvre de fraternite apres avoir fait notre devoir de patriotes, et nous pourrons ecrire fierement, nous, et sans mensonge: _La republique, c'est la paix!_ * * * * * COMITE DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES _Proces-verbal de la seance du 7 novembre._ M. Charles Valois, membre de la commission speciale, rend compte de la recette produite par l'audition des _Chatiments_ a la Porte-Saint-Martin. Recette et quete: 7,577 fr. 50 c.; frais: 577 fr. Il n'a ete preleve sur la recette que les frais rigoureusement exigibles, pompiers, ouvreuses, eclairage, chauffage. La commission speciale annonce qu'elle a demande a M. Victor Hugo l'autorisation de donner une deuxieme audition des _Chatiments_, dans le meme but national et patriotique. M. Paul Meurice apporte au comite l'autorisation de M. Victor Hugo. * * * * * DEUXIEME AUDITION DES _Chatiments_ AU THEATRE DE LA PORTE-SAINT-MARTIN 13 novembre La note et le programme suivants ont ete publies par les journaux et distribues au public: "L'effet produit par la premiere audition des _Chatiments_ de Victor Hugo a ete si grand, qu'une seconde seance est demandee a la Societe des gens de lettres. "Le comite a repondu a cet appel."La nouvelle audition, dont le produit donnera un autre canon a la defense nationale: LE CHATIMENT aura lieu dimanche prochain, 13 novembre, a 7 heures 1/2 precises, au theatre de la Porte-Saint-Martin." PROGRAMME PREMIERE PARTIE Notre deuxieme canon M. EUGENE MULLER. _Ultima Verba_ M. TAILLADE. Jersey Mlle LIA FELIX. Hymne des Transportes M. LAFONTAINE. Aux femmes Mlle ROUSSEIL. Jericho M. CHARLY. Le Manteau imperial Mme MARIE-LAURENT. Souvenir de la nuit du 4 M. FREDERICK-LEMAITRE. DEUXIEME PARTIE L'Expiation M. BERTON. Chansons Mme V. LAFONTAINE. Orientale M. LACRESSONNIERE. Pauline Rolland Mlle PERIGA. Paroles d'un conservateur M. COQUELIN. Stella Mlle FAVART. Au moment de rentrer en France M. MAUBANT. * * * * * COMITE DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES _Proces-verbal de la seance du 14 novembre_ Rapport de M. Charles Valois sur le resultat de la deuxieme audition des _Chatiments_. Recette et quete, 8,281 fr. 90 c.; frais, 892 fr. 30 c. Le produit net, 7,389 fr., ajoute a celui du 6 novembre, forme pour les deux auditions un total de 14,272 fr. 50 c. Une commission est nommee pour aller officiellement remercier M. Victor Hugo. * * * * * TROISIEME AUDITION DES _Chatiments_ _Seance du 17 novembre_ La Societe des gens de lettres demande a M. Victor Hugo, par l'intermediaire de son Comite, une troisieme audition des _Chatiments_. M. Victor Hugo repond: Mes chers confreres, donnons-la au peuple cette troisieme lecture des _Chatiments_, donnons-la-lui gratuitement; donnons-la-lui dans la vieille salle royale et imperiale, dans la salle de l'Opera, que nous eleverons a la dignite de salle populaire. On fera la quete dans des casques prussiens, et le cuivre des gros sous du peuple de Paris fera un excellent bronze pour nos canons contre la Prusse. Votre confrere et votre ami, VICTOR HUGO. * * * * * NOTE PUBLIEE PAR LES JOURNAUX DES 26 ET 27 NOVEMBRE: "La Societe des gens de lettres, d'accord avec M. Victor Hugo, organise pour lundi 28 novembre, a une heure, dans la salle de l'Opera, une audition des _Chatiments_, a laquelle ne seront admis que des spectateurs _non payants_. "Sans nul doute la foule s'empressera d'assister a cette solennite populaire offerte par l'illustre poete, avec l'autorisation du ministre qui dispose du theatre de l'Opera. "Cette affluence pourrait occasionner une grande fatigue a ceux qui ne parviendraient a entrer qu'apres une longue attente, en meme temps qu'un plus grand nombre devraient se retirer desappointes apres avoir fait queue pendant plusieurs heures. "Pour eviter ces inconvenients et assurer neanmoins aux plus diligents la satisfaction d'entendre reciter par d'eminents artistes les vers qui ont deja ete acclames dans plusieurs representations, la distribution des 2,400 billets, a raison de 120 par mairie, sera faite dans les vingt mairies de Paris, le dimanche 27, a midi, par les societaires delegues du comite des gens de lettres. "Ces billets ne pourront etre l'objet d'aucune faveur et seront rigoureusement attribues a ceux qui viendront, les premiers, les prendre le dimanche aux mairies. Le lundi, jour de la solennite, il ne sera delivre aucun billet au theatre. La salle ne sera ouverte qu'aux seuls porteurs de billets pris la veille aux mairies; les places appartiendront, sans distinction, aux premiers occupants, porteurs de billets." * * * * * THEATRE NATIONAL DE L'OPERA AUDITION GRATUITE DES _Chatiments_ PROGRAMME PREMIERE PARTIE Ouverture de la _Muette_, d'AUBER Les _Chatiments_ TONY REVILLON. Pauline Rolland Mlle PERIGA. Cette nuit-la M. DESRIEUX. Aux Femmes Mlle ROUSSEIL. Floreal Mlle SARAH BERNHARDT. Hymne des transportes M. LAFONTAINE. Le Manteau imperial Mme MARIE LAURENT. La nuit du 4 Decembre M. FREDERICK-LEMAITRE. DEUXIEME PARTIE Ouverture de _Zampa_, d'HEROLD Stella Mlle FAVART. Joyeuse vie M. DUMAINE. Il faut qu'il vive Mme LIA FELIX. Paroles d'un conservateur M. COQUELIN. Chansons Mme V. LAFONTAINE. _Patria_, musique de BEETHOVEN Mme UGALDE. L'Expiation M. TAILLADE. Lux Mme MARIE-LAURENT. L'orchestre de l'Opera sera dirige par M. GEORGES HAINL Pendant les entr'actes de la representation populaire, les belles et genereuses artistes qui y contribuaient ont fait la quete, comme Victor Hugo l'avait annonce, dans des casques pris aux prussiens. Les sous du peuple sont tombes dans ces casques et ont produit la somme de _quatre cent soixante-huit francs cinquante centimes_. A la fin de la representation, il a ete jete sur la scene une couronne de laurier doree avec un papier portant cette inscription: _A notre poete, qui a voulu donner aux pauvres le pain de l'esprit_. * * * * * COMITE DES GENS DE LETTRES _Seances des 18 et 19 novembre_ Il est verse au Tresor, par les soins de la commission, 10,600 francs, somme indiquee par M. Dorian comme prix de deux canons. La commission informe le comite de la difficulte qui s'oppose a ce que le nom de _Chateaudun_ soit donne a l'une de nos deux pieces, ce nom ayant ete anterieurement retenu par d'autres souscripteurs. Le comite decide que le nom _Victor Hugo_ sera substitue a celui de _Chateaudun_, et qu'en outre les deux canons porteront pour exergue: _Societe des gens de lettres_. * * * * * En reponse a l'envoi fait au ministre des travaux publics du recu des 10,600 francs verses au Tresor, M. Dorian ecrit au comite: Paris, 22 novembre 1870. "Messieurs, par une lettre du 17 de ce mois, repondant a celle que j'ai eu l'honneur de vous ecrire le 14 novembre precedent, vous m'adressez le recepisse du versement, fait par vous a la caisse centrale du Tresor public, d'une somme de 10,600 francs destinee a la confection de deux canons offerts par la Societe des gens de lettres au gouvernement de la defense nationale; vous m'exprimez en meme temps le desir que sur l'un de ces canons soit grave le mot "Chatiment", sur l'autre "Victor Hugo", et sur tous les deux, en exergue, les mots "Societe des gens de "lettres". "Je vous renouvelle, messieurs, au nom du gouvernement, l'expression de ses remerciments pour cette souscription patriotique. "Des mesures vont etre prises pour que les canons dont il s'agit soient mis immediatement en fabrication, et je n'ai pas besoin d'ajouter que le desir de la Societe, en ce qui concerne les inscriptions a graver, sera ponctuellement suivi. "Vous serez informes, ainsi que je vous l'ai promis, du jour ou auront lieu les essais, afin que la Societe puisse s'y faire representer si elle le desire. "Enfin, j'aurai l'honneur de vous faire parvenir un duplicata de la facture du fondeur. "Recevez, messieurs, l'assurance de ma consideration distinguee. "_Le ministre des travaux publics_, "DORIAN." * * * * * SOCIETE DES GENS DE LETTRES A VICTOR HUGO Paris, le 26 janvier 1871. "Illustre et cher collegue, "Le comite, deduction faite des frais et de la somme de 10,600 francs employee a la fabrication des deux canons le _Victor Hugo_ et le _Chatiment_, offerts a la defense nationale, est depositaire de la somme de 3,470 francs, reliquat de la recette produite par les lectures publiques des _Chatiments_. "Le comite a cherche, sans y reussir, l'application de ce reliquat a des engins de guerre. "Il ne croit pas pouvoir conserver cette somme dans la caisse sociale. En consequence, il m'a charge de la remettre entre vos mains, parce que vous avez seul le droit d'en disposer. "Veuillez agreer, cher et illustre collegue, l'expression respectueuse de notre cordiale affection. "Pour le comite: "_Le president de la seance_, "ALTAROCHE. "_Le delegue du comite_, "EMMANUEL GONZALES." AUDITIONS DES _CHATIMENTS_ COMPTE RENDU 1re, 2e et 3e seances 16,817 fr. 90 _Depenses:_ Frais generaux des representations, suivant detail 2,747 fr. 90} 13,347 90 Versement au Tresor pour deux canons, suivant recu 10,600 fr. } ______________ Solde 3,470 fr." M. Victor Hugo a prie le comite de garder cette somme et de l'employer a secourir les victimes de la guerre, nombreuses parmi les gens de lettres que le comite represente. * * * * * Concurremment avec ces representations, le Theatre-Francais a donne, le 25 novembre, une matinee litteraire, dramatique et musicale, ou Mlle Favart a joue dona Sol (cinquieme acte d'_Hernani_), et Mme Laurent, Lucrece Borgia (cinquieme acte de _Lucrece Borgia_), ou Mme Ugalde a chante _Patria_.--_Booz endormi (Legende des siecles); le Revenant (Contemplations)_, les _Paroles d'un conservateur a propos d'un perturbateur (Chatiments)_ ont complete cette seance, qui a produit, au benefice des victimes de la guerre, une recette de 6,000 francs. * * * * * M. Victor Hugo n'a assiste a aucune de ces representations. * * * * * Independamment des representations et des lectures dont on vient de voir le detail et le resultat, les _Chatiments_ et toutes les oeuvres de Victor Hugo furent pour les theatres, pendant le siege de Paris, une sorte de propriete publique. Quiconque voulait organiser une lecture pour une caisse de secours quelconque n'avait qu'a parler, et l'auteur abandonnait immediatement son droit. Les representations et les lectures des _Chatiments_, de _Napoleon le Petit_, des _Contemplations_, de la _Legende des siecles_, etc., au benefice des canons ou des ambulances, durerent sans interruption et tous les jours, sur tous les theatres a la fois, jusqu'au moment ou il ne fut plus possible d'eclairer et de chauffer les salles. On n'a pu noter ces innombrables representations. Parmi celles dont le souvenir est reste, on peut citer le concert Pasdeloup, ou M. Taillade disait les _Volontaires de l'an II (Chatiments); les Pauvres Gens (Legende des siecles)_ dits par M. Noel Parfait, au benefice de la ville de Chateaudun; les deux soirees de lectures organisees par M. Bonvalet, maire du 5e arrondissement, l'une pour les blesses, l'autre pour les orphelins et les veuves; la soiree de Mlle Thurel, directrice d'une ambulance, pour les malades; les representations donnees par le club Drouot pour les orphelins et les veuves; par le commandant Fourdinois pour les blesses; par les carabiniers parisiens pour les blesses; les soirees ou Mlle Suzanne Lagier chantait, sur la musique de M. Darcier, _Petit, petit (Chatiments)_ au profit des ambulances; la representation du Comite des artistes dramatiques pour un canon; celle du 18e arrondissement pour la bibliotheque populaire; celle de M. Dumaine, a la Gaite, pour les blesses; celle de Mme Raucourt, au theatre Beaumarchais, pour contribuer a l'equipement des compagnies de marche; celle de la mairie de Montmartre, pour les pauvres; celle de la mairie de Neuilly, pour les pauvres; celle du 5e arrondissement, pour son ouvroir municipal; la soiree donnee le 25 decembre au Conservatoire pour la caisse de secours de la Societe des victimes de la guerre; les diverses lectures des _Chatiments_ organisees, pour les canons et les blesses, par la legion d'artillerie et par dix-huit bataillons de la garde nationale, qui sont les 7e, 24e, 64e, 90e, 92e, 93e, 95e, 96e, 100e, 109e, 134e, 144e, (deux representations), 152e, 153e, 166e, 194e, 239e, 247e. Pour toutes ces representations, M. Victor Hugo a fait l'abandon de son droit d'auteur. Ces representations ont cesse par la force majeure en janvier, les theatres n'ayant plus de bois pour le chauffage ni de gaz pour l'eclairage. * * * * * Le 30 octobre, vers minuit, M. Victor Hugo, rentrant chez lui, rencontra, rue Drouot, M. Gustave Chaudey, sortant de la mairie dont il etait adjoint. Il etait accompagne de M. Philibert Audebrand. M. Victor Hugo avait connu M. Gustave Chaudey a Lausanne, au congres de la Paix, tenu en septembre 1869; ils se serrerent la main. Quelques semaines apres, M. Gustave Chaudey vint avenue Frochot pour voir M. Victor Hugo, et, ne l'ayant pas trouve, lui laissa deux mots par ecrit pour lui demander l'autorisation de faire dire les _Chatiments_ au profit de la caisse de secours de la mairie Drouot. M. Victor Hugo repondit par la lettre qu'on va lire: A M. GUSTAVE CHAUDEY. 22 novembre. Mon honorable concitoyen, quand notre eloquent et vaillant Gambetta, quelques jours avant son depart, est venu me voir, croyant que je pouvais etre de quelque utilite a la republique et a la patrie, je lui ai dit: _Usez de moi comme vous voudrez pour l'interet public. Depensez-moi comme l'eau._ Je vous dirai la meme chose. Mon livre comme moi, nous appartenons a la France. Qu'elle fasse du livre et de l'auteur ce qu'elle voudra. C'est du reste ainsi que je parlais a Lausanne, vous en souvenez-vous? Vous ne pouvez avoir oublie Lausanne, ou vous avez laisse, vous personnellement, un tel souvenir. Je ne vous avais jamais vu, je vous entendais pour la premiere fois, j'etais charme. Quelle loyale, vive et ferme parole! laissez-moi vous le dire. Vous vous etes montre a Lausanne un vrai et solide serviteur du peuple, connaissant a fond les questions, socialiste et republicain, voulant le progres, tout le progres, rien que le progres, et voulant cela comme il faut le vouloir; avec resolution, mais avec lucidite. En ce moment-ci, soit dit en passant, j'irais plus loin que vous, je le crois, dans le sens des aspirations populaires, car le probleme s'elargit et la solution doit s'agrandir. Mais vous etes de mon avis et je suis absolument du votre sur ce point que, tant que la Prusse sera la, nous ne devons songer qu'a la France. Tout doit etre ajourne. A cette heure pas d'autre ennemi que l'ennemi. Quant a la question sociale, c'est un probleme insubmersible, et nous la retrouverons plus tard. Selon moi, il faudra la resoudre dans le sens a la fois le plus sympathique et le plus pratique. La disparition de la misere, la production du bien-etre, aucune spoliation, aucune violence, le credit public sous la forme de monnaie fiduciaire a rente creant le credit individuel, l'atelier communal et le magasin communal assurant le droit au travail, la propriete non collective, ce qui serait un retour au moyen age, mais democratisee et rendue accessible a tous, la circulation, qui est la vie decuplee, en un mot l'assainissement des hommes par le devoir combine avec le droit; tel est le but. Le moyen, je suis de ceux qui croient l'entrevoir. Nous en causerons. Ce qui me plait en vous, c'est votre haute et simple raison. Les hommes tels que vous sont precieux. Vous marcherez un peu plus de notre cote, parce que votre coeur le voudra, parce que votre esprit le voudra, et vous etes appele a rendre aux idees et aux faits de tres grands services. Pour moi l'homme n'est complet que s'il reunit ces trois conditions, science, prescience, conscience. Savoir, prevoir, vouloir. Tout est la. Vous avez ces dons. Vous n'avez qu'un pas de plus a faire en avant. Vous le ferez. Je reviens a la demande que vous voulez bien m'adresser. Ce n'est pas une lecture des _Chatiments_ que je vous concede. C'est autant de lectures que vous voudrez. Et ce n'est pas seulement dans les _Chatiments_ que vous pourrez puiser, c'est dans toutes mes oeuvres. Je vous redis a vous la declaration que j'ai deja faite a tous. Tant que durera cette guerre, j'autorise qui le veut a dire ou a representer tout ce qu'on voudra de moi, sur n'importe quelle scene et n'importe de quelle facon, pour les canons, les combattants, les blesses, les ambulances, les municipalites, les ateliers, les orphelinats, les veuves et les enfants, les victimes de la guerre, les pauvres, et j'abandonne tous mes droits d'auteur sur ces lectures et sur ces representations. C'est dit, n'est-ce pas? Je vous serre la main. V. H. Quand vous verrez votre ami M. Cernuschi, dites-lui bien combien j'ai ete touche de sa visite. C'est un tres noble et tres genereux esprit. Il comprend qu'en ce moment ou la grande civilisation latine est menacee, les italiens doivent etre francais. De meme que demain, si Rome courait les dangers que court aujourd'hui Paris, les francais devraient etre italiens. D'ailleurs, de meme qu'il n'y a qu'une seule humanite, il n'y a qu'un seul peuple. Defendre partout le progres humain en peril, c'est l'unique devoir. Nous sommes les nationaux de la civilisation. VI ELECTIONS A L'ASSEMBLEE NATIONALE SCRUTIN DU 8 FEVRIER 1871 SEINE M. Victor Hugo est elu par 214,169 suffrages BORDEAUX I ARRIVEE A BORDEAUX Le 14 fevrier, lendemain de son arrivee a Bordeaux, M. Victor Hugo, a sa sortie de l'Assemblee, invite a monter sur un balcon qui domine la grande place, pour parler a la foule qui l'entourait, s'y est refuse. Il a dit a ceux qui l'en pressaient: A cette heure, je ne dois parler au peuple qu'a travers l'Assemblee. Vous me demandez ma pensee sur la question de paix ou de guerre. Je ne puis agiter cette question ici. La prudence fait partie du devouement. C'est la question meme de l'Europe qui est pendante en ce moment. La destinee de l'Europe adhere a la destinee de la France. Une redoutable alternative est devant nous, la guerre desesperee ou la paix plus desesperee encore. Ce grand choix, le desespoir avec la gloire ou le desespoir avec la honte, ce choix terrible ne peut se faire que du haut de la tribune. Je le ferai. Je ne manquerai, certes, pas au devoir. Mais ne me demandez pas de m'expliquer ici. Une parole de trop serait grave dans la place publique. Permettez-moi de garder le silence. J'aime le peuple, il le sait. Je me tais, il le comprendra. Puis, se tournant vers la foule, Victor Hugo a jete ce cri: Vive la Republique! Vive la France! II POUR LA GUERRE DANS LE PRESENT ET POUR LA PAIX DANS L'AVENIR ASSEMBLEE NATIONALE SEANCE DU 1er MARS 1871 Presidence de M. JULES GREVY M. LE PRESIDENT.--La parole est a M. Victor Hugo. (_Mouvement d'attention_.) M. VICTOR HUGO.--L'empire a commis deux parricides, le meurtre de la republique, en 1851, le meurtre de la France, en 1871. Pendant dix-neuf ans, nous avons subi--pas en silence--l'eloge officiel et public de l'affreux regime tombe; mais, au milieu des douleurs de cette discussion poignante, une stupeur nous etait reservee, c'etait d'entendre ici, dans cette assemblee, begayer la defense de l'empire, devant le corps agonisant de la France, assassinee. (_Mouvement_.) Je ne prolongerai pas cet incident, qui est clos, et je me borne a constater l'unanimite de l'Assemblee.... _Quelques voix_.--Moins cinq! M. VICTOR HUGO.--Messieurs, Paris, en ce moment, est sous le canon prussien; rien n'est termine et Paris attend; et nous, ses representants, qui avons pendant cinq mois vecu de la meme vie que lui, nous avons le devoir de vous apporter sa pensee. Depuis cinq mois, Paris combattant fait l'etonnement du monde; Paris, en cinq mois de republique, a conquis plus d'honneur qu'il n'en avait perdu en dix-neuf ans d'empire. (_Bravo! bravo!_) Ces cinq mois de republique ont ete cinq mois d'heroisme. Paris a fait face a toute l'Allemagne; une ville a tenu en echec une invasion; dix peuples coalises, ce flot des hommes du nord qui, plusieurs fois deja, a submerge la civilisation, Paris a combattu cela. Trois cent mille peres de famille se sont improvises soldats. Ce grand peuple parisien a cree des bataillons, fondu des canons, eleve des barricades, creuse des mines, multiplie ses forteresses, garde son rempart; et il a eu faim, et il a eu froid; en meme temps que tous les courages, il a eu toutes les souffrances. Les enumerer n'est pas inutile, l'histoire ecoute. Plus de bois, plus de charbon, plus de gaz, plus de feu, plus de pain! Un hiver horrible, la Seine charriant, quinze degres de glace, la famine, le typhus, les epidemies, la devastation, la mitraille, le bombardement. Paris, a l'heure qu'il est, est cloue sur sa croix et saigne aux quatre membres. Eh bien, cette ville qu'aucune n'egalera dans l'histoire, cette ville majestueuse comme Rome et stoique comme Sparte, cette ville que les prussiens peuvent souiller, mais qu'ils n'ont pas prise (_Tres bien! tres bien!_),--cette cite auguste, Paris, nous a donne un mandat qui accroit son peril et qui ajoute a sa gloire, c'est de voter contre le demembrement de la patrie (_bravos sur les bancs de la gauche_); Paris a accepte pour lui les mutilations, mais il n'en veut pas pour la France. Paris se resigne a sa mort, mais non a notre deshonneur (_Tres bien! tres bien!_), et, chose digne de remarque, c'est pour l'Europe en meme temps que pour la France que Paris nous a donne le mandat d'elever la voix. Paris fait sa fonction de capitale du continent. Nous avons une double mission a remplir, qui est aussi la votre: Relever la France, avertir l'Europe. Oui, la cause de l'Europe, a l'heure qu'il est, est identique a la cause de la France. Il s'agit pour l'Europe de savoir si elle va redevenir feodale; il s'agit de savoir si nous allons etre rejetes d'un ecueil a l'autre, du regime theocratique au regime militaire. Car, dans cette fatale annee de concile et de carnage.... (_Oh! oh!_) _Voix a gauche_: Oui! oui! tres bien! M. VICTOR HUGO.--Je ne croyais pas qu'on put nier l'effort du pontificat pour se declarer infaillible, et je ne crois pas qu'on puisse contester ce fait, qu'a cote du pape gothique, qui essaye de revivre, l'empereur gothique reparait. (_Bruit a droite.--Approbation sur bancs de la gauche._) _Un membre a droite._--Ce n'est pas la question! _Un autre membre a droite._--Au nom des douleurs de la patrie, laissons tout cela de cote. (_Interruption_.) M. LE PRESIDENT.--Vous n'avez pas la parole. Continuez, monsieur Victor Hugo. M. VICTOR HUGO.--Si l'oeuvre violente a laquelle on donne en ce moment le nom de traite s'accomplit, si cette paix inexorable se conclut, c'en est fait du repos de l'Europe; l'immense insomnie du monde va commencer. (_Assentiment a gauche._) Il y aura desormais en Europe deux nations qui seront redoutables; l'une parce qu'elle sera victorieuse, l'autre parce qu'elle sera vaincue. (_Sensation_.) M. LE CHEF DU POUVOIR EXECUTIF.--C'est vrai! M. DUFAURE, _ministre de la justice_.--C'est tres vrai! M. VICTOR HUGO.--De ces deux nations, l'une, la victorieuse, l'Allemagne, aura l'empire, la servitude, le joug soldatesque, l'abrutissement de la caserne, la discipline jusque dans les esprits, un parlement tempere par l'incarceration des orateurs.... (_Mouvement_.) Cette nation, la nation victorieuse, aura un empereur de fabrique militaire en meme temps que de droit divin, le cesar byzantin double du cesar germain; elle aura la consigne a l'etat de dogme, le sabre fait sceptre, la parole muselee, la pensee garrottee, la conscience agenouillee; pas de tribune! pas de presse! les tenebres! L'autre, la vaincue, aura la lumiere. Elle aura la liberte, elle aura la republique; elle aura, non le droit divin, mais le droit humain; elle aura la tribune libre, la presse libre, la parole libre, la conscience libre, l'ame haute! Elle aura et elle gardera l'initiative du progres, la mise en marche des idees nouvelles et la clientele des races opprimees! (_Tres bien! tres bien!_) Et pendant que la nation victorieuse, l'Allemagne, baissera le front sous son lourd casque de horde esclave, elle, la vaincue sublime, la France, elle aura sur la tete sa couronne de peuple souverain. (_Mouvement_.) Et la civilisation, remise face a face avec la barbarie, cherchera sa voie entre ces deux nations, dont l'une a ete la lumiere de l'Europe et dont l'autre en sera la nuit. De ces deux nations, l'une triomphante et sujette, l'autre vaincue et souveraine, laquelle faut-il plaindre? Toutes les deux. (_Nouveau mouvement_.) Permis a l'Allemagne de se trouver heureuse et d'etre fiere avec deux provinces de plus et la liberte de moins. Mais nous, nous la plaignons; nous la plaignons de cet agrandissement, qui contient tant d'abaissement, nous la plaignons d'avoir ete un peuple et de n'etre plus qu'un empire. (_Bravo! bravo!_) Je viens de dire: l'Allemagne aura deux provinces de plus.--Mais ce n'est pas fait encore, et j'ajoute:--cela ne sera jamais fait. Jamais, jamais! Prendre n'est pas posseder. Possession suppose consentement. Est-ce que la Turquie possedait Athenes? Est-ce que l'Autriche possedait Venise? Est-ce que la Russie possede Varsovie? (_Mouvement_.) Est-ce que l'Espagne possede Cuba? Est-ce que l'Angleterre possede Gibraltar? (_Rumeurs diverses._) De fait, oui; de droit, non! (_Bruit_.) _Voix a droite_.--Ce n'est pas la question! M. VICTOR HUGO.--Comment, ce n'est-pas la question! _A gauche_.--Parlez! parlez! M. LE PRESIDENT.--Veuillez continuer, monsieur Victor Hugo. M. VICTOR HUGO.--La conquete est la rapine, rien de plus. Elle est un fait, soit; le droit ne sort pas du fait. L'Alsace et la Lorraine--suis-je dans la question?--veulent rester France; elles resteront France malgre tout, parce que la France s'appelle republique et civilisation; et la France, de son cote, n'abandonnera rien de son devoir envers l'Alsace et la Lorraine, envers elle-meme, envers le monde. Messieurs, a Strasbourg, dans cette glorieuse Strasbourg ecrasee sous les bombes prussiennes, il y a deux statues, Gutenberg et Kleber. Eh bien, nous sentons en nous une voix qui s'eleve, et qui jure a Gutenberg de ne pas laisser etouffer la civilisation, et qui jure a Kleber de ne pas laisser etouffer la republique. (_Bravo! bravo!--Applaudissements_.) Je sais bien qu'on nous dit: Subissez les consequences de la situation faite par vous. On nous dit encore: Resignez-vous, la Prusse vous prend l'Alsace et une partie de la Lorraine, mais c'est votre faute et c'est son droit; pourquoi l'avez-vous attaquee? Elle ne vous faisait rien; la France est coupable de cette guerre et la Prusse en est innocente. La Prusse innocente!... Voila plus d'un siecle que nous assistons aux actes de la Prusse, de cette Prusse qui n'est pas coupable, dit-on, aujourd'hui. Elle a pris.... (_Bruit dans quelques parties de la salle._) M. LE PRESIDENT.--Messieurs, veuillez faire silence. Le bruit interrompt l'orateur et prolonge la discussion. M. VICTOR HUGO.--Il est extremement difficile de parler a l'Assemblee, si elle ne veut pas laisser l'orateur achever sa pensee. _De tous cotes_.--Parlez! parlez! continuez! M. LE PRESIDENT.--Monsieur Victor Hugo, les interpellations n'ont pas la signification que vous leur attribuez. M. VICTOR HUGO.--J'ai dit que la Prusse est sans droit. Les prussiens sont vainqueurs, soit; maitriseront-ils la France? non! Dans le present, peut-etre; dans l'avenir, jamais! (_Tres bien!--Bravo!_) Les anglais ont conquis la France, ils ne l'ont pas gardee; les prussiens investissent la France, ils ne la tiennent pas. Toute main d'etranger qui saisira ce fer rouge, la France, le lachera. Cela tient a ce que la France est quelque chose de plus qu'un peuple. La Prusse perd sa peine; son effort sauvage sera un effort inutile. Se figure-t-on quelque chose de pareil a ceci: la suppression de l'avenir par le passe? Eh bien, la suppression de la France par la Prusse, c'est le meme reve. Non! la France ne perira pas! Non! quelle que soit la lachete de l'Europe, non! sous tant d'accablement, sous tant de rapines, sous tant de blessures, sous tant d'abandons, sous cette guerre scelerate, sous cette paix epouvantable, mon pays ne succombera pas! Non! M. THIERS, _chef du pouvoir executif_.--Non! _De toutes parts_.--Non! non! M. VICTOR HUGO.--Je ne voterai point cette paix, parce que, avant tout, il faut sauver l'honneur de son pays; je ne la voterai point, parce qu'une paix infame est une paix terrible. Et pourtant, peut-etre aurait-elle un merite a mes yeux: c'est qu'une telle paix, ce n'est plus la guerre, soit, mais c'est la haine. (_Mouvement_.) La haine contre qui? Contre les peuples? non! contre les rois! Que les rois recueillent ce qu'ils ont seme. Faites, princes; mutilez, coupez, tranchez, volez, annexez, demembrez! Vous creez la haine profonde; vous indignez la conscience universelle. La vengeance couve, l'explosion sera en raison de l'oppression. Tout ce que la France perdra, la Revolution le gagnera. (_Approbation sur les bancs de la gauche_.) Oh! une heure sonnera--nous la sentons venir--cette revanche prodigieuse. Nous entendons des a present notre triomphant avenir marcher a grands pas dans l'histoire. Oui, des demain, cela va commencer; des demain, la France n'aura plus qu'une pensee: se recueillir, se reposer dans la reverie redoutable du desespoir; reprendre des forces; elever ses enfants, nourrir de saintes coleres ces petits qui deviendront grands; forger des canons et former des citoyens, creer une armee qui soit un peuple; appeler la science au secours de la guerre; etudier le procede prussien, comme Rome a etudie le procede punique; se fortifier, s'affermir, se regenerer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l'idee et la France de l'epee. (_Tres bien! tres bien!_) Puis, tout a coup, un jour, elle se redressera! Oh! elle sera formidable; on la verra, d'un bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace! Est-ce tout? non! non! saisir,--ecoutez-moi,--saisir Treves, Mayence, Cologne, Coblentz... _Sur divers bancs_.--Non! non! M. VICTOR HUGO.--Ecoutez-moi, messieurs. De quel droit une assemblee francaise interrompt-elle l'explosion du patriotisme? _Plusieurs membres_.--Parlez, achevez l'expression de votre pensee. M. VICTOR HUGO.--On verra la France se redresser, on la verra ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace. (_Oui! oui!--Tres bien!_) Et puis, est-ce tout? Non... saisir Treves, Mayence, Cologne, Coblentz, toute la rive gauche du Rhin... Et on entendra la France crier: C'est mon tour! Allemagne, me voila! Suis-je ton ennemie? Non! je suis ta soeur. (_Tres bien! tres bien!_) Je t'ai tout repris, et je te rends tout, a une condition: c'est que nous ne ferons plus qu'un seul peuple, qu'une seule famille, qu'une seule republique. (_Mouvements divers._) Je vais demolir mes forteresses, tu vas demolir les tiennes. Ma vengeance, c'est la fraternite! (_A gauche: Bravo! bravo!_) Plus de frontieres! Le Rhin a tous! Soyons la meme republique, soyons les Etats-Unis d'Europe, soyons la federation continentale, soyons la liberte europeenne, soyons la paix universelle! Et maintenant serrons-nous la main, car nous nous sommes rendu service l'une a l'autre; tu m'as delivree de mon empereur, et je te delivre du tien. (_Bravo! bravo!--Applaudissements._) * * * * * M. TACHARD.--Messieurs, au nom des representants de ces provinces malheureuses dont on discute le sort, je viens expliquer a l'Assemblee l'interruption que nous nous sommes permise au moment meme ou nous etions tous haletants, ecoutant avec enthousiasme l'eloquente parole qui nous defendait. Ces deux noms de Mayence et de Coblentz ont ete prononces naguere par une bouche qui n'etait ni aussi noble ni aussi honnete que celle que nous venons d'entendre. Ces deux noms nous ont perdus, c'est pour eux que nous subissons le triste sort qui nous attend. Eh bien, nous ne voulons plus souffrir pour ce mot et pour cette idee. Nous sommes francais, messieurs, et, pour nous, il n'y a qu'une patrie, la France, sans laquelle nous ne pouvons pas vivre. (_Tres bien! tres bien!_) Mais nous sommes justes parce que nous sommes francais, et nous ne voulons pas qu'on fasse a autrui ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fut fait. (_Bravo!--Applaudissements._) III DEMISSION DES REPRESENTANTS D'ALSACE ET DE LORRAINE Apres le vote du traite, les representants d'Alsace et de Lorraine envoyerent a l'Assemblee leur demission. Les journaux de Bordeaux publierent la note qu'on va lire: "Victor Hugo a annonce hier jeudi, dans la reunion de la gauche radicale, qu'il proposerait a l'Assemblee la declaration suivante: "Les representants de l'Alsace et des Vosges conservent tous indefiniment leurs sieges a l'Assemblee. Ils seront, a chaque election nouvelle, consideres comme reelus de droit. S'ils ne sont plus les representants de l'Alsace et de la Lorraine, ils restent et resteront toujours les representants de la France." "Le soir meme, la gauche radicale eut une reunion speciale dans la salle Sieuzac. La demission des representants lorrains et alsaciens fut mise a l'ordre du jour. Le representant Victor Hugo se leva et dit: Citoyens, les representants de l'Alsace et de la Lorraine, dans un mouvement de genereuse douleur, ont donne leur demission. Nous ne devons pas l'accepter. Non seulement nous ne devons pas l'accepter, mais nous devrions proroger leur mandat. Nous partis, ils devraient demeurer. Pourquoi? Parce qu'ils ne peuvent etre remplaces. A cette heure, du droit de leur heroisme, du droit de leur malheur, du droit, helas! de notre lamentable abandon qui les laisse aux mains de l'ennemi comme rancon de la guerre, a cette heure, dis-je, l'Alsace et la Lorraine sont France plus que la France meme. Citoyens, je suis accable de douleur; pour me faire parler en ce moment, il faut le supreme devoir; chers et genereux collegues qui m'ecoutez, si je parle avec quelque desordre, excusez et comprenez mon emotion. Je n'aurais jamais cru ce traite possible. Ma famille est lorraine, je suis fils d'un homme qui a defendu Thionville. Il y a de cela bientot soixante ans. Il eut donne sa vie plutot que d'en livrer les clefs. Cette ville qui, defendue par lui, resista a tout l'effort ennemi et resta francaise, la voila aujourd'hui prussienne. Ah! je suis desespere. Avant-hier, dans l'Assemblee, j'ai lutte pied a pied pour le territoire; j'ai defendu la Lorraine et l'Alsace; j'ai tache de faire avec la parole ce que mon pere faisait avec l'epee. Il fut vainqueur, je suis vaincu. Helas! vaincus, nous le sommes tous. Nous avons tous au plus profond du coeur la plaie de la patrie. Voici le vaillant maire de Strasbourg qui vient d'en mourir. Tachons de vivre, nous: Tachons de vivre pour voir l'avenir, je dis plus, pour le faire. En attendant, preparons-le. Preparons-le. Comment? Par la resistance commencee des aujourd'hui. N'executons l'affreux traite que strictement. Ne lui accordons expressement que ce qu'il stipule. Eh bien, le traite ne stipule pas que l'Assemblee se retranchera les representants de la Lorraine et de l'Alsace; gardons-les. Les laisser partir, c'est signer le traite deux fois. C'est ajouter a l'abandon force l'abandon volontaire. Gardons-les. Le traite n'y fait aucun obstacle. Si nous allions au dela de ce qu'exige le vainqueur, ce serait un irreparable abaissement. Nous ferions comme celui qui, sans y etre contraint, mettrait en terre le deuxieme genou. Au contraire, relevons la France. Le refus des demissions des representants alsaciens et lorrains la relevera. Le traite vote est une chose basse; ce refus sera une grande chose. Effacons l'un par l'autre. Dans ma pensee, a laquelle certes je donnerai suite, tant que la Lorraine et l'Alsace seront separees de la France, il faudrait garder leurs representants, non seulement dans cette assemblee, mais dans toutes les assemblees futures. Nous, les representants du reste de la France, nous sommes transitoires; eux seuls sont necessaires. La France peut se passer de nous, et pas d'eux. A nous, elle peut donner des successeurs; a eux, non. Son vote en Alsace et en Lorraine est paralyse. Momentanement, je l'affirme; mais, en attendant, gardons les representants alsaciens et lorrains. La Lorraine et l'Alsace sont prisonnieres de guerre. Conservons leurs representants. Conservons-les indefiniment, jusqu'au jour de la delivrance des deux provinces, jusqu'au jour de la resurrection de la France. Donnons au malheur heroique un privilege. Que ces representants aient l'exception de la perpetuite, puisque leurs nobles pays ont l'exception de l'asservissement. J'avais d'abord eu l'idee de condenser tout ce que je viens de vous dire dans le projet de decret que voici: (_M. Victor Hugo lit_) DECRET ARTICLE UNIQUE Les representants actuels de l'Alsace et de la Lorraine gardent leurs sieges dans l'Assemblee, et continueront de sieger dans les futures assemblees nationales de France jusqu'au jour ou ils pourront rendre a leurs commettants leur mandat dans les conditions ou ils l'ont recu. (_M. Victor Hugo reprend_) Ce decret exprimerait le vrai absolu de la situation. Il est la negation implicite du traite, negation qui est dans tous les coeurs, meme dans les coeurs de ceux qui l'ont vote. Ce decret ferait sortir cette negation du sous-entendu, et profiterait d'une lacune du traite pour infirmer le traite, sans qu'on puisse l'accuser de l'enfreindre. Il conviendrait, je le crois, a toutes nos consciences. Le traite pour nous n'existe pas. Il est de force; voila tout. Nous le repudions. Les hommes de la republique ont pour devoir etroit de ne jamais accepter le fait qu'apres l'avoir confronte avec le droit. Quand le fait se superpose au principe, nous l'admettons. Sinon, nous le refusons. Or le traite prussien viole tous les principes. C'est pourquoi nous avons vote contre. Et nous agirons contre. La Prusse nous rend cette justice qu'elle n'en doute pas. Mais ce projet de decret que je viens de vous lire, et que je me proposais de soutenir a la tribune, l'Assemblee l'accepterait-elle? Evidemment non. Elle en aurait peur. D'ailleurs cette assemblee, nee d'un malentendu entre la France et Paris, a dans sa conscience le faux de sa situation. Il suffit d'y mettre le pied pour comprendre qu'elle n'admettra jamais une verite entiere. La France a un avenir, la republique, et la majorite de l'Assemblee a un but, la monarchie. De la un tirage en sens inverse, d'ou, je le crains, sortiront des catastrophes. Mais restons dans le moment present. Je me borne a dire que la majorite obliquera toujours et qu'elle manque de ce sens absolu qui, en toute occasion et a tout risque, prefere aux expedients les principes. Jamais la justice n'entrera dans cette assemblee que de biais, si elle y entre. L'Assemblee ainsi faite ne voterait pas le projet de decret que je viens de vous lire. Alors ce serait une faute de le presenter. Je m'en abstiens. Il serait bon, certes, qu'il fut vote, mais il serait facheux qu'il fut rejete. Ce rejet soulignerait le traite et accroitrait la honte. Mais faut-il pour cela, devant la demission des representants de l'Alsace et de la Lorraine, se taire et s'abstenir absolument? Non. Que faire donc? Selon moi, ceci: Inviter les representants de l'Alsace et de la Lorraine a garder leurs sieges. Les y inviter solennellement par une declaration motivee que nous signerons tous, nous qui avons vote contre le traite, nous qui ne reconnaissons pas le droit de la force. Un de nous, moi si vous voulez, lira cette declaration a la tribune. Cela fait, nos consciences seront tranquilles, l'avenir sera reserve. Citoyens, gardons-les, ces collegues. Gardons-les, ces compatriotes. Qu'ils nous restent. Qu'ils soient parmi nous, ces vaillants hommes, la protestation et l'avertissement; protestation contre la Prusse, avertissement a l'Europe. Qu'ils soient le drapeau d'Alsace et de Lorraine toujours leve. Que leur presence parmi nous encourage et console, que leur parole conseille, que leur silence meme parle. Les voir la, ce sera voir l'avenir. Qu'ils empechent l'oubli. Au milieu des idees generales qui embrassent l'interet de la civilisation, et qui sont necessaires a une assemblee francaise, toujours un peu tutrice de tous les peuples, qu'ils personnifient, eux, l'idee etroite, haute et terrible, la revendication speciale, le devoir vis-a-vis de la mere. Tandis que nous representerons l'humanite, qu'ils representent la patrie. Que chez nous ils soient chez eux. Qu'ils soient le tison sacre, rallume toujours. Que, par eux, les deux provinces etouffees sous la Prusse continuent de respirer l'air de France; qu'ils soient les conducteurs de l'idee francaise au coeur de l'Alsace et de la Lorraine et de l'idee alsacienne et lorraine au coeur de la France; que, grace a leur permanence, la France, mutilee de fait, demeure entiere de droit, et soit, dans sa totalite, visible dans l'Assemblee; que si, en regardant la-bas, du cote de l'Allemagne, on voit la Lorraine et l'Alsace mortes, en regardant ici, on les voie vivantes! * * * * * La reunion, a l'unanimite, a accepte la proposition du representant Victor Hugo, et lui a demande de rediger la declaration qui devra etre signee de tous et lue par lui-meme a la tribune. M. Victor Hugo a immediatement redige cette declaration, qui a ete acceptee par la reunion de la gauche, mais a laquelle il n'a pu etre donne la publicite de la tribune, par suite de la seance du 8 mars et de la demission de M. Victor Hugo. En voici le texte: DECLARATION En presence de la demission que les representants alsaciens et lorrains ont offerte, mais que l'Assemblee n'a acceptee par aucun vote. Les representants soussignes declarent qu'a leurs yeux l'Alsace et la Lorraine ne cessent pas et ne cesseront jamais de faire partie de la France. Ces provinces sont profondement francaises. L'ame de la France reste avec elles. L'Assemblee nationale ne serait plus l'Assemblee de la France si ces deux provinces n'y etaient pas representees. Que desormais, et jusqu'a des jours meilleurs, il y ait sur la carte de France un vide, c'est la la violence que nous fait le traite. Mais pourquoi un vide dans cette Assemblee? Le traite exige-t-il que les representants alsaciens et lorrains disparaissent de l'Assemblee francaise? Non. Pourquoi donc aller plus loin que le traite? Pourquoi faire ce qu'il n'impose pas? Pourquoi lui donner ce qu'il ne demande pas? Que la Prusse prenne les territoires. Que la France garde les representants. Que leur presence dans l'Assemblee nationale de France soit la protestation vivante et permanente de la justice contre l'iniquite, du malheur contre la force, du droit vrai de la patrie contre le droit faux de la victoire. Que les alsaciens et les lorrains, elus par leurs departements, restent dans l'Assemblee francaise et qu'ils y personnifient, non le passe, mais l'avenir. Le mandat est un depot. C'est au mandant lui-meme que le mandataire est tenu de rapporter son mandat. Aujourd'hui, dans la situation faite a l'Alsace et a la Lorraine, le mandant est prisonnier, mais le mandataire est libre. Le devoir du mandataire est de garder a la fois sa liberte et son mandat. Et cela jusqu'au jour ou, ayant coopere avec nous a l'oeuvre liberatrice, il pourra rendre a ceux qui l'ont elu le mandat qu'il leur doit et la patrie que nous leur devons. Les representants alsaciens et lorrains des departements cedes sont aujourd'hui dans une exception qu'il importe de signaler. Tous les representants du reste de la France peuvent etre reelus ou remplaces; eux seuls ne le peuvent pas. Leurs electeurs sont frappes d'interdit. En ce moment, et sans que le traite puisse l'empecher, l'Alsace et la Lorraine sont representees dans l'Assemblee nationale de France. Il depend de l'Assemblee nationale de continuer cette representation. Cette continuation du mandat, nous devons la declarer. Elle est de droit. Elle est de devoir. Il ne faut pas que les sieges de la representation alsacienne et lorraine, actuellement occupes, soient vides et restent vides par notre volonte. Pour toutes les populations de France, le droit d'etre representees est un droit absolu; pour la Lorraine et pour l'Alsace c'est un droit sacre. Puisque la Lorraine et l'Alsace ne peuvent desormais nommer d'autres representants, ceux-ci doivent etre maintenus. Ils doivent etre maintenus indefiniment, dans les assemblees nationales qui se succederont, jusqu'au jour, prochain nous l'esperons, ou la France reprendra possession de la Lorraine et de l'Alsace, et ou cette moitie de notre coeur nous sera rendue. En resume, Si nous souffrons que nos honorables collegues alsaciens et lorrains se retirent, nous aggravons le traite. La France va dans la concession plus loin que la Prusse dans l'extorsion. Nous offrons ce qu'on n'exige pas. Il importe que dans l'execution forcee du traite rien de notre part ne ressemble a un consentement. Subir sans consentir est la dignite du vaincu. Par tous ces motifs, sans prejuger les resolutions ulterieures que pourra leur commander leur conscience, Croyant necessaire de reserver les questions qui viennent d'etre indiquees, Les representants soussignes invitent leurs collegues de l'Alsace et de la Lorraine a reprendre et a garder leurs sieges dans l'Assemblee. IV LA QUESTION DE PARIS Par le traite vote, l'Assemblee avait dispose de la France; il s'agissait maintenant de savoir ce qu'elle allait faire de Paris. La droite ne voulait plus de Paris; il lui fallait autre chose. Elle cherchait une capitale; les uns proposaient Bourges, les autres Fontainebleau, les autres Versailles. Le 6 mars, l'Assemblee discuta la question dans ses bureaux. Rentrerait-elle ou ne rentrerait-elle pas dans Paris? M. Victor Hugo faisait partie du onzieme bureau. Voici ses paroles, telles qu'elles ont ete reproduites par les journaux: Nous sommes plusieurs ici qui avons ete enfermes dans Paris et qui avons assiste a toutes les phases de ce siege, le plus extraordinaire qu'il y ait dans l'histoire. Ce peuple a ete admirable. Je l'ai dit deja et je le dirai encore. Chaque jour la souffrance augmentait et l'heroisme croissait. Rien de plus emouvant que cette transformation; la ville de luxe etait devenue ville de misere; la ville de mollesse etait devenue ville de combat; la ville de joie etait devenue ville de terreur et de sepulcre. La nuit, les rues etaient toutes noires, pas un delit. Moi qui parle, toutes les nuits, je traversais, seul, et presque d'un bout a l'autre, Paris tenebreux et desert; il y avait la bien des souffrants et bien des affames, tout manquait, le feu et le pain; eh bien, la securite etait absolue. Paris avait la bravoure au dehors et la vertu au dedans. Deux millions d'hommes donnaient ce memorable exemple. C'etait l'inattendu dans la grandeur. Ceux qui l'ont vu ne l'oublieront pas. Les femmes etaient aussi intrepides devant la famine que les hommes devant la bataille. Jamais plus superbe combat n'a ete livre de toutes parts a toutes les calamites a la fois. Oui, l'on souffrait, mais savez-vous comment? on souffrait avec joie, parce qu'on se disait: Nous souffrons pour la patrie. Et puis, on se disait: Apres la guerre finie, apres les prussiens partis, ou chasses,--je prefere chasses,--on se disait: comme ce sera beau la recompense! Et l'on s'attendait a ce spectacle sublime, l'immense embrassement de Paris et de la France. On s'attendait a quelque chose comme ceci: la mere se jetant eperdue dans les bras de sa fille! la grande nation remerciant la grande cite! On se disait: Nous sommes isoles de la France; la Prusse a eleve une muraille entre la France et nous; mais la Prusse s'en ira, et la muraille tombera. Eh bien! non, messieurs. Paris debloque reste isole. La Prusse n'y est plus, et la muraille y est encore. Entre Paris et la France il y avait un obstacle, la Prusse; maintenant il y en a un autre, l'Assemblee. Reflechissez, messieurs. Paris esperait votre reconnaissance, et il obtient votre suspicion! Mais qu'est-ce donc qu'il vous a fait? Ce qu'il vous a fait, je vais vous le dire: Dans la defaillance universelle, il a leve la tete; quand il a vu que la France n'avait plus de soldats, Paris s'est transfigure en armee; il a espere, quand tout desesperait; apres Phalsbourg tombee, apres Toul tombee, apres Strasbourg tombee, apres Metz tombee, Paris est reste debout. Un million de vandales ne l'a pas etonne. Paris s'est devoue pour tous; il a ete la ville superbe du sacrifice. Voila ce qu'il vous a fait. Il a plus que sauve la vie a la France, il lui a sauve l'honneur. Et vous vous defiez de Paris! et vous mettez Paris en suspicion! Vous mettez en suspicion le courage, l'abnegation, le patriotisme, la magnifique initiative de la resistance dans le desespoir, l'intrepide volonte d'arracher a l'ennemi la France, toute la France! Vous vous defiez de cette cite qui a fait la philosophie universelle, qui envahit le monde a votre profit par son rayonnement et qui vous le conquiert par ses orateurs, par ses ecrivains, par ses penseurs; de cette cite qui a donne l'exemple de toutes les audaces et aussi de toutes les sagesses; de ce Paris qui fera l'univers a son image, et d'ou est sorti l'exemplaire nouveau de la civilisation! Vous avez peur de Paris, de Paris qui est la fraternite, la liberte, l'autorite, la puissance, la vie! Vous mettez en suspicion le progres! Vous mettez en surveillance la lumiere! Ah! songez-y! Cette ville vous tend les bras; vous lui dites: Ferme tes portes. Cette ville vient a vous, vous reculez devant elle. Elle vous offre son hospitalite majestueuse ou vous pouvez mettre toute la France a l'abri, son hospitalite, gage de concorde et de paix publique, et vous hesitez, et vous refusez, et vous avez peur du port comme d'un piege! Oui, je le dis, pour vous, pour nous tous, Paris, c'est le port. Messieurs, voulez-vous etre sages, soyez confiants. Voulez-vous etre des hommes politiques, soyez des hommes fraternels. Rentrez dans Paris, et rentrez-y immediatement. Paris vous en saura gre et s'apaisera. Et quand Paris s'apaise, tout s'apaise. Votre absence de Paris inquietera tous les interets et sera pour le pays une cause de fievre lente. Vous avez cinq milliards a payer; pour cela il vous faut le credit; pour le credit, il vous faut la tranquillite, il vous faut Paris. Il vous faut Paris rendu a la France, et la France rendue a Paris. C'est-a-dire l'assemblee nationale siegeant dans la ville nationale. L'interet public est ici etroitement d'accord avec le devoir public. Si le sejour de l'Assemblee en province, qui n'est qu'un accident, devenait un systeme, c'est-a-dire la negation du droit supreme de Paris, je le declare, je ne siegerais point hors de Paris. Mais ma resolution particuliere n'est qu'un detail sans importance. Je ferais ce que je crois etre mon devoir. Cela me regarde et je n'y insiste pas. Vous, c'est autre chose. Votre resolution est grave. Pesez-la. On vous dit:--N'entrez pas dans Paris; les prussiens sont la.--Qu'importe les prussiens! moi je les dedaigne. Avant peu, ils subiront la domination de ce Paris qu'ils menacent de leurs canons et qui les eclaire de ses idees. La seule vue de Paris est une propagande. Desormais le sejour des prussiens en France est dangereux surtout pour le roi de Prusse. Messieurs, en rentrant dans Paris, vous faites de la politique, et de la bonne politique. Vous etes un produit momentane. Paris est une formation seculaire. Croyez-moi, ajoutez Paris a l'Assemblee, appuyez votre faiblesse sur cette force, asseyez votre fragilite sur cette solidite. Tout un cote de cette assemblee, cote fort par le nombre et faible autrement, a la pretention de discuter Paris, d'examiner ce que la France doit faire de Paris, en un mot de mettre Paris aux voix. Cela est etrange. Est-ce qu'on met Paris en question? Paris s'impose. Une verite qui peut etre contestee en France, a ce qu'il parait, mais qui ne l'est pas dans le reste du monde, c'est la suprematie de Paris. Par son initiative, par son cosmopolitisme, par son impartialite, par sa bonne volonte, par ses arts, par sa litterature, par sa langue, par son industrie, par son esprit d'invention, par son instinct de justice et de liberte, par sa lutte de tous les temps, par son heroisme d'hier et de toujours, par ses revolutions, Paris est l'eblouissant et mysterieux moteur du progres universel. Niez cela, vous rencontrez le sourire du genre humain. Le monde n'est peut-etre pas francais, mais a coup sur il est parisien. Nous, consentir a discuter Paris? Non. Il est pueril de l'attaquer, il serait pueril de le defendre. Messieurs, n'attentons pas a Paris. N'allons pas plus loin que la Prusse. Les prussiens ont demembre la France, ne la decapitons pas. Et puis, songez-y. Hors Paris il peut y avoir une Assemblee provinciale; il n'y a d'Assemblee nationale qu'a Paris. Pour les legislateurs souverains qui ont le devoir de completer la Revolution francaise, etre hors de Paris, c'est etre hors de France. (_Interruption._) On m'interrompt. Alors j'insiste. Isoler Paris, refaire apres l'ennemi le blocus de Paris, tenir Paris a l'ecart, succeder dans Versailles, vous assemblee republicaine, au roi de France, et, vous assemblee francaise, au roi de Prusse, creer a cote de Paris on ne sait quelle fausse capitale politique, croyez-vous en avoir le droit? Est-ce comme representants de la France que vous feriez cela? Entendons-nous. Qui est-ce qui represente la France? c'est ce qui contient le plus de lumiere. Au-dessus de vous, au-dessus de moi, au-dessus de nous tous, qui avons un mandat aujourd'hui et qui n'en aurons pas demain, la France a un immense representant, un representant de sa grandeur, de sa puissance, de sa volonte, de son histoire, de son avenir, un representant permanent, un mandataire irrevocable; et ce representant est un heros, et ce mandataire est un geant; et savez-vous son nom? Il s'appelle Paris. Et c'est vous, representants ephemeres, qui voudriez destituer ce representant eternel! Ne faites pas ce reve et ne faites pas cette faute. * * * * * Apres ces paroles, le onzieme bureau, ayant a choisir entre M. Victor Hugo et M. Lucien Brun un commissaire, a choisi M. Lucien Brun. V DEMISSION DE VICTOR HUGO Le 8 mars, au moment ou le representant Victor Hugo se preparait a prendre la parole pour defendre Paris contre la droite, survint un incident inattendu. Un rapport fut fait a l'Assemblee sur l'election d'Alger. Le general Garibaldi avait ete nomme representant d'Alger par 10,600 voix. Le candidat qui avait apres lui le plus de voix n'avait eu que 4,973 suffrages. On proposa l'annulation de l'election de Garibaldi. Victor Hugo intervint. SEANCE DU 8 MARS 1871 M. VICTOR HUGO.--Je demande la parole. M. LE PRESIDENT.--M. Victor Hugo a la parole. (_Mouvements divers._) M. VICTOR HUGO.--Je ne dirai qu'un mot. La France vient de traverser une epreuve terrible, d'ou elle est sortie sanglante et vaincue. On peut etre vaincu et rester grand; la France le prouve. La France accablee, en presence des nations, a rencontre la lachete de l'Europe. (_Mouvement._) De toutes les puissances europeennes, aucune ne s'est levee pour defendre cette France qui, tant de fois, avait pris en main la cause de l'Europe... (_Bravo! a gauche_), pas un roi, pas un etat, personne! un seul homme excepte.... (_Sourires ironiques a droite.--Tres bien! a gauche._) Ah! les puissances, comme on dit, n'intervenaient pas; eh bien, un homme est intervenu, et cet homme est une puissance. (_Exclamations sur plusieurs bancs a droite._) Cet homme, messieurs, qu'avait-il? son epee. M. LE VICOMTE DE LORGERIL.--Et Bordone! (_On rit._) M. VICTOR HUGO.--Son epee, et cette epee avait deja delivre un peuple ... (_exclamations_) et cette epee pouvait en sauver un autre. (_Nouvelles exclamations._) Il l'a pense; il est venu, il a combattu. _A droite._--Non! non! M. LE VICOMTE DE LORGERIL.--Ce sont des reclames qui ont ete faites; il n'a pas combattu. M. VICTOR HUGO.--Les interruptions ne m'empecheront pas d'achever ma pensee. Il a combattu.... (_Nouvelles interruptions._) _Voix nombreuses a droite._--Non! non! _A gauche._--Si! si! M. LE VICOMTE DE LORGERIL.--Il a fait semblant! _Un membre a droite._--Il n'a pas vaincu en tout cas! M. VICTOR HUGO.--Je ne veux blesser personne dans cette assemblee, mais je dirai qu'il est le seul des generaux qui ont lutte pour la France, le seul qui n'ait pas ete vaincu. (_Bruyantes reclamations a droite.--Applaudissements a gauche._) _Plusieurs membres a droite._--A l'ordre! a l'ordre! M. DE JOUVENCEL.--Je prie M. le president d'inviter l'orateur a retirer une parole qui est antifrancaise. M. LE VICOMTE DE LORGERIL.--C'est un comparse de melodrame. (_Vives reclamations a gauche._) Il n'a pas ete vaincu parce qu'il ne s'est pas battu. M. LE PRESIDENT.--Monsieur de Lorgeril, veuillez garder le silence; vous aurez la parole ensuite. Mais respectez la liberte de l'orateur. (_Tres bien!_) M. LE GENERAL DUCROT.--Je demande la parole. (_Mouvement._) M. LE PRESIDENT.--General, vous aurez la parole apres M. Victor Hugo. (_Plusieurs membres se levent et interpellent vivement M. Victor Hugo._) M. LE PRESIDENT _aux interrupteurs_. La parole est a M. Victor Hugo seul. M. RICHIER.--Un francais ne peut pas entendre des paroles semblables a celles qui viennent d'etre prononcees. (_Agitation generale._) M. LE VICOMTE DE LORGERIL.--L'Assemblee refuse la parole a M. Victor Hugo, parce qu'il ne parle pas francais. (_Oh! oh!--Rumeurs confuses._) M. LE PRESIDENT.--Vous n'avez pas la parole, monsieur de Lorgeril.... Vous l'aurez a votre tour. M. LE VICOMTE DE LORGERIL.--J'ai voulu dire que l'Assemblee ne veut pas ecouter parce qu'elle n'entend pas ce francais-la. (_Bruit._) _Un membre._--C'est une insulte au pays! M. LE GENERAL DUCROT.--J'insiste pour demander la parole. M. LE PRESIDENT.--Vous aurez la parole si M. Victor Hugo y consent. M. VICTOR HUGO.--Je demande a finir. _Plusieurs membres a M. Victor Hugo._--Expliquez-vous! (_Assez! assez!_) M. LE PRESIDENT.--Vous demandez a M. Victor Hugo de s'expliquer; il va le faire. Veuillez l'ecouter et garder le silence.... (_Non! non!--A l'ordre!_) M. LE GENERAL DUCROT.--On ne peut pas rester la-dessus. M. VICTOR HUGO.--Vous y resterez pourtant, general. M. LE PRESIDENT.--Vous aurez la parole apres l'orateur. M. LE GENERAL DUCROT.--Je proteste contre des paroles qui sont un outrage.... (_A la tribune! a la tribune!_) M. VICTOR HUGO.--Il est impossible.... (_Les cris: A l'ordre! continuent._) _Un membre._--Retirez vos paroles. On ne vous les pardonne pas. (_Un autre membre a droite se leve et adresse a l'orateur des interpellations qui se perdent dans le bruit._) M. LE PRESIDENT.--Veuillez vous asseoir! _Le meme membre._--A l'ordre! Rappelez l'orateur a l'ordre! M. LE PRESIDENT.--Je vous rappellerai vous-meme a l'ordre, si vous continuez a le troubler. (_Tres bien! tres bien!_) Je rappellerai a l'ordre ceux qui empecheront le president d'exercer sa fonction. Je suis le juge du rappel a l'ordre. _Sur plusieurs bancs a droite._--Nous le demandons, le rappel a l'ordre! M. LE PRESIDENT.--Il ne suffit pas que vous le demandiez. (_Tres bien!--Interpellations diverses et confuses._) M. DE CHABAUD-LATOUR.--Paris n'a pas ete vaincu, il a ete affame. (_C'est vrai! c'est vrai!--Assentiment general._) M. LE PRESIDENT.--Je donne la parole a M. Victor Hugo pour s'expliquer, et ceux qui l'interrompront seront rappeles a l'ordre. (_Tres bien!_) M. VICTOR HUGO.--Je vais vous satisfaire, messieurs, et aller plus loin que vous. (_Profond silence._) Il y a trois semaines, vous avez refuse d'entendre Garibaldi.... _Un membre._--Il avait donne sa demission! M. VICTOR HUGO.--Aujourd'hui vous refusez de m'entendre. Cela me suffit. Je donne ma demission. (_Longues rumeurs.--Non! non!--Applaudissements a gauche._) _Un membre._--L'Assemblee n'accepte pas votre demission! M. VICTOR HUGO.--Je l'ai donnee et je la maintiens. (_L'honorable membre qui se trouve, en descendant de la tribune, au pied du bureau stenographique situe a l'entree du couloir de gauche, saisit la plume de l'un des stenographes de l'Assemblee et ecrit, debout, sur le rebord exterieur du bureau, sa lettre de demission au president._) M. LE GENERAL DUCROT.--Messieurs, avant de juger le general Garibaldi, je demande qu'une enquete serieuse soit faite sur les faits qui ont amene le desastre de l'armee de l'est. (_Tres bien! tres bien!_) Quand cette enquete sera faite, nous vous produirons des telegrammes emanant de M. Gambetta, et prouvant qu'il reprochait au general Garibaldi son inaction dans un moment ou cette inaction amenait le desastre que vous connaissez. On pourra examiner alors si le general Garibaldi est venu payer une dette de reconnaissance a la France, ou s'il n'est pas venu, plutot, defendre sa republique universelle. (_Applaudissements prolonges sur un grand nombre de bancs._) M. LOCKROY.--Je demande la parole. M. LE PRESIDENT.--M. Victor Hugo est-il present? _Voix diverses._--Oui!--Non! il est parti! M. LE PRESIDENT.--Avant de donner lecture a l'Assemblee de la lettre que vient de me remettre M. Victor Hugo, je voulais le prier de se recueillir et de se demander a lui-meme s'il y persiste. M. VICTOR HUGO, _au pied de la tribune_.--J'y persiste. M. LE PRESIDENT.--Voici la lettre de M. Victor Hugo; mais M. Victor Hugo.... (_Rumeurs diverses._) M. VICTOR HUGO.--J'y persiste. Je le declare, je ne paraitrai plus dans cette enceinte. M. LE PRESIDENT.--Mais M. Victor Hugo ayant ecrit cette lettre dans la vivacite de l'emotion que ce debat a soulevee, j'ai du en quelque sorte l'inviter a se recueillir lui-meme, et je crois avoir exprime l'impression de l'Assemblee. (_Oui! oui! Tres bien!_) M. VICTOR HUGO.--Monsieur le president, je vous remercie; mais je declare que je refuse de rester plus longtemps dans cette Assemblee. (_Non! non!_) _De toutes parts./i>--A demain! a demain! M. VICTOR HUGO.--Non! non! j'y persiste. Je ne rentrerai pas dans cette Assemblee! (_M. Victor Hugo sort de la salle._) M. LE PRESIDENT.--Si l'Assemblee veut me le permettre, je ne lui donnerai connaissance de cette lettre que dans la seance de demain. (_Oui! oui!--Assentiment general._) Cet incident est termine, et je regrette que les elections de l'Algerie y aient donne lieu.... _Un membre a gauche._--C'est la violence de la droite qui y a donne lieu. * * * * * SEANCE DU 9 MARS M. LE PRESIDENT.--Messieurs, je regrette profondement que notre illustre collegue, M. Victor Hugo, n'ait pas cru pouvoir se rendre aux instances d'un grand nombre de nos collegues, et, je crois pouvoir le dire, au sentiment general de l'Assemblee. (_Oui! oui!--Tres bien!_) Il persiste dans la demission qu'il m'a remise hier au soir, et dont il ne me reste, a mon grand regret, qu'a donner connaissance a l'Assemblee: La voici: "Il y a trois semaines, l'Assemblee a refuse d'entendre Garibaldi; aujourd'hui elle refuse de m'entendre. Cela me suffit. "Je donne ma demission. "VICTOR HUGO." 8 mars 1871. La demission sera transmise a M. le ministre de l'interieur. M. LOUIS BLANC.--Je demande la parole. M. LE PRESIDENT.--M. Louis Blanc a la parole. M. LOUIS BLANC.--Messieurs, je n'ai qu'un mot a dire. A ceux d'entre nous qui sont plus particulierement en communion de sentiments et d'idees avec Victor Hugo, il est commande de dire bien haut de quelle douleur leur ame a ete saisie.... _Voix a gauche_.--Oui! oui! c'est vrai! M. LOUIS BLANC.--En voyant le grand citoyen, l'homme de genie dont la France est fiere, reduit a donner sa demission de membre d'une Assemblee francaise.... _Voix a droite_.--C'est qu'il l'a bien voulu. M. LE DUC DE MARMIER.--C'est par sa volonte! M. LOUIS BLANC.--C'est un malheur ajoute a tant d'autres malheurs ... (_mouvements divers_) que cette voix puissante ait ete etouffee.... (_Reclamations sur un grand nombre de bancs._) M. DE TILLANCOURT.--La voix de M. Victor Hugo a constamment ete etouffee! _Plusieurs membres_.--C'est vrai! c'est vrai! M. LOUIS BLANC.--Au moment ou elle proclamait la reconnaissance de la patrie pour d'eminents services. Je me borne a ces quelques paroles. Elles expriment des sentiments qui, j'en suis sur, seront partages par tous ceux qui cherissent et reverent le genie combattant pour la liberte. (_Vive approbation sur plusieurs bancs a gauche._) M. SCHOELCHER.--Louis Blanc, vous avez dignement exprime nos sentiments a tous. _A gauche_.--Oui! oui!--Tres bien! * * * * * Caprera, 11 avril 1870. "Mon cher Victor Hugo, "J'aurais du plus tot vous donner un signe de gratitude pour l'honneur immense dont vous m'avez decore a l'Assemblee de Bordeaux. "Sans manifestation ecrite, nos ames se sont cependant bien entendues, la votre par le bienfait, et la mienne par l'amitie et la reconnaissance que je vous consacre depuis longtemps. "Le brevet que vous m'avez signe a Bordeaux suffit a toute une existence devouee a la cause sainte de l'humanite, dont vous etes le premier apotre. "Je suis pour la vie, "Votre devoue, "GARIBALDI." VI MORT DE CHARLES HUGO Ce qui suit est extrait du _Rappel_ du mercredi 15 mars: "Une affreuse nouvelle nous arrive de Bordeaux: notre collaborateur, notre compagnon, notre ami Charles Hugo, y est mort lundi soir. "Lundi matin, il avait dejeune gaiment avec son pere et Louis Blanc. Le soir, Victor Hugo donnait un diner d'adieu a quelques amis, au restaurant Lanta. A huit heures, Charles Hugo prend un fiacre pour s'y faire conduire, avec ordre de descendre d'abord a un cafe qu'il indique. Il etait seul dans la voiture. Arrive au cafe, le cocher ouvre la portiere et trouve Charles Hugo mort. "Il avait eu une congestion foudroyante suivie d'hemorrhagie. "On a rapporte ce pauvre cadavre a son pere, qui l'a couvert de baisers et de larmes. "Charles Hugo etait souffrant depuis quelques semaines. Il nous ecrivait, le samedi 11, samedi dernier: "Je vous envoie peu d'articles, mais ne m'accusez pas. Un excellent medecin que j'ai trouve ici m'a condamne au repos. J'ai, parait-il, un "emphyseme pulmonaire!" avec un petit point hypertrophie au coeur. Le medecin attribue cette maladie a mon sejour a Paris pendant le siege.... "Je vais mieux pourtant. Mais il faut que je me repose encore. J'irai passer une semaine a Arcachon. Je pense pouvoir retourner ensuite a Paris et reprendre mon travail...." "Victor Hugo devait l'accompagner a Arcachon. Charles se faisait une joie de rester la quelques jours en famille avec son pere, sa jeune femme et ses deux petits enfants; le depart etait fixe au lendemain matin.... Et le voila mort! Le voila mort, ce vaillant et genereux Charles, si fort et si doux, d'un si haut esprit, d'un si puissant talent! "Et Victor Hugo, apres ces dix-neuf ans d'exil et de lutte suivis de ces six mois de guerre et de siege, ne sera rentre en France que pour ensevelir son fils a cote de sa fille, et pour meler a son deuil patriotique son deuil paternel." * * * * * ENTERREMENT DE CHARLES HUGO (18 mars.) "Une foule considerable et profondement emue se pressait hier a la gare d'Orleans, ou, comme tous les journaux l'avaient annonce, le cercueil du collaborateur, de l'ami, que nous pleurons etait attendu vers midi. "A l'heure dite, on a vu paraitre le corbillard, derriere lequel marchaient, le visage en larmes, Victor Hugo et son dernier fils, Francois-Victor, puis MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul Foucher et quelques amis intimes. "Ceux qui etaient venus temoigner leur sympathie attristee au grand poete si durement frappe et au vaillant journaliste parti si jeune se sont joints a ce douloureux cortege, et le corbillard s'est dirige vers le cimetiere du Pere-Lachaise. "Il va sans dire qu'il n'a passe par aucune eglise. "D'instant en instant, le cortege grossissait. "Place de la Bastille, il y a eu une chose touchante. Trois gardes nationaux, reconnaissant Victor Hugo, se sont mis aussitot aux cotes du corbillard et l'ont escorte, fusil sous le bras. D'autres gardes nationaux ont suivi leur exemple, puis d'autres, et bientot ils ont ete plus d'une centaine, et ils ont forme une haie d'honneur qui a accompagne jusqu'au cimetiere notre cher et regrette camarade. "Un moment apres, un poste de gardes nationaux, tres nombreux a cause des evenements de la journee, apprenant qui l'on enterrait, a pris les fusils, s'est mis en rang et a presente les armes; les clairons ont sonne, les tambours ont battu aux champs, et le drapeau a salue. "C'a ete la meme chose sur tout le parcours. Rien n'etait touchant comme de voir, sur le canal, dans les rues et le long du boulevard, tous les postes accourir, et, spontanement, sans mot d'ordre, rendre hommage a quelqu'un qui n'etait ni le chef du pouvoir executif ni le president de l'Assemblee et qui n'avait qu'une autorite morale. Cet hommage etait aussi intelligent que cordial; quelques cris de _Vive la Republique! et de _Vive Victor Hugo! echappes involontairement, etaient vite contenus par le respect de l'immense malheur qui passait. "Ca et la on entrevoyait des barricades. Et ceux qui les gardaient, venaient, eux aussi, presenter les armes a cette gloire desesperee. Et on ne pouvait s'empecher de se dire que ce peuple de Paris si deferent, si bon, si reconnaissant, etait celui dont les calomnies reactionnaires font une bande de pillards! "A la porte du cimetiere et autour du tombeau, la foule etait tellement compacte qu'il etait presque impossible de faire un pas. "Enfin on a pu arriver au caveau ou dormaient deja le general Hugo, la mere de Victor Hugo et son frere Eugene. Le cercueil a pris la quatrieme et derniere place, celle que Victor Hugo s'etait reservee, ne prevoyant pas que le fils s'en irait avant le pere!" * * * * * Deux discours ont ete prononces. Le premier par M. Auguste Vacquerie. Nous en avons retenu les passages suivants: "Citoyens, "Dans le groupe de camarades et de freres que nous etions, le plus robuste, le plus solide, le plus vivant etait celui qui est mort le premier. Il est vrai que Charles Hugo n'a pas economise sa vie. Il est vrai qu'il l'a prodiguee. A quoi? Au devoir, a la lutte pour le vrai, au progres, a la republique. "Et, comme il n'a fait que les choses qui meritent d'etre recompensees, il en a ete puni. "Il a commence par la prison. Cette fois-la, son crime etait d'avoir attaque la guillotine. Il faut bien que les republicains soient contre la peine de mort, pour etre des buveurs de sang. Alors, les juges l'ont condamne a je ne sais plus quelle amende et a six mois de Conciergerie, Il y etait pendant l'abominable crime de Decembre. Il n'en est sorti que pour sortir de France. Apres la prison, l'exil. "Jersey, Guernesey et Bruxelles l'ont vu pendant vingt ans, debout entre son pere et son frere, exile volontaire, s'arrachant a sa patrie, mais ne l'oubliant pas, travaillant pour elle. Quel vaillant et eclatant journaliste il a ete, tous le savent. Un jour enfin, la cause qu'il avait si bravement servie a ete gagnee, l'empire a glisse dans la boue de Sedan, et la republique est ressuscitee. Celui qui avait dit: Et, s'il n'en reste qu'un, je serai celui-la. a pu rentrer sans manquer a son serment. Charles est rentre avec son pere. On pouvait croire qu'il allait maintenant etre heureux; il avait tout, sa patrie, la republique, un nom illustre, un grand talent, la jeunesse, sa femme qu'il adorait, deux petits enfants; il voyait s'ouvrir devant lui le long avenir de bonheur, de bien-etre et de renommee qu'il avait si noblement gagne. Il est mort. "Il y a des heures ou la destinee est aussi lache et aussi feroce que les hommes, ou elle se fait la complice des gouvernements et ou elle semble se venger de ceux qui font le bien. Il n'y a pas de plus sombre exemple de ces crimes du sort que le glorieux et douloureux pere de notre cher mort. Qu'a-t-il fait toute sa vie, que d'etre le meilleur comme le plus grand? Je ne parle pas seulement de sa bonte intime et privee; je parle surtout de sa bonte publique, de ses romans, si tendres a tous les miserables, de ses livres penches sur toutes les plaies, de ses drames dedies a tous les desherites. A quelle difformite, a quelle detresse, a quelle inferiorite a-t-il jamais refuse de venir en aide? Tout son genie n'a eu qu'une idee: consoler. Recompense: Charles n'est pas le premier de ses enfants qu'il perd de cette facon tragique. Aujourd'hui, c'est son fils qu'il perd brusquement, en pleine vie, en plein bonheur. Il y a trente ans, c'etait sa fille. Ordinairement un coup de foudre suffit. Lui, il aura ete foudroye deux fois. "Qu'importe, citoyens, ces iniquites de la destinee! Elles se trompent si elles croient qu'elles nous decourageront. Jamais! Demandez a celui que nous venons d'apporter dans cette fosse. N'est-ce pas, Charles, que tu recommencerais? "Et nous, nous continuerons. Sois tranquille, frere, nous combattrons comme toi jusqu'a notre dernier souffle. Aucune violence et aucune injustice ne nous fera renoncer a la verite, au bien, a l'avenir, pas plus celles des evenements que celles des gouvernements, pas plus la loi mysterieuse que la loi humaine, pas plus les malheurs que les condamnations, pas plus le tombeau que la prison! "Vive la republique universelle, democratique et sociale!" Voici egalement quelques-unes des paroles prononcees, au nom de la presse de province, par M. Louis Mie: "Chers concitoyens, "Si ma parole, au lieu d'etre celle d'un humble et d'un inconnu, avait l'autorite que donne le genie, qu'assurent d'eclatants services et que consacre un exil de vingt annees, j'apporterais a la tombe de Charles Hugo l'expression profondement vraie de la reconnaissance que la province republicaine tout entiere doit a cette armee genereuse qu'on nomme dans le monde, la presse republicaine de Paris. Charles marchait aux premiers rangs de ces intrepides du vrai, que tout frappe, mais que console le devoir accompli. "C'est a l'heure ou d'etroites defiances semblent vouloir nous separer, nous qui habitons les departements, et nous isoler de la ville soeur ainee des autres cites de France, que nous sentons plus ardemment ce que nous lui devons d'amour a ce Paris qui, apres nous avoir donne la liberte, nous a conserve l'honneur. "Je n'ai pas besoin de rappeler quelle large part revient a Charles Hugo dans cette infatigable et sainte predication de la presse parisienne. Je n'ai pas a retracer l'oeuvre de cette vie si courte et si pleine. Je n'en veux citer qu'une chose: c'est qu'il est entre dans la lutte en poussant un cri d'indignation contre un attentat a l'inviolabilite de la vie humaine. Il avait tout l'eclat de la jeunesse et toute la solidite de la conviction. Il avait les deux grandes puissances, celle que donne le talent et celle que donne la bonte. "Charles Hugo, vous aviez partout, en province comme a Paris, des amis et des admirateurs. Il y a des fils qui rapetissent le nom de leur pere; ce sera votre eternel honneur a vous d'avoir ajoute quelque chose a un nom auquel il semblait qu'on ne put ajouter rien." * * * * On lit dans le _Rappel_ du 21 mars: "Victor Hugo n'a guere fait que traverser Paris. Il est parti, des mercredi, pour Bruxelles, ou sa presence etait exigee par les formalites a remplir dans l'interet des deux petits enfants que laisse notre regrette collaborateur. "On sait que c'est a Bruxelles que Charles Hugo a passe les dernieres annees de l'exil. C'est a Bruxelles qu'il s'est marie et que son petit garcon et sa petite fille sont nes. "Aussitot que les prescriptions legales vont etre remplies, et que l'avenir des mineurs va etre regle, Victor Hugo reviendra immediatement a Paris." BRUXELLES I UN CRI M. Victor Hugo, retenu a Bruxelles par ses devoirs d'aieul et de tuteur de deux orphelins, suivait du regard avec anxiete la lutte entre Paris et Versailles. Il eleva la voix contre la guerre civile. Quand finira ceci? Quoi! ne sentent-ils pas Que ce grand pays croule a chacun de leurs pas? Chatier qui? Paris? Paris veut etre libre. Ici le monde, et la Paris; c'est l'equilibre; Et Paris est l'abime ou couve l'avenir. Pas plus que l'ocean on ne peut le punir, Car dans sa profondeur et sous sa transparence On voit l'immense Europe ayant pour coeur la France. Combattants! combattants! qu'est-ce que vous voulez? Vous etes comme un feu qui devore les bles, Et vous tuez l'honneur, la raison, l'esperance! Quoi! d'un cote la France et de l'autre la France! Arretez! c'est le deuil qui sort de vos succes. Chaque coup de canon de francais a francais Jette,--car l'attentat a sa source remonte,-- Devant lui le trepas, derriere lui la honte. Verser, meler, apres septembre et fevrier, Le sang du paysan, le sang de l'ouvrier, Sans plus s'en soucier que de l'eau des fontaines! Les latins contre Rome et les grecs contre Athenes! Qui donc a decrete ce sombre egorgement? Si quelque pretre dit que Dieu le veut, il ment! Mais quel vent souffle donc? Quoi! pas d'instants lucides? Se retrouver heros pour etre fratricides? Horreur! Mais voyez donc, dans le ciel, sur vos fronts, Flotter l'abaissement, l'opprobre, les affronts! Mais voyez donc la-haut ce drapeau d'ossuaire, Noir comme le linceul, blanc comme le suaire; Pour votre propre chute ayez donc un coup d'oeil; C'est le drapeau de Prusse et le drapeau du deuil! Ce haillon insolent, il vous a sous sa garde. Vous ne le voyez pas; lui, sombre, il vous regarde; Il est comme l'Egypte au-dessus des hebreux, Lourd, sinistre, et sa gloire est d'etre tenebreux. Il est chez vous. Il regne. Ah! la guerre civile. Triste apres Austerlitz, apres Sedan est vile! Aventure, hideuse! ils se sont decides A jouer la patrie et l'avenir aux des! Insenses! n'est-il pas de choses plus instantes Que d'epaissir autour de ce rempart vos tentes! Recommencer la guerre ayant encore au flanc, O Paris, o lion blesse, l'epieu sanglant! Quoi! se faire une plaie avant de guerir l'autre! Mais ce pays meurtri de vos coups, c'est le votre! Cette mere qui saigne est votre mere! Et puis, Les miseres, la femme et l'enfant sans appuis, Le travailleur sans pain, tout l'amas des problemes Est la terrible, et vous, acharnes sur vous-memes, Vous venez, toi rheteur, toi soldat, toi tribun, Les envenimer tous sans en resoudre aucun! Vous recreusez le gouffre au lieu d'y mettre un phare! Des deux cotes la meme execrable fanfare, Le meme cri: Mort! Guerre!--A qui? reponds, Cain! Qu'est-ce que ces soldats une epee a la main, Courbes devant la Prusse, altiers contre la France? Gardez donc votre sang pour votre delivrance! Quoi! pas de remords! quoi! le desespoir complet! Mais qui donc sont-ils ceux a qui la honte plait? O cieux profonds! opprobre aux hommes, quels qu'ils soient, Qui sur ce pavois d'ombre et de meurtre s'assoient, Qui du malheur public se font un piedestal, Qui soufflent, acharnes a ce duel fatal, Sur le peuple indigne, sur le reitre servile. Et sur les deux tisons de la guerre civile; Qui remettent la ville eternelle en prison, Rebatissent le mur de haine a l'horizon, Meditent on ne sait quelle victoire infame, Les droits brises, la France assassinant son ame, Paris mort, l'astre eteint, et qui n'ont pas fremi Devant l'eclat de rire affreux de l'ennemi! Bruxelles, 15 avril 1871. II PAS DE REPRESAILLES Cependant les hommes qui dominaient la Commune, la precipitent, sous pretexte de talion, dans l'arbitraire et dans la tyrannie. Tous les principes sont violes. Victor Hugo s'indigne, et sa protestation est reproduite par toute la presse libre de l'Europe. La voici: Je ne fais point flechir les mots auxquels je crois, Raison, progres, honneur, loyaute, devoirs, droits. On ne va point au vrai par une route oblique. Sois juste; c'est ainsi qu'on sert la republique; Le devoir envers elle et l'equite pour tous; Pas de colere; et nul n'est juste s'il n'est doux. La Revolution est une souveraine; Le peuple est un lutteur prodigieux qui traine Le passe vers le gouffre et l'y pousse du pied; Soit. Mais je ne connais, dans l'ombre qui me sied, Pas d'autre majeste que toi, ma conscience. J'ai la foi. Ma candeur sort de l'experience. Ceux que j'ai terrasses, je ne les brise pas. Mon cercle c'est mon droit, leur droit est mon compas; Qu'entre mes ennemis et moi tout s'equilibre; Si je les vois lies, je ne me sens pas libre. A demander pardon j'userais mes genoux Si je versais sur eux ce qu'ils jetaient sur nous. Jamais je ne dirai:--Citoyens, le principe Qui se dresse pour nous contre nous se dissipe; Honorons la droiture en la congediant; La probite s'accouple avec l'expedient.-- Je n'irai point cueillir, tant je craindrais les suites, Ma logique a la levre impure des jesuites; Jamais je ne dirai:--Voilons la verite! Jamais je ne dirai:--Ce traitre a merite, Parce qu'il fut pervers, que, moi, je sois inique; Je succede a sa lepre; il me la communique; Et je fais, devenant le meme homme que lui, De son forfait d'hier ma vertu d'aujourd'hui. Il etait mon tyran, il sera ma victime.-- Le talion n'est pas un reflux legitime. Ce que j'etais hier, je veux l'etre demain. Je ne pourrais pas prendre un crime dans ma main En me disant:--Ce crime etait leur projectile; Je le trouvais infame et je le trouve utile; Je m'en sers; et je frappe, ayant ete frappe.-- Non, l'espoir de me voir petit sera trompe. Quoi! je serais sophiste ayant ete prophete! Mon triomphe ne peut renier ma defaite; J'entends rester le meme, ayant beaucoup vecu, Et qu'en moi le vainqueur soit fidele au vaincu. Non, je n'ai pas besoin, Dieu, que tu m'avertisses; Pas plus que deux soleils je ne vois deux justices; Nos ennemis tombes sont la; leur liberte Et la notre, o, vainqueur, c'est la meme clarte. En eteignant leurs droits nous eteignons nos astres. Je veux, si je ne puis apres tant de desastres Faire de bien, du moins ne pas faire de mal. La chimere est aux rois, le peuple a l'ideal. Quoi! bannir celui-ci! jeter l'autre aux bastilles! Jamais! Quoi! declarer que les prisons, les grilles, Les barreaux, les geoliers et l'exil tenebreux, Ayant ete mauvais pour nous, sont bons pour eux! Non, je n'oterai, moi, la patrie a personne. Un reste d'ouragan dans mes cheveux frissonne;--On comprendra qu'ancien banni, je ne veux pas Faire en dehors du juste et de l'honnete un pas; J'ai paye de vingt ans d'exil ce droit austere D'opposer aux fureurs un refus solitaire Et de fermer mon ame aux aveugles courroux, Si je vois les cachots sinistres, les verrous, Les chaines menacer mon ennemi, je l'aime, Et je donne un asile a mon proscripteur meme; Ce qui fait qu'il est bon d'avoir ete proscrit. Je sauverais Judas si j'etais Jesus-Christ. Je ne prendrai jamais ma part d'une vengeance. Trop de punition pousse a trop d'indulgence, Et je m'attendrirais sur Cain torture. Non, je n'opprime pas! jamais je ne tuerai! Jamais, o Liberte, devant ce que je brise, On ne te verra faire un signe de surprise. Peuple, pour te servir en ce siecle fatal, Je veux bien renoncer a tout, au sol natal, A ma maison d'enfance, a mon nid, a mes tombes, A ce bleu ciel de France ou volent des colombes, A Paris, champ sublime ou j'etais moissonneur, A la patrie, au toit paternel, au bonheur; Mais j'entends rester pur, sans tache et sans puissance. Je n'abdiquerai pas mon droit a l'innocence. Bruxelles, 2l avril. III LES DEUX TROPHEES La guerre civile donne son fruit, la ruine. Des deux cotes on demolit Paris avec acharnement. Versailles bombarde l'Arc de l'Etoile, pendant que la Commune juge et condamne la Colonne. Victor Hugo essaye d'arreter les destructeurs. Il publie les _Deux Trophees_. Peuple, ce siecle a vu tes travaux surhumains, Il t'a vu repetrir l'Europe dans tes mains. Tu montras le neant du sceptre et des couronnes Par ta facon de faire et defaire des trones; A chacun de tes pas tout croissait d'un degre; Tu marchais, tu faisais sur le globe effare Un ensemencement formidable d'idees; Tes legions etaient les vagues debordees Du progres s'elevant de sommets en sommets; La Revolution te guidait; tu semais Danton en Allemagne et Voltaire en Espagne; Ta gloire, o peuple, avait l'aurore pour compagne, Et le jour se levait partout ou tu passais; Comme on a dit les grecs on disait les francais; Tu detruisais le mal, l'enfer, l'erreur, le vice, Ici le moyen age et la le saint-office; Superbe, tu luttais contre tout ce qui nuit; Ta clarte grandissante engloutissait la nuit; Toute la terre etait a tes rayons melee; Tandis que tu montais dans ta voie etoilee, Les hommes t'admiraient, meme dans tes revers; Parfois tu t'envolais planant; et l'univers, Vingt ans, du Tage a l'Elbe et du Nil a l'Adige, Fut la face eblouie et tu fus le prodige; Et tout disparaissait, Histoire, souviens-t'en, Meme le chef geant, sous le peuple titan. De la deux monuments eleves a ta gloire, Le pilier de puissance et l'arche de victoire, Qui tous deux sont toi-meme, o peuple souverain, L'un etant de granit et l'autre etant d'airain. Penser qu'on fut vainqueur autrefois est utile. Oh! ces deux monuments, que craint l'Europe hostile, Comme on va les garder, et comme nuit et jour On va veiller sur eux avec un sombre amour! Ah! c'est presque un vengeur qu'un temoin d'un autre age! Nous les attesterons tous deux, nous qu'on outrage; Nous puiserons en eux l'ardeur de chatier. Sur ce hautain metal et sur ce marbre altier, Oh! comme on cherchera d'un oeil melancolique Tous ces fiers veterans, fils de la republique! Car l'heure de la chute est l'heure de l'orgueil; Car la defaite augmente, aux yeux du peuple en deuil, Le resplendissement farouche des trophees; Les ames de leur feu se sentent rechauffees; La vision des grands est salubre aux petits. Nous eterniserons ces monuments, batis Par les morts dont survit l'oeuvre extraordinaire; Ces morts puissants jadis passaient dans le tonnerre, Et de leur marche encore on entend les eclats, Et les pales vivants d'a present sont, helas, Moins qu'eux dans la lumiere et plus qu'eux dans la tombe. Ecoutez, c'est la pioche! ecoutez, c'est la bombe! Qui donc fait bombarder? qui donc fait demolir? Vous! * * * * * Le penseur fremit, pareil au vieux roi Lear Qui parle a la tempete et lui fait des reproches. Quels signes effrayants! d'affreux jours sont-ils proches? Est-ce que l'avenir peut etre assassine? Est-ce qu'un siecle meurt quand l'autre n'est pas ne? Vertige! de qui donc Paris est-il la proie? Un pouvoir le mutile, un autre le foudroie. Ainsi deux ouragans luttent au Sahara. C'est a qui frappera, c'est a qui detruira. Peuple, ces deux chaos ont tort; je blame ensemble Le firmament qui tonne et la terre qui tremble. * * * * * Soit. De ces deux pouvoirs, dont la colere croit, L'un a pour lui la loi, l'autre a pour lui le droit; Versaille a la paroisse et Paris la commune; Mais sur eux, au-dessus de tous, la France est une! Et d'ailleurs, quand il faut l'un sur l'autre pleurer, Est-ce bien le moment de s'entre-devorer, Et l'heure pour la lutte est-elle bien choisie? O fratricide! Ici toute la frenesie Des canons, des mortiers, des mitrailles; et la Le vandalisme; ici Charybde, et la Scylla. Peuple, ils sont deux. Broyant tes splendeurs etouffees, Chacun ote a ta gloire un de tes deux trophees; Nous vivons dans des temps sinistres et nouveaux, Et de ces deux pouvoirs etrangement rivaux Par qui le marteau frappe et l'obus tourbillonne, L'un prend l'Arc de Triomphe et l'autre la Colonne! * * * * * Mais c'est la France!--Quoi, francais, nous renversons Ce qui reste debout sur les noirs horizons! La grande France est la! Qu'importe Bonaparte! Est-ce qu'on voit un roi quand on regarde Sparte? Otez Napoleon, le peuple reparait. Abattez l'arbre, mais respectez la foret. Tous ces grands combattants, tournant sur ces spirales, Peuplant les champs, les tours, les barques amirales, Franchissant murs et ponts, fosses, fleuves, marais, C'est la France montant a l'assaut du progres. Justice! otez de la Cesar, mettez-y Rome! Qu'on voie a cette cime un peuple et non un homme! Condensez en statue au sommet du pilier Cette foule en qui vit ce Paris chevalier, Vengeur des droits, vainqueur du mensonge feroce! Que le fourmillement aboutisse au colosse! Faites cette statue en un si pur metal Qu'on n'y sente plus rien d'obscur ni de fatal; Incarnez-y la foule, incarnez-y l'elite; Et que ce geant Peuple, et que ce grand stylite Du lointain ideal eclaire le chemin, Et qu'il ait au front l'astre et l'epee a la main! Respect a nos soldats! Rien n'egalait leurs tailles; La Revolution gronde en leurs cent batailles; La Marseillaise, effroi du vieux monde obscurci, S'est faite pierre la, s'est faite bronze ici; De ces deux monuments sort un cri: Delivrance! * * * * * Quoi! de nos propres mains nous achevons la France! Quoi! c'est nous qui faisons cela! nous nous jetons Sur ce double trophee envie des teutons, Torche et massue aux poings, tous a la fois, en foule! C'est sous nos propres coups que notre gloire croule! Nous la brisons, d'en haut, d'en bas, de pres, de loin, Toujours, partout, avec la Prusse pour temoin! Ils sont la, ceux a qui fut livree et vendue Ton invincible epee, o patrie eperdue! Ils sont la, ceux par qui tomba l'homme de Ham! C'est devant Reichshoffen qu'on efface Wagram! Marengo rature, c'est Waterloo qui reste. La page altiere meurt sous la page funeste; Ce qui souille survit a ce qui rayonna; Et, pour garder Forbach, on supprime Iena! Mac-Mahon fait de loin pleuvoir une rafale De feu, de fer, de plomb, sur l'arche triomphale. Honte! un drapeau tudesque etend sur nous ses plis, Et regarde Sedan souffleter Austerlitz! Ou sont les Charentons, France? ou sont les Bicetres? Est-ce qu'ils ne vont pas se lever, les ancetres, Ces dompteurs de Brunswick, de Cobourg, de Bouille, Terribles, secouant leur vieux sabre rouille, Cherchant au ciel la grande aurore evanouie? Est-ce que ce n'est pas une chose inouie Qu'ils soient violemment de l'histoire chasses, Eux qui se prodiguaient sans jamais dire: assez! Eux qui tinrent le pape et les rois, l'ombre noire Et le passe, captifs et cernes dans leur gloire, Eux qui de l'ancien monde avaient fait le blocus, Eux les peres vainqueurs, par nous les fils vaincus! Helas! ce dernier coup, apres tant de miseres, Et la paix incurable ou saignent deux ulceres, Et tous ces vains combats, Avron, Bourget, l'Hay! Apres Strasbourg brulee! après Paris trahi! La France n'est donc pas encore assez tuee? Si la Prusse, a l'orgueil sauvage habituee, Voyant ses noirs drapeaux enfles par l'aquilon, Si la Prusse, tenant Paris sous son talon, Nous eut crie:--Je veux que vos gloires s'enfuient. Francais, vous avez la deux restes qui m'ennuient, Ce pilastre d'airain, cet arc de pierre; il faut M'en delivrer; ici, dressez un echafaud, La, braquez des canons; ce soin sera le votre; Vous demolirez l'un, vous mitraillerez l'autre. Je l'ordonne.--O fureur! comme on eut dit: Souffrons! Luttons! c'est trop! ceci passe tous les affronts! Plutot mourir cent fois! nos morts seront nos fetes! Comme on eut dit: Jamais! Jamais! --Et vous le faites! Bruxelles, 6 mai 1871. IV A MM. MEURICE ET VACQUERIE La lettre suivante, qui n'a pu paraitre sous la Commune par des raisons que tout le monde sait, trouve naturellement sa place ici, a sa date: Bruxelles, 28 avril. Chers amis, Nous traversons une crise. Vous me demandez toute ma pensee, je pourrais me borner a ce seul mot: c'est la votre. Ce qui me frappe, c'est a quel point nous sommes d'accord. Le public m'attribue dans le _Rappel_ une participation que je n'ai pas, et m'en croit, sinon le redacteur, du moins l'inspirateur; vous savez mieux que personne a quel point j'ai dit la verite quand j'ai ecrit dans vos colonnes memes que j'etais un simple lecteur du _Rappel_ et rien de plus. Eh bien, cette erreur du public a sa raison d'etre. Il y a, au fond, entre votre pensee et la mienne, entre votre appreciation et la mienne, entre votre conscience et la mienne, identite presque absolue. Permettez-moi de le constater et de m'en applaudir. Ainsi, dans l'heure decisive ou nous sommes, heure qui, si elle finit mal, pourrait etre irreparable, vous avez une pensee dominante que vous dites chaque matin dans le _Rappel_, la conciliation. Or, ce que vous ecrivez a Paris, je le pense a Bruxelles. La fin de la crise serait dans ce simple acces de sagesse: concessions mutuelles. Alors le denoument serait pacifique. Autrement il y aura guerre a outrance. On n'est pas quitte avec un probleme parce qu'on a sabre la solution. J'ecrivais en avril 1869 les deux mots qui resoudraient les complications d'avril 1871, et j'ajoute toutes les complications. Ces deux mots, vous vous en souvenez, sont: Conciliation et Reconciliation. Le premier pour les idees, le second pour les hommes. Le salut serait la. Comme vous je suis pour la Commune en principe, et contre la Commune dans l'application. Certes le droit de Paris est patent. Paris est une commune, la plus necessaire de toutes, comme la plus illustre. Paris commune est la resultante de la France republique. Comment! Londres est une commune, et Paris n'en serait pas une! Londres, sous l'oligarchie, existe, et Paris, sous la democratie, n'existerait pas! La cite de Londres a de tels droits qu'elle arrete tout net devant sa porte le roi d'Angleterre. A Temple-Bar le roi finit et le peuple commence. La porte se ferme, et le roi n'entre qu'en payant l'amende. La monarchie respecte Londres, et la republique violerait Paris! Enoncer de telles choses suffit; n'insistons pas. Paris est de droit commune, comme la France est de droit republique, comme je suis de droit citoyen. La vraie definition de la republique, la voici: moi souverain de moi. C'est ce qui fait qu'elle ne depend pas d'un vote. Elle est de droit naturel, et le droit naturel ne se met pas aux voix. Or une ville a un moi comme un individu; et Paris, parmi toutes les villes, a un moi supreme. C'est ce moi supreme qui s'affirme par la Commune. L'Assemblee n'a pas plus la faculte d'oter a Paris la Commune que la Commune n'a la faculte d'oter a la France l'Assemblee. Donc aucun des deux termes ne pouvant exclure l'autre, il s'ensuit cette necessite rigoureuse, absolue, logique: s'entendre. Le moi national prend cette forme, la republique; le moi local prend cette forme, la commune; le moi individuel prend cette forme, la liberte. Mon moi n'est complet et je ne suis citoyen qu'a cette triple condition: la liberte dans ma personne, la commune dans mon domicile, la republique dans ma patrie. Est-ce clair? Le droit de Paris de se declarer Commune est incontestable. Mais a cote du droit, il y a l'opportunite. Ici apparait la vraie question. Faire eclater un conflit a une pareille heure! la guerre civile apres la guerre etrangere! Ne pas meme attendre que les ennemis soient partis! amuser la nation victorieuse du suicide de la nation vaincue! donner a la Prusse, a cet empire, a cet empereur, ce spectacle, un cirque de betes s'entre-devorant, et que ce cirque soit la France! En dehors de toute appreciation politique, et avant d'examiner qui a tort et qui a raison, c'est la le crime du 18 mars. Le moment choisi est epouvantable. Mais ce moment a-t-il ete choisi? Choisi par qui? Qui a fait le 18 mars? Examinons. Est-ce la Commune? Non. Elle n'existait pas. Est-ce le comite central? Non. Il a saisi l'occasion, il ne l'a pas creee. Qui donc a fait le 18 mars? C'est l'Assemblee; ou pour mieux dire la majorite. Circonstance attenuante: elle ne l'a pas fait expres. La majorite et son gouvernement voulaient simplement enlever les canons de Montmartre. Petit motif pour un si grand risque. Soit. Enlever les canons de Montmartre. C'etait l'idee; comment s'y est-on pris? Adroitement. Montmartre dort. On envoie la nuit des soldats saisir les canons. Les canons pris, on s'apercoit qu'il faut les emmener. Pour cela il faut des chevaux. Combien? Mille. Mille chevaux! ou les trouver? On n'a pas songe a cela. Que faire? On les envoie chercher, le temps passe, le jour vient, Montmartre se reveille; le peuple accourt et veut ses canons; il commencait a n'y plus songer, mais puisqu'on les lui prend il les reclame; les soldats cedent, les canons sont repris, une insurrection eclate, une revolution commence. Qui a fait cela? Le gouvernement, sans le vouloir et sans le savoir. Cet innocent est bien coupable. Si l'Assemblee eut laisse Montmartre tranquille, Montmartre n'eut pas souleve Paris. Il n'y aurait pas eu de 18 mars. Ajoutons ceci: les generaux Clement Thomas et Lecomte vivraient. J'enonce les faits simplement, avec la froideur historique. Quant a la Commune, comme elle contient un principe, elle se fut produite plus tard, a son heure, les prussiens partis. Au lieu de mal venir, elle fut bien venue. Au lieu d'etre une catastrophe, elle eut ete un bienfait. Dans tout ceci a qui la faute? au gouvernement de la majorite. Etre le coupable, cela devrait rendre indulgent. Eh bien, non. Si l'Assemblee de Bordeaux eut ecoute ceux qui lui conseillaient de rentrer a Paris, et notamment la haute et integre eloquence de Louis Blanc, rien de ce que nous voyons ne serait arrive, il n'y eut pas eu de 18 mars. Du reste, je ne veux pas aggraver le tort de la majorite royaliste. On pourrait presque dire: c'est sa faute, et ce n'est pas sa faute. Qu'est-ce que la situation actuelle? un effrayant malentendu. Il est presque impossible de s'entendre. Cette impossibilite, qui n'est, selon moi, qu'une difficulte, vient de ceci: La guerre, en murant Paris, a isole la France. La France, sans Paris, n'est plus la France. De la l'Assemblee, de la aussi la Commune. Deux fantomes. La Commune n'est pas plus Paris que l'Assemblee n'est la France. Toutes deux, sans que ce soit leur faute, sont sorties d'un fait violent, et c'est ce fait violent qu'elles representent. J'y insiste, l'Assemblee a ete nommee par la France separee de Paris, la Commune a ete nommee par Paris separe de la France. Deux elections viciees dans leur origine. Pour que la France fasse une bonne election, il faut qu'elle consulte Paris; et pour que Paris s'incarne vraiment dans ses elus, il faut que ceux qui representent Paris representent aussi la France. Or evidemment l'assemblee actuelle ne represente pas Paris qu'elle fuit, non parce qu'elle le hait, mais, ce qui est plus triste, parce qu'elle l'ignore. Ignorer Paris, c'est curieux, n'est-ce pas? Eh bien, nous autres, nous ignorons bien le soleil. Nous savons seulement qu'il a des taches. C'est tout ce que l'Assemblee sait de Paris. Je reprends. L'Assemblee ne reflete point Paris, et de son cote la Commune, presque toute composee d'inconnus, ne reflete pas la France. C'est cette penetration d'une representation par l'autre qui rendrait la conciliation possible; il faudrait dans les deux groupes, assemblee et commune, la meme ame, France, et le meme coeur, Paris. Cela manque. De la le refus de s'entendre. C'est le phenomene qu'offre la Chine, d'un cote les tartares, de l'autre les chinois. Et cependant la Commune incarne un principe, la vie municipale, et l'Assemblee en incarne un autre, la vie nationale. Seulement, dans l'Assemblee comme dans la Commune, on peut s'appuyer sur le principe, non sur les hommes. La est le malheur. Les choix ont ete funestes. Les hommes perdent le principe. Raison des deux cotes et tort des deux cotes. Pas de situation plus inextricable. Cette situation cree la frenesie. Les journaux belges annoncent que le _Rappel_ va etre supprime par la Commune. C'est probable. Dans tous les cas n'ayez pas peur que la suppression vous manque. Si vous n'etes pas supprimes par la Commune, vous serez supprimes par l'Assemblee. Le propre de la raison c'est d'encourir la proscription des extremes. Du reste, vous et moi, quel que soit le devoir, nous le ferons. Cette certitude nous satisfait. La conscience ressemble a la mer. Si violente que soit la tempete de la surface, le fond est tranquille. Nous ferons le devoir, aussi bien contre la Commune que contre l'Assemblee; aussi bien pour l'Assemblee que pour la Commune. Peu importe nous; ce qui importe, c'est le peuple. Les uns l'exploitent, les autres le trahissent. Et sur toute la situation il y a on ne sait quel nuage; en haut stupidite, en bas stupeur. Depuis le 18 mars, Paris est mene par des inconnus, ce qui n'est pas bon, mais par des ignorants, ce qui est pire. A part quelques chefs, qui suivent plutot qu'ils ne guident, la Commune, c'est l'ignorance. Je n'en veux pas d'autre preuve que les motifs donnes pour la destruction de la Colonne; ces motifs, ce sont les souvenirs que la Colonne rappelle. S'il faut detruire un monument a cause des souvenirs qu'il rappelle, jetons bas le Parthenon qui rappelle la superstition paienne, jetons bas l'Alhambra qui rappelle la superstition mahometante, jetons bas le Colisee qui rappelle ces fetes atroces ou les betes mangeaient les hommes, jetons bas les Pyramides qui rappellent et eternisent d'affreux rois, les Pharaons, dont elles sont les tombeaux; jetons bas tous les temples a commencer parle Rhamseion, toutes les mosquees a commencer par Sainte-Sophie, toutes les cathedrales a commencer par Notre-Dame. En un mot, detruisons tout; car jusqu'a ce jour tous les monuments ont ete faits par la royaute et sous la royaute, et le peuple n'a pas encore commence les siens. Detruire tout, est-ce la ce qu'on veut? Evidemment non. On fait donc ce qu'on ne veut pas faire. Faire le mal en le voulant faire, c'est la sceleratesse; faire le mal sans le vouloir faire, c'est l'ignorance. La Commune a la meme excuse que l'Assemblee, l'ignorance. L'ignorance, c'est la grande plaie publique. C'est l'explication de tout le contre-sens actuel. De l'ignorance nait l'inconscience. Mais quel danger! Dans la nuit on peut aller a des precipices, et dans l'ignorance on peut aller a des crimes. Tel acte commence par etre imbecile et finit par etre feroce. Tenez, en voici un qui s'ebauche, il est monstrueux; c'est le decret des otages. Tous les jours, indignes comme moi, vous denoncez a la conscience du peuple ce decret hideux, infame point de depart des catastrophes. Ce decret ricochera contre la republique. J'ai le frisson quand je songe a tout ce qui peut en sortir. La Commune, dans laquelle il y a, quoi qu'on en dise, des coeurs droits et honnetes, a subi ce decret plutot qu'elle ne l'a vote. C'est l'oeuvre de quatre ou cinq despotes, mais c'est abominable. Emprisonner des innocents et les rendre responsables des crimes d'autrui, c'est faire du brigandage un moyen de gouvernement. C'est de la politique de caverne. Quel deuil et quel opprobre s'il arrivait, dans quelque moment supreme, que les miserables qui ont rendu ce decret trouvassent des bandits pour l'executer! Quel contre-coup cela aurait! Vous verriez les represailles! Je ne veux rien predire, mais je me figure la terreur blanche repliquant a la terreur rouge. Ce que represente la Commune est immense; elle pourrait faire de grandes choses, elle n'en fait que de petites. Et des choses petites qui sont des choses odieuses, c'est lamentable. Entendons-nous. Je suis un homme de revolution. J'etais meme cet homme-la sans le savoir, des mon adolescence, du temps ou, subissant a la fois mon education qui me retenait dans le passe et mon instinct qui me poussait vers l'avenir, j'etais royaliste en politique et revolutionnaire en litterature; j'accepte donc les grandes necessites; a une seule condition, c'est qu'elles soient la confirmation des principes, et non leur ebranlement. Toute ma pensee oscille entre ces deux poles: Civilisation, Revolution. Quand la liberte est en peril, je dis: Civilisation, mais revolution; quand c'est l'ordre qui est en danger, je dis: Revolution, mais civilisation. Ce qu'on appelle l'exageration est parfois utile, et peut meme, a de certains moments, sembler necessaire. Quelquefois pour faire marcher un cote arriere de l'idee, il faut pousser un peu trop en avant l'autre cote. On force la vapeur; mais il y a possibilite d'explosion, et chance de dechirure pour la chaudiere et de deraillement pour la locomotive. Un homme d'etat est un mecanicien. La bonne conduite de tous les perils vers un grand but, la science du succes selon les principes a travers le risque et malgre l'obstacle, c'est la politique. Mais, dans les actes de la Commune, ce n'est pas a l'exageration des principes qu'on a affaire, c'est a leur negation. Quelquefois meme a leur derision. De la, la resistance de toutes les grandes consciences. Non, la ville de la science ne peut pas etre menee par l'ignorance; non, la ville de l'humanite ne peut pas etre gouvernee par le talion; non, la ville de la clarte ne peut pas etre conduite par la cecite; non, Paris, qui vit d'evidence, ne peut pas vivre de confusion; non, non, non! La Commune est une bonne chose mal faite. Toutes les fautes commises se resument en deux malheurs: mauvais choix du moment, mauvais choix des hommes. Ne retombons jamais dans ces demences. Se figure-t-on Paris disant de ceux qui le gouvernent: _Je ne les connais pas!_ Ne compliquons pas une nuit par l'autre; au probleme qui est dans les faits, n'ajoutons pas une enigme dans les hommes. Quoi! ce n'est pas assez d'avoir affaire a l'inconnu; il faut aussi avoir affaire aux inconnus! L'enormite de l'un est redoutable; la petitesse des autres est plus redoutable encore. En face du geant il faudrait le titan; on prend le myrmidon! L'obscure question sociale se dresse et grandit sur l'horizon avec des epaississements croissant d'heure en heure. Toutes nos lumieres ne seraient pas de trop devant ces tenebres. Je jette ces lignes rapidement. Je tache de rester dans le vrai historique. Je conclus par ou j'ai commence. Finissons-en. Dans la mesure du possible, concilions les idees et reconcilions les hommes. Des deux cotes on devrait sentir le besoin de s'entendre, c'est-a-dire de s'absoudre. L'Angleterre admet des privileges, la France n'admet que des droits; la est essentiellement la difference entre la monarchie et la republique. C'est pourquoi, en regard des privileges de la cite de Londres, nous ne reclamons que le droit de Paris. En vertu de ce droit, Paris veut, peut et doit offrir a la France, a l'Europe, au monde, le patron communal, la cite exemple. Paris est la ferme-modele du progres. Supposons un temps normal; pas de majorite legislative royaliste en presence d'un peuple souverain republicain, pas de complication financiere, pas d'ennemi sur notre territoire, pas de plaie, pas de Prusse; la Commune fait la loi parisienne qui sert d'eclaireur et de precurseur a la loi francaise faite par l'Assemblee. Paris, je l'ai dit deja plus d'une fois, a un role europeen a remplir. Paris est un propulseur. Paris est l'initiateur universel. Il marche et prouve le mouvement. Sans sortir de son droit, qui est identique a son devoir, il peut, dans son enceinte, abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme et le droit de l'enfant, appeler la femme au vote, decreter l'instruction gratuite et obligatoire, doter l'enseignement laique, supprimer les proces de presse, pratiquer la liberte absolue de publicite, d'affichage et de colportage, d'association et de meeting, se refuser a la juridiction de la magistrature imperiale, installer la magistrature elective, prendre le tribunal de commerce et l'institution des prud'hommes comme experience faite devant servir de base a la reforme judiciaire, etendre le jury aux causes civiles, mettre en location les eglises, n'adopter, ne salarier et ne persecuter aucun culte, proclamer la liberte des banques, proclamer le droit au travail, lui donner pour organisme l'atelier communal et le magasin communal, relies l'un a l'autre par la monnaie fiduciaire a rente, supprimer l'octroi, constituer l'impot unique qui est l'impot sur le revenu; en un mot abolir l'ignorance, abolir la misere, et, en fondant la cite, creer le citoyen. Mais, dira-t-on, ce sera mettre un etat dans l'etat. Non, ce sera mettre un pilote dans le navire. Figurons-nous Paris, ce Paris-la, en travail. Quel fonctionnement supreme! quelle majeste dans l'innovation! Les reformes viennent l'une apres l'autre. Paris est l'immense essayeur. L'univers civilise attentif regarde, observe, profite. La France voit le progres se construire lentement de toutes pieces sous ses yeux; et, chaque fois que Paris fait un pas heureux, elle suit; et ce que suit la France est suivi par l'Europe. L'experience politique, a mesure qu'elle avance, cree la science politique. Rien n'est plus laisse au hasard. Plus de commotions a craindre, plus de tatonnements, plus de reculs, plus de reactions; ni coups de trahison du pouvoir, ni coups de colere du peuple. Ce que Paris dit est dit pour le monde; ce que Paris fait est fait pour le monde. Aucune autre ville, aucun autre groupe d'hommes, n'a ce privilege. L'_income-tax_ reussit en Angleterre; que Paris l'adopte, la preuve sera faite. La liberte des banques, qui implique le droit de papier-monnaie, est en plein exercice dans les iles de la Manche; que Paris le pratique, le progres sera admis. Paris en mouvement, c'est la vie universelle en activite. Plus de force stagnante ou perdue. La roue motrice travaille, l'engrenage obeit, la vaste machine humaine marche desormais pacifiquement, sans temps d'arret, sans secousse, sans soubresaut, sans fracture. La revolution francaise est finie, l'evolution europeenne commence. Nous avons perdu nos frontieres; la guerre, certes, nous les rendra, mais la paix nous les rendrait mieux encore. J'entends la paix ainsi comprise, ainsi pratiquee, ainsi employee. Cette paix-la nous donnerait plus que la France redevenue France; elle nous donnerait la France devenue Europe. Par l'evolution europeenne, dont Paris est le moteur, nous tournons la situation, et l'Allemagne se reveille brusquement prise et brusquement delivree par les Etats-Unis d'Europe. Que penser de nos gouvernants? avoir ce prodigieux outil de civilisation et de suprematie, Paris, et ne pas s'en servir! N'importe, ce qui est dans Paris en sortira. Tot ou tard, Paris Commune s'imposera. Et l'on sera stupefait de voir ce mot Commune se transfigurer, et de redoutable devenir pacifique. La Commune sera une oeuvre sure et calme. Le procede civilisateur definitif que je viens d'indiquer tout a l'heure sommairement n'admet ni effraction ni escalade. La civilisation comme la nature n'a que deux moyens, infiltration et rayonnement. L'un fait la seve, l'autre fait le jour; par l'un on croit, par l'autre on voit; et les hommes comme les choses n'ont que ces deux besoins, la croissance et la lumiere. Vaillants et chers amis, je vous serre la main. Un dernier mot. Quelles que soient les affaires qui me retiennent a Bruxelles, il va sans dire que si vous jugiez, pour quoi que ce soit, ma presence utile a Paris, vous n'avez qu'a faire un signe, j'accourrais. V. H. V L'INCIDENT BELGE LA PROTESTATION.--L'ATTAQUE NOCTURNE. L'EXPULSION. Sec.1 Les evenements se precipitaient. La piece _Pas de Represailles_, publiee a propos des violences de la Commune, avait ete reproduite, on l'a vu, par presque tous les journaux, y compris quelques journaux de Versailles; elle avait ete traduite en anglais, en italien, en espagnol, en portugais (pas en allemand). La presse reactionnaire, voyant la un blame des actes de la Commune, avait applaudi particulierement a ces vers: Quoi! bannir celui-ci! jeter l'autre aux bastilles! Jamais! Quoi! declarer que les prisons, les grilles. Les barreaux, les geoliers; et l'exil tenebreux, Ayant ete mauvais pour nous, sont bons pour eux! Non, je n'oterai, moi, la patrie a personne. Un reste d'ouragan dans mes cheveux frissonne; On comprendra qu'ancien banni, je ne veux pas Faire en dehors du juste et de l'honnete un pas; J'ai paye de vingt ans d'exil ce droit austere D'opposer aux fureurs un refus solitaire Et de fermer mon ame aux aveugles courroux; Si je vois les cachots-sinistres, les verrous, Les chaines menacer mon ennemi, je l'aime, Et je donne un asile a mon proscripteur meme; Ce qui fait qu'il est bon d'avoir ete proscrit. Je sauverais Judas si j'etais Jesus-Christ. Celui qui avait ecrit cette declaration n'attendait qu'une occasion de la mettre en pratique. Elle ne tarda pas a se presenter. Le 25 mai 1871, interpelle dans la Chambre des representants de Belgique au sujet de la defaite de la Commune et des evenements de Paris, M. d'Anethan, ministre des affaires etrangeres, fait, au nom du gouvernement belge, la declaration qu'on va lire: M. D'ANETHAN.--Je puis donner a la Chambre l'assurance que le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermete et avec la plus grande vigilance; il usera des pouvoirs dont il est arme pour empecher l'invasion sur le sol de la Belgique de ces gens qui meritent a peine le nom d'hommes et qui devraient etre mis au ban de toutes les nations civilisees. _(Vive approbation sur tous les bancs.)_ Ce ne sont pas des refugies politiques; nous ne devons pas les considerer comme tels. _Des voix:_ Non! non! M. D'ANETHAN.--Ce sont des hommes que le crime a souilles et que le chatiment doit atteindre. _(Nouvelles marques d'approbation.)_ Le 27 mai parait la lettre suivante: A M. LE REDACTEUR DE L'_Independance belge._ Bruxelles, 20 mai 1871. Monsieur, Je proteste contre la declaration du gouvernement belge relative aux vaincus de Paris. Quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, ces vaincus sont des hommes politiques. Je n'etais pas avec eux. J'accepte le principe de la Commune, je n'accepte pas les hommes. J'ai proteste contre leurs actes, loi des otages, represailles, arrestations arbitraires, violation des libertes, suppression des journaux, spoliations, confiscations, demolitions, destruction de la Colonne, attaques au droit, attaques au peuple. Leurs violences m'ont indigne comme m'indigneraient aujourd'hui les violences du parti contraire. La destruction de la Colonne est un acte de lese-nation. La destruction du Louvre eut ete un crime de lese-civilisation. Mais des actes sauvages, etant inconscients, ne sont point des actes scelerats. La demence est une maladie et non un forfait. L'ignorance n'est pas le crime des ignorants. La Colonne detruite a ete pour la France une heure triste; le Louvre detruit eut ete pour tous les peuples un deuil eternel. Mais la Colonne sera relevee, et le Louvre est sauve. Aujourd'hui Paris est repris. L'Assemblee a vaincu la Commune: Qui a fait le 18 mars? De l'Assemblee ou de la Commune, laquelle est la vraie coupable? L'histoire le dira. L'incendie de Paris est un fait monstrueux, mais n'y a-t-il pas deux incendiaires? Attendons pour juger. Je n'ai jamais compris Billioray, et Rigault m'a etonne jusqu'a l'indignation; mais fusiller Billioray est un crime, mais fusiller Rigault est un crime. Ceux de la Commune, Johannard et ses soldats qui font fusiller un enfant de quinze ans sont des criminels; ceux de l'Assemblee, qui font fusiller Jules Valles, Bosquet, Parisel, Amouroux, Lefrancais, Brunet et Dombrowski, sont des criminels. Ne faisons pas verser l'indignation d'un seul cote. Ici le crime est aussi bien dans les agents de l'Assemblee que dans ceux de la Commune, et le crime est evident. Premierement, pour tous les hommes civilises, la peine de mort est abominable; deuxiemement, l'execution sans jugement est infame. L'une n'est plus dans le droit, l'autre n'y a jamais ete. Jugez d'abord, puis condamnez, puis executez. Je pourrai blamer, mais je ne fletrirai pas. Vous etes dans la loi. Si vous tuez sans jugement, vous assassinez. Je reviens au gouvernement belge. Il a tort de refuser l'asile. La loi lui permet ce refus, le droit le lui defend. Moi qui vous ecris ces lignes, j'ai une maxime: _Pro jure contra legem._ L'asile est un vieux droit. C'est le droit sacre des malheureux. Au moyen age, l'eglise accordait l'asile meme aux parricides. Quant a moi, je declare ceci: Cet asile, que le gouvernement belge refuse aux vaincus, je l'offre. Ou? en Belgique. Je fais a la Belgique cet honneur. J'offre l'asile a Bruxelles. J'offre l'asile place des Barricades, n deg. 4. Qu'un vaincu de Paris, qu'un homme de la reunion dite Commune, que Paris a fort peu elue et que, pour ma part, je n'ai jamais approuvee, qu'un de ces hommes, fut-il mon ennemi personnel, surtout s'il est mon ennemi personnel, frappe a ma porte, j'ouvre. Il est dans ma maison; il est inviolable. Est-ce que, par hasard, je serais un etranger en Belgique? je ne le crois pas. Je me sens le frere de tous les hommes et l'hote de tous les peuples. Dans tous les cas, un fugitif de la Commune chez moi, ce sera un vaincu chez un proscrit; le vaincu d'aujourd'hui chez le proscrit d'hier. Je n'hesite pas a le dire, deux choses venerables. Une faiblesse protegeant l'autre. Si un homme est hors la loi, qu'il entre dans ma maison. Je defie qui que ce soit de l'en arracher. Je parle ici des hommes politiques. Si l'on vient chez moi prendre un fugitif de la Commune, on me prendra. Si on le livre, je le suivrai. Je partagerai sa sellette. Et, pour la defense du droit, on verra, a cote de l'homme de la Commune, qui est le vaincu de l'Assemblee de Versailles, l'homme de la Republique, qui a ete le proscrit de Bonaparte. Je ferai mon devoir. Avant tout les principes. Un mot encore. Ce qu'on peut affirmer, c'est que l'Angleterre ne livrera pas les refugies de la Commune. Pourquoi mettre la Belgique au-dessous de l'Angleterre? La gloire de la Belgique c'est d'etre un asile. Ne lui otons pas cette gloire. En defendant la France, je defends la Belgique. Le gouvernement belge sera contre moi, mais le peuple belge sera avec moi. Dans tous les cas, j'aurai ma conscience. Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues. VICTOR HUGO. Sec.2 A la suite de cette lettre, s'est produit un fait nocturne dont voici les details, que l'_Independance belge_ a publies et que la presse a reproduits: "Monsieur le Redacteur, "Il a ete publie plusieurs recits inexacts des faits qui se sont passes place des Barricades, n deg. 4, dans la nuit du 27 au 28 mai. "Je crois necessaire de preciser ces faits dans leur realite absolue. "Dans cette nuit de samedi a dimanche, M. Victor Hugo, apres avoir travaille et ecrit, venait de se coucher. La chambre qu'il occupe est situee au premier etage et sur le devant de la maison. Elle n'a qu'une seule fenetre, qui donne sur la place. M. Victor Hugo, s'eveillant et travaillant de bonne heure, a pour habitude de ne point baisser les persiennes de la fenetre. "Il etait minuit un quart, il venait de souffler sa bougie et il allait s'endormir. Tout a coup un coup de sonnette se fait entendre. M. Victor Hugo, reveille a demi, ecoute, croit a une erreur d'un passant et se recouche. Nouveau coup de sonnette, plus fort que le premier. M. Victor Hugo se leve, passe une robe de chambre, va a la fenetre, l'ouvre et demande: Qui est la? Une voix repond: Dombrowski. M. Victor Hugo, encore presque endormi, et ne distinguant rien dans les tenebres, songe a l'asile offert par lui le matin meme aux fugitifs, pense qu'il est possible que Dombrowski n'ait pas ete fusille et vienne en effet lui demander un asile, et se retourne pour descendre et ouvrir sa porte. En ce moment, une grosse pierre, assez mal dirigee, vient frapper la muraille a cote de la fenetre. M. Victor Hugo comprend alors, se penche a la fenetre ouverte, et apercoit une foule d'hommes, une cinquantaine au moins, ranges devant sa maison et adosses a la grille du square. Il eleve la voix et dit a cette foule: _Vous etes des miserables!_ Puis il referme la fenetre. Au moment ou il la refermait, un fragment de pave, qui est encore aujourd'hui dans sa chambre, creve la vitre a un pouce au-dessus de sa tete, y fait un large trou et roule a ses pieds en le couvrant d'eclats de verre, qui, par un hasard etrange, ne l'ont pas blesse. En meme temps, dans la bande groupee au-dessous de la fenetre, ces cris eclatent: _A mort Victor Hugo! A bas Victor Hugo! A bas Jean Valjean! A bas lord Clancharlie! A bas le brigand!_ "Cette explosion violente avait reveille la maison. Deux femmes sorties precipitamment de leurs lits, l'une, la maitresse de la maison, M'me veuve Charles Hugo, l'autre la bonne des deux petits enfants, Mariette Leclanche, entrent dans la chambre.-- Pere, qu'y a-t-il? demande M'me Charles Hugo. Qu'est-ce que cela? M. Victor Hugo repond: Ce n'est rien; cela me fait l'effet d'etre des assassins. Puis il ajoute: Soyez tranquilles, rentrez dans vos chambres, il est impossible que d'ici a quelques instants une ronde de police ne passe pas, et cette bande prendra la fuite. Et il rentre lui-meme, accompagne de M'me Charles Hugo, et suivi de Mariette, dans la nursery, chambre d'enfants contigue a la sienne, mais situee sur l'arriere de la maison, et ayant vue sur le jardin. "Mariette, cependant, venait de rentrer dans la chambre de son maitre, afin de voir ce qui se passait. Elle s'approcha de la fenetre, fut apercue, et immediatement une troisieme pierre, dirigee sur cette femme, creva la vitre et arracha les rideaux. "A partir de ce moment, une grele de projectiles tomba furieusement sur la fenetre et sur la facade de la maison. On entendait distinctement les cris: _A mort Victor Hugo! A la potence! A la lanterne le brigand!_ D'autres cris moins intelligibles se faisaient entendre: _A Cayenne! A Mazas!_ Toutes ces clameurs etaient dominees par celle-ci: _Enfoncons la porte!_ M. Victor Hugo, en rentrant chez lui, avait simplement repousse la porte qui n'etait fermee qu'au loquet. On entendait distinctement des efforts pour crocheter ce loquet. Mariette descendit et ferma la porte au verrou. "Ceci avait dure environ vingt-cinq minutes. Tout a coup le silence se fit, les pierres cesserent de pleuvoir et les clameurs se turent. On se hasarda a regarder dans la place; on n'y vit plus personne. M. Victor Hugo dit alors a M'me Charles Hugo: C'est fini; ils auront vu quelque patrouille arriver, et les voila partis. Couchez-vous tranquillement. "Il alla se recoucher lui-meme, quand la vitre brisee eclata de nouveau et vint tomber jusque sur son lit, avec une grosse pierre que l'agent de police venu plus tard y a vue. L'assaut venait de recommencer. Les cris: _A mort!_ etaient plus furieux que jamais. De l'etage superieur on regarda dans la place, et l'on vit une quinzaine d'hommes, vingt tout au plus, dont quelques-uns portaient des seaux probablement remplis de pierres. La pluie de pierres sur la facade de la maison ne discontinuait plus, et la fenetre en etait criblee. Nul moyen de rester dans la chambre. Des coups violents retentissaient contre la porte. Il est probable qu'un essai fut tente pour arracher la grille de fer du soupirail qui est au-dessus de la porte. Un pave lance contre cette grille ne reussit qu'a briser la vitre. "Les deux petits enfants, ages l'un de deux ans et demi, l'autre de vingt mois, venaient de s'eveiller et poussaient des cris. Les deux autres servantes de la maison s'etaient levees et l'on songea au moyen de fuir. Cela etait impossible. La maison de M. Victor Hugo n'a qu'une issue, la porte sur la place. Mme Charles Hugo monta, au peril de sa vie, sur le chassis de la serre du jardin, et, tandis que les vitres se cassaient sous ses pieds, parvint, en s'accrochant au mur, a proximite d'une fenetre de la maison voisine. Elle cria au secours et les trois femmes epouvantees crierent avec elle: Au secours! au feu! M. Victor Hugo gardait le silence. Les enfants pleuraient. La petite fille Jeanne est malade. L'assaut frenetique continuait. Aucune fenetre ne s'ouvrit, personne dans la place n'entendit ou ne parut entendre ces cris de femmes desesperees. Cela s'est explique plus tard par l'epouvante qui, a ce qu'il parait, etait generale. Tout a coup on entendit le cri: _Enfoncons la porte!_ et, chose qui parut en ce moment singuliere, le silence se fit: "M. Victor Hugo pensa de nouveau que tout etait fini, engagea M'me Charles Hugo a se calmer, et pendant que deux des servantes se mettaient en priere, il prit sa petite-fille malade dans ses bras. Et comme dix minutes de silence environ s'etaient ecoulees, il crut pouvoir rentrer dans sa chambre. En ce moment-la un caillou aigu et tranchant, lance avec force, s'abattit dans la chambre, et passa pres de la tete de l'enfant. L'assaut recommencait pour la troisieme fois. Le troisieme effort fut le plus forcene de tous. Un essai d'escalade parvint presque a reussir. Des mains s'efforcerent d'arracher les volets du salon au rez-de-chaussee. Ces volets revetus de fer a l'exterieur, et barres de fer a l'interieur, resisterent. Les traces de cette escalade sont visibles sur la muraille et ont ete constatees par la police. Les cris: _A la potence! A la lanterne Victor Hugo!_ etaient pousses avec plus de rage que jamais. Un moment, en voyant la porte battue et les volets escalades, le vieillard qui etait dans la maison avec quatre femmes et deux petits enfants et sans armes, put croire que le danger, si la maison etait forcee, pourrait s'etendre jusqu'a eux. Cependant la porte avait resiste, les volets restaient inebranlables, on n'avait pas d'echelles, et le jour parut. Le jour sauva cette maison. La bande comprit sans doute que des actes de ce genre sont essentiellement nocturnes, et, devant la clarte qui allait se faire, elle s'en alla. Il etait deux heures un quart du matin. L'assaut, commence a minuit et demi, interrompu par deux intervalles d'environ dix minutes chacun, avait dure pres de deux heures. "Le jour vint et la bande ne revint pas. "Deux ouvriers,--disons deux braves ouvriers, car eux seuls ont secouru cette maison,--qui passaient sur la place, et se rendaient a leur ouvrage vers deux heures et demie, au petit jour, furent appeles par une fenetre du second etage de la maison attaquee et allerent chercher la police. Ils revinrent a trois heures un quart avec un inspecteur de police qui constata les faits. "L'absence de tout secours fut expliquee par ce hasard que la ronde de police specialement chargee de la place des Barricades aurait ete cette nuit-la occupee a une arrestation importante. Le garde de ville emporta un fragment de vitre et une pierre, et s'en alla faire son rapport a ses chefs. Le commissaire de police de la quatrieme division, M. Cremers, est venu dans la matinee, et l'enquete parait avoir ete commencee. "Cependant, je dois dire qu'aujourd'hui 30 mai, le procureur du roi n'a pas encore paru place des Barricades. "L'enquete, outre les faits que nous venons de raconter, aura a eclaircir l'incident mysterieux d'une poutre portee par deux hommes en blouse, a destination inconnue, et saisie rue Pacheco par deux agents de police, au moment meme ou le troisieme assaut avait lieu et ou le cri: _Enfoncons la porte!_ se faisait entendre devant la maison de M. Victor Hugo; des deux porteurs de la poutre, l'un avait reussi a s'echapper; l'autre, arrete, a ete delivre violemment et arrache des mains des agents par sept ou huit hommes apostes au coin d'une rue voisine de la place des Barricades. Cette poutre a ete deposee, le dimanche 28 mai, au commissariat de police, 4 deg. section, rue des Comediens, 44. "Tels sont les faits. "Je m'abstiens de toute reflexion. Les lecteurs jugeront. "Je pense que la libre presse de Belgique s'empressera de publier cette lettre. "Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues. "FRANCOIS-VICTOR HUGO. Bruxelles, 30 mai 1871." Sec.3 En presence de ce fait, qui constitue un crime qualifie, attaque a main armee la nuit d'une maison habitee, que fit le gouvernement belge? Il prit la resolution suivante: (N deg. 110,555.) LEOPOLD II, roi des belges, A tous presents et a venir, salut. Vu les lois du 7 juillet 1835 et du 30 mai 1868, De l'avis du conseil des ministres, Et sur la proposition de notre ministre de la justice, Avons arrete et arretons: ARTICLE UNIQUE. Il est enjoint au sieur Victor Hugo, homme de lettres, age de soixante-neuf ans, ne a Besancon, residant a Bruxelles, De quitter immediatement le royaume, avec defense d'y rentrer a l'avenir, sous les peines comminees par l'article 6 de la loi du 7 juillet 1865 prerappelee. Notre ministre de la justice est charge de l'execution du present arrete. Donne a Bruxelles, le 30 mai 1871. _Signe:_ LEOPOLD. Par le roi: _Le ministre de la justice, Signe:_ PROSPER CORNESSE. Pour expedition conforme: _Le secretaire general, Signe:_ FITZEYS. Sec.4 SENAT BELGE SEANCE DU 31 MAI On lit dans l'_Independance belge_ du 31 mai: Au debut de la seance, M. le ministre des affaires etrangeres, repondant a une interpellation de M. le marquis de Rodes, a fait connaitre a l'assemblee que le gouvernement avait resolu d'appliquer a Victor Hugo la fameuse loi de 1835. La lettre qui nous a ete adressee par l'illustre poete, les scenes que cette lettre a provoquees, telles sont les causes qui ont determine la conduite du gouvernement. Cette lettre est consideree par M. le marquis de Rodes comme un defi, et presque comme un outrage a la morale publique, par M. le prince de Ligne comme une bravade, par M. le ministre des affaires etrangeres comme une provocation au mepris des lois. La tranquillite publique est menacee par la presence de Victor Hugo sur le territoire belge! Le gouvernement l'a d'abord engage a quitter le pays. Victor Hugo s'y etant refuse, un arrete d'expulsion a ete redige. Cet arret sera execute. Nous deplorons profondement la resolution que vient de prendre le ministere. L'hospitalite accordee a Victor Hugo faisait honneur au pays qui la donnait, autant qu'au poete qui la recevait. Il nous est impossible d'admettre que, pour avoir exprime une opinion contraire a la notre, contraire a celle du gouvernement et de la population, Victor Hugo ait abuse de cette hospitalite, et, meme la loi de 1835 etant donnee, nous ne pouvons approuver l'usage qu'en fait le ministere. Voila ce que nous avons a dire au gouvernement. Quant a M. le comte de Ribaucourt qui approuve, lui, les mesures prises contre "l'individu dont il s'agit", nous ne lui dirons rien. Sec.5 CHAMBRE DES REPRESENTANTS DE BELGIQUE SEANCE DU 31 MAI INTERPELLATION M. DEFUISSEAUX.--J'ai demande la parole pour protester avec energie contre l'arrete d'expulsion notifie a Victor Hugo. Avant d'entrer dans cette Chambre, j'etais adversaire de la loi sur l'expulsion des etrangers; depuis lors, mes principes n'ont pas varie et je m'etais fait l'illusion de croire, en voyant, pendant des mois entiers, les bonapartistes conspirer impunement contre le gouvernement regulier de la France, que cette loi etait virtuellement abolie. Il n'en etait rien. Nous vous voyons tolerer, a quelques mois de distance, les menees bonapartistes; offrir, sous pretexte d'hospitalite, les honneurs d'un train special a l'homme du 2 decembre .... _(Interruption a droite.)_ Je dirai, si vous voulez, l'homme de Sedan, et saisir avec empressement l'occasion de chasser du territoire belge l'illustre auteur des _Chatiments._ Victor Hugo, frappe dans ses affections, decu dans ses aspirations politiques, est venu, au milieu des derniers membres de sa famille, demander l'hospitalite a notre pays. Ce n'etait pas seulement le grand poete si longtemps exile qui vous demandait asile, c'etait un homme auquel son age, son genie et ses malheurs attiraient toutes les sympathies, c'etait surtout l'homme qui venait d'etre nomme membre de l'Assemblee nationale francaise par deux cent mille suffrages, c'est-a-dire par un nombre d'electeurs double de celui qui a nomme cette chambre tout entiere. _(Interruption.)_ Mais ni ce titre de representant qu'il est de la dignite de tous les parlements de faire respecter, ni son age, ni ses infortunes, ni son genie, rien n'a pu vous arreter. Je demanderai a M. le ministre si un gouvernement etranger a sollicite cette proscription? Si oui, il est de son devoir de nous le dire. Si non, il doit nous exposer les sentiments auxquels il a obei, sous peine de se voir soupconner d'avoir, par l'expulsion du grand poete, donne par avance des gages aux idees catholiques et reactionnaires qui menacent de gouverner la France. _(Interruption.)_ En attendant vos explications, j'ai le droit de le supposer. Oseriez-vous nous dire serieusement, monsieur le ministre, que la presence de Victor Hugo troublait la tranquillite de Bruxelles? Mais par qui a-t-elle ete momentanement troublee, sinon par quelques malfaiteurs qui, oublieux de toute generosite et de toute convenance, se sont faits les insulteurs de notre hote? _(Interruption.)_ Je ne veux pas vous faire l'injure de croire que vous vous etes laisse impressionner par cette miserable manifestation, qu'on semble approuver en haut lieu, mais dont l'opinion publique demande la severe repression. Hier, je ne sais quel senateur a pretendu que la lettre de Victor Hugo est une insulte a la Belgique et une desobeissance aux lois. _Voix a droite:_ Il a insulte le pays! M. DEFUISSEAUX.--Je ne repondrai pas a ce reproche. Trop souvent Victor Hugo a rendu hommage a la Belgique et dans ses discours et dans ses ecrits, et jusque dans la lettre meme que vous incriminez. Il nous suppose une generosite qui va jusqu'a l'abnegation. Voila l'insulte. Mais cette lettre serait-elle une desobeissance aux lois? Il faut, en realite, ou ne l'avoir pas lue ou ne la point comprendre pour soutenir cette interpretation. Il vous a dit qu'il soutiendrait jusqu'au dernier moment et par sa presence et par sa parole celui qui serait son hote: "Une faiblesse protegeant l'autre." Qu'au premier abord on puisse se tromper sur la portee de cette lettre, qu'un illettre y voie une attaque a nos lois, je le comprends; mais qu'un ministere, parmi lequel nous avons l'honneur de compter un academicien, ne comprenne pas l'image et le style du grand poete, c'est ce que je ne puis admettre. Est-ce un crime? Qui oserait le dire? Vous avez donc commis une grande faute en proscrivant Victor Hugo. Il vous disait: "Je ne me crois pas etranger en Belgique." Je suis heureux de lui dire de cette tribune qu'il ne s'est pas trompe et qu'il n'est etranger que pour les hommes du gouvernement. A mon tour, s'il me demandait asile, je serais heureux et fier de le lui offrir. En terminant, je rends hommage a la presse entiere qui a energiquement blame l'acte du gouvernement. _Voix a droite_: Pas tout entiere. M. DEFUISSEAUX.--Je parle bien entendu de la presse liberale et non de la presse catholique. Je dis qu'elle a fait acte de generosite et de courage, le pays doit s'en feliciter; par elle, les liberaux sauront resister a la reaction et au despotisme qui menacent la France et, quel que soit le sort de nos malheureux voisins, conserver et developper nos institutions et nos libertes. Je propose, en consequence, l'ordre du jour suivant: "La Chambre, regrettant la mesure rigoureuse dont Victor Hugo a ete l'objet, passe a l'ordre du jour." M. CORNESSE, ministre de la justice.--L'honorable preopinant nous a reproche d'avoir tolere des menees bonapartistes. Je proteste contre cette accusation. Nous avons accorde aux victimes du regime imperial l'hospitalite large et genereuse que la Belgique n'a refusee a aucune des victimes des revolutions qui ont si tristement marque dans ces dernieres annees l'histoire d'un pays voisin. J'ai ete etonne d'entendre M. Defuisseaux, qui critique l'acte que le gouvernement a pose ces jours derniers, blamer la generosite dont le gouvernement a use a l'egard des emigres du 4 septembre. M. DEFUISSEAUX.--Je n'ai rien dit de semblable. J'ai dit que cette generosite m'avait fait esperer que la loi de 1835 etait abrogee de fait. M. CORNESSE, ministre de la justice.--Je laisse de cote cette question. Je m'en tiens au fait qui a motive l'interpellation. Non, ce ne sont pas des hommes politiques, ces pillards, ces assassins, ces incendiaires dont les crimes epouvantent l'Europe. Je ne parle pas seulement des instruments, des auteurs materiels de ces forfaits. Il est de plus grands coupables, ce sont ceux qui encouragent, qui tolerent, qui ordonnent ces faits; ce sont ces malfaiteurs intellectuels qui propagent dans les esprits des theories funestes et excitent a la lutte entre le capital et le travail. Voila les grands, les seuls coupables. Ces theories malsaines ont heurte le sentiment public dans toute la Belgique. La lettre de M. Victor Hugo contenait de violentes attaques contre un gouvernement etranger avec lequel nous entretenons les meilleures relations. Ce gouvernement etait accuse de tous les crimes. Nous n'avons pas recu de sollicitations. Nous avons des devoirs a remplir. Notre initiative n'a pas besoin d'etre provoquee. M. Victor Hugo allait plus loin. La lettre contenait un defi au gouvernement, aux Chambres, a la souverainete nationale de la Belgique. M. Hugo, etranger sur notre sol, se posait fierement en face du gouvernement et de la representation nationale, et leur disait: "Vous pretendez que vous ferez telle chose. Eh bien, vous ne le ferez pas. Je vous en defie. Moi, Victor Hugo, j'y ferai obstacle. Vous avez la loi pour vous. J'ai le droit pour moi. _Pro jure contra legem._ C'est ma maxime!" N'est-il pas vrai qu'en prenant cette attitude, M. Victor Hugo, qui est un exile volontaire, abusait de l'hospitalite? Oui, M. Victor Hugo est une grande illustration litteraire; c'est peut-etre le plus grand poete du dix-neuvieme siecle. Mais plus on est eleve, plus la providence vous a accorde de grandes facultes, plus vous devez donner l'exemple du respect des convenances, des lois, de l'autorite d'un pays qui n'a jamais marchande la protection aux etrangers. Oui, la Belgique est une terre hospitaliere, mais il faut que les etrangers qu'elle accueille sachent respecter les devoirs qui leur incombent vis-a-vis d'elle et de son gouvernement. Le gouvernement, fort de son droit, soucieux de sa dignite, ayant la conscience de sa responsabilite devant le pays et devant l'Europe, ne pouvait pas tolerer de tels ecarts. Vous l'auriez accuse de faiblesse et peut-etre de lachete s'il avait subi un tel outrage. J'ajoute qu'apres la lettre de M. Victor Hugo la tranquillite a ete troublee. Vous avez lu dans l'_Independance_, ecrit de la main meme du fils de M. Hugo, le recit des scenes qui se sont passees devant la maison du poete. Je blame ces manifestations. Elles font l'objet d'une instruction judiciaire. Lorsque les coupables seront decouverts, la justice se prononcera. Une enquete est ordonnee. Des recherches sont faites pour arriver a ce resultat. Mais ces manifestations troublaient profondement la tranquillite publique. Des demarches pour engager M. Victor Hugo a se retirer volontairement sont restees infructueuses. Le gouvernement a fait signifier un arrete d'expulsion. Cet arrete sera execute. Le gouvernement croit avoir rempli un devoir. Il y avait en jeu une question de securite publique, de dignite nationale, de dignite gouvernementale. Le gouvernement a eu recours a la mesure extreme de l'expulsion. Il soumet avec confiance cet acte au jugement de tous, et il ne doute pas que l'immense majorite de la Chambre et du pays ne lui soit acquise. _(Marques d'approbation.)_ M. DEMEUR.--L'opinion qui a ete developpee et approuvee ici et au senat, cette doctrine, qui est une erreur, consiste a dire que la legislation donne au gouvernement le droit de livrer tous les vaincus de Paris. C'est cette doctrine que reprouve la lettre de M. Victor Hugo. D'apres lui, les vaincus sont des hommes politiques. Toute sa lettre est la. L'insurrection de Paris est un crime, qui ne souffre pas de circonstances attenuantes; mais j'ajoute: c'est un crime politique. Et si vous aviez a le poursuivre vous le qualifieriez ainsi. Je laisse de cote les crimes et delits de droit commun qui en sont resultes. Je parle du fait dominant. Il est prevu par la loi penale. La guerre civile est un crime politique. Nous avons eu dans notre pays des tentatives de crimes de ce genre. Est-ce que nous n'avons pas chez nous des criminels politiques qui ont ete condamnes a mort, des hommes qui ont conspire contre la surete de l'etat, qui ont commis des attentats contre la chose publique? Pourquoi se recrier? C'est de l'histoire. Or, peut-on livrer un homme qui n'a commis aucun crime de droit commun, mais qui a commis ce crime politique d'adherer a un gouvernement qui n'etait pas le gouvernement legal? Personne n'osera le soutenir. Ce serait dire le contraire de ce qui a toujours a ete dit. Je ne veux pas attenuer le crime. Je cherche sa qualification, afin de trouver la regle de conduite qui doit nous guider en matiere d'extradition. Des hommes se sont rendus coupables d'incendie, de pillage, de meurtre. Voila des crimes de droit commun. Pouvez-vous, devez-vous livrer ces hommes? Je crois qu'il y a ici a distinguer. De deux choses l'une: ou bien ces faits sont connexes au crime politique principal, ou bien, ils en sont independants. S'ils sont connexes, notre legislation defend d'en livrer les auteurs. M. VAN OVERLOOP.--Et les assassins des generaux Lecomte et Clement Thomas? M. JOTTRAND.--Ils ne se sont pas mis a 50,000 pour assassiner ces generaux! M. DEMEUR.--Ces principes ont deja ete etablis a l'occasion de faits que vous ne reprouvez pas moins que ceux de Paris. Il s'agissait d'un attentat commis contre un souverain etranger et des personnes de sa suite. Les freres Jacquin avaient commis des faits connexes a cet attentat. Leur extradition n'a pu etre accordee. Il a fallu modifier la loi; mais la loi qu'on a faite confirme ma these. En effet, la loi de 1856 n'autorise l'extradition, en cas de faits connexes a un crime politique, que lorsque ce crime aura ete commis ou tente contre un souverain etranger. M. D'ANETHAN, ministre des affaires etrangeres.--Nous n'avons pas a discuter la loi de 1835. J'examine seulement la question de savoir si le gouvernement a bien fait d'appliquer la loi. La loi dit que le gouvernement peut expulser tout individu qui, par sa conduite, a compromis la tranquillite publique. Eh bien, M. Hugo a-t-il compromis la tranquillite du pays par cette lettre qui contenait un defi insolent? Les faits repondent a cette question. Mais j'ai un detail a ajouter a la declaration que j'ai faite au senat. M. Victor Hugo ayant ete appele devant l'administrateur de la surete publique, ce fonctionnaire lui dit:--Vous devez reconnaitre que vous vous etes mepris sur le sentiment public.--J'ai contre moi la bourgeoisie, mais j'ai pour moi les ouvriers, et j'ai recu une deputation d'ouvriers qui a promis de me defendre." [Note: M. Victor Hugo n'a pas dit cela.] _(Exclamations sur quelques bancs.)_ Dans ces circonstances, il eut ete indigne du gouvernement de ne pas sevir. _(Tres bien!)_ Il importe que l'on connaisse bien les intentions du gouvernement. Ses intentions, les voici: nous ne recevrons chez nous aucun des hommes ayant appartenu a la Commune, [Note: La protestation de Victor Hugo a produit ce resultat, qu'apres cette declaration formelle et solennelle du ministre, le gouvernement belge, baissant la tete et se dementant, n'a pas ose interdire l'entree en Belgique a un membre de la Commune, Tridon, qui est mort depuis a Bruxelles.] et nous appliquerons la loi d'extradition a tous les hommes qui se sont rendus coupables de vol, d'assassinat ou d'incendie. (_Marques d'approbation a droite._) M. COUVREUR.--Messieurs, moi aussi, je me leve, en cette circonstance, sous l'empire d'une profonde tristesse. Il ne saurait en etre autrement au spectacle de ce debordement d'horreurs qui font reculer la civilisation de dix-huit siecles et dont les consequences menacent de ne pas s'arreter a nos frontieres. Oui, je le dis avec l'unanimite de cette Chambre, les hommes de la Commune de Paris qui ont voulu, par la force et l'intimidation, etablir la domination du proletariat sur Paris, et par Paris sur la France, ces hommes sont de grands coupables. Oui, il y avait parmi eux, a cote de fanatiques et d'esprits egares, de veritables scelerats. Oui, les hommes qui, de propos delibere, ont mis le feu aux monuments et aux maisons de Paris sont des incendiaires, et ceux qui ont fusille des otages arbitrairement arretes et juges sont d'abominables assassins. Mais si je porte ce jugement sur les vaincus, que dois-je dire des vainqueurs qui, apres la victoire, en dehors des excitations de la lutte, fusillent sommairement, sans examen, sans jugement, par escouades de 50, de 100 individus, je ne dis pas seulement des insurges de tout age, de tout sexe, pris les armes a la main, mais le premier venu, qu'une circonstance quelconque, un regard suspect, une fausse demarche, une denonciation calomnieuse.... (_interruption_), oui, des delations et des vengeances! designent a la fureur des soldats? (_Interruption._) M. JOTTRAND.--Brigands contre brigands! _Des voix a droite._--A l'ordre! M. LE PRESIDENT.--Les paroles qui viennent d'etre prononcees ne sont pas parvenues jusqu'au bureau.... M. COUVREUR.--J'ai dit.... M. LE PRESIDENT.--Je ne parle pas de vos paroles, monsieur Couvreur. M. JOTTRAND.--Je demande la parole. M. COUVREUR.--Ces faits sont denonces par la presse qui peut et qui ose parler, par les journaux anglais. Lisez ces journaux. Leurs revelations font fremir. Le _Times_ le dit avec raison: "Paris est un enfer habite par des demons. Les faits, les details abondent. A les lire, on se demande si le peuple francais est pris d'un acces de demence feroce ou s'il est deja atteint dans toutes ses classes de cette pourriture du bas-empire qui annonce la decadence des grandes nations." Cela est deja fort affligeant, mais ce qui le serait bien davantage, c'est que ces haines, ces rages feroces, ces passions surexcitees pussent reagir jusque chez nous. Que la France soit affolee de reaction, que les partis monarchiques sement, pour l'avenir, de nouveaux germes de guerre civile, deplorons-le, mais n'imitons pas; nous qui ne sommes pas directement interesses dans la lutte, gardons au moins l'impartialite de l'histoire. Restons maitres de nous-memes et de notre sang-froid, ne substituons pas l'arbitraire, le bon plaisir, la passion a la justice et aux lois. Lorsque, il y a quelques jours, l'honorable M. Dumortier, interpellant le gouvernement sur ses intentions, disait que les crimes commis jusqu'a ce moment a Paris par les gens de la Commune devaient etre consideres comme des crimes de droit commun, pas une voix n'a proteste. Mais un point n'avait pas ete suffisamment mis en lumiere. J'ai ete heureux d'avoir entendu tantot les explications de l'honorable ministre des affaires etrangeres, qui a precise dans quel sens l'application des lois se ferait; j'ai ete heureux d'apprendre que la Belgique, dans cette circonstance, reglerait sa conduite sur celle de l'Angleterre, de l'Espagne et de la Suisse, c'est-a-dire que l'on examinera chaque cas individuellement.... M. D'ANETHAN, ministre des affaires etrangeres.--Certainement. M. COUVREUR.... que l'on jugera les faits; que l'on ne rejettera pas dans la fournaise des passions surexcitees de Versailles ceux qui viennent nous demander un asile, non parce qu'ils sont coupables, mais parce qu'ils sont injustement soupconnes, qu'ils peuvent croire leur vie et leur liberte en peril. L'expulsion de M. Victor Hugo s'ecarte de cette politique calme, humaine, tolerante. Voila pourquoi elle me blesse. J'y vois une tendance opposee a celle qui s'est manifestee dans la seance de ce jour. C'est un acte de colere, bien plus que de justice et de stricte necessite. La mesure prise peut-elle se justifier dans les circonstances speciales ou elle s'est produite? Je reponds non sans hesiter. Je dis plus. J'aime a croire qu'en arretant ses dernieres resolutions, le gouvernement ignorait encore les details des faits qui se sont passes sur la place des Barricades, dans la nuit de samedi a dimanche. Quels sont ces faits, messieurs? Les premieres versions les ont presentes comme une explosion anodine, naturelle, legitime du sentiment public: tapage nocturne, charivari, sifflets, quelques carreaux casses. Depuis, le fils de M. Victor Hugo a publie, sur ces evenements, une autre version. Il resulte de son recit que la scene nocturne a dure pres de deux heures. M. ANSPACH.--C'est un roman. M. COUVREUR.--C'est ce que la justice aura a demontrer. Mais ce qui n'est pas un roman, c'est la frayeur que des femmes et de jeunes enfants ont eprouvee. (_Interruption._) J'en appelle a tous les peres. Si, pendant la nuit, provoques ou non, des forcenes venaient pousser devant votre porte, messieurs, des cris de mort, briser des vitres, assaillir la demeure qui abrite le berceau de vos petits-enfants, diriez-vous aussi: _C'est du roman?_ Ecoutez donc le temoignage de M. Francois Hugo, racontant les angoisses de sa famille. M. ANSPACH.--Nous avons le temoignage de M. Victor Hugo lui-meme; [Note: C'est faux. Publiez-le signe de M. Victor Hugo, on vous en defie.] il prouve qu'on a embelli ce recit. M. COUVREUR.--C'est a l'enquete judiciaire de le prouver. Je dis donc que, d'apres ce recit, la maison de M. Victor Hugo a ete, pendant cette nuit du samedi au dimanche, l'objet de trois attaques successives _(interruption)_, qu'un vieillard sans armes, des femmes en pleurs, des enfants sans defense ont pu croire leur vie menacee; je dis qu'une mere, une jeune veuve a essaye en vain de se faire entendre des voisins; que des tentatives d'effraction et d'escalade ont eu lieu; enfin que, par une circonstance bien malheureuse pour les auteurs de ces scandales, a l'heure meme ou ils se commettaient, des hommes portant une poutre etaient arretes dans le voisinage de la place des Barricades et arraches aux mains de la police par des complices accourus a leur secours. N'est-ce pas la une attaque nocturne bien caracterisee? Le surlendemain, la justice n'etait pas encore intervenue, le procureur du roi ou ses agents ne s'etaient pas encore transportes a la maison de M. Hugo. _(Interruption.)_ Et sauf l'enquete ouverte par le commissaire de police, ni M. Hugo, ni les membres de sa famille n'avaient ete interroges sous la foi du serment. Quels sont les coupables, messieurs? Sont-ce des hommes appartenant aux classes populaires qui venaient ainsi prendre en main, contre M. Hugo, la cause du gouvernement attaque par lui? C'est peu probable. La lettre qui a motive les demonstrations avait paru le matin meme. Il faut plus de temps pour qu'une emotion populaire vraiment spontanee puisse se produire. Lorsque j'ai recu, pour ma part, la premiere nouvelle de ces regrettables evenements, j'ai cru que les refugies francais pouvaient en etre les principaux auteurs, et j'etais presque tente de les excuser, tant sont grands les maux de la guerre civile et les exasperations qu'elle cause. M. Hugo prenait sous sa protection les assassins de la Commune; il avait demande pour eux les immunites du droit de l'asile; donc il etait aussi coupable qu'eux. Ainsi raisonne la passion. Mais, s'il faut en croire la rumeur publique, ce ne sont ni des francais, ni des proletaires amis de l'ordre qui sont les auteurs de ces scenes de sauvagerie denoncees par la lettre de M. Francois- Victor Hugo. Ce sont des emeutiers en gants jaunes, des proletaires de l'intelligence et de la morale, qui ont montre aux vrais proletaires comment on casse les vitres des bourgeois. Les imprudents! ils en sont encore a se vanter de ce qu'ils ont fait! Et leurs compagnons de plaisir s'en vont regrettant tout haut de ne pas s'etre trouves a l'endroit habituel de leurs rendez-vous, ou a ete complotee cette bonne farce; une farce qui a failli tuer un enfant! C'est un roman, dit-on, ce sont des exagerations, et la victime en a ete le premier auteur. Soit. Ou est l'enquete? Ou est l'examen contradictoire? Vous voulez punir des violences coupables, et vous commencez par eloigner les temoins; vous ecartez ceux dont les depositions doivent controler les recherches de vos agents. Ah! vous avez fait appeler M. Victor Hugo a la surete publique pour l'engager a quitter le pays. Ne deviez-vous pas, au contraire, l'obliger a rester? Son temoignage, le temoignage des gens de sa maison, ne sont-ils pas indispensables au proces que vous voulez intenter? _(Interruption.)_ Voila ce qu'exigeait la justice; voila ce qu'exigeait la reparation des troubles deplorables qui ont eu lieu. Savez-vous, messieurs, ce que peut etre la consequence de l'expulsion, dans les conditions ou elle se fait? Si, par hasard, la rumeur publique dit vrai, si les hommes qu'elle designe appartiennent a votre monde, a votre parti, s'ils appartiennent a la jeunesse doree qui hante vos salons, savez-vous ce qu'on dira? On dira que les coupables vous touchaient de trop pres; que vous ne les decouvrirez pas parce que vous ne voulez pas les decouvrir; que vous avez un interet politique a masquer leur faute, a empecher leurs noms d'etre connus, leurs personnes d'etre frappees par la justice. Aujourd'hui vous avez mis tous les torts de votre cote. L'accuse d'hier sera la victime demain. Les rapports non controles de la surete publique et des agents de police auront beau dire le contraire; pour le public du dehors, la version veritable, authentique, celle qui fera foi devant l'histoire, sera la version du poete que vous avez expulse le lendemain du jour ou il a pu croire sa vie menacee. Voila pourquoi je regrette la mesure qui a ete prise; voila pourquoi je declare que vous avez manque d'intelligence et de tact politique. M. JOTTRAND.--Messieurs, excite par l'injustice incontestable de quelques-unes des interruptions parties des bancs de la droite, j'ai prononce ces paroles: "Brigands contre brigands!" Vous avez, a ce propos, monsieur le president, prononce quelques mots que je n'ai pas compris. Je dois m'expliquer sur le sens de mon exclamation. M. LE PRESIDENT.--Permettez. Avant que vous vous expliquiez, je tiens a dire ceci: les paroles que vous reconnaissez avoir prononcees, je ne les avais pas entendues. Aux demandes de rappel a l'ordre, j'ai repondu que je ne pouvais le prononcer sans connaitre les expressions dont vous vous etiez servi.... D'apres la declaration que vous venez de faire, vous auriez appele _brigands_ les representants de la force legitime. M. JOTTRAND.--Monsieur le president, ces paroles sont sorties de ma bouche au moment ou mon honorable collegue, M. Couvreur, venait de fletrir ceux qui, apres la victoire et de sang-froid, executent leurs prisonniers en masse et sans jugement. Je me serais tu, si a ce moment, si, de ce cote, n'etaient parties des protestations contre l'indignation de mon collegue, protestations qui ne pouvaient avoir d'autre sens que l'approbation des actes horribles qui continuent a se passer en France. Ces paroles, vous le comprenez, ne s'appliquaient pas, dans ma pensee, a ces defenseurs energiques, resolus et devoues du droit et de la legalite qui, prevoyant l'ingratitude du lendemain, la montrant deja du doigt, la proclamant comme attendue par eux, n'en ont pas moins continue a se devouer a la tache penible qu'ils accomplissaient; ces paroles, dans ma pensee, ne s'appliquaient pas a ces soldats esclaves de leur devoir, agissant dans l'ardeur du combat; elles s'appliquaient uniquement a ceux dont j'ai rappele les actes. Et ces actes, suis-je seul a les fletrir? N'entendons-nous pas, a Versailles meme, des voix amies de l'ordre, des hommes qui ont toujours defendu dans la presse l'ordre et la legalite, ne les voyons-nous pas protester contre les horreurs qui se commettent sous leurs yeux? ne voyons-nous pas toute la presse francaise reclamer la constitution immediate de tribunaux reguliers et la cessation de toutes ces horreurs? Voici ce que disait le _Times_, faisant, comme moi, la part egale aux deux partis en lutte: "Des deux parts egalement, nous arrive le bruit d'actes incroyables d'assassinat et de massacre. Les insurges ont accompli autant qu'il a ete en leur pouvoir leurs menaces contre la vie de leurs otages et sans plus de pitie que pour toutes leurs autres menaces. L'archeveque de Paris, le cure Deguerry, l'avocat Chaudey, en tout soixante-huit victimes sont tombees sous leurs coups. Ce massacre d'hommes distingues et inoffensifs est un de ces crimes qui ne meurent point et qui souillent a jamais la memoire de leurs auteurs. Mais, dans l'esprit de carnage et de haine qu'il revele, les communistes ne semblent guere pires que leurs antagonistes. "Il est presque ridicule, de la part de M. Thiers, de venir denoncer les insurges pour avoir fusille un officier captif au mepris des lois de la guerre. "Les lois de la guerre! Elles sont douces et chretiennes, comparees aux lois inhumaines de vengeance, en vertu desquelles les troupes de Versailles ont, pendant ces six derniers jours, fusille et dechiquete a coups de bayonnette des prisonniers, des femmes et des enfants! "Nous n'avons pas un mot a dire en faveur de ces noirs coquins, qui, evidemment, ont premedite la destruction totale de Paris, la mort par le feu de sa population et l'aneantissement de ses tresors. Mais si des soldats se transforment eux-memes en demons pour attaquer des demons, est-il etonnant de voir le caractere demoniaque de la lutte redoubler? "La fureur a attise la fureur, la haine a envenime la haine, jusqu'a ne plus faire des plus sauvages passions du coeur humain qu'un immense et inextinguible brasier." Voila, messieurs, les sentiments qu'inspire a l'opinion anglaise ce qui se passe a Paris; voila les sentiments sous l'empire desquels j'ai repondu tantot aux interruptions de la droite. Je n'ai voulu fletrir que des actes qui seront a jamais fletris dans l'histoire comme le seront ceux des insurges eux-memes. Je passe a l'expulsion de Victor Hugo. Je n'en dirai qu'un mot, si on veut me laisser la parole en ce moment. Si j'etais sur de l'exactitude de la conversation que M. le ministre des affaires etrangeres nous a rapportee, comme ayant eu lieu entre M. l'administrateur de la surete publique et M. Victor Hugo, je declare que je ne voterais point l'ordre du jour qui d'abord avait mes sympathies. On repand partout dans la presse, pour terrifier nos populations, le bruit d'une vaste conspiration dont on aurait saisi les preuves materielles sur des cadavres de membres de la Commune, conspiration ayant pour but de traverser avec l'armee insurrectionnelle le territoire occupe par les troupes prussiennes, afin de porter en Belgique les restes de la Commune expirante, et de l'y ranimer a l'aide des sympathies qu'elle excite pretendument chez nos classes ouvrieres. Je ne crois pas a cette conspiration, et je ne crois pas non plus aux paroles que l'on prete a M. Hugo dans son entretien avec M. l'administrateur de la surete publique. _(Interruption.)_ M. le ministre des affaires etrangeres les a-t-il entendues? Ne peut-on, au milieu des passions du moment, au milieu des preoccupations qui hantent legitimement, je le veux bien, l'esprit des ministres et de leurs fonctionnaires, se tromper sur certains details? Avez-vous un interrogatoire de M. Victor Hugo? N. D'ANETHAN, ministre des affaires etrangeres.--Oui. [Note: C'est faux] M. JOTTRAND.--...Signe de lui? Avez-vous la preuve que, pour le triomphe de sa personnalite, il ait ete pret a plonger notre pays dans l'abime de la lutte entre classes? Si vous pouviez fournir cette preuve, je declarerais que l'expulsion a ete meritee. Mais cette preuve, vous ne pouvez nous la donner; je me defie de vos paroles, et, en consequence, je voterai l'ordre du jour.-- A la suite de cette discussion dans laquelle le ministre et le bourgmestre ont reproduit leurs affirmations mensongeres, dont ferait justice l'enquete judiciaire eludee par le gouvernement belge, la Chambre a vote sur l'ordre du jour propose par M. Defuisseaux. Elle l'a rejete a la majorite de 81 voix contre 5. Ont vote pour: MM. Couvreur. Defuisseaux. Demeur. Guillery. Jottrand. * * * * * A M. LE REDACTEUR DE L'_Independance belge_. Bruxelles, 1er juin 1871. Monsieur, Je viens de lire la seance de la Chambre. Je remercie les hommes eloquents qui ont defendu, non pas moi qui ne suis rien, mais la verite qui est tout. Quant a l'acte ministeriel qui me concerne, j'aurais voulu garder le silence. Un expulse doit etre indulgent. Je dois repondre cependant a deux paroles, dites l'une par le ministre, l'autre par le bourgmestre. Le ministre, M. d'Anethan, aurait, d'apres le compte rendu que j'ai sous les yeux, donne lecture du proces-verbal d'un entretien _signe par moi_. Aucun proces-verbal ne m'a ete communique, et je n'ai rien signe. Le bourgmestre, M. Anspach, a dit du recit des faits publie par mon fils: _C'est un roman_. Ce recit est la pure et simple verite, plutot attenuee qu'aggravee. M. Anspach n'a pu l'ignorer. Voici en quels termes j'ai annonce le fait aux divers fonctionnaires de police qui se sont presentes chez moi: Cette nuit, une maison, la mienne, habitee par quatre femmes et deux petits enfants, a ete violemment attaquee par une bande poussant des cris de mort et cassant les vitres a coups de pierres, avec tentative d'escalade du mur et d'effraction de la porte. Cet assaut, commence a minuit et demi, a fini a deux heures un quart, au point du jour. Cela se voyait, il y a soixante ans, dans la foret Noire; cela se voit aujourd'hui a Bruxelles. Ce fait est un crime qualifie. A six heures du matin, le procureur du roi devait etre dans ma maison; l'etat des lieux devait etre constate judiciairement, l'enquete de justice en regle devait commencer, cinq temoins devaient etre immediatement entendus, les trois servantes, Mme Charles Hugo et moi. Rien de tout cela n'a ete fait. Aucun magistrat instructeur n'est venu; aucune verification legale des degats, aucun interrogatoire. Demain toute trace aura a peu pres disparu, et les temoins seront disperses; l'intention de ne rien voir est ici evidente. Apres la police sourde, la justice aveugle. Pas une deposition n'a ete judiciairement recueillie; et le principal temoin, qu'avant tout on devait appeler, on l'expulse. Cela dit, je pars. VICTOR HUGO. Sec.7 A MM. COUVREUR, DEFUISSEAUX, DEMEUR, GUILLERY, JOTTRAND, _representants du peuple belge._ Luxembourg, 2 juin 1871. Messieurs, Je tiens a vous remercier publiquement; non pas en mon nom, car que suis-je dans de si grandes questions? mais au nom du droit, que vous avez voulu maintenir, et au nom de la verite, que vous avez voulu eclaircir. Vous avez agi comme des hommes justes. L'offre d'asile qu'a bien voulu me faire, en nobles et magnifiques paroles, l'eloquent promoteur de l'interpellation, M. Defuisseaux, m'a profondement touche. Je n'en ai point use. Dans le cas ou les pluies de pierre s'obstineraient a me suivre, je ne voudrais pas les attirer sur sa maison. J'ai quitte la Belgique. Tout est bien. Quant au fait en lui-meme, il est des plus simples. Apres avoir fletri les crimes de la Commune, j'avais cru de mon devoir de fletrir les crimes de la reaction. Cette egalite de balance a deplu. Rien de plus obscur que les questions politiques compliquees de questions sociales. Cette obscurite, qui appelle l'enquete et qui quelquefois embarrasse l'histoire, est acquise aux vaincus de tous les partis, quels qu'ils soient; elle les couvre en ce sens qu'elle veut l'examen. Toute cause vaincue est un proces a instruire. Je pensais cela. Examinons avant de juger, et surtout avant de condamner, et surtout avant d'executer. Je ne croyais pas ce principe douteux. Il parait que tuer tout de suite vaut mieux. Dans la situation ou est la France, j'avais pense que le gouvernement belge devait laisser sa frontiere ouverte, se reserver le droit d'examen inherent au droit d'asile, et ne pas livrer indistinctement les fugitifs a la reaction francaise, qui les fusille indistinctement. Et j'avais joint l'exemple au precepte en declarant que, quant a moi, je maintenais mon droit d'asile dans ma maison, et que, si mon ennemi suppliant s'y presentait, je lui ouvrirais ma porte. Cela m'a valu d'abord l'attaque nocturne du 27 mai, ensuite l'expulsion en regle. Ces deux faits sont desormais connexes. L'un complete l'autre; le second protege le premier. L'avenir jugera. Ce ne sont pas la des douleurs, et je m'y resigne aisement. Peut-etre est-il bon qu'il y ait toujours un peu d'exil dans ma vie. Du reste, je persiste a ne pas confondre le peuple belge avec le gouvernement belge, et, honore d'une longue hospitalite en Belgique, je pardonne au gouvernement et je remercie le peuple. VICTOR HUGO. Sec.8 En presence des falsifications catholiques et doctrinaires, M. Victor Hugo a adresse cette derniere lettre a l'_Independance belge:_ Luxembourg, 6 juin 1871. Monsieur, Permettez-moi de retablir les faits. Le 25 mai, au nom du gouvernement belge. M. d'Anethan dit: "Je puis donner a la Chambre l'assurance que le gouvernement saura remplir son devoir avec la plus grande fermete et avec la plus grande vigilance; il usera des pouvoirs dont il est arme _pour empecher l'invasion sur le sol de la Belgique_ de ces gens qui meritent a peine le nom d'hommes et qui devraient _etre mis au ban_ de toutes les nations civilisees. _(Vive approbation sur tous les bancs.}_ _"Ce ne sont pas des refugies politiques_; nous ne devons pas les considerer comme tels." C'est la frontiere fermee. C'est le refus d'examen. C'est contre cela que j'ai proteste, declarant qu'il fallait _attendre avant de juger_, et que, quant a moi, si le gouvernement supprimait le droit d'asile en Belgique, je le maintenais dans ma maison. J'ai ecrit ma protestation le 26, elle a ete publiee le 27; le 27, dans la nuit, ma maison etait attaquee; le 30 j'etais expulse. Le 31, M. d'Anethan a dit: "Chaque cas special sera examine, et lorsque les faits ne rentreront pas dans le cadre de la loi, la loi ne sera pas appliquee. Le gouvernement ne veut que l'execution de la loi." Ceci, c'est la frontiere ouverte. C'est l'examen admis. C'est ce que je demandais. Qui a change de langage? est-ce moi? Non, c'est le ministere belge. Le 25 il ferme la frontiere, le 27 je proteste, le 31 il la rouvre. Il m'a expulse, mais il m'a obei. L'asile auquel ont droit en Belgique les vaincus politiques, je l'ai perdu pour moi, mais gagne pour eux. Cela me satisfait. Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues. VICTOR HUGO. * * * * * Depuis le depart de M. Victor Hugo, les journaux liberaux belges ont declare, en mettant le gouvernement belge au defi de dementir le fait, qu'un des chefs de la bande nocturne de la place des Barricades etait M. Kervyn de Lettenhove, fils du ministre de l'interieur. Ce fait n'a pas ete dementi. En outre, ils ont annonce que M. Anspach, le bourgmestre de Bruxelles, venait d'etre nomme par le gouvernement francais commandeur de la Legion d'honneur. * * * * * _Denoument de l'incident belge._ (Voir les notes.) VI VIANDEN Quand M. Victor Hugo, expulse de Belgique, est arrive dans le Luxembourg, a Vianden, la societe chantante des travailleurs de Vianden, qui se nomme _la Lyre ouvriere_, lui a donne une serenade. M. Victor Hugo a remercie en ces termes: Mes amis de Vianden, Vous derangez un peu une idee que je m'etais faite. Cette annee ou nous sommes avait commence pour moi par une ovation, et elle venait de finir par tout le contraire. Cela ne me deplaisait pas; la huee est le correctif de l'applaudissement, la Belgique m'avait rendu ce petit service; et, au point de vue philosophique ou tout homme de mon age doit se placer, je trouvais bon que l'acclamation de Paris eut pour contre-poids la lapidation de Bruxelles. Vous avez trouble cet equilibre, vous renouvelez autour de moi, non ce qu'a fait Bruxelles, mais ce qu'a fait Paris; et cela ne ressemble pas du tout a une huee. L'annee va donc finir pour moi comme elle a commence, par une effusion de bienvenue populaire. Eh bien, decidement je ne m'en plains pas. Je vois a votre tete une noble intelligence, M. Pauely Strasser, votre bourgmestre. C'est un artiste en meme temps qu'un homme politique. Vianden vit en lui;, depute et bourgmestre, il en est l'incarnation. Dans cette ville il est plus que le magistrat, il est l'ame. Je vous felicite en lui et je le felicite en vous. Oui, votre cordiale bienvenue m'est douce. Vous etes des hommes des champs, et parmi vous il y a des hommes d'etude, car j'apercois plusieurs maitres d'ecole. C'est la un beau melange. Cette reunion est un echantillon du vrai groupe humain qui se compose de l'ouvrier materiel et de l'ouvrier moral, et qui resume toute la civilisation dans l'embrassement du travail et de la pensee. J'aime ce pays; c'est la cinquieme fois que j'y viens. Les autres annees, j'y etais attire par ma propre reverie et par la pente que j'ai en moi vers les beaux lieux qui sont des lieux sauvages. Aujourd'hui j'y suis chasse par un coup de vent; ce coup de vent, je le remercie. Il me replace au milieu de vous. Agriculteurs et travailleurs, je vous ressemble; votre societe s'appelle _la Lyre ouvriere_, quel nom touchant et cordial! Au fond, vous et moi, nous faisons la meme chose. Je creuse aussi moi un sillon, et vous dites un hymne aussi vous. Vous chantez comme moi, et comme vous je laboure. Mon sillon, c'est la dure glebe humaine; ma charrue, c'est mon esprit. Vous venez de chanter des choses tres belles. De nobles et charmantes femmes sont ici presentes, j'ai vu des larmes dans leurs yeux. Ne vous etonnez pas si, en vous remerciant, il y a un peu de tremblement dans ma voix. Depuis quelque temps je suis plus accoutume aux cris de colere qu'aux chants du coeur, et ce que les coleres ne peuvent faire, la sympathie le fait. Elle m'emeut. Oui, j'aime ce pays de Vianden. Cette petite ville est une vraie figure du progres; c'est un raccourci de toute l'histoire. La nature a commence par la doter; elle a donne au hameau naissant un climat sain, une riviere vivifiante, une bonne terre, des coteaux pour la vigne, des montagnes pour la foret. Puis, ce que la nature avait donne, la feodalite l'a pris. La feodalite a pris la montagne et y a mis un donjon, elle a pris la foret et y a mis des bandits, elle a pris la riviere et l'a barree d'une chaine, elle a pris la terre et a mange la moisson, elle a pris la vigne et a bu le vin. Alors la revolution de France est venue; car, vous savez, c'est de France que viennent les clartes, c'est de France que viennent les delivrances. _(Oui! oui!)_ La revolution francaise a delivre Vianden. Comment? en tuant le donjon. Tant que le chateau a vecu, la ville a ete morte. Le jour ou le donjon est mort, le peuple est ne. Aujourd'hui, dans son paysage splendide que viendra visiter un jour toute l'Europe, Vianden se compose de deux choses egalement consolantes et magnifiques, l'une sinistre, une ruine, l'autre riante, un peuple. Tout a l'heure, amis, pendant qu'autour de moi vous chantiez, j'ecoutais. Un de vos chants m'a saisi. Il m'a remue entre tous, je crois l'entendre encore. Laissez-moi vous le raconter a vous-memes. L'orchestre se taisait. Il n'y avait pas d'instruments. La voix humaine avait seule la parole. Un de vous, que j'apercois et que je salue de la main, etait debout a part et comme en dehors du groupe; mais dans la nuit et sous les arbres on le distinguait a peine. On l'entendait. Qui entendait-on? on ne savait. C'etait solennel et grand. Une voix grave parlait dans l'ombre, puis s'interrompait, et les autres voix repondaient. Toutes les voix qui etaient ensemble etaient basses, et la voix qui etait seule etait haute. Rien de plus pathetique. On eut dit un esprit enseignant une foule. La melopee etait majestueuse. Les paroles etaient en allemand; je ne comprenais pas les paroles, mais je comprenais le chant. Il me semblait que j'en avais une traduction dans l'ame. J'ecoutais ce grand dialogue d'un archange avec une multitude; ce respectueux chuchotement des peuples repondant aux divines explications d'un genie. Il y avait comme un fremissement d'ailes dans la vibration auguste de la voix solitaire. C'etait plus qu'un verbe humain. C'etait comme une voix de la foret, de la nature et de la nuit donnant a l'homme, a tous les hommes, helas! epuises de fatigue, accables de rancunes et de vengeances, satures de guerre et de haine, les grands conseils de la serenite eternelle. Et au-dessus de tous les fronts inclines, au milieu de tous nos deuils, de toutes nos plaies, de toutes nos inimities, cela venait du ciel, et c'etait l'immense reproche de l'amour. Amis, la musique est une sorte de reve. Elle propose a la pensee on ne sait quel probleme mysterieux. Vous etes venus a moi chantant; ce que vous avez chante je le parle. Vous m'avez apporte cette enigme, l'Harmonie, et je vous en donne le mot: Fraternite. Mes amis, emplissons nos verres. Au-dessus des empereurs et des rois, je bois a l'harmonie des peuples et a la fraternite des hommes. VII ELECTIONS DU 2 JUILLET 1871 M. Victor Hugo etait absent de Paris lors des elections de juillet, faites sous l'etat de siege, sans presse libre et sans reunions publiques; du reste viciees, selon lui, par deux mesures, l'incarceration en masse et la radiation arbitraire, qui avaient ecarte du vote environ 140,000 electeurs. * * * * * PARIS.--VOTE DU 2 JUILLET VICTOR HUGO: 57,854 VOIX. CONCLUSION De ce recueil de faits et de pieces, livre sans reflexions a la conscience de tous, il resulte ceci: Apres une absence de dix-neuf ans moins trois mois, je suis rentre dans Paris le 5 septembre 1870; pendant les cinq mois qu'a dure le siege, j'ai fait mes efforts pour aider a la defense et pour maintenir l'union en presence de l'ennemi; je suis reste dans Paris jusqu'au 13 fevrier; le 13 fevrier, je suis parti pour Bordeaux; le 15, j'ai pris seance a l'Assemblee nationale; le 1er mars, j'ai parle contre le traite de paix, qui nous coute deux provinces et cinq milliards; le 2, j'ai vote contre ce traite; dans la reunion de la gauche radicale, le 3 mars, j'ai propose un projet de resolution, que la reunion a adopte a l'unanimite et qui, s'il eut pu etre presente en temps utile et adopte par l'Assemblee, eut etabli la permanence des representants de l'Alsace et de la Lorraine sur leurs sieges jusqu'au jour ou ces provinces redeviendront francaises de fait comme elles le sont de droit et de coeur; dans le onzieme bureau, le 6 mars, j'ai conseille a l'Assemblee de sieger a Paris, et j'ai indique les dangers du refus de rentrer; le 8 mars, je me suis leve pour Garibaldi meconnu et insulte, et, l'Assemblee m'ayant fait l'honneur de me traiter comme lui, j'ai comme lui donne ma demission; le 18 mars, j'ai ramene a Paris mon fils, mort subitement le 13, j'ai remercie le peuple, qui, bien qu'en pleine emotion revolutionnaire, a voulu faire cortege a ce cercueil; le 21 mars, je suis parti pour Bruxelles, ou la tutelle de deux orphelins et la loi qui regle les liquidations de communaute exigeaient ma presence; de Bruxelles, j'ai combattu la Commune a propos de l'abominable decret des otages et j'ai dit: _Pas de represailles;_ j'ai rappele a la Commune les principes, et j'ai defendu la liberte, le droit, la raison, l'inviolabilite de la vie humaine; j'ai defendu la Colonne contre la Commune et l'Arc de triomphe contre l'Assemblee; j'ai demande la paix et la conciliation, j'ai jete contre la guerre civile un cri indigne; le 26 mai, au moment ou la victoire se decidait pour l'Assemblee, le gouvernement belge ayant mis hors la loi les vaincus, qui etaient les hommes memes que j'avais combattus, j'ai reclame pour eux le droit d'asile, et, joignant l'exemple au precepte, j'ai offert l'asile dans ma maison; le 27 mai, j'ai ete attaque la nuit chez moi par une bande dont faisait partie le fils d'un membre du gouvernement belge; le 29 mai, j'ai ete expulse par le gouvernement belge; en resume j'ai fait mon devoir, rien que mon devoir, tout mon devoir; qui fait son devoir est habituellement abandonne; c'est pourquoi, ayant eu en fevrier dans les elections de Paris 214,000 voix, je suis surpris qu'il m'en soit reste en juillet 57,000. J'en suis profondement touche. J'ai ete heureux des 214,000; je suis fier des 57,000. (Ecrit a Vianden, en juillet 1871.) * * * * * DEUXIEME PARTIE DE L'EXPULSION DE Belgique A L'ENTREE AU SENAT PARIS Victor Hugo etait expulse de Belgique; genre de voie de fait qui n'a d'importance que pour ceux qui la commettent. Les gouvernements peuvent mettre un homme hors d'un pays, mais ils ne peuvent le mettre hors du devoir. Ce que Victor Hugo venait de faire en Belgique, il fallait le continuer en France. Il rentra en France. L'etat de siege, les conseils de guerre, les deportations, les condamnations a mort, creaient une situation poignante et tragique. Il fallait proteger la liberte, dire la verite, faire justice et rendre justice. Les gouvernements, tels qu'ils sont aujourd'hui, ne savent pacifier qu'avec violence; il fallait combattre cette pacification fausse, et reclamer la pacification vraie. En outre, dans toute cette ombre, la France s'eclipsait; il fallait defendre la France. Tout bon citoyen sentait la pression de sa conscience. Le devoir etait imperieux et urgent. Ajoutons qu'aux devoirs politiques se melaient les devoirs litteraires. I AUX REDACTEURS DU _RAPPEL_ Paris, 31 octobre 1871. Mes amis, Le _Rappel_ va reparaitre. Avant que je rentre dans ma solitude et dans mon silence, vous me demandez pour lui une parole. Vous, lutteurs genereux, qui allez recommencer le rude effort quotidien de la propagande pour la verite, vous attendez de moi, et avec raison, le serrement de main que l'ecrivain veteran, absent des polemiques et etranger aux luttes de la presse, doit a ce combattant de toutes les heures qu'on appelle le journaliste. Je prends donc encore une fois la parole dans votre tribune, pour en redescendre aussitot apres et me meler a la foule. Je parle aujourd'hui, ensuite je ne ferai plus qu'ecouter. Les devoirs de l'ecrivain n'ont jamais ete plus grands qu'a cette heure. Au moment ou nous sommes, il y a une chose a faire; une seule. Laquelle? Relever la France. Relever la France. Pour qui? Pour la France? Non. Pour le monde. On ne rallume pas le flambeau pour le flambeau. On le rallume pour ceux qui sont dans la nuit; pour ceux qui etendent les mains dans la cave et tatent le mur funeste de l'obstacle; pour ceux a qui manquent le guide, le rayon, la chaleur, le courage, la certitude du chemin, la vision du but; pour ceux qui ont de l'ombre dans leur horizon, dans leur travail, dans leur itineraire, dans leur conscience; pour ceux qui ont besoin de voir clair dans leur chute ou dans leur victoire. On rallume le flambeau pour celui meme qui l'a eteint, et qui, en l'eteignant, s'est aveugle; et c'est pour l'Allemagne qu'il faut relever la France. Oui, pour l'Allemagne. Car l'Allemagne est esclave, et c'est de la France que lui reviendra la liberte. La lumiere delivre. Mais pour rallumer le flambeau, pour relever la France, comment s'y prendre? Qu'y a-t-il a faire? Cela est difficile, mais simple. Il faut faire jaillir l'etincelle. D'ou? De l'ame du peuple. Cette ame n'est jamais morte. Elle subit des occultations comme tout astre, puis, tout a coup, lance un jet de clarte et reparait. La France avait deux grandeurs, sa grandeur materielle et sa grandeur morale. Sa puissance materielle seule est atteinte, sa puissance intellectuelle est entiere. On amoindrit un territoire, non un rayonnement; jamais un rayon ne rebrousse chemin. La civilisation connait peu Berlin et continue de se tourner vers Paris. Apres les desastres, voyons le resultat. Il ne reste plus a la France que ceci: tous les peuples. La France a perdu deux provinces, mais elle a garde le monde. C'est le phenomene d'Athenes, c'est le phenomene de Rome. Et cela tient a une chose profonde, l'Art. Etre la nation de l'ideal, c'est etre la nation du droit; etre le peuple du beau, c'est etre le peuple du vrai. Etre un colosse n'est rien si l'on n'est un esprit. La Turquie a ete colosse, la Russie l'est, l'empire allemand le sera; enormites faites de tenebres, geants reptiles. Le geant, plus les ailes, c'est l'archange. La France est supreme parce qu'elle est ailee et lumineuse. C'est parce qu'elle est la grande nation lettree qu'elle est la grande nation revolutionnaire. La Marseillaise, qui est sa chanson, est aussi son epee. 1789 avait besoin de cette preface, l'Encyclopedie. Voltaire prepare Mirabeau. Otez Diderot, vous n'aurez pas Danton. Qui eut seche ce germe, Rousseau, au commencement du dix-huitieme siecle, eut, par contre-coup, seche a la fin cet autre germe, Robespierre. Correlations impenetrables, mysterieuses influences, complicites de l'ideal avec l'absolu, que le philosophe constate, mais qui ne sont pas justiciables des conseils de guerre. Le journal, donc, comme l'ecrivain, a deux fonctions, la fonction politique, la fonction litteraire. Ces deux fonctions, au fond, n'en sont qu'une; car sans litterature pas de politique. On ne fait pas de revolutions avec du mauvais style. C'est parce qu'ils sont de grands ecrivains que Juvenal assainit Rome et que Dante feconde Florence. Puisque vous me permettez de dire ma pensee chez vous, precisons la mission du journal, telle que je la comprends a l'heure qu'il est. Le dix-neuvieme siecle, augmentateur logique de la Revolution francaise, a engage avec le passe deux batailles, une bataille politique et une bataille litteraire. De ces deux batailles, l'une, la bataille politique, livree aux reflux les plus contraires, est encore couverte d'ombre; l'autre, la bataille litteraire, est gagnee. C'est pourquoi il faut continuer le combat en politique et le cesser en litterature. Qui a vaincu et conquis doit pacifier. La paix est la dette de la victoire. Donc faisons, au profit du progres et des idees, la paix litteraire. La paix litteraire sera le commencement de la paix morale. Selon moi, il faut encourager tous les talents, aider toutes les bonnes volontes, seconder, toutes les tentatives, completer le courage par l'applaudissement, saluer les jeunes renommees, couronner les vieilles gloires. En faisant cela, on rehausse la France. Rehausser la France, c'est la relever. Grand devoir, je viens de le dire. Ceci, je ne le dis pas pour un journal, ni pour un groupe d'ecrivains, je le dis pour la litterature entiere. Le moment est venu de renoncer aux haines et de couper court aux querelles. Alliance! fraternite! concorde! La France militaire a flechi, mais la France litteraire est restee debout. Ce magnifique cote de notre gloire que l'Europe nous envie, respectons-le. Le denigrement de nous-memes par nous-memes est detestable. L'etranger en profite. Nos dechirements et nos divisions lui donnent le droit insolent d'ironie. Quoi! pendant qu'il nous mutile, nous nous egratignons! Il nous fait pleurer et nous le faisons rire. Cessons cette duperie. Ni les allemands ni les anglais ne tombent dans cette faute. Voyez comme ils surfont leurs moindres renommees. Fussent-ils indigents, ils se declarent opulents. Quant a nous, qui sommes, riches, n'ayons pas l'air de pauvres. La ou nous sommes vainqueurs, n'ayons pas une modestie de vaincus. Ne jouons pas le jeu de l'ennemi. Faisons-lui front de toute notre lumiere. Ne diminuons rien de ce grand siecle litteraire que la France ajoute fierement a trois autres. Ce siecle a commence avec splendeur, il continue avec eclat. Disons-le. Constatons, a l'honneur de notre pays, tous les succes, les nouveaux comme les anciens. Etre bons confreres, c'est etre bons patriotes. En parlant ainsi a vous qui etes de si nobles intelligences, je vais au-devant de votre pensee; et, remarquez-le, en donnant ce conseil a tous les ecrivains, je suis fidele a l'habitude de ma vie entiere. Jeune, dans une ode adressee a Lamartine, je disais: Poete, j'eus toujours un chant pour les poetes; Et jamais le laurier qui pare d'autres tetes N'a jete d'ombre sur mon front. Donc paix en litterature!--Mais guerre en politique. Desarmons ou nous pouvons desarmer, pour mieux combattre la ou le combat est necessaire. La republique, en ce moment, est attaquee, chez elle, en France, par trois ou quatre monarchies; tout le passe, passe royal, passe theocratique, passe militaire, prend corps a corps la Revolution. La Revolution vaincra, tot ou tard. Tachons que ce soit tot. Luttons. N'est-ce pas quelque chose que d'avancer l'heure? De ce cote encore, relevons la France. France est synonyme de liberte. La Revolution victorieuse, ce sera la France victorieuse. Ce qui met le plus la Revolution en danger, le phenomene artificiel, mais serieux, qu'il faut surtout combattre, le grand peril, le vrai peril, je dirai presque le seul peril, le voici: c'est la victoire de la loi sur le droit. Grace a ce funeste prodige, la Revolution peut etre a la merci d'une assemblee. La legalite viciant par infiltration la verite et la justice, cela se voit a cette heure presque dans tout. La loi opprime le droit. Elle l'opprime dans la penalite ou elle introduit l'irreparable, dans le mariage ou elle introduit l'irrevocable, dans la paternite deformee et parfois faussee par les axiomes romains, dans l'education d'ou elle retire l'egalite en supprimant la gratuite, dans l'instruction qui est facultative et qui devrait etre obligatoire, le droit de l'enfant etant ici superieur au droit du pere, dans le travail auquel elle chicane son organisme, dans la presse dont elle exclut le pauvre, dans le suffrage universel dont elle exclut la femme. Grave desordre, l'exageration de la loi. Tout ce qui est de trop dans la loi est de moins dans le droit. Les gouvernants, assemblees souveraines ou princes, ont de l'appetit et se font aisement illusion. Rappelons-nous les sous-entendus de l'assemblee de Bordeaux, qui a ete depuis l'assemblee de Versailles, et qui n'est pas encore l'assemblee de Paris. Cette assemblee, dont j'ai l'honneur de ne plus etre, avait vu le plebiscite du 8 mai et croyait tout possible par le suffrage universel. Elle se trompait. On incline aujourd'hui a abuser du pouvoir plebiscitaire. Le gouvernement direct du peuple par le peuple est, certes, le but auquel il faut tendre; mais il faut se defier du plebiscite; avant de s'en servir, il importe de le definir; la politique est une mathematique, et aucune force ne doit etre employee sans etre precisee; la longueur du levier veut etre proportionnee a la masse de l'obstacle. Eh bien, le plebiscite ne saurait soulever le droit, ni le deplacer, ni le retourner. Le droit preexiste. Il etait avant, il sera apres. Le droit existe avant le peuple, comme la morale existe avant les moeurs. Le droit cree le suffrage universel, le suffrage universel cree la loi. Voyez l'enorme distance qui separe la loi du droit, et l'inferiorite de ce qui est humain devant ce qui est eternel. Tous les hommes reunis ne pourraient pas creer un droit, et moi qui parle j'ai fait dans ma vie plusieurs centaines de lois. La loi employant le suffrage universel a detruire le droit, c'est la fille employant le pere a tuer l'aieul. Est-il rien de plus monstrueux? Tel est pourtant le reve de ceux qui s'imaginent qu'on peut mettre la republique aux voix, donner au suffrage universel d'aujourd'hui la souverainete sur le suffrage universel de demain, et faire supprimer le droit absolu de l'homme par le caprice momentane de l'individu. A cette heure, l'antagonisme de la loi et du droit eclate. La revolte de l'inferieur contre le superieur est flagrante. Quel embarras pour les consciences et quoi de plus inquietant que ceci, le droit et la loi coulant en sens contraire! le droit allant vers l'avenir, la loi allant vers le passe! le droit charriant les problemes sociaux, la loi charriant les expedients politiques! ceux-ci descendant, ceux-la remontant, et a chaque instant le choc! les problemes, qui sont les tenebres, se heurtant aux expedients, qui sont la noirceur! De solutions point. Rien de plus redoutable. Aux questions permanentes s'ajoutent les questions momentanees; les premieres sont pressantes, les secondes sont urgentes. La dissolution de l'Assemblee; l'enquete sur les faits de mars, et aussi sur les faits de mai et de juin; l'amnistie. Quel labeur pour l'ecrivain, et quelle responsabilite! A cote des questions qui menacent, les questions qui supplient. Les cachots, les pontons, les mains jointes des femmes et des enfants. Ici la mere, ici les fils et les filles, la-bas le pere! Les familles coupees en deux, un troncon dans le grenier, un troncon dans la casemate. 0 mes amis, l'amnistie! l'amnistie! Voici l'hiver. L'amnistie! Demandons-la, implorons-la, exigeons-la. Et cela dans l'interet de tous. Une guerison locale est une guerison generale; la plaie pansee au pied ote la fievre du cerveau. L'amnistie tout de suite! l'amnistie avant tout! Lions l'artere, c'est le plus presse. Disons-le au pouvoir, en ces matieres la promptitude est habilete. On a deja trop hesite, les clemences tardives aigrissent. Ne vous laissez pas contraindre par la pression souveraine de l'opinion; faites l'amnistie de gre et non de force, n'attendez pas. Faites l'amnistie aujourd'hui, elle est pour vous; faites-la demain, elle est contre vous. Regardez le pave, il vous conseille l'amnistie. Les amnisties sont des lavages. Tout le monde en profite. L'amnistie est aussi bien pour ceux qui la donnent que pour ceux qui la recoivent. Elle a cela d'admirable qu'elle fait grace des deux cotes. Mes amis, les pontons sont devorants. Apres ceux qui ont peri, je ne puis me resigner a en voir perir d'autres. Nous assistons en ce moment a une chose terrible, c'est le triomphe de la mort. On croyait la mort vaincue. On la croyait vaincue dans la loi, on la croyait vaincue dans la diplomatie. On entrevoyait la fin du coupe-tete et la fin du reitre. En 93, une annee de guillotine avait formidablement replique aux douze siecles de potence, de roue et d'ecartelement de la monarchie, et apres la revolution on pouvait croire l'echafaud epuise; puis etait venue une bataille de quinze ans, et apres Napoleon on pouvait croire la guerre videe. La peine capitale, abolie dans toutes les consciences, commencait a disparaitre dans les codes; vingt-sept gouvernements, dans l'ancien et le nouveau continent, l'avaient raturee; la paix se faisait dans la loi, et la concorde naissait entre les nations; les juges n'osaient plus condamner les hommes a mort par l'echafaud, et les rois n'osaient plus condamner les peuples a mort par la guerre. Les poetes, les philosophes, les ecrivains, avaient fait ce travail magnifique. Les Tyburn et les Montfaucon s'abimaient dans leur honte, et les Austerlitz et les Rosbach dans leur gloire. Plus de tuerie, ni juridique, ni militaire; le principe de l'inviolabilite humaine etait admis. Pour la premiere fois depuis six mille ans, le genre humain avait la respiration libre. Cette montagne, la mort, etait otee de dessus la poitrine du titan. La civilisation vraie allait commencer. Tout a coup l'an 1870 s'est leve, ayant dans sa main droite l'epee, et dans sa main gauche la hache. La mort a reparu, Janus epouvantable, avec ses deux faces de spectre, l'une qui est la guerre, l'autre qui est le supplice. On a entendu cet affreux cri: Represailles! Le talion imbecile a ete evoque par la guerre etrangere et par la guerre civile. Oeil pour oeil, dent pour dent, province pour province. Le meurtre sous ses deux especes, bataille et massacre, s'est rue d'abord sur la France, ensuite sur le peuple; des europeens ont concu ce projet: supprimer la France, et des francais ont machine ce crime: supprimer Paris. On en est la. Et au lieu de l'affirmation que veut ce siecle, c'est la negation qui est venue. L'echafaud, qui etait une larve, est devenu une realite; la guerre, qui etait un fantome, est devenue une necessite. Sa disparition dans le passe se complique d'une reapparition dans l'avenir; en ce moment-ci les meres allaitent leurs enfants pour la tombe; il y a une echeance entre la France et l'Allemagne, c'est la revanche; la mort se nourrit de la mort; on tuera parce qu'on a tue. Et, chose fatale, pendant que la revanche se dresse au dehors, la vengeance se dresse au dedans. La vindicte, si vous voulez. On a fait ce progres, adosser les patients a un mur au lieu de les coucher sur une planche, et remplacer la guillotine par la mitrailleuse. Et tout le terrain qu'on croyait gagne est perdu, et le monstre qu'on croyait vaincu est victorieux, et le glaive regne sous sa double forme, hache du bourreau, epee du soldat; de sorte qu'a cette minute sinistre ou le commerce rale, ou l'industrie perit, ou le travail expire, ou la lumiere s'eteint, ou la vie agonise, quelque chose est vivant, c'est la mort. Ah! affirmons la vie! affirmons le progres, la justice, la liberte, l'ideal, la bonte, le pardon, la verite eternelle! A cette heure la conscience humaine est a tatons; voila ce que c'est que l'eclipse de la France. A Bruxelles, j'ai pousse ce cri: Clemence! et l'on m'a jete des pierres. Affirmons la France. Relevons-la. Rallumons-la. Rendons aux hommes cette lumiere. La France est un besoin de l'univers. Nous avons tous, nous francais, une tendance a etre plutot hommes que citoyens, plutot cosmopolites que nationaux, plutot freres de l'espece entiere que fils de la race locale; conservons cette tendance, elle est bonne; mais rendons-nous compte que la France n'est pas une patrie comme une autre, qu'elle est le moteur du progres, l'organisme de la civilisation, le pilier de l'ensemble humain, et, que lorsqu'elle flechit, tout s'ecroule. Constatons cet immense recul moral des nations correspondant aux pas qu'a faits la France en arriere; constatons la guerre revenue, l'echafaud revenu, la tuerie revenue, la mort revenue, la nuit revenue; voyons l'horreur sur la face des peuples; secourons-les en restaurant la France; resserrons entre nous francais le lien national, et reconnaissons qu'il y a des heures ou la meilleure maniere d'aimer la patrie, c'est d'aimer la famille, et ou la meilleure maniere d'aimer l'humanite, c'est d'aimer la patrie. VICTOR HUGO. II A M. LEON BIGOT AVOCAT DE MAROTEAU Paris, 5 novembre 1871. Monsieur, J'ai lu votre memoire; il est excellent, j'applaudis a vos genereux efforts. L'adhesion que vous desirez de moi, vous l'avez entiere. Je vais meme plus loin que vous. La question que vous voyez en legiste, je la vois en philosophe. Le probleme que vous elucidez si parfaitement, et avec une logique eloquente, au point de vue du droit ecrit, est eclaire pour moi d'une lumiere plus haute et plus complete encore par le droit naturel. A une certaine profondeur, le droit naturel se confond avec le droit social. Vous plaidez pour Maroteau, pour ce jeune homme, qui, poete a dix-sept ans, soldat patriote a vingt ans, a eu, dans le funebre printemps de 1871, un acces de fievre, a ecrit le cauchemar de cette fievre, et aujourd'hui, pour cette page fatale, va, a vingt-deux ans, si l'on n'y met ordre, etre fusille, et mourir avant presque d'avoir vecu. Un homme condamne a mort pour un article de journal, cela ne s'etait pas encore vu. Vous demandez la vie pour ce condamne. Moi, je la demande pour tous. Je demande la vie pour Maroteau; je demande la vie pour Rossel, pour Ferre, pour Lullier, pour Cremieux; je demande la vie pour ces trois malheureuses femmes, Marchais, Suetens et Papavoine, tout en reconnaissant que, dans ma faible intelligence, il est prouve qu'elles ont porte des echarpes rouges, que Papavoine est un nom effroyable, et qu'on les a vues dans les barricades, pour combattre, selon leurs accusateurs, pour ramasser les blesses, selon elles. Une chose m'est prouvee encore, c'est que l'une d'elles est mere et que, devant son arret de mort, elle a dit: _C'est bien, mais qui est-ce qui nourrira mon enfant?_ Je demande la vie pour cet enfant. Laissez-moi m'arreter un instant. _Qui est-ce qui nourrira mon enfant?_ Toute la plaie sociale est dans ce mot. Je sais que j'ai ete ridicule la semaine derniere en demandant, en presence des malheurs de la France, l'union entre les francais, et que je vais etre ridicule cette semaine en demandant la vie pour des condamnes. Je m'y resigne. Ainsi voila une mere qui va mourir, et voila un petit enfant qui va mourir aussi, par contre-coup. Notre justice a de ces reussites. La mere est-elle coupable? Repondez oui ou non. L'enfant l'est-il? Essayez de repondre oui. Je le declare, je suis trouble a l'idee de cette innocence qui va etre punie de nos fautes; la seule excuse de la penalite irreparable, c'est la justesse; rien n'est sinistre comme la loi frappant a cote. La justice humaine tarissant brusquement les sources de la vie aux levres d'un enfant etonne la justice divine; ce dementi donne a l'ordre au nom de l'ordre est etrange; il n'est pas bon que nos chetifs codes transitoires et nos sentences myopes d'ici-bas indignent la-haut les lois eternelles; on n'a pas le droit de frapper la mere quand on frappe en meme temps l'enfant. Il me semble entendre la profonde voix de l'inconnu dire aux hommes: _Eh bien, qu est-ce que vous faites donc la_? Et je suis inquiet quand je vois se tourner avec stupeur vers la societe le sombre regard de la nature. Je quitte ce petit condamne, et je reviens aux autres. Aux yeux de ceux a qui l'apparence de l'ordre suffit, les arrets de mort ont un avantage; c'est qu'ils font le silence. Pas toujours. Il est perilleux de produire violemment un faux calme. Les executions politiques prolongent souterrainement la guerre civile. Mais on me dit:--Ces etres miserables, dont la mise a mort vous preoccupe, n'ont rien a voir avec la politique, la-dessus tout le monde est d'accord; ce sont des delinquants vulgaires, coupables de mefaits ordinaires, prevus par la loi penale de tous les temps. Entendons-nous. Que tout le monde soit d'accord sur l'excellence de ces condamnations, peu m'importe. Quand il s'agit de juger un ennemi, mettons-nous en garde contre les consentements furieux de la foule et contre les acclamations de notre propre parti; examinons autour de nous l'etat de rage, qui est un etat de folie; ne nous laissons pas pousser meme vers les severites que nous souhaitons; craignons la complaisance de la colere publique. Defions-nous de certains mots, tels que _delits ordinaires, crimes communs_, mots souples et faciles a ajuster a des sentences excessives; ces mots-la ont l'inconvenient d'etre commodes; en politique, ce qui est commode est dangereux. N'acceptons pas les services que peuvent rendre des definitions mal faites; l'elasticite des mots correspond a la lachete des hommes. Cela obeit trop. Confondre Marat avec Lacenaire est aise et mene loin. Certes, la Chambre introuvable, je parle de celle de 1815, si elle fut arrivee vingt ans plus tot, et si le hasard l'eut faite victorieuse de la Convention, aurait trouve d'excellentes raisons pour declarer la republique scelerate; 1815 eut declare 93 justiciable de la penalite ordinaire; les massacres de septembre, les meurtres d'eveques et de pretres, la destruction des monuments publics, l'atteinte aux proprietes privees, n'eussent point fait defaut a son requisitoire; la Terreur blanche eut instrumente judiciairement contre la Terreur rouge; la chambre royaliste eut proclame les conventionnels atteints et convaincus de delits communs prevus et punis par le code criminel; elle les eut envoyes a la potence et a la roue, supplices restaures avec la monarchie; elle aurait vu en Danton un egorgeur, en Camille Desmoulins un provocateur au meurtre, en Saint-Just un assassin, en Robespierre un malfaiteur pur et simple; elle leur eut crie a tous: Vous n'etes pas des hommes politiques! Et l'opinion publique aurait dit: C'est vrai! jusqu'au jour ou la conscience humaine aurait dit: C'est faux! Il ne suffit pas qu'une assemblee ou un tribunal, meme trainant des sabres, dise:--Une chose est,--pour qu'elle soit. On n'introduit pas de decret dans la conscience de l'homme. Le premier etourdissement passe, elle se recueille et examine. Les faits mixtes ne peuvent etre apprecies comme des faits simples; le mot, _troubles publics_, n'est pas vide de sens; il y a des evenements complexes ou a une certaine quantite d'attentat se mele une certaine quantite de droit. Quand la commotion a cesse, quand les fluctuations sont finies, l'histoire arrive avec son instrument de precision, la raison, et repond ceci aux premiers juges:--93 a sauve le territoire, la Terreur a empeche la trahison, Robespierre a fait echec a la Vendee et Danton a l'Europe, le regicide a tue la monarchie, le supplice de Louis XVI a rendu impossible dans l'avenir le supplice de Damiens, la spoliation des emigres a restitue le champ au laboureur et la terre au peuple, Lyon et Toulon foudroyes ont cimente l'unite nationale; vingt crimes, total: un bienfait, la Revolution francaise. J'entends garder les proportions, et je n'assimile les condamnes d'aujourd'hui aux gigantesques lutteurs d'autrefois qu'en ce point: eux aussi sont des combattants revolutionnaires; a eux aussi on ne peut reprocher que des faits politiques; l'histoire ecartera d'eux ces qualifications, _delits communs, crimes ordinaires;_ et, en leur infligeant la peine capitale, que fait-on? on retablit l'echafaud politique. Ceci est effrayant. Pas en arriere. Dementi au progres. Babeuf, Arena, Ceracchi, Topino-Lebrun, Georges Cadoudal, Mallet, Lahorie, Guidal, Ney, Labedoyere, Didier, les freres Faucher, Pleignier, Carbonneau, Tolleron, les quatre sergents de la Rochelle, Alibaud, Cirasse, Charlet, Cuisinier, Orsini, reparaissent. Rentree des spectres. Retourner vers les tenebres, faire retrograder l'immense marche humaine, rien de plus insense. En civilisation, on ne recule jamais que vers le precipice. Certes, Rossel, Maroteau, Gaston Cremieux et les autres, ces creatures humaines en peril, cela m'emeut; mais ce qui m'emeut plus encore, c'est la civilisation en danger. Mais, reprend-on, c'est justement pour eviter le precipice que nous reculons. Vous le voyez derriere, nous le voyons devant. Pour nous comme pour vous, il s'agit du salut social. Vous le voyez dans la clemence, nous le voyons dans le chatiment. Soit. J'accepte la discussion posee ainsi. C'est la vieille querelle du juste et de l'utile. Nous avons pour nous le juste, cherchons si vous avez pour vous l'utile. Voila des condamnes a mort. Qu'en va-t-on faire? Les executer? Il s'agit du salut public, dites-vous. Placons-nous a ce point de vue. De deux choses l'une: ou cette execution est necessaire, ou elle ne l'est pas. Si elle, n'est pas necessaire, de quel nom la qualifier? La mort pour la mort, l'echafaud pour l'echafaud, histoire de s'entretenir la main, l'art pour l'art, c'est hideux. Si elle est necessaire, c'est qu'elle sauve la societe. Examinons. A l'heure qu'il est, quatre questions sont pendantes, la question monetaire, la question politique, la question nationale, la question sociale; c'est-a-dire que les quatre equilibres, qui sont notre vie meme, sont compromis, l'equilibre financier par la question monetaire, l'equilibre legal par la question politique, l'equilibre exterieur par la question nationale, l'equilibre interieur par la question sociale. La civilisation a ses quatre vents; les voila qui soufflent tous a la fois. Immense ebranlement. On entend le craquement de l'edifice; les fondations se lezardent, les colonnes plient, les piliers chancellent, toute la charpente penche; les anxietes sont inouies. La question politique et la question nationale s'enchevetrent; nos frontieres perdues exigent la suppression de toutes les frontieres; la federation des peuples seule peut le faire pacifiquement, les Etats-Unis d'Europe sont la solution, et la France ne reprendra sa suprematie que par la republique francaise transformee en republique continentale; but sublime, ascension vertigineuse, sommet de civilisation; comment y atteindre? En meme temps, le probleme monetaire complique le probleme social; des perspectives obscures s'ouvrent de toutes parts, d'un cote les colonisations lointaines, la recherche des pays de l'or, l'Australie, la Californie, les transmigrations, les deplacements de peuples; de l'autre cote, la monnaie fiduciaire, le billet de banque a revenu, la propriete democratisee, la reconciliation du travail avec le capital par le billet a rente; difficultes sans nombre, qui se resoudront un jour en bien-etre et en lumiere, et qui a cette heure se resument en miseres et en souffrances. Telle est la situation. Et maintenant voici le remede: tuer Maroteau, tuer Lullier, tuer Ferre, tuer Rossel, tuer Cremieux; tuer ces trois malheureuses, Suetens, Marchais et Papavoine; il n'y a entre l'avenir et nous que l'epaisseur de quelques cadavres utiles a la prosperite publique; et plus rien ne fremira, et le credit s'affermira, et la confiance renaitra, et les inquietudes s'evanouiront, et l'ordre sera fonde, et la France sera rassuree quand on entendra la voix d'un petit enfant appeler sa mere morte dans les tenebres. Ainsi, a cette heure tellement extraordinaire qu'aucun peuple n'en a jamais eu de pareille, sept ou huit tombes, voila notre ressource; et quand l'homme d'etat, accoude sur sa table, la tete dans ses mains, epelant des chiffres terribles, etudiant une carte dechiree, sondant les defaites, les catastrophes, les deroutes, les capitulations, les trahisons, les ignominies, les affreuses paix signees, la France epuisee d'or par les cinq milliards extorques et de sang par les deux provinces arrachees, le profond tremblement de terre de Paris, les ecroulements, les engloutissements, les desastres, les decombres qui pendent, l'ignorance, la misere, les menaces des ruines, songe a l'effrayant avenir; quand, pensif devant tant d'abimes, il demande secours a l'inconnu; quand il reclame le Turgot qu'il faudrait a nos finances, le Mirabeau qu'il faudrait a nos assemblees, l'Aristide qu'il faudrait a notre magistrature, l'Annibal qu'il faudrait a nos armees, le Christ qu'il faudrait a notre societe; quand il se penche sur l'ombre et la supplie de lui envoyer la verite, la sagesse, la lumiere, le conseil, la science, le genie; quand il evoque dans sa pensee le _Deus ex machina_, le pilote supreme des grands naufrages, le guerisseur des plaies populaires, l'archange des nations en detresse, le sauveur; il voit apparaitre qui? un fossoyeur, la pelle sur l'epaule. VICTOR HUGO. III A M. ROBERT HYENNE REDACTEUR EN CHEF DE LA _DEMOCRATIE DU MIDI_ Paris, 2 decembre 1871. Mon vaillant confrere, les souvenirs que vous me rappelez sont graves en moi; depuis longtemps je vous connais et je vous estime. Vous avez ete l'ami de l'exil; vous etes aujourd'hui le combattant de la verite et de la liberte. Votre talent et votre courage sont pour votre journal, la _Democratie du Midi_, un double gage de succes. Nous traversons une crise fatale. Apres l'invasion, le terrorisme reactionnaire. 1871 est un 1815, pire. Apres les massacres, voici l'echafaud politique retabli. Quels revenants funestes! Trestaillon avait reparu en juin, Bellart reparait en novembre. A l'odieux assassinat de Clement Thomas et de Lecomte, a l'abominable meurtre des otages, quelles repliques sanglantes! Quel grossissement de l'horreur par l'horreur! Quelle calamite pour la France que ce duel de la Commune et de l'Assemblee! La civilisation est en danger; nous sentons un affreux glissement sur la pente feroce. J'ai ecrit: Personne n'est mechant, et que de mal on fait! Avertissons toutes ces pauvres consciences troublees. Si le gouvernement est myope, tachons qu'il ne soit pas sourd. Crions: Amnistie! amnistie! assez de sang! assez de victimes! qu'on fasse enfin grace a la France! c'est elle qui saigne.--On a ote la parole au _Rappel_; vous tous qui l'avez encore, repetez son vaillant cri: Pitie! pardon! fraternite! Ne nous lassons pas, recommencons sans cesse. Demandons la paix et donnons l'alarme. Sonnons le tocsin de la clemence. Je m'apercois que c'est aujourd'hui le 2 decembre. Il y a vingt ans a pareille heure, je luttais contre un crime, j'etais traque, et averti que, si l'on me prenait, on me fusillerait. Tout est bien, luttons. Cher confrere, je vous serre la main. VICTOR HUGO. IV LE MANDAT CONTRACTUEL Le 19 decembre, M. Victor Hugo recut la lettre qu'on va lire: Paris, le 19 decembre 1871. Monsieur, En face d'une Assemblee qui meconnait le mandat dont elle a ete revetue, il est necessaire de faire passer dans les moeurs un grand principe, le _mandat imperatif._ A vous, la premiere gloire de la France, il appartient de donner au monde un grand exemple et de frapper un grand coup sur nos vieilles institutions. [Note: Les honorables signataires nous pardonneront d'omettre ici les quelques lignes ou leur sympathie pour M. Victor Hugo est le plus vivement exprimee.] * * * * * Vous penserez sans doute que votre acceptation du mandat imperatif serait un grand acte de patriotisme et assurerait pour toujours le triomphe de cette institution. Nous vous prions de vouloir bien nous donner votre adhesion. _Les membres du Comite electoral de la rue Brea,_ DE LAVENAT, E. DIVE, BASSET, J.-C. CHAIGNEAU, EDOUARD DE LUZE, PAULIAT, MONPROFIT, ROSEL. M. Victor Hugo ne pouvait accepter le _mandat imperatif_, la conscience ne recoit pas d'ordres; mais il pouvait et il sentit qu'il devait prendre l'initiative de la transformation du _mandat imperatif_ en _mandat contractuel_, c'est-a-dire realiser plus surement le progres electoral par le contrat librement debattu et consenti entre le mandant et le mandataire. Ne voulant pas influencer le choix du peuple, il s'abstint de paraitre aux reunions electorales, l'etat de siege otant d'ailleurs toute liberte a ces reunions. La declaration suivante y fut lue en son nom: DECLARATION Je suis de ceux qui pensent qu'aucune pression ne doit etre exercee sur le choix du peuple. Plus le choix sera libre, plus il sera grand. Plus le choix sera spontane, plus il sera significatif. Le bon citoyen ne s'offre ni ne se refuse. Il est a la disposition du devoir. Les devoirs d'un representant du peuple et surtout d'un representant de l'admirable peuple de Paris sont aujourd'hui plus serieux que jamais. J'en comprends toute l'etendue. Je suis pret, quant a moi, a donner l'exemple de l'acceptation du _mandat contractuel_, bien autrement efficace et obligatoire que le _mandat imperatif._ Le mandat contractuel, c'est-a-dire le contrat synallagmatique entre le mandant et le mandataire, cree, entre l'electeur et l'elu, l'identite absolue du but et des principes. Le choix que le peuple de Paris fera le 7 janvier doit signifier: republique, negation de toute monarchie sous quelque forme que ce soit; amnistie; abolition de la peine de mort en matiere politique et en toute matiere; rentree de l'Assemblee a Paris; levee de l'etat de siege; dissolution de l'Assemblee dans le plus bref delai possible. Le devoir est la loi de ma vie. Je le ferai hors de l'Assemblee comme dans l'Assemblee. VICTOR HUGO. 28 decembre 1871. * * * * * En meme temps furent publiees, par les soins des comites, les deux pieces suivantes: LE COMITE ELECTORAL DE LA RUE BREA ET LE COMITE ELECTORAL DES TRAVAILLEURS, AUX ELECTEURS DE LA SEINE. Le grand citoyen qui s'est fait, depuis vingt ans, le champion le plus ardent de la democratie, vient d'accomplir l'un des actes les plus considerables de sa vie. Le premier, Victor Hugo avait pris la defense de Paris contre les violences de la reaction; le premier, il avait reclame l'amnistie et proteste, au nom du droit d'asile, contre la coupable faiblesse de la Belgique; plus tard, il implorait la grace des condamnes a mort. Aujourd'hui Victor Hugo vient de signer avec le peuple de Paris un contrat qui en fait son representant necessaire. Victor Hugo et Paris, la grande ville et le grand poete, ne font plus qu'un. Parisiens! et vous surtout, travailleurs! vous n'avez qu'un nom a deposer dans l'urne; il faut que ce nom soit celui de VICTOR HUGO. MANDAT CONTRACTUEL ARRETE PAR LE COMITE DE LA RUE BREA ET PAR LE COMITE ELECTORAL DES TRAVAILLEURS, ADOPTE DANS DIFFERENTES REUNIONS PUBLIQUES. Considerant que le mandat contractuel est le seul moyen qui mette en evidence la volonte ferme et nette du college electoral, Les electeurs ont arrete le programme suivant qui est adopte par le representant qui sera nomme le 7 janvier 1872: 1. Amnistie pour tous les crimes et delits politiques.--Enquete sur les evenements de mai et juin 1871.--Abolition de la peine de mort en toutes matieres. 2. Proclamation definitive de la republique.--Dissolution dans le plus bref delai de l'assemblee actuelle et nomination d'une assemblee constituante chargee de faire une constitution republicaine. 3. Retour a Paris du gouvernement et de l'Assemblee.-- Levee de l'etat de siege a Paris et dans les departements. 4. Service militaire obligatoire et personnel pour tout citoyen de la republique francaise, sauf les seuls cas d'incapacite physique. 5. Instruction primaire, gratuite, obligatoire et laique.-- Instruction secondaire, gratuite et laique. 6. Separation absolue de l'eglise et de l'etat.--Retribution des ministres de tout culte a la charge exclusive de ceux qui les emploient. 7. Liberte absolue d'association.--Liberte de reunion.-- Liberte de la presse.--Abolition des proces de presse, excepte en matiere civile. 8. Nomination a l'election des maires et adjoints de toutes les communes, sans aucune exception. 9. Restitution au departement, a l'arrondissement, au canton et a la commune de tout ce qui est de leur ressort. 10. Reforme de la magistrature.--Suppression de l'inamovibilite.--Extension des attributions du jury. 11. Impot vraiment proportionnel sur le revenu. 12. Exclusion de toutes les monarchies, sous quelque forme qu'elles se presentent. 13. Le programme ci-dessus constitue un mandat contractuel, que le representant a accepte et signe. l4. La sanction qui doit consacrer le mandat contractuel sera la demission du representant, qui pourra, dans le cas d'infraction au present contrat, lui etre demandee par un jury d'honneur tire au sort parmi les representants republicains de l'Assemblee, ayant signe, eux aussi, le mandat contractuel. Paris, le 28 decembre 1871. VICTOR HUGO. _Les delegues du comite electoral de la rue Brea,_ DE LANESSAN, PAULIAT, MONPROFIT. _Les delegues du comite electoral des travailleurs,_ PIERRE CENAC, BONHOURE. V ELECTION DU 7 JANVIER 1872 (SEINE.) Resultat du scrutin M. Vautrain 122,435 voix. M. Victor Hugo 95,900-- * * * * * Le lendemain de l'election, le 8 janvier, M. Victor Hugo adressa au peuple de Paris les paroles qu'on va lire: AU PEUPLE DE PARIS Paris ne peut echouer. Les echecs apparents couvrent des triomphes definitifs. Les hommes passent, le peuple reste. La ville que l'Allemagne n'a pu vaincre ne sera pas vaincue par la reaction. A de certaines epoques etranges, la societe a peur et demande secours aux impitoyables. La violence seule a la parole, les implacables sont les sauveurs; etre sanguinaire, c'est avoir du bon sens. Le _vae victis_ devient la raison d'etat; la compassion semble une trahison, et on lui impute les catastrophes. On tient pour ennemi public l'homme atteint de cette folie, la clemence; Beccaria epouvante, et Las Casas fait l'effet de Marat. Ces crises ou la peur engendre la terreur durent peu; leur emportement meme les precipite. Au bout de peu de temps, l'ordre faux que fait le sabre est vaincu par l'ordre vrai que fait la liberte. Pour obtenir cette victoire, aucune lutte violente n'est necessaire. La marche en avant du genre humain ebranle pacifiquement ce qui doit tomber. Le pas grave et mesure du progres suffit pour l'ecroulement des choses fausses. Ce que Paris veut sera. Des problemes sont poses; ils auront leur solution, et cette solution sera fraternelle. Paris veut l'apaisement, la concorde, la guerison des plaies sociales. Paris veut la fin des guerres civiles. La fin des guerres ne s'obtient que par la fin des haines. Comment finissent les haines? Par l'amnistie. L'amnistie, aujourd'hui, est la condition profonde de l'ordre. Le grand peuple de Paris, meconnu et calomnie a cause de sa grandeur meme, aura raison de tous les obstacles. Il triomphera par le calme et la volonte. Le suffrage universel a beau avoir des eclipses, il est l'unique mode de gouvernement; le suffrage universel, c'est la puissance, bien superieure a la force. Desormais, tout par le vote, rien par le fusil. La justice et la verite ont une clarte souveraine. Le passe ne se tient pas debout en face de l'avenir. Une ville comme Versailles, qui represente la royaute, ne peut etre longtemps regardee fixement par une ville comme Paris, qui personnifie la republique. VICTOR HUGO. Paris, 8 janvier 1871. VI FUNERAILLES D'ALEXANDRE DUMAS Alexandre Dumas etait mort pendant le siege de Paris, hors de Paris. Le 16 avril 1872, son cercueil fut transporte a Villers-Cotterets, lieu de sa naissance. A cette occasion, M. Victor Hugo adressa a M. Alexandre Dumas fils la lettre qu'on va lire: Paris, 15 avril 1872. Mon cher confrere, J'apprends par les journaux que demain 16 avril doivent avoir lieu a Villers-Cotterets les funerailles d'Alexandre Dumas. Je suis retenu pres d'un enfant malade, et je ne pourrai aller a Villers-Cotterets. C'est pour moi un regret profond. Mais, je veux du moins etre pres de vous et avec vous par le coeur. Dans cette douloureuse ceremonie, je ne sais si j'aurais pu parler, les emotions poignantes s'accumulent dans ma tete, et voila bien des tombeaux qui s'ouvrent coup sur coup devant moi; j'aurais essaye pourtant de dire quelques mots. Ce que j'aurais voulu dire, laissez-moi vous l'ecrire. Aucune popularite, en ce siecle, n'a depasse celle d'Alexandre Dumas; ses succes sont mieux que des succes, ce sont des triomphes; ils ont l'eclat de la fanfare. Le nom d'Alexandre Dumas est plus que francais, il est europeen; il est plus qu'europeen, il est universel. Son theatre a ete affiche dans le monde entier; ses romans ont ete traduits dans toutes les langues. Alexandre Dumas est un de ces hommes qu'on pourrait appeler les semeurs de civilisation; il assainit et ameliore les esprits par on ne sait quelle clarte gaie et forte; il feconde les ames, les cerveaux, les intelligences; il cree la soif de lire; il creuse le coeur humain, et il l'ensemence. Ce qu'il seme, c'est l'idee francaise. L'idee francaise contient une quantite d'humanite telle, que partout ou elle penetre, elle produit le progres. De la, l'immense popularite des hommes comme Alexandre Dumas. Alexandre Dumas seduit, fascine, interesse, amuse, enseigne. De tous ses ouvrages, si multiples, si varies, si vivants, si charmants, si puissants, sort l'espece de lumiere propre a la France. Toutes les emotions les plus pathetiques du drame, toutes les ironies et toutes les profondeurs de la comedie, toutes les analyses du roman, toutes les intuitions de l'histoire, sont dans l'oeuvre surprenante construite par ce vaste et agile architecte. Il n'y a pas de tenebres dans cette oeuvre, pas de mystere, pas de souterrain; pas d'enigme, pas de vertige; rien de Dante, tout de Voltaire et de Moliere; partout le rayonnement, partout le plein midi, partout la penetration de la clarte. Les qualites sont de toute sorte, et innombrables. Pendant quarante ans, cet esprit s'est depense comme un prodige. Rien ne lui a manque, ni le combat, qui est le devoir, ni la victoire, qui est le bonheur. Cet esprit etait capable de tous les miracles, meme de se leguer, meme de se survivre. En partant, il a trouve moyen de rester. Cet esprit, nous ne l'avons pas perdu. Vous l'avez. Votre pere est en vous, votre renommee continue sa gloire. Alexandre Dumas et moi, nous avions ete jeunes ensemble. Je l'aimais et il m'aimait. Alexandre Dumas n'etait pas moins haut par le coeur que par l'esprit. C'etait une grande ame bonne. Je ne l'avais pas vu depuis 1857; il etait venu s'asseoir a mon foyer de proscrit, a Guernesey, et nous nous etions donne rendez-vous dans l'avenir et dans la patrie. En septembre 1870, le moment est venu, le devoir s'est transforme pour moi; j'ai du retourner en France. Helas! le meme coup de vent a des effets contraires. Comme je rentrais dans Paris, Alexandre Dumas venait d'en sortir. Je n'ai pas eu son dernier serrement de main. Aujourd'hui je manque a son dernier cortege. Mais son ame voit la mienne. Avant peu de jours,--bientot je le pourrai, j'espere,--je ferai ce que je n'ai pu faire en ce moment, j'irai, solitaire, dans ce champ ou il repose, et cette visite qu'il a faite a mon exil, je la rendrai a son tombeau. Cher confrere, fils de mon ami, je vous embrasse. VICTOR HUGO. VII AUX REDACTEURS DE _LA RENAISSANCE_ Paris, 1er mai 1872. Mes jeunes confreres, Ce serrement de main que vous me demandez, je vous l'envoie avec joie. Courage! Vous reussirez. Vous n'etes pas seulement des talents, vous etes des consciences; vous n'etes pas seulement de beaux et charmants esprits, vous etes de fermes coeurs. C'est de cela que l'heure actuelle a besoin. Je resume d'un mot l'avenir de votre oeuvre collective: devoir accompli, succes assure. Nous venons d'assister a des deroutes d'armees; le moment est arrive ou la legion des esprits doit donner. Il faut que l'indomptable pensee francaise se reveille et combatte sous toutes les formes. L'esprit francais possede cette grande arme, la langue francaise, c'est-a-dire l'idiome universel. La France a pour auditoire le monde civilise. Qui a l'oreille prend l'ame. La France vaincra. On brise une epee, on ne brise pas une idee. Courage donc, vous, combattants de l'esprit! Le monde a pu croire un instant a sa propre agonie. La civilisation sous sa forme la plus haute, qui est la republique, a ete terrassee par la barbarie sous sa forme la plus tenebreuse, qui est l'empire germanique. Eclipse de quelques minutes. L'enormite meme de la victoire la complique d'absurdite. Quand c'est le moyen age qui met la griffe sur la revolution, quand c'est le passe qui se substitue a l'avenir, l'impossibilite est melee au succes, et l'ahurissement du triomphe s'ajoute a la stupidite du vainqueur. La revanche est fatale. La force des choses l'amene. Ce grand dix-neuvieme siecle, momentanement interrompu, doit reprendre et reprendra son oeuvre; et son oeuvre, c'est le progres par l'ideal. Tache superbe. L'art est l'outil, les esprits sont les ouvriers. Faites votre travail, qui fait partie du travail universel. J'aime le groupe des talents nouveaux. Il y a aujourd'hui un beau phenomene litteraire qui rappelle un magnifique moment du seizieme siecle. Toute une generation de poetes fait son entree. C'est, apres trois cents ans, dans le couchant du dix-neuvieme siecle, la pleiade qui reparait. Les poetes nouveaux sont fideles a leur siecle; de la leur force. Ils ont en eux la grande lumiere de 1830; de la leur eclat. Moi qui approche de la sortie, je salue avec bonheur le lever de cette constellation d'esprits sur l'horizon. Oui, mes jeunes confreres, oui, vous serez fideles a votre siecle et a votre France. Vous ferez un journal vivant, puissant, exquis. Vous etes de ceux qui combattent quand ils raillent, et votre rire mord. Rien ne vous distraira du devoir. Meme quand vous en semblerez le plus eloignes, vous ne perdrez jamais de vue le grand but: venger la France par la fraternite des peuples, defaire les empires, faire l'Europe. Vous ne parlerez jamais de defaillance ni de decadence. Les poetes n'ont pas le droit de dire des mots d'hommes fatigues. Je suivrai des yeux votre effort, votre lutte, votre succes. C'est par le journal envole en feuilles innombrables que la civilisation essaime. Vous vous en irez par le monde, cherchant le miel, aimant les fleurs, mais armes. Un journal comme le votre, c'est de la France qui se repand, c'est de la colere spirituelle et lumineuse qui se disperse; et ce journal sera, certes, importun a la pesante masse tudesque victorieuse, s'il la rencontre sur son passage; la legerete de l'aile sert la furie de l'aiguillon; qui est agile est terrible; et, dans sa Foret-Noire, le lourd caporalisme allemand, assailli par toutes les fleches qui sortent du bourdonnement parisien, pourra bien connaitre le repentir que donnent a l'ours les ruches irritees. Encore une fois, courage, amis! VIII AUX REDACTEURS DU _PEUPLE SOUVERAIN_ Chers amis, Depuis trois ans, avec le _Rappel_, vous parlez au peuple. Avec votre nouveau journal, vous allez lui parler de plus pres encore. Parler au peuple sans cesse, et tacher de lui parler toujours de plus en plus pres, c'est un devoir, et vous faites bien de le remplir. Je me suis souvent figure un immense livre pour le peuple. Ce livre serait le livre du fait, rien de plus en apparence, et en realite le livre de l'idee. Le fait est identique au nuage; il sort de nous et plane sur nous; c'est une forme flottante propre a notre milieu, qui passe, qui contient de l'ascension et de la chute, qui resulte de nous et retombe sur nous, en ombre, en pluie, en tempete, en fecondation, en devastation, en enseignement. Le livre que je m'imagine saisirait cet enseignement, il preciserait le contour et l'ombre de chaque fait. Il conclurait. Conclure est donne a l'homme. Creer, l'oeil fixe sur l'ideal; conclure, l'oeil fixe sur l'absolu; c'est a peu pres la toute notre puissance. Ce livre serait le registre de la vie populaire, et, en marge de ce que fait la destinee, il mettrait ce que dit la conscience. De la loi de tout il deduirait la loi de tous. Il semerait la crainte utile de l'erreur. Il inquieterait le legislateur, il inquieterait le jure; il deconseillerait l'irrevocable et avertirait le pretre; il deconseillerait l'irreparable et avertirait le juge. Rapidement, par le simple recit et par la seule facon de presenter le fait, il en montrerait le sens philosophique et social. D'une audience de cour d'assises, il extrairait l'horreur de la peine de mort; d'un debat parlementaire, il extrairait l'amour de la liberte. D'une defaite nationale, il extrairait de la volonte et de la fierte; car, pour un peuple qui a sa regeneration morale a operer, il vaut mieux etre vaincu que vainqueur; un vaincu est force de perir ou de grandir. La stagnation de la gloire se comprend, la stagnation de la honte, non. Ce livre dirait cela. Ce livre n'admettrait aucun empietement, pas plus sur une idee que sur un territoire. En meme temps qu'il deshonorerait les conquetes, il ferait obstacle aux damnations. Il rehabiliterait et rassurerait. Il dirait, redirait et redirait la parole de mansuetude et de clemence; il parlerait a ceux qui sont en liberte de ceux qui sont en prison; il serait importun aux heureux par le rappel des miserables; il empecherait l'oubli de ce qui est lointain et de ce qui semble perdu; il n'accepterait pas les fausses guerisons; il ne laisserait pas se fermer les ulceres sous une peau malsaine; il panserait la plaie, dut-il indigner le blesse; il tacherait d'inspirer au fort le respect du faible, a l'homme le respect de la femme, au couronne le respect du calomnie, a l'usurpateur le respect du souverain, a la societe le respect de la nature, a la loi le respect du droit. Ce livre hairait la haine. Il reconcilierait le frere avec le frere, l'aine avec le puine, le bourgeois avec l'ouvrier, le capital avec le travail, l'outil avec la main. Il aurait pour effort de produire la vertu d'abord, la richesse ensuite, le bien-etre materiel etant vain s'il ne contient le bien-etre moral, aucune bourse pleine ne suppleant a l'ame vide. Ce livre observerait, veillerait, epierait; il ferait le guet autour de la civilisation; il n'annoncerait la guerre qu'en denoncant la monarchie; il dresserait le bilan de faillite de chaque bataille, supputerait les millions, compterait les cadavres, cuberait le sang verse, et ne montrerait jamais les morts sans montrer les rois. Ce livre saisirait au passage, coordonnerait, grouperait tout ce que l'epoque a de grand, le devouement heroique, l'oeuvre celebre, la parole eclatante, le vers illustre, et ferait voir le profond lien entre un mot de Corneille et une action de Danton. Dans l'interet de tous et pour le bien de tous, il offrirait des modeles et il ferait des exemples; il eclairerait, malgre elle et malgre lui, la vertu qui aime l'ombre et le crime qui cherche les tenebres; il serait le livre du bien devoile et du mal demasque. Ce livre serait a lui seul presque une bibliotheque. Il n'aurait pour ainsi dire pas de commencement, se rattachant a tout le passe, et pas de fin, se ramifiant dans tout l'avenir. Telle serait cette bible immense. Est-ce une chimere qu'un tel livre? Non, car vous allez le faire. Qu'est-ce que c'est que le journal a un sou? C'est une page de ce livre. Certes, le mot bible n'est pas de trop. La page, c'est le jour; le volume, c'est l'annee; le livre, c'est le siecle. Toute l'histoire batie, heure par heure, par les evenements, toute la parole dite par tous les verbes, mille langues confuses degageant les idees nettes. Sorte de bonne Babel de l'esprit humain. Telle est la grandeur de ce qu'on appelle le petit journal. Le journal a un sou, tel que vous le comprenez, c'est la realite racontee comme La Fontaine raconte la fable, avec la moralite en regard; c'est l'erreur raturee, c'est l'iniquite soulignee, c'est la torsion du vrai redressee; c'est un registre de justice ouvert a la confrontation de tous les faits; c'est une vaste enquete quotidienne, politique, sociale, humaine; c'est le flocon de blancheur et de purete qui passe; c'est la manne, la graine, la semence utilement jetee au vent; c'est la verite eternelle emiettee jour par jour. Oeuvre excellente qui a pour but de condenser le collectif dans l'individuel, et de donner a tout peuple un coeur d'honnete homme, et a tout homme une ame de grand peuple. Faites cela, amis. Je vous serre la main. Paris, 14 mai 1872. IX REPONSE AUX ROMAINS En mai 1872, le peuple romain fit une adresse au peuple francais. Victor Hugo fut choisi par les romains comme intermediaire entre les deux peuples. En cette qualite, il dut repondre. Voici sa reponse: Citoyens de Rome et du monde, Vous venez de faire du haut du Janicule une grande chose. Vous, peuple romain, par-dessus tous les abimes qui separent aujourd'hui les nations, vous avez tendu la main au peuple francais. C'est-a-dire qu'en presence de ces trois empires monstres, l'un qui porte le glaive et qui est la guerre, l'autre qui porte le knout et qui est la barbarie, l'autre qui porte la tiare et qui est la nuit, en presence de ces trois formes spectrales du moyen age reparues sur l'horizon, la civilisation vient de s'affirmer La mere, qui est l'Italie, a embrasse la fille, qui est la France; le Capitole a acclame l'Hotel de Ville; le mont Aventin a fraternise avec Montmartre et lui a conseille l'apaisement; Caton a fait un pas vers Barbes; Rienzi a pris le bras de Danton; le monde romain s'est incline devant les Etats-Unis d'Europe; et l'illustre republique du passe a salue l'auguste republique de l'avenir. A de certaines heures sinistres, ou l'obscurite monte, ou le silence se fait, ou il semble qu'on assiste a on ne sait quelle coalition des tenebres, il est bon que les puissants echos de l'histoire s'eveillent et se repondent; il est bon que les tombeaux prouvent qu'ils contiennent de l'aurore; il est bon que le rayon sorti des sepulcres s'ajoute au rayon sorti des berceaux; il est bon que toutes les formes de la lumiere se melent et s'entr'aident; et chez vous, italiens, toutes les clartes sont vivantes; et lorsqu'il s'agit d'attester la pensee, qui est divine, et la liberte, qui est humaine, lorsqu'il s'agit de chasser les prejuges et les tyrans, lorsqu'il s'agit de manifester a la fois l'esprit humain et le droit populaire, qui donc prendra la parole si ce n'est cette _alma parens_ qui, en fait de genies, a Dante egal a Homere, et, en fait de heros, Garibaldi egal a Thrasybule? Oui, la civilisation vous remercie. Le peuple romain fait bien de serrer la main au peuple francais; cette fraternite de geants est belle. Aucun decouragement n'est possible devant de telles initiatives prises par de telles nations. On sent dans cette volonte de concorde l'immense paix de l'avenir. De tels symptomes font naitre dans les coeurs toutes les bonnes certitudes. Oui, le progres sera; oui, le jour luira; oui, la delivrance viendra; oui, la conscience universelle aura raison de tous les clerges, aussi bien de ceux qui s'appuient sur les codes que de ceux qui s'appuient sur les dogmes; oui, les soi-disant hommes impeccables, pretres ou juges, les infaillibles comme les inamovibles, confesseront la faiblesse humaine devant l'eternelle verite et l'eternelle justice; oui, l'irrevocable, l'irreparable et l'inintelligible disparaitront; oui, l'echafaud et la guerre s'evanouiront; oui, le bagne sera ote de la vie et l'enfer sera ote de la mort. Courage! Espoir! Il est admirable que, devant les alliances malsaines des rois, les deux capitales des peuples s'entendent; et l'humanite tout entiere, consolee et rassuree, tressaille quand la grande voix de Rome parle a la grande ame de Paris. Paris, 20 mai 1872. X QUESTIONS SOCIALES L'ENFANT.--LA FEMME Sec. 1.--_L'Enfant_. A M. TREBOIS, _President de la Societe des ecoles laiques_. Monsieur, Vous avez raison de le penser, j'adhere completement a l'eloquente et irrefutable lettre que vous a adressee Louis Blanc. Je n'ai rien a y ajouter que ma signature. Louis Blanc est dans le vrai absolu et pose les reels principes de l'instruction laique, aussi bien pour les femmes que pour les hommes. Quant a moi, je vois clairement deux faits distincts, l'education et l'instruction. L'education, c'est la famille qui la donne; l'instruction, c'est l'etat qui la doit. L'enfant veut etre eleve par la famille et instruit par la patrie. Le pere donne a l'enfant sa foi ou sa philosophie; l'etat donne a l'enfant l'enseignement positif. De la, cette evidence que l'education peut etre religieuse et que l'instruction doit etre laique. Le domaine de l'education, c'est la conscience; le domaine de l'instruction, c'est la science. Plus tard, dans l'homme fait, ces deux lumieres se completent l'une par l'autre. Votre fondation d'enseignement laique pour les jeunes filles est une oeuvre logique et utile, et je vous applaudis. Paris, 2 juin 1872. * * * * * Sec. 2.--_La Femme_. A M. LEON RICHER, _Redacteur en chef de l'_Avenir des Femmes. Paris, le 8 juin 1872. Monsieur, Je m'associe du fond du coeur a votre utile manifestation. Depuis quarante ans, je plaide la grande cause sociale a laquelle vous vous devouez noblement. Il est douloureux de le dire, dans la civilisation actuelle, il y a une esclave. La loi a des euphemismes; ce que j'appelle une esclave, elle l'appelle une mineure. Cette mineure selon la loi, cette esclave selon la realite, c'est la femme. L'homme a charge inegalement les deux plateaux du code, dont l'equilibre importe a la conscience humaine; l'homme a fait verser tous les droits de son cote et tous les devoirs du cote de la femme. De la un trouble profond. De la la servitude de la femme. Dans notre legislation telle qu'elle est, la femme ne possede pas, elle n'este pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n'est pas. Il y a des citoyens, il n'y a pas de citoyennes. C'est la un etat violent; il faut qu'il cesse. Je sais que les philosophes vont vite et que les gouvernants vont lentement; cela tient a ce que les philosophes sont dans l'absolu, et les gouvernants dans le relatif; cependant, il faut que les gouvernants finissent par rejoindre les philosophes. Quand cette jonction est faite a temps, le progres est obtenu et les revolutions sont evitees. Si la jonction tarde, il y a peril. Sur beaucoup de questions a cette heure, les gouvernants sont en retard. Voyez les hesitations de l'Assemblee a propos de la peine de mort. En attendant, l'echafaud sevit. Dans la question de l'education, comme dans la question de la repression, dans la question de l'irrevocable qu'il faut oter du mariage et de l'irreparable qu'il faut oter de la penalite, dans la question de l'enseignement obligatoire, gratuit et laique, dans la question de la femme, dans la question de l'enfant, il est temps que les gouvernants avisent. Il est urgent que les legislateurs prennent conseil des penseurs, que les hommes d'etat, trop souvent superficiels, tiennent compte du profond travail des ecrivains, et que ceux qui font les lois obeissent a ceux qui font les moeurs. La paix sociale est a ce prix. Nous philosophes, nous contemplateurs de l'ideal social, ne nous lassons pas. Continuons notre oeuvre. Etudions sous toutes ses faces, et avec une bonne volonte croissante, ce pathetique probleme de la femme dont la solution resoudrait presque la question sociale tout entiere. Apportons dans l'etude de ce probleme plus meme que la justice; apportons-y la veneration; apportons-y la compassion. Quoi! il y a un etre, un etre sacre, qui nous a formes de sa chair, vivifies de son sang, nourris de son lait, remplis de son coeur, illumines de son ame, et cet etre souffre, et cet etre saigne, pleure, languit, tremble. Ah! devouons-nous, servons-le, defendons-le, secourons-le, protegeons-le! Baisons les pieds de notre mere! Avant peu, n'en doutons pas, justice sera rendue et justice sera faite. L'homme a lui seul n'est pas l'homme; l'homme, plus la femme, plus l'enfant, cette creature une et triple constitue la vraie unite humaine. Toute l'organisation sociale doit decouler de la. Assurer le droit de l'homme sous cette triple forme, tel doit etre le but de cette providence d'en bas que nous appelons la loi. Redoublons de perseverance et d'efforts. On en viendra, esperons-le, a comprendre qu'une societe est mal faite quand l'enfant est laisse sans lumiere, quand la femme est maintenue sans initiative, quand la servitude se deguise sous le nom de tutelle, quand la charge est d'autant plus lourde que l'epaule est plus faible; et l'on reconnaitra que, meme au point de vue de notre egoisme, il est difficile de composer le bonheur de l'homme avec la souffrance de la femme. * * * * * Les dames faisant partie du comite de la _Societe pour l'amelioration du sort des femmes_ ecrivent a Victor Hugo: "Illustre maitre, Vous avez, a toutes les epoques de votre vie, dans toutes les occasions, sous toutes les formes, pris le parti des faibles. Il n'est pas une liberte que vous n'ayez revendiquee, pas une cause juste que vous n'ayez defendue, pas une oppression contre laquelle vous ne vous soyez eloquemment eleve. Votre oeuvre n'est qu'une longue et infatigable protestation contre l'abus de la force. Il y a dans votre coeur une commiseration profonde pour tous les miserables. S'agit-il d'un peuple? s'agit-il d'une classe? s'agit-il d'un individu? peu vous importe. Toute souffrance vous atteint et vous touche. Le droit est viole quelque part, en quelqu'un; cela vous suffit. Pourquoi? Parce que vous etes l'homme du devoir. En ce siecle d'anarchie morale, ou le privilege--contradiction bizarre!--survit aux causes qui l'avaient produit et socialement consacre, vous proclamez l'egalite de tous et de toutes, vous affirmez la liberte individuelle et collective, vous affirmez la raison, vous affirmez l'inviolabilite de la conscience humaine. Et nous hesiterions--nous dont l'idee de justice est meconnue, a solliciter de votre devouement l'appui que vous ne refusez a personne,--pas meme aux ignorants, ces attardes! pas meme aux coupables, ces autres ignorants! Ce serait meconnaitre tout a la fois l'irresistible puissance de votre parole et l'incommensurable generosite de votre coeur. Personne mieux que vous n'a fait ressortir l'iniquite legale qui fait de chaque femme une mineure. Mere de famille, la femme est sans droit, ses enfants meme ne lui appartiennent pas; epouse, elle a un tuteur, presque un maitre; celibataire ou veuve, elle est assimilee par le code aux voleurs et aux assassins. Politiquement elle ne compte pas. Nos lois la mettent hors la loi. ... Bientot, peut-etre, une Assemblee republicaine sera saisie de nos legitimes revendications. Mais nous devons preparer l'opinion publique. L'opinion publique est le moule par ou doivent passer d'abord, pour y etre etudiees, les reformes jugees necessaires. Il n'y a de lois durables, d'institutions solidement assises--qu'il s'agisse de l'organisation de la famille ou de l'organisation de l'etat--que les institutions et les lois d'accord avec le sentiment universel. Nous l'avons compris. Et pour bien faire penetrer dans l'esprit des masses l'importance sociale de la grande cause a laquelle nous sommes attachees, nous avons, a l'exemple de l'Amerique, de l'Angleterre, de la Suisse, de l'Italie, fonde en France une Societe a laquelle viendront apporter leur concours tous ceux qui pensent que le temps est venu de donner a la femme, dans la famille et ailleurs, la place qui lui est due.... ... Notre humble Societe a besoin d'etre consacree. Une adhesion de vous aux reformes qu'elle poursuit serait, pour toutes les femmes intelligentes, pour tous les hommes de coeur, un encouragement a nous seconder.... Dites un mot et daignez nous tendre la main. Agreez, illustre maitre, l'hommage de notre profond respect. _Les dames membres du comite._ STELLA BLANDY, MARIA DERAISME, HUBERTINE AUCLERT, J. RICHER, veuve FERESSE-DERAISME, ANNA HOURY, M. BRUCKER, HENRIETTE CAROSTE, LOUISE LAFFITE, JULIE THOMAS, PAULINE CHANLIAC. * * * * * Victor Hugo a repondu: Paris, le 31 mars 1875. Mesdames, Je recois votre lettre. Elle m'honore. Je connais vos nobles et legitimes revendications. Dans notre societe telle qu'elle est faite, les femmes subissent et souffrent; elles ont raison de reclamer un sort meilleur. Je ne suis rien qu'une conscience, mais je comprends leur droit, et j'en compose mon devoir, et tout l'effort de ma vie est de leur cote. Vous avez raison de voir en moi un auxiliaire de bonne volonte. L'homme a ete le probleme du dix-huitieme siecle; la femme est le probleme du dix-neuvieme. Et qui dit la femme, dit l'enfant, c'est-a-dire l'avenir. La question ainsi posee apparait dans toute sa profondeur. C'est dans la solution de cette question qu'est le supreme apaisement social. Situation etrange et violente! Au fond, les hommes dependent de vous, la femme tient le coeur de l'homme. Devant la loi, elle est mineure, elle est incapable, elle est sans action civile, elle est sans droit politique, elle n'est rien; devant la famille, elle est tout, car elle est la mere. Le foyer domestique est ce qu'elle le fait; elle est dans la maison la maitresse du bien et du mal; souverainete compliquee d'oppression. La femme peut tout contre l'homme et rien pour elle. Les lois sont imprudentes de la faire si faible quand elle est si puissante. Reconnaissons cette faiblesse et protegeons-la; reconnaissons cette puissance et conseillons-la. La est le devoir de l'homme; la aussi est son interet. Je ne me lasserai pas de le redire, le probleme est pose, il faut le resoudre; qui porte sa part du fardeau doit avoir sa part du droit; une moitie de l'espece humaine est hors de l'egalite, il faut l'y faire rentrer. Ce sera la une des grandes gloires de notre grand siecle: donner pour contre-poids au droit de l'homme le droit de la femme; c'est-a-dire mettre les lois en equilibre avec les moeurs. Agreez, mesdames, tous mes respects. VICTOR HUGO. XI ANNIVERSAIRE DE LA REPUBLIQUE On lit dans _le Rappel_ du 24 septembre 1872: "Un banquet prive, mais solennel, devait reunir de nombreux republicains de Paris, desireux de celebrer la date du 21 septembre 1792, c'est-a-dire l'anniversaire de la premiere republique francaise, de la republique victorieuse des rois. Cela a deplu a l'autorite militaire qui est notre maitresse souveraine de par l'etat de siege, et l'autorite civile a cru devoir consacrer les ordres de l'autorite militaire. Elle a commis une faute sur laquelle nous aurons a revenir, une de ces fautes difficiles a justifier, parce qu'elles n'offensent pas seulement le droit des citoyens, mais le bon sens public. Dans tous les cas, les organisateurs du banquet ont tenu a donner une lecon de sagesse a leurs adversaires, et le banquet a ete decommande. Mais quelques republicains ont voulu neanmoins echanger les idees et les sentiments qu'une si grande date leur inspirait. Ils le voulaient d'autant plus qu'un groupe de republicains anglais leur avait delegue un de ses membres les plus connus et les plus sympathiques, M. le professeur Beesly. Le banquet ne devait reunir qu'un petit nombre de convives. On remarquait parmi eux deux representants de la deputation de Paris, MM. Peyrat et Farcy; un conseiller general de la Seine, M. Lesage; plusieurs membres du conseil municipal de Paris, MM. Allain-Targe, Jobbe-Duval, Loiseau-Pinson; plusieurs publicistes de la presse republicaine, MM. Frederic Morin, Ernes, Lefevre, Guillemet, Lemer, Sourd, Adam, Charles Quentin; enfin quelques membres des divers groupes republicains, MM. Harant Olive, etc. M. le docteur Robinet presidait. Victor Hugo et Louis Blanc avaient ete invites. Victor Hugo, qui est actuellement a Guernesey, et Louis Blanc, qui est a Londres, n'avaient pu se rendre a cet appel. Mais ils avaient envoye des lettres qui ont ete lues au milieu des applaudissements enthousiastes. Voici la lettre de Victor Hugo: Mes chers concitoyens, Vous voulez bien desirer ma presence a votre banquet. Ma presence, c'est ma pensee. Laissez-moi donc prendre un moment la parole au milieu de vous. Amis, ayons confiance. Nous ne sommes pas si vaincus qu'on le suppose. A trois empereurs, opposons trois dates: le 14 juillet, le 10 aout, le 21 septembre. Le 14 juillet a demoli la Bastille et signifie Liberte; le 10 aout a decouronne les Tuileries et signifie Egalite; le 21 septembre a proclame la republique et signifie Fraternite. Ces trois idees peuvent triompher de trois armees. Elles sont de taille a colleter tous les monstres; elles se resument en ce mot, Revolution. La Revolution, c'est le grand dompteur, et si la monarchie a les lions et les tigres, nous avons, nous, le belluaire. Puisqu'on est en train de faire des denombrements, faisons le notre. Il y a d'un cote trois hommes, et de l'autre tous les peuples. Ces trois hommes, il est vrai, sont trois Tout-Puissants. Ils ont tout ce qui constitue et caracterise le droit divin; ils ont le glaive, le sceptre, la loi ecrite, chacun leur dieu, chacun leurs pretres; ils ont les juges, les bourreaux, les supplices, et l'art de fonder l'esclavage sur la force meme des esclaves. Avez-vous lu l'epouvantable code militaire prussien? Donc, ces tout-puissants-la sont les Dieux; nous n'avons, nous, que ceci pour nous d'etre les Hommes. A l'antique monarchie qui est le passe vivant, et vivant de la vie terrible des morts, aux rois spectres, au vieux despotisme qui peut d'un geste tirer quatre millions de sabres du fourreau, qui declare la force superieure au droit, qui restaure l'ancien crime appele la conquete, qui egorge, massacre, pille, extermine, pousse d'innombrables masses a l'abattoir, ne se refuse aucune infamie profitable, et vole une province dans la patrie et une pendule dans la maison, a cette formidable coalition des tenebres, a ce pouvoir compacte, nocturne, enorme, qu'avons-nous a opposer? un rayon d'aurore. Et qui est-ce qui vaincra? la Lumiere. Amis, n'en doutez pas. Oui, la France vaincra. Une trinite d'empereurs peut etre une trinite comme une autre, mais elle n'est pas l'unite. Tout ce qui n'est pas un se divise. Il y a une premiere chance, c'est qu'ils se devoreront entre eux; et puis il y en a une seconde, c'est que la terre tremblera. Pour faire trembler la terre sous les rois, il suffit de certaines voix tonnantes. Ces voix sont chez nous. Elles s'appellent Voltaire, Rousseau, Mirabeau. Non, le grand continent, tour a tour eclaire par la Grece, l'Italie et la France, ne retombera pas dans la nuit; non, un retour offensif des vandales contre la civilisation n'est pas possible. Pour defendre le monde, il suffit d'une ville; cette ville, nous l'avons. Les bouchers pasteurs de peuples ayant pour moyen la barbarie et pour but le sauvagisme, les fleaux du destin, les conducteurs aveugles de multitudes sourdes, les irruptions, les invasions, les deluges d'armees submergeant les nations, tout cela c'est le passe, mais ce n'est point l'avenir; refaire Cambyse et Nemrod est absurde, ressusciter les fantomes est impossible, remettre l'univers sous le glaive est un essai insense; nous sommes le dix-neuvieme siecle, fils du dix-huitieme, et, soit par l'idee, soit par l'epee, le Paris de Danton aura raison de l'Europe d'Attila. Je l'affirme, et, certes, vous n'en doutez point. Maintenant je propose un toast. Que nos gouvernants momentanes ne l'oublient pas, la preuve de la monarchie se fait par la Siberie, par le Spielberg, par Spandau, par Lambessa et Cayenne. La preuve de la republique se fait par l'amnistie. Je porte un toast a l'amnistie qui fera freres tous les francais, et a la republique qui fera freres tous les peuples. XII L'AVENIR DE L'EUROPE Les organisateurs du Congres de la Paix, qui s'est tenu, en 1872, a Lugano, avaient ecrit a Victor Hugo pour lui demander de s'y rendre. Victor Hugo, retenu a Guernesey, leur a repondu la lettre suivante: _Aux membres du Congres de la Paix, a Lugano._ Hauteville-House, 20 septembre 1872. Mes compatriotes europeens, Votre sympathique invitation me touche. Je ne puis assister a votre congres. C'est un regret pour moi; mais ce que je vous eusse dit, permettez-moi de vous l'ecrire. A l'heure ou nous sommes, la guerre vient d'achever un travail sinistre qui remet la civilisation en question. Une haine immense emplit l'avenir. Le moment semble etrange pour parler de la paix. Eh bien! jamais ce mot: Paix, n'a pu etre plus utilement prononce qu'aujourd'hui. La paix, c'est l'inevitable but. Le genre humain marche sans cesse vers la paix, meme par la guerre. Quant a moi, des a present, a travers la vaste animosite regnante, j'entrevois distinctement la fraternite universelle. Les heures fatales sont une clairevoie et ne peuvent empecher le rayon divin de passer a travers elles. Depuis deux ans, des evenements considerables se sont accomplis. La France a eu des aventures; une heureuse, sa delivrance; une terrible, son demembrement. Dieu l'a traitee a la fois par le bonheur et par le malheur. Procede de guerison efficace, mais inexorable. L'empire de moins, c'est le triomphe; l'Alsace et la Lorraine de moins, c'est la catastrophe. Il y a la on ne sait quel melange de redressement et d'abaissement. On se sent fier d'etre libre, et humilie d'etre moindre. Telle est aujourd'hui la situation de la France qu'il faut qu'elle reste libre et redevienne grande. Le contre-coup de notre destinee atteindra la civilisation tout entiere, car ce qui arrive a la France arrive au monde. De la une anxiete generale, de la une attente immense; de la, devant tous les peuples, l'inconnu. On s'effraie de cet inconnu. Eh bien, je dis qu'on s'effraie a tort. Loin de craindre, il faut esperer. Pourquoi? Le voici. La France, je viens de le dire, a ete delivree et demembree. Son demembrement a rompu l'equilibre europeen, sa delivrance a fonde la republique. Effrayante fracture a l'Europe; mais avec la fracture le remede. Je m'explique. L'equilibre rompu d'un continent ne peut se reformer que par une transformation. Cette transformation peut se faire en avant ou en arriere, dans le mal ou dans le bien, par le retour aux tenebres ou par l'entree dans l'aurore. Le dilemme supreme est pose. Desormais, il n'y a plus de possible pour l'Europe que deux avenirs: devenir Allemagne ou France, je veux dire etre un empire ou etre une republique. C'est ce que le solitaire fatal de Sainte-Helene avait predit, avec une precision etrange, il y a cinquante-deux ans, sans se douter qu'il serait l'instrument indirect de cette transformation, et qu'il y aurait un Deux-Decembre pour aggraver le Dix-Huit-Brumaire, un Sedan pour depasser Waterloo, et un Napoleon le Petit pour detruire Napoleon le Grand. Seulement, si le cote noir de sa prophetie s'accomplissait, au lieu de l'Europe cosaque qu'il entrevoyait, nous aurions l'Europe vandale. L'Europe empire ou l'Europe republique; l'un de ces deux avenirs est le passe. Peut-on revivre le passe? Evidemment non. Donc nous aurons l'Europe republique. Comment l'aurons-nous? Par une guerre ou par une revolution. Par une guerre, si l'Allemagne y force la France. Par une revolution, si les rois y forcent les peuples. Mais, a coup sur, cette chose immense, la Republique europeenne, nous l'aurons. Nous aurons ces grands Etats-Unis d'Europe, qui couronneront le vieux monde comme les Etats-Unis d'Amerique couronnent le nouveau. Nous aurons l'esprit de conquete transfigure en esprit de decouverte; nous aurons la genereuse fraternite des nations au lieu de la fraternite feroce des empereurs; nous aurons la patrie sans la frontiere, le budget sans le parasitisme, le commerce sans la douane, la circulation sans la barriere, l'education sans l'abrutissement, la jeunesse sans la caserne, le courage sans le combat, la justice sans l'echafaud, la vie sans le meurtre, la foret sans le tigre, la charrue sans le glaive, la parole sans le baillon, la conscience sans le joug, la verite sans le dogme, Dieu sans le pretre, le ciel sans l'enfer, l'amour sans la haine. L'effroyable ligature de la civilisation sera defaite; l'isthme affreux qui separe ces deux mers, Humanite et Felicite, sera coupe. Il y aura sur le monde un flot de lumiere. Et qu'est-ce que c'est que toute cette lumiere? C'est la liberte. Et qu'est-ce que c'est que toute cette liberte? C'est la paix. XIII OFFRES DE RENTRER A L'ASSEMBLEE A la fin de mars 1873, Victor Hugo, etant a Guernesey, recevait de Lyon les deux lettres suivantes: Illustre citoyen Victor Hugo, Au nom d'un groupe de citoyens radicaux du sixieme arrondissement de Lyon, nous avons l'honneur de vous proposer la candidature a la deputation du Rhone, aux elections partielles, en remplacement de M. de Laprade, demissionnaire. Nous sommes surs du succes de votre candidature, et pensons que toutes celles qui pourraient se produire s'effaceront devant l'autorite de votre nom, si cher a la democratie francaise. Nous pensons que vous etes toujours dans les memes vues que l'an dernier relativement au mandat contractuel. Agreez, citoyen, nos salutations fraternelles. Les delegues charges de la redaction. (_Suivent les signatures_.) _Au citoyen Victor Hugo._ Cher et illustre citoyen, Les democrates lyonnais vous saluent. La democratie lyonnaise, depuis longtemps, fait son possible pour marcher a la tete du mouvement social, et vous etes le representant le plus illustre de ses principes. Vous avez eu des consolations pour tous les proscrits et des indignations contre tous les proscripteurs. Nous avons garde le souvenir de votre noble conduite a Bruxelles envers les refugies. Nous n'avons pas oublie que vous avez accepte le contrat qui lie le deputes et ses mandants. Cher et illustre citoyen, la periode que nous traversons est ardue et solennelle. Les principes de la democratie radicale, d'ou est sortie la revolution francaise, les partisans du servage et de l'ignorance s'efforcent d'en retarder l'avenement. Apres avoir essaye de nous compromettre, ils s'evertuent a nous diviser. Devant le scrutin qui demain va s'ouvrir, il ne faut pas que notre imposante majorite soit scindee par des divisions. Nous avons voulu faire un choix devant lequel toute competition s'efface; nous avons resolu de vous offrir nos suffrages pour le siege vacant dans le departement du Rhone. Cette candidature, qui vous est offerte par la democratie lyonnaise et radicale, veuillez nous faire connaitre si vous l'acceptez. Recevez, cher et illustre citoyen, le salut fraternel que nous vous adressons. (_Suivent les signatures_.) M. Victor Hugo a repondu: Hauteville-House, 30 mars 1873. Honorables et chers concitoyens, Je tiendrais a un haut prix l'honneur de representer l'illustre ville de Lyon, si utile dans la civilisation, si grande dans la democratie. J'ai ecrit: _Paris est la capitale de l'Europe, Lyon est la capitale de la France_. La lettre collective que vous m'adressez m'honore; je vous remercie avec emotion. Etre l'elu du peuple de Lyon serait pour moi une gloire. Mais, a l'heure presente, ma rentree dans l'Assemblee serait-elle opportune? Je ne le pense pas. Si mon nom signifie quelque chose en ces annees fatales ou nous sommes, il signifie _amnistie_. Je ne pourrais reparaitre dans l'Assemblee que pour demander l'amnistie pleine et entiere; car l'amnistie restreinte n'est pas plus l'amnistie que le suffrage mutile n'est le suffrage universel. Cette amnistie, l'assemblee actuelle l'accorderait-elle? Evidemment non. Qui se meurt ne donne pas la vie. Un vote hostile prejugerait la question; un precedent facheux serait cree, et la reaction l'invoquerait plus tard. L'amnistie serait compromise. Pour que l'amnistie triomphe, il faut que la question arrive neuve devant une assemblee nouvelle. Dans ces conditions, l'amnistie l'emportera. L'amnistie, d'ou naitra l'apaisement et d'ou sortira la reconciliation, est le grand interet actuel de la republique. Ma presence a la tribune aujourd'hui ne pouvant avoir le resultat qu'on en attendrait, il est utile que je reste a cette heure en dehors de l'Assemblee. Toute consideration de detail doit disparaitre devant l'interet de la republique. C'est pour mieux la servir que je crois devoir effacer ma personnalite en ce moment. Vous m'approuverez, je n'en doute pas; je reste profondement touche de votre offre fraternelle; quoi qu'il arrive desormais, je me considererai comme ayant, sinon les droits, du moins les devoirs d'un representant de Lyon, et je vous envoie, citoyens, ainsi qu'au genereux peuple lyonnais, mon remerciement cordial. VICTOR HUGO. XIV HENRI ROCHEFORT M. Victor Hugo a ecrit a M. le duc de Broglie la lettre suivante: Auteuil, villa Montmorency, 8 aout 1873. Monsieur le duc et tres honorable confrere, C'est au membre de l'academie francaise que j'ecris. Un fait d'une gravite extreme est au moment de s'accomplir. Un des ecrivains les plus celebres de ce temps, M. Henri Rochefort, frappe d'une condamnation politique, va, dit-on, etre transporte dans la Nouvelle-Caledonie. Quiconque connait M. Henri Rochefort peut affirmer que sa constitution tres delicate ne resistera pas a cette transportation, soit que le long et affreux voyage le brise, soit que le climat le devore, soit que la nostalgie le tue. M. Henri Rochefort est pere de famille, et laisse derriere lui trois enfants, dont une fille de dix-sept ans. La sentence qui frappe M. Henri Rochefort n'atteint que sa liberte, le mode d'execution de cette sentence atteint sa vie. Pourquoi Noumea? Les iles Sainte-Marguerite suffiraient. La sentence n'exige point Noumea. Par la detention aux iles Sainte-Marguerite la sentence serait executee, et non aggravee. Le transport dans la Nouvelle-Caledonie est une exageration de la peine prononcee contre M. Henri Rochefort. Cette peine est commuee en peine de mort. Je signale a votre attention ce nouveau genre de commutation. Le jour ou la France apprendrait que le tombeau s'est ouvert pour ce brillant et vaillant esprit serait pour elle un jour de deuil. Il s'agit d'un ecrivain, et d'un ecrivain original et rare. Vous etes ministre et vous etes academicien, vos deux devoirs sont ici d'accord et s'entr'aident. Vous partageriez la responsabilite de la catastrophe prevue et annoncee, vous pouvez et vous devez intervenir, vous vous honorerez en prenant cette genereuse initiative, et, en dehors de toute opinion et de toute passion politique, au nom des lettres auxquelles nous appartenons vous et moi, je vous demande, monsieur et cher confrere, de proteger dans ce moment decisif, M. Henri Rochefort, et d'empecher son depart, qui serait sa mort. Recevez, monsieur le ministre et cher confrere, l'assurance de ma haute consideration. VICTOR HUGO. M. le duc de Broglie a repondu: Monsieur et cher confrere, J'ai recu, durant une courte excursion qui m'eloigne de Paris, la lettre que vous voulez bien m'ecrire et je m'empresse de la transmettre a M. Beule. M. Rochefort a du etre l'objet (si les intentions du gouvernement ont ete suivies) d'une inspection medicale faite avec une attention toute particuliere, et l'ordre de depart n'a du etre donne que s'il est certain que l'execution de la loi ne met en peril ni la vie ni la sante du condamne. Dans ce cas, vous jugerez sans doute que les facultes intellectuelles dont M. Rochefort est doue accroissent sa responsabilite, et ne peuvent servir de motif pour attenuer le chatiment du a la gravite de son crime. Des malheureux ignorants ou egares, que sa parole a pu seduire, et qui laissent derriere eux des familles vouees a la misere, auraient droit a plus d'indulgence. Veuillez agreer, monsieur et cher confrere, l'assurance de ma haute consideration. BROGLIE. XV LA VILLE DE TRIESTE ET VICTOR HUGO Extrait du _Rappel_ du 18 aout 1873: "On se souvient qu'il y a deux ans, Victor Hugo fut expulse de Belgique pour avoir offert sa maison aux refugies francais. A cette occasion, une adresse lui fut envoyee de Trieste pour le feliciter d'avoir defendu le droit d'asile. Cette adresse et la liste des signataires emplissaient un elegant cahier artistement relie en velours, et sur la premiere page duquel etaient peintes les armes de Trieste. Par un long retard qu'explique le va-et-vient de Victor Hugo de Bruxelles a Guernesey, de Guernesey a Paris, l'envoi n'est arrive a sa destination que ces jours derniers. Le destinataire n'a pas cru que ce fut une raison de ne pas remercier les signataires, et il vient d'ecrire au maire de Trieste la lettre suivante: Paris, 17 aout 1873. Monsieur le maire de la ville de Trieste, Je trouve en rentrant a Paris, apres une longue absence, une adresse de vos honorables concitoyens. Cette adresse, envoyee d'abord a Guernesey, puis a Paris, ne me parvient qu'aujourd'hui. Cette adresse, revetue de plus de trois cents signatures, est datee de juin 1871. Je suis penetre de l'honneur et confus du retard. Il est neanmoins toujours temps d'etre reconnaissant. Aucune lettre d'envoi n'accompagnait cette adresse. C'est donc a vous, monsieur le maire, que j'ai recours pour exprimer aux signataires, vos concitoyens, ma gratitude et mon emotion. C'est a l'occasion de mon expulsion de Belgique que cette manifestation a ete faite par les genereux hommes de Trieste. Avoir offert un asile aux vaincus, c'etait la tout mon merite; je n'avais fait qu'une chose bien simple; vos honorables concitoyens m'en recompensent magnifiquement. Je les remercie. Cette manifestation eloquente sera desormais toujours presente a ma pensee. J'oublie aisement les haines, mais je n'oublie jamais les sympathies. Elle est digne d'ailleurs de votre illustre cite, qu'illumine le soleil de Grece et d'Italie. Vous etes trop le pays de la lumiere pour n'etre pas le pays de la liberte. Je salue en votre personne, monsieur le maire, la noble ville de Trieste. VICTOR HUGO. XVI LA LIBERATION DU TERRITOIRE Je ne me trouve pas delivre. Non, j'ai beau Me dresser, je me heurte au plafond du tombeau, J'etouffe, j'ai sur moi l'enormite terrible. Si quelque soupirail blanchit la nuit visible, J'apercois la-bas Metz, la-bas Strasbourg, la-bas Notre honneur, et l'approche obscure des combats, Et les beaux enfants blonds, berces dans les chimeres, Souriants, et je songe a vous, o pauvres meres. Je consens, si l'on veut, a regarder; je vois Ceux-ci rire, ceux-la chanter a pleine voix, La moisson d'or, l'ete, les fleurs, et la patrie Sinistre, une bataille etant sa reverie. Avant peu l'Archer noir embouchera le cor; Je calcule combien il faut de temps encor; Je pense a la melee affreuse des epees. Quand des frontieres sont par la force usurpees, Quand un peuple gisant se voit le flanc ouvert, Avril peut rayonner, le bois peut etre vert, L'arbre peut etre plein de nids et de bruits d'ailes; Mais les tas de boulets, noirs dans les citadelles, Ont l'air de faire un songe et de fremir parfois, Mais les canons muets ecoutent une voix Leur parler bas dans l'ombre, et l'avenir tragique Souffle a tout cet airain farouche sa logique. Quoi! vous n'entendez pas, tandis que vous chantez, Mes freres, le sanglot profond des deux cites! Quoi, vous ne voyez pas, foule aisement sereine, L'Alsace en frissonnant regarder la Lorraine! O soeur, on nous oublie! on est content sans nous! Non, nous n'oublions pas! nous sommes a genoux Devant votre supplice, o villes! Quoi! nous croire Affranchis, lorsqu'on met au bagne notre gloire, Quand on coupe a la France un pan de son manteau, Quand l'Alsace au carcan, la Lorraine au poteau, Pleurent, tordent leurs bras sacres, et nous appellent, Quand nos frais ecoliers, ivres de rage, epellent Quatrevingt-douze, afin d'apprendre quel eclair Jaillit du coeur de Hoche et du front de Kleber, Et de quelle facon, dans ce siecle, ou nous sommes, On fait la guerre aux rois d'ou sort la paix des hommes! Non, remparts, non, clochers superbes, non jamais Je n'oublierai Strasbourg et je n'oublierai Metz. L'horrible aigle des nuits nous etreint dans ses serres, Villes! nous ne pouvons, nous francais, nous vos freres, Nous qui vivons par vous, nous par qui vous vivrez, Etre que par Strasbourg et par Metz delivres! Toute autre delivrance est un leurre; et la honte, Tache qui croit sans cesse, ombre qui toujours monte, Reste au front rougissant de notre histoire en deuil, Peuple, et nous avons tous un pied dans le cercueil, Et pas une cite n'est entiere, et j'estime Que Verdun est aux fers, que Belfort est victime, Et que Paris se traine, humble, amoindri, plaintif, Tant que Strasbourg est pris et que Metz est captif. Rien ne nous fait le coeur plus rude et plus sauvage Que de voir cette voute infame, l'esclavage, S'etendre et remplacer au-dessus de nos yeux Le soleil, les oiseaux chantants, les vastes cieux! Non, je ne suis pas libre. 0 tremblement de terre! J'entrevois sur ma tete un nuage, un cratere, Et l'apre eruption des peuples, fleuve ardent; Je rale sous le poids de l'avenir grondant, J'ecoute bouillonner la lave sous-marine, Et je me sens toujours l'Etna sur la poitrine! * * * * * Et puisque vous voulez que je vous dise tout, Je dis qu'on n'est point grand tant qu'on n'est pas debout, Et qu'on n'est pas debout tant qu'on traine une chaine; J'envie aux vieux romains leurs couronnes de chene; Je veux qu'on soit modeste et hautain; quant a moi, Je declare qu'apres tant d'opprobre et d'effroi, Lorsqu'a peine nos murs chancelants se soutiennent, Sans me preoccuper si des rois vont et viennent, S'ils arrivent du Caire ou bien de Teheran, Si l'un est un bourreau, si l'autre est un tyran, Si ces curieux sont des monstres, s'ils demeurent Dans une ombre hideuse ou des nations meurent, Si c'est au diable ou bien a Dieu qu'ils sont devots, S'ils ont des diamants aux crins de leurs chevaux, Je dis que, les laissant se corrompre ou s'instruire, Tant que je ne pourrais faire au soleil reluire Que des guidons qu'agite un lugubre frisson, Et des clairons sortis a peine de prison, Tant que je n'aurais pas, rugissant de colere, Lave dans un immense Austerlitz populaire Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux fremissants, Je ne montrerais point notre armee aux passants! O peuple, toi qui fus si beau, toi qui, naguere, Ouvrais si largement tes ailes dans la guerre, Toi de qui l'envergure effrayante couvrit Berlin, Rome, Memphis, Vienne, Moscou, Madrid, Toi qui soufflas le vent des tempetes sur l'onde Et qui fis du chaos naitre l'aurore blonde, Toi qui seul eus l'honneur de tenir dans ta main Et de pouvoir lacher ce grand oiseau, Demain, Toi qui balayas tout, l'azur, les etendues, Les espaces, chasseur des fuites eperdues, Toi qui fus le meilleur, toi qui fus le premier, O peuple, maintenant, assis sur ton fumier, Racle avec un tesson le pus de tes ulceres, Et songe. La defaite a des conseils sinceres; La beaute du malheur farouche, c'est d'avoir Une fraternite sombre avec le devoir; Le devoir aujourd'hui, c'est de se laisser croitre Sans bruit, et d'enfermer, comme une vierge au cloitre, Sa haine, et de nourrir les noirs ressentiments. A quoi bon etaler deja nos regiments? A quoi bon galoper devant l'Europe hostile? Ne point faire envoler de poussiere inutile Est sage; un jour viendra d'eclore et d'eclater; Et je crois qu'il vaut mieux ne pas tant se hater. Car il faut, lorsqu'on voit les soldats de la France, Qu'on dise:--C'est la gloire et c'est la delivrance! C'est Jemmapes, l'Argonne, Ulm, Iena, Fleurus! C'est un tas de lauriers au soleil apparus! Regardez. Ils ont fait les choses impossibles. Ce sont les bienfaisants, ce sont les invincibles. Ils ont pour murs les monts et le Rhin pour fosse. En les voyant, il faut qu'on dise:--Ils ont chasse Les rois du nord, les rois du sud, les rois de l'ombre, Cette armee est le roc vainqueur des flots sans nombre, Et leur nom resplendit du zenith au nadir! --Il faut que les tyrans tremblent, loin d'applaudir. Il faut qu'on dise:--Ils sont les amis venerables Des pauvres, des damnes, des serfs, des miserables, Les grands spoliateurs des trones, arrachant Sceptre, glaive et puissance a quiconque est mechant; Ils sont les bienvenus partout ou quelqu'un souffre. Ils ont l'aile de flamme habituee au gouffre. Ils sont l'essaim d'eclairs qui traverse la nuit. Ils vont, meme quand c'est la mort qui les conduit. Ils sont beaux, souriants, joyeux, pleins de lumiere; Athene en serait folle et Sparte en serait fiere. --Il faut qu'on dise:--Ils sont d'accord avec les cieux! Et que l'homme, adorant leur pas audacieux, Croie entendre, au-dessus de ces legionnaires Qui roulent leurs canons, Dieu rouler ses tonnerres! C'est pourquoi j'attendrais. * * * * * Qu'attends-tu?--Je reponds: J'attends l'aube; j'attends que tous disent:--Frappons! Levons-nous! et donnons a Sedan pour replique L'Europe en liberte!--J'attends la republique! J'attends l'emportement de tout le genre humain! Tant qu'a ce siecle auguste on barre le chemin, Tant que la Prusse tient prisonniere la France, Penser est un affront, vivre est une souffrance. Je sens, comme Isaie insurge pour Sion, Gronder le profond vers de l'indignation, Et la colere en moi n'est pas plus epuisable Que le flot dans la mer immense et que le sable Dans l'orageux desert remue par les vents. Ce que j'attends? J'attends que les os soient vivants! Je suis spectre, et je reve, et la cendre me couvre, Et j'ecoute; et j'attends que le sepulcre s'ouvre. J'attends que dans les coeurs il s'eleve des voix, Que sous les conquerants s'ecroulent les pavois, Et qu'a l'extremite du malheur, du desastre, De l'ombre et de la honte, on voie un lever d'astre! Jusqu'a cet instant-la, gardons superbement, O peuple, la fureur de notre abaissement, Et que tout l'alimente et que tout l'exaspere. Etant petit, j'ai vu quelqu'un de grand, mon pere. Je m'en souviens; c'etait un soldat, rien de plus, Mais il avait mele son ame aux fiers reflux, Aux revanches, aux cris de guerre, aux nobles fetes, Et l'eclair de son sabre etait dans nos tempetes. Oh! je ne vous veux pas dissimuler l'ennui, A vous, fameux hier, d'etre obscurs aujourd'hui, O nos soldats, lutteurs infortunes, phalange Qu'illumina jadis la gloire sans melange; L'etranger a cette heure, helas! heros trahis, Marche sur votre histoire et sur votre pays; Oui, vous avez laisse ces reitres aux mains viles Voler nos champs, voler nos murs, voler nos villes, Et completer leur gloire avec nos sacs d'ecus; Oui, vous futes captifs; oui, vous etes vaincus; Vous etes dans le puits des chutes insondables. Mais c'est votre destin d'en sortir formidables, Mais vous vous dresserez, mais vous vous leverez, Mais vous serez ainsi que la faulx dans les pres; L'hercule celte en vous, la hache sur l'epaule, Revivra, vous rendrez sa frontiere a la Gaule, Vous foulerez aux pieds Fritz, Guillaume, Attila, Schinderhanne et Bismarck, et j'attends ce jour-la! Oui, les hommes d'Eylau vous diront: Camarades! Et jusque-la soyez pensifs loin des parades, Loin des vaines rumeurs, loin des faux cliquetis, Et regardez grandir nos fils encor petits. * * * * * Je vis desormais, l'oeil fixe sur nos deux villes. Non, je ne pense pas que les rois soient tranquilles; Je n'ai plus qu'une joie au monde, leur souci. Rois, vous avez vaincu, Vous avez reussi, Vous batissez, avec toutes sortes de crimes, Un edifice infame au haut des monts sublimes; Vous avez entre l'homme et vous construit un mur, Soit; un palais enorme, eblouissant, obscur, D'ou sort l'eclair, ou pas une lumiere n'entre, Et c'est un temple, a moins que ce ne soit un antre. Pourtant, eut-on pour soi l'armee et le senat, Ne point laisser de trace apres l'assassinat, Rajuster son exploit, bien laver la victoire, Nettoyer le cote malpropre de la gloire, Est prudent. Le sort a des retours tortueux, Songez-y.--J'en conviens, vous etes monstrueux; Vous et vos chanceliers, vous et vos connetables, Vous etes satisfaits, vous etes redoutables; Vous avez, joyeux, forts, servis par ce qui nuit, Entrepris le recul du monde vers la nuit; Vous faites chaque jour faire un progres a l'ombre; Vous avez, sous le ciel d'heure en heure plus sombre, Princes, de tels succes a nous faire envier Que vous pouvez railler le vingt et un janvier, Le quatorze juillet, le dix aout, ces journees Tragiques, d'ou sortaient les grandes destinees; Que vous pouvez penser que le Rhin, ce ruisseau, Suffit pour arreter Jourdan, Brune et Marceau, Et que vous pouvez rire en vos banquets sonores De tous nos ouragans, de toutes nos aurores, Et des vastes efforts des titans endormis. Tout est bien; vous vivez, vous etes bons amis, Rois, et vous n'etes point de notre or economes; Vous en etes venus a vous donner les hommes; Vous vous faites cadeau d'un peuple apres souper; L'aigle est fait pour planer et l'homme pour ramper; L'Europe est le reptile et vous etes les aigles; Vos caprices, voila nos lois, nos droits, nos regles; La terre encor n'a vu sous le bleu firmament Rien qui puisse egaler votre assouvissement; Et le destin pour vous s'epuise en politesses; Devant vos majestes et devant vos altesses Les pretres mettent Dieu stupefait a genoux; Jamais rien n'a semble plus eternel que vous; Votre toute-puissance aujourd'hui seule existe. Mais, rois, tout cela tremble, et votre gloire triste Devine le refus profond de l'avenir; Car sur tous ces bonheurs que vous croyez tenir, Sur vos arcs triomphaux, sur vos splendeurs hautaines, Sur tout ce qui compose, o rois, o capitaines, L'amas prodigieux de vos prosperites, Sur ce que vous revez, sur ce que vous tentez, Sur votre ambition et sur votre esperance, On voit la grande main sanglante de la France. 16 septembre 1873. XVII MORT DE FRANCOIS-VICTOR HUGO 26 DECEMBRE 1873 On lit dans le _Rappel_ du 27 decembre 1873: "Nous avons la profonde douleur d'annoncer a nos lecteurs la mort de notre bien cher Francois-Victor Hugo. Il a succombe, hier a midi, a la maladie dont il souffrait depuis seize mois. Nous le conduirons demain ou nous avons conduit son frere il y a deux ans. "Ceux qui l'ont connu comprendront ce que nous eprouvons. Ils savent quelle brave et douce nature c'etait. Pour ses lecteurs, c'etait un ecrivain d'une gravite presque severe, historien plus encore que journaliste; pour ses amis, c'etait une ame charmante, un etre affectueux et bon, l'amabilite et la grace memes. Personne n'avait son egalite d'humeur, ni son sourire. Et il avait plus de merite qu'un autre a etre tel, ayant subi des epreuves d'ou plus d'un serait sorti amer et hostile. "Tout jeune, il avait eu une maladie de poitrine, qui n'avait cede qu'a son energie et a sa volonte de vivre; mais il y avait perdu un poumon, et il s'en ressentait toujours. Puis, a peine avait-il eu age d'homme, qu'un article de journal ou il demandait que la France restat hospitaliere aux proscrits, lui avait valu neuf mois de Conciergerie. Quand il etait sorti de prison, le coup d'etat l'avait jete en exil. Il y etait reste dix-huit ans. "Il sortit de France a vingt-quatre ans, il y rentra a quarante-deux. Ces dix-huit annees, toute la jeunesse, le meilleur de la vie, les annees qui ont droit au bonheur, il les passa hors de France, loin de ses habitudes et de ses gouts, dans un pays froid aux etrangers, plus froid aux vaincus. Il lui fallut pour cela un grand courage, car il adorait Paris; mais il s'etait dit qu'il ne reviendrait pas tant que l'empire durerait, et il serait mort avant de se manquer de parole. Il employa genereusement ces dures annees a son admirable traduction de Shakespeare, et rien n'etait plus touchant que de le voir a cette oeuvre, ou l'Angleterre etait melee a la France, et qui etait en meme temps le payement de l'hospitalite et le don de l'expatrie a la patrie. "Le 4 septembre le ramena. Alors, Paris etait menace, les prussiens arrivaient, beaucoup s'en allaient a l'etranger; lui, il vint de l'etranger. Il vint prendre sa part du peril, du froid, de la faim, du bombardement. Il s'engagea dans l'artillerie de la garde nationale. Il eut la douleur commune de nos desastres et la douleur personnelle de la mort de son frere. "On aurait pu croire que c'etait suffisant, et qu'apres la prison, apres l'exil, apres le deuil patriotique, apres le deuil fraternel, il etait assez puni d'avoir ete bon, honnete et vaillant toute sa vie. On aurait pu croire qu'il avait bien gagne un peu de joie, de bien-etre et de sante. La France ressuscitait peu a peu, et il aurait pu etre heureux quelque temps sans remords. Alors la maladie l'a saisi, et l'a cloue dans son lit pendant un an avant de le clouer pour toujours dans le cercueil. "Son frere est mort foudroye; lui, il a expire lentement. La mort a plusieurs facons de frapper les peres. Pendant plus d'un an, son lit a ete sa premiere tombe, la tombe d'un vivant, car il a eu, jusqu'au dernier jour, jusqu'a la derniere heure, toute sa lucidite d'esprit. Il s'interessait a tout, lisait les journaux; seulement, il lui etait impossible d'ecrire une ligne; son intelligence si droite, sa raison si ferme, ses longues etudes d'histoire, son talent si serieux et si fort, a quoi bon maintenant? Ce supplice de l'impuissance intelligente, de la volonte prisonniere, de la vie dans la mort, il l'a subi seize mois. Et puis, une pulmonie s'est declaree et l'a emporte dans l'inconnu. "La mort, soit. Mais cette longue agonie, pourquoi? Un jour, il etait mieux, et nous le croyions deja gueri; puis il retombait, pour remonter, et pour retomber encore. Pourquoi ces sursis successifs, puisqu'il etait condamne a mort? Pourquoi la destinee, puisqu'elle avait decide de le tuer, n'en a-t-elle pas fini tout de suite, et qui donc prend plaisir a prolonger ainsi notre execution, et a nous faire mourir tant de fois? "Pauvre cher Victor! que j'ai vu si enfant, et que j'allais chercher, le dimanche, a sa pension! "Et son pere! Ses ennemis eux-memes diront que c'est trop. D'abord, c'a ete sa fille,--et toi, mon Charles! Puis, il y a deux ans, c'a ete son fils aine. Et maintenant, c'est le dernier. Quel bonheur pour leur mere d'etre morte! C'est la que les genies ne sont plus que des peres. Tous s'en sont alles, l'un apres l'autre, le laissant seul. Lui si pere! Oh! ses chers petits enfants des _Feuilles d'automne!_ On lui dira qu'il a d'autres enfants, nous tous, ses fils intellectuels, tous ceux qui sont nes de lui, et tous ceux qui en naitront, et que ceux-la ne lui manqueront ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais, et que la mort aura beau faire, ils seront plus nombreux d'age en age. D'autres lui diront cela; mais moi, j'etais le frere de celui qui est mort, et je ne puis que pleurer. AUGUSTE VACQUERIE." * * * * * OBSEQUES DE FRANCOIS-VICTOR HUGO Bien avant l'heure indiquee, la foule etait deja telle dans la rue Drouot, qu'il etait difficile d'arriver a la maison mortuaire. Un registre ouvert dans une petite cour recevait les noms de ceux qui voulaient temoigner leur douloureuse sympathie au pere si cruellement frappe. Un peu apres midi, on a descendu le corps. C'a ete une chose bien triste a voir, le pere au bas de l'escalier regardant descendre la biere de son dernier fils. Un autre moment navrant, c'a ete quand Mme Charles Hugo a passe, prete a s'evanouir a chaque instant et si faible qu'on la portait plus qu'on ne la soutenait. Il y a deux ans, elle enterrait son mari; hier, son beau-frere. Avec quel tendre devouement et quelle admirable perseverance elle a soigne ce frere pendant cette longue maladie, passant les nuits, lui sacrifiant tout, ne vivant que pour lui, c'est ce que n'oublieront jamais le pere ni les amis du mort. Elle a voulu absolument l'accompagner jusqu'au bout, et ne l'a quitte que lorsqu'on l'a arrachee de la tombe. L'enterrement etait au cimetiere de l'Est. Le convoi a suivi les grands boulevards, puis le boulevard Voltaire. Derriere le corbillard, marchait le pere desole. Lui aussi, ses amis auraient voulu qu'il s'epargnat ce supplice, rude a tous les ages. Mais Victor Hugo accepte virilement toutes les epreuves, il n'a pas voulu fuir celle-la, et c'etait aussi beau que triste de voir derriere ce corbillard cette tete blanche que le sort a frappee tant de fois sans parvenir a la courber. Derriere le pere, venaient MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul Foucher, oncle du mort, et Leopold Hugo, son cousin. Puis le docteur Allix et M. Armand Gouzien, qui avaient bien le droit de se dire de la famille, apres les soins fraternels qu'ils ont prodigues au malade. Puis, les amis et les admirateurs du pere, tous ceux, deputes, journalistes, litterateurs, artistes, ouvriers, qui avaient voulu s'associer a ce grand deuil: MM. Gambetta, Cremieux, Eugene Pelletan, Arago, Spuller, Lockroy, Jules Simon, Alexandre Dumas, Flaubert, Nefftzer, Martin Bernard ... mais il faudrait citer tout ce qui a un nom. Ce cortege innombrable passait entre deux haies epaisses qui couvraient les deux trottoirs du boulevard et qui n'ont pas cesse jusqu'au cimetiere. A mesure que le convoi avancait, une partie de la haie se detachait pour s'ajouter au cortege, qui grossissait de moment en moment et que la chaussee avait peine a contenir. Et quand cet enorme cortege est arrive au cimetiere, il l'a trouve deja plein d'une foule egalement innombrable, et ce n'est pas sans difficulte qu'on a pu faire ouvrir passage meme au cercueil. Le tombeau de famille de Victor Hugo n'ayant plus de place, helas, on a depose le corps dans un caveau provisoire. Quand il y a ete descendu, il s'est fait un grand silence, et Louis Blanc a dit les belles et touchantes paroles qui suivent : Messieurs, Des deux fils de Victor Hugo, le plus jeune va rejoindre l'aine. Il y a trois ans, ils etaient tous les deux pleins de vie. La mort, qui les avait separes depuis, vient les reunir. Lorsque leur pere ecrivait: Aujourd'hui, je n'ai plus de tout ce que j'avais Qu'un fils et qu'une fille, Me voila presque seul! Dans cette ombre ou je vais, Dieu m'ote la famille! Lorsque ce cri d'angoisse sortait de son grand coeur dechire: Oh! demeurez, vous deux qui me restez!...., prevoyait-il que, pour lui, la nature serait a ce point inexorable? Prevoyait-il que la _maison sans enfants_ allait etre la sienne?--Comme si la destinee avait voulu, proportionnant sa part de souffrance a sa gloire, lui faire un malheur egal a son genie! Ah! ceux-la seuls comprendront l'etendue de ce deuil, qui ont connu l'etre aime que nous confions a la terre. Il etait si affectueux, si attentif au bonheur des autres! Et ce qui donnait a sa bonte je ne sais quel charme attendrissant, c'etait le fond de tristesse dont temoignaient ses habitudes de reserve, ses manieres toujours graves, son sourire toujours pensif. Rien qu'a le voir, on sentait qu'il avait souffert, et la douceur de son commerce n'en etait que plus penetrante. Dans les relations ordinaires de la vie, il apportait un calme que son age rendait tout a fait caracteristique. On aurait pu croire qu'en cela il etait different de son frere, nature ardente et passionnee; mais ce calme cachait un pouvoir singulier d'emotion et d'indignation, qui se revelait toutes les fois qu'il y avait le mal a combattre, l'iniquite a fletrir, la verite et le peuple a venger. (_Applaudissements_.) Il etait alors eloquent et d'une eloquence qui partait des entrailles. Rien de plus vehement, rien de plus pathetique, que les articles publies par lui dans le _Rappel_ sur l'impunite des coupables d'en haut comparee a la rigueur dont on a coutume de s'armer contre les coupables d'en bas. (_Profonde emotion._) L'amour de la justice, voila ce qui remuait dans ses plus intimes profondeurs cette ame genereuse, vaillante et tendre. Il est des hommes a qui l'occasion manque pour montrer dans ce qu'ils ont fait ce qu'ils ont ete. Cela ne peut pas se dire de Francois-Victor Hugo. Ses actes le definissent. Une invocation genereuse au genie hospitalier de la France lui valut neuf mois de prison avant le 2 decembre; apres le 2 decembre, il a eu dix-huit annees d'exil, et, dans sa derniere partie, d'exil volontaire.... Volontaire? je me trompe! Danton disait: "On n'emporte pas la patrie a la semelle de ses souliers." Mais c'est parce qu'on l'emporte au fond de son coeur que l'exil a tant d'amertume. Oh! non, il n'y a pas d'exil volontaire. L'exil est toujours force; il l'est surtout quand il est prescrit par la seule autorite qui ait un droit absolu de commandement sur les ames fieres, c'est-a-dire la conscience. (_Applaudissements._) Francois-Victor aimait la France, comme son pere; comme son pere, il l'a quittee le jour ou elle cessa d'etre libre, et, comme lui, ce fut en la servant qu'il acquit la force de vivre loin d'elle. Je dis en la servant, parce que, suivant une belle remarque de Victor Hugo, traduire un poete etranger, c'est accroitre la poesie nationale. Et quel poete que celui que Francois-Victor Hugo entreprit de faire connaitre a la France! Pour y reussir pleinement, il fallait pouvoir transporter dans notre langue, sans offenser la pruderie de notre gout, tout ce que le style de Shakespeare a de hardi dans sa vigueur, d'etrange dans sa sublimite; il fallait pouvoir decouvrir et devoiler les procedes de ce merveilleux esprit, montrer l'etonnante originalite de ses imitations, indiquer les sources ou il puisa tant de choses devenues si completement siennes; etudier, comparer, juger ses nombreux commentateurs; en un mot, il fallait pouvoir prendre la mesure de ce genie universel. Eh bien, c'est cet effrayant labeur que Francois-Victor Hugo, que le fils de notre Shakespeare a nous ... (_applaudissements_) aborda et sut terminer a un age ou la plupart des hommes, dans sa situation, ne s'occupent que de leurs plaisirs. Les trente-six introductions aux trente-six drames de Shakespeare suffiraient pour lui donner une place parmi les hommes litteraires les plus distingues de notre temps. Elles disent assez, a part meme le merite de sa traduction, la meilleure qui existe, quelle perte le monde des lettres et le monde de la science ont faite en le perdant. Et la republique! Elle a aussi le droit de porter son deuil. Car ce fut au signal donne par elle qu'il accourut avec son pere et son frere,--d'autant plus impatients de venir s'enfermer dans la capitale, qu'il y avait la, en ce moment, d'affreuses privations a subir et le peril a braver. On sait avec quelle fermete ils traverserent les horreurs d'un siege qui sera l'eternelle gloire de ce grand peuple de Paris. Mais d'autres epreuves les attendaient. Bientot, l'auteur de l'_Annee terrible_ eut a pleurer la mort d'un de ses fils et a trembler pour la vie de l'autre. Pendant seize mois, Francois-Victor Hugo a ete torture par la maladie qui nous l'enleve. Entoure par l'affection paternelle de soins assidus, dispute a la mort chaque jour, a chaque heure, par un ange de devouement, la veuve de son frere, son energie secondait si bien leurs efforts, qu'il aurait ete sauve s'il avait pu l'etre. Sa tranquillite etait si constante, sa serenite avait quelque chose de si indomptable, que, malgre l'empreinte de la mort, depuis longtemps marquee sur son visage, nous nous prenions quelquefois a esperer.... Esperait-il lui-meme, lorsqu'il nous parlait de l'avenir, et qu'il s'efforcait de sourire? Ou bien voulait-il, par une inspiration digne de son ame, nous donner des illusions qu'il n'avait pas, et tromper nos inquietudes? Ce qui est certain, c'est que, pendant toute une annee, il a, selon le mot de Montaigne, "vecu de la mort", jusqu'au moment ou, toujours calme, il s'est endormi pour la derniere fois, laissant apres lui ce qui ne meurt pas, le souvenir et l'exemple du devoir accompli. Quant au vieillard illustre que tant de malheurs accablent, il lui reste, pour l'aider a porter jusqu'a la fin le poids des jours, la conviction qu'il a si bien formulee dans ces beaux vers: C'est un prolongement sublime que la tombe. On y monte, etonne d'avoir cru qu'on y tombe. Dans la derniere lettre que j'ai recue de lui, qui fut la derniere ecrite par lui, Barbes me disait: "Je vais mourir, et toi tu vas avoir de moins un ami sur la terre. Je voudrais que le systeme de Reynaud fut vrai, pour qu'il nous fut donne de nous revoir ailleurs." Nous revoir ailleurs! De l'espoir que ces mots expriment venait la foi de Barbes dans la permanence de l'etre, dans la continuite de son developpement progressif. Il n'admettait pas l'idee des separations absolues, definitives. Victor Hugo ne l'admet pas, lui non plus, cette idee redoutable. Il croit a Dieu eternel, il croit a l'ame immortelle. C'est la ce qui le rendra capable, tout meurtri qu'il est, de vivre pour son autre famille, celle a qui appartient la vie des grands hommes, l'humanite. (_Applaudissements prolonges._) Apres ce discours, d'une eloquence si forte et si emue, et qui a profondement touche toute cette grande foule, Victor Hugo a embrasse Louis Blanc; puis ses amis l'ont enleve de la fosse. Alors c'a ete a qui se precipiterait vers lui et lui prendrait la main. Amis connus ou inconnus, hommes, femmes, tous se pressaient sur son passage; on voyait la quel coeur est celui de ce peuple de Paris, si reconnaissant a ceux qui l'aiment; les femmes pleuraient; et tout a coup le sentiment de tous a eclate dans l'explosion de ce cri prolonge et repete: Vive Victor Hugo! Vive la republique! Victor Hugo a pu enfin monter en voiture, avec Louis Blanc. Mais pendant longtemps encore la voiture n'a pu aller qu'au pas, a cause de la foule, et les mains continuaient a se tendre par la portiere. Louis Blanc avait sa part de ces touchantes manifestations. Et, en revenant, nous nous redisions la strophe des _Feuilles d'automne_: Seigneur! preservez-moi, preservez ceux que j'aime, Mes parents, mes amis, et mes ennemis meme Dans le mal triomphants, De jamais voir, Seigneur, l'ete sans fleurs vermeilles, La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles, La maison sans enfants! Dieu n'a pas exauce le poete. Les oiseaux sont envoles, la maison est vide. Mais Louis Blanc a raison, il reste au malheureux pere encore une famille. Il l'a vue aujourd'hui, elle l'a accompagne et soutenu, elle a pleure avec lui. Et, s'il n'y a pas de consolations a de telles douleurs, c'est un adoucissement pourtant que de sentir autour de soi tant de respect affectueux et cette admiration universelle. Malgre l'enormite de la foule, il n'y a pas eu le moindre desordre, ni le moindre accident. Cette manifestation imposante s'est faite avec une gravite et une tranquillite profondes. Il est impossible d'enumerer tous les noms connus des ecrivains, des hommes politiques, des artistes qui se pressaient dans la foule. Les anciens collegues de Victor Hugo a l'Assemblee nationale etaient venus en grand nombre. Citons parmi eux MM. Louis Blanc, Gambetta, Cremieux, Emmanuel Arago, Jules Simon, Victor Schoelcher, Peyrat, Edmond Adam, Eugene Pelletan, Lepere, Laurent Pichat, Henri de Lacretelle, Noel Parfait, Alfred Naquet, Tirard, Henri Martin, Georges Perin, Jules Ferry, Germain Casse, Henri Brisson, Arnaud (de l'Ariege), Millaud, Martin-Bernard, Ordinaire, Melvil-Bloncourt, Eugene Farcy, Bamberger, Charles Rolland, Escarguel, Caduc, Daumas, Jules Barni, Lefevre, Corbon, Simiot, Greppo, Lafon de Fongaufier, etc., etc. Nommons ensuite, au hasard, MM. Alexandre Dumas fils, Gustave Flaubert, Felicien David, Charles Blanc, Louis Ulbach, Monselet, Theodore de Banville; Leon Valade, Philippe Burty, Nefftzer, docteur See, Emile Perrin, Ritt, Larochelle, Duquesnel, Aime Millet, Edouard Manet, Bracquemond, Jacquemart, Andre Gill, Carjat, Nadar, Henri Roger de Beauvoir, les freres Lionnet, Delaunay, Dumaine, Taillade, Pierre Berton, Andre Lefevre, Mario Proth, E. Tarbe, Frederic Thomas, docteur Mandl, Ernest Hamel, Pierre Veron, Edouard Plouvier, Alfred Quidant, Pradilla Para, consul de Colombie, Etienne Arago, Lecanu, Mario Uchard, Hippolyte Lucas, Amedee Pommier, Mme Blanchecotte, Kaempfen, Lechevalier, Hetzel, Michel Levy freres, Emile de la Bedolliere, Robert Mitchell, Catalan, professeur a l'universite de Liege, E. Deschanel, Jules Claretie, Eugene Manuel, duc de Bellune, Edouard Laferriere, Paul Arene, docteur Faivre, Leon Dierx, Catulle Mendes, Emile Daclin, Victor Cochinat, Mayrargue, Louis Leroy, Maurice Bixio, Adolphe Michel, Michaelis, Antonin Proust, Louis Asseline, A. de la Fizeliere, Maracineano de Bucharest, Louis Lacombe, Armand Lapointe, Denis de la Garde, Louis Ratisbonne, Leon Cladel, Tony Revillon, Charles Chassin, Emmanuel Gonzales, Louis Koch, Agricol Perdiguier, Andre Roussel, Ferdinand Dugue, Schiller, P. Deloir, Dommartin, Habeneck, Ginesta, Lepelletier, Rollinat, Richard Lesclide, Coedes, Busnach, Edg. Hement, Yves Guyot, Valbregue, Elzear Bornier, Pothay, Barbieux, Montrosier, Lacroix, Adrien Huart, George Richard, Rey (de l'Odeon), Balitout, Allain-Targe, Spuller, Nadaud, Ollive, Perrinelle, conseiller general de la Seine, J.-A. Lafont, Gabriel Guillemot, etc., etc. Le _Rappel_ etait la tout entier: MM. Auguste Vacquerie, Paul Meurice, Edouard Lockroy, Frederic Morin, Gaulier, Camille Pelletan, C. Quentin, Victor Meunier, Ernest Lefevre; Ernest Blum, d'Hervilly, Emile Blemont, L. Constant, Barberet, Lemay, Luthereau, Feron, Pelleport, Destrem, Am. Blondeau, etc., les compositeurs et imprimeurs du _Rappel_. (Le _Rappel_ du 30 decembre 1873.) XVIII LE CENTENAIRE DE PETRARQUE Victor Hugo, a l'occasion des fetes du centenaire de Petrarque, a recu l'invitation suivante: Avignon, 14 juillet 1874. Cher et grand citoyen, Le 18 juillet, Avignon officiel va donner de grandes fetes en l'honneur de Petrarque, a l'occasion du cinquieme centenaire de sa mort. Plusieurs villes et plusieurs societes savantes de l'Italie se font representer a ces fetes par des delegues. M. Nigra sera parmi nous. Or, dans notre ville, le conseil municipal elu a ete remplace par une commission municipale triee, selon l'usage, par un des plus celebres prefets de l'ordre moral. C'est ce monde-la qui va recevoir les patriotes que l'Italie nous envoie. Il importe donc, selon nous, qu'une main glorieuse et veritablement fraternelle puisse, au nom des republicains de France, serrer la main que vont nous tendre les enfants d'une nation a laquelle nous voudrions temoigner de sinceres sentiments de sympathie. Nous serions fiers qu'Avignon put parler par la voix de notre plus grand poete aux concitoyens du poete et du patriote Petrarque. L'Italie, alors, entendrait un langage veritablement francais, et l'echange des sentiments qui doivent unir les deux grandes nations serait dignement exprime. C'est dans ces circonstances, c'est dans cette pensee, et pour donner, nous, a ces fetes officielles leur veritable portee, qu'un groupe considerable d'amis,--qui representent toute la democratie avignonnaise et la jeunesse republicaine du pays,--m'ont charge de vous adresser la presente lettre, pour vous inviter a venir passer au milieu de nous les journees des 18, 19 et 20 juillet. La vraie fete aura lieu si vous daignez accepter cette invitation, et votre visite aurait, pour tout le midi de la France, une grande, une feconde signification. Permettez-nous d'esperer que notre invitation sera par vous acceptee, et de nous en rejouir d'avance; et veuillez, cher et grand citoyen, recevoir, au nom de mes amis ainsi qu'en mon nom personnel, l'expression de notre respectueuse et profonde admiration. SAINT-MARTIN, Conseiller general de Vaucluse, ex-redacteur en chef de la _Democratie du Midi_. * * * * * Victor Hugo a repondu: Paris, 18 juillet 1874. Mon honorable concitoyen, La noble et glorieuse invitation que vous voulez bien me transmettre me touche profondement. J'ai le chagrin de ne pouvoir m'y rendre, etant en ce moment retenu pres de mon petit-fils, convalescent d'une grave maladie. Je suis heureux du souvenir que veut bien me garder cette vaillante democratie du midi, qui est comme l'avant-garde de la democratie universelle, et a laquelle le monde pense toutes les fois qu'il entend la _Marseillaise_. La _Marseillaise_, c'est la voix du midi; c'est aussi la voix de l'avenir. Je regrette d'etre absent du milieu de vous. J'eusse ete fier de souhaiter, en votre nom a tous, la bienvenue a ces freres, a ces genereux italiens, qui viennent feter Petrarque dans le pays de Voltaire. Mais de loin j'assisterai, emu, a vos solennites. Elles fixeront l'attention du monde civilise. Petrarque, qui a ete l'aureole d'un siecle tenebreux, ne perd rien de sa clarte dans ce plein midi du progres qu'on nomme le dix-neuvieme siecle. Je felicite Avignon. Avignon, pendant ces trois jours memorables, va donner un illustre spectacle. On pourrait dire que Rome et Paris vont s'y rencontrer; Rome qui a sacre Petrarque, Paris qui a jete bas la Bastille; Rome qui couronne les poetes, Paris qui detrone les rois; Rome qui glorifie la pensee humaine, Paris qui la delivre. Cette accolade des deux cites meres est superbe. C'est l'embrassement de deux idees. Rien de plus pathetique et de plus rassurant. Rome et Paris fraternisant dans la sainte communion democratique, c'est beau. Vos acclamations donneront a cette rencontre toute sa signification. Avignon, ville pontificale et ville populaire, est un trait d'union entre les deux capitales du passe et de l'avenir. Nous nous sentons tous bien representes par vous, hommes de Vaucluse, dans cette fete, nationale pour deux nations. Vous etes dignes de faire a l'Italie la salutation de la France. Ainsi s'ebauche la majestueuse Republique federale du continent. Ces magnifiques melanges de peuples commencent les Etats-Unis d'Europe. Petrarque est une lumiere dans son temps, et c'est une belle chose qu'une lumiere qui vient de l'amour. Il aima une femme et il charma le monde. Petrarque est une sorte de Platon de la poesie; il a ce qu'on pourrait appeler la subtilite du coeur, et en meme temps la profondeur de l'esprit; cet amant est un penseur, ce poete est un philosophe. Petrarque en somme est une ame eclatante. Petrarque est un des rares exemples du poete heureux. Il fut compris de son vivant, privilege que n'eurent ni Homere, ni Eschyle, ni Shakespeare. Il n'a ete ni calomnie, ni hue, ni lapide. Petrarque a eu sur cette terre toutes les splendeurs, le respect des papes, l'enthousiasme des peuples, les pluies de fleurs sur son passage dans les rues, le laurier d'or au front comme un empereur, le Capitole comme un dieu. Disons virilement la verite, le malheur lui manque. Je prefere a cette robe de pourpre le baton d'Alighieri errant. Il manque a Petrarque cet on ne sait quoi de tragique qui ajoute a la grandeur des poetes une cime noire, et qui a toujours marque le plus haut sommet du genie. Il lui manque l'insulte, le deuil, l'affront, la persecution. Dans la gloire Petrarque est depasse par Dante, et le triomphe par l'exil. XIX LA QUESTION DE LA PAIX REMPLACEE PAR LA QUESTION DE LA GUERRE A MM. LES MEMBRES DU CONGRES DE LA PAIX A GENEVE. Paris, 4 septembre 1874. Chers concitoyens de la republique d'Europe, Vous avez bien voulu desirer ma presence a votre congres de Geneve. C'est un regret pour moi de ne pouvoir me rendre a votre invitation qui m'honore. S'il m'etait donne de prononcer a cette heure quelques paroles parmi vous, j'ajouterais, et, je le pense, sans protestation de votre part, au sujet de cette grande question de la paix universelle, de nouvelles reserves a celles que j'indiquais, il y a cinq ans, au congres de Lausanne. Aujourd'hui, ce qui alors etait le mal est devenu le pire; une aggravation redoutable a eu lieu; le probleme de la paix se complique d'une immense enigme de guerre. Le _quidquid delirant reges_ a produit son effet. Ajournement de toutes les fraternites; ou il y avait l'esperance, il y a la menace; on a devant soi une serie de catastrophes qui s'engendrent les unes des autres et qu'il est impossible de ne pas epuiser; il faudra aller jusqu'au bout de la chaine. Cette chaine, deux hommes l'ont forgee, Louis Bonaparte et Guillaume, pseudonymes tous les deux, car derriere Guillaume il y a Bismarck et derriere Louis Bonaparte il y a Machiavel. La logique des faits violents ne se dement jamais, le despotisme s'est transforme, c'est-a-dire renouvele, et s'est deplace, c'est-a-dire fortifie; l'empire militaire a abouti a l'empire gothique, et de France a passe en Allemagne. C'est la qu'est aujourd'hui l'obstacle. Tout ce qui a ete fait doit etre defait. Necessite funeste. Il y a entre l'avenir et nous une interposition fatale. On ne peut plus entrevoir la paix qu'a travers un choc et au dela d'un inexorable combat. La paix, helas, c'est toujours l'avenir, mais ce n'est plus le present. Toute la situation actuelle est une sombre et sourde haine. Haine du soufflet recu. Qui a ete soufflete? Le monde entier. La France frappee a la face, c'est la rougeur au front de tous les peuples. C'est l'affront fait a la mere. De la la haine. Haine de vaincus a vainqueurs, vieille haine eternelle; haine de peuples a rois, car les rois sont des vainqueurs dont les vaincus sont les peuples; haine reciproque, et sans autre issue qu'un duel. Duel entre deux nations? Non. La France et l'Allemagne sont soeurs; mais duel entre deux principes, la republique et l'empire. La question est posee: d'un cote la monarchie germanique, de l'autre, les Etats-Unis d'Europe; la rencontre des deux principes est inevitable; et des a present on distingue dans le profond avenir les deux fronts de bataille, d'un cote tous les royaumes, de l'autre toutes les patries. Ce duel terrible, puisse-t-il etre longtemps retarde! Puisse une autre solution se faire jour! Si la grande bataille se livre, ce qu'il y aura des deux cotes, helas, ce sera des hommes. Conflit lamentable! Quelle extremite pour le genre humain! La France ne peut attaquer un peuple sans etre fratricide; un peuple ne peut attaquer la France sans etre parricide. Inexprimable serrement de coeur! Nous, preparateurs des faits futurs, nous eussions desire une autre issue; mais les evenements ne nous ecoutent pas; ils vont au meme but que nous, mais par d'autres moyens. Ou nous emploierions la paix, ils emploient la guerre. Pour des motifs inconnus, ils preferent les solutions de haute lutte. Ce que nous ferions a l'amiable, ils le font par effraction. La providence a de ces brusqueries. Mais il est impossible que le philosophe n'en soit pas profondement attriste. Ce qu'il constate douloureusement, ce qu'il ne peut nier, c'est l'enchainement des faits, c'est leur necessite, c'est leur fatalite. II y a une algebre dans les desastres. Ces faits, je les resume en quelques mots. La France a ete diminuee. A cette heure, elle a une double plaie, plaie au territoire, plaie a l'honneur. Elle ne peut en rester la. On ne garde pas Sedan. On ne se rendort pas la-dessus. Pas plus qu'on ne se rendort sur l'arrachement de Metz et de Strasbourg. La guerre de 1870 a debute par un guet-apens et s'est terminee par une voie de fait. Ceux qui ont fait le coup n'ont pas vu le contre-coup. Ce sont la des fautes d'hommes d'etat. On se perd par l'eblouissement de sa victoire. Qui voit trop la force est aveugle au droit. Or la France a droit a l'Alsace et a la Lorraine. Pourquoi? parce que l'Alsace et la Lorraine ont droit a la France. Parce que les peuples ont droit a la lumiere et non a la nuit. Tout verse en ce moment du cote de l'Allemagne. Grave desordre. Cette rupture d'equilibre doit cesser. Tous les peuples le sentent et s'en inquietent. De la un malaise universel. Comme je l'ai dit a Bordeaux, a partir du traite de Paris, l'insomnie du monde a commence. Le monde ne peut accepter la diminution de la France. La solidarite des peuples, qui eut fait la paix, fera la guerre. La France est une sorte de propriete humaine. Elle appartient a tous, comme autrefois Rome, comme autrefois Athenes. On ne saurait trop insister sur ces realites. Voyez comme la solidarite eclate. Le jour ou la France a du payer cinq milliards, le monde lui en a offert quarante-cinq. Ce fait est plus qu'un fait de credit, c'est un fait de civilisation. Apres les cinq milliards payes, Berlin n'est pas plus riche et Paris n'est pas plus pauvre. Pourquoi? Parce que Paris est necessaire et que Berlin ne l'est pas. Celui-la seul est riche qui est utile. En ecrivant ceci, je ne me sens pas francais, je me sens homme. Voyons sans illusion comme sans colere la situation telle qu'elle est. On a dit: _Delenda Carthago_; il faut dire: _Servanda Gallia._ Quand une plaie est faite a la France, c'est la civilisation qui saigne. La France diminuee, c'est la lumiere amoindrie. Un crime contre la France a ete commis; les rois ont fait subir a la France toute la quantite de meurtre possible contre un peuple. Cette mauvaise action des rois, il faut que les rois l'expient, et c'est de la que sortira la guerre; et il faut que les peuples la reparent, et c'est de la que sortira la fraternite. La reparation, ce sera la federation. Le denoument, le voici: Etats-Unis d'Europe. La fin sera au peuple, c'est-a-dire a la Liberte, et a Dieu, c'est-a-dire a la Paix. Esperons. Chers concitoyens de la patrie universelle, recevez mon salut cordial. VICTOR HUGO. XX OBSEQUES DE MADAME PAUL MEURICE On lit dans le _Rappel_ du 16 novembre 1874: "Une foule considerable a conduit, hier, Mme Paul Meurice, a sa derniere demeure. Derriere le char funebre marchaient, d'abord celui qui reste seul, et a sa droite Victor Hugo, puis des deputes, des journalistes, des litterateurs, des artistes, en trop grand nombre pour que nous puissions les nommer, puis des milliers d'amis inconnus, car on aura beau faire, on n'empechera jamais ce genereux peuple de Paris d'aimer ceux qui l'aiment, et de le leur temoigner. "On est alle directement de la maison mortuaire au Pere-Lachaise. "Quand le corps a ete descendu dans le caveau, Victor Hugo a prononce les paroles suivantes: La femme a laquelle nous venons faire la salutation supreme a honore son sexe; elle a ete vaillante et douce; elle a eu toutes les graces pour aimer, elle a eu toutes les forces pour souffrir. Elle laisse derriere elle le compagnon de sa vie, Paul Meurice, un esprit lumineux et fier, un des plus nobles hommes de notre temps. Inclinons-nous devant cette tombe venerable. J'ai ete temoin de leur mariage. Ainsi s'en vont les jours. Je les ai vus tous les deux, jeunes, elle si belle, lui si rayonnant, associer, devant la loi humaine et devant la loi divine, leur avenir, et se donner la main dans l'esperance et dans l'aurore. J'ai vu cette entree de deux ames dans l'amour qui est la vraie entree dans la vie. Aujourd'hui, est-ce la sortie que nous voyons? Non. Car le coeur qui reste continue d'aimer et l'ame qui s'envole continue de vivre. La mort est une autre entree. Non dans plus d'amour, car l'amour des ici-bas est complet, mais dans plus de lumiere. Depuis cette heure radieuse du commencement jusqu'a l'heure severe ou nous sommes, ces deux belles ames se sont appuyees l'une sur l'autre. La vie, quelle qu'elle soit, est bonne, traversee ainsi. Elle, cette admirable femme, peintre, musicienne, artiste, avait recu tous les dons et etait faite pour tous les orgueils, mais elle etait surtout fiere du reflet de sa renommee a lui; elle prenait sa part de ses succes; elle se sentait felicitee par les applaudissements qui le saluaient; elle assistait souriante a ces splendides fetes du theatre ou le nom de Meurice eclatait parmi les acclamations et les enthousiasmes; elle avait le doux orgueil de voir eclore pour l'avenir et triompher devant la foule cette serie d'oeuvres exquises et fortes qui auront dans la litterature de notre siecle une place de gloire et de lumiere. Puis sont venus les temps d'epreuve; elle les a accueillis stoiquement. De nos jours, l'ecrivain doit etre au besoin un combattant; malheur au talent a travers lequel on ne voit pas une conscience! Une poesie doit etre une vertu. Paul Meurice est une de ces ames transparentes au fond desquelles on voit le devoir. Paul Meurice veut la liberte, le progres, la verite et la justice; et il en subit les consequences. C'est pourquoi, un jour, il est alle en prison. Sa femme a compris cette nouvelle gloire, et, a partir de ce jour, elle qui jusque-la n'avait encore ete que bonne, elle est devenue grande. Aussi plus tard, quand les desastres sont arrives, quand l'epreuve a pris les proportions d'une calamite publique, a-t-elle ete prete a toutes les abnegations et a tous les devouements. L'histoire de ce siecle a des jours inoubliables. Par moments, dans l'humanite, une certaine sublimite de la femme apparait; aux heures ou l'histoire devient terrible, on dirait que l'ame de la femme saisit l'occasion et veut donner l'exemple a l'ame de l'homme. L'antiquite a eu la femme romaine; l'age moderne aura la femme francaise. Le siege de Paris nous a montre tout ce que peut etre la femme: dignite, fermete, acceptation des privations et des miseres, gaite dans les angoisses. Le fond de l'ame de la femme francaise, c'est un melange heroique de famille et de patrie. La genereuse femme qui est dans cette tombe a eu toutes ces grandeurs-la. J'ai ete son hote dans ces jours tragiques; je l'ai vue. Pendant que son vaillant mari faisait sa double et rude tache d'ecrivain et de soldat, elle aussi se levait avant l'aube. Elle allait dans la nuit, sous la pluie, sous le givre, les pieds dans la neige, attendre pendant de longues heures, comme les autres nobles femmes du peuple, a la porte des bouchers et des boulangers, et elle nous rapportait du pain et de la joie. Car la plus vraie de toutes les joies, c'est le devoir accompli. Il y a un ideal de la femme dans Isaie, il y en a un autre dans Juvenal, les femmes de Paris ont realise ces deux ideals. Elles ont eu le courage qui est plus que la bravoure, et la patience qui est plus que le courage. Elles ont eu devant le peril de l'intrepidite et de la douceur. Elles donnaient aux combattants desesperes l'encouragement du sourire. Rien n'a pu les vaincre. Comme leurs maris, comme leurs enfants, elles ont voulu lutter jusqu'a la derniere heure, et, en face d'un ennemi sauvage, sous l'obus et sous la mitraille, sous la bise acharnee d'un hiver de cinq mois, elles ont refuse, meme a la Seine charriant des glacons, meme a la faim, meme a la mort, la reddition de leur ville. Ah! venerons ce Paris qui a produit de telles femmes et de tels hommes. Soyons a genoux devant la cite sacree. Paris, par sa prodigieuse resistance, a sauve la France que le deshonneur de Paris eut tuee, et l'Europe que la mort de la France eut deshonoree. Quoique l'ennemi ait pu faire, il y a peut-etre un mysterieux retablissement d'equilibre dans ce fait: la France moindre, mais Paris plus grand. Que la belle ame, envolee, mais presente, qui m'ecoute en ce moment, soit fiere; toutes les venerations entourent son cercueil. Du haut de la serenite inconnue, elle peut voir autour d'elle tous ces coeurs pleins d'elle, ces amis respectueux qui la glorifient, cet admirable mari qui la pleure. Son souvenir, a la fois douloureux et charmant, ne s'effacera pas. Il eclairera notre crepuscule. Une memoire est un rayonnement. Que l'ame eternelle accueille dans la haute demeure cette ame immortelle! La vie, c'est le probleme, la mort c'est la solution. Je le repete, et c'est par la que je veux terminer cet adieu plein d'esperance, le tombeau n'est ni tenebreux, ni vide. C'est la qu'est la grande lueur. Qu'il soit permis a l'homme qui parle en ce moment de se tourner vers cette clarte. Celui qui n'existe plus pour ainsi dire ici-bas, celui dont toutes les ambitions sont dans la mort, a le droit de saluer au fond de l'infini, dans le sinistre et sublime eblouissement du sepulcre, l'astre immense, Dieu. XXI AUX DEMOCRATES ITALIENS Les journaux ont publie le telegramme adresse a Victor Hugo par les democrates italiens. Victor Hugo leur a repondu: Je remercie mes freres les democrates d'Italie. Esperons tous la grande delivrance. L'Italie et la France ont la meme ame, l'ame romaine, la republique. La republique, qui est le passe de l'Italie, est l'avenir de la France et de l'Europe. Vouloir la republique d'Europe, c'est vouloir la federation des peuples; et la federation des peuples, c'est la plus haute realisation de l'ordre dans la liberte, c'est la paix. Ordre, liberte, paix; ce que la monarchie cherche, la republique le trouve. VICTOR HUGO. XXII POUR UN SOLDAT (Fevrier 1875.) Il est desirable que le fait qu'on va lire ne passe point inapercu. Un soldat, nomme Blanc, fusilier au 112e de ligne, en garnison a Aix, vient d'etre condamne a mort "pour insulte grave envers son superieur". On annonce la prochaine execution de ce soldat. Cette execution me semble impossible. Pourquoi? Le voici: Le 10 decembre 1873, les chefs de l'armee, siegeant a Trianon en haute cour de justice militaire, ont fait un acte considerable. Ils ont aboli la peine de mort dans l'armee. Un homme etait devant eux; un soldat, un soldat responsable entre tous, un marechal de France. Ce soldat, a l'heure supreme des catastrophes, avait deserte le devoir; il avait jete bas la France devant la Prusse; il avait passe a l'ennemi de cette facon epouvantable que, pouvant vaincre, il s'etait laisse battre; il tenait une forteresse, la plus forte de l'Europe, il l'avait donnee; il avait des drapeaux, les plus fiers drapeaux de l'histoire, il les avait livres; il commandait une armee, la derniere qui restat a l'honneur national, il l'avait garrottee et offerte aux coups de plat de sabre des allemands; il avait envoye, prisonniere de guerre, aux casemates de Spandau et de Magdebourg, la gloire de la France, les bras lies derriere le dos; pouvant sauver son pays, il l'avait perdu; en livrant Metz, la cite vierge, il avait livre Paris, la ville heroique; cet homme avait assassine la patrie. Le haut conseil de guerre a juge qu'il meritait la mort, et a declare qu'il devait vivre. En faisant cela, qu'a fait le conseil de guerre? je le repete, il a aboli dans l'armee la peine de mort. Il a decide que desormais ni la trahison, ni la desertion a l'ennemi, ni le parricide, car tuer sa patrie, c'est tuer sa mere, ne seraient punis de mort. Le conseil de guerre a bien fait; et nous le felicitons hautement. Certes, bien des raisons pouvaient conseiller a ces sages et vaillants officiers le maintien de la peine de mort militaire. Il y a une guerre dans l'avenir; pour cette guerre il faut une armee; pour l'armee il faut la discipline; la plus haute des disciplines, c'est la loyaute; la plus inviolable des subordinations, c'est la fidelite au drapeau; le plus monstrueux des crimes, c'est la felonie. Qui frappera-t-on si ce n'est le traitre? quel soldat sera puni si ce n'est le general? qui sera foudroye par la loi si ce n'est le chef? Ou est l'exemple s'il n'est en haut? Ces juges se sont dit tout cela; mais ils ont pense, et nous les en louons, que l'exemple pouvait se faire autrement; que le moment etait venu de remplacer dans le code de l'armee l'intimidation par un sentiment plus digne du soldat, de relever l'ideal militaire, et de substituer a la question de la vie la question de l'honneur. Profond progres d'ou sortira, pour les besoins du prochain avenir, un nouveau code militaire, plus efficace que l'ancien. La peine morale substituee a la peine materielle est plus terrible. Preuve: Bazaine. Oui, la degradation suffit. Ou la honte coule, le sang verse est inutile. La punition assaisonnee de cette hautaine clemence est plus redoutable. Laissez cet homme a son abime. C'est toujours la sombre et grande histoire de Cain. Bazaine mis a mort laisse derriere lui une legende; Bazaine vivant traine la nuit. Donc le conseil de guerre a bien fait. Qu'ajouter maintenant? Le marechal disparait, voici un soldat. Nous avons devant les yeux, non plus le haut dignitaire, non plus le grand-croix de la legion d'honneur, non plus le senateur de l'empire, non plus le general d'armee; mais un paysan. Non plus le vieux chef plein d'aventures et d'annees; mais un jeune homme. Non plus l'experience, mais l'ignorance. Ayant epargne celui-ci, allez-vous frapper celui-la? De tels contrastes sont-ils possibles? Est-il utile de proposer a l'intelligence des hommes de telles enigmes? Ce rapprochement n'est-il pas effrayant? Est-il bon de contraindre la profonde honnetete du peuple a des confrontations de cette nature: avoir vendu son drapeau, avoir livre son armee, avoir trahi son pays, la vie; avoir soufflete son caporal, la mort! La societe n'est pas vide; il y a quelqu'un; il y a des ministres, il y a un gouvernement, il y a une assemblee, et, au-dessus des ministres, au-dessus du gouvernement, au-dessus de l'assemblee, au-dessus de tout, il y a la droiture publique; c'est a cela que je m'adresse. L'impot du sang paye a outrance, c'etait la loi des regimes anciens; ce ne peut etre la loi de la civilisation nouvelle. Autrefois, la chaumiere etait sans defense, les larmes des meres et des fiancees ne comptaient pas, les veuves sanglotaient dans la surdite publique, l'accablement des penalites etait inexprimable; ces moeurs ne sont plus les notres. Aujourd'hui, la pitie existe; l'ecrasement de ce qui est dans l'ombre repugne a une societe qui ne marche plus qu'en avant; on comprend mieux le grand devoir fraternel; on sent le besoin, non d'extirper, mais d'eclairer. Du reste, disons-le, c'est une erreur de croire que la revolution a pour resultat l'amoindrissement de l'energie sociale; loin de la, qui dit societe libre dit societe forte. La magistrature peut se transformer, mais pour croitre en dignite et en justice; l'armee peut se modifier, mais pour grandir en honneur. La puissance sociale est une necessite; l'armee et la magistrature sont une vaste protection; mais qui doit-on proteger d'abord? Ceux qui ne peuvent se proteger eux-memes; ceux qui sont en bas, ceux sur qui tout pese; ceux qui ignorent, ceux qui souffrent. Oui, codes, chambres, tribunaux, cet ensemble est utile; oui, cet ensemble est bon et beau, a la condition que toute cette force ait pour loi morale un majestueux respect des faibles. Autrefois, il n'y avait que les grands, maintenant il y a les petits. Je me resume. On n'a pas fusille le marechal de France; fusillera-t-on le soldat? Je le repete, cela est impossible. J'eusse intercede pour Bazaine, j'intercede pour Blanc. J'eusse demande la vie du miserable, je demande la vie du malheureux. Si l'on veut savoir de quel droit j'interviens dans cette douloureuse affaire, je reponds: De l'immense droit du premier venu. Le premier venu, c'est la conscience humaine. * * * * * Le 26 fevrier 1875, Victor Hugo publia cette reclamation, et attendit. En 1854, quand Victor Hugo, proscrit, etait intervenu pour le condamne Tapner, les journaux bonapartistes avaient declare que, puisque Victor Hugo demandait la vie de Tapner, Tapner devait etre execute. A l'occasion du soldat Blanc, ce fait monstrueux se renouvela. Certaines feuilles reactionnaires intimerent au gouvernement l'ordre de resister a "la pression de M. Victor Hugo", et dirent hautement que, puisque M. Victor Hugo intercedait pour le soldat Blanc, il fallait fusiller le soldat Blanc. Ces journaux n'eurent pas en 1875 le meme succes qu'en 1854. Tapner avait ete pendu, Blanc ne fut pas fusille. Il eut grace de la vie. Sa peine fut commuee en cinq ans de prison, sans degradation militaire. XXIII OBSEQUES D'EDGAR QUINET (29 mars 1875.) Je viens, devant cette fosse ouverte, saluer une grande ame. Nous vivons dans un temps ou abondent glorieusement les ecrivains et les philosophes. La pensee humaine a de tres hautes cimes dans notre epoque, et, parmi ces cimes, Edgar Quinet est un sommet. La clarte sereine du vrai est sur le front de ce penseur. C'est pourquoi je le salue. Je le salue parce qu'il a ete citoyen, patriote, homme; triple vertu; le penseur doit dilater sa fraternite de la famille a la patrie et de la patrie a l'humanite; c'est par ces elargissements d'horizon que le philosophe devient apotre. Je salue Edgar Quinet parce qu'il a ete genereux et utile, vaillant et clement, convaincu et persistant, homme de principes et homme de douceur; tendre et altier; altier devant ceux qui regnent, tendre pour ceux qui souffrent. (_Applaudissements._--_Cris de_: Vive la republique!) L'oeuvre d'Edgar Quinet est illustre et vaste. Elle a le double aspect, ce qu'on pourrait appeler le double versant, politique et litteraire, et par consequent la double utilite dont notre siecle a besoin; d'un cote le droit, de l'autre l'art; d'un cote l'absolu, de l'autre l'ideal. Au point de vue purement litteraire, elle charme en meme temps qu'elle enseigne; elle emeut en meme temps qu'elle conseille. Le style d'Edgar Quinet est robuste et grave, ce qui ne l'empeche pas d'etre penetrant. On ne sait quoi d'affectueux lui concilie le lecteur. Une profondeur melee de bonte fait l'autorite de cet ecrivain. On l'aime. Quinet est un de ces philosophes qui se font comprendre jusqu'a se faire obeir. C'est un sage parce que c'est un juste. Le poete en lui s'ajoutait a l'historien. Ce qui caracterise les vrais penseurs, c'est un melange de mystere et de clarte. Ce don profond de la pensee entrevue, Quinet l'avait. On sent qu'il pense, pour ainsi dire, au dela meme de la pensee. (_Mouvement._) Tels sont les ecrivains de la grande race. Quinet etait un esprit; c'est-a-dire un de ces etres pour qui la vieillesse n'est pas, et qui s'accroissent par l'accroissement des annees. Ainsi ses dernieres oeuvres sont les plus belles. Ses deux ouvrages les plus recents, la _Creation_ et l'_Esprit nouveau_, offrent au plus haut degre ce double caractere actuel et prophetique qui est le signe des grandes oeuvres. Dans l'un et dans l'autre de ces ouvrages, il y a la Revolution qui fait les livres vivants, et la poesie qui fait les livres immortels. (_Bravos._) C'est ainsi qu'un ecrivain existe a la fois pour le present et pour l'avenir. Il ne suffit pas de faire une oeuvre, il faut en faire la preuve. L'oeuvre est faite par l'ecrivain, la preuve est faite par l'homme. La preuve d'une oeuvre, c'est la souffrance acceptee. Quinet a eu cet honneur, d'etre exile, et cette grandeur, d'aimer l'exil. Cette douleur a ete pour lui la bien venue. Etre genant au tyran plait aux fieres ames. (_Sensation._) Il y a de l'election dans la proscription. Etre proscrit, c'est etre choisi par le crime pour representer le droit. (_Acclamations.--Cris de:_ Vive la republique! vive Victor Hugo!) Le crime se connait en vertu; le proscrit est l'elu du maudit. Il semble que le maudit lui dise: Sois mon contraire. De la une fonction. Cette fonction, Quinet l'a superbement remplie. Il a dignement vecu dans cette ombre tragique de l'exil ou Louis Blanc a rayonne, ou Barbes est mort. (_Profonde emotion._) Ne plaignez pas ces hommes; ils ont fait le devoir. Etre la France hors de France, etre vaincu et pourtant vainqueur, souffrir pour ceux qui croient prosperer, feconder la solitude insultee et saine du proscrit, subir utilement la nostalgie, avoir une plaie qu'on peut offrir a la patrie, adorer son pays accable et amoindri, en avoir d'autant plus l'orgueil que l'etranger veut en avoir le dedain (_applaudissements_), representer, debout, ce qui est tombe, l'honneur, la justice, le droit, la loi; oui, cela est bon et doux, oui, c'est le grand devoir, et a qui le remplit qu'importe la souffrance, l'isolement, l'abandon! Avec quelle joie, pour servir son pays de cette facon austere, on accepte, pendant dix ans, pendant vingt ans, toute la vie, la confrontation severe des montagnes ou la sinistre vision de la mer! (_Sensation profonde._) Adieu, Quinet. Tu as ete utile et grand. C'est bien, et ta vie a ete bonne. Entre dans toutes les memoires, ombre venerable. Sois aime du peuple que tu as aime. Adieu. Un dernier mot. La tombe est severe. Elle nous prend ce que nous aimons, elle nous prend ce que nous admirons. Qu'elle nous serve du moins a dire les choses necessaires. Ou la parole sera-t-elle haute et sincere si ce n'est devant la mort? Profitons de notre douleur pour jeter des clartes dans les ames. Les hommes comme Edgar Quinet sont des exemples; par leurs epreuves comme par leurs travaux, ils ont aide, dans la vaste marche des idees, le progres, la democratie, la fraternite. L'emancipation des peuples est une oeuvre sacree. En presence de la tombe, glorifions cette oeuvre. Que la realite celeste nous aide a attester la realite terrestre. Devant cette delivrance, la mort, affirmons cette autre delivrance, la Revolution. (_Applaudissements._--Vive la republique!) Quinet y a travaille. Disons-le ici, avec douceur, mais avec hauteur, disons-le a ceux qui meconnaissent le present, disons-le a ceux qui nient l'avenir, disons-le a tant d'ingrats delivres malgre eux (_mouvement_), car c'est au profit de tous que le passe a ete vaincu, oui, les magnanimes lutteurs comme Quinet ont bien merite du genre humain. Devant un tel sepulcre, affirmons les hautes lois morales. Ecoutes par l'ombre genereuse qui est ici, disons que le devoir est beau, que la probite est sainte, que le sacrifice est auguste, qu'il y a des moments ou le penseur est un heros, que les revolutions sont faites par les esprits, sous la conduite de Dieu, et que ce sont les hommes justes qui font les peuples libres. (_Bravos._) Disons que la verite, c'est la liberte. Le tombeau, precisement parce qu'il est obscur, a cause de sa noirceur meme, a une majeste utile a la proclamation des grandes realites de la conscience humaine, et le meilleur emploi qu'on puisse faire de ces tenebres, c'est d'en tirer cette lumiere. (_Acclamations unanimes.--Cris de:_ Vive Victor Hugo! Vive la republique!) XXIV AU CONGRES DE LA PAIX Victor Hugo, invite en septembre 1875 a adherer au Congres de la paix, a repondu: Le Congres de la paix veut bien se souvenir de moi et me faire appel. J'en suis profondement touche. Je ne puis que redire a mes concitoyens d'Europe ce que je leur ai dit deja plusieurs fois depuis l'annee 1871, si fatale pour l'univers entier. Mes esperances ne sont pas ebranlees, mais sont ajournees. Il y a actuellement deux efforts dans la civilisation; l'un pour, l'autre contre; l'effort de la France et l'effort de l'Allemagne. Chacune veut creer un monde. Ce que l'Allemagne veut faire, c'est l'Allemagne; ce que la France veut faire, c'est l'Europe. Faire l'Allemagne, c'est construire l'empire, c'est-a-dire la nuit; faire l'Europe, c'est enfanter la democratie, c'est-a-dire la lumiere. N'en doutez pas, entre les deux mondes, l'un tenebreux, l'autre radieux, l'un faux, l'autre vrai, le choix de l'avenir est fait. L'avenir departagera l'Allemagne et la France; il rendra a l'une sa part du Danube, a l'autre sa part du Rhin, et il fera a toutes deux ce don magnifique, l'Europe, c'est-a-dire la grande republique federale du continent. Les rois s'allient pour se combattre et font entre eux des traites de paix qui aboutissent a des cas de guerre; de la ces monstrueuses ententes des forces monarchiques contre tous les progres sociaux, contre la Revolution francaise, contre la liberte des peuples. De la Wellington et Blucher, Pitt et Cobourg; de la ce crime, dit la Sainte-Alliance; qui dit alliance de rois dit alliance de vautours. Cette fraternite fratricide finira; et a l'Europe des Rois-Coalises succedera l'Europe des Peuples-Unis. Aujourd'hui? non. Demain? oui. Donc, ayons foi et attendons l'avenir. Pas de paix jusque-la. Je le dis avec douleur, mais avec fermete. La France demembree est une calamite humaine. La France n'est pas a la France, elle est au monde; pour que la croissance humaine soit normale, il faut que la France soit entiere; une province qui manque a la France, c'est une force qui manque au progres, c'est un organe qui manque au genre humain; c'est pourquoi la France ne peut rien conceder de la France. Sa mutilation mutile la civilisation. D'ailleurs il y a des fractures partout, et en ce moment vous en entendez une crier, l'Herzegovine. Helas! aucun sommeil n'est possible avec des plaies comme celles-ci: la Pologne, la Crete, Metz et Strasbourg, et apres des affronts comme ceux-ci: l'empire germanique retabli en plein dix-neuvieme siecle, Paris viole par Berlin, la ville de Frederic II insultant la ville de Voltaire, la saintete de la force et l'equite de la violence proclamees, le progres soufflete sur la joue de la France. On ne met point la paix la-dessus. Pour pacifier, il faut apaiser; pour apaiser, il faut satisfaire. La fraternite n'est pas un fait de surface. La paix n'est pas une superposition. La paix est une resultante. On ne decrete pas plus la paix qu'on ne decrete l'aurore. Quand la conscience humaine se sent en equilibre avec la realite sociale; quand le morcellement des peuples a fait place a l'unite des continents; quand l'empietement appele conquete et l'usurpation appelee royaute ont disparu; quand aucune morsure n'est faite, soit a un individu, soit a une nationalite, par aucun voisinage; quand le pauvre comprend la necessite du travail et quand le riche en comprend la majeste; quand le cote matiere de l'homme se subordonne au cote esprit; quand l'appetit se laisse museler par la raison; quand a la vieille loi, prendre, succede la nouvelle loi, comprendre; quand la fraternite entre les ames s'appuie sur l'harmonie entre les sexes; quand le pere est respecte par l'enfant et quand l'enfant est venere par le pere; quand il n'y a plus d'autre autorite que l'auteur; quand aucun homme ne peut dire a aucun homme: Tu es mon betail; quand le pasteur fait place au docteur, et la bergerie (qui dit bergerie dit boucherie) a l'ecole; quand il y a identite entre l'honnetete politique et l'honnetete sociale; quand un Bonaparte n'est pas plus possible en haut qu'un Troppmann en bas; quand le pretre se sent juge et quand le juge se sent pretre, c'est-a-dire quand la religion est integre et quand la justice est vraie; quand les frontieres s'effacent entre une nation et une nation, et se retablissent entre le bien et le mal; quand chaque homme se fait de sa propre probite une sorte de patrie interieure; alors, de la meme facon que le jour se fait, la paix se fait; le jour par le lever de l'astre, la paix par l'ascension du droit. Tel est l'avenir. Je le salue. VICTOR HUGO. Paris, 9 septembre 1875. XXV Le 16 janvier 1876, Victor Hugo fut nomme, par le Conseil municipal, Delegue de Paris aux elections senatoriales. Il adressa immediatement a ses collegues, les Delegues de toutes les communes de France, la lettre publique qu'on va lire. LE DELEGUE DE PARIS AUX DELEGUES DES 36,000 COMMUNES DE FRANCE Electeurs des communes de France, Voici ce que Paris attend de vous: Elle a bien souffert, la noble ville. Elle avait pourtant accompli son devoir. L'empire, en decembre 1851, l'avait prise de force, et, apres avoir tout fait pour la vaincre, avait tout fait pour la corrompre; corrompre est la vraie victoire des despotes; degrader les consciences, amollir les coeurs, diminuer les ames, bon moyen de regner; le crime devient vice et passe dans le sang des peuples; dans un temps donne, le cesarisme finit par faire de la cite supreme une Rome qui indigne Tacite; la violence degeneree en corruption, pas de joug plus funeste; ce joug, Paris l'avait endure vingt ans; l'empoisonnement avait eu le temps de reussir. Un jour, il y a cinq annees de cela, jugeant l'heure favorable, estimant que le 2 Decembre devait avoir acheve son oeuvre d'abaissement, les ennemis violerent la France prise au piege, et, apres avoir souffle sur l'empire qui disparut, se ruerent sur Paris. Ils croyaient rencontrer Sodome. Ils trouverent Sparte. Quelle Sparte? Une Sparte de deux millions d'hommes; un prodige; ce que l'histoire n'avait jamais vu; Babylone ayant l'heroisme de Saragosse. Un investissement sauvage, le bombardement, toutes les brutalites vandales, Paris, cette commune qui vous parle en ce moment, o communes de France, Paris a tout subi; ces deux millions d'hommes ont montre a quel point la patrie est une ame, car ils ont ete un seul coeur. Cinq mois d'un hiver polaire, que ces peuples du nord semblaient avoir amene avec eux, ont passe sur la resistance des parisiens sans la lasser. On avait froid, on avait faim, on etait heureux de sentir qu'on sauvait l'honneur de la France et que le Paris de 1871 continuait le Paris de 1792; et, le jour ou de faibles chefs militaires ont fait capituler Paris, toute autre ville eut pousse un cri de joie, Paris a pousse un cri de douleur. Comment cette ville a-t-elle ete recompensee? Par tous les outrages. Aucun martyre n'a ete epargne a la cite sublime. Qui dit martyre dit le supplice plus l'insulte. Elle seule avait desormais droit a l'Arc de Triomphe. C'est par l'Arc de Triomphe que la France, representee par son assemblee, eut voulu rentrer dans Paris, tete nue. La France eut voulu s'honorer en honorant Paris. Le contraire a ete fait. Je ne juge pas, je constate. L'avenir prononcera son verdict. Quoi qu'il en soit, et sans insister, Paris a ete meconnu. Paris, chose triste, a eu des ennemis ailleurs qu'a l'etranger. On a accable de calomnies cette incomparable ville qui avait fait front dans le desastre, qui avait arrete et deconcerte l'Allemagne, et qui, aidee par l'intrepide et puissante assistance du gouvernement de Tours, aurait, si la resistance eut dure un mois de plus, change l'invasion en deroute. A ce Paris qui meritait toutes les venerations, on a jete tous les affronts. On a mesure la quantite d'insulte prodiguee a la quantite de respect du. Qu'importe d'ailleurs? En lui otant son diademe de capitale de la France, ses ennemis ont mis a nu son cerveau de capitale du monde. Ce grand front de Paris est maintenant tout a fait visible, d'autant plus rayonnant qu'il est decouronne. Desormais les peuples unanimes reconnaissent Paris pour le chef-lieu du genre humain. Electeurs des communes, aujourd'hui une grande heure sonne, la parole est donnee au peuple, et, apres tant de combats, tant de souffrances, tant d'injustices, tant de tortures, l'heroique ville, encore a ce moment frappee d'ostracisme, vient a vous. Que vous demande-t-elle? Rien pour elle, tout pour la patrie. Elle vous demande de mettre hors de question l'avenir. Elle vous demande de fonder la verite politique, de fonder la verite sociale, de fonder la democratie, de fonder la France. Elle vous demande de faire sortir de la solennite du vote la satisfaction des interets et des consciences, la republique indestructible, le travail honore et delivre, l'impot diminue dans l'ensemble et proportionne dans le detail, le revenu social degage des parasitismes, le suffrage universel complete, la penalite rectifiee, l'enseignement pour tous, le droit pour tous. Electeurs des communes, Paris, la commune supreme, vous demande, votre vote etant un decret, de decreter, par la signification de vos choix, la fin des abus par l'avenement des verites, la fin de la monarchie par la federation des peuples, la fin de la guerre etrangere par l'arbitrage, la fin de la guerre civile par l'amnistie, la fin de la misere par la fin de l'ignorance. Paris vous demande la fermeture des plaies. A cette heure, ou tant de forces hostiles sont encore debout et menacent, il vous demande de donner confiance au progres; il vous demande d'affirmer le droit devant la force, d'affirmer la France devant le germanisme, d'affirmer Paris devant Rome, d'affirmer la lumiere devant la nuit. Vous le ferez. Un mot encore. Dissipons les illusions. Dissipons-les sans colere, avec le calme de la certitude. Ceux qui revent d'abolir legalement dans un temps quelconque la republique, se trompent. La republique preexiste. Elle est de droit naturel. On ne vote pas pour ou contre l'air qu'on respire. On ne met pas aux voix la loi de croissance du genre humain. Les monarchies, comme les tutelles, peuvent avoir leur raison d'etre, tant que le peuple est petit. Parvenu a une certaine taille, le peuple se sent de force a marcher seul, et il marche. Une republique, c'est une nation qui se declare majeure. La revolution francaise, c'est la civilisation emancipee. Ces verites sont simples. La croissance est une delivrance. Cette delivrance ne depend de personne; pas meme de vous. Mettez-vous aux voix l'heure ou vous avez vingt et un ans? Le peuple francais est majeur. Modifier sa constitution est possible. Changer son age, non. Le remettre en monarchie, ce serait le remettre en tutelle. Il est trop grand pour cela. Qu'on renonce donc aux chimeres. Acceptons la virilite. La virilite, c'est la republique. Acceptons-la pour nous, desirons-la pour les autres. Souhaitons aux autres peuples la pleine possession d'eux-memes. Offrons-leur cette inebranlable base de paix, la federation. La France aime profondement les nations; elle se sent soeur ainee. On la frappe, on la traite comme une enclume, mais elle etincelle sous la haine; a ceux qui veulent lui faire une blessure, elle envoie une clarte; c'est sa facon de rendre coup pour coup. Faire du continent une famille; delivrer le commerce que les frontieres entravent, l'industrie que les prohibitions paralysent, le travail que les parasitismes exploitent, la propriete que les impots accablent, la pensee que les despotismes muselent, la conscience que les dogmes garrottent; tel est le but de la France. Y parviendra-t-elle? Oui. Ce que la France fonde en ce moment, c'est la liberte des peuples; elle la fonde pacifiquement, par l'exemple; l'oeuvre est plus que nationale, elle est continentale; l'Europe libre sera l'Europe immense; elle n'aura plus d'autre travail que sa propre prosperite; et, par la paix que la fraternite donne, elle atteindra la plus haute stature que puisse avoir la civilisation humaine. On nous accuse de mediter une revanche; on a raison; nous meditons une revanche en effet, une revanche profonde. Il y a cinq ans, l'Europe semblait n'avoir qu'une pensee, amoindrir la France; la France aujourd'hui lui replique, et elle aussi n'a qu'une pensee, grandir l'Europe. La republique n'est autre chose qu'un grand desarmement; a ce desarmement, il n'est mis qu'une condition, le respect reciproque du droit. Ce que la France veut, un mot suffit a l'exprimer, un mot sublime, la paix. De la paix sortira l'arbitrage, et de l'arbitrage sortiront les restitutions necessaires et legitimes. Nous n'en doutons pas. La France veut la paix dans les consciences, la paix dans les interets, la paix dans les nations; la paix dans les consciences par la justice, la paix dans les interets par le progres, la paix dans les nations par la fraternite. Cette volonte de la France est la votre, electeurs des communes. Achevez la fondation de la republique. Faites pour le senat de la France de tels choix qu'il en sorte la paix du monde. Vaincre est quelque chose, pacifier est tout. Faites, en presence de la civilisation qui vous regarde, une republique desirable, une republique sans etat de siege, sans baillon, sans exils, sans bagnes politiques, sans joug militaire, sans joug clerical, une republique de verite et de liberte. Tournez-vous vers les hommes eclaires. Envoyez-les au senat, ils savent ce qu'il faut a la France. C'est de lumiere que l'ordre est fait. La paix est une clarte. L'heure des violences est passee. Les penseurs sont plus utiles que les soldats; par l'epee on discipline, mais par l'idee on civilise. Quelqu'un est plus grand que Themistocle, c'est Socrate; quelqu'un est plus grand que Cesar, c'est Virgile; quelqu'un est plus grand que Napoleon, c'est Voltaire. XXVI OBSEQUES DE FREDERICK-LEMAITRE 20 JANVIER 1876. Extrait du _Rappel_: "Le grand peuple de Paris a fait au grand artiste qu'il vient de perdre des funerailles dignes de tous deux. Paris sait honorer ses morts comme il convient. A l'acteur sans maitre comme sans rival, qui faisait courir tout Paris quand il interpretait si superbement les heros des grands drames d'autrefois, Paris reconnaissant a fait un cortege supreme comme n'en ont pas les rois. "Toutes les illustrations dans les lettres, dans les arts, tous les artistes de tous les theatres de Paris etaient la; plus cinquante mille inconnus. On a vu la comme Frederick etait avant tout l'artiste populaire. "Des le matin, une foule considerable se portait aux abords du numero 15 de la rue de Bondy, ou le corps etait expose. Vers onze heures, les abords de la petite eglise de la rue des Marais devenaient difficiles. De nombreux agents s'echelonnaient, barrant le passage et faisant circuler les groupes qui se formaient. Heureusement, a quelques metres de l'eglise, la rue des Marais debouche sur le boulevard Magenta et forme une sorte de place irreguliere avec terre-plein plante d'arbres. La foule s'est refugiee la. "A midi precis, le corbillard quittait la maison mortuaire. Le fils de Frederick a prie Victor Hugo, qui arrivait en ce moment, de vouloir bien tenir un des cordons du char funebre. "De tout mon coeur", a repondu Victor Hugo. Et il a tenu l'un des cordons jusqu'a l'eglise, avec MM. Taylor, Halanzier, Dumaine, Febvre et Laferriere. "Le service religieux s'est prolonge jusqu'a une heure et demie. Faure a rendu ce dernier hommage a son camarade mort, d'interpreter le _Requiem_ devant son cercueil, avec cette ampleur de voix et cette surete de style qui font de lui l'un des premiers chanteurs de l'Europe. Bosquin et Menu ont ensuite chante, l'un le _Pie Jesu_, et l'autre l'_Agnus Dei_. "A deux heures moins un quart, le char se mettait en marche avec difficulte au milieu des flots profonds de la foule. Les maisons etaient garnies jusque sur les toits, et cela tout le long de la route. La circulation des voitures s'arretait jusqu'au boulevard Magenta. Des deux cotes de la chaussee, une haie compacte sur cinq ou six rangs. "Le cortege est arrive a deux heures et demie, par le boulevard Magenta et les boulevards Rochechouart et Clichy, au cimetiere Montmartre. Une foule nouvelle attendait la. "Frederick devait etre inhume dans le caveau ou l'avait precede son fils, le malheureux Charles Lemaitre, qui s'est, comme on sait, precipite d'une fenetre dans un acces de fievre chaude. Les abords de la tombe etaient gardes depuis deux heures par plusieurs centaines de personnes. Les agents du cimetiere et un officier de paix suivi de gardiens ont eu toutes les peines du monde a faire ouvrir un passage au corps. "Au sortir de l'eglise, M. Frederick-Lemaitre fils avait prie encore Victor Hugo de dire quelques paroles sur la tombe de son pere; et Victor Hugo, quoique pris a l'improviste, n'avait pas voulu refuser de rendre ce supreme hommage au magnifique createur du role de Ruy-Blas. "Il a donc pris le premier la parole, et prononce, d'une voix emue, mais nette et forte, l'adieu que voici: On me demande de dire un mot. Je ne m'attendais pas a l'honneur qu'on me fait de desirer ma parole; je suis bien emu pour parler: j'essayerai pourtant. Je salue dans cette tombe le plus grand acteur de ce siecle; le plus merveilleux comedien peut-etre de tous les temps. Il y a comme une famille d'esprits puissants et singuliers qui se succedent et qui ont le privilege de reverberer pour la foule et de faire vivre et marcher sur le theatre les grandes creations des poetes; cette serie superbe commence par Thespis, traverse Roscius et arrive jusqu'a nous par Talma; Frederick-Lemaitre en a ete, dans notre siecle, le continuateur eclatant. Il est le dernier de ces grands acteurs par la date, le premier par la gloire. Aucun comedien ne l'a egale, parce qu'aucun n'a pu l'egaler. Les autres acteurs, ses predecesseurs, ont represente les rois, les pontifes, les capitaines, ce qu'on appelle les heros, ce qu'on appelle les dieux; lui, grace a l'epoque ou il est ne, il a ete le peuple. (_Mouvement._) Pas d'incarnation plus feconde et plus haute. Etant le peuple, il a ete le drame; il a eu toutes les facultes, toutes les forces et toutes les graces du peuple; il a ete indomptable, robuste, pathetique, orageux, charmant. Comme le peuple, il a ete la tragedie et il a ete aussi la comedie. De la sa toute-puissance; car l'epouvante et la pitie sont d'autant plus tragiques qu'elles sont melees a la poignante ironie humaine. Aristophane complete Eschyle; et, ce qui emeut le plus completement les foules, c'est la terreur doublee du rire. Frederick-Lemaitre avait ce double don; c'est pourquoi il a ete, parmi tous les artistes dramatiques de son epoque, le comedien supreme. Il a ete l'acteur sans pair. Il a eu tout le triomphe possible dans son art et dans son temps; il a eu aussi l'insulte, ce qui est l'autre forme du triomphe. Il est mort. Saluons cette tombe. Que reste-t-il de lui aujourd'hui? Ici-bas un genie. La-haut une ame. Le genie de l'acteur est une lueur qui s'efface; il ne laisse qu'un souvenir. L'immortalite qui appartient a Moliere poete, n'appartient pas a Moliere comedien. Mais, disons-le, la memoire qui survivra a Frederick-Lemaitre sera magnifique; il est destine a laisser au sommet de son art un souvenir souverain. Je salue et je remercie Frederick-Lemaitre. Je salue le prodigieux artiste; je remercie mon fidele et superbe auxiliaire dans ma longue vie de combat. Adieu, Frederick-Lemaitre! Je salue en meme temps, car votre emotion profonde, a vous tous qui etes ici, m'emplit et me deborde moi-meme, je salue ce peuple qui m'entoure et qui m'ecoute. Je salue en ce peuple le grand Paris. Paris, quelque effort qu'on fasse pour l'amoindrir, reste la ville incomparable. Il a cette double qualite, d'etre la ville de la revolution et d'etre la ville de la civilisation, et il les tempere l'une par l'autre. Paris est comme une ame immense ou tout peut tenir. Rien ne l'absorbe tout a fait, et il donne aux nations tous les spectacles. Hier il avait la fievre des agitations politiques; aujourd'hui le voila tout entier a l'emotion litteraire. A l'heure la plus decisive et la plus grave, au milieu des preoccupations les plus severes, il se derange de sa haute et laborieuse pensee pour s'attendrir sur un grand artiste mort. Disons-le bien haut, d'une telle ville on doit tout esperer et ne rien craindre; elle aura toujours en elle la mesure civilisatrice; car elle a tous les dons et toutes les puissances. Paris est la seule cite sur la terre qui ait le don de transformation, qui, devant l'ennemi a repousser, sache etre Sparte, qui devant le monde a dominer, sache etre Rome, et qui, devant l'art et l'ideal a honorer, sache etre Athenes. (_Profonde sensation._) XXVII ELECTION DES SENATEURS DE LA SEINE. Le 30 janvier 1876, Victor Hugo fut nomme membre du senat par les electeurs privilegies, dits electeurs senatoriaux. Ces electeurs nommerent les senateurs de Paris, dans l'ordre suivant: 1.--FREYCINET. 2.--TOLAIN. 3.--HEROLD. 4.--VICTOR HUGO. 5.--ALPHONSE PEYRAT. XXVIII LE CONDAMNE SIMBOZEL M. Victor Hugo a recu la lettre suivante: Paris, 1er fevrier 1876. Monsieur, C'est une infortune qui vient a vous, certaine que ma douleur trouvera un echo dans votre coeur. J'ai demande la grace de mon pauvre ami a tous ceux qui auraient du m'entendre, mais toutes les portes m'ont ete fermees. J'ai ecrit partout et je n'ai obtenu aucune reponse. Le seul crime de mon mari est d'avoir pris part a l'insurrection du 18 Mars. Il a ete condamne pour ce fait (arrete depuis une annee seulement), comme tant d'autres malheureux, a la deportation simple. Quoique tout prouvat, au jugement, qu'il s'etait conduit en honnete homme, rien n'y a fait, il a ete condamne. En m'adressant a vous, monsieur, je sais bien que je ne pourrai avoir la grace de mon mari, mais cette pensee-la m'est venue; mon mari professait un veritable culte pour vous; il avait foi dans votre grand et genereux coeur, qui a toujours plaide en faveur des plus humbles et des plus malheureux. Il vous appelait le grand medecin de l'humanite. C'est pourquoi je vous adresse ma priere. Un navire va partir de Saint-Brieuc le 1er mars prochain pour la Nouvelle-Caledonie, contenant tous prisonniers politiques, et mon mari en fait partie. Jugez de ma douleur. Si je le suis, comme c'est mon devoir, je laisse mon pere et ma mere sans ressources, trop vieux pour gagner leur vie; je suis leur seul soutien, puisqu'il n'est plus la. Au nom de votre petite Jeanne, que vous aimez tant, je vous implore; faites entendre votre grande voix pour empecher que ce dernier depart ait lieu. Depuis cinq ans, ne devrait-il pas y avoir un pardon, apres tout ce que nous avons souffert? Pardonnez ma lettre, monsieur, la main me tremble en pensant que j'ose vous ecrire, vous si illustre, moi si humble. Je ne suis qu'une pauvre ouvriere, mais je vous sais si bon! et je sais que ma lettre trouvera le chemin de votre coeur, car je vous ecris avec mes larmes, non seulement pour moi, mais aussi pour tous les malheureux qui souffrent de ma douleur. Si Dieu voulait que par votre genereuse intervention vous puissiez les sauver de cette affreuse mer qui doit les emporter loin de leur patrie! J'espere, car je crois en vous. Agreez, monsieur, l'expression de ma vive reconnaissance. Celle qui vous honore et qui vous benit, LOUISE SIMBOZEL, rue Leregrattier, 2 (ile Saint-Louis). M. Victor Hugo a repondu: Paris, 2 fevrier 1876. Ne desesperez pas, madame. L'amnistie approche. En attendant, je ferai tous mes efforts pour empecher ce fatal depart du 1er mars. Comptez sur moi. Agreez, madame, l'hommage de mon respect, VICTOR HUGO. Informations prises, et un depart de condamnes politiques devant en effet avoir lieu le 1er mars, M. Victor Hugo a ecrit au president de la republique la lettre qui suit: Paris, 7 fevrier 1876. Monsieur le president de la republique, La femme d'un condamne politique qui n'a pas encore quitte la France me fait l'honneur de m'ecrire. Je mets la lettre sous vos yeux. En l'absence de la commission des graces, c'est a vous que je crois devoir m'adresser. Ce condamne fait partie d'un convoi de transportes qui doit partir pour la Nouvelle-Caledonie le 1er mars. C'est huit jours apres, le 8 mars, que les Chambres nouvelles entreront en fonction. Je suis de ceux qui pensent qu'elles voudront signaler leur avenement par l'amnistie. Ce grand acte d'apaisement est attendu par la France. En presence de cette eventualite, et pour toutes les raisons reunies, vous jugerez sans doute, monsieur le marechal, qu'il conviendrait que le depart du 1er mars fut ajourne jusqu'a la decision des Chambres. Un ordre de vous suffirait pour faire surseoir au depart. J'espere cet ordre de votre humanite, et je serais heureux d'y applaudir. Recevez, monsieur le president de la republique, l'assurance de ma haute consideration. VICTOR HUGO. Malgre cette reclamation, l'ordre du depart fut maintenu par M. le president de la republique, alors conseille par M. Buffet. Deux semaines apres, les electeurs du suffrage universel et les electeurs du suffrage restreint, cette fois d'accord, destituerent M. Buffet, et, l'excluant du Senat et de l'Assemblee legislative, le mirent hors de la vie politique. Depuis, M. Buffet y est rentre; mais pas par une tres grande porte. XXIX L'EXPOSITION DE PHILADELPHIE 16 AVRIL 1876, JOUR DE PAQUES. (Salle du Chateau-d'Eau.) Amis et concitoyens. La pensee qui se degage du milieu de nous en ce moment est la plus sainte pensee de concorde et d'harmonie que puissent avoir les peuples. La civilisation a ses hauts faits; et entre tous eclate cette Exposition de Philadelphie a laquelle, dans deux ans, repondra l'Exposition de Paris. Nous faisons ici l'annonce de ces grands evenements pacifiques. Nous venons proclamer l'auguste amitie des deux mondes, et affirmer l'alliance entre les deux vastes groupes d'hommes que l'Atlantique separe par la tempete et unit par la navigation. Dans une epoque inquiete et troublee, cela est bon a dire et beau a voir. Nous, citoyens, nous n'avons ni trouble ni inquietude, et en entrant dans cette enceinte avec la serenite de l'esperance, avec un ferme desir et un ferme dessein d'apaisement universel, sachant que nous ne voulons que le juste, l'honnete et le vrai, resolus a glorifier le travail qui est la grande probite civique, nous constatons que la France est plus que jamais en equilibre avec le monde civilise, et nous sommes heureux de sentir que nous avons en nous la conscience du genre humain. Ce que nous celebrons aujourd'hui, c'est la communion des nations; nous acceptons la solennite de ce jour, et nous l'augmentons par la fraternite. De la paque chretienne, nous faisons la paque populaire. (_Applaudissements prolonges._) Nous venons ici confiants et paisibles. Quel motif de trouble ou de crainte aurions-nous? Aucun. Nous sommes une France nouvelle. Une ere de stabilite s'ouvre. Les catastrophes ont passe, mais elles nous ont laisse notre ame. La monarchie est morte et la patrie est vivante. (_Acclamation. Cris de Vive la republique!_) Il ne sortira pas de nos levres une parole de rancune et de colere. Ce que fait l'histoire est bien fait. Dix-huit siecles de monarchie finissent par creer une force des choses, et, a un moment donne, cette force des choses abat l'oppression, detrone l'usurpation, et releve cet immense vaincu, le peuple. Elle fait plus que le relever, elle le couronne. C'est ce couronnement du peuple qu'on appelle la republique. La souverainete legitime est aujourd'hui fondee. Au sacre d'un homme, fait par un pretre, Dieu, l'eternel juste, a substitue le sacre d'une nation, fait par le droit. (_Mouvement._) Cela est grand, et nous sommes contents. Maintenant, que voulons-nous? La paix. La paix entre les nations par le travail feconde, la paix entre les hommes par le devoir accompli. Devoir et travail, tout est la. Nous entrons resolument dans la vie fiere et tranquille des peuples majeurs. Citoyens, en affirmant ces verites, je vous sens d'accord avec moi. Ce que j'ai a vous dire, vous le devinez d'avance; car vos consciences et la mienne se penetrent et se melent; c'est ma pensee qui est dans votre coeur et c'est votre parole qui est dans ma bouche. Hommes de Paris, c'est avec une emotion profonde que je vous parle. Vous etes les initiateurs du progres. Vous etes le peuple des peuples. Apres avoir repousse l'invasion militaire, qui est la barbarie, vous allez accepter chez vous et porter chez les autres l'invasion industrielle, qui est la civilisation. Apres avoir bravement fait la guerre, vous allez faire magnifiquement la paix. (_Applaudissements repetes._) Vous etes la vaillante jeunesse de l'humanite nouvelle. La vieillesse a le droit de saluer la jeunesse. Laissez-moi vous saluer. Laissez celui qui s'en va souhaiter la bienvenue a vous qui arrivez. (_Mouvement._) Non, je ne me lasserai pas de vous rendre temoignage. J'ai ete dix-neuf ans absent; j'ai passe ces dix-neuf annees dans l'isolement de la mer, en contemplation devant les heroiques et sublimes spectacles de la nature, et, quand il m'a ete donne enfin de revenir dans mon pays, quand je suis sorti de la tempete des flots pour rentrer dans la tempete des hommes, j'ai pu comparer a la grandeur de l'ocean devant l'ouragan et le tonnerre la grandeur de Paris devant l'ennemi. (_Longs applaudissements._) De la mon orgueil quand je suis parmi vous. Hommes de Paris, femmes de Paris, enfants de Paris, soyez glorifies et remercies par le solitaire en cheveux blancs; il a partage vos epreuves, et dans ses angoisses vos ames ont secouru son ame; il vous sert depuis quarante ans, et il est heureux d'user ses dernieres forces a vous servir encore; il rend graces a la destinee qui lui a accorde un moment supreme pour vous seconder et vous defendre, et qui lui a permis de faire pour cela une halte entre l'exil et la tombe. (_Profonde sensation. Vive Victor Hugo!_) Citoyens, nous sommes dans la voie juste, continuons. Perseverer, c'est vaincre. O peuple calomnie et meconnu, ne vous decouragez pas; soyez toujours le peuple superbe et bon qui fonde l'ordre sur le devoir et la liberte sur le travail. Soyez cette elite humaine qui a toutes les volontes honnetes, qui enseigne et qui conseille, qui marche sans cesse, qui lutte sans cesse, et qui fait tous ses efforts pour ne hair personne. Helas! cela est quelquefois difficile. N'importe, o mes freres, soutenons ceux qui chancellent, rassurons ceux qui tremblent, assistons ceux qui souffrent, aimons ceux qui aiment, et, quant a ceux qui ne pardonnent pas,--pardonnons-leur! (_Vive emotion. Applaudissements prolonges._) N'ayons aucune defaillance. J'en conviens, l'histoire par moments semble pleine de tenebres. On dirait que le vieil effort du mal contre le bien va reussir. Les hommes du passe, ceux qu'on appelle empereurs, papes et rois, qui se croient les maitres du monde, et qui ne sont pas meme les maitres de leur berceau ni de leur tombeau (_mouvement_), les hommes du passe font un travail terrible. Pendant que nous tachons de creer la vie, ils font la guerre, c'est-a-dire la mort. Faire la mort, quelle sombre folie! Les hommes regnants, si differents des hommes pensants, travaillent pendant que nous travaillons. Ils ont leur fecondite a eux, qui est la destruction; ils ont, eux aussi, leurs inventions, leurs perfectionnements, leurs decouvertes; ils inventent quoi? le canon Krupp; ils perfectionnent, quoi? la mitrailleuse; ils decouvrent, quoi? le Syllabus. (_Explosion de bravos._) Ils ont pour epee la force et pour cuirasse l'ignorance; ils tournent dans le cercle vicieux des batailles; ils cherchent la pierre philosophale de l'armement invincible et definitif; ils depensent des millions pour faire des navires que ne peut trouer aucun projectile, puis ils depensent d'autres millions pour faire des projectiles qui peuvent trouer tous les navires (_rires et bravos prolonges_); cela fait, ils recommencent; leurs pugilats et leurs carnages vont de la Crimee au Mexique et du Mexique a la Chine; ils ont Inkermann, ils ont Balaklava, ils ont Sadowa, et Puebla qui a pour contre-coup Queretaro, et Rosbach qui a pour replique Iena, et Iena qui a pour replique Sedan (_sensation, bravos_); triste chaine sans fin de victoires, c'est-a-dire de catastrophes; ils s'arrachent des provinces; ils ecrasent les armees par les armees; ils multiplient les frontieres, les prohibitions, les prejuges, les obstacles; ils mettent le plus de muraille possible entre l'homme et l'homme; ici la vieille muraille romaine, la la vieille muraille germanique; ici Pierre, la Cesar; et, quand ils croient avoir bien separe les nations des nations, bien rebati le moyen age sur la revolution, bien tire de la maxime diviser pour regner tout ce qu'elle contient de monarchie et de haine, bien fonde la discorde a jamais, bien dissipe tous les reves de paix universelle, quand ils sont satisfaits et triomphants dans la certitude de la guerre eternelle, quand ils disent: c'est fini!--tout a coup, on voit, aux deux extremites de la terre, se lever, l'une a l'orient, l'autre a l'occident, deux mains immenses qui se tendent l'une vers l'autre, et se joignent et s'etreignent par-dessus l'ocean; c'est l'Europe qui fraternise avec l'Amerique. (_Longs applaudissements._] C'est le genre humain qui dit: Aimons-nous! L'avenir est des a present visible; il appartient a la democratie une et pacifique; et, vous, nos delegues a l'Exposition de Philadelphie, vous ebauchez sous nos yeux ce fait superbe que le vingtieme siecle verra, l'embrassement des Etats-Unis d'Amerique et des Etats-Unis d'Europe. (_Applaudissements._) Allez, travailleurs de France, allez, ouvriers de Paris qui savez penser, allez, ouvrieres de Paris qui savez combattre, hommes utiles, femmes vaillantes, allez porter la bonne nouvelle, allez dire au nouveau monde que le vieux monde est jeune. Vous etes les ambassadeurs de la fraternite. Vous etes les representants de Gutenberg chez Franklin et de Papin chez Fulton; vous etes les deputes de Voltaire dans le pays de Washington. Dans cette illustre Amerique, vous arriverez de l'orient; vous aurez pour etendard l'aurore; vous serez des hommes eclairants; les porte-drapeau d'aujourd'hui sont les porte-lumiere. Soyez suivis et benis par l'acclamation humaine, vous qui, apres tant de desastres et tant de violences, le flambeau de la civilisation a la main, allez de la terre ou naquit Jesus-Christ a la terre ou naquit John Brown! Que la civilisation, qui se compose d'activite, de concorde et de mansuetude, soit satisfaite. Le rapprochement des deux grandes republiques ne sera pas perdu; notre politique s'en ameliorera. Un souffle de clemence dilatera les coeurs. Les deux continents echangeront non seulement leurs produits, leurs commerces, leurs industries, mais leurs idees, et les progres dans la justice aussi bien que les progres dans la prosperite. L'Amerique, en presence des esclaves, a imite de nous ce grand exemple, la delivrance; et nous, en presence des condamnes de la guerre civile, nous imiterons de l'Amerique ce grand exemple, l'amnistie. (_Sensation.--Applaudissements.--Vive l'amnistie!_) Que la paix soit entre les hommes! (_Longue acclamation. --Vive Victor Hugo!--Vive la republique!_) XXX OBSEQUES DE MADAME LOUIS BLANC 26 AVRIL 1876. On lit dans le _Rappel_: "Bien longtemps avant l'heure indiquee, les abords du n deg. 96 de la rue de Rivoli etaient encombres d'une foule qui grossissait de moment en moment, et qui debordait sur le boulevard Sebastopol et sur le square de la tour Saint-Jacques. "Le cercueil, couvert de couronnes d'immortelles et de gros bouquets de lilas blancs, etait expose dans l'allee. "Les amis intimes qui montaient etaient recus par M. Charles Blanc. Dans une chambre reculee, Louis Blanc, desespere; sanglotait. Victor Hugo lui disait de grandes et profondes paroles, qui auraient ete des consolations, s'il y en avait. Mme Charles Hugo, Mme Menard-Dorian, MM. Gambetta, Cremieux, Paul Meurice, etc., etaient venus donner au grand citoyen si cruellement eprouve un temoignage de leur douloureuse amitie. "A une heure un quart, le corps a ete place sur le corbillard, et le cortege s'est mis en marche. "Louis Blanc, si souffrant qu'il fut, moins de sa maladie que de son malheur, avait voulu suivre a pied. Il marchait derriere le char, donnant le bras a son frere. "Le cortege a pris la rue de Rivoli et s'est dirige vers le cimetiere du Pere-Lachaise par la rue Saint-Antoine, la place de la Bastille et la rue de la Roquette. Sur tout ce parcours, les trottoirs et la chaussee etaient couverts d'une multitude respectueuse et cordiale. "Quant au cortege, il se composait de tout ce qu'il y a de republicains dans les deux Chambres, dans le conseil municipal et dans la presse. Nous n'avons pas besoin de dire que la redaction du _Rappel_ y etait au complet. "Sur tout le trajet, Victor Hugo a ete l'objet de l'ovation que le peuple ne manque jamais de lui faire. Il etait dans une des voitures de deuil. Pendant quelque temps, la police a pu empecher la foule de trop s'approcher des roues. Mais a partir de la place de la Bastille, rien n'a pu retenir hommes et femmes de se presser a la portiere, de serrer la main qui a ecrit les _Chatiments_ et _Quatrevingt-Treize_, de faire embrasser au grand poete les petits enfants. "De la place de la Bastille au cimetiere, c'a ete une acclamation non interrompue: "Vive Victor Hugo! Vive la republique! Vive l'amnistie!" Devant la prison de la Roquette, une femme a crie: "Vive l'abolition de la peine de mort!" "Lorsqu'on est arrive au cimetiere, l'immense foule qui suivait le corbillard y a trouve une nouvelle foule non moins immense. Ce n'est pas sans difficulte que le cortege a pu arriver a la fosse, creusee tout en haut du cimetiere, derriere la chapelle. "Le corps descendu dans la fosse, M. le pasteur Auguste Dide a pris la parole, Mme Louis Blanc etait de la religion reformee. M. Dide a dit avec eloquence ce qu'a ete pour Louis Blanc celle qu'il a perdue, dans la proscription, pendant le siege et depuis. "La chaleureuse harangue de M. Dide a produit une vive et universelle impression." Ensuite Victor Hugo a parle: DISCOURS DE VICTOR HUGO. Ce que Louis Blanc a fait pour moi il y a deux ans, je le fais aujourd'hui pour lui. Je viens dire en son nom l'adieu supreme a un etre aime. L'ami qui a encore la force de parler supplee l'ami qui ne sait meme plus s'il a encore la force de vivre. Ces douloureux serrements de main au bord des tombes font partie de la destinee humaine. Madame Louis Blanc fut la compagne modeste d'un illustre exil. Louis Blanc proscrit trouva cette ame. La providence reserve de ces rencontres aux hommes justes; la vie portee a deux, c'est la vie heureuse. Madame Louis Blanc fut une figure sereine et calme, entrevue dans cette lumiere orageuse qui de nos jours se mele aux renommees. Madame Louis Blanc disparaissait dans le rayonnement de son glorieux mari, plus fiere de disparaitre que lui de rayonner. Il etait sa gloire, elle etait sa joie. Elle remplissait la grande fonction obscure de la femme, qui est d'aimer. L'homme s'efforce, invente, cree, seme et moissonne, detruit et construit, pense, combat, contemple; la femme aime. Et que fait-elle avec son amour? Elle fait la force de l'homme. Le travailleur a besoin d'une vie accompagnee. Plus le travailleur est grand, plus la compagne doit etre douce. Madame Louis Blanc avait cette douceur. Louis Blanc est un apotre de l'ideal; c'est le philosophe dans lequel il y a un tribun, c'est le grand orateur, c'est le grand citoyen, c'est l'honnete homme belligerant, c'est l'historien qui creuse dans le passe le sillon de l'avenir. De la une vie insultee et tourmentee. Quand Louis Blanc, dans sa lutte pour le juste et pour le vrai, en proie a toutes les haines et a tous les outrages, avait bien employe sa journee et bien fait dans la tempete son fier travail d'esprit combattant, il se tournait vers cette humble et noble femme, et se reposait dans son sourire. (_Sensation._) Helas! elle est morte. Ah! venerons la femme. Sanctifions-la. Glorifions-la. La femme, c'est l'humanite vue par son cote tranquille; la femme, c'est le foyer, c'est la maison, c'est le centre des pensees paisibles. C'est le tendre conseil d'une voix innocente au milieu de tout ce qui nous emporte, nous courrouce et nous entraine. Souvent, autour de nous, tout est l'ennemi; la femme, c'est l'amie. Ah! protegeons-la. Rendons-lui ce qui lui est du. Donnons-lui dans la loi la place qu'elle a dans le droit. Honorons, o citoyens, cette mere, cette soeur, cette epouse. La femme contient le probleme social et le mystere humain. Elle semble la grande faiblesse, elle est la grande force. L'homme sur lequel s'appuie un peuple a besoin de s'appuyer sur une femme. Et le jour ou elle nous manque, tout nous manque. C'est nous qui sommes morts, c'est elle qui est vivante. Son souvenir prend possession de nous. Et quand nous sommes devant sa tombe, il nous semble que nous voyons notre ame y descendre et la sienne en sortir. (_Vive emotion._) Vous voila seul, o Louis Blanc. O cher proscrit, c'est maintenant que l'exil commence. Mais j'ai foi dans votre indomptable courage. J'ai foi dans votre ame illustre. Vous vaincrez. Vous vaincrez meme la douleur. Vous savez bien que vous vous devez a la grande dispute du vrai, au droit, a la republique, a la liberte. Vous savez bien que vous avez en vous l'unique mandat imperatif, celui qu'aucune loi ne peut supprimer, la conscience. Vous dedierez a votre chere morte les vaillants efforts qui vous restent a faire. Vous vous sentirez regarde par elle. O mon ami, vivez, pleurez, perseverez. Les hommes tels que vous sont privilegies dans le sens redoutable du mot; ils resument en eux la douleur humaine; le sort leur fait une poignante et utile ressemblance avec ceux qu'ils doivent proteger et defendre; il leur impose l'affront continuel afin qu'ils s'interessent a ceux que l'on calomnie; il leur impose le combat perpetuel afin qu'ils s'interessent a tous ceux qui luttent; il leur impose le deuil eternel afin qu'ils s'interessent a tous ceux qui souffrent; comme si le mysterieux destin voulait, par cet incessant rappel a l'humanite, leur faire mesurer la grandeur de leur devoir a la grandeur de leur malheur. (_Acclamation._} Oh! tous, qui que nous soyons, o peuple, o citoyens, oublions nos douleurs, et ne songeons qu'a la patrie. Elle aussi, cette auguste France, elle est bien lugubrement accablee. Soyons-lui clements. Elle a des ennemis, helas! jusque parmi ses enfants! Les uns la couvrent de tenebres, les autres l'emplissent d'une implacable et sourde guerre. Elle a besoin de clarte, c'est-a-dire d'enseignement; elle a besoin d'union, c'est-a-dire d'apaisement; apportons-lui ce qu'elle demande. Eclairons-la, pacifions-la. Prenons conseil du grand lieu ou nous sommes; une fecondation profonde est dans tout, meme dans la mort, la mort etant une autre naissance. Oui, demandons aux choses sublimes qui nous entourent de nous donner pour la patrie ce que la patrie reclame; demandons-le aussi bien a ce tombeau qui est sous nos pieds, qu'a ce soleil qui est sur nos tetes; car ce qui sort du soleil, c'est la lumiere, et ce qui sort du tombeau, c'est la paix. Paix et lumiere, c'est la vie. (_Profonde sensation. Vive Victor Hugo! Vive Louis Blanc!_} XXXI OBSEQUES DE GEORGE SAND 10 JUIN 1876. Les obseques de Mme George Sand ont eu lieu a Nohant. M. Paul Meurice a lu sur sa tombe le discours de M. Victor Hugo. Je pleure une morte, et je salue une immortelle. Je l'ai aimee, je l'ai admiree, je l'ai veneree; aujourd'hui, dans l'auguste serenite de la mort, je la contemple. Je la felicite parce que ce qu'elle a fait est grand, et je la remercie parce que ce qu'elle a fait est bon. Je me souviens qu'un jour je lui ai ecrit: "Je vous remercie d'etre une si grande ame." Est-ce que nous l'avons perdue? Non. Ces hautes figures disparaissent, mais ne s'evanouissent pas. Loin de la; on pourrait presque dire qu'elles se realisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent visibles sous l'autre. Transfiguration sublime. La forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage divin qui est l'idee. George Sand etait une idee; elle est hors de la chair, la voila libre; elle est morte, la voila vivante. _Patuit dea._ George Sand a dans notre temps une place unique. D'autres sont les grands hommes; elle est la grande femme. Dans ce siecle qui a pour loi d'achever la revolution francaise et de commencer la revolution humaine, l'egalite des sexes faisant partie de l'egalite des hommes, une grande femme etait necessaire. Il fallait que la femme prouvat qu'elle peut avoir tous nos dons virils sans rien perdre de ses dons angeliques; etre forte sans cesser d'etre douce. George Sand est cette preuve. Il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui honore la France, puisque tant d'autres la deshonorent. George Sand sera un des orgueils de notre siecle et de notre pays. Rien n'a manque a cette femme pleine de gloire. Elle a ete un grand coeur comme Barbes, un grand esprit comme Balzac, une grande ame comme Lamartine. Elle avait en elle la lyre. Dans cette epoque ou Garibaldi a fait des prodiges, elle a fait des chefs-d'oeuvre. Ces chefs-d'oeuvre, les enumerer est inutile. A quoi bon se faire le plagiaire de la memoire publique? Ce qui caracterise leur puissance, c'est la bonte. George Sand etait bonne; aussi a-t-elle ete haie. L'admiration a une doublure, la haine, et l'enthousiasme a un revers, l'outrage. La haine et l'outrage prouvent pour, en voulant prouver contre. La huee est comptee par la posterite comme un bruit de gloire. Qui est couronne est lapide. C'est une loi, et la bassesse des insultes prend mesure sur la grandeur des acclamations. Les etres comme George Sand sont des bienfaiteurs publics. Ils passent, et a peine ont-ils passe que l'on voit a leur place, qui semblait vide, surgir une realisation nouvelle du progres. Chaque fois que meurt une de ces puissantes creatures humaines, nous entendons comme un immense bruit d'ailes; quelque chose s'en va, quelque chose survient. La terre comme le ciel a ses eclipses; mais, ici-bas comme la-haut, la reapparition suit la disparition. Le flambeau qui etait un homme ou une femme et qui s'est eteint sous cette forme, se rallume sous la forme idee. Alors on s'apercoit que ce qu'on croyait eteint etait inextinguible. Ce flambeau rayonne plus que jamais; il fait desormais partie de la civilisation; il entre dans la vaste clarte humaine; il s'y ajoute; et le salubre vent des revolutions l'agite, mais le fait croitre; car les mysterieux souffles qui eteignent les clartes fausses alimentent les vraies lumieres. Le travailleur s'en est alle; mais son travail est fait. Edgar Quinet meurt, mais la philosophie souveraine sort de sa tombe et, du haut de cette tombe, conseille les hommes. Michelet meurt, mais derriere lui se dresse l'histoire tracant l'itineraire de l'avenir. George Sand meurt, mais elle nous legue le droit de la femme puisant son evidence dans le genie de la femme. C'est ainsi que la revolution se complete. Pleurons les morts, mais constatons les avenements; les faits definitifs surviennent, grace a ces fiers esprits precurseurs. Toutes les verites et toutes les justices sont en route vers nous, et c'est la le bruit d'ailes que nous entendons. Acceptons ce que nous donnent en nous quittant nos morts illustres; et, tournes vers l'avenir, saluons, sereins et pensifs, les grandes arrivees que nous annoncent ces grands departs. XXXII L'AMNISTIE AU SENAT SEANCE DU LUNDI 22 MAI 1876 M. LE PRESIDENT.--L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de M. Victor Hugo et de plusieurs de nos collegues, relativement a l'amnistie. La parole est a M. Victor Hugo. (_M. Victor Hugo monte a la tribune. Profonde attention._) DISCOURS DE VICTOR HUGO Messieurs, Mes amis politiques et moi, nous avons pense que, dans une si haute et si difficile question, il fallait, par respect pour la question meme et par respect pour cette assemblee, ne rien laisser au hasard de la parole; et c'est pourquoi j'ai ecrit ce que j'ai a vous dire. Il convient d'ailleurs a mon age de ne prononcer que des paroles pesees et reflechies. Le senat, je l'espere, approuvera cette prudence. Du reste, et cela va sans dire, mes paroles n'engagent que moi. Messieurs, apres ces funestes malentendus qu'on appelle crises sociales, apres les dechirements et les luttes, apres les guerres civiles, qui ont ceci pour chatiment, c'est que souvent le bon droit s'y donne tort, les societes humaines, douloureusement ebranlees, se rattachent aux verites absolues et eprouvent un double besoin, le besoin d'esperer et le besoin d'oublier. J'y insiste; quand on sort d'un long orage, quand tout le monde a, plus ou moins, voulu le bien et fait le mal, quand un certain eclaircissement commence a penetrer dans les profonds problemes a resoudre, quand l'heure est revenue de se mettre au travail, ce qu'on demande de toutes parts, ce qu'on implore, ce qu'on veut, c'est l'apaisement; et, messieurs, il n'y a qu'un apaisement, c'est l'oubli. Messieurs, dans la langue politique, l'oubli s'appelle amnistie. Je demande l'amnistie. Je la demande pleine et entiere. Sans conditions. Sans restrictions. Il n'y a d'amnistie que l'amnistie. L'oubli seul pardonne. L'amnistie ne se dose pas. Demander: Quelle quantite d'amnistie faut-il? c'est comme si l'on demandait: Quelle quantite de guerison faut-il? Nous repondons: Il la faut toute. Il faut fermer toute la plaie. Il faut eteindre toute la haine. Je le declare, ce qui a ete dit, depuis cinq jours, et ce qui a ete vote, n'a modifie en rien ma conviction. La question se represente entiere devant vous, et vous avez le droit de l'examiner dans la plenitude de votre independance et de votre autorite. Par quelle fatalite en est-on venu a ceci que la question qui devrait le plus nous rapprocher soit maintenant celle qui nous divise le plus? Messieurs, permettez-moi d'elaguer de cette discussion tout ce qui est arbitraire. Permettez-moi de chercher uniquement la verite. Chaque parti a ses appreciations, qui sont loin d'etre des demonstrations; on est loyal des deux cotes, mais il ne suffit pas d'opposer des allegations a des allegations. Quand d'un cote on dit: l'amnistie rassure, de l'autre on repond: l'amnistie inquiete; a ceux qui disent: l'amnistie est une question francaise, on repond: l'amnistie n'est qu'une question parisienne; a ceux qui disent: l'amnistie est demandee par les villes, on replique: l'amnistie est repoussee par les campagnes. Qu'est-ce que tout cela? Ce sont des assertions. Et je dis a mes contradicteurs: les notres valent les votres. Nos affirmations ne prouvent pas plus contre vos negations que vos negations ne prouvent contre nos affirmations. Laissons de cote les mots et voyons les choses. Allons, au fait. L'amnistie est-elle juste? oui ou non. Si elle est juste, elle est politique. La est toute la question. Examinons. Messieurs, aux epoques de discorde, la justice est invoquee par tous les partis. Elle n'est d'aucun. Elle ne connait qu'elle-meme. Elle est divinement aveugle aux passions humaines. Elle est la gardienne de tout le monde et n'est la servante de personne. La justice ne se mele point aux guerres civiles, mais elle ne les ignore pas, et elle y intervient. Et savez-vous a quel moment elle y arrive? Apres. Elle laisse faire les tribunaux d'exception, et, quand ils ont fini, elle commence. Alors elle change de nom et elle s'appelle la clemence. La clemence n'est autre chose que la justice, plus juste. La justice ne voit que la faute, la clemence voit le coupable. A la justice, la faute apparait dans une sorte d'isolement inexorable; a la clemence, le coupable apparait entoure d'innocents; il a un pere, une mere, une femme, des enfants, qui sont condamnes avec lui et qui subissent sa peine. Lui, il a le bagne ou l'exil; eux, ils ont la misere. Ont-ils merite le chatiment? Non. L'endurent-ils? Oui. Alors la clemence trouve la justice injuste. Elle s'interpose et elle fait grace. La grace, c'est la rectification sublime que fait a la justice d'en bas la justice d'en haut. (_Mouvement._) Messieurs, la clemence a raison. Elle a raison dans l'ordre civil et social, et elle a plus raison encore dans l'ordre politique. La, devant cette calamite, la guerre entre citoyens, la clemence n'est pas seulement utile, elle est necessaire; la, se sentant en presence d'une immense conscience troublee qui est la conscience publique, la clemence depasse le pardon, et, je viens de le dire, elle va jusqu'a l'oubli. Messieurs, la guerre civile est une sorte de faute universelle. Qui a commence? Tout le monde et personne. De la cette necessite, l'amnistie. Mot profond qui constate a la fois la defaillance de tous et la magnanimite de tous. Ce que l'amnistie a d'admirable et d'efficace, c'est qu'on y retrouve la solidarite humaine. C'est plus qu'un acte de souverainete, c'est un acte de fraternite. C'est le dementi a la discorde. L'amnistie est la supreme extinction des coleres, elle est la fin des guerres civiles. Pourquoi? Parce qu'elle contient une sorte de pardon reciproque. Je demande l'amnistie. Je la demande dans un but de reconciliation. Ici les objections se dressent devant moi; ces objections sont presque des accusations. On me dit: Votre amnistie est immorale et inhumaine! vous sapez l'ordre social! vous vous faites l'apologiste des incendiaires et des assassins! vous plaidez pour des attentats! vous venez au secours des malfaiteurs! Je m'arrete. Je m'interroge. Messieurs, depuis cinq ans, je remplis, dans la mesure de mes forces, un douloureux devoir que, du reste, d'autres, meilleurs que moi, remplissent mieux que moi. Je rends de temps en temps, et le plus frequemment que je puis, de respectueuses visites a la misere. Oui, depuis cinq ans, j'ai souvent monte de tristes escaliers; je suis entre dans des logis ou il n'y a pas d'air l'ete, ou il n'y a pas de feu l'hiver, ou il n'y a pas de pain ni l'hiver ni l'ete. J'ai vu, en 1872, une mere dont l'enfant, un enfant de deux ans, etait mort d'un retrecissement d'intestins cause par le manque d'aliments. J'ai vu des chambres pleines de fievre et de douleur; j'ai vu se joindre des mains suppliantes; j'ai vu se tordre des bras desesperes; j'ai entendu des rales et des gemissements, la des vieillards, la des femmes, la des enfants; j'ai vu des souffrances, des desolations, des indigences sans nom, tous les haillons du denument, toutes les paleurs de la famine, et, quand j'ai demande la cause de toute cette misere, on m'a repondu: C'est que l'homme est absent! L'homme, c'est le point d'appui, c'est le travailleur, c'est le centre vivant et fort, c'est le pilier de la famille. L'homme n'y est pas, c'est pourquoi la misere y est. Alors j'ai dit: Il faudrait que l'homme revint. Et parce que je dis cela, j'entends des cris de malediction. Et, ce qui est pire, des paroles d'ironie. Cela m'etonne, je l'avoue. Je me demande ce qu'ils ont fait, ces etres accables, ces vieillards, ces enfants, ces femmes; ces veuves, dont le mari n'est pas mort, ces orphelins dont le pere est vivant! Je me demande s'il est juste de punir tous ces groupes douloureux pour des fautes qu'ils n'ont pas commises. Je demande qu'on leur rende le pere. Je suis stupefait d'eveiller tant de colere parce que j'ai compassion de tant de detresse, parce que je n'aime pas voir les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je m'agenouille devant les vieilles meres inconsolables, et parce que je voudrais rechauffer les pieds nus des petits enfants! Je ne puis m'expliquer comment il est possible qu'en defendant les familles j'ebranle la societe, et comment il se fait que, parce que je plaide pour l'innocence, je sois l'avocat du crime! Quoi! parce que, voyant des infortunes inouies et immeritees, de lamentables pauvretes, des meres et des epouses qui sanglotent, des vieillards qui n'ont meme plus de grabats, des enfants qui n'ont meme plus de berceaux, j'ai dit: me voila! que puis-je pour vous? a quoi puis-je vous etre bon? et parce que les meres m'ont dit: rendez-nous nos fils! et parce que les femmes m'ont dit: rendez-nous notre mari! et parce que les enfants m'ont dit: rendez-nous notre pere! et parce que j'ai repondu: j'essaierai!--j'ai mal fait! j'ai eu tort! Non! vous ne le pensez pas, je vous rends cette justice. Aucun de vous ne le pense ici! Eh bien! j'essaie en ce moment. Messieurs, ecoutez-moi avec patience, comme on ecoute celui qui plaide; c'est le droit sacre de defense que j'exerce devant vous; et si, songeant a tant de detresses et a tant d'agonies qui m'ont confie leur cause, dans la conviction de ma compassion, il m'arrive de depasser involontairement les limites que je veux m'imposer, souvenez-vous que je suis en ce moment le porte-parole de la clemence, et que, si la clemence est une imprudence, c'est une belle imprudence, et la seule permise a mon age; souvenez-vous qu'un exces de pitie, s'il pouvait y avoir exces dans la pitie, serait pardonnable chez celui qui a vecu beaucoup d'annees, que celui qui a souffert a droit de proteger ceux qui souffrent, que c'est un vieillard qui vous sollicite pour des femmes et pour des enfants, et que c'est un proscrit qui vous parle pour des vaincus. (_Vive emotion sur tous les bancs._) Messieurs, un profond doute est toujours mele aux guerres civiles. J'en atteste qui? Le rapport officiel. Il avoue, page 2, que l'_obscurite du mouvement_ (du 18 mars) _permettait a chacun_ (je cite) _d'entrevoir la realisation de quelques idees, justes peut-etre._ C'est ce que nous avons toujours dit. Messieurs, la poursuite a ete illimitee, l'amnistie ne doit pas etre moindre. L'amnistie seule, l'amnistie totale, peut effacer ce proces fait a une foule, proces qui debute par trente-huit mille arrestations, dans lesquelles il y a huit cent cinquante femmes et six cent cinquante et un enfants de quinze ans, seize ans et sept ans. Est-il un seul de vous, messieurs, qui puisse aujourd'hui passer sans un serrement de coeur dans de certains quartiers de Paris; par exemple, pres de ce sinistre soulevement de paves encore visible au coin de la rue Rochechouart et du boulevard? Qu'y a-t-il sous ces paves? Il y a cette clameur confuse des victimes qui va quelquefois si loin dans l'avenir. Je m'arrete; je me suis impose des reserves, et je ne veux pas les franchir; mais cette clameur fatale, il depend de vous de l'eteindre. Messieurs, depuis cinq ans l'histoire a les yeux fixes sur ce tragique sous-sol de Paris, et elle en entendra sortir des voix terribles tant que vous n'aurez pas ferme la bouche des morts et decrete l'oubli. Apres la justice, apres la pitie, considerez la raison d'etat. Songez qu'a cette heure les deportes et les expatries se comptent par milliers, et qu'il y a de plus les innombrables fuites des innocents effrayes, enorme chiffre inconnu. Cette vaste absence affaiblit le travail national; rendez les travailleurs aux ateliers; on vous l'a dit eloquemment dans l'autre Chambre, rendez a nos industries parisiennes ces ouvriers qui sont des artistes; faites revenir ceux qui nous manquent; pardonnez et rassurez; le conseil municipal n'evalue pas a moins de cent mille le nombre des disparus. Les severites qui frappent des populations reagissent sur la prosperite publique; l'expulsion des maures a commence la ruine de l'Espagne et l'expulsion des juifs l'a consommee; la revocation de l'edit de Nantes a enrichi l'Angleterre et la Prusse aux depens de la France. Ne recommencez pas ces irreparables fautes politiques. Pour toutes les raisons, pour les raisons sociales, pour les raisons morales, pour les raisons politiques, votez l'amnistie. Votez-la virilement. Elevez-vous au-dessus des alarmes factices. Voyez comme la suppression de l'etat de siege a ete simple. La promulgation de l'amnistie ne le serait pas moins. (_Tres bien! a l'extreme gauche._) Faites grace. Je ne veux rien eluder. Ici se presente un cote grave de la question; le pouvoir executif intervient et nous dit: Faire grace, cela me regarde. Entendons-nous. Messieurs, il y a deux facons de faire grace; une petite et une grande. L'ancienne monarchie pratiquait la clemence de deux manieres; par lettres de grace, ce qui effacait la peine, et par lettres d'abolition, ce qui effacait le delit. Le droit de grace s'exercait dans l'interet individuel, le droit d'abolition s'exercait dans l'interet public. Aujourd'hui, de ces deux prerogatives de la royaute, le droit de grace et le droit d'abolition, le droit de grace, qui est le droit limite, est reserve au pouvoir executif, le droit d'abolition, qui est le droit illimite, vous appartient. Vous etes en effet le pouvoir souverain; et c'est a vous que revient le droit superieur. Le droit d'abolition, c'est l'amnistie. Dans cette situation, le pouvoir executif vous offre de se substituer a vous; la petite clemence remplacera la grande; c'est l'ancien bon plaisir. C'est-a-dire que le pouvoir executif vous fait une proposition qui revient a ceci, une des deux commissions parlementaires vous a dit le mot dans toute son ingenuite: Abdiquez! Ainsi, il y a un grand acte a faire, et vous ne le feriez pas! Ainsi, le premier usage que vous feriez de votre souverainete, ce serait l'abdication! Ainsi, vous arrivez, vous sortez de la nation, vous avez en vous la majeste meme du peuple, vous tenez de lui ce mandat auguste, eteindre les haines, fermer les plaies, calmer les coeurs, fonder la republique sur la justice, fonder la paix sur la clemence; et ce mandat, vous le deserteriez, et vous descendriez des hauteurs ou la confiance publique vous a places, et votre premier soin, ce serait de subordonner le pouvoir superieur au pouvoir inferieur; et, dans cette douloureuse question qui a besoin d'un vaste effort national, vous renonceriez, au nom de la nation, a la toute-puissance de la nation! Quoi! dans un moment ou l'on attend tout de vous, vous vous annuleriez! Quoi! ce supreme droit d'abolition, vous ne l'exerceriez pas contre la guerre civile! Quoi! 1830 a eu son amnistie, la Convention a eu son amnistie, l'Assemblee constituante de 1789 a eu son amnistie, et, de meme que Henri IV a amnistie la Ligue, Hoche a amnistie la Vendee; et ces traditions venerables, vous les dementiriez! Et c'est par de la petitesse et de la peur que vous couronneriez toutes ces grandeurs de notre histoire! Quoi! laissant subsister tous les souvenirs cuisants, toutes les rancunes, toutes les amertumes, vous substitueriez un expedient sans efficacite politique, un long et contestable travail de graces partielles, la misericorde assaisonnee de favoritisme, les hypocrisies tenues pour repentirs, une obscure revision de proces perilleuse pour le respect legal du a la chose jugee, une serie de bonnes actions quasi royales, plus ou moins petites, a cette chose immense et superbe, la patrie ouvrant ses bras a ses enfants, et disant: Revenez tous! j'ai oublie! Non! non! non! n'abdiquez pas! (_Mouvement._) Messieurs, ayez foi en vous-memes. L'intrepidite de la clemence est le plus beau spectacle qu'on puisse donner aux hommes. Mais ici la clemence n'est pas l'imprudence, la clemence est la sagesse; la clemence est la fin des coleres et des haines; la clemence est le desarmement de l'avenir. Messieurs, ce que vous devez a la France, ce que la France attend de vous, c'est l'avenir apaise. La pitie et la douceur sont de bons moyens de gouvernement. Placer au-dessus de la loi politique la loi morale, c'est l'unique moyen de subordonner toujours les revolutions a la civilisation. Dire aux hommes: Soyez bons, c'est leur dire: Soyez justes. Aux grandes epreuves doivent succeder les grands exemples. Une aggravation de catastrophes se rachete et se compense par une augmentation de justice et de sagesse. Profitons des calamites publiques pour ajouter une verite a l'esprit humain, et quelle verite plus haute que celle-ci: Pardonner, c'est guerir! Votez l'amnistie. Enfin, songez a ceci: Les amnisties ne s'eludent point. Si vous votez l'amnistie, la question est close; si vous rejetez l'amnistie, la question commence. Je voudrais m'arreter ici, mais les objections s'opiniatrent. Je les entends. Quoi! tout amnistier? Oui! Quoi! non seulement les delits politiques, mais les delits ordinaires? Je dis: Oui! et l'on me replique: Jamais! Messieurs, ma reponse sera courte et ce sera mon dernier mot. Je vais simplement mettre sous vos yeux une page d'histoire. Ensuite vous conclurez. (_Mouvement.--Profond silence._) Il y a vingt-cinq ans, un homme s'insurgeait contre une nation. Un jour de decembre, ou, pour mieux dire, une nuit, cet homme, charge de defendre et de garder la Republique, la prenait au collet, la terrassait et la tuait, attentat qui est le plus grand forfait de l'histoire. (_Tres bien! a l'extreme gauche._) Autour de cet attentat, car tout crime a pour point d'appui d'autres crimes, cet homme et ses complices commettaient d'innombrables delits de droit commun. Laissez passer l'histoire! Vol: vingt-cinq millions etaient empruntes de force a la Banque; subornation de fonctionnaires: les commissaires de police, devenus des malfaiteurs, arretaient des representants inviolables; embauchage militaire, corruption de l'armee: les soldats gorges d'or etaient pousses a la revolte contre le gouvernement regulier; offense a la magistrature: les juges etaient chasses de leurs sieges par des caporaux; destruction d'edifices: le palais de l'Assemblee etait demoli, l'hotel Sallandrouze etait canonne et mitraille; assassinat: Baudin etait tue, Dussoubs etait tue, un enfant de sept ans etait tue rue Tiquetonne, le boulevard Montmartre etait jonche de cadavres; plus tard, car cet immense crime couvrit la France, Martin Bidaure etait fusille, fusille deux fois, Charlet, Cirasse et Cuisinier etaient assassines par la guillotine en place publique. Du reste, l'auteur de ces attentats etait un recidiviste; et, pour me borner aux delits de droit commun, il avait deja tente de commettre un meurtre, il avait, a Boulogne, tire un coup de pistolet a un officier de l'armee, le capitaine Col-Puygellier. Messieurs, le fait que je rappelle, le monstrueux fait de Decembre, ne fut pas seulement un forfait politique, il fut un crime de droit commun; sous le regard de l'histoire, il se decompose ainsi: vol a main armee, subornation, voies de fait aux magistrats, embauchages militaires, demolition d'edifices, assassinat. Et j'ajoute: contre qui fut commis ce crime? Contre un peuple. Et au profit de qui? Au profit d'un homme. (_Tres bien! tres bien! a l'extreme gauche._) Vingt ans apres, une autre commotion, l'evenement dont les suites vous occupent aujourd'hui, a ebranle Paris. Paris, apres un sinistre assaut de cinq mois, avait cette fievre redoutable que les hommes de guerre appellent la _fievre obsidionale_. Paris, cet admirable Paris, sortait d'un long siege stoiquement soutenu; il avait souffert la faim, le froid, l'emprisonnement, car une ville assiegee est une ville en prison; il avait subi la bataille de tous les jours, le bombardement, la mitraille, mais il avait sauve, non la France, mais ce qui est plus encore peut-etre, l'honneur de la France (_mouvement_). Il etait saignant et content. L'ennemi pouvait le faire saigner, des francais seuls pouvaient le blesser, on le blessa. On lui retira le titre de capitale de la France; Paris ne fut plus la capitale ... que du monde. Alors la premiere des villes voulut etre au moins l'egale du dernier des hameaux, Paris voulut etre une commune. (_Rumeurs a droite._) De la une colere; de la un conflit. Ne croyez pas que je cherche ici a rien attenuer. Oui,--et je n'ai pas attendu a aujourd'hui pour le dire, entendez-vous bien?--oui, l'assassinat des generaux Lecomte et Clement Thomas est un crime, comme l'assassinat de Baudin et Dussoubs est un crime; oui, l'incendie des Tuileries et de l'Hotel de Ville est un crime comme la demolition de la salle de l'Assemblee nationale est un crime; oui, le massacre des otages est un crime comme le massacre des passants sur le boulevard est un crime (_applaudissements a l'extreme gauche_); oui, ce sont la des crimes; et s'il s'y joint cette circonstance qu'on est repris de justice, et qu'on a derriere soi, par exemple, le coup de pistolet au capitaine Col-Puygellier, le cas est plus grave encore; j'accorde tout ceci, et j'ajoute: ce qui est vrai d'un cote est vrai de l'autre. (_Tres bien! a l'extreme gauche._) Il y a deux groupes de faits separes par un intervalle de vingt ans, le fait du 2 Decembre et le fait du 18 Mars. Ces deux faits s'eclairent l'un par l'autre; ces deux faits, politiques tous les deux, bien qu'avec des causes absolument differentes, contiennent l'un et l'autre ce que vous appelez des delits communs. Cela pose, j'examine. Je me mets en face de la justice. Evidemment pour les memes delits, la justice aura ete la meme; ou, si elle a ete inegale dans ses arrets, elle aura considere d'un cote, qu'une population qui vient d'etre heroique devant l'ennemi devait s'attendre a quelque menagement, qu'apres tout les crimes a punir etaient le fait, non du peuple de Paris, mais de quelques hommes, et qu'enfin, si l'on examinait la cause meme du conflit, Paris avait, certes, droit a l'autonomie, de meme qu'Athenes qui s'est appelee l'Acropole, de meme que Rome qui s'est appelee Urbs, de meme que Londres qui s'appelle la Cite; la justice aura considere d'un autre cote a quel point est abominable le guet-apens d'un parvenu quasi princier qui assassine pour regner; et pesant d'un cote le droit, de l'autre l'usurpation, la justice aura reserve toute son indulgence pour la population desesperee et fievreuse, et toute sa severite pour le miserable prince d'aventure, repu et insatiable, qui apres l'Elysee veut le Louvre, et qui, en poignardant la Republique, poignarde son propre serment. (_Tres bien! a l'extreme gauche._) Messieurs, ecoutez la reponse de l'histoire. Le poteau de Satory, Noumea, dix-huit mille neuf cent quatrevingt-quatre condamnes, la deportation simple et muree, les travaux forces, le bagne a cinq mille lieues de la patrie, voila de quelle facon la justice a chatie le 18 Mars; et quant au crime du 2 Decembre, qu'a fait la justice? la justice lui a prete serment. (_Mouvement prolonge._) Je me borne aux faits judiciaires; je pourrais en constater d'autres, plus lamentables encore; mais je m'arrete. Oui, cela est reel, des fosses, de larges fosses, ont ete creusees ici et en Caledonie; depuis la fatale annee 1871 de longs cris d'agonie se melent a l'espece de paix que fait l'etat de siege; un enfant de vingt ans, condamne a mort pour un article de journal, a eu sa grace, le bagne, et a ete neanmoins execute par la nostalgie, a cinq mille lieues de sa mere; les penalites ont ete et sont encore absolues; il y a des presidents de tribunaux militaires qui interdisent aux avocats de prononcer des mots d'indulgence et d'apaisement; ces jours-ci, le 28 avril, une sentence atteignait, apres cinq annees, un ouvrier declare honnete et laborieux par tous les temoignages, et le condamnait a la deportation dans une enceinte fortifiee, arrachant ainsi ce travailleur a sa famille, ce mari a sa femme et ce pere a ses enfants; et il y a quelques semaines a peine, le 1er mars, un nouveau convoi de condamnes politiques, confondus avec des forcats, etait, malgre nos reclamations, embarque pour Noumea. Le vent d'equinoxe a empeche le depart; il semble par moment que le ciel veut donner aux hommes le temps de reflechir; la tempete, clemente, a accorde un sursis; mais, la tempete ayant cesse, le navire est parti. (_Sensation._) La repression est inexorable. C'est ainsi que le 18 Mars a ete frappe. Quant au 2 Decembre, j'y insiste, dire qu'il a ete impuni serait derisoire, il a ete glorifie; il a ete, non subi, mais adore; il est passe a l'etat de crime legal et de forfait inviolable. (_Applaudissements a l'extreme gauche._) Les pretres ont prie pour lui; les juges ont juge sous lui; des representants du peuple, a qui ce crime avait donne des coups de crosse, non seulement les ont recus, mais les ont acceptes (_rires a gauche_), et se sont faits ses serviteurs. L'auteur du crime est mort dans son lit, apres avoir complete le 2 Decembre par Sedan, la trahison par l'ineptie et le renversement de la republique par la chute de la France; et, quant aux complices, Morny, Billault, Magnan, Saint-Arnaud, Abbatucci, ils ont donne leurs noms a des rues de Paris. (_Sensation._) Ainsi, a vingt ans d'intervalle, pour deux revoltes, pour le 18 Mars et le 2 Decembre, telles ont ete les deux conduites tenues dans les regions du haut desquelles on gouverne; contre le peuple, toutes les rigueurs; devant l'empereur, toutes les bassesses. Il est temps de faire cesser l'etonnement de la conscience humaine. Il est temps de renoncer a cette honte de deux poids et de deux mesures; je demande, pour les faits du 18 Mars, l'amnistie pleine et entiere. (_Applaudissements prolonges a l'extreme gauche.--La seance est suspendue. L'orateur regagne son banc, felicite par ses collegues._) QUELQUES MEMBRES AU CENTRE.--Aux voix! Aux voix! M. LE PRESIDENT.--Personne ne demande la parole? (_Silence au banc de la commission et au banc du gouvernement._) Il y a un amendement de M. Tolain. M. TOLAIN, _au pied de la tribune._--En presence du silence de la commission et du gouvernement, qui ne trouvent rien a repondre, je retire mon amendement. M. LE PRESIDENT _donne lecture des articles de la proposition d'amnistie, qui sont successivement rejetes, par assis et leve._ La proposition est mise aux voix dans son ensemble. Se levent pour: MM. Victor Hugo. Peyrat. Schoelcher. Laurent Pichat. Scheurer-Kestner. Corbon. Ferouillat. Brillier. Pomel (d'Oran). Lelievre (d'Alger). Le reste de l'Assemblee se leve contre. La proposition d'amnistie est rejetee. NOTES NOTE I. ELECTIONS DU 8 FEVRIER 1871 SEINE _Liste complete des representants elus_. Electeurs inscrits: 545,605. 1. Louis Blanc 216,471 2. Victor Hugo 214,169 3. Garibaldi 200,065 4. Edgar Quinet 169,008 5. Gambetta 191,211 6. Henri Rochefort 193,248 7. Amiral Saisset 154,347 8. Ch. Delescluze 153,897 9. P. Joigneaux 153,314 10. Victor Schoelcher 149,918 11. Felix Pyat 141,118 12. Henri Martin 139,155 13. Amiral Pothuau 138,122 14. Edouard Lockroy 134,635 15. F. Gambon 129,573 16. Dorian 128,197 17. Ranc 126,572 18. Malon 117,253 19. Henri Brisson 115,710 20. Thiers 102,945 21. Sauvage 102,690 22. Martin Bernard 102,188 23. Marc Dufraisse 101,192 24. Greppo 101,001 25. Langlois 95,756 26. General Frebault 95,235 27. Clemenceau 95,048 28. Vacherot 94,394 29. Jean Brunet 93,345 30. Charles Floquet 93,438 31. Cournet 91,648 32. Tolain 89,160 33. Littre 87,780 34. Jules Favre 81,126 35. Arnaud (de l'Ariege) 79,710 36. Ledru-Rollin 76,736 37. Leon Say 75,939 38. Tirard 75,178 39. Razona 74,415 40. Edmond Adam 73,217 41. Milliere 73,145 42. A. Peyrat 72,243 43. E. Farcy 69,798 NOTE II. VICTOR HUGO A BORDEAUX. _(Extrait de la Gironde, 16 fevrier 1871._) A l'issue de la seance, des groupes nombreux stationnaient autour du palais de l'Assemblee, qui etait protege par un cordon de garde nationale. Chaque depute, a sa sortie, a ete accueilli par le cri de: Vive la republique! Les acclamations ont redouble lorsque Victor Hugo, qui avait assiste a la seance, est arrive a son tour sur le grand perron. A partir de ce moment, les vivats en l'honneur du grand poete des _Chatiments_ ont alterne avec les vivats en l'honneur de la republique. Cette ovation, a laquelle la garde nationale elle-meme a pris part, s'est prolongee sur tout le passage de Victor Hugo, qui, du geste et du regard, repondait aux acclamations de la foule. NOTE III. DEMISSION DE VICTOR HUGO. Nous reproduisons, en les attenuant, les appreciations des principaux ecrivains politiques presents a Bordeaux, sur la seance ou Victor Hugo a du donner sa demission. Bordeaux, 8 mars (5 heures 1/2). A la derniere minute, quelques mots en hate sur l'evenement qui met l'Assemblee et la ville en rumeur. Victor Hugo vient de donner sa demission. Voici comment et pourquoi. La verification des pouvoirs en etait arrivee aux elections de l'Algerie. La nomination de Gambetta a Oran et celle de M. Mocquard a Constantine venaient d'etre validees. Pour l'election de Garibaldi a Oran, le rapporteur proposait l'annulation, attendu que "Garibaldi n'est pas francais". Applaudissements violents a droite. Le president dit:--Je mets l'annulation aux voix. Personne ne demande la parole? --Si fait, moi! dit Victor Hugo. Profond silence.--Victor Hugo a parle admirablement, avec une indignation calme, si ces deux mots peuvent s'allier. Le _Moniteur_ vous portera ses paroles exactes; je les resume tant bien que mal: --La France, a-t-il dit, vient de passer par des phases terribles, dont elle est sortie sanglante et vaincue; elle n'a rencontre que la lachete de l'Europe. La France a toujours pris en main la cause de l'Europe, et pas un roi ne s'est leve pour elle, pas une puissance. Un homme seul est intervenu, qui est une puissance aussi. Son epee, qui avait deja delivre un peuple, voulait en sauver un autre. Il est venu, il a combattu.... --Non! non! crie la droite furieuse. Non! il n'a pas combattu! Et des insultes pour Garibaldi. --Allons! riposte Victor Hugo, je ne veux offenser ici personne; mais, de tous les generaux francais engages dans cette guerre, Garibaldi est le seul qui n'ait pas ete vaincu! La-dessus, epouvantable tempete. Cris: A l'ordre! a l'ordre! Dans un intervalle entre deux ouragans, Victor Hugo reprend: --Je demande la validation de l'election de Garibaldi. Cris de la droite plus effroyables encore:--A l'ordre! a l'ordre! Nous voulons que le president rappelle M. Victor Hugo a l'ordre. Le general Ducrot se fait remarquer parmi les plus bruyants. Le president.--Je demande a M. Victor Hugo de vouloir bien s'expliquer. Je rappellerai a l'ordre ceux qui l'empecheront de parler. Je suis juge du rappel a l'ordre. Le tumulte est inexprimable. Victor Hugo fait de la main un geste; on se tait; il dit: --Je vais vous satisfaire. Je vais meme aller plus loin que vous. Il y a trois semaines, vous avez refuse d'entendre Garibaldi; aujourd'hui vous refusez de m'entendre; je donne ma demission. Stupeur et consternation a droite. Le general Ducrot croit injurier Garibaldi en disant qu'il est venu defendre, non la France, mais la Republique. Cependant le president annonce "que M. Victor Hugo vient de lui faire remettre une lettre par laquelle il donne sa demission". --Est-ce que M. Victor Hugo persiste? demande-t-il. --Je persiste, dit Victor Hugo. --Non! non! lui crie-t-on maintenant a droite. Mais il repete:--Je persiste. Et le president reprend:--Je ne lirai neanmoins cette lettre qu'a la seance de demain. _Seance du 8._ Je vous ai jete, a la derniere minute, quelques mots sur l'evenement qui etait la rumeur d'hier et qui est encore la rumeur d'aujourd'hui,--la demission de Victor Hugo. Si vous aviez assiste a ce moment de la seance, aux vociferations de la reaction, a sa rage, a son epilepsie, comme vous approuveriez le grand orateur de n'etre pas reste la! Victor Hugo avait dit que Garibaldi etait le seul de nos generaux qui n'eut pas ete battu. Notez que c'est rigoureusement exact,--et que ce n'est pas injurieux pour les quelques generaux energiques, mais malheureux, qui n'ont pas a rougir de n'avoir pas reussi. Et; en effet, quand la majorite a hurle: "Vous insultez nos generaux!" Chanzy, Jaureguiberry, l'amiral La Ronciere, etc., ont fait signe que non, et il n'y a eu que deux generaux parfaitement inconnus, et un troisieme trop connu par son serment--M. Ducrot--qui se soient declares offenses. Lorsque Victor Hugo a dit que Garibaldi etait venu avec son epee ...--un vieux rural a ajoute:--Et Bordone! Ce vieux rural s'appelle M. de Lorgeril. Victor Hugo: "Garibaldi est venu, il a combattu...." Toute la majorite: "Non! non!" Donc ils ne veulent meme pas que Garibaldi ait combattu. On se demande s'ils comprennent ce qu'ils disent. Il s'est trouve un rural pour cette interruption: "Faites donc taire M. Victor Hugo; il ne parle pas francais." Au paroxysme du tumulte, il fallait voir le dedain et l'impassibilite de l'orateur attendant, les bras croises, la fin de ce vacarme inferieur. Vous allez avoir de la peine a me croire; eh bien, quand Victor Hugo a donne sa demission, meme cette majorite-la a senti, ce dont je l'aurais crue incapable, qu'en perdant l'eternel poete des _Chatiments_, elle perdait quelque chose. M. Grevy ayant demande si Victor Hugo persistait dans sa demission, il y a eu sur tous les bancs des voix qui ont crie: Non! non! Victor Hugo a persiste. Et comme il a eu raison! Qu'il retourne a Paris, et qu'il laisse cette majorite parfaire toute seule ce qu'elle a si bien commence en livrant a la Prusse Strasbourg et Metz. * * * * * La validation des elections a eu son cours. J'allais me retirer, quand tout a coup Victor Hugo apparait a la tribune. Quelle que soit l'opinion de M. Victor Hugo comme homme politique, il est un fait incontestable, c'est qu'il est un puissant esprit, le plus grand poete de France, et qu'a ce titre il a droit au respect d'une assemblee francaise, et doit tout au moins etre ecoute d'elle. C'est au milieu des hurlements, des cris, d'un tumulte indescriptible, du refus de l'ecouter, que M. Victor Hugo est reste une bonne demi-heure a la tribune. Il s'agissait de l'election de Garibaldi a Alger. On voulait l'ecarter parce qu'il n'a pas la qualite de francais. "La France accablee, mutilee en presence de toute l'Europe, n'a rencontre que la lachete de l'Europe. Aucune puissance europeenne ne s'est levee pour defendre la France, qui s'etait levee tant de fois pour defendre l'Europe. Un homme est intervenu. (Ici les murmures commencent.) Cet homme est une puissance. (A droite, grognements.) Cet homme, qu'avait-il? (Rires des cacochymes.) Une epee. Cette epee avait delivre un peuple. (La voix de l'orateur, si forte, est couverte par les violentes apostrophes de la majorite.) Elle pouvait en sauver un autre. (Denegations frenetiques, jeunes et vieux se levent ivres de colere.) Enfin cet homme a combattu. (Ici l'orage creve. C'est un torrent. La voix du president est etouffee; le bruit de la clochette n'arrive pas jusqu'a nous, et pourtant elle est agitee avec vigueur. On n'entend plus que ces mots: Ce n'est pas vrai, c'est un lache! Garibaldi ne s'est jamais battu! Enfin le president saisit un moment de calme relatif et, avec colere, lance une dure apostrophe a cette assemblee que l'intolerance aveugle. Hugo, calme et serein, les mains dans les poches, laisse passer l'orage.) "Je ne veux blesser personne. Il est le seul des generaux qui ont lutte pour la France qui n'ait pas ete vaincu." (A ces mots la rage deborde: A l'ordre! a la porte! Qu'il ne parle plus! Nous ne voulons plus l'entendre! Tels sont les cris qui s'echangent au milieu d'une exasperation croissante.) Hugo se croise les bras et attend. Le president refuse de rappeler l'orateur a l'ordre. Hugo, alors, avec une grande dignite: "Il y a trois semaines, vous avez refuse d'entendre Garibaldi--(Vous mentez; tout le monde sait que ce n'est pas vrai! lui crie-t-on),--aujourd'hui vous refusez de m'entendre, je me retire." Alors Ducrot s'elance a la tribune et demande une enquete pour savoir si Garibaldi est venu defendre la France ou la Republique universelle.--Il est accueilli par des hourrahs de: Oui, oui. Le president, consterne, demande publiquement a Hugo de retirer la lettre par laquelle il donne sa demission. Sollicite vivement par quelques amis, Hugo repond avec fermete: Non! non! non! L'Assemblee comprend l'acte ridicule qu'elle a commis et le president demande de ne lire cette lettre que demain. Les hommes de coeur et d'intelligence ne peuvent plus rester....--GERMAIN CASSE. * * * * * Deux delegations ont ete adressees a Victor Hugo pour l'engager a retirer sa demission. La premiere venait au nom de la reunion republicaine de la rue de l'Academie. M. Bethmont a pris la parole. La seconde au nom du centre gauche, l'envoye etait M. Target. Victor Hugo, en les remerciant avec emotion de leur demarche, leur a explique les raisons qui l'obligeaient a persister dans sa resolution et a maintenir sa demission. L'Assemblee qui a chasse Garibaldi a refuse d'entendre Victor Hugo. Ces deux actes suffiront a l'histoire pour la juger. Nous ne regrettons pas seulement l'admirable orateur que nous n'entendrons plus, nous regrettons encore, nous jeunes gens, cette grande indulgence, cette grande bienveillance et cette grande bonte qui etaient pres de nous. C'est un triple deuil. Le tumulte a ete grand. La majorite, non contente d'avoir invalide l'election de Garibaldi, a voulu qu'il fut calomnie a la tribune. Un depute--que je ne connais pas--mais que l'Assemblee a pris pour le general Ducrot, s'est charge de ce soin. Ce depute a donne a entendre qu'il fallait attribuer a Garibaldi la defaite de l'armee de l'Est. J'ai senti, a ces mots, comme tous les honnetes gens, une vive indignation, et je n'ai pu me retenir de demander la parole. Elle me fut retiree des mes premieres phrases, je ne sais pourquoi. Je voulais seulement faire remarquer a mes honorables collegues qu'ils etaient dans une erreur complete touchant le general Ducrot et le depute qui, si audacieusement, usurpait ce titre et ce nom. Le general Ducrot, dans une circulaire celebre, a dit: --Je reviendrai mort ou victorieux! Or le general Ducrot n'est point homme a prononcer de telles paroles en l'air. Il a ete, malheureusement, vaincu, et je le tiens pour mort. On me dira tout ce qu'on voudra, je n'en demordrai point. Le general Ducrot est mort. Et le depute qui a parle hier et qui parait se porter fort bien n'est point le general Ducrot. M. Jules Favre a dit, il est vrai: "Ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses", et il a donne l'Alsace et il a donne la Lorraine. M. Trochu a dit: "Je ne capitulerai pas", et il a prie un de ses amis de capituler. Mais M. le general Ducrot est mort. Jamais on ne me persuadera le contraire. M. le general Ducrot, s'il avait vecu, aurait compris qu'il n'appartenait point a un general battu d'attaquer un general victorieux; il n'aurait rappele ni Wissembourg, ou il a ete defait, ni Buzenval, ou il est arrive six heures trop tard. Il se serait tu,--se conformant a cet axiome que les grandes douleurs doivent etre muettes. L'histoire compte deja le faux Demetrius et le faux Smerdis. Nous avons le faux Ducrot. Voila tout.--EDOUARD LOCKROY. NOTE IV. Le soir du 8 mars, a une deputation de citoyens de Bordeaux venant le prier de retirer sa demission, M. Victor Hugo a dit : Je ne juge pas cette Assemblee, je la constate. Je me sens meme indulgent pour elle. Elle est comme un enfant mal venu. Elle est le produit de la France mutilee. Elle m'afflige et m'attendrit comme un nouveau-ne infirme. Elle se croit issue du suffrage universel. Or le suffrage universel qui l'a nommee etait separe de Paris. Sans Paris, il n'y a pas de lumiere sur le suffrage universel, et le vote reste obscur. Electeur ignorant, elu quelconque. C'est le malheur du moment. L'Assemblee en est plus victime que coupable. Tout en souhaitant qu'elle disparaisse vite, je lui suis bienveillant. Plus elle m'a insulte, plus je lui pardonne. Ceci est la quatrieme Assemblee dont je fais partie. J'ai donc l'habitude de la lutte parlementaire. On m'a interrompu, cela me serait bien egal. L'Assemblee ne me connait point, mais vous me connaissez, vous, et vous ne vous y meprenez pas. Je suis pour la liberte de la tribune, et je suis pour la liberte de l'interruption. D'abord, l'interruption est une liberte; cela suffit pour qu'elle me plaise. Ensuite l'interruption aide l'improvisation; elle suggere a l'orateur l'inattendu. Je fais donc plus que d'absoudre l'interruption, je l'aime; a une condition, c'est qu'elle sera passionnee, c'est-a-dire loyale. Je ne lui demande pas d'etre polie, je lui demande d'etre honnete. Un jour un interrupteur m'a reproche l'argent que couterait mon discours: _Et dire que ce discours coutera vingt-cinq francs a la France!_ il etait de bonne foi, j'ai souri. Un autre jour, le 17 juin 1851, je denoncais le complot qui a eclate en decembre, et je declarais que le president de la republique conspirait contre la republique; on m'a crie: _Vous etes un infame calomniateur!_ C'etait vif; cette fois encore, j'ai souri. Pourquoi? c'est que l'interrupteur etait simplement un imbecile. Or, etre un imbecile, c'est un droit; bien des gens en usent. Je n'interromps jamais, mais j'aime qu'on m'interrompe. Cela me repose. Je me trompe en disant que je n'interromps jamais. Une fois dans ma vie j'ai interrompu un ministre; M. Leon Faucher, je crois, etait a la tribune. C'etait en 1849, il faisait l'eloge du roi de Naples, et je lui criai:--_Le roi de Naples est un monstre._--Ce mot a fait le tour de l'Italie et n'a evidemment pas nui a la chute des Bourbons de Naples. L'interruption peut donc etre bonne. J'admets l'interruption. Je l'admets pleinement. J'admets quel'orateur soit vieux et que l'interrupteur soit jeune, j'admets que l'orateur ait des cheveux blancs et que l'interrupteur n'ait pas meme de barbe au menton, j'admets que l'orateur soit venerable et que l'interrupteur soit ridicule. J'admets qu'on dise a Caton: Vous etes un lache. J'admets qu'on dise a Tacite: Vous mentez. J'admets qu'on dise a Moliere ou a Voltaire: Vous ne savez pas le francais. J'admets qu'un homme de l'empire insulte un homme de l'exil. Ecoutez, je vais vous dire, en fait d'injures, j'admets tout. Je vais loin, comme vous voyez. Mais, en fait de servitude, je n'admets rien. Je n'admets pas que la tribune soit supprimee par l'interruption. Opprimee oui, supprimee non. La commence ma resistance. Je n'admets pas que la liberte inferieure abolisse la liberte superieure. Je n'admets pas que celui qui crie baillonne celui qui pense; criez tant que vous voudrez, mais laissez-moi parler. Je n'admets pas que l'orateur soit l'esclave de l'interrupteur. Or, voici en quoi consiste l'esclavage de l'orateur; c'est en ceci seulement: ne pouvoir dire sa pensee. Vous m'appelez calomniateur. Que m'importe, si vous me laissez dire ce que vous appelez ma calomnie. Ma liberte, c'est ma dignite. Frappe, mais ecoute. Insultez-moi, mais laissez-moi libre. Or, le 17 juillet 1851, j'ai pu denoncer et menacer Bonaparte, et le 8 mars 1871, je n'ai pu defendre Garibaldi. Cela, je ne l'admets pas. Je ne consens pas a cette derision: avoir la parole et avoir un baillon. Etre a la tribune et etre au bagne. Vouloir obeir a sa conscience, et ne pouvoir qu'obeir a la majorite. On n'obtiendra pas de moi cette bassesse, et je m'en vais. En dehors de cette question de principes qui me commande ma demission, je le repete, je n'en veux pas a l'Assemblee. Le loup est ne loup et restera loup. On ne change pas son origine. Si certains membres de la droite, qui peut-etre en leur particulier sont les meilleures gens du monde, mais qui sont illettres, ignorants et inconvenants, font que parfois l'Assemblee nationale de France ressemble a une populace, ce n'est certes pas la faute de ces honorables membres qui sont, a leur insu, une calamite publique. C'est le malheur de tous, et ce n'est le crime de personne. Mais ce malheur, tant que l'Assemblee siegera, est irremediable. La ou il n'y a pas de remede, le medecin est inutile. Je n'espere rien de cette Assemblee, j'attends tout du peuple. C'est pourquoi je sors de l'Assemblee, et je rentre dans le peuple. La droite m'a fait l'honneur de me prendre pour ennemi personnel. Il y a dans l'Assemblee bien des hommes du dernier empire; en entrant dans l'Assemblee, j'ai oublie que j'avais fait _les Chatiments_; mais eux, ils s'en souviennent. De la ces cris furieux. J'amnistie ces clameurs, mais je veux rester libre. Et encore une fois, je m'en vais. * * * * * Le meme soir, 8 mars, la reunion de la gauche radicale a vivement presse le representant Victor Hugo de retirer sa demission. Il a persiste, et il a adresse a la reunion quelques paroles que nous reproduisons: Je persiste dans ma resolution. C'est pour moi une douleur de vous quitter, vous avec qui je combattais. Plusieurs d'entre vous et moi, nous etions ensemble dans Paris devant l'ennemi, la Prusse; nous sommes ensemble a Bordeaux devant un autre ennemi, la monarchie. Je vous quitte, mais c'est pour continuer le combat. Soyez tranquilles. Ici le combat est devenu impossible, a moi du moins. J'ai souri de ce bon cure debout qui me montrait le poing et qui criait: _A mort_! C'etait sa facon de demander le rappel a l'ordre. Cela ne serait que risible si la droite finissait par ecouter. Mais non. C'est l'interruption a jet continu. Nul moyen de dire sa pensee tout entiere. La majorite ne veut pas qu'une idee se fasse jour. C'est la voie de fait et la violence remplacant la discussion. L'Assemblee n'a pas voulu entendre Garibaldi, et il n'a pu rester dans l'Assemblee plus d'un jour. Elle n'a pas voulu m'entendre, et j'ai donne ma demission. Tenez, le jour ou M. Thiers cessera de leur plaire, la droite le traitera comme elle a traite Garibaldi, comme elle m'a traite, et je ne serais pas surpris qu'elle le forcat, lui aussi, a donner sa demission. [Note: Ceci s'est realise. Seance du 24 aout.] Ne nous faisons aucune illusion. La Chambre introuvable est retrouvee, nous sommes en 1815. C'est du reste une loi, toute invasion etrangere est suivie d'une invasion monarchique. Apres le droit de force, le droit divin. Apres le glaive, le sceptre. Ce sera pour moi un insigne honneur et un beau souvenir d'avoir preside pendant quelques jours, moi le moindre d'entre vous, cette genereuse reunion; cette reunion ou vous etes, vous, Louis Blanc, historien profond, orateur puissant, grande ame; vous Schoelcher, duquel j'ai dit: Schoelcher a eleve la vertu jusqu'a la gloire; vous Peyrat, grand journaliste, conscience droite et talent fier; vous, Lockroy, esprit eclatant et intrepide; vous, Langlois, combattant de la tribune comme du champ de bataille; vous, Joigneaux, vous, Edmond Adam, vous, Floquet, vous, Martin-Bernard, vous, Naquet, vous, Brisson, hommes eloquents et vaillants, vous tous, car tous comptent ici. Chez les vieux, la veterance n'exclut pas l'energie; chez les jeunes, l'ardeur n'exclut pas la gravite. Dans le camp democratique, on murit vite et on ne vieillit pas. Je vous quitte, mais, je le repete, c'est pour mieux combattre. Quand l'interruption devient la mutilation, l'orateur doit descendre de la tribune; il le doit a sa dignite, il le doit a la liberte. Mais je serai l'orateur du dehors. Je reste votre auxiliaire. Une haine systematique etouffe ici ma voix. Mais on etouffe une voix, on n'etouffe pas une pensee. Paralyse ici, je retrouve hors d'ici toute ma liberte d'action. Et au besoin, je saurai, s'il le faut, reprendre la route de l'exil. Souvent, parler de plus loin, c'est parler de plus haut. Je ne dis pas que je ne consentirai jamais a rentrer dans une Chambre; plus tard, quand les lecons donnees auront porte leur fruit, quand la liberte de la tribune sera retablie, si mes concitoyensse souviennent assez de moi pour savoir mon nom, j'accepterai d'eux, alors comme toujours, toutes les formes du devoir. Je remonterai, s'ils le desirent, a la tribune redevenue possible pour moi, et j'y defendrai la republique, le peuple, la France, et tous les grands principes du droit auxquels appartiennent ma derniere parole comme orateur, ma derniere pensee comme ecrivain, et mon dernier souffle comme citoyen. NOTE V. FIN DE L'INCIDENT BELGE. L'incident belge a eu une suite. Le denoument a ete digne du commencement. La conscience publique exigeait un proces. Le gouvernement belge l'a compris; il en a fait un. A qui? Aux auteurs et complices du guet-apens de la place des Barricades? Non. Au fils de Victor Hugo, et un peu par consequent au pere. Le gouvernement belge a simplement accuse M. Francois-Victor Hugo de vol. M. Francois-Victor Hugo avait depuis quatre ou cinq ans dans sa chambre quelques vieux tableaux achetes en Flandre et en Hollande. Le gouvernement catholique belge a suppose que ces tableaux devaient avoir ete voles au Louvre par la Commune et par M. Francois-Victor Hugo. Il les a fait saisir en l'absence de M. Francois-Victor Hugo, et un juge nomme Cellarier a gravement et sans la moindre stupeur instruit le proces. Au bout de six semaines, il a fallu renoncer a cette tentative, digne pendant de la tentative nocturne du 27 mai. La justice belge s'est desistee du proces, a rendu les tableaux et a garde la honte. De tels faits ne se qualifient pas. La justice belge n'ayant pu donner le change a l'opinion, et n'ayant pas reussi dans son essai de poursuivre un faux crime, a paru, au bout de trois mois, se souvenir qu'elle avait un vrai crime a poursuivre. Le 20 aout, M. Victor Hugo a recu, a Vianden, l'invitation de faire sa declaration sur l'assaut du 27 mai devant le juge d'instruction de Diekirch. Il l'a faite en ces termes: Le 1er juin 1871, au moment de quitter la Belgique, j'ai publie la declaration que voici: "L'assaut nocturne d'une maison est un crime qualifie. A six heures du matin, le procureur du roi devait etre dans ma maison; l'etat des lieux devait etre constate judiciairement, l'enquete de justice en regle devait commencer, cinq temoins devaient etre immediatement entendus, les trois servantes, Mme Charles Hugo et moi. Rien de tout cela n'a ete fait. Aucun magistrat instructeur n'est venu; aucune verification legale des degats, aucun interrogatoire. Demain toute trace aura a peu pres disparu, et les temoins seront disperses; l'intention de ne rien voir est ici evidente. Apres, la police sourde, la justice aveugle. Pas une deposition n'a ete judiciairement recueillie; et le principal temoin, qu'avant tout on devrait appeler, on l'expulse. VICTOR HUGO." Tout ce que j'ai indique dans ce qu'on vient de lire s'est realise. Aujourd'hui, 20 aout 1871, je suis cite a faire, par-devant le juge d'instruction de Diekirch (Luxembourg), delegue par commission rogatoire, la declaration de l'acte tente contre moi dans la nuit du 27 mai. Deux mois et vingt-quatre jours se sont ecoules. Je suis en pays etranger. Le gouvernement belge a laisse aux traces materielles le temps de disparaitre, et aux temoins le temps de se disperser et d'oublier. Puis, quand il a fait tout ce qu'il a pu pour rendre l'enquete illusoire, il commence l'enquete. Quand la justice belge pense qu'au bout de pres de trois mois le fait a eu le temps de s'evanouir judiciairement et est devenu insaisissable, elle se saisit du fait. Pour commencer, au mepris du code, elle qualifie, dans la citation qui m'est remise, l'assaut d'une maison par une bande armee de pierres et poussant des cris de mort: "violation de domicile". Pourquoi pas tapage nocturne? A mes yeux, le crime qualifie de la place des Barricades a une circonstance attenuante. C'est un fait politique. C'est un acte sauvage et inconscient, un acte d'ignorance et d'imbecillite, du meme genre que les faits reproches aux agents de la Commune. Cette assimilation est acquise aux hommes de la place des Barricades. Ils ont agi aveuglement comme agissaient les instruments de la Commune. C'est pourquoi je les couvre de la meme exception. C'est pourquoi il ne m'a pas convenu d'etre plaignant. C'est pourquoi, temoin, j'eusse plaide la circonstance attenuante qu'on vient d'entendre. Mais je n'ai pas voulu etre plaignant, et le gouvernement belge n'a pas voulu que je fusse temoin. Je serai absent. Par le fait de qui? Par le fait du gouvernement belge. La conduite du ministere belge, dans cette affaire, a excite l'indignation de toute la presse libre d'Europe, que je remercie. En resume, Pres de trois mois s'etant ecoules, Les traces materielles du fait etant effacees, Les temoins etant disperses, Le principal temoin, le controleur necessaire de l'instruction, etant ecarte, L'enquete reelle n'etant plus possible, Le debat contradictoire n'etant plus possible, Il est evident que ce simulacre d'instruction ne peut aboutir qu'a un proces derisoire ou a une ordonnance de non-lieu, plus derisoire encore. Je signale et je constate cette forme nouvelle du deni de justice. Je proteste contre tout ce qui a pu se faire en arriere de moi. L'audacieuse et inqualifiable tentative faite contre mon fils, a propos de ses tableaux, par la justice belge, montre surabondamment de quoi elle est capable. Je maintiens contre le gouvernement belge et contre la justice belge toutes mes reserves. Je fais juge de cette justice-la la conscience publique. VICTOR HUGO. Diekirch, 22 aout 1871. * * * * * Voici comment s'est terminee la velleite de justice qu'avait eue la justice: un juge d'instruction a mande M. Kerwyn de Lettenhove, fils du ministre de l'interieur local, et designe par toute la presse liberale belge comme un des coupables du 27 mai. Ce M. Kerwyn n'a pu nier qu'il n'eut fait partie de la bande qui avait assiege la nuit une maison habitee et failli tuer un petit enfant. L'honorable juge, sur cet aveu, lui a demande s'il voulait nommer ses complices. M. Kerwyn a refuse. Le juge l'a condamne a _cent francs d'amende_. Fin. NOTE VI. La lettre du 26 mai a l'_Independance belge_ disait primitivement: "Johannard et La Cecilia ... font fusiller un enfant...." Ce fait est inexact, comme le prouve la lettre suivante du general La Cecilia. Le general La Cecilia, disons-le a son honneur, a ete commandant des francs-tireurs de Chateaudun. A M. VICTOR HUGO. Geneve, 2 aout 1871. Monsieur, Dans une lettre, desormais historique, que vous ayez adressee a l'_Independance belge_, a la date du 26 mai, j'ai lu, avec une penible surprise, la phrase suivante: "Ceux de la Commune, Johannard et La Cecilia, qui font fusiller un enfant de quinze ans, sont des criminels...." Par suite de quelle erreur fatale votre voix illustre et veneree s'elevait-elle pour m'accuser d'une lachete aussi odieuse? C'est ce qu'il m'importait de rechercher, mais le soin de derober ma tete aux fureurs de la reaction m'a empeche jusqu'ici de le faire. Sans attendre mes explications, plusieurs de mes amis ont pris ma defense dans la presse francaise et etrangere; je crois pourtant devoir profiter du premier instant de tranquillite pour vous fournir quelques details qui acheveront de dissiper vos doutes, si vous en avez encore. Le _Journal officiel de la Commune_ du 20 mai contient le rapport ci-dessous que je transcris rigoureusement: "LE CITOYEN JOHANNARD.--Je demande la parole pour une communication. Je me suis rendu hier au poste qu'on m'a fait l'honneur de me confier. On s'est battu toute la nuit. La presence d'un membre de la Commune a produit la meilleure influence parmi les combattants.--Je ne serais peut-etre pas venu sans un fait tres important, dont je crois de mon devoir de vous rendre compte. On avait mis la main sur un GARCON qui passait pour un espion,--_toutes les preuves etaient contre lui et il a fini par avouer lui-meme qu'il avait recu de l'argent et qu'il avait fait passer des lettres aux Versaillais_.--J'ai declare qu'il fallait le fusiller sur-le-champ.--Le general La Cecilia et les officiers d'etat-major etant du meme avis, il a ete fusille a midi. Cet acte m'ayant paru grave, j'ai cru de mon devoir d'en donner communication a la Commune et je dirai qu'en pareil cas j'agirai toujours de meme." Vrai quant au fond, ce recit renferme cependant deux inexactitudes: La premiere, c'est que l'individu que Johannard appelle un _garcon_ etait un jeune homme de vingt-deux a vingt-trois ans; la seconde, c'est qu'il n'aurait pas suffi de l'avis de Johannard pour me determiner a ordonner, conformement aux lois de la guerre, l'execution d'un espion. Le rapport que j'ai adresse a ce sujet au delegue de la guerre temoigne que la sentence fut prononcee apres toutes les formalites d'usage en pareille circonstance. Neanmoins j'ai reflechi que les paroles attribuees a Johannard par l'_Officiel_ ne vous permettaient pas de conclure que l'espion fusille par mon ordre etait un enfant de quinze ans. J'ai donc continue mes recherches et j'ai fini par trouver que certains journaux belges, entre autres l'_Echo du Parlement_, avaient, en reproduisant le compte rendu de l'_Officiel_, eu le soin d'ajouter que la _victime de ma ferocite_ etait un enfant de quinze ans. Or, je n'ai pas besoin de vous le dire, a cette assertion j'oppose le dementi le plus formel. Et pour vous, monsieur, comme pour tous ceux qui me connaissent, mon affirmation suffira, car, je le dis avec orgueil, si l'on fouille dans ma vie, on trouvera que je n'ai rien a me reprocher, pas meme une faiblesse, pas meme une capitulation de conscience. C'est donc comptant sur votre loyaute que je viens vous prier de vouloir bien effacer mon nom de votre lettre du 26 mai. Veuillez agreer, monsieur, l'assurance de mon profond respect. Votre devoue, N. LA CECILIA. _Ex-general de division, commandant en chef de la 2e armee de la Commune de Paris._ * * * * * NOTE VII. LE DEPORTE JULES RENARD. _Aux redacteurs du_ Rappel. Je recois aujourd'hui, 17 juin 1872, cette lettre du 27 mai. Jules Renard est cet homme resolu qui a pousse le respect de sa conscience jusqu'a se denoncer lui-meme. Il est en prison parce qu'il l'a voulu. Je crois la publication de cette lettre necessaire. La presse entiere s'empressera, je le pense, de la reproduire. Cette lettre est remarquable a deux points de vue, l'extreme gravite des faits, l'extreme moderation de la plainte. A l'heure qu'il est, certainement, j'en suis convaincu du moins, Jules Renard n'est plus au cachot, mais il y a ete, et cela suffit. Une enquete est necessaire; je la reclame comme ecrivain, n'ayant pas qualite pour la reclamer comme representant. Evidemment la gauche avisera. VICTOR HUGO. Prison de Noailles, cellule de correction, N deg. 74, le 27 mai 1872. _A M. Victor Hugo_. De profundis, clamo ad te. Je suis au cachot depuis huit jours, pour avoir ecrit la lettre suivante a M. le general Appert, chef de la justice militaire: Prison des Chantiers, 20 mai 1872. "Monsieur le general, Nous avons l'honneur de vous informer que depuis quelque temps le regime de la prison des Chantiers n'est plus supportable.--Des provocations directes sont adressees chaque jour aux detenus en des termes qui, si ces faits se prolongeaient, donneraient lieu a des appreciations non meritees sur tout ce qui porte l'uniforme de l'armee francaise. Les sous-officiers employes au service de la prison ne se font aucun scrupule de frapper a coups de baton sur la tete des prisonniers dont ils ont la garde. Les expressions les plus grossieres, les plus humiliantes, les plus blessantes, sont proferees contre nous et deviennent pour nous une continuelle excitation a la revolte. Aujourd'hui encore, le marechal des logis D... a frappe avec la plus extreme violence un de nos codetenus, puis s'est promene dans les salles, un revolver dans une main, un gourdin dans l'autre, nous traitant tous de laches et de canailles. Ce meme sous-officier nous soumet depuis quelques jours a la formalite humiliante de la coupe des cheveux et profite de cette occasion pour nous accabler de vexations et d'injures. Jusqu'ici, faisant effort sur nous-memes, nous avons contenu notre indignation, et nous avons repondu a ces faits, que nous ne voulons pas qualifier, par le silence et le dedain. Mais aujourd'hui la mesure est comble, et nous croyons de notre devoir rigoureux, monsieur le general, d'appeler votre haute attention sur ces faits que vous ignorez bien certainement, et de provoquer une enquete. Il ne s'agit pas, croyez-le bien, monsieur le general, d'opposition de notre part.--Quelque dure que soit la consigne qui nous est imposee, nous sommes tous disposes a la respecter. Ce que nous avons l'honneur de vous soumettre, ce sont les excitations, les provocations, les voies de fait, dont le commandant de la prison donne l'exemple, et qui pourraient occasionner des malheurs. En un mot, il s'agit d'une question d'humanite, de dignite, a laquelle tout homme de coeur et d'honneur ne saurait rester insensible. Nous avons l'honneur d'etre, monsieur le general, vos respectueux, JULES RENARD, _et une cinquantaine d'autres signataires." C'est pour avoir ecrit cette lettre que je suis _jusqu'a nouvel ordre_ dans un cachot infect, avec un forcat qui a les fers aux pieds, et cinq autres malheureux. JULES RENARD, ancien secretaire de Rossel. * * * * * NOTE VIII. VENTE DU POEME _LA LIBERATION DU TERRITOIRE_. On lit dans les journaux de decembre 1873: "Victor Hugo a publie en septembre dernier des vers intitules: _la Liberation du territoire_. Ce poeme de quelques pages a ete, selon la volonte de l'auteur, vendu au profit des alsaciens-lorrains. Nous publions la note de MM. Michel Levy freres, qui donne en detail les chiffres relatifs a cette vente. Il a ete vendu 23,986 exemplaires de _la Liberation du territoire_, qui ont produit, a 50 centimes l'exemplaire, une somme brute de 11.993 Papier et impression, 2.269 Remises aux libraires, 5.149 90 Affichage et publicite, 47 80 ________ 7.486 70 ________ Benefice net, 4.506 30 "Il existe trois societes de secours pour les alsaciens-lorrains: la societe presidee par M. Cremieux, la societe presidee par M. d'Haussonville, et la societe du boulevard Magenta. Victor Hugo a partage egalement entre ces trois comites le produit de la vente et a fait remettre a chacun d'eux la somme de 1,502 fr. 10 c. Total egal, 4,506 fr. 30 c." * * * * * NOTE IX. PROCES-VERBAL DE L'ELECTION DU DELEGUE AUX ELECTIONS SENATORIALES * * * * * CONSEIL MUNICIPAL DE PARIS _Seance du dimanche 16 janvier 1876_. (Execution de la loi du 2 aout 1875, sur les elections senatoriales.) L'an mil huit cent soixante-seize, le seize janvier, a une heure et demie de relevee, le conseil municipal de la ville de Paris s'est reuni dans le lieu ordinaire de ses seances, sous la presidence de M. Clemenceau, MM. Delzant et Sigismond Lacroix etant secretaires. M. le prefet de la Seine a donne lecture: 1. De la loi constitutionnelle du 24 fevrier 1875 sur l'organisation du senat; 2. De la loi organique du 2 aout 1875 sur l'election des senateurs; 3. De la loi du 30 decembre 1875 fixant a ce jour l'election des delegues des conseils municipaux; 4. Du decret du 3 janvier 1876 convoquant les conseils municipaux et fixant la duree du scrutin. _Election du delegue_ Il a ensuite invite le conseil a proceder, _sans debat_, au scrutin secret et a la majorite absolue des suffrages, a l'election d'un delegue. Chaque conseiller municipal, a l'appel de son nom, a ecrit son bulletin de vote sur papier blanc et l'a remis au president. Le depouillement du vote a commence a 2 heures et demie. Il a donne les resultats ci-apres: Nombre de bulletins trouves dans l'urne......73 A deduire, bulletin blanc.....................1 -- Reste pour le nombre des suffrages exprimes..72 Majorite absolue.............................37 Ont obtenu: MM. Victor Hugo.. 53 voix. Mignet............ 7 Gouin............. 7 Dehaynin.......... 1 Raspail pere...... 1 Naquet............ 1 De Freycine....... 1 Malarmet.......... 1 M. Victor Hugo, ayant obtenu la majorite absolue, a ete proclame delegue. * * * * * Le soir de ce jour, M. Clemenceau, president du conseil municipal de Paris, accompagne de plusieurs de ses collegues, s'est presente chez M. Victor Hugo. Il a dit a M. Victor Hugo: Mon cher et illustre concitoyen, Mes collegues m'ont charge de vous faire connaitre que le conseil municipal vous a elu aujourd'hui, entre tous nos concitoyens, pour representer notre Paris, notre cher et grand Paris, dans le college senatorial du departement de la Seine. C'est un grand honneur pour moi que cette mission. Permettez-moi de m'en acquitter sans phrases. Le conseil municipal de la premiere commune de France, de la commune francaise par excellence, avait le devoir de choisir, pour representer cette laborieuse democratie parisienne qui est le sang et la chair de la democratie francaise, un homme dont la vie fut une vie de travail et de lutte, et qui fut en meme temps, s'il se pouvait rencontrer, la plus haute expression du genie de la France. Il vous a choisi, mon cher et illustre concitoyen, vous qui parlez de Paris au monde, vous qui avez dit ses luttes, ses malheurs, ses esperances; vous qui le connaissez et qui l'aimez; vous enfin qui, pendant vingt ans d'abaissement et de honte; vous etes dresse inexorable devant le crime triomphant; vous qui avez fait taire l'odieuse clameur des louanges prostituees pour faire entendre au monde La voix qui dit: Malheur, la bouche qui dit: Non! Helas! le malheur que vous predisiez est venu. Il est venu trop prompt, et surtout trop complet. Notre generation, notre ville, commencent a jeter vers l'avenir un regard d'esperance. Notre nef est de celles qui ne sombrent jamais. _Fluctuat nec mergitur_. Puisque les brumes du present ne vous obscurcissent pas l'avenir, quittez l'arche, vous qui planez sur les hauteurs, donnez vos grands coups d'aile, et puissions-nous bientot vous saluer rapportant a ceux qui douteraient encore le rameau vert de la republique! M. Victor Hugo a repondu: Monsieur le president du conseil municipal de Paris, Je suis profondement emu de vos eloquentes paroles. Y repondre est difficile, je vais l'essayer pourtant. Vous m'apportez un mandat, le plus grand mandat qui puisse etre attribue a un citoyen. Cette mission m'est donnee de representer, dans un moment solennel, Paris, c'est-a-dire la ville de la republique, la ville de la liberte, la ville qui exprime la revolution par la civilisation, et qui, entre toutes les villes, a ce privilege de n'avoir jamais fait faire a l'esprit humain un pas en arriere. Paris--il vient de me le dire admirablement par votre bouche--a confiance en moi. Permettez-moi de dire qu'il a raison. Car, si par moi-meme je ne suis rien, je sens que par mon devouement j'existe, et que ma conscience egale la confiance de Paris. Il s'agit d'affermir la fondation de la republique. Nous le ferons; et la reussite est certaine. Quant a moi, arme de votre mandat, je me sens une force profonde. Sentir en soi l'ame de Paris, c'est quelque chose comme sentir en soi l'ame meme de la civilisation. J'irai donc, droit devant moi, a votre but, qui est le mien. La fonction que vous me confiez est un grand honneur; mais ce qui s'appelle honneur en monarchie, s'appelle devoir en republique. C'est donc plus qu'un grand honneur que vous me conferez, c'est un grand devoir que vous m'imposez. Ce devoir, je l'accepte, et je le remplirai. Ce que veut Paris, je le dirai a la France. Comptez sur moi. Vive la republique! * * * * * NOTE X. ELECTIONS SENATORIALES DE LA SEINE REUNION DES ELECTEURS 21 janvier 1876. M. LAURENT-PICHAT, _president_.--Je mets aux voix la candidature de M. Victor Hugo. M. L. ASSELINE.--Je demande que le vote ait lieu sans debats pour rendre hommage a l'illustre citoyen. (_Assentiment general._) La candidature de M. Victor Hugo est adoptee par acclamation. M. VICTOR HUGO.--Je ne croyais pas utile de parler; mais, puisque l'assemblee semble le desirer, je dirai quelques mots, quelques mots seulement, car votre temps est precieux. Mes concitoyens, le mandat que vous me faites l'honneur de me proposer n'est rien a cote du mandat que je m'impose. (_Mouvement_.) Je vais bien au dela. Les verites dont la formule a ete si fermement etablie par notre eloquent president sont les verites memes pour lesquelles je combats depuis trente-six ans. Je les veux, ces verites absolues, et j'en veux d'autres encore. (_Oui! oui!_) Vous le savez, lutter pour la liberte est quelquefois rude, mais toujours doux, et cette lutte pour les choses vraies est un bonheur pour l'homme juste. Je lutterai. A mon age, on a beaucoup de passe et peu d'avenir, et il n'est pas difficile a mon passe de repondre de mon avenir. Je ne doute pas de l'avenir. J'ai foi dans le calme et prospere developpement de la republique; je crois profondement au bonheur de ma patrie; le temps des grandes epreuves est fini, je l'espere. Si pourtant il en etait autrement, si de nouvelles commotions nous etaient reservees, si le vent de tempete devait souffler encore, eh bien! quant a moi, je suis pret, (_Bravos_.) Le mandat que je me donne a moi-meme est sans limite. Ces verites supremes qui sont plus que la base de la politique, qui sont la base de la conscience humaine, je les defendrai, je ne m'epargnerai pas, soyez tranquilles! (_Applaudissements._) Je prendrai la parole au senat, aux assemblees, partout; je prendrai la parole la ou je l'aurai, et, la ou je ne l'aurai pas, je la prendrai encore. Je n'ai recule et je ne reculerai devant aucune des extremites du devoir, ni devant les barricades, ni devant le tyran; j'irais ... cela va sans dire, et votre emotion me dit que la pensee qui est dans mon coeur est aussi dans le votre, et je lis dans vos yeux les paroles que je vais prononcer ...--pour la defense du peuple et du droit, j'irais jusqu'a la mort, si nous etions condamnes a combattre, et jusqu'a l'exil si nous etions condamnes a survivre. (_Acclamations._) * * * * * NOTE XI. APRES LE DISCOURS POUR L'AMNISTIE Un groupe maconnique de Toulouse a ecrit a Victor Hugo. Toulouse, 26 mai 1876. Maitre et citoyen, La cause que vous avez plaidee lundi au senat est noble et belle; juste au point de vue humanitaire, juste au point de vue politique. Le senat n'a voulu comprendre ni l'un ni l'autre; il avait le parti pris de ne pas se laisser emouvoir; et pourtant, vos sublimes accents ont fait vibrer tous les coeurs francais et veritablement humains. Mais vos collegues avaient revetu leurs poitrines de la triple cuirasse du poete latin; sous pretexte de politique, ils sont demeures sourds a la voix de l'humanite. Souvent trop d'habilete nuit, car, en etouffant celle-ci, ils ont compromis celle-la. Dans la question de l'amnistie, les interets de la politique et de l'humanite sont les memes. Qu'importe que le senat n'ait point voulu prendre leur defense? Il a cru etouffer la question en la rejetant, il n'a reussi qu'a lui donner une impulsion plus vive, qu'a l'imposer aux meditations de tous. Les deux Chambres ont rejete la cause de l'amnistie, de l'humanite, de la justice; le pays la prend en main, et il faudra bien que le pays finisse par avoir raison de toutes les fausses peurs, de toutes les mauvaises volontes, de tous les calculs egoistes. Maitre, la France ne se faisait pas d'illusion; elle savait que l'amnistie etait condamnee d'avance et qu'elle se heurterait a un parti pris; elle savait que les puissants du jour ne consentiraient pas a ouvrir les portes de la patrie a ces milliers de malheureux qui expient, depuis cinq annees, loin du sol natal, le crime de s'etre laisse egarer un moment apres les souffrances et les privations du siege et du bombardement, apres avoir defendu et sauve l'honneur national compromis par ... d'autres. Cela etait prevu, la France n'avait aucune illusion; elle n'applaudit qu'avec plus d'attendrissement et d'enthousiasme a votre patriotisme, a votre courage civique. En vous lisant, elle a cru entendre la voix de la Patrie desolee qui pleure l'exil de ses enfants; elle a cru entendre la voix de l'Humanite faisant appel a l'union des coeurs, a la fraternite des membres d'une meme famille. Et, quant a la page eloquente, digne des plus belles des _Chatiments_, ou vous prenez au collet le sinistre aventurier de Boulogne et de Decembre, le demoralisateur de la France, le lache et le traitre de Sedan, pour le fletrir et le condamner, nous avons cru entendre la sentence vengeresse de l'impartiale Histoire. Maitre, un groupe maconnique de Toulouse, apres avoir lu votre splendide discours--tellement irrefutable que les complices eux-memes de l'assassin des boulevards, vos collegues au senat, helas! sont demeures muets et cloues a leurs fauteuils,--vous fait part de son enthousiasme et de sa veneration, et vous dit: Maitre, la France democratique--c'est-a-dire la fille de la Revolution de 1789, celle qui travaille, celle qui pense, celle qui est humaine et qui veut chasser jusqu'au souvenir de nos discordes--est avec vous--votre saisissant et admirable langage a ete l'expression fidele des sentiments de son coeur et de sa volonte inebranlable. La cause de l'amnistie a ete perdue devant le parlement, elle a ete gagnee devant l'opinion publique. Pour les francs-macons, au nom desquels je parle, pour la France intellectuelle et morale, vous etes toujours le grand poete, le courageux citoyen, l'eloquent penseur, l'interprete le plus admire des grandes lois divines et humaines, en meme temps que le plus eclatant genie moderne de la patrie de Voltaire et de Moliere. Permettez-nous de serrer votre loyale main, LOUIS BRAUD. Ont adhere: DOUMERGUE, L. EDAN, TOURNIE aine, CODARD, P. BAUX, LAPART, F. MASSY, BONNEMAISON, SIMON, CASTAING, B0UILHIERES, DELCROSSE, BIRON, ALIE, THIL, PELYRIN, DUREST, CLERGUE, DEMEURE, BOURGARE, TARRIE, OURNAC, HAFFNER, AMOUROUX, A. FUMEL, URBAIN, FUMEL, GAUBERT, DE MARGEOT, HECTOR GOUA, CASTAGNE, BRENEL, PARIS aine, PUJOL, GRATELOU, GIRONS, GROS, COSTE, ASABATHIER, BROL, PAGES, ROCHE, FIGARID, BERGER, GARDEL, BOLA, CORNE, BOUDET, GAUSSERAN, COUDARD, BARLE, DELMAS, PICARD, LANNES, ARISTE, PASSERIEUX, etc., etc. Voici la reponse de Victor Hugo: Paris, 4 juin 1876. Mes honorables concitoyens, Votre patriotique sympathie, si eloquemment exprimee, serait une recompense, si j'en meritais une. Mais je ne suis rien qu'une voix qui a dit la verite. Je saisis, en vous remerciant, l'occasion de remercier les innombrables partisans de l'amnistie qui m'ecrivent en ce moment tant de genereuses lettres d'adhesion. En vous repondant, je leur reponds. Cette unanimite pour l'amnistie est belle; on y sent le voeu, je dirais presque le vote de la France. En depit des hesitations aveugles, l'amnistie se fera. Elle est dans la force des choses. L'amnistie s'impose a tous les coeurs par la pitie et a tous les esprits par la justice. Je presse vos mains cordiales. VICTOR HUGO. * * * * * TABLE PARIS ET ROME. DEPUIS L'EXIL PREMIERE PARTIE DU RETOUR EN FRANCE A L'EXPULSION DE BELGIQUE PARIS I. Rentree a Paris. II. Aux allemands. III. Aux francais. IV. Aux parisiens. V. _Les Chatiments_. VI. Election du 8 fevrier 1871. BORDEAUX I. Arrivee a Bordeaux. II. Discours sur la guerre. III. Discours et Declaration sur les demissionnaires alsaciens. IV. La question de Paris. V. La demission. VI. Mort et obseques de Charles Hugo. BRUXELLES I. _Un cri_. II. _Pas de represailles_. III. _Les deux trophees_. IV. A MM. Meurice et Vacquerie. V. L'incident belge.--L'arrestation.--L'attaque nocturne.--L'expulsion. VI. Vianden. VII. Election du 2 juillet 1881. _CONCLUSION_ DEUXIEME PARTIE DE L'EXPULSION DE BELGIQUE A L'ENTREE AU SENAT PARIS I. Aux redacteurs du _Rappel_. II. A M. Leon Bigot, avocat de Maroteau. III. A M. Robert Hyenne. IV. Le mandat contractuel. V. Election du 7 janvier.--Lettre au Peuple de Paris. VI. Funerailles d'Alexandre Dumas. VII. Aux redacteurs de la _Renaissance_. VIII. Aux redacteurs du _Peuple souverain_. IX. Reponse aux romains. X. Questions sociales:--l'Enfant, la Femme. XI. Anniversaire de la Republique. XII. L'avenir de l'Europe. XIII. Offres de rentrer a l'Assemblee. XIV. Henri Rochefort. XV. La ville de Trieste et Victor Hugo. XVI. _La Liberation du territoire_. XVII. Mort de Francois-Victor Hugo. XVIII. Le Centenaire de Petrarque. XIX. La question de la paix remplacee par la question de la guerre. XX. Obseques de Madame Paul Meurice. XXI. Aux Democrates italiens. XXII. Pour un soldat. XXIII. Obseques d'Edgar Quinet. XXIV. Au Congres de la paix. XXV. Le Delegue de Paris aux Delegues des communes de France. XXVI. Obseques de Frederick-Lemaitre. XXVII. Election des senateurs de la Seine. XXVIII. Le condamne Simbozel. XXIX. L'Exposition de Philadelphie. XXX. Obseques de Madame Louis Blanc. XXXI. Obseques de George Sand. XXXII. L'amnistie au senat. NOTES. Note 1. Elections du 8 fevrier 1871. Note 2. Victor Hugo a Bordeaux. Note 3. Demission de Victor Hugo. Note 4. A la deputation des citoyens de Bordeaux. Note 5. Fin de l'incident belge. Note 6. Lettre La Cecilia. Note 7. Le deporte Jules Renard. Note 8. Vente du poeme _la Liberation du territoire_. Note 9. Proces-verbal de l'election du Delegue aux elections senatoriales. Note 10. Elections senatoriales de la Seine. Note 11. Les francs-macons de Toulouse. --- Provided by LoyalBooks.com ---