ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQUES À CHARLEQUINT. par Mr. de VOLTAIRE TOME PREMIER. À LA HAYE, Chez JEAN NEAULME, MDCCLIII. AVERTISSEMENT DU LIBRAIRE. J'ai lieu de croire que Mr. de Voltaire ne sera pas fâché de voir que son Manuscrit, qu'il a intitulé _Abrégé de l'Histoire Universelle depuis Charlemagne jusqu'à Charles-Quint_, et qu'il dit être entre les mains de trente Particuliers, soit tombé entre les miennes. Il sait qu'il m'en avait flatté dès l'année 1742, à l'occasion de son Siècle de Louis XIV, auquel je ne renonçai en 1750, que parce qu'il me dit alors à Postdam, où j'étais, qu'il l'imprimait lui-même à ses propres dépens. Ainsi il ne s'agit ici que de dire comment cet Abrégé m'est tombé entre les mains, le voici. À mon retour de Paris, en Juin de cette année 1753, je m'arrêtai à Bruxelles, où j'eus l'honneur de voir une Personne de mérite, qui en étant le possesseur me le fit voir, et m'en fit aussi tout l'éloge imaginable, de même que l'histoire du Manuscrit, et de tout ce qui s'était passé à l'occasion d'un _Avertissement_ qui se trouve inséré dans le _second Volume du mois de Juin 1752 du Mercure de France_, et répété dans l'_Épilogueur du 31 Juillet de la même année_, avec la Réponse que l'on y a faite, et qui se trouve dans le même _Épilogueur du 7 Août suivant_: toutes choses inutiles à relever ici, mais qui m'ont ensuite déterminé à acheter des mains de ce Galant-Homme le Manuscrit après avoir été offert à l'Auteur, bien persuadé d'ailleurs qu'il était effectivement de Mr. de Voltaire; son génie, son style, et surtout son orthographe s'y trouvant partout. J'ai changé cette dernière, parce qu'il est notoire que le Public a toutes les peines du monde à s'y accoutumer; et c'est ce que l'Auteur est prié de vouloir bien excuser.[1] Je dois encore faire remarquer que par la dernière période de ce Livre, il paraît qu'elle fait la clôture de cet Abrégé, qui finit à _Charles VII Roi de France_, au lieu que l'Auteur la promet par son Titre jusqu'à l'_Empereur Charles-Quint_. Ainsi il est à présumer que ce qui devrait suivre, est cette partie différente d'Histoire qui concerne _les Arts_, qu'il serait à souhaiter que Mr. de Voltaire retrouvât, ou, pour mieux dire, qu'il voulût bien refaire, et la pousser jusqu'au _Siècle de Louis XIV_, afin de remplir son plan, et de nous donner ainsi une suite d'Histoire qui ferait grand plaisir au Public et aux Libraires. TABLE DES ARTICLES CONTENUS DANS LE TOME PREMIER. --Introduction. --De la Chine. --Des Indes, de la Perse, de l'Arabie, et du Mahométisme. --État de l'Italie et de l'Église Chrétienne. --Origine de la Puissance des Papes. --État de l'Église en Orient avant Charlemagne. --Renouvellement de l'Empire en Occident. --Des Usages du temps de Charlemagne. --De la Religion. --Suite des Usages du temps de Charlemagne, de la Justice, des Lois et Coutumes singulières. --Louis le Débonnaire. --État de l'Europe après la mort de Louis le Débonnaire. --Des Normands vers le IVe Siècle. --De l'Angleterre vers le IVe Siècle. --De l'Espagne et des Musulmans aux VIIIe et IXe Siècles. --De l'Empire de Constantinople aux VIIIe et IXe Siècles. --De l'Italie, des Papes, et des autres affaires de l'Église aux VIIIe et IXe Siècles. --État de l'Empire de l'Occident, de l'Italie, et de la Papauté sur la fin du IXe Siècle, dans le cours du Xe et dans la moitié du XIe jusqu'à Henri III. --De la Papauté au Xe Siècle. --Suite de l'Empire d'Othon et de l'État de l'Italie. --De la France vers le temps de Hugues Capet. --État de la France aux Xe et XIe Siècles. --Conquête de la Sicile par les Normands. --Conquête de l'Angleterre par Guillaume Duc de Normandie. --De l'état où était l'Europe aux Xe et XIe Siècles. --De l'Espagne et des Mahométans de ce Royaume, jusqu'au commencement du XIIe Siècle. --De la Religion et de la Superstition de ces temps-là. INTRODUCTION. Plusieurs esprits infatigables ayant débrouillé autant qu'on le peut, le chaos de l'Antiquité, et quelques Génies éloquents ayant écrit l'Histoire Universelle jusqu'à Charlemagne, j'ai regretté qu'ils n'aient pas fourni une carrière plus longue. J'ai voulu pour m'instruire de ce qu'ils ne disent pas, mettre sous mes yeux un précis de l'Histoire, laquelle nous intéresse, à mesure qu'elle devient plus moderne.[2] Ma principale idée est de connaître autant que je pourrai, les moeurs des Peuples, et d'étudier l'Esprit humain. Je regarderai l'ordre des Successions des Rois et la Chronologie comme mes guides, mais non comme le but de mon travail. Ce travail serait bien ingrat, si je me bornais à vouloir apprendre seulement en quelle année un Prince indigne d'être connu, succéda à un Prince barbare. Il semble en lisant les Histoires, que la Terre n'ait été faite que pour quelques Souverains, et pour ceux qui ont servi leurs passions; tout le reste est négligé. Les Historiens, semblables en cela aux Rois, sacrifient le Genre-Humain à un seul homme. N'y a-t-il donc eu sur la Terre que des Princes; et faut-il que presque tous les Inventeurs des Arts soient inconnus, tandis qu'on a des suites chronologiques de tant d'hommes qui n'ont fait aucun bien ou qui ont fait beaucoup de mal? Autant il faut connaître les grandes actions des Souverains qui ont changé la face de la Terre, et surtout de ceux qui ont rendu leurs Peuples meilleurs et plus heureux; autant on doit ignorer le vulgaire des Rois, qui ne servirait qu'à charger la mémoire. Je me propose de diviser mon étude par Siècles; mais je sens qu'en ne présentant à mon esprit que ce qui se fait précisément dans le Siècle que j'aurai sous les yeux, je serai obligé de trop partager mon attention et de séparer en trop de parties les idées suivies que je veux me faire, d'abandonner la recherche d'une Nation, ou d'un Art, ou d'une Révolution, que pour ne la reprendre que longtemps après. Je remonterai donc quelquefois à la source éloignée d'un Art, d'une Coutume importante, d'une Loi, d'une Révolution. J'anticiperai quelquefois, mais le moins que je pourrai, et en évitant, autant que ma faiblesse me le permettra, la confusion et la dispersion des idées. Je tâcherai de présenter à mon esprit une peinture fidèle de ce qui mérite d'être connu dans l'Univers. Avant de considérer l'état où était l'Europe vers le temps de Charlemagne, et les débris de l'Empire Romain, j'examine d'abord s'il n'y a rien qui soit digne de mon attention dans le reste de notre Hémisphère. Ce reste est douze fois plus étendu que la Domination Romaine, et m'apprend d'abord que ces monuments des Empereurs de Rome, chargés des titres de Maîtres et de Restaurateurs de l'Univers, sont des témoignages immortels de vanité et d'ignorance, non moins que de grandeur. Frappés de l'éclat de cet Empire, de ses accroissements et de sa chute, nous avons dans la plupart de nos Histoires Universelles traité les autres hommes comme s'ils n'existaient pas. La Province de la Judée, la Grèce, les Romains se sont emparés de toute notre attention; et quand le célèbre Bossuet dit un mot des Mahométans, il n'en parle que comme d'un déluge de Barbares. Cependant beaucoup de ces Nations possédaient des Arts utiles, que nous tenons d'elles: leurs Pays nous fournissaient des commodités et des choses précieuses, que la Nature nous a refusées, et vêtus de leurs étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie, nous nous sommes fait avec trop d'injustice une loi de les ignorer. ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE. DE LA CHINE. En portant ma vue aux extrémités de l'Orient, je considère en premier lieu l'Empire de la Chine, qui dès lors était plus vaste que celui de Charlemagne, surtout en joignant la Corée et le Tonkin[3], Provinces alors tributaires des Chinois, environ 29 degrés de longitude et 24 en latitude, forment son étendue. Le corps de cet État subsiste avec splendeur depuis plus de 4000 ans, sans que les lois, les moeurs, le langage, la manière même de s'habiller aient souffert d'altération sensible. Son Histoire incontestable et la seule qui soit fondée sur des observations célestes, remonte par la Chronologie la plus sûre, jusqu'à une Éclipse calculée 2155 ans avant notre Ère vulgaire, et vérifiée par les Mathématiciens missionnaires, qui envoyés dans les derniers siècles chez cette Nation inconnue, l'ont admirée et l'ont instruite. Le Père Gaubil a examiné une suite de 36 Éclipses de Soleil, rapportées dans les Livres de Confucius, et il n'en a trouvé que deux douteuses et deux fausses. Il est vrai qu'Alexandre avait envoyé de Babylone en Grèce les observations des Chaldéens, qui remontaient à 400 années plus haut que les Chinois, et c'est sans contredit le plus beau monument de l'Antiquité: mais ces Éphémérides de Babylone n'étaient point liées à l'Histoire des faits: les Chinois au contraire ont joint l'Histoire du Ciel à celle de la Terre, et ont ainsi justifié l'une par l'autre. Deux cent trente ans au-delà du jour de l'Éclipse (calculée 2155 ans avant notre Ère vulgaire) leur Chronologie atteint sans interruption et par les témoignages les plus authentiques, jusqu'à l'Empereur Hiao, habile Mathématicien pour son temps, qui travailla lui-même à réformer l'Astronomie, et qui dans un règne d'environ 80 ans, chercha à rendre les hommes éclairés et heureux. Son nom est encore en vénération en la Chine, comme l'est en Europe celui des Titus, des Trajans, et des Antonins. Avant ce Grand-homme, on trouve encore six Rois ses prédécesseurs; mais la durée de leur règne est incertaine. Je crois qu'on ne peut mieux faire dans ce silence de la Chronologie, que de recourir à la règle de Newton, qui ayant composé une année commune des années qu'ont régné les Rois de différents Pays, réduit chaque règne à 22 ans ou environ. Suivant ce calcul, d'autant plus raisonnable qu'il est plus modéré, ces six Rois auront régné à peu près 130 ans, ce qui est bien plus conforme à l'ordre de la nature, que les 250 ans qu'on donne, par exemple, aux sept Rois de Rome; et que tant d'autres calculs démentis par l'expérience de tous les temps. Le premier de ces Rois, nommé Fohi, régnait donc 25 siècles au moins avant l'Ère vulgaire, au temps que les Babyloniens avaient déjà une suite d'observations astronomiques: et dès lors la Chine obéissait à un Souverain. Ses 15 Royaumes réunis sous un seul homme, prouvent que longtemps auparavant cet État était très peuplé, policé, partagé en beaucoup de Souverainetés; car jamais un grand État ne s'est formé que de plusieurs petits; c'est l'ouvrage du temps, de la politique et du courage. La Chine était au temps de Charlemagne comme longtemps auparavant, et surtout aujourd'hui, plus peuplée encore que vaste. Le dernier dénombrement dont nous avons connaissance, fait seulement dans les 15 Provinces qui composent la Chine proprement dite, monte jusqu'à près de 60 millions d'hommes capables d'aller à la guerre; en ne comptant ni les soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de 60 ans, ni la jeunesse au-dessous de 20 ans, ni les Mandarins, ni la multitude des Lettrés, ni les Bonzes, encore moins les Femmes qui sont partout en pareil nombre que les hommes à un 13 ou 14 près, selon les observations de ceux qui ont calculé avec le plus d'exactitude ce qui concerne le Genre-humain. À ce compte il paraît impossible qu'il y ait moins de 130 millions d'habitants à la Chine: notre Europe n'en a pas probablement beaucoup davantage, à compter (en exagérant) 20 millions en France, 25 en Allemagne, et le reste à proportion. On ne doit donc pas être surpris, si les Villes Chinoises sont immenses; si Pékin,[3] la nouvelle Capitale de l'Empire, a près de six de nos grandes lieues de circonférence, et renferme environ quatre millions de Citoyens: si Nankin,[3] l'ancienne Métropole, en avait autrefois davantage: si une simple Bourgade nommée Quientzeng, où l'on fabrique la Porcelaine, contient environ un million d'habitants. [Note 3: «Tonquin, Pequin et Nanquin»: dans le texte ci-dessous la lettre «k» sera de même substituée aux deux lettres «qu» de l'édition originale de Jean Neaulme.] Les Forces de cet État consistent selon les relations des hommes les plus intelligents qui aient jamais voyagé, dans une Milice d'environ 800000 soldats bien entretenus; cinq cent soixante et dix mille chevaux sont nourris ou dans les écuries ou dans les pâturages de l'Empereur, pour monter les gens de guerre, pour les voyages de la Cour, et pour les courriers publics. Plusieurs Missionnaires, que l'Empereur Cang-hi dans ces derniers temps approcha de sa personne par amour pour les Sciences, rapportent qu'ils l'ont suivi dans ces chasses magnifiques vers la grande Tartarie, où 100000 cavaliers et 60000 hommes de pied marchaient en ordre de bataille. Les Villes Chinoises n'ont jamais eu d'autres fortifications que celles que le bon-sens a inspiré à toutes les Nations, avant l'usage de l'Artillerie. Un fossé, un rempart, une forte muraille et des tours, depuis même que les Chinois se servent de canons, ils n'ont point suivi le modèle de nos Places de guerre; mais au-lieu qu'ailleurs on fortifie des Places, les Chinois ont fortifié leur Empire. La grande muraille qui séparait et défendait la Chine des Tartares, bâtie cent trente-sept ans avant notre Ère, subsiste encore dans un contour de 500 lieues, s'élève sur des montagnes, descend dans des précipices, ayant presque partout 20 de nos pieds de largeur sur plus de 30 de hauteur. Monument supérieur aux Pyramides d'Égypte par son utilité, comme par son immensité. Ce rempart n'a pu empêcher les Tartares de profiter dans la suite des temps des divisions de la Chine, et de la subjuguer; mais la constitution de l'État n'en a été ni affaiblie ni changée. Le Pays des Conquérants est devenu une partie de l'État conquis, et les Tartares Mandchous, maîtres aujourd'hui de la Chine, n'ont fait autre chose que se soumettre les armes à la main aux Lois du Pays dont ils ont envahi le Trône. Le revenu ordinaire de l'Empereur se monte, selon les supputations les plus vraisemblables, à deux cents millions d'onces d'argent. Il est à remarquer que l'once d'argent ne vaut pas cent de nos sous valeur intrinsèque, comme le dit l'Histoire de la Chine; car il n'y a point de valeur intrinsèque numéraire; mais à prendre le marc de notre argent à 50 de nos livres de compte, cette somme revient à 1250 millions de notre monnaie en 1740. Je dis en ce temps; car cette valeur arbitraire n'a que trop changé parmi nous, et changera peut-être encore: c'est à quoi ne prennent pas assez garde les Écrivains plus instruits des livres que des affaires, qui évaluent souvent l'argent étranger d'une manière fort fautive. Ils ont eu des Monnaies d'or et d'argent frappées avec le coin, longtemps avant que les Dariques fussent frappés en Perse. L'Empereur Cang-hi avait rassemblé une suite de 3000 de ces monnaies, parmi lesquelles il y en avait beaucoup des Indes; autre preuve de l'ancienneté des Arts dans l'Asie; mais depuis longtemps l'or n'est plus une mesure commune à la Chine, il y est marchandise comme en Hollande, l'argent n'y est plus monnaie: le poids et le titre en font le prix; on n'y frappe plus que du cuivre, qui seul dans ce Pays a une valeur arbitraire. Le Gouvernement dans des temps difficiles a passé en papier, comme on a fait depuis dans plus d'un État de l'Europe; mais jamais la Chine n'a eu l'usage des Banques publiques, qui augmentent les richesses d'une Nation, en multipliant son crédit. Ce Pays favorisé de la Nature possède presque tous les fruits de notre Europe, et beaucoup d'autres qui nous manquent. Le Blé, le Riz, la Vigne, les Légumes, les Arbres de toutes espèces y couvrent la terre; mais les Peuples n'ont jamais fait de Vin, satisfaits d'une liqueur assez forte qu'ils savent tirer du riz. L'Insecte précieux qui produit la Soie, est originaire de la Chine; c'est de-là qu'il passa en Perse assez tard avec l'Art de faire des étoffes, du duvet qui les couvre; et ces étoffes étaient si rares du temps même de Justinien, que la Soie se vendait en Europe au poids de l'or. Le Papier fin et d'un blanc éclatant était fabriqué chez les Chinois de temps immémorial, on en faisait avec les filets de bois de Bambou bouilli. On ne connaît pas la première époque de la Porcelaine et de ce beau Vernis qu'on commence à imiter et à égaler en Europe. Ils savent depuis 2000 ans fabriquer le Verre, mais moins beau et moins transparent que le nôtre. L'Imprimerie y fut inventée par eux du temps de Jules César. On sait que cette Imprimerie est une gravure sur des planches de bois, telle que Gutenberg la pratiqua le premier à Mayence au XIVe Siècle. L'Art de graver les caractères sur le bois, est plus perfectionné à la Chine; notre méthode d'employer les caractères mobiles et de fonte, beaucoup supérieure à la leur, n'a point encore été adoptée par eux, tant ils sont attachés à leurs anciens usages. Ils avaient un peu de Musique, mais si informe et si grossière, qu'ils ignoraient les semi-tons. L'usage des Cloches est chez eux de la plus haute antiquité. Ils ont cultivé la Chimie, et sans devenir jamais bons Physiciens, ils ont inventé la poudre; mais ils ne s'en servaient que dans des Fêtes, dans l'Art des Feux d'artifice, où ils ont surpassé les autres Nations. Ce furent les Portugais qui dans ces derniers Siècles leur ont enseigné l'usage de l'Artillerie, et ce sont les Jésuites qui leur ont appris à fondre le Canon. Si les Chinois ne s'appliquent pas à inventer ces instruments destructeurs, il ne faut pas en louer leur vertu, puisqu'ils n'en ont pas moins fait la guerre. Jamais leur Géométrie n'alla au-delà des simples éléments. Ils poussèrent plus loin l'Astronomie, en tant qu'elle est la science des yeux et le fruit de la patience. Ils observèrent le Ciel assidûment, remarquèrent tous les phénomènes, et les transmirent à la postérité. Ils divisèrent, comme nous, le cours du Soleil en 365 parties. Ils connurent, mais confusément, la précision des Équinoxes et des Solstices. Ce qui mérite peut-être le plus d'attention, c'est que de temps immémorial ils partagent le mois en semaines de sept jours. On montre encore les instruments dont se servit un de leurs fameux Astronomes mille ans avant notre Ère, dans une Ville qui n'est que du troisième ordre. Nankin, l'ancienne Capitale, conserve un Globe de bronze, que trois hommes ne peuvent embrasser, porté sur un cube de cuivre qui s'ouvre, et dans lequel on fait entrer un homme pour tourner ce Globe, sur lequel sont tracés les méridiens et les parallèles. Pékin a un Observatoire rempli d'Astrolabes et de Sphères armillaires; instruments à-la-vérité inférieurs aux nôtres pour l'exactitude, mais témoignages célèbres de la supériorité des Chinois sur les autres Peuples d'Asie. La Boussole qu'ils connaissaient, ne servait pas à son véritable usage de guider la route des Vaisseaux. Ils ne naviguaient que près des côtes; possesseurs d'une terre qui fournit tout, ils n'avaient pas besoin d'aller, comme nous, au bout du Monde. La Boussole, ainsi que la Poudre à tirer, était pour eux une simple curiosité, et ils n'en étaient pas plus à plaindre. Il est étrange que leur Astronomie et leurs autres Sciences soient en même temps si anciennes chez eux et si bornées: ce qui est moins étonnant, c'est la crédulité avec laquelle ces Peuples ont toujours joint leurs erreurs de l'Astrologie judiciaire aux vraies Connaissances célestes. Cette superstition a été celle de tous les hommes, et il n'y a pas longtemps que nous en sommes guéris, tant l'erreur semble faite pour le Genre humain. Si on cherche pourquoi tant d'Arts et de Sciences cultivées sans interruption depuis si longtemps à la Chine, ont cependant fait si peu de progrès, il y en a peut-être deux raisons; l'une est le respect prodigieux que ces Peuples ont pour ce qui leur a été transmis par leurs Pères, et qui rend parfait à leurs yeux tout ce qui est ancien, l'autre est la nature de leur Langue, premier principe de toutes les connaissances. L'Art de faire connaître ses idées par l'écriture, qui devrait n'être qu'une méthode très-simple, est chez eux ce qu'ils ont de plus difficile. Chaque mot a des caractères différents: un Savant à la Chine est celui qui connaît le plus de ces caractères, quelques-uns sont arrivés à la vieillesse avant de savoir bien écrire. Ce qu'ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné, c'est la Morale et les Lois. Le respect des enfants pour les Pères est le fondement du Gouvernement Chinois. L'autorité paternelle n'y est jamais affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son Père qu'avec le consentement de tous les parents, des amis, et des Magistrats. Les Mandarins lettrés y sont regardés comme les Pères des Villes et des Provinces, et le Roi comme le Père de l'Empire. Cette idée enracinée dans les coeurs, forme une famille de cet État immense. Tous les vices y existent comme ailleurs, mais plus réprimés par le frein des Lois. Les cérémonies continuelles qui y gênent la société, et dont l'amitié seule se défait dans l'intérieur des maisons, ont établi dans toutes les Nations une retenue et une honnêteté qui donne à la fois aux moeurs de la gravité et de la douceur. Ces qualités s'étendent jusqu'au dernier du peuple. Des Missionnaires racontent que souvent dans des Marchés publics, au milieu de ces embarras et de ces confusions qui excitent dans nos Contrées des clameurs si barbares et des emportements si fréquents et si odieux, ils ont vu les Paysans se mettre à genoux les uns devant les autres selon la coutume du Pays, se demander pardon de l'embarras dont chacun s'accusait, s'aider l'un l'autre, et débarrasser tout avec tranquillité. Dans les autres Pays les Lois punissent les Crimes; à la Chine elles font plus, elles récompensent la Vertu. Le bruit d'une action généreuse et rare se répand-il dans une Province, le Mandarin est obligé d'en avertir l'Empereur, et l'Empereur envoie une marque d'honneur à celui qui l'a si bien mérité. Cette Morale, cette obéissance aux Lois, jointe à l'adoration d'un Être suprême, forment la Religion de la Chine, celle des Empereurs et des Lettrés. L'Empereur est de temps immémorial le premier Pontife, c'est lui qui sacrifie au _Tien_, au Souverain du Ciel et de la Terre. Il doit être le premier Philosophe, le premier Prédicateur de l'Empire; ses Édits sont presque toujours des instructions qui animent à la vertu. Congfutsée que nous appelons _Confucius_, qui vivait il y a 2300 ans, un peu avant Pythagore, rétablit cette Religion, laquelle consiste à être juste. Il l'enseigna et la pratiqua dans la grandeur, dans l'abaissement, tantôt premier Ministre du Roi tributaire de l'Empereur, tantôt exilé, fugitif et pauvre. Il eut de son vivant 5000 disciples, et après sa mort ses disciples furent les Empereurs, les _Colao_, c'est-à-dire les Mandarins, les Lettrés, et tout ce qui n'est pas peuple. Sa famille subsiste encore, et dans un Pays où il n'y a d'autre Noblesse que celle des services actuels, elle est distinguée des autres familles en mémoire de son Fondateur: pour lui, il a tous les honneurs, non pas les honneurs divins qu'on ne doit à aucun homme, mais ceux que mérite un homme, qui a donné de la Divinité les idées les plus saines que puisse former l'esprit humain sans Révélation. Quelque temps avant lui, Lao-Kum avait introduit une Secte, qui croit aux Esprits malins, aux Enchantements, aux Prestiges. Une Secte semblable à celle d'Épicure fut reçue et combattue à la Chine 500 ans avant JÉSUS-CHRIST: mais dans le premier Siècle de notre Ère, ce Pays fut inondé de la superstition des Bonzes. Ils apportèrent des Indes l'idole de _Fo_ ou de _Foé_, adoré sous différents noms par les Japonais et les Tartares, prétendu Dieu descendu sur la Terre, à qui on rend le culte le plus ridicule, et par conséquent le plus fait pour le Vulgaire. Cette Religion née dans les Indes près de mille ans avant JÉSUS-CHRIST, a infecté l'Asie orientale; c'est ce Dieu que prêchent les _Bonzes_ à la Chine, les _Talapoins_ à Siam, les _Lamas_ en Tartarie. C'est en son nom qu'ils promettent une vie éternelle, et que des milliers de Bonzes consacrent leurs jours à des exercices de pénitence, qui effrayent la nature. Quelques-uns passent leur vie nus et enchaînés; d'autres portent un carcan de fer, qui plie leurs corps en deux et tient leur front toujours baissé à terre. Leur fanatisme se subdivise à l'infini. Ils passent pour chasser des Démons, pour opérer des miracles; ils vendent aux peuples la rémission des péchés. Cette Secte séduit quelquefois des Mandarins, et par une fatalité qui montre que la même superstition est de tous les Pays, quelques Mandarins se sont fait tondre en Bonzes par piété. Ce sont eux qui dans la Tartarie ont à leur tête le _Dailama_, Idole vivante qu'on adore, et c'est là peut-être le triomphe de la Superstition humaine. Ce _Dailama_, successeur et vicaire du Dieu _Fo_, passe pour immortel. Les Prêtres nourrissent toujours un jeune _Lama_ désigné successeur secret du Souverain Pontife, qui prend sa place dès que celui-ci, qu'on croit immortel, est mort. Les Princes Tartares ne lui parlent qu'à genoux. Il décide souverainement tous les points de Foi sur lesquels les Lamas sont divisés. Enfin il s'est depuis quelque temps fait Souverain du Tibet à l'occident de la Chine. L'Empereur reçoit ses Ambassadeurs, et lui en envoie avec des présents considérables. Ces Sectes sont tolérées à la Chine pour l'usage du Vulgaire, comme des aliments grossiers faits pour le nourrir; tandis que les Magistrats et les Lettrés séparés en tout du peuple, se nourrissent d'une substance plus pure. Confucius gémissait pourtant de cette foule d'erreurs: _Pourquoi_, dit-il dans un de ses Livres, _y a-t-il plus de crimes chez la populace ignorante que parmi les Lettrés? C'est que le peuple est gouverné par les Bonzes_. Beaucoup de Lettrés sont à-la-vérité tombés dans le Matérialisme, mais leur Morale n'en a point été altérée. Ils pensent que la vertu est si nécessaire aux hommes, et si aimable par elle-même, qu'on n'a pas même besoin de la connaissance d'un Dieu pour la suivre. On prétend que vers le VIIIe Siècle, du temps de Charlemagne, la Religion Chrétienne était connue à la Chine. On assure que nos Missionnaires ont trouvé dans la Province de Kinski une inscription en caractères Syriaques et Chinois. Ce monument qu'on voit tout au long dans Kirker, atteste qu'un Évêque nommé Olopuen, partit de Judée l'an de Notre Seigneur 636 pour annoncer l'Évangile; qu'aussitôt qu'il fut arrivé au faubourg de la Ville Impériale, l'Empereur envoya un Colao au devant de lui, et lui fit bâtir une Église Chrétienne, etc. La date de l'inscription est de l'année 782. Ce monument est peut-être une de ces fraudes pieuses, qu'on s'est toujours trop aisément permises. Ce nom d'_Olopuen_, qui est Espagnol, rend déjà le monument bien suspect. Cet empressement d'un Empereur de la Chine à envoyer à cet Olopuen un Grand de sa Cour, est plus suspect encore dans un Pays où il était défendu sous peine de mort aux Étrangers de passer les frontières. La date de l'inscription ne porte-t-elle pas encore le caractère du mensonge? Les Prêtres et les Évêques de Jérusalem ne comptaient point leurs années au VIIe Siècle, comme on les compte dans ce monument. L'Ère Vulgaire de Denys le Petit n'est point reçue chez les Nations Orientales, et on ne commença même à s'en servir en Occident que vers le temps de Charlemagne. De plus, comment cet Olopuen aurait-il pu, en arrivant, se faire entendre dans une Langue qu'on peut à peine apprendre en dix années; et comment un Empereur eut-il fait tout d'un coup bâtir une Église Chrétienne en faveur d'un Étranger qui aurait bégayé par interprète une Religion si nouvelle? Il est donc probable qu'au temps de Charlemagne, la Religion Chrétienne était absolument inconnue à la Chine. Je me réserve à jeter les yeux sur Siam, sur le Japon, et sur tout ce qui est situé vers l'Orient et le Midi, lorsque je serai parvenu au temps où l'industrie des Européens s'est ouvert un chemin facile à ces extrémités de notre Hémisphère. DES INDES, DE LA PERSE, DE L'ARABIE ET DU MAHOMÉTISME. En me ramenant vers l'Europe, je trouve d'abord l'Inde ou l'Indoustan, Contrée un peu moins vaste que la Chine, et plus connue par les denrées précieuses que l'industrie des Négociants en a tiré dans tous les temps, que par des relations exactes. Une chaîne de montagnes peu interrompues, semble en avoir fixé les limites entre la Chine, la Tartarie et la Perse. Le reste est entouré de mers. Cependant l'Inde en-deçà du Gange fut longtemps soumise aux Persans, et voilà pourquoi Alexandre, vengeur de la Grèce et vainqueur de Darius, poussa ses conquêtes jusqu'aux Indes tributaires de son ennemi. Depuis Alexandre les Indiens avaient vécu dans la liberté et dans la mollesse qu'inspirent la valeur du climat et la richesse de la terre. Les Grecs y voyageaient avant Alexandre pour y chercher la Science. C'est là que le célèbre Pilpay écrivit, il y a 2300 années, ces _Fables Morales_, traduites dans presque toutes les Langues du Monde. Le Jeu des Échecs y fut inventé. Les Chiffres dont nous nous servons, et que les Arabes nous ont apporté vers le temps de Charlemagne, nous viennent de l'Inde. Peut-être les anciennes Médailles, dont les Curieux Chinois font tant de cas, sont une preuve que les Arts furent cultivés aux Indes avant d'être connus des Chinois. On y a de temps immémorial divisé la route annuelle du Soleil en douze parties. L'année des Bracmanes et des plus anciens Gymnosophistes commença toujours, quand le Soleil entrait dans la Constellation qu'ils nomment _Moscham_, et qui est pour nous le Bélier. Leurs Semaines furent toujours de sept jours: division que les Grecs ne connurent jamais. Leurs Jours portent les noms des sept Planètes. Le Jour du Soleil est appelé chez eux _Mitradinam_, reste à savoir si ce mot _Mitra_, qui chez les Perses signifie aussi le Soleil, est originairement un terme de la Langue des Mages, ou de celle des Sages de l'Inde. Il est bien difficile de dire, laquelle des deux Nations enseigna l'autre; mais s'il s'agissait de décider entre les Indes et l'Égypte, je croirais les Sciences bien plus anciennes dans les Indes. Ma conjecture est fondée sur ce que le terrain des Indes est bien plus aisément habitable que le terrain voisin du Nil, dont les débordements dûrent longtemps rebuter les premiers Colons, avant qu'ils eussent dompté ce fleuve en creusant des canaux. Le sol des Indes est d'ailleurs d'une fertilité bien plus variée, et qui a dû exciter davantage la curiosité et l'industrie humaine: mais il ne paraît pas que la Science du Gouvernement et de la Morale y ait été perfectionnée autant que chez les Chinois. La Superstition y a dès longtemps étouffé les Sciences qu'on y venait apprendre dans les temps reculés. Les Bonzes et les Bramins,[4] successeurs des Bracmanes[4], y soutiennent la doctrine de la Métempsycose. Ils y répandent d'ailleurs l'abrutissement avec l'erreur: ils engagent, quand ils peuvent, les femmes à se brûler sur le corps de leurs maris morts. Les vastes Côtes de Coromandel sont en proie à ces coutumes affreuses, que le Gouvernement Mahométan n'a pu encore détruire. [Note 4: Orthographe originale de l'édition de Jean Neaulme (1753).] Ces Bramins, qui entretiennent dans le peuple la plus stupide idolâtrie, ont pourtant entre leurs mains un des plus anciens Livres du Monde, écrit par leurs premiers Sages, dans lequel on ne reconnaît qu'un seul Être suprême. Ils conservent précieusement ce témoignage qui les condamne. Ils prêchent des erreurs qui leur sont utiles, et cachent une vérité qui ne serait que respectable. Dans ce même Indoustan sur les Côtes de Malabar et de Coromandel, on est surpris de trouver des Chrétiens établis depuis environ 1200 ans. Ils se nomment les Chrétiens de St. Thomas. Un Marchand Chrétien de Syrie nommé _Mar Thomas_ (_Mar_ signifie _Monsieur_) y établit sa religion avec son commerce. Il y laissa une nombreuse famille, des Facteurs, des Ouvriers, qui s'étant un peu multipliés, ont depuis douze Siècles conservé la Religion de _Mar Thomas_, qu'on n'a pas manqué de prendre ensuite pour St. Thomas l'Apôtre. Ces Chrétiens ne connaissaient ni la Suprématie de Rome, ni la Transubstantiation, ni plusieurs Sacrements, ni le Purgatoire, ni le Culte des Images. Nous verrons en son temps comment de nouveaux Missionnaires leur ont appris ce qu'ils ignoraient. En remontant vers la Perse, on y trouve un peu avant le temps qui me sert d'époque, la plus grande et la plus prompte révolution que nous connaissions sur la Terre. Une nouvelle Domination, une Religion et des Moeurs jusqu'alors inconnues, avaient changé la face de ces Contrées; et ce changement s'étendait déjà fort avant en Asie, en Afrique et en Europe. Pour me faire une idée du Mahométisme qui a donné une nouvelle forme à tant d'Empires, je me rappellerai d'abord les parties du Monde qui lui furent les premières soumises. La Perse avait étendu sa domination avant Alexandre, de l'Égypte à la Bactriane au-delà du Pays où est aujourd'hui Samarcande, et de la Thrace jusqu'au Fleuve de l'Inde. Divisée et resserrée sous les Séleucides, elle avait repris des accroissements sous Arsaces le Parthien 250 ans avant JÉSUS-CHRIST. Les Arsacides n'eurent ni la Syrie, ni les Contrées qui bordent le Pont-Euxin; mais ils disputèrent avec les Romains de l'Empire de l'Orient, et leur opposèrent toujours des barrières insurmontables. Du temps d'Alexandre Sévère, vers l'an 226, Artaxare enleva ce Royaume et rétablit l'Empire des Perses, dont l'étendue ne différait guères alors de ce qu'elle est de nos jours. Au milieu de toutes ces révolutions, l'ancienne Religion des Mages s'était toujours soutenue en Perse, et ni les Dieux des Grecs, ni d'autres Divinités n'avaient prévalu. Noushirvan ou Cosroés le Grand, sur la fin du VIe Siècle, avait étendu son empire dans une partie de l'Arabie pétrée et de celle qu'on nommait heureuse. Il en avait chassé des Abyssins Chrétiens, qui l'avaient envahie. Il proscrivit autant qu'il le put le Christianisme de ses propres États, forcé à cette sévérité par le crime d'un fils de sa femme, qui s'étant fait Chrétien, se révolta contre lui. La dernière année du règne de ce fameux Roi, naquit Mahomet à la Mecque dans l'Arabie pétrée en 570. Son Pays défendait alors sa liberté contre les Perses et contre ces Princes de Constantinople, qui retenaient toujours le nom d'Empereurs Romains. Les enfants du Grand Noushirvan, indignes d'un tel Père, désolaient la Perse par des guerres civiles et par des parricides. Les successeurs du sage Justinien avilissaient le nom de l'Empire. Maurice venait d'être détrôné par les armes de Phocas, et par les intrigues du Patriarche Ciriaque et de quelques Évêques, que Phocas punit ensuite de l'avoir servi. Le sang de Maurice et de ses cinq fils avait coulé sous la main du bourreau; et le Pape Grégoire le Grand, ennemi des Patriarches de Constantinople, tâchait d'attirer le Tyran Phocas dans son parti, en lui prodiguant des louanges, et en condamnant la mémoire de Maurice, qu'il avait loué pendant sa vie. L'Empire de Rome en Occident était anéanti, un déluge de Barbares, Goths, Hérules, Huns, Vandales inondaient l'Europe, quand Mahomet jetait dans les Déserts de l'Arabie les fondements de la Religion et de la Puissance Musulmane. On sait que Mahomet était le cadet d'une famille pauvre, qu'il fut longtemps au service d'une femme de la Mecque, nommée Caditscha, laquelle exerçait le négoce; qu'il l'épousa, et qu'il vécut obscur jusqu'à l'âge de quarante ans. Il ne déploya qu'à cet âge les talents qui le rendaient supérieur à ses compatriotes. Il avait une éloquence vive et forte, dépouillée d'art et de méthode, telle qu'il la fallait à des Arabes; un air d'autorité et d'insinuation, animé par des yeux perçants et par une physionomie heureuse; l'intrépidité d'Alexandre, sa libéralité, et la sobriété dont Alexandre aurait eu besoin pour être un grand-homme en tout. L'amour, qu'un tempérament ardent lui rendait nécessaire, et qui lui donna tant de femmes et de concubines, n'affaiblit ni son courage, ni son application, ni sa santé. C'est ainsi qu'en parlent les Arabes contemporains, et ce portrait est justifié par ses actions. Après avoir bien connu le caractère de ses concitoyens, leur ignorance, leur crédulité et leur disposition à l'enthousiasme, il vit qu'il pouvait s'ériger en Prophète. Il feignit des révélations, il parla, il se fit croire d'abord dans sa maison, ce qui était probablement le plus difficile. En trois ans il eut quarante-deux disciples persuadés; Omar, son persécuteur, devint son Apôtre; au bout de cinq ans il en eut 114. Il enseignait aux Arabes adorateurs des Étoiles, qu'il ne fallait adorer que le Dieu qui les a faites: que les Livres des Juifs et des Chrétiens s'étant corrompus et falsifiés, on devait les avoir en horreur: qu'on était obligé sous peine de châtiment éternel de prier cinq fois par jour; de donner l'aumône; et surtout, en ne reconnaissant qu'un seul Dieu, de croire en Mahomet son dernier Prophète; enfin de hasarder sa vie pour sa foi. Il défendit l'usage du Vin, parce que l'abus en est trop dangereux. Il conserva la Circoncision pratiquée par les Arabes, ainsi que par les anciens Égyptiens, instituée probablement pour prévenir ces abus de la première puberté, qui énervent souvent la jeunesse. Il permit aux hommes la pluralité des femmes, usage immémorial de tout l'Orient. Il n'altéra en rien la Morale, qui a toujours été la même dans le fond chez tous les hommes, et qu'aucun Législateur n'a jamais corrompue. Il proposait pour récompense une Vie éternelle, où l'Âme serait enivrée de tous les plaisirs spirituels, et où le Corps ressuscité avec ses sens goûterait par ces sens même toutes les voluptés qui lui sont propres. Sa Religion s'appela l'_Islamisme_,[5] qui signifie _résignation à la volonté de Dieu_. Le Livre qui la contient, s'appela _Coran_, c'est-à-dire le _Livre_, ou l'_Écriture_, ou _la Lecture par excellence_. [Note 5: Écrit «Ismamisme» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] Tous les Interprètes de ce Livre conviennent que sa morale est contenue dans ces paroles: _Recherchez qui vous chasse; donnez à qui vous offense; pardonnez à qui vous offense; faites du bien à tous; ne contestez point avec les Ignorants_. Parmi les déclamations incohérentes, dont ce Livre est rempli selon le goût Oriental, on ne laisse pas de trouver des morceaux qui peuvent paraître sublimes. Mahomet, par exemple, en parlant de la cessation du Déluge, s'exprime ainsi. _Dieu dit, Terre engloutis tes eaux, Ciel puise les ondes que tu a versées: le Ciel et la Terre obéirent_. Sa définition de Dieu est d'un genre plus véritablement sublime. On lui demandait quel était cet _Alla_ qu'il annonçait: _C'est celui_, répondit-il, _qui tient l'être de soi-même, et de qui les autres le tiennent; qui n'engendre point, et qui n'est point engendré; et à qui rien n'est semblable dans toute l'étendue des Êtres_. Il est vrai que les contradictions, les absurdités, les anachronismes sont répandues en foule dans ce Livre. On y voit surtout une ignorance profonde de la Physique la plus simple et la plus connue. C'est-là la pierre de touche des Livres que les fausses Religions prétendent écrits par la Divinité; car Dieu n'est ni absurde ni ignorant; mais le Vulgaire qui ne voit point ces fautes, les adore, et les Docteurs emploient un déluge de paroles pour les pallier. Quelques personnes ont cru sur un passage équivoque de l'Alcoran, que Mahomet ne savait ni lire ni écrire; ce qui ajouterait encore aux prodiges de ses succès: mais il n'est pas vraisemblable qu'un homme qui avait été négociant si longtemps, ne sût pas ce qui est si nécessaire au négoce: encore moins est-il probable, qu'un homme si instruit des Histoires et des Fables de son Pays, ignorât ce que savaient tous les enfants de sa Patrie. D'ailleurs les Auteurs Arabes rapportent qu'en mourant, Mahomet demanda une plume et de l'encre. Persécuté à la Mecque, sa fuite qu'on nomme _Égire_, devint l'époque de sa gloire et de la fondation de son Empire. De fugitif il devint conquérant; réfugié à Médine, il y persuada le peuple et l'asservit: il battit d'abord avec 113 hommes les Mecquois, qui étaient venus fondre sur lui au nombre de mille. Cette victoire, qui fut un miracle aux yeux de ses Sectateurs, les persuada que Dieu combattait pour eux, comme eux pour lui. Dès la première victoire, ils espérèrent la conquête du Monde. Mahomet prit la Mecque, vit ses persécuteurs à ses pieds, conquit en neuf ans par la parole et par les armes toute l'Arabie, Pays aussi grand que la Perse, et que les Perses ni les Romains n'avaient pu conquérir. Dès ses premiers succès il avait écrit au Roi de Perse Cosroès Second, à l'Empereur Héraclius, au Prince des Coptes Gouverneur d'Égypte, au Roi des Abyssins, à un Roi nommé Mandar, qui régnait dans une Province près du Golfe Persique. Il osa leur proposer d'embrasser sa Religion; et ce qui est étrange, c'est que de ces Princes il y en eut deux qui se firent Mahométans. Ce furent le Roi d'Abyssinie et ce Mandar. Cosroès déchira la Lettre de Mahomet avec indignation. Héraclius répondit par des présents. Le Prince des Coptes lui envoya une Fille qui passait pour un chef-d'oeuvre de la Nature, et qu'on appelait _La belle Marie_. Mahomet au bout de neuf ans se croyant assez fort pour étendre sa conquête et sa religion dans l'Empire Grec et Persan, commença par attaquer la Syrie soumise alors à Héraclius, et lui prit quelques Villes. Cet Empereur entêté de disputes métaphysiques de Religion, et qui avait pris le parti des Monothélites, essuya en peu de temps deux propositions bien singulières; l'une de la part de Cosroès Second, qui l'avait longtemps vaincu, et l'autre de la part de Mahomet. Cosroès voulait qu'Héraclius embrassât la Religion des Mages, et Mahomet qu'il se fît Musulman. Enfin Mahomet maître de l'Arabie, et redoutable à tous ses voisins, attaqué d'une maladie mortelle à Médine à l'âge de 63 ans, voulut que ses derniers moments parussent ceux d'un Héros et d'un Juste: _Que celui à qui j'ai fait violence et injustice paraisse_, s'écria-t-il, _et je suis prêt de lui faire réparation_. Un homme se leva, qui lui redemanda quelque argent; Mahomet le lui fit donner, et expira peu de temps après, regardé comme un grand-homme par ceux mêmes qui savaient qu'il était un imposteur, et révéré comme un Prophète par tout le reste. Sa dernière volonté ne fut point exécutée. Il avait nommé Aly son gendre et Fatime sa fille pour les héritiers de son Empire. Mais l'ambition qui l'emporte sur le fanatisme même, engagea les Chefs de son Armée à déclarer Calife, c'est-à-dire Vicaire du Prophète, le vieux Abubéker son beau-père, dans l'espérance qu'ils pourraient bientôt eux-mêmes partager la succession. Aly resta dans l'Arabie, attendant le temps de se signaler. Abubéker rassembla d'abord en un corps les feuilles éparses de l'Alcoran. On lut en présence de tous les Chefs les chapitres de ce Livre, et on établit son authenticité invariable. Bientôt Abubéker mena ses Musulmans en Palestine, et y défit le frère d'Héraclius. Il mourut peu après avec la réputation du plus généreux de tous les hommes, n'ayant jamais pris pour lui qu'environ quarante sous de notre monnaie par jour de tout le butin qu'on partageait, et ayant fait voir combien le mépris des petits intérêts peut s'accorder avec l'ambition que les grands intérêts inspirent. Omar élu après lui fut un des plus rapides Conquérants qui aient désolé la Terre. Il prend d'abord Damas, célèbre par la fertilité de son territoire, par les ouvrages d'acier les meilleurs de l'Univers, par ces étoffes de Soie qui portent encore son nom. Il chasse de la Syrie et de la Phénicie les Grecs qu'on appelait Romains. Il reçoit à composition après un long siège, la Ville de Jérusalem toujours occupée par des étrangers, qui se succédèrent les uns aux autres, depuis que David l'eut enlevée à ses anciens citoyens. Dans le même temps les Lieutenants d'Omar s'avançaient en Perse. Le dernier des Rois Persans, que nous appelons Hormisdas IV, livre bataille aux Arabes à quelques lieues de Madain, devenue la Capitale de cet Empire. Il perd la bataille et la vie. Les Perses passent sous la domination d'Omar, plus facilement qu'ils n'avaient subi le joug d'Alexandre. Alors tomba cette ancienne Religion des Mages, que le Vainqueur de Darius avait respectée; car il ne toucha jamais au culte des Peuples vaincus. Les Mages fondés par Zoroastre et réformés ensuite par un autre Zoroastre du temps de Darius, fils d'Hydaspes, adorateurs d'un seul Dieu, ennemis de tout simulacre, révéraient dans le Feu qui donne la vie à la Nature, l'emblême de la Divinité. Ils reconnaissaient de tout temps un mauvais Principe, à qui Dieu permettait de faire le mal, ils le nommaient _Satan_, et c'est parmi eux que Mannés avait puisé sa Doctrine des deux Principes. Ils regardaient leur Religion comme la plus ancienne et la plus pure. La connaissance qu'ils avaient des Mathématiques, de l'Astronomie et de l'Histoire, augmentait leur mépris pour leurs vainqueurs alors ignorants. Ils ne purent abandonner une Religion consacrée par tant de siècles pour une Secte ennemie qui venait de naître. Ils se retirèrent aux extrémités de la Perse et de l'Inde. C'est là qu'ils vivent aujourd'hui sous le nom de _Gavres_ ou de _Guèbres_, ne se mariant qu'entre eux, entretenant le Feu sacré, fidèles à ce qu'ils connaissent de leur ancien culte, mais ignorants, méprisés et, à leur pauvreté près, semblables aux Juifs si longtemps dispersés sans s'allier aux autres Nations, et plus encore aux Banians, qui ne sont établis et dispersés que dans l'Inde. Tandis qu'un Lieutenant d'Omar subjugue la Perse, un autre enlève l'Égypte entière aux Romains et une grande partie de la Lybie. C'est dans cette conquête qu'est brûlée la fameuse Bibliothèque d'Alexandrie, monument des connaissances et des erreurs des hommes, commencée par Ptolémée[6] Philadelphe, et augmentée par tant de Rois. Alors les Sarrasins ne voulaient de Science que l'Alcoran. [Note 6: Écrit «Ptolomée» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] Après Omar tué par un Esclave Perse, Aly ce gendre de Mahomet que les Persans révèrent aujourd'hui, et dont ils suivent les principes en opposition à ceux d'Omar, obtint enfin le Califat, et transféra le Siège des Califes dans la Ville de Médine, où Mahomet est enseveli dans la Ville de Couffa sur les bords de l'Euphrate: à peine en reste-t-il aujourd'hui des ruines. C'est le sort de Babylone, de Séleucie, et de toutes les anciennes Villes de la Chaldée, qui n'étaient bâties que de briques. Après le règne de seize Califes de la Maison des Ommiades, régnèrent les Califes Abassides. C'est Abougrafar Almanzor, second Calife Abasside, qui fixa le Siège de ce grand Empire à Bagdad[7] au-delà de l'Euphrate dans la Chaldée. Les Turcs disent qu'il en jeta les fondements. Les Persans assurent qu'elle était très-ancienne, et qu'il ne fit que la réparer. C'est cette Ville qu'on appelle quelquefois Babylone, et qui a été le sujet de tant de guerres entre la Perse et la Turquie. [Note 7: Écrit «Bagdat» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] La domination des Califes dura 655 ans, despotiques dans la Religion, comme dans le Gouvernement. Ils n'étaient point adorés, ainsi que le grand Lama; mais ils avaient une autorité plus réelle, et dans les temps même de leur décadence, ils furent respectés des Princes qui les persécutaient. Tous ces Sultans Turcs, Arabes, Tartares, reçurent l'investiture des Califes, avec bien moins de contestation, que plusieurs Princes Chrétiens n'en ont reçu des Papes. On ne baisait point les pieds du Calife, mais on se prosternait sur le seuil de son Palais. Si jamais Puissance a menacé toute la Terre, c'est celle de ces Califes, car ils avaient le droit du Trône et de l'Autel, du Glaive et de l'Enthousiasme. Leurs ordres étaient autant d'oracles, et leurs soldats autant de fanatiques. Dès l'an 671 ils assiégèrent Constantinople, qui devait un jour devenir Mahométane; les divisions presque inévitables parmi tant de Chefs féroces, n'arrêtèrent pas leurs conquêtes. Ils ressemblèrent en ce point aux anciens Romains, qui parmi leurs guerres civiles avaient subjugué l'Asie mineure. On les voit en 711 passer d'Égypte en Espagne, soumise aisément tour à tour, par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths et Vandales, et enfin par ces Arabes qu'on nomme Maures. Ils y établissent d'abord le Royaume de Cordoue. Le Sultan d'Égypte secoue à-la-vérité le joug du grand Calife de Bagdag, et Abdérame, Gouverneur de l'Espagne conquise, ne reconnaît plus le Sultan d'Égypte; cependant tout plie encore sous les Armes Musulmanes. Cet Abdérame, petit-fils du Calife Hétham, prend les Royaumes de Castille, de Navarre, de Portugal, d'Aragon, il établit les siens en Languedoc, il s'empare de la Guyenne et du Poitou; et sans Charles Martel, qui lui ôta la victoire et la vie, la France était une Province Mahométane. À mesure que les Mahométans devinrent puissants, ils se polirent. Ces Califes toujours reconnus pour Souverains de la Religion, et en apparence de l'Empire, par ceux qui ne reçoivent plus leurs ordres de si loin, tranquilles dans leur nouvelle Babylone, y font enfin renaître les Arts. Aaron Rachild contemporain de Charlemagne, plus respecté que ses prédécesseurs, et qui sut se faire obéir jusqu'en Espagne et aux Indes, ranima les Sciences, fit fleurir les Arts agréables et utiles, attira les Gens-de-Lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États la Politique à la Barbarie. Sous lui les Arabes qui adoptaient déjà les Chiffres Indiens, nous les apportèrent. Nous ne connûmes en Allemagne et en France le cours des Astres, que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le mot seul d'_Almanach_ en est encore un témoignage. L'Almageste de Ptolémée fut alors traduit du Grec en Arabe par l'astronome Benhonain. Ce Calife Almanon fit mesurer géométriquement un degré du Méridien pour déterminer la grandeur de la Terre. Opération qui n'a été faite en France que plus de 900 ans après, sous Louis XIV. Ce même Astronome Benhonain poussa les observations assez loin, reconnut ou que Ptolémée avait fixé la plus grande déclinaison du Soleil trop au septentrion, ou que l'obliquité de l'Écliptique avait changé. Il vit même que le période de trente-six mille ans qu'on avait assigné au mouvement prétendu des Étoiles fixes d'Occident en Orient, devait être beaucoup racourcie. La Chimie et la Médecine étaient cultivées par les Arabes. La Chimie perfectionnée par nous, ne nous fut connue que par eux. Nous leur devons de nouveaux remèdes, qu'on nomme les _minoritifs_, plus doux et plus salutaires que ceux qui étaient auparavant en usage dans l'École d'Hippocrate et de Galien. Enfin dès le second Siècle de Mahomet, il fallut que les Chrétiens d'Occident s'instruisissent chez les Musulmans. ÉTAT DE L'ITALIE ET DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE. Plus l'Empire de Mahomet fleurissait, plus Constantinople et Rome étaient avilies, Rome ne s'était jamais relevée du coup fatal que lui porta Constantin en transférant le Siège de l'Empire. La gloire, l'amour de la Patrie n'animèrent plus les Romains. Il n'y eut plus de fortune à espérer pour les habitants de l'ancienne Capitale; le courage s'énerva, les Arts tombèrent; on ne connut plus dans le séjour des Scipions et des Césars que des contestations entre les Juges Séculiers et l'Évêque. Prise et reprise, saccagée tant de fois par les Barbares, elle obéissait encore aux Empereurs. Depuis Justinien un Vice-Roi sous le nom d'Exarque, la gouvernait, mais ne daignait plus la regarder comme la Capitale de l'Italie. Il demeurait à Ravenne, et delà il envoyait ses ordres aux Romains. L'évêque dans ces temps de Barbarie augmentait de jour en jour son autorité par l'avilissement même de la Ville. Les richesses de son église se multipliaient. Le Préfet de Rome ne pouvait pas s'opposer sans-cesse aux prétentions de l'Évêque, toujours appuyées de la sainteté du Ministère. En vain l'Église de Ravenne contestait mille droits à celle de Rome. On reconnaissait l'Église de Rome dans tout l'Occident Chrétien comme la Mère commune. On la consultait, on lui demandait des Millionnaires, et dans la servitude de la Ville l'Évêque dominait au dehors. Le reste de l'Italie citérieure obéissait aux Rois Lombards, qui régnaient dans Pavie, ils se frayaient toujours le chemin à la conquête de Rome, et le Peuple Romain aurait voulu n'être fourni ni aux Lombards, ni aux Empereurs Grecs. Les Papes conçurent dans ce VIIIe Siècle le dessein de se rendre eux-mêmes maîtres de Rome; ils virent avec prudence, que ce qui dans d'autres temps n'eût été qu'une révolte et une sédition impuissante, pouvait devenir une révolution excusable par la nécessité, et illustre par le succès. ORIGINE DE LA PUISSANCE DES PAPES. Le Pape Grégoire III fut le premier qui imagina de se servir du bras des Français pour ôter l'Italie aux Empereurs et aux Lombards. Son Successeur Zacharie reconnut Pépin usurpateur du Royaume de France pour Roi légitime. On a prétendu que Pépin, qui n'était que premier Ministre, fit demander d'abord au Pape, quel était le vrai Roi, ou de celui qui n'en avait que le droit et le nom, ou de celui qui en avait l'autorité et le mérite? Et que le Pape décida que le Ministre devait être Roi. Il n'a jamais été prouvé qu'on ait joué cette Comédie; mais ce qui est vrai, c'est que le Pape Étienne III appela Pépin à son secours, qu'il feignit une Lettre de St. Pierre, adressée du Ciel à Pépin et à ses fils, qu'il vint en France, qu'il donna dans St. Denis l'Onction Royale à Pépin, premier Roi sacré en Europe. Non seulement ce premier usurpateur reçut l'Onction Sacrée du Pape, après l'avoir reçue de St. Boniface, qu'on appelait l'_Apôtre d'Allemagne_, mais Étienne III défendit sous peine d'excommunication aux Français de se donner jamais des Rois d'une autre race. Tandis que cet Évêque chassé de sa patrie et suppliant dans une terre étrangère, avait le courage de donner des Lois, sa politique prenait une autorité qui assurait celle de Pépin, et ce Prince pour mieux jouir de ce qui ne lui était pas dû, laissait au Pape des droits qui ne lui appartenaient pas. Hugues Capet fit voir depuis ce que valait une telle défense et une telle excommunication. Les fruits de cette union avec Pépin furent l'anéantissement du pouvoir des Empereurs dans Rome, la révolution de l'Occident, et la puissance de l'Église Romaine. Les Lombards venaient de s'emparer de l'Exarcat de Ravenne. Pépin après les avoir vaincus et leur avoir ôté le reste du domaine des Empereurs, fit présent au Pape d'une partie des biens qu'il avait conquis. Il donna Ravenne, Boulogne, Incola, Fuenza, Forli, Ferrare, Rimini, Pezaro, Ancone, Urbin; Rome n'y fut pas comprise, et l'Évêque n'osa pas s'emparer de la Capitale de son Souverain. Le peuple alors ne l'eût pas souffert, tant le nom de Rome et ses débris imprimaient encore de respect à ses citoyens. Cet Évêque fut le premier Prêtre Chrétien qui devint Seigneur temporel, et qu'on pût mettre au rang des Princes; aucun ne le fut jamais en Orient. Sous les yeux du Maître les sujets restent sujets; mais loin du Souverain et dans le temps de trouble, il fallait bien que de nouvelles Puissances s'établissent dans un Pays abandonné; mais il ne faut pas croire que les Papes jouirent paisiblement de cette donation; non seulement les Terres furent bientôt reprises par les Lombards, mais lorsqu'ensuite Charlemagne eut confirmé cette Donation, et ajouté encore tant de nouveaux domaines au Patrimoine de St. Pierre, les Seigneurs de ces Patrimoines, ou ceux qui les envahirent, ne regardèrent pas la Donation de Charlemagne comme un droit incontestable. L'autorité spirituelle des Papes, déjà grande dans l'Occident qui tenait d'eux la Religion Chrétienne, ne dominait point ainsi en Orient. Les Papes ne convoquèrent point les six premiers Conciles OEcuméniques, et dès le VIe Siècle on voit que Jean le Jeûneur, Patriarche de Constantinople, reconnu pour Saint chez les Grecs, prenait le titre d'Évêque universel; titre qui semblait permis au Pasteur de la Ville Impériale. On voit au VIIIe Siècle ce Patriarche se nommer Pape dans un Acte public. Au IIe Concile de Nicée on appelait ce Patriarche _Très-Saint Père_. Le Pape était toujours nommé le premier, excepté dans quelques Actes passés entre lui et le Patriarche à Constantinople; mais cette primauté purement spirituelle n'avait rien de la Souveraineté; le Pape était le premier des Évêques, et n'était le maître d'aucun Évêque. ÉTAT DE L'ÉGLISE EN ORIENT AVANT CHARLEMAGNE. En Orient les Chefs de la Religion ne pouvant se faire une domination temporelle, y excitèrent d'autres troubles par ces querelles interminables, fruit de l'esprit sophistique des Grecs et de leurs Disciples. Depuis que Constantin eut donné une liberté entière aux Chrétiens auxquels on ne pouvait plus l'ôter, et dont le parti l'avait mis sur le Trône, cette liberté était devenue une source intarissable de querelles; car le Fondateur de la Religion n'ayant rien écrit, et les hommes voulant tout savoir, chaque mystère fit naître des opinions, et chaque opinion coûta du sang. Fallut-il décider si le Fils était consubstantiel au Père? le Monde Chrétien fut partagé, et la moitié persécuta l'autre. Voulut-on savoir si la Mère de Jésus-Christ était la Mère de Dieu, ou de Jésus? si le Christ avait deux natures et deux volontés dans une même personne, ou deux personnes et une volonté, ou une volonté et une personne? Toutes ces disputes nées dans Constantinople, dans Antioche, dans Alexandrie, excitèrent des séditions. Un parti anathématisait l'autre, la faction dominante condamnait à l'exil, à la prison, à la mort, et aux peines éternelles après la mort l'autre faction qui se vengeait à son tour par les mêmes armes. De pareils troubles n'avaient point été connus dans le Paganisme, la raison en est que les Païens dans leurs erreurs grossières, n'avaient point de dogmes, et que les Prêtres des Idoles, encore moins les Séculiers, ne s'assemblèrent jamais juridiquement pour disputer. Dans le VIIIe Siècle on agita dans les Églises d'Orient s'il fallait rendre un culte aux Images. La Loi de Moïse les avait expressément défendues, cette Loi n'avait jamais été révoquée, et les premiers Chrétiens pendant plus de 200 ans n'en avaient jamais souffert dans leurs assemblées. Peu à peu la coutume s'introduisit partout d'avoir chez soi des Crucifix. Ensuite on eut les portraits vrais ou faux des Martyrs ou des Confesseurs. Il n'y avait point encore d'Autels érigés pour les Saints, point de Messes célébrées en leur nom seulement à la vue d'un Crucifix et de l'image d'un homme de bien. Le coeur qui surtout dans ces climats a besoin d'objets sensibles, s'excitait à la vertu. Cet usage s'introduisit dans les Églises. Quelques Évêques ne l'adoptèrent pas. On voit qu'en 393 St. Épiphane arracha d'une Église de Syrie une Image devant laquelle on priait. Il déclara que la Religion Chrétienne ne permettait pas ce culte, et la sévérité ne causa point de Schisme. Enfin cette pratique pieuse dégénéra en abus, comme toutes les choses humaines. Le Peuple toujours grossier ne distingua point Dieu et les Images. Bientôt on en vint jusqu'à leur attribuer des vertus et des miracles. Chaque Image guérissait une maladie. On les mêla même aux Sortilèges, qui ont presque toujours séduit la crédulité du Vulgaire. Je dis non seulement le vulgaire du Peuple, mais celui des Princes et des Savants. En 727 l'Empereur Léon l'Isaurien voulut, à la persuasion de quelques Évêques, déraciner l'abus; mais par un abus encore plus grand, il fit effacer toutes les peintures. Il abattit les statues et les représentations de JÉSUS-CHRIST et des Saints, en ôtant ainsi tout d'un coup aux Peuples les objets de leur culte; il les révolta, on désobéit, il persécuta, il devint Tyran, parce qu'il avait été imprudent. Son Fils Constantin Copronime fit passer en Loi Civile et Ecclésiastique l'abolition des Images. Il tint à Constantinople un Concile de 338 Évêques; ils proscrivirent d'une commune voix ce culte reçu dans plusieurs Églises, et surtout à Rome. Cet Empereur eût voulu abolir aussi aisément les Moines, qu'il avait en horreur, et qu'il n'appelait que les abominables; mais il ne put y réussir: ces Moines déjà fort riches défendirent plus habilement leurs biens, que les Images de leurs Saints. Le Pape Grégoire III et ses successeurs, ennemis secrets des Empereurs, et opposés ouvertement à leur doctrine, ne lancèrent pourtant point ces sortes d'excommunications, depuis si fréquemment et si légèrement employées. Mais soit que ce vieux respect pour les successeurs des Césars contînt encore les Métropolitains de Rome, soit plutôt qu'ils vissent combien ces excommunications, ces interdits et dispenses du serment de fidélité seraient méprisés dans Constantinople, où l'Église Patriarcale s'égalait au moins à celle de Rome, les Papes se contentèrent d'un Concile en 732, où l'on décida que tout ennemi des Images serait excommunié, sans rien de plus, et sans parler de l'Empereur. Il paraît que les Papes songèrent plutôt à négocier qu'à disputer, et qu'en agissant aux dehors en Évêques fermes, mais modérés, ils se conduisirent en vrais politiques, et préparèrent la révolution d'Occident. RENOUVELLEMENT DE L'EMPIRE EN OCCIDENT. Le Royaume de Pépin s'étendait du Rhin aux Pyrénées et aux Alpes; Charlemagne son fils aîné recueillit cette succession toute entière car un de ses frères était mort après le partage, et l'autre s'était fait Moine auparavant au Monastère de St. Sylvestre. Une espèce de piété qui se mêlait à la barbarie de ces temps, enferma plus d'un Prince dans le Cloître; ainsi Rachis Roi des Lombards, Carloman frère de Pépin, un Duc d'Aquitaine, avaient pris l'habit de Bénédictin. Il n'y avait presque alors que cet Ordre dans l'Occident. Les Couvents étaient riches, puissants, respectés. C'étaient des asiles honorables pour ceux qui cherchaient une vie paisible. Bientôt après ces asiles furent les prisons des Princes détrônés. Pépin n'avait pas à beaucoup près le domaine direct de tous ces États: l'Aquitaine, la Bavière, la Provence, la Bretagne Pays nouvellement conquis, rendaient hommage et payaient tribut. Deux Voisins pouvaient être redoutables à ce vaste État, les Germains Septentrionaux et les Sarrasins. L'Angleterre, conquise par les Anglo-Saxons partagée en sept dominations, toujours en guerre avec l'Albanie qu'on nomme Écosse, et avec les Danois, était sans politique et sans puissance. L'Italie faible et déchirée n'attendait qu'un nouveau Maître qui voulût s'en emparer. Les Germains Septentrionaux étaient alors appelés Saxons. On connaissait sous ce nom tous ces Peuples qui habitaient les bords du Weser et ceux de l'Elbe, de Hambourg à la Moravie, et de Mayence à la Mer Baltique. Ils étaient Païens, ainsi que tout le Septentrion. Leurs Moeurs et leurs Lois étaient les mêmes que du temps des Romains. Chaque Canton se gouvernait en République, mais ils élisaient un Chef pour la Guerre. Leurs Lois étaient simples comme leurs moeurs: leur Religion grossière: ils sacrifiaient dans les grands dangers, des hommes à la Divinité, ainsi que tant d'autres Nations; car c'est le caractère des Barbares, de croire la Divinité malfaisante, les hommes font Dieu à leur image. Les Français, quoique déjà Chrétiens, eurent sous Théodebert cette superstition horrible, ils immolèrent des victimes humaines en Italie au rapport de Procope, et les Juifs avaient commis quelquefois ces sacrilèges par piété. D'ailleurs ces Peuples cultivaient la justice, ils mettaient leur gloire et leur bonheur dans la liberté. Ce sont eux qui sous le nom de Cattes, de Chéruskes et de Bructéres avaient vaincu Varus, et que Germanicus avait ensuite défait. Une partie de ces Peuples vers le Ve Siècle appelée par les Bretons insulaires contre les habitants de l'Écosse, subjugua la Bretagne qui touche à l'Écosse, et lui donna le nom d'Angleterre. Ils y avaient déjà passé au IIIe Siècle; car au temps de Constantin les côtes de cette Île étaient appelées les Côtes Saxoniques. Charlemagne, le plus ambitieux, le plus politique et le plus grand guerrier de son Siècle, fit la guerre aux Saxons trente années avant de les assujettir pleinement. Leur Pays n'avait point encore ce qui tente aujourd'hui la cupidité des Conquérants. Les riches Mines de Goflar, dont on a tiré tant d'argent, n'étaient point découvertes, elles ne le furent que sous Henri l'Oiseleur. Point de richesses accumulées par une longue industrie, nulle Ville digne de l'ambition d'un Usurpateur. Il ne s'agissait que d'avoir pour esclaves des millions d'hommes qui cultivaient la terre sous un climat triste, qui nourrissaient leurs troupeaux, et qui ne voulaient point de Maîtres. Ils étaient mal armés; car je vois dans les Capitulaires de Charlemagne une défense rigoureuse de vendre des cuirasses aux Saxons. Cette différence des armes, jointe à la discipline, avait rendu les Romains vainqueurs de tant de Peuples, elle fit triompher enfin Charlemagne. Le Général de la plupart de ces Peuples était ce fameux Vitiking, dont on fait aujourd'hui descendre les principales Maisons de l'Empire; Homme tel qu'Arminius, mais qui eut enfin plus de faiblesse. Charles prend d'abord la fameuse Bourgade d'Eresbourg; car ce lieu ne méritait ni le nom de Ville, ni celui de Forteresse. Il fait égorger les habitants. Il y pille et rase ensuite le principal Temple du Pays, élevé autrefois au Dieu _Tanfana_, Principe universel, et dédié alors au Dieu Irminsul; Temple révéré en Saxe comme celui de Sion chez les Juifs. On y massacra les Prêtres sur les débris de l'Idole renversée. On pénétra jusqu'au Weser avec l'armée victorieuse. Tous ces Cantons se soumirent. Charlemagne voulut les lier à son joug par le Christianisme, tandis qu'il court à l'autre bout de ses États à d'autres conquêtes, il leur laisse des Missionnaires pour les persuader, et des soldats pour les forcer. Presque tous ceux qui habitaient vers le Weser, se trouvèrent en un an Chrétiens et esclaves. Vitiking retiré chez les Danois qui tremblaient déjà pour leur liberté et pour leurs Dieux, revient au bout de quelques années. Il ranime ses compatriotes, il les rassemble. Il trouve dans Brème, Capitale du Pays qui porte ce nom, un Évêque, une Église, et ses Saxons désespérés, qu'on traîne à des autels nouveaux. Il chasse l'Évêque, qui a le temps de fuir et de s'embarquer. Il détruit le Christianisme, qu'on n'avait embrassé que par la force. Il vient jusqu'auprès du Rhin suivi d'une multitude de Germains. Il bat les Lieutenants de Charlemagne. Ce Prince accourt. Il défait à son tour Vitiking, mais il traite de révolte cet effort courageux de liberté. Il demande aux Saxons tremblants qu'on lui livre leur Général, et sur la nouvelle qu'ils l'ont laissé retourner en Danemark, il fait massacrer 4500 prisonniers au bord de la petite Rivière d'Aire. Si ces prisonniers avaient été des sujets rebelles, un tel châtiment aurait été une sévérité horrible; mais traiter ainsi des hommes qui combattaient pour leur liberté et pour leurs lois, c'est l'action d'un Brigand, que d'illustres succès et des qualités brillantes ont d'ailleurs fait Grand-homme. Il fallut encore trois victoires avant d'accabler ces Peuples sous le joug. Enfin le sang cimenta le Christianisme et la Servitude. Vitiking lui-même lassé de ses malheurs fut obligé de recevoir le baptême, et de vivre désormais tributaire de son Vainqueur. Le Roi pour mieux s'assurer du Pays, transporta des Colonies Saxonnes jusqu'en Italie, et établit des Colonies de Francs dans les terres des vaincus, mais il joignit à cette politique sage la cruauté de faire poignarder par des espions les Saxons qui voulaient retourner à leur culte. Souvent les Conquérants ne sont cruels que dans la guerre. La paix amène des moeurs et des lois plus douces. Charlemagne au contraire fit des lois qui tenaient de l'inhumanité de ses conquêtes. Ayant vu comment ce Conquérant traita les Allemands idolâtres, voyons comment il se conduisit avec les Mahométans d'Espagne. Il arrivait déjà parmi eux ce qu'on vit bientôt après, en Allemagne, en France et en Italie. Les Gouverneurs se rendaient indépendants. Les Émirs de Barcelone et ceux de Saragosse s'étaient mis sous la protection de Pépin. L'Émir de Saragosse en 778 vient jusqu'à Paderborne prier Charlemagne de le soutenir contre son Souverain. Le Prince Français prit le parti de ce Musulman, mais il se donna bien garde de le faire Chrétien. D'autres intérêts, d'autres soins. Il s'allie avec des Sarrasins contre des Sarrasins; mais après quelques avantages sur les frontières d'Espagne, son arrière-garde est défaite à Roncevaux, vers les montagnes des Pyrénées par les Chrétiens mêmes de ces montagnes, mêlés aux Musulmans. C'est là que périt Roland son neveu. Ce malheur est l'origine de ces fables qu'un Moine écrivit au IIe Siècle, sous le nom de l'Archevêque Turpin, et qu'ensuite l'imagination de l'Arioste a embellies. On ne sait point en quel temps Charles essuya cette disgrâce, et on ne voit point qu'il ait tiré vengeance de sa défaite. Content d'assurer ses frontières contre des ennemis trop aguerris, il n'embrasse que ce qu'il peut retenir, et règle son ambition sur les conjonctures qui la favorisent. C'est à Rome et à l'Empire d'Occident que cette ambition aspirait. La puissance des Rois de Lombardie était le seul obstacle; l'Église de Rome et toutes les Églises sur lesquelles elle influait, les Moines déjà puissants, les Peuples déjà gouvernés par eux, tout appelait Charlemagne à l'Empire de Rome. Le Pape Adrien né Romain, homme d'un génie adroit et ferme, aplanit la route. D'abord il l'engage à répudier la fille du Roi Lombard Didier, et Charlemagne la répudie après un an de mariage, sans en donner d'autre raison, sinon qu'elle ne lui plaisait pas. Didier qui voit cette union fatale du Roi et du Pape contre lui, prend un parti, courageux. Il veut surprendre Rome et s'assurer de la personne du Pape, mais l'Évêque habile fait tourner la guerre en négociation. Charles envoie des Ambassadeurs pour gagner du temps. Enfin il passe les Alpes, une partie des troupes de Didier l'abandonne. Ce Roi malheureux s'enferme dans Pavie sa Capitale, Charlemagne l'y assiège au milieu de l'hiver. La Ville réduite à l'extrémité se rend après un siège de six mois. Didier pour toute condition obtient la vie. Ainsi finit ce Royaume des Lombards qui avaient détruit en Italie la puissance Romaine, et qui avaient substitué leurs lois à celles des Empereurs. Didier le dernier de ces Rois fut conduit en France dans le Monastère de Corbie, où il vécut et mourut captif et Moine, tandis que son fils allait inutilement demander des secours dans Constantinople à ce fantôme d'Empire Romain détruit en Occident par ses ancêtres. Il faut remarquer que Didier ne fut pas le seul Souverain que Charlemagne enferma, il traita ainsi un Duc de Bavière et ses enfants. Charlemagne n'osait pas encore se faire Souverain de Rome. Il ne prit que le titre de Roi d'Italie, tel que le portaient les Lombards. Il se fit couronner comme eux dans Pavie d'une couronne de fer qu'on garde encore dans la petite Ville de Monza. La justice s'administrait toujours à Rome au nom de l'Empereur Grec. Les Papes même recevaient de lui la confirmation de leur élection. Charlemagne prenait seulement ainsi que Pépin le titre de _Patrice_, que Théodoric et Attila avaient aussi daigné prendre; ainsi ce nom d'Empereur, qui dans son origine ne désignait qu'un Général d'armée, signifiait encore le Maître de l'Orient et de l'Occident. Tout vain qu'il était, on le respectait, on craignait de l'usurper, on n'affectait que celui de _Patrice_, qui autrefois voulait dire Sénateur Romain. Les Papes déjà très puissants dans l'Église, très-grands Seigneurs à Rome et Princes temporels dans un petit Pays, n'avaient dans Rome même qu'une autorité précaire et chancelante. Le Préfet, le Peuple, le Sénat, dont l'ombre subsistait, s'élevaient souvent contre eux. Les inimitiés des familles qui prétendaient au Pontificat, remplissaient Rome de confusion. Les deux neveux d'Adrien conspirèrent contre Léon III son successeur, élu Pape selon l'usage par le Peuple et le Clergé Romain. Ils l'accusent de beaucoup de crimes, ils animent les Romains contre lui: on traîne en prison, on accable de coups à Rome celui qui était si respecté partout ailleurs. Il s'évade, il vient se jeter aux genoux du Patrice Charlemagne à Paderborne. Ce Prince qui agissait déjà en maître absolu, le renvoya avec une escorte et des Commissaires pour le juger. Ils avaient ordre de le trouver innocent. Enfin Charlemagne, maître de l'Italie comme de l'Allemagne et de la France, juge du Pape, arbitre de l'Europe vient à Rome en 801. Il se fait reconnaître et couronner Empereur d'Occident, titre qui était éteint depuis près de 500 années. Alors régnait en Orient cette Impératrice Irène, fameuse par son courage et par ses crimes, qui avait fait mourir son fils unique, après lui avoir arraché les yeux. Elle eût voulu prendre Charlemagne; mais trop faible pour lui faire la guerre, elle voulut l'épouser et réunir ainsi les deux Empires. Tandis qu'on ménageait ce mariage, une révolution chassa Irène d'un trône qui lui avait tant coûté. Charles n'eut donc que l'Empire d'Occident. Il ne posséda presque rien dans les Espagnes; car il ne faut pas compter pour domaine le vain hommage de quelques Sarrasins. Il n'avait rien sur les côtes d'Afrique, tout le reste était sous sa domination. S'il eût fait de Rome sa Capitale, si ses Successeurs y eussent fixé leur principal séjour, et surtout si l'usage de partager ses États à ses enfants n'eût point prévalu chez les Barbares, il est vraisemblable qu'on eût vu renaître l'Empire Romain. Tout concourut depuis à démembrer ce vaste corps, que la valeur et la fortune de Charlemagne avait formé, mais rien n'y contribua plus que ses descendants. Il n'avait point de Capitale, seulement Aix-la-Chapelle était le séjour qui lui plaisait le plus. Ce fut-là qu'il donna des audiences avec le faste le plus imposant aux Ambassadeurs des Califes et à ceux de Constantinople. D'ailleurs il était toujours en guerre ou en voyage, ainsi que vécut Charlequint longtemps après lui. Il partagea ses États et même de son vivant, comme tous les Rois de ce temps-là. Mais enfin quand de ses fils qu'il avait désignés pour régner, il n'y resta plus que ce Louis si connu sous le nom de _Débonnaire_, auquel il avait déjà donné le Royaume d'Aquitaine, il l'associa à l'Empire dans Aix-la-chapelle et lui commanda de prendre lui-même sur l'autel la Couronne Impériale, pour faire voir au monde que cette Couronne n'était due qu'à la valeur du Père et au mérite du fils, et comme s'il eût pressenti qu'un jour les Ministres de l'autel voudraient disposer de ce diadème. Il avait raison de déclarer son fils Empereur de son vivant; car cette Dignité acquise par la fortune de Charlemagne, n'était point assurée au fils par le droit d'héritage; mais en laissant l'Empire à Louis, et en donnant l'Italie à Bernard fils de son fils Pépin, ne déchirait-il pas lui-même cet Empire qu'il voulait conserver à sa postérité? N'était-ce pas armer nécessairement ses successeurs les uns contre les autres? Était-il à présumer que le neveu Roi d'Italie obéirait à son oncle Empereur, ou que l'Empereur voudrait bien n'être pas le Maître en Italie? Il paraît que dans les dispositions de sa famille, il n'agit ni en Roi ni en Père; Partager les États, est-il d'un sage Conquérant? Et puisqu'il les partageait, laisser trois autres enfants sans aucun héritage, à la discrétion de Louis, était-il d'un Père juste? Il est vrai qu'on a cru que ces trois enfants ainsi abandonnés, nommés Drogon, Thierri et Hugues, étaient bâtards; mais on l'a cru sans preuve. D'ailleurs les enfants des concubines héritaient alors. Le grand Charles Martel était bâtard, et n'avait point été déshérité. Quoi qu'il en soit, Charlemagne mourut en 813, avec la réputation d'un Empereur aussi heureux qu'Auguste, aussi guerrier qu'Adrien, mais non tel que les Trajans et les Antonins, auxquels nul Souverain n'a été comparable. Il y avait alors en Orient un Prince qui l'égalait en gloire comme en puissance; c'était le célèbre Calife Aaron Rachild, qui le surpassa beaucoup en justice, en science, en humanité. J'ose presque ajouter à ces deux hommes illustres le Pape Adrien, qui dans un rang moins élevé, dans une fortune presque privée, et avec des vertus moins héroïques, montra une prudence à laquelle ses successeurs ont dû leur agrandissement. La curiosité des hommes qui pénètre dans la vie privée des Princes, a voulu savoir jusqu'au détail de la vie de Charlemagne et au secret de ses plaisirs. On a écrit qu'il avait poussé l'amour des femmes jusqu'à jouir de ses propres filles. On en a dit autant d'Auguste: mais qu'importe au Genre-humain le détail de ces faiblesses, qui n'ont influé en rien sur les affaires publiques! J'envisage son règne par un endroit plus digne de l'attention d'un citoyen. Les Pays qui composent aujourd'hui la France et l'Allemagne jusqu'au Rhin, furent tranquilles pendant près de cinquante ans, et l'Italie pendant treize, depuis l'avènement à l'Empire. Point de révolution en France, point de calamité pendant ce demi-Siècle, qui par là est unique. Un bonheur si long ne suffit pas pourtant pour rendre aux hommes la Politesse et les Arts. La rouille de la Barbarie était trop forte, et les Âges suivants l'épaissirent encore. DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE Je m'arrête à cette célèbre époque pour considérer les Usages, les Lois, la Religion, les Moeurs, l'Esprit qui régnaient alors. J'examine d'abord l'Art de la guerre, par lequel Charlemagne établit cette puissance que perdirent ses enfants. Je trouve peu de nouveaux règlements, mais une grande fermeté à faire exécuter les anciens. Voici à peu près les lois en usage, que sa valeur fit servir à tant de succès, et que sa prudence perfectionna. Des Ducs amovibles gouvernaient les Provinces, et levaient les troupes à peu près comme aujourd'hui les Beglierbeis des Turcs. Ces Ducs avaient été institués en Italie par Dioclétien. Les Comtes dont l'origine me paraît du temps de Théodose, commandaient sous les Ducs, et assemblaient les troupes, chacun dans son Canton. Les Métairies, les Bourgs, les Villages fournissaient un nombre de soldats proportionné à leurs forces. Douze Métairies donnaient un cavalier armé d'un casque et d'une cuirasse, les autres soldats n'en portaient point, mais tous avaient le bouclier carré long, la hache d'armes, le javelot et l'épée. Ceux qui se servaient de flèches, étaient obligés d'en avoir au moins douze dans leur carquois. Leur habit me paraît ressembler à celui des troupes Prussiennes d'aujourd'hui. La Province qui fournissait la milice, lui distribuait du blé et les provisions nécessaires pour six mois, le Roi en fournissait pour le reste de la campagne. On faisait la revue au premier de Mars ou au premier de Mai. C'est d'ordinaire dans ces temps qu'on tenait les Parlements. Dans les sièges de Ville on employait le bélier, la baliste, la tortue, et la plupart des machines des Romains. Les Seigneurs nommés Barons, leudes richeomes, composaient avec leurs suivants le peu de cavalerie qu'on voyait alors dans les armées. Les Musulmans d'Afrique et d'Espagne avaient plus de cavaliers. Charles avait des forces navales aux embouchures de toutes les grandes Rivières de son Empire; avant lui on ne les connaissait pas chez les Barbares, après lui on les ignora longtemps. Par ce moyen et par la police guerrière il arrêta ces inondations des peuples du Nord, il les contint dans leurs climats glacés, mais sous ses faibles descendants ils se répandirent dans l'Europe. Les affaires générales se réglaient dans des assemblées, qui représentaient la Nation. Sous lui ses Parlements n'avaient d'autre volonté que celle d'un Maître qui savait commander et persuader. Il fit fleurir le Commerce, parce qu'il était le Maître des Mers; ainsi les Marchands des Côtes de Toscane, et ceux de Marseille allaient trafiquer à Constantinople chez les Chrétiens et au Port d'Alexandrie chez les Musulmans, qui les recevaient, et dont ils tiraient les richesses de l'Asie. Venise et Gênes, si puissantes depuis par le Négoce, n'attiraient pas encore à elles les richesses des Nations; mais Venise commençait à s'enrichir et à s'agrandir. Rome, Ravenne, Milan, Lyon, Arles, Tours, avaient beaucoup de Manufactures d'Étoffes de laine. On damasquinait le Fer à l'exemple de l'Asie. On fabriquait le Verre, mais les Étoffes de Soie n'étaient tissées dans aucune Ville de l'Empire d'Occident. Les Vénitiens commençaient à les tirer de Constantinople, mais ce ne fut que près de quatre cents ans après Charlemagne que les Princes Normands établirent à Palerme une Manufacture de Soie. Le Linge était peu commun. Saint Boniface dans une Lettre à un Évêque d'Allemagne, lui mande qu'il lui envoie du drap à longs poils pour se laver les pieds. Probablement ce manque de linge était la cause de toutes ces maladies de la peau, connues sous le nom de _lèpre_, si générales alors; car les Hôpitaux nommés _Léproseries_ étaient déjà très nombreux. La Monnaie avait à peu près la même valeur que celle de l'Empire Romain depuis Constantin. Le Sou d'or était le _solidum romanum_. Ce sou d'or équivalait à quarante deniers d'argent. Ces deniers tantôt plus forts, tantôt plus faibles, pesaient l'un portant l'autre trente grains. Le sou d'or vaudrait aujourd'hui 1740 environ quinze francs, le denier d'argent trente sous de compte. Il faut toujours en lisant les Histoires, se ressouvenir qu'outre ces monnaies réelles d'or et d'argent, on se servait dans le calcul d'une autre dénomination. On s'exprimait souvent en monnaie de compte, monnaie fictive, qui n'était comme aujourd'hui qu'une manière de compter. Les Asiatiques et les Grecs comptaient par Mines et par Talens; les Romains par grands Sesterces, sans qu'il y eût aucune monnaie qui valût un grand sesterce ou un talent. La Livre numéraire du temps de Charlemagne, était réputée le poids d'une livre d'argent de douze onces. Cette livre se divisait numériquement comme aujourd'hui en vingt parties. Il y avait à-la-vérité des sous d'argent semblables à nos écus, dont chacun pesait la 20. ou 22. ou 24. partie d'une livre de douze onces, et ce sou se divisait comme le nôtre en douze deniers. Mais Charlemagne ayant ordonné que le sou d'argent serait précisément la 20. partie de douze onces, on s'accoutuma à regarder dans les comptes numéraires 20 sous pour une livre. Pendant deux Siècles les Monnaies restèrent sur le pied où Charlemagne les avait mis; mais petit à petit les Rois dans leurs besoins tantôt chargèrent les sous d'alliage, tantôt en diminuèrent le poids; de sorte que par un changement qui est presque la honte des Gouvernements de l'Europe, ce sou qui était autrefois ce qu'est à peu près un écu d'argent, n'est plus qu'une légère pièce de cuivre avec un 11e d'argent tout au plus; et la livre qui était le signe représentatif de douze onces d'argent, n'est plus en France que le signe représentatif de 20 de nos sous de cuivre. Le Denier qui était la 124. partie d'une livre d'argent, n'est plus que le tiers de cette vile monnaie qu'on appelle un liard: supposé donc qu'une Ville de France dût à une autre 120 livres de rente, c'est-à-dire 1440 onces d'argent du temps de Charlemagne, elle s'acquitterait aujourd'hui de sa dette en payant ce que nous appelons un écu de six francs. La Livre de compte des Anglais, celle des Hollandais, ont moins varié. Une Livre sterling d'Angleterre vaut environ 22 francs de France, et une Livre de compte Hollandaise vaut environ 12 francs de France; ainsi les Hollandais se sont écartés moins que les Français de la Loi primitive, et les Anglais encore moins. Toutes les fois donc que l'Histoire nous parle de Monnaie sous le nom de livres, nous n'avons qu'à examiner ce que valait la livre au temps et dans le Pays dont on parle, et la comparer à la valeur de la nôtre. Nous devons avoir la même attention en lisant l'Histoire Grecque et Romaine. C'est par exemple un très-grand embarras pour le Lecteur, d'être obligé de réformer à chaque page les comptes qui se trouvent dans l'Histoire ancienne d'un célèbre Professeur de l'Université de Paris, et dans tant d'autres Auteurs. Quand ils veulent exprimer en Monnaie de France les talens, les mines, les sesterces, ils se servent toujours de l'évaluation que quelques Savants ont fait avant la mort du grand Colbert. Mais le Marc de 8 onces, qui valait sous ce Ministre 26 francs et dix sous, vaut depuis longtemps 49 francs, ce qui fait une différence de près de la moitié. Ces fautes donnent une idée des forces des anciens Gouvernements, de leur Commerce, de la paye de leurs Soldats, extrêmement contraire à la vérité. Il paraît qu'il y avait alors autant d'argent à peu près en France, en Italie et vers le Rhin, qu'il y en a aujourd'hui. On n'en peut juger que par le prix des denrées, et je le trouve presque le même; 24 livres de pain blanc valaient un denier d'argent par les Capitulaires de Charlemagne. Ce denier était la 40. partie d'un sou d'or, qui valait environ 15 francs de notre Monnaie; ainsi la livre de pain revenait à près de cinq liards, ce qui ne s'éloigne pas du prix ordinaire dans les bonnes années. Dans les Pays Septentrionaux l'argent était beaucoup plus rare, le prix d'un boeuf fut fixé par exemple à un sou d'or. Nous verrons dans la suite comment le commerce et les richesses se sont étendues de proche en proche. En voilà déjà trop pour un abrégé. DE LA RELIGION. La querelle des Images est ce qui s'offre de plus singulier en matière de Religion. Je vois d'abord que l'Impératrice Irène, Tutrice de son malheureux fils Constantin Porphyrogénète, pour se frayer le chemin à l'Empire, flatte le Peuple et les Moines, à qui le Culte des Images proscrit par tant d'Empereurs depuis Léon l'Isaurien plaisait encore. Elle y était elle-même attachée, parce que son mari les avait eu en horreur. On avait persuadé à Irène que pour gouverner son mari, il fallait mettre sur le chevet de son lit les Images de certaines Saintes. La plus ridicule crédulité entre dans les esprits politiques. L'Empereur son mari en avait puni les auteurs. Irène après la mort de son mari donne un libre cours à son goût et à son ambition. Voilà ce qui assemble en 786 le second Concile de Nicée, septième Concile OEcuménique, commencé d'abord à Constantinople. Elle fait élire pour Patriarche un Laïc Secrétaire d'État, nommé Taraise. Il y avait eu autrefois quelques exemples de Séculiers élevés ainsi à l'Évêché, sans passer par les autres grades; mais alors cette coutume ne subsistait plus. Ce Patriarche ouvrit le Concile. La conduite du Pape Adrien est très-remarquable. Il n'anathématise pas ce Secrétaire d'État qui se fait Patriarche. Il proteste seulement avec modestie dans ses Lettres à Irène contre le titre de Patriarche Universel, mais il insiste qu'on lui rende les patrimoines de la Sicile. Il redemande hautement ce peu de bien, tandis qu'il arrachait ainsi que ses prédécesseurs le domaine utile de tant de belles Terres données par Pépin et par Charlemagne. Cependant le Concile OEcuménique de Nicée, auquel président les Légats du Pape et ce Ministre Patriarche, rétablit le Culte des Images. C'est une chose avouée de tous les sages Critiques, que les Pères de ce Concile, qui étaient au nombre de 350, y rapportèrent beaucoup de Pièces évidemment fausses; beaucoup de Miracles, dont le récit n'aurait que scandalisé dans d'autres temps; beaucoup de Livres apocryphes. Mais ces Pièces fausses ne firent point de tort aux vraies, sur lesquelles on décida. Mais quand il fallut faire recevoir ce Concile par Charlemagne et par les Églises de France, quel fut l'embarras du Pape? Charles s'était déclaré hautement contre les Images. Il venait de faire écrire les Livres qu'on nomme _Carolins_, dans lesquels ce culte est anathématisé. Il assemblait en 794 un Concile à Francfort, composé de 300 Évêques ou Abbés tant d'Italie que de France, qui rejetait d'un consentement unanime le service et l'adoration des Images. Ce mot équivoque d'adoration était la source de tous ces différends, car si les hommes définissaient les mots dont ils se servent, il y aurait moins de dispute, et plus d'un Royaume a été bouleversé pour un mal-entendu. Tandis que le Pape Adrien envoyait en France les Actes du second Concile de Nicée, il reçoit les Livres Carolins opposés à ce Concile, et on le presse au nom de Charles de déclarer hérétique l'Empereur de Constantinople et sa mère. On voit assez par cette conduite de Charles, qu'il voulait se faire un nouveau droit de l'hérésie prétendue de l'Empereur, pour lui enlever Rome sous couleur de justice. Le Pape partagé entre le Concile de Nicée qu'il adoptait et Charlemagne qu'il ménageait, prit, me semble, un tempérament politique qui devrait servir d'exemple dans toutes ces malheureuses disputes qui ont toujours divisé les Chrétiens. Il explique les Livres Carolins d'une manière favorable au Concile de Nicée, et par là réfute le Roi sans lui déplaire; il permet qu'on ne rende point de culte aux Images; ce qui était très raisonnable chez les Germains à peine sortis de l'Idolâtrie, et chez les Français grossiers qui avaient peu de Sculpteurs et de Peintres. Il exhorte en même temps à ne point briser ces mêmes Images. Ainsi il satisfait tout le monde, et laisse au temps à confirmer ou à abolir un culte encore douteux. Attentif à ménager les hommes et à faire servir la Religion à ses intérêts, il écrit à Charlemagne. «Je ne peux déclarer Irène et son fils hérétiques après le Concile de Nicée, mais je les déclarerai tels s'ils ne me rendent les biens de Sicile». On voit la même prudence de ce Pape dans une dispute encore plus délicate, et qui seule eût suffi en d'autres temps pour allumer des guerres civiles. On avait voulu savoir si le St. Esprit procède du Père et du Fils, ou du Père seulement? Toute l'Église Grecque avait toujours cru qu'il ne procédait que du Père. Tout l'Empire de Charlemagne croyait la procession du Père et du Fils. Ces mots du Symbole _qui ex patre filioque procedit_, étaient sacrés pour les Français, mais ces mêmes mots n'avaient jamais été adoptés à Rome. On presse de la part de Charlemagne le Pape de le déclarer. Le Pape répond qu'il est de l'avis du Roi, mais ne change rien au Symbole de Rome: Il apaise la dispute en ne décidant rien, en laissant à chacun ses usages. Il traite en un mot les affaires spirituelles en Prince, et trop de Princes les ont traité en Évêques. Dès lors la politique profonde des Papes établissait peu à peu leur puissance. Ce même Adrien fait paraître adroitement au jour un recueil des faux Actes connus aujourd'hui sous le nom de _fausses Décretales_. Il ne se hasarde pas à les donner lui même. C'est un Espagnol nommé Isidore qui les digère. Ce sont les Évêques Allemands, dont la bonne foi fut trompée, qui les répandent et les font valoir. Dans ces fausses Décretales on suppose d'anciens Canons, qui ordonnent qu'on ne tiendra jamais un seul Concile Provincial sans la permission du Pape; et que toutes les Causes Ecclésiastiques ressortiront à lui. On y fait parler les successeurs immédiats des Apôtres. On leur suppose des écrits. Il est vrai que tout étant de ce mauvais style du VIIe Siècle, tout étant plein de fautes contre l'Histoire et la Géographie, l'artifice était grossier; mais c'était des hommes grossiers qu'on trompait. Ces fausses Décretales ont abusé les hommes pendant huit Siècles; et enfin quand l'erreur a été reconnue, les usages par elle établis, ont subsisté dans une partie de l'Église: l'antiquité leur a tenu lieu de vérité. Dès ces temps les Évêques d'Occident étaient des Seigneurs temporels, et possédaient plusieurs Terres en fief, mais aucun n'était Souverain indépendant. Les Rois de France nommaient aux Évêchés; plus hardis en cela et plus politiques que les Empereurs des Grecs, et les Rois de Lombardie, qui se contentaient d'interposer leur autorité dans les élections. Les premières Églises Chrétiennes s'étaient gouvernées en Républiques sur le modèle des Synagogues. Ceux qui présidaient à ces assemblées, avaient pris insensiblement le titre d'Évêque, d'un mot Grec, dont les Grecs appelaient les Gouverneurs de leurs Colonies. Les Anciens de ces assemblées se nommaient Prêtres, qui signifie en Grec _Vieillard_. Charlemagne dans sa vieillesse accorda aux Évêques un droit dont son propre fils devint la victime. Ils firent accroire à ce Prince que dans le Code rédigé sous Thédose une loi portait que si de deux Séculiers en procès, l'un prenait un Évêque pour juge, l'autre était obligé de se soumettre à ce jugement sans en pouvoir appeler. Cette loi qui jamais n'avait été exécutée, passe chez tous les Critiques pour supposée. Elle a excité une guerre civile sourde entre les Tribunaux de la Justice et les Ministres du Sanctuaire, mais comme en ce temps-là tout ce qui n'était pas Clergé était en Occident d'une ignorance profonde, il faut s'étonner qu'on n'ait pas donné encore plus d'empire à ceux qui seuls étant un peu instruits, semblaient seuls mériter de juger les hommes. Ainsi que les Évêques disputaient l'autorité aux Séculiers, les Moines commençaient à la disputer aux Évêques, qui pourtant étaient leurs maîtres par les Canons. Ces Moines étaient déjà trop riches pour obéir. Cette célèbre Formule de Marculfe était déjà bien souvent mise en usage, _moi, pour le repos de mon âme, et pour n'être pas placé après ma mort parmi les boucs, je donne à tel Monastère, etc_. Elle avait enrichi ceux qui s'étaient consacrés à la pauvreté. Des Abbés Bénédictins longtemps avant Charlemagne étaient assez puissants pour se révolter. Un Abbé de Fontenelle avait osé se mettre à la tête d'un parti contre Charles Martel, et assembler des troupes. Le Héros fit trancher la tête au Religieux; exécution juste, qui ne contribue pas peu à toutes ces révélations que tant de Moines eurent depuis de la damnation de Charles Martel. Avant ce temps on voit un Abbé de St. Rémy de Reims[8] et l'Évêque de cette Ville susciter une guerre civile contre Childebert au VIe Siècle: crime qui n'appartient qu'aux hommes puissants. [Note 8: «Rheims» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] Les Évêques et les Abbés avaient beaucoup d'esclaves. On reproche à l'Abbé Alewin d'en avoir eu jusqu'à vingt mille. Ce nombre n'est pas incroyable. Alewin avait trois Abbayes, dont les terres pouvaient être habitées au moins par vingt mille hommes. Ces esclaves connus sous le nom de _serfs_, ne pouvaient se marier ni changer de demeure sans la permission de l'Abbé. Ils étaient obligés de marcher 50 lieues avec leurs charrettes, quand il l'ordonnait. Ils travaillaient pour lui trois jours de la semaine, et il partageait tous les fruits de la terre. «En France et en Allemagne plus d'un Évêque allait au combat avec ses serfs. Charlemagne dans une Lettre à une de ses femmes, nommée Frastade, lui parle d'un Évêque qui a vaillamment combattu auprès de lui, dans une bataille contre les Avares, Peuples descendus des Scytes, qui habitaient vers le Pays qu'on nomme à présent l'Autriche. Je vois de son temps 14 Monastères qui doivent fournir des Soldats; pour peu qu'un Abbé fût guerrier, rien ne l'empêchait de les conduire lui-même. Il est vrai qu'en 603 un Parlement se plaignit à Charlemagne du trop grand nombre de Prêtres qu'on avait tué à la guerre. Il fut défendu alors aux Ministres de l'Autel d'aller aux combats. Il n'était pas permis de se dire Clerc sans l'être, de porter la tonsure sans appartenir à un Évêque. De tels Clercs s'appelaient _acéphales_. On les punissait comme vagabonds. On ignorait cet état aujourd'hui si commun, qui n'est ni Séculier ni Ecclésiastique. Le titre d'Abbé, qui signifie Père, n'appartenait qu'aux Chefs des Monastères. Les Abbés avaient dès lors le Bâton Pastoral que portaient les Évêques, et qui avait été autrefois la marque de la Dignité Pontificale dans Rome Païenne. Telle était la puissance de ces Abbés sur les Moines, qu'ils condamnaient quelquefois aux peines afflictives les plus cruelles. Ils furent les premiers qui prirent le barbare usage des Empereurs Grecs, de faire brûler les yeux; et il fallut qu'un Concile leur défendît cet attentat, qu'ils commençaient à regarder comme un droit. La Messe était différente de ce qu'elle est aujourd'hui, et plus encore de ce qu'elle était dans les premiers temps. La Confession Auriculaire commençait à s'introduire. Les Évêques exigèrent d'abord que les Chanoines se confessassent à eux. Les Abbés fournirent leurs Moines à ce joug, et les Séculiers peu à peu le portèrent. La Confession publique ne fut jamais en usage dans l'Occident; car lorsque les Barbares embrassèrent le Christianisme, les abus et les scandales qu'elle entraînait après elle, l'avaient abolie en Orient, sous le Patriarche Nectaire, à la fin du IVe Siècle; mais souvent les Pécheurs publics faisaient des pénitences publiques dans les Églises d'Occident, surtout en Espagne, où l'invasion des Sarrasins redoublait la ferveur des Chrétiens humiliés. La Religion Chrétienne ne s'était point encore étendue au Nord plus loin que les conquêtes de Charlemagne. La Scandinavie, le Danemark, qu'on appelait le _Pays des Normands_, étaient plongés dans une idolâtrie grossière. Ils adoraient Odin, et ils se figuraient qu'après leur mort le bonheur de l'homme consistait à boire dans la salle d'Odin de la bière dans le crâne de ses ennemis. On a encore de leurs anciennes chansons traduites, qui expriment cette idée. C'était beaucoup pour eux que de croire une autre Vie. La Pologne n'était ni moins barbare, ni moins idolâtre. Les Moscovites, plus sauvages que le reste de la grande Tartarie, en savaient à peine assez pour être Païens; mais tous ces Peuples vivaient en paix dans leur ignorance: heureux d'être inconnus à Charlemagne, qui vendait si cher la connaissance du Christianisme! Les Anglais commençaient à recevoir la Religion Chrétienne. Elle y avait été apportée un peu auparavant par Constance Chlore, protecteur secret de cette Religion alors persécutée. Elle n'y domina point, l'Idolâtrie eut le dessus encore longtemps. Quelques Missionnaires des Gaules cultivèrent grossièrement un petit nombre de ces Insulaires. Le fameux Pélage, trop zélé défenseur de la Nature Humaine, était né en Angleterre; mais il n'y fut point élevé, et il faut le compter parmi les Romains. L'Irlande qu'on appelait _Écosse_ et l'Écosse connue alors sous le nom d'_Albanie_, ou du _Pays des Pictes_, avait reçu aussi quelques semences du Christianisme, étouffées toujours par l'idolâtrie, qui dominait. Le Moine Colombon né en Irlande, était du VIe Siècle; mais il paraît par sa retraite en France, et par les Monastères qu'il fonda en Bourgogne, qu'il y avait peu à faire et beaucoup à craindre pour ceux qui cherchaient en Irlande et en Angleterre de ces établissements riches et tranquilles, qu'on trouvait ailleurs à l'abri de la Religion. Après une extinction presque totale du Christianisme dans l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande, la tendresse conjugale l'y fit renaître. Etherbert, un des Rois Barbares Anglo-Saxons de l'Eptarchie d'Angleterre, qui avait son petit Royaume dans la Province de Kent, où est Cantorbery, voulut s'allier avec un Roi de France. Il épousa la fille de Chérébert Roi de Paris. Cette Princesse Chrétienne, qui passa la mer avec un Évêque de Soissons, disposa son mari à recevoir le baptême, comme Clotilde avait soumis Clovis. Le Pape Grégoire le Grand envoya Augustin avec d'autres Moines Romains en 598. Ils firent peu de conversions; car il faut au-moins entendre la langue du Pays, pour en changer la Religion; mais favorisés par la Reine ils bâtirent un Monastère. Ce fut proprement la Reine qui convertit le petit Royaume de Cantorbery. Ses sujets Barbares, qui n'avaient point d'opinions, suivirent aisément l'exemple de leurs Souverains. Cet Augustin n'eut pas de peine à se faire déclarer Primat par Grégoire le Grand. Il eût voulu même l'être des Gaules; mais Grégoire lui écrivit qu'il ne pouvait lui donner de juridiction que sur l'Angleterre. Il fut donc premier Archevêque de Cantorbery, premier Primat de l'Angleterre. Il donna à l'un de ses Moines le titre d'Évêque de Londres, à l'autre celui de Rochester. On ne peut mieux comparer ces Évêchés, qu'à ceux d'Antioche et de Babylone, qu'on appelle Évêques in _partibus infidelium_. Mais avec le temps, la Hiérarchie d'Angleterre se forma. Les Monastères surtout étaient très-riches au VIIIe et au IXe Siècle. Ils mettaient au catalogue des Saints tous les grands Seigneurs qui leur avaient donné des terres, d'où vient que l'on trouve parmi leurs Saints de ce temps-là, sept Rois, sept Reines, huit Princes, seize Princesses. Leurs Chroniques disent que dix Rois et onze Reines finirent leurs jours dans des Cloîtres; mais il est croyable que ces dix Rois et ces onze Reines se firent seulement revêtir à leur mort d'habits religieux, et peut-être porter à leurs dernières maladies dans des Couvents, mais non pas qu'en effet ils aient en santé renoncé aux affaires publiques, pour vivre en Cénobites. SUITE DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE, DE LA JUSTICE, DES LOIS ET COUTUMES SINGULIÈRES. La Justice se rendait ordinairement par les Comtes nommés par le Roi. Ils avaient leurs districts assignés. Ils devaient être instruits des Lois, qui n'étaient ni si difficiles ni si nombreuses, que les nôtres. La procédure était simple, chacun plaidait sa cause en France et en Allemagne. Rome seule et ce qui en dépendait, avait encore retenu beaucoup de Lois et de formalités de l'Empire Romain. Les Lois Lombardes avaient lieu dans le reste de l'Italie citérieure. Chaque Comte avait sous lui un Lieutenant, nommé _Viguier_, sept Assesseurs, _Scabini_, et un Greffier, _Notarius_. Les Comtes publiaient dans leur juridiction l'ordre des marches pour la guerre, enrôlaient les soldats sous des Centeniers, les menaient aux rendez-vous, et laissaient alors leurs Lieutenants faire les fonctions de Juge. Les Rois envoyaient des Commissaires avec Lettres expresses, _missi Dominici_, qui examinaient la conduite des Comtes. Ni ces Commissaires, ni ces Comtes ne condamnaient presque jamais à la mort, ni à aucun supplice; car si on en excepte la Saxe, où Charlemagne fit des Lois de sang, presque les délits se rachetaient dans le reste de son Empire. Le seul crime de rébellion était puni de mort, et les Rois s'en réservaient le jugement. La Loi Salique, celle des Lombards, celle de Ripuaires, avaient évalué à prix d'argent la plupart des autres attentats. Leur Jurisprudence qui paraît humaine, était en effet plus cruelle que la nôtre. Elle laissait la liberté de mal faire à quiconque pouvait la payer. La plus douce loi est celle qui mettant le frein le plus terrible à l'iniquité, prévient ainsi le plus de crimes. Par les anciennes _Lois Ripuaires_ rédigées sous Théodoric, et depuis sous le Roi des Francs Dagobert, il en coûtait cent sous pour avoir coupé une oreille à un homme, et si la surdité ne suivait pas, on était quitte pour cinquante sous. Le troisième Chapitre de la _Loi Ripuaire_ permettait au meurtrier d'un Évêque de racheter son crime avec autant d'or qu'en pouvait peser une tunique de plomb, de la hauteur du coupable, et d'une épaisseur déterminée. La _Loi Salique_ remise en vigueur sous Charlemagne, fixe le prix de la vie d'un Évêque à neuf cents sous d'or. On donnait la question, mais seulement aux esclaves; et celui qui avait fait mourir dans les tourments de la question l'esclave innocent d'un autre Maître, était obligé de lui en donner deux pour toute satisfaction. Charlemagne qui corrigea les _Lois Saliques_ et _Lombardes_, ne fit que hausser le prix des crimes. Ils étaient tous spécifiés. On distinguait ce que valait un coup qui avait ôté seulement un os de la tête, d'avec un coup qui laissait voir la cervelle. Je trouve qu'une Sorcière convaincue d'avoir mangé de la chair humaine, était condamnée à deux cents sous: et cet article est un témoignage bien humiliant pour la Nature Humaine. Il en coûtait sept cents sous pour le meurtre d'une Femme grosse, deux cents pour celui d'une Fille non encore adulte. Tous les outrages à la pudicité avaient aussi leurs prix fixes. Le rapt d'une Femme non mariée ne valait que deux cents sous. Si on avait violé une Fille sur le grand-chemin on ne payait que quarante sous, et on la rendait à son Maître. De ces lois barbares la plus sévère était précisément celle qui devait être la plus douce. Charlemagne lui-même au VIe Livre de ses _Capitulaires_, dit que d'épouser sa Comère est un crime digne de mort, et qui ne peut se racheter qu'en passant toute sa vie en pèlerinage. Parmi ces _Lois Saliques_, il s'en trouve une qui marque bien expressément dans quel mépris étaient tombés les Romains chez les Peuples barbares. Le Franc qui avait tué un Citoyen Romain, ne payait que mille cinquante deniers, et le Romain payait pour le sang d'un Franc deux mille cinq cents deniers. Dans les Causes criminelles indécises, on se purgeait par serment. Il fallait non seulement que la partie accusée jurât, mais elle était obligée de produire un certain nombre de témoins qui juraient avec elle. Quand les deux parties opposaient serment à serment, on permettait quelquefois le combat, mais ce combat n'était point ce qu'on appela depuis _combat à outrance_. Ces combats étaient appelés, comme on sait, _le jugement de Dieu_; c'est aussi le nom qu'on donnait à une des plus déplorables folies de ce Gouvernement barbare. Les accusés étaient fournis à l'épreuve de l'eau froide, de l'eau bouillante, ou du fer ardent. Le célèbre Étienne Baluze a rassemblé toutes les anciennes cérémonies de ces épreuves. Elles commençaient par la Messe, on y communiait l'accusé. On bénissait l'eau froide, on l'exorcisait. Ensuite l'accusé était jeté, garrotté, dans l'eau. S'il tombait au fond, il était réputé innocent. S'il surnageait, il était jugé coupable. Mr. de Fleury dans son _Histoire Ecclésiastique_ dit que c'était une manière sûre de ne trouver personne criminel. J'ose croire que c'était une manière de faire périr beaucoup d'innocents. Il y a bien des gens qui ont la poitrine assez large et les poumons assez légers, pour ne point enfoncer, lorsqu'une grosse corde qui les lie avec plusieurs tours, fait avec leur corps un volume moins pesant qu'une pareille quantité d'eau. Cette malheureuse coutume, proscrite depuis dans les grandes Villes, s'est conservée jusqu'à nos jours dans beaucoup de Provinces. On y a très-souvent assujetti même par sentence de Juge, ceux qu'on faisait passer pour Sorciers: car rien ne dure si longtemps que la Superstition, et il en a coûté la vie à plus d'un malheureux. Le jugement de Dieu par l'eau chaude s'exécutait en faisant plonger le bras nu de l'accusé dans une cuve d'eau bouillante. Il fallait prendre au fond de la cuve un anneau béni. Le Juge en présence des Prêtres et du Peuple enfermait dans un sac le bras du patient, scellait le sac de son cachet, et si trois jours après il ne paraissait sur le bras aucune marque de brûlure, l'innocence était reconnue. Tous les Historiens rapportent l'exemple de la Reine Teutberge, bru de l'Empereur Lothaire petit-fils de Charlemagne, accusée d'avoir commis un inceste avec son frère Moine et Sous-diacre. Elle nomma un champion qui se soumit pour elle à l'épreuve de l'eau bouillante, en présence d'une Cour nombreuse. Il prit l'anneau béni sans se brûler. Plusieurs hommes crédules, fondés sur de telles histoires, pensent qu'il y a des secrets qui peuvent rendre la peau insensible à l'action de l'eau bouillante; mais il n'y en a aucun; et tout ce qu'on peut dire sur cette aventure, et sur toutes celles qui lui ressemblent, c'est qu'elles ne sont pas vraies, ou que les Juges fermaient les yeux sur les artifices dont on se servait, pour faire croire qu'on plongeait la main dans l'eau chaude, car on pouvait aisément faire une cuve à double fond, l'air échauffé pouvait par des tuyaux soulever l'eau à peine tiède et la faire paraître bouillante. Il y a bien des manières de tromper, mais aucune d'être invulnérable. La troisième épreuve était celle d'une barre de fer ardent, qu'il fallait porter dans la main l'espace de neuf pas. Il était plus difficile de tromper dans cette épreuve que dans les autres, aussi je ne vois personne qui s'y soit soumis dans ces Siècles grossiers. À l'égard des Lois Civiles, voici ce qui me paraît de plus remarquable. Un homme qui n'avait point d'enfants, pouvait en adopter. Les époux pouvaient se répudier en Justice, et après le divorce il leur était permis de passer à d'autres noces. Nous avons dans Marculfe le détail de ces lois. Mais ce qui paraîtra peut-être plus étonnant, et ce qui n'en est pas moins vrai, c'est qu'au Livre II de ces Formules de Marculfe, on trouve que rien n'était plus permis ni plus commun que de déroger à cette fameuse _Loi Salique_, par laquelle les Filles n'héritaient pas. On amenait sa fille devant le Comte ou le Commissaire, et on disait «ma chère fille, un usage ancien et impie ôte parmi nous toute portion paternelle aux filles, mais ayant considéré cette impiété, j'ai vu que, comme vous m'avez été donnés tous de Dieu également, je dois vous aimer de même; ainsi, ma chère fille, je veux que vous héritiez par portion égale avec vos frères dans toutes mes Terres, etc.» On ne connaissait point chez les Francs qui vivaient suivant la _Loi Salique et Ripuaire_, cette distinction de Nobles et de Roturiers, de Nobles de nom et d'armes, et de Nobles _ab avo_ ou gens vivant noblement. Il n'y avait que deux ordres de Citoyens, les Libres et les Serfs, à peu près comme aujourd'hui dans les Empires Mahométans et à la Chine. LOUIS LE DÉBONNAIRE. L'Histoire des grands évènements de ce Monde n'est guère que l'Histoire des crimes. Je ne vois point de Siècle que l'ambition des Séculiers et des Ecclésiastiques n'ait rempli d'horreurs. À peine Charlemagne est-il au tombeau, qu'une guerre civile désole sa Famille et l'Empire. Les Archevêques de Milan et de Crémone allumèrent les premiers feux. Leur prétexte est que Bernard, Roi d'Italie, est le Chef de la Maison Carolingienne[9], le fils de l'aîné de Charlemagne. On voit assez la véritable raison dans cette fureur de remuer et dans cette frénésie d'ambition, qui s'autorise toujours des lois même faites pour la réprimer. Un Évêque d'Orléans entre dans leurs intrigues, l'oncle et le neveu lèvent des armées. On est prêt d'en venir aux mains à Châlons sur Saône, mais le parti de l'Empereur gagne par argent et par promesses la moitié de l'armée d'Italie. On négocie, c'est-à-dire on veut tromper. Le Roi est assez imprudent pour venir dans le camp de son oncle. Louis qu'on a nommé _le Débonnaire_, parce qu'il était faible, et qui fut cruel par faiblesse, fait crever les yeux à son neveu, qui lui demandait grâce à genoux. Le malheureux Roi meurt dans les tourments du corps et de l'esprit, trois jours après cette exécution cruelle. Alors Louis fait tondre et enfermer dans un Monastère ses trois frères, dans la crainte qu'un jour le sang de Charlemagne, trop respecté en eux, ne suscitât des guerres. Ce ne fut pas tout. L'empereur fait arrêter tous les partisans de Bernard, que ce Roi avait nommés sous l'espoir de sa grâce. Ils éprouvent le même supplice que le Roi. Les Ecclésiastiques sont exceptés de la sentence. On les épargne, eux qui étaient les auteurs de la guerre. La déposition ou l'exil sont leur seul châtiment. Louis ménageait l'Église, et l'Église fit bientôt sentir qu'il faut être ferme pour être respecté. [Note 9: «Carlovingienne» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] Dès l'an 817 Louis avait suivi le mauvais exemple de son père, en donnant des Royaumes à ses enfants; et n'ayant ni le courage d'esprit de son père, ni l'autorité que ce courage donne, il s'exposait à l'ingratitude. Oncle barbare et frère trop dur, il fut un père trop facile. Ayant associé à l'Empire son fils aîné, Lothaire, donné l'Aquitaine au second nommé Pépin, la Bavière à Louis son troisième fils, il lui restait un jeune enfant d'une nouvelle femme. C'est ce Charles le Chauve, qui fut depuis Empereur. Il voulut après le partage, ne pas laisser sans État cet enfant d'une femme qu'il aimait. Une des sources du malheur de Louis le Débonnaire, et de tant de désastres plus grands qui depuis ont affligé l'Europe, fut cet abus qui commençait à naître, d'accorder de la puissance dans le monde à ceux qui ont renoncé au monde. Cette scène mémorable commença par un Moine nommé Vala: c'était un de ces hommes qui prennent la dureté pour la vertu, et l'opiniâtreté pour la confiance; qui fiers d'une dévotion mal entendue se croient en droit d'éclater avec scandale contre des abus moins grands que celui qui leur laisse cette liberté; et qui factieux par zèle pensent remplir leur devoir en faisant le mal avec un air de Christianisme. Dans un Parlement tenu en 823 à Aix-la-chapelle, Parlement où étaient entrés les Abbés, parce qu'ils étaient Seigneurs de grandes Terres, ce Vala reproche publiquement à l'Empereur tous les désordres de l'État: «c'est vous, lui dit-il, qui en êtes coupable». Il parle ensuite en particulier à chaque membre du Parlement avec plus de sédition. Il ose accuser l'Impératrice Judith d'adultère. Il veut prévenir et empêcher les dons que l'Empereur veut faire à ce fils, qu'il a eu de l'Impératrice. Il déshonore et trouble la Famille Royale, et par conséquent l'État, sous prétexte du bien de l'État même. Enfin l'Empereur irrité renvoie Vala dans son Monastère, dont il n'eût jamais dû sortir. Il se résout pour satisfaire sa femme, à donner à son fils une petite partie de l'Allemagne vers le Rhin, le Pays des Suisses et la Franche-Comté. Si dans l'Europe les Lois avaient été fondées sur la puissance paternelle; si les esprits eussent été pénétrés de la nécessité du respect filial comme du premier de tous les devoirs, ainsi que je l'ai remarqué de la Chine; les trois enfants de l'Empereur, qui avaient reçu de lui des couronnes, ne se seraient point révolté contre leur père, qui donnait un héritage à un enfant du second lit. D'abord ils se plaignirent: aussitôt le Moine de Corbie se joint à l'Abbé de Saint Denis, plus factieux encore, et qui ayant les Abbayes de Saint Médard, de Soissons et de Saint-Germain-des-Prés[10], pouvait lever des troupes, et en leva ensuite. Les Évêques de Vienne, de Lyon, d'Amiens, unis à ces Moines, poussent les Princes à la guerre civile, en déclarant rebelles à Dieu, à l'Église, ceux qui ne seront pas de leur parti. En vain Louis le Débonnaire, au lieu d'assembler des armées, convoque quatre Conciles, dans lesquels on fait de bonnes et d'inutiles lois. Ses trois fils prennent les armes. C'est, je crois, la première fois qu'on a vu trois enfants soulevés ensemble contre leur père. L'Empereur arme à la fin. On voit deux camps remplis d'Évêques, d'Abbés et de Moines. Mais du côté des Princes est le Pape Grégoire IV dont le nom donne un grand poids à leur parti. C'était déjà l'intérêt des Papes d'abaisser les Empereurs. Déjà un Étienne, prédécesseur de Grégoire, s'était installé dans la Chaire Pontificale sans l'agrément de Louis le Débonnaire. Brouiller le père avec les enfants, semblait le moyen de s'agrandir sur leurs ruines. Le Pape Grégoire vient donc en France, et menace l'Empereur de l'excommunier. Cette cérémonie d'excommunication n'emportait pas encore l'idée qu'on voulut lui attacher depuis. On n'osait pas prétendre qu'un excommunié dût être privé de ses biens par la seule excommunication. Mais on croyait rendre un homme exécrable, et rompre par ce glaive tous les liens qui peuvent attacher les hommes à lui. [Note 10: «Saint Germain des-prez» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] Les Évêques du parti de l'Empereur se servirent de leur droit, et font dire courageusement à l'Évêque, SI EXCOMMUNICATURUS VENIET, EXCOMMUNICATUS ABIBIT, _S'il vient pour excommunier, il retournera excommunié lui-même_. Ils lui écrivent avec fermeté, en le traitant à-la-vérité de Pape, mais en même temps de Frère. Grégoire plus fier encore leur mande «le terme de Frère sent trop l'égalité, tenez-vous en à celui de Pape, reconnaissez ma supériorité, sachez que l'autorité de ma chaire est au-dessus de celle du trône de Louis». Enfin il élude dans cette Lettre le serment qu'il a fait à l'Empereur son Maître. Au milieu de cette guerre on négocie. La supériorité devait donc être du côté du Pape. Il était Prêtre et Italien, Louis était faible. Le Pontife le va trouver dans son camp. Il y a le même avantage que Louis avait autrefois sur Bernard. Il séduit ses troupes. À peine le Pape est-il sorti du camp, que la nuit même la moitié des Troupes Impériales passe du côté de Lothaire son fils. Cette désertion arriva près de Bâle, et la Plaine où le Pape avait négocié, s'appelle encore le _Champ du mensonge_. Alors le Monarque malheureux se rend prisonnier à ses fils rebelles, avec sa femme Judith, objet de leur haine. Il leur livre son fils Charles âgé de dix ans, prétexte innocent de la guerre. Dans des temps plus barbares, comme sous Clovis et ses enfants, ou dans des Pays tel que Constantinople, je ne serais point surpris qu'on eût fait périr Judith et son fils, et même l'Empereur. Les Vainqueurs se contentèrent de faire raser l'Impératrice, de la mettre en prison en Lombardie, de renfermer le jeune Charles dans le Couvent de Prum, au milieu de la Forêt des Ardennes, et de détrôner leur père. Il me semble, qu'en lisant le désastre de ce père trop bon, on ressent au moins une satisfaction secrète, quand on voit que ses fils ne furent guère moins ingrats envers cet Abbé Vala, le premier auteur de ces troubles, et envers le Pape qui les avait si bien soutenus. On voit avec plaisir le Pape retourner à Rome, méprisé des Vainqueurs, et Vala se renfermer dans un Monastère en Italie. Lothaire d'autant plus coupable qu'il était associé à l'Empire, traîne son père prisonnier à Compiègne. Il y avait alors un abus funeste, introduit dans l'Église, qui défendait de porter les armes et d'exercer les fonctions civiles pendant le temps de la pénitence publique. Ces pénitences étaient rares, et ne tombaient guère que sur quelques malheureux de la lie du peuple. On résolut de faire subir à l'Empereur ce supplice infamant, sous le voile d'une humiliation Chrétienne et volontaire, et de lui imposer une pénitence perpétuelle, qui le dégraderait pour toujours. Louis est intimidé. Il a la lâcheté de condescendre à cette proposition qu'on a la hardiesse de lui faire. Un Archevêque de Reims, nommé Elbon, tiré de la condition servile, malgré les lois élevé à cette dignité par Louis même, dépose ainsi son Souverain et son bienfaiteur. On fait comparaître le Souverain entouré de trente Évêques, de Chanoines, de Moines, dans l'Église de Notre Dame de Soissons. Lothaire son fils présent y jouit de l'humiliation de son père. On fait étendre un cilice devant l'autel. L'Archevêque ordonne à l'Empereur d'ôter son baudrier, son épée, son habit, et de se prosterner sur ce cilice. Louis le visage contre terre, demande lui-même la pénitence publique, qu'il ne méritait que trop en s'y soumettant. L'Archevêque le force de lire à haute voix un papier, dans lequel il s'accuse de sacrilège et d'homicide. Le malheureux lit posément la liste de ses crimes, parmi lesquels il est spécifié qu'il avait fait marcher ses troupes en Carême, et indiqué un Parlement un Jeudi Saint. On dresse un procès verbal de toute cette action: monument encore subsistant d'insolence et de bassesse. Dans ce procès verbal on ne daigne pas seulement nommer Louis du nom d'Empereur: il y est appelé DOMINUS LUDOVICUS, _noble homme, vénérable homme_. Louis fut enfermé un an dans une cellule du Couvent de Saint Médard de Soissons, vêtu du sac de pénitent, sans domestiques, sans consolation, mort pour le reste du monde. S'il n'avait eu qu'un fils, il était perdu pour toujours; mais ses trois enfants disputant ses dépouilles, leur désunion rendit au père sa liberté et sa couronne. En 834, transféré à Saint Denis, deux de ses fils, Louis et Pépin, vinrent le rétablir, et remettre entre ses bras sa femme et son fils Charles. En 835, l'Assemblée de Soissons est anathématisée par une autre à Thionville; mais il n'en coûta à l'Archevêque de Reims que la perte de son Siège, encore fut-il jugé déposé dans la Sacristie. L'Empereur l'avait été en public aux pieds de l'Autel. Quelques Évêques furent déposés aussi. L'Empereur ne put ou n'osa les punir davantage. Bientôt après un de ces mêmes enfants qui l'avaient rétabli, Louis de Bavière, se révolta encore. Le malheureux père mourut de chagrin dans une tente auprès de Mayence, en disant, _Je pardonne à Louis, mais qu'il sache qu'il m'a donné la mort_. (20 Juin 840) Il confirma solennellement par son testament la donation de Pépin et de Charlemagne à l'Église de Rome. Il y ajouta la Corse, la Sardaigne et la Sicile. Dons inutiles autant que pieux: les Mahométans, comme je le dirai, envahissaient déjà ces Provinces. Les présents de l'Istrie, de Bénévent, du Territoire de Venise, faits par Charlemagne, n'ont pas eu plus d'effet. Ils étaient occupés par des Seigneurs particuliers, qui s'en disputaient la propriété. C'était en effet donner aux Papes des Terres à conquérir. ÉTAT DE L'EUROPE APRÈS LA MORT DE LOUIS LE DÉBONNAIRE. Bientôt après la mort du fils de Charlemagne son Empire éprouva ce qui était arrivé à celui d'Alexandre, et que nous verrons bientôt être la destinée de celui des Califes. Fondé avec précipitation, il s'écroula de même, les guerres intestines le divisèrent. Il n'est pas surprenant que des Princes qui avaient détrôné leur père, se soient voulu exterminer l'un l'autre. C'était à qui dépouillerait son frère. Lothaire, Empereur, voulait tout. Charles le Chauve Roi de France et Louis Roi de Bavière s'unissent contre lui. En 841, un fils de Pépin, ce Roi d'Aquitaine fils du Débonnaire, et devenu Roi après la mort de son père, se joint à Lothaire. Ils désolent l'Empire, ils l'épuisent de soldats. Enfin deux Rois contre deux Rois, dont trois sont frères, et dont l'autre est leur neveu, se livrent une bataille à Fontenay dans l'Auxerrois, dont l'horreur est digne de guerres civiles. (842) Plusieurs Auteurs assurent qu'il y périt cent mille hommes. Il est vrai que ces Auteurs ne sont pas contemporains, et que du moins il est permis de douter que tant de sang ait été répandu. L'Empereur Lothaire fut vaincu. Il donna alors au monde l'exemple d'une politique toute contraire à celle de Charlemagne. Le Vainqueur des Saxons les avait assujettis au Christianisme comme à un frein nécessaire. Quelques révoltes et de fréquents retours à leur culte avaient marqué leur horreur pour une Religion qu'ils regardaient comme leur châtiment. Lothaire pour se les attacher, leur donne une liberté entière de conscience. La moitié du Pays redevint idolâtre, mais fidèle à son Roi. Cette conduite et celle de Charlemagne son grand-père, firent voir aux hommes combien diversement les Princes plient la Religion à leurs intérêts. Les disgrâces de Lothaire en fournirent un autre exemple: ses deux frères, Charles le Chauve et Louis de Bavière, assemblèrent un Concile d'Évêques et d'Abbés à Aix-la-chapelle. (842) Ces Prélats d'un commun accord déclarèrent Lothaire déchu de son droit à la couronne, et ses sujets déliés du serment de fidélité: _promettez-vous de mieux gouverner que lui?_ disent-ils aux deux frères Charles et Louis: _nous le promettons_, répondirent les deux Rois: _et nous_, dit l'Évêque qui présidait, _nous vous permettons par l'autorité divine, et nous vous commandons de régner à sa place_. En voyant les Évêques ainsi donner les couronnes, on se tromperait, si on croyait qu'ils fussent alors tels que des Électeurs de l'Empire. Ils étaient puissants à-la-vérité, mais aucun n'était Souverain. L'autorité de leur caractère et le respect des peuples étaient des instruments dont les Rois se servaient à leur gré. Il y avait dans ces Ecclésiastiques bien plus de faiblesse que de grandeur à décider ainsi du droit des Rois suivant les ordres du plus fort. On ne doit pas être surpris, que quelques années après un Archevêque de Sens avec vingt autres Évêques ait osé dans des conjonctures pareilles déposer Charles le Chauve, Roi de France. (859) Cet attentat fut commis pour plaire à Louis de Bavière. Ces Monarques, aussi méchants Rois que frères dénaturés, ne pouvant se faire périr l'un l'autre, se faisaient anathématiser tour à tour; mais ce qui surprend, c'est ce que ce même Charles le Chauve exprime dans un Écrit qu'il daigna publier contre l'Archevêque de Sens: _au moins cet Archevêque ne devait pas me déposer avant que j'eusse comparu devant les Évêques qui m'avaient sacré Roi: il fallait qu'auparavant j'eusse subi leur jugement, ayant toujours été prêt à me soumettre à leurs corrections paternelles et à leur châtiment_. La race de Charlemagne réduite à parler ainsi, marchait visiblement à sa ruine. Je reviens à Lothaire, qui avait toujours un grand parti en Germanie, et qui était maître paisible en Italie. Il passe les Alpes, fait couronner son fils Louis, qui vient juger dans Rome le Pape Sergius II. (844) Le Pontife comparaît, répond juridiquement aux accusations d'un Évêque de Metz, se justifie, et prête ensuite serment de fidélité à ce même Lothaire déposé par ses Évêques. Lothaire même fit cette célèbre et inutile Ordonnance, que pour éviter les séditions trop fréquentes, le Pape _ne sera plus élu par le Peuple_, et que l'on avertira l'Empereur de la vacance du Saint Siège. Leur sentence ne fut qu'un scandale de plus ajouté aux désolations de l'Europe. Les Provinces depuis les Alpes au Rhin ne savaient plus à qui elles devaient obéir. Les Villes changeaient chaque jour de tyrans, les Campagnes étaient ravagées tour à tour par différents partis. On n'entendait parler que de combats, et dans ces combats il y avait toujours des Moines, des Abbés, des Évêques qui périssaient les armes à la main. Hugues, un des fils de Charlemagne, forcé jadis à être Moine, et depuis Abbé de Saint Quentin, fut tué devant Toulouse avec l'Abbé de Ferriére, deux Évêques y furent faits prisonniers. Cet incendie s'arrêta un moment, pour recommencer avec fureur. Les trois frères Lothaire, Charles et Louis firent de nouveaux partages, qui ne furent que de nouveaux sujets de division et de guerre. L'Empereur Lothaire, après avoir bouleversé l'Europe sans sujet et sans gloire, se sentant affaibli, vint se faire Moine dans l'Abbaye de Pram. Il ne vécut dans le froc que six jours, et mourut imbécile après avoir vécu en tyran. À la mort de ce troisième Empereur d'Occident il s'éleva de nouveaux Royaumes en Europe, comme des monceaux de terre après les secousses d'un grand tremblement. Un autre Lothaire, fils de cet Empereur, donna son nom de _Lotharinge_ à une assez grande étendue de Pays nommé depuis par contraction _Lorraine_, entre le Rhin, l'Escaut, la Meuse et la Mer. Le Brabant fut appelé _la basse Lorraine_, le reste fut connu sous le nom de _la haute_. Aujourd'hui de cette haute Lorraine il ne reste qu'une petite Province de ce nom, engloutie depuis peu dans le Royaume de France. Un second fils de l'Empereur Lothaire, nommé Charles, eut la Savoie, le Dauphiné, une partie du Lyonnais, de la Provence et du Languedoc. Cet État composa le Royaume d'Arles du nom de la Capitale, Ville autrefois opulente et embellie par les Romains; mais alors petite et pauvre, ainsi que toutes les Villes en-deçà des Alpes. Un Barbare, qu'on nomme _Salomon_, se fit bientôt après Roi de la Bretagne, dont une partie était encore Païenne; mais tous ces Royaumes tombèrent aussi promptement qu'ils furent élevés. Le fantôme d'Empire Romain subsistait. Louis, second fils de Lothaire, qui avait eu en partage une partie de l'Italie, fut proclamé Empereur par Sergius II en 855. Il fut le seul de tous ces Empereurs qui fixa son séjour à Rome; mais il ne possédait pas la neuvième partie de l'Empire de Charlemagne, et n'avait en Italie qu'une autorité contestée par les Papes et par les Ducs de Bénévent, qui possédaient alors un État considérable. Après sa mort arrivée en 875, si la Loi Salique avait été en vigueur dans la Maison de Charlemagne, c'était à l'aîné de la Maison qu'appartenait l'Empire. Louis de Bavière, aîné de Charlemagne, devait succéder à son neveu mort sans enfants; mais des troupes et de l'argent firent les droits de Charles le Chauve. Il ferma les passages des Alpes à son frère, et se hâta d'aller à Rome avec quelques troupes. Reginus, les Annales de Metz et de Fulden assurent qu'il acheta l'Empire du Pape Jean VIII. Le Pape non seulement se fit payer, mais profitant de la conjoncture il donna l'Empire en Souverain, et Charles le reçut en Vassal, protestant qu'il le tenait du Pape, ainsi qu'il avait protesté auparavant en France en 859, qu'il devait subir le jugement des Évêques, laissant toujours avilir sa dignité pour en jouir. Sous lui l'Empire Romain était donc composé de la France et de l'Italie. On dit qu'il mourut empoisonné de son Médecin, un Juif nommé Sédécias; mais personne n'a jamais dit par quelle raison ce Médecin commit ce crime. Que pouvait-il gagner en empoisonnant son Maître? Auprès de qui eût-il trouvé une plus belle fortune? Aucun Auteur ne parle du supplice de ce Médecin. Il faut donc douter de l'empoisonnement, et faire réflexion seulement, que l'Europe Chrétienne était si ignorante, que les Rois étaient obligés de chercher pour leurs Médecins des Juifs et des Arabes. On voulait toujours saisir cette ombre d'Empire Romain, et Louis le Bègue Roi de France, fils de Charles le Chauve, le disputait aux autres descendants de Charlemagne. C'était toujours au Pape qu'on le demandait. Un Duc de Spoléte, un Marquis de Toscane, investis de ces États par Charles le Chauve, se saisirent du Pape Jean VIII et pillèrent une partie de Rome, pour forcer, disaient-ils, à donner l'Empire au Roi de Bavière, Carloman l'aîné de la race de Charlemagne. Non seulement le Pape Jean VIII était ainsi persécuté dans Rome par des Italiens, mais venait en 877 de payer vingt-cinq mille livres pesant d'argent aux Mahométans possesseurs de la Sicile et du Carillan. C'était l'argent dont Charles le Chauve avait acheté l'Empire. Il passa bientôt des mains du Pape en celles des Sarrasins, et le Pape même signa un Traité authentique de leur en payer autant tous les ans. Cependant ce Pontife tributaire des Musulmans et prisonnier dans Rome, s'échappe, s'embarque, passe en France. Il vient sacrer Empereur Louis le Bègue dans la Ville de Troyes, à l'exemple de Léon III, d'Adrien et d'Étienne III persécuté chez eux, et donnant ailleurs des couronnes. Sous Charles le Gros, Empereur et Roi de France, la désolation de l'Europe redoubla. Plus le sang de Charlemagne s'éloignait de sa source, et plus il dégénérait. Charles le Gros fut déclaré incapable de régner par une assemblée de Seigneurs Français et Allemands, qui le déposèrent auprès de Mayence dans une Diète convoquée par lui-même. Ce ne sont point ici des Évêques, qui en servant la passion d'un Prince, semblent disposer d'une couronne; ce furent les principaux qui crurent avoir le droit de nommer celui qui devait les gouverner, et combattre à leur tête. On dit que le cerveau de Charles le Gros était affaibli. Il le fut toujours sans-doute, puisqu'il se mit au point d'être détrôné sans résistance, de perdre à la fois l'Allemagne, la France et l'Italie, et de n'avoir enfin pour subsistance que la charité de l'Archevêque de Mayence, qui daigna le nourrir. Il paraît bien qu'alors l'ordre de la succession était compté pour rien, puisqu'Arnould, bâtard de Carloman, fils de Louis le Bègue, fut déclaré Empereur, et qu'Eudes ou Odon Comte de Paris fut Roi de France. Il n'y avait alors ni droit de naissance, ni droit d'élection reconnu. L'Europe était un chaos dans lequel le plus fort s'élevait sur les ruines du plus faible, pour être ensuite précipité par d'autres. DES NORMANDS VERS LE IVe SIÈCLE. Il est difficile de dire quel Pays de l'Europe était alors plus mal gouverné et plus malheureux. Tout étant divisé, tout était faible. Cette confusion ouvrit un passage aux Peuples de la Scandinavie et aux habitants des bords de la Mer Baltique. Ces Sauvages trop nombreux n'ayant à cultiver que des terres ingrates, manquant de Manufactures et privés d'Arts, ne cherchaient qu'à se répandre loin de leur patrie. Le brigandage et la piraterie leur était nécessaire, comme le carnage aux bêtes féroces. En Allemagne on les appelait _Normands, Hommes du Nord_, sans distinction, comme nous disons encore en général les _Corsaires de Barbarie_. Dès le IVe Siècle ils se mêlèrent aux flots des autres Barbares, qui portèrent la désolation jusqu'à Rome et en Afrique. On a vu que resserrés sous Charlemagne, ils craignirent l'esclavage. Dès le temps de Louis le Débonnaire ils recommencèrent leurs courses. Les forêts dont ces Pays étaient hérissés, leur fournissaient assez de bois pour construire leurs barques à deux voiles à rames. Environ cent hommes tenaient dans ces bâtiments, avec leurs provisions de bière, de biscuit de mer, de fromage, et de viande salée. Ils côtoyaient les côtes, descendaient où ils ne trouvaient point de résistance, et retournaient chez eux avec leur butin, qu'ils partageaient ensuite selon les lois du brigandage, ainsi qu'il se pratique à Tunis. Dès l'an 843 ils entrèrent en France par l'embouchure de la Rivière de la Seine, et mirent la Ville de Rouen au pillage. Une autre flotte entra par la Loire, et dévasta tout jusqu'en Touraine. Ils emmenaient en esclavage les hommes, ils partageaient entre eux les femmes et les filles, prenant jusqu'aux enfants pour les élever dans leur métier de pirates. Les bestiaux, les meubles, tout était emporté. Ils vendaient quelquefois sur une côte ce qu'ils avaient pillé sur une autre. Leurs premiers gains excitèrent la cupidité de leurs compatriotes indigents. Les habitants des côtes Germaniques et Gauloises se joignirent à eux, ainsi que tant de renégats de Provence et de Sicile ont servi sur les vaisseaux d'Alger. En 844 ils couvrirent la mer de vaisseaux. On les vit descendre presqu'à la fois en Angleterre, en France et en Espagne. Il faut que le Gouvernement des Français et des Anglais fût moins bon que celui des Mahométans, qui régnaient en Espagne; car il n'y eut nulle mesure prise par les Français ni par les Anglais, pour empêcher ces irruptions; mais en Espagne les Arabes gardèrent leurs côtes, et repoussèrent enfin les Pirates. En 845 les Normands pillèrent Hambourg, et pénétrèrent avant dans l'Allemagne. Ce n'était plus alors un ramassis[11] de Corsaires sans ordre, c'était une flotte de six cents bateaux, qui portait une armée formidable. Un Roi de Danemark, nommé Eric, était à leur tête. Il gagna deux batailles avant de se rembarquer. Ce Roi des Pirates après être retourné chez lui avec les dépouilles Allemandes, envoie en France un des Chefs des Corsaires, à qui les Histoires donnent le nom de Régner. Il remonte la Seine à cent vingt voiles. Il n'y a point d'apparence que ces cent vingt voiles portaient dix mille hommes. Cependant avec un nombre probablement inférieur, il pille Rouen une seconde fois, et vient jusqu'à Paris. Dans de pareilles invasions, quand la faiblesse du Gouvernement n'a pourvu à rien, la terreur du peuple augmente le péril, et le plus grand nombre fuit devant le plus petit. Les Parisiens qui se défendirent dans d'autres temps avec tant de courage, abandonnèrent alors leur Ville, et les Normands n'y trouvèrent que des maisons de bois qu'ils brûlèrent. Le malheureux Roi, Charles le Chauve, retranché à Saint Denis avec peu de troupes, au lieu de s'opposer à ces Barbares, acheta de quatorze mille marcs d'argent la retraite qu'ils daignèrent faire. On est indigné quand on lit dans nos Auteurs que plusieurs de ces Barbares furent punis de mort subite pour avoir pillé l'Église de Saint-Germain-des-Prés. Ni les Peuples, ni leurs Saints ne se défendirent, mais les vaincus se donnent toujours la honteuse consolation de supposer des miracles opérés contre leurs vainqueurs. [Note 11: Écrit «ramas» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] Charles le Chauve, en achetant ainsi la paix, ne faisait que donner à ces Pirates de nouveaux moyens de faire la guerre, et s'ôter celui de la soutenir. Les Normands se servirent de cet argent pour aller assiéger Bordeaux, qu'ils pillèrent. Pour comble d'humiliation et d'horreur, un descendant de Charlemagne, Pépin Roi d'Aquitaine, n'ayant pu leur résister, s'unit avec eux, et alors la France vers l'an 858 fut entièrement ravagée. Les Normands fortifiés de tout ce qui se joignait à eux, désolèrent longtemps l'Allemagne, la Flandres, l'Angleterre. Nous avons vu depuis peu des armées de cent mille hommes pouvoir à peine prendre deux Villes après des victoires signalées; tant l'Art de fortifier les places et de préparer des ressources a été perfectionné; mais alors des Barbares combattant d'autres Barbares désunis, ne trouvaient après le premier succès, presque rien qui arrêtât leurs courses. Vaincus quelquefois, ils reparaissaient avec de nouvelles forces. Godefroi, Roi de Danemark, à qui Charles le Gros céda enfin une partie de la Hollande en 882, pénètre de la Hollande en Flandres, ses Normands passent de la Somme à l'Oise sans résistance, prennent et brûlent Pontoise, et arrivent par eau et par terre devant Paris, en 885. Les Parisiens qui s'attendaient alors à l'irruption des Barbares, n'abandonnèrent point la Ville, comme autrefois. Le Comte de Paris, Ode ou Eudes, que sa valeur éleva depuis sur le trône de France, mit dans la Ville un ordre qui anima les courages, et qui leur tint lieu de tours et de remparts. Sigefroi, Chef des Normands, pressa le siège avec une fureur opiniâtre, mais non destituée d'arts. Les Normands se servirent du bélier pour battre les murs. Ils firent brèche, et donnèrent trois assauts. Les Parisiens les soutinrent avec un courage inébranlable. Ils avaient à leur tête non seulement le Comte Eudes, mais encore leur Évêque Goflin, qui chaque jour après avoir donné la bénédiction à son peuple, se mettait sur la brèche, le casque en tête, un carquois sur le dos, et une hache à sa ceinture, et ayant planté la croix sur le rempart, combattait à sa vue. Il paraît que cet Évêque avait dans la Ville autant d'autorité pour le moins que le Comte Eudes, puisque ce fut à lui que Sigefroy s'était d'abord adressé, pour entrer par sa permission dans Paris. Ce Prélat mourut de ses fatigues au milieu du siège, laissant une mémoire respectable et chère; car s'il arma des mains que la Religion réservait seulement au ministère de l'Autel, il les arma pour cet autel même et pour des citoyens dans la cause la plus juste, et pour la défense la plus nécessaire, qui est toujours au-dessus des lois. Ses confrères ne s'étaient armés que dans des Guerres Civiles et contre des Chrétiens. Peut-être, si l'apothéose est due à quelques hommes, eût-il mieux valu mettre dans le Ciel ce Prélat qui combattit et mourut pour son Pays, que tant d'hommes obscurs, dont la vertu, s'ils en ont eu, a été pour le moins inutile au Monde. Les Normands tinrent la Ville assiégée une année et demie, les Parisiens éprouvèrent toutes les horreurs qu'entraînent dans un long siège la famine et la contagion, qui en sont les suites, et ne furent point ébranlés. Au bout de ce temps l'Empereur Charles le Gros, Roi de France, parut enfin à leurs secours sur le Mont de Mars, qu'on appelle aujourd'hui Montmartre, mais il n'osa pas attaquer les Normands, il ne vint que pour acheter encore une trêve honteuse. Ces Barbares quittèrent Paris pour aller assiéger Sens et piller la Bourgogne, tandis que Charles alla dans Mayence assembler ce Parlement qui lui ôta un trône dont il était si indigne. Les Normands continuèrent leurs dévastations, mais quoiqu'ennemis du Nom Chrétien il ne leur vint jamais en pensée de forcer personne à renoncer au Christianisme. Ils étaient à peu près tels que les Francs, les Goths, les Alains, les Huns, les Hérules, qui en cherchant au IVe Siècle de nouvelles Terres, loin d'imposer une Religion aux Romains, s'accommodèrent aisément de la leur: ainsi les Turcs en pillant l'Empire des Califes, se sont fournis à la Religion Mahométane. Enfin Rolon ou Raoul, le plus illustre de ces Brigands du Nord, après avoir été chassé du Danemark, ayant rassemblé en Scandinavie tous ceux qui voulurent s'attacher à sa fortune, tenta de nouvelles aventures, et fonda l'espérance de sa grandeur sur la faiblesse de l'Europe. Il aborda l'Angleterre, où ses compatriotes étaient déjà établis; mais après deux victoires inutiles il retourna du côté de la France, que d'autres Normands savaient ruiner, mais qu'ils ne savaient pas asservir. Rolon fut le seul de ces Barbares qui cessa d'en mériter le nom, en cherchant un établissement fixe. Maître de Rouen sans peine, au lieu de la détruire, il en fit relever les murailles et les tours. Rouen devint sa place d'armes, de-là il volait tantôt en Angleterre, tantôt en France, faisant la guerre avec politique, comme avec fureur. La France était expirante sous le règne de Charles le Simple, Roi de nom, et dont la Monarchie était encore plus démembrée par les Ducs, par les Comtes et par les Barons ses sujets, que par les Normands. Charles n'avait donné que de l'or aux Barbares, Charles le Simple offrit à Rolon sa fille et des provinces. Raoul demanda d'abord la Normandie, et on fut trop heureux de la lui céder. Il demanda ensuite la Bretagne, on disputa, mais il fallut la céder encore avec des clauses que le plus fort explique toujours à son avantage. Ainsi la Bretagne qui était tout à l'heure un Royaume, devint un Fief de la Neustrie; et la Neustrie qu'on s'accoutuma bientôt à nommer Normandie du nom de ses usurpateurs, fut un État séparé, dont les Ducs rendaient un vain hommage à la couronne de France. L'Archevêque de Rouen sut persuader à Rolon de se faire Chrétien. Ce Prince embrassa volontiers une Religion qui affermissait sa puissance. Les véritables Conquérants sont ceux qui savent faire des lois. Leur puissance est stable, les autres sont des torrents qui passent. Rolon paisible fut le seul Législateur de son temps dans le Continent Chrétien. On sait avec quelle inflexibilité il rendit la justice. Il abolit le vol chez ses Danois, qui n'avaient jusques-là vécu que de rapine. Longtemps après lui son nom seul prononcé, était un ordre aux Officiers de Justice d'accourir pour réprimer la violence, et de-là est venu cet usage de la clameur de _Haro_, si connue en Normandie. Le sang des Danois et des Francs mêlés ensemble produisit ensuite dans ce Pays ces Héros qu'on verra conquérir l'Angleterre et la Sicile. DE L'ANGLETERRE VERS LE IVe SIÈCLE. L'Angleterre après avoir été divisée en sept petits Royaumes, s'était presque réunie sous le Roi Egbert, lorsque ces mêmes Pirates vinrent la ravager aussi bien que la France. On prétend qu'en 852 ils remontèrent la Tamise avec trois cents Voiles. Les Anglais ne se défendirent guère mieux que les Francs. Ils payèrent, comme eux, leurs vainqueurs. Un Roi nommé Ethelbert suivit le malheureux exemple de Charles le Chauve. Il donna de l'argent; la même faute eut la même punition. Les Pirates se servirent de cet argent pour mieux subjuguer le Pays. Ils conquirent la moitié de l'Angleterre. Il fallait que les Anglais, nés courageux et défendus par leur situation, eussent dans leur Gouvernement des vices bien essentiels, puisqu'ils furent toujours assujettis par des Peuples qui ne devaient pas aborder impunément chez eux. Ce qu'on raconte des horribles dévastations qui désolèrent cette Île, surpasse encore ce qu'on vient de voir en France. Il y a des temps où la Terre entière n'est qu'un théâtre de carnage, et ces temps sont trop fréquents. Il me semble que le Lecteur respire enfin un peu, lorsque dans ces horreurs il voit s'élever quelque grand-homme qui tire sa patrie de la servitude, et qui le gouverne en bon Roi. Je ne sais s'il y a jamais eu sur la Terre un homme plus digne des respects de la postérité qu'Alfred le Grand, qui rendit ses services à sa patrie. En 872 il succédait à son frère Ethelred I qui ne lui laissa qu'un droit contesté sur l'Angleterre, partagée plus que jamais en Souverainetés, dont plusieurs étaient possédées par les Danois. De nouveaux Pirates venaient encore, presque chaque année, disputer aux premiers usurpateurs le peu de dépouilles qui pouvaient rester. Alfred n'ayant pour lui qu'une Province de l'Ouest, fut vaincu d'abord en bataille rangée par ces Barbares, et abandonné de tout le monde il ne se retira point à Rome dans le Collège Anglais, comme Butred son oncle, devenu Roi d'une petite Province et chassé par les Danois; mais seul et sans secours, il voulut périr ou venger sa patrie. Il se cacha six mois chez un Berger dans une chaumière environnée de marais. Le seul Comte de Devon qui défendait encore un faible château, savait son secret. Enfin ce Comte ayant rassemblé des troupes et gagné quelque avantage, Alfred couvert de haillons d'un Berger, osa se rendre dans le camp des Danois, en jouant de la harpe: voyant ainsi par ses yeux la situation du camp et ses défauts, instruit d'une fête que les Barbares devaient célébrer, il court au Comte de Devon qui avait des milices prêtes, il revient aux Danois avec une petite troupe mais déterminée, il les surprend et gagne une victoire complète. La discorde divisait alors les Danois. Alfred sut négocier comme combattre; et ce qui est étrange, les Anglais et les Danois le reconnurent unanimement pour Roi. Il n'y avait plus à réduire que Londres, il la prit, la fortifia, l'embellit, équipa des flottes, contint les Danois d'Angleterre, s'opposa aux descentes des autres, et s'appliqua ensuite pendant douze années d'une possession paisible, à policer sa patrie. Ses lois furent douces, mais sévèrement exécutées. C'est lui qui fonda les Jurés, qui partagea l'Angleterre en Shires ou Comtés, et qui le premier encouragea ses sujets à commercer. Il prêta des vaisseaux et de l'argent à des hommes entreprenants et sages, qui allèrent jusqu'à Alexandrie, et de-là passant l'Isthme de Suez, trafiquèrent dans la Mer de Perse. Il institua des Milices, il établit divers Conseils, mit partout la règle et la paix qui en est la suite. Il me semble qu'il n'y a point de véritablement grand-homme, sans avoir un bon esprit. Alfred fonda l'Académie d'Oxford. Il fit venir des livres de Rome. L'Angleterre toute barbare n'en avait presque point. Il se plaignait qu'il n'y eût pas alors un Prêtre Anglais qui sût le Latin. Pour lui, il le savait. Il était même assez bon Géomètre pour ce temps-là. Il possédait l'Histoire. On dit même qu'il faisait des vers en Anglo-Saxon. Les moments qu'il ne donnait pas aux soins de l'État, il les donnait à l'étude. Une sage économie le mit en état d'être libéral. On voit qu'il rebâtit plusieurs Églises, mais aucun Monastère. Il pensait sans-doute que dans un État désolé, qu'il fallait repeupler, il eût mal servi sa patrie, en favorisant trop ces familles immenses sans père et sans enfants, qui se perpétuent aux dépens de la Nation: aussi ne fut-il pas au nombre des Saints; mais l'Histoire, qui d'ailleurs ne lui reproche ni défaut ni faiblesse, le met au premier rang des Héros utiles au Genre-humain, qui sans ces hommes extraordinaires eût toujours été semblable aux bêtes farouches. DE L'ESPAGNE ET DES MUSULMANS AUX VIIIe ET IXe SIÈCLES. Je vois dans l'Espagne des malheurs et des révolutions d'un autre genre, qui méritent une attention particulière. Il faut remonter en peu de mots à la source, et se souvenir que les Goths usurpateurs de ce Royaume, devenus Chrétiens et toujours barbares, furent chassés au VIIIe Siècle par les Musulmans d'Afrique. Je crois que l'imbécillité du Roi Vamba qu'on enferma dans un Cloître, fut l'origine de la décadence de ce Royaume. C'est à sa faiblesse qu'on doit les fureurs de ses successeurs. Vitiza, Prince plus insensé encore que Vamba, puisqu'il était cruel, fit désarmer ses sujets qu'il craignait, mais par-là il se priva de leur secours. Rodrigue dont il avait assassiné le père, l'assassina à son tour, et fut encore plus méchant que lui. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de la supériorité des Musulmans en Espagne. Je ne sais s'il est bien vrai que Rodrigue eût violé Florinde, nommée la _Cava_ ou la _Méchante_, fille malheureusement célèbre du Comte Julien, et si ce fut pour venger son honneur que ce Comte appela les Maures. Peut-être l'aventure de la Cava est copiée en partie sur celle de Lucrèce, et ni l'une ni l'autre ne paraît appuyée sur des monuments bien authentiques. Il paraît que pour appeler les Africains on n'avait pas besoin du prétexte d'un viol, qui est d'ordinaire aussi difficile à prouver qu'à faire. Déjà sous le Roi Vamba, le Comte Hervig, depuis Roi, avait fait venir une armée de Maures. Opas Archevêque de Séville, qui fut le principal instrument de la grande révolution, avait des intérêts plus chers à soutenir que ceux de la pudeur d'une fille. Cet Évêque, fils de l'usurpateur Vitiza détrôné et assassiné par l'usurpateur Rodrigue, fut celui dont l'ambition fit venir les Maures pour la seconde fois. Le Comte Julien, gendre de Vitiza, trouvait dans cette seule alliance assez de raisons pour se soulever contre le tyran. Un autre Évêque nommé Torizo, entra dans la conspiration d'Opas et du Comte. Y a-t-il apparence que deux Évêques se fussent ligués ainsi avec les ennemis du Nom Chrétien, s'il ne s'était agi que d'une fille? Quoi qu'il en soit, les Mahométans étaient maîtres comme ils le sont encore, de toute cette partie de l'Afrique qui avait appartenu aux Romains, ils venaient d'y fonder la Ville de Maroc près du Mont Atlas. Le Calife Valid Almanzor, maître de cette belle partie de la Terre, résidait à Damas en Syrie. Son Vice-roi Muzza, qui gouvernait l'Afrique, fit par un de ses Lieutenants la conquête de toute l'Espagne. Il y envoya d'abord son Général Tarif, qui gagna en 714 cette célèbre bataille où Rodrigue perdit la vie. On prétend que les Sarrasins ne tinrent pas leurs promesses à Julien, dont ils se défiaient sans-doute. L'Archevêque Opas fut plus satisfait d'eux. Il prêta serment de fidélité aux Mahométans, et conserva sous eux beaucoup d'autorité sur les Églises Chrétiennes, que les vainqueurs toléraient. Pour le Roi Rodrigue, il fut si peu regretté que sa veuve Egilone épousa publiquement le jeune Abdalis, fils du Sultan Muzza, dont les armes avaient fait périr son mari, et réduit en servitude son Pays et sa Religion. L'Espagne avait été soumise en quatorze mois à l'Empire des Califes, à la réserve des cavernes et des rochers de l'Asturie. Pélage Teudomer, parent du dernier Roi Rodrigue, caché dans ces retraites, y conserva sa liberté. Je ne sais comment on a pu donner le nom de Roi à ce Prince, qui en était en effet digne, mais dont toute la Royauté se borna à n'être point captif. Les Historiens Espagnols et ceux qui les ont suivis, lui font remporter de grandes victoires, imaginent des miracles en sa faveur, lui établissent une Cour, lui donnent son fils Favilla et son gendre Alphonse pour successeurs tranquilles dans ce prétendu Royaume. Mais comment dans ce temps-là même les Mahométans, qui sous Abdérame vers l'an 734 subjuguèrent la moitié de la France, auraient-ils laissé subsister derrière les Pyrénées ce Royaume des Asturies? C'était beaucoup pour les Chrétiens de pouvoir se réfugier dans ces montagnes et d'y vivre de leurs courses, en payant tribut aux Mahométans. Ce ne fut que vers l'an 759 que les Chrétiens commencèrent à tenir tête à leurs vainqueurs affaiblis par les victoires de Charles Martel et par leurs divisions; mais eux-mêmes plus divisés entre eux que les Mahométans, retombèrent bientôt sous le joug. En 783, Maurégat, à qui il a plû aux Historiens de donner le titre de Roi, eut la permission de gouverner les Asturies et quelques Terres voisines, en rendant hommage et en payant tribut. Il se soumit surtout de fournir cent belles filles tous les ans pour le sérail d'Abdérame. On donne pour successeur à ce Maurégat un Diacre nommé Vérémon, Chef de ces Montagnards réfugiés, faisant le même hommage et payant le même nombre de filles qu'il était obligé de payer souvent. Est-ce-là un Royaume, et sont-ce-là des Rois? Après la mort de cet Abdérame, les Émirs des Provinces d'Espagne voulurent être indépendants. On a vu dans l'article de Charlemagne, qu'un d'eux, nommé Ibna Larabi, eut l'imprudence d'appeler ce conquérant à son secours. S'il y avait eu alors un véritable Royaume Chrétien en Espagne, Charles n'eût-il pas protégé ce Royaume par ses armes, plutôt que de se joindre à des Mahométans? Il prit cet Émir sous sa protection, et se fit rendre hommage des Terres qui sont entre l'Ebre et les Pyrénées, que les Musulmans gardèrent. On voit en 794 le Maure Abutar rendre hommage à Louis le Débonnaire, qui gouvernait l'Aquitaine sous son père avec le titre de Roi. Quelque temps après, les divisions augmentèrent chez les Maures d'Espagne. Le Conseil de Louis le Débonnaire en profita, ses troupes assiégèrent deux ans Barcelone, et Louis y entra en triomphe en 796. Voilà l'époque de la décadence des Maures. Ces vainqueurs n'étaient plus soutenus par les Africains et par les Califes dont ils avaient secoué le joug. Les successeurs d'Abdérame ayant établi le siège de leur Royaume à Cordoue, étaient mal obéis des Gouverneurs des autres Provinces. Alfonse de la race de Pélage commença dans ces conjonctures heureuses à rendre considérables les Chrétiens Espagnols retirés dans les Asturies. Il refusa le tribut ordinaire à des Maîtres contre lesquels il pouvait combattre; et après quelques victoires il se vit maître paisible des Asturies et de Léon au commencement du IXe Siècle. C'est par lui qu'il faut commencer de retrouver en Espagne des Rois Chrétiens. Cet Alfonse était artificieux et cruel. On l'appelle le Chaste, parce qu'il fut le premier qui refusa les cent filles aux Maures. On ne songe pas qu'il ne soutint point la guerre pour avoir refusé ce tribut, mais que voulant se soustraire à la domination des Maures et ne plus être tributaire, il fallait bien qu'il refusât les cent filles ainsi que le reste. Les succès d'Alfonse qui, malgré beaucoup de traverses, enhardit les Chrétiens de Navarre à se donner un Roi. Les Aragonais levèrent l'étendard sous un Comte: ainsi sur la fin de Louis le Débonnaire, ni les Maures, ni les Français n'eurent plus rien dans ces Contrées stériles, mais le reste de l'Espagne obéissait aux Rois Musulmans. Ce fut alors que les Normands ravagèrent les côtes de l'Espagne, mais étant repoussés, ils retournèrent piller la France et l'Angleterre. On ne doit point être surpris que les Espagnols des Asturies, de Léon, d'Aragon, aient été alors des barbares. La guerre qui avait succédé à la servitude, ne les avait pas polis. Ils étaient dans une si profonde ignorance, qu'Alfonse Roi de Léon et des Asturies, surnommé le Grand, fut obligé de donner à son fils des Précepteurs Mahométans. Je ne cesse d'être étonné, quand je vois quels titres les Historiens prodiguent aux Rois. Cet Alfonse qu'ils appellent le Grand, fit crever les yeux à ses quatre frères; sa vie n'est qu'un tissu de cruautés et de perfidies. Ce Roi finit par faire révolter contre lui ses Sujets, et fut obligé de céder son petit Royaume à son fils vers l'an 910. Cependant les Mahométans qui perdaient cette partie de l'Espagne qui confine à la France, s'étendaient partout ailleurs. Si j'envisage leur Religion, je la vois embrassée par toutes les Indes, et par les côtes orientales de l'Afrique où ils trafiquaient. Si je regarde leurs conquêtes, d'abord le Calife Aaron Rachild impose un tribut de soixante et dix mille écus d'or par an à l'Impératrice Irène. L'Empereur Nicéphore ayant ensuite refusé de payer le tribut, Aaron prend l'Île de Chypre et vient ravager la Grèce. Almamon son petit-fils, Prince d'ailleurs si recommandable par son amour pour les Sciences et par son savoir, s'empare par ses Lieutenants de l'Île de Crète en 825. Les Musulmans y firent bâtir la Ville de Candie. En 826 les mêmes Africains qui avaient subjugué l'Espagne et fait des incursions dans cette Île fertile, encouragés par un Sicilien nommé Euphémiris, qui ayant, à l'exemple de son Empereur Michel, épousé une Religieuse, et poursuivi par les lois que l'Empereur s'était rendu favorables, fit à peu près en Sicile ce que le Comte Julien avait fait en Espagne. Ni les Empereurs Grecs, ni ceux d'Occident ne purent alors chasser de Sicile les Musulmans, tant l'Orient et l'Occident étaient mal gouvernés. Ces Conquérants allaient se rendre maîtres de l'Italie, s'ils avaient été unis; mais leurs fautes sauvèrent Rome, comme celle des Carthaginois la sauvèrent autrefois. Ils partent de Sicile en 846 avec une flotte nombreuse. Ils entrent par l'embouchure du Tibre, et ne trouvant qu'un Pays, presque désert, ils vont assiéger Rome. Ils prirent les dehors, et ayant pillé la riche Église de Saint Pierre hors des murs, ils levèrent le siège pour aller combattre une armée de Français, qui venait secourir Rome sous un Général de l'Empereur Lothaire. L'armée Française fut battue, mais la Ville rafraîchie fut manquée; et cette expédition qui devait être une conquête, ne devint par leur mésintelligence qu'une incursion de Barbares. Ils revinrent bientôt après avec une armée formidable, qui semblait devoir détruire l'Italie et faire une Bourgade Mahométane de la Capitale du Christianisme. Le Pape Léon IV prenant dans ce danger une autorité que les Généraux de l'Empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne en défendant Rome, d'y commander en Souverain. Il avait employé les richesses de l'Église à réparer les murailles, à élever des tours, à tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea les habitants de Naples et de Gayette à venir défendre les côtes et le port d'Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d'eux des otages, sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir, le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes et reçut les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi qu'en avait usé Goflin Évêque de Paris dans une occasion encore plus pressante, mais comme un Pontife qui exhortait un Peuple Chrétien, et comme un Roi qui veillait à la sûreté de ses Sujets. Il était né Romain. Le courage des premiers âges de la République revivait en lui dans un temps de lâcheté et de corruption, tel qu'un des beaux monuments de l'ancienne Rome qu'on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle. Son courage et ses soins furent secondés. En 849, on reçut les Sarrasins courageusement à leur descente, et la tempête ayant dissipé la moitié de leurs vaisseaux, une partie de ces conquérants échappés au naufrage fut mise à la chaîne. Le Pape rendit sa victoire utile, en faisant travailler aux fortifications de Rome et à ses embellissements les mêmes mains qui devaient les détruire. Les Mahométans restèrent cependant maîtres du Garillan entre Capoue et Gayette, mais plutôt comme une Colonie de Corsaires indépendants, que comme des Conquérants disciplinés. Je vois donc au IXe Siècle les Musulmans redoutables à la fois à Rome et à Constantinople, maîtres de la Perse, de la Syrie, de l'Arabie, et de toutes les Côtes d'Afrique jusqu'au Mont Atlas, et des trois quarts de l'Espagne. Mais ces Conquérants ne forment pas une Nation, comme les Romains étendus presqu'autant qu'eux, n'avaient fait qu'un seul Peuple. Sous le fameux Calife Almamon vers l'an 815, un peu après la mort de Charlemagne, l'Égypte devint indépendante, et le Grand-Caire fut la résidence d'un Soudan. Le Prince de la Mauritanie Tangitane, sous le titre de Misamolin, était maître absolu de l'Empire de Maroc. La Nubie et la Lybie obéissaient à un autre Soudan. Les Abdérames qui avaient fondé le Royaume de Cordoue, ne purent empêcher d'autres Mahométans de fonder celui de Tolède. Toutes ces nouvelles Dynasties révéraient dans le Calife le successeur de leur Prophète. Ainsi que les Chrétiens allaient en foule en pèlerinage à Rome, les Mahométans de toutes les parties du Monde allaient à la Mecque, gouvernée par un Shérif que nommait le Calife; et c'était principalement par ce pèlerinage que le Calife maître de la Mecque était vénérable à tous les Princes de sa croyance. Mais ces Princes distinguant la Religion de leurs intérêts, dépouillaient le Calife en lui rendant hommage. DE L'EMPIRE DE CONSTANTINOPLE, AUX VIIIe et IXe SIÈCLES. Tandis que l'Empire de Charlemagne se démembrait, que les inondations des Sarrasins et des Normands désolaient l'Occident, l'Empire de Constantinople subsistait comme un grand arbre, vigoureux encore. Mais déjà vieux, dépouillé de quelques racines, et assailli de tous côtés par la tempête, cet Empire n'avait plus rien en Afrique, la Syrie et une partie de l'Asie Mineure lui étaient enlevées. Il défendait contre les Musulmans ses frontières vers l'orient de la Mer Noire, et tantôt vaincu, tantôt vainqueur, il aurait pu au moins se fortifier contre eux par cet usage continuel de la guerre. Mais du côté du Danube et vers le bord occidental de la Mer Noire, d'autres ennemis le ravageaient. Une Nation de Scythes, nommée les Abares ou Avares, les Bulgares, autres Scythes, dont la Bulgarie tient son nom, désolaient tous ces beaux climats de la Roumanie[12], où Adrien et Trajan avaient construit de si belles Villes, et ces grands-chemins desquels il ne subsiste plus que quelques chaussées. [Note 12: «Romanie» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] Les Abares surtout répandus dans la Hongrie et dans l'Autriche se jetaient tantôt sur l'Empire d'Orient, tantôt sur celui de Charlemagne. Ainsi des frontières de la Perse à celles de la France, la Terre était en proie à des incursions presque continuelles. Si les frontières de l'Empire Grec étaient toujours resserrées et toujours désolées, la Capitale était le théâtre des révolutions et des crimes. Un mélange de l'artifice des Grecs et de la férocité des Thraces, formait le caractère qui régnait à la Cour. En effet quel spectacle nous représente Constantinople? Maurice et ses cinq enfants massacrés: Phocas assassiné pour prix de ses meurtres et de ses incestes: Constantin empoisonné par l'Impératrice Martine, à qui on arrache la langue tandis qu'on coupe le nez à Héracléonas son fils: Constans assommé dans un bain par ses domestiques: Constantin Pogonate qui fait crever les yeux à ses deux frères: Justinien II son fils prêt à faire à Constantinople ce que Théodose fit à Thessalonique, surpris, mutilé et enchaîné par Léonce au moment qu'il allait faire égorger les principaux Citoyens: Léonce bientôt traité lui-même comme il avait traité Justinien II, ce Justinien rétabli, faisant couler sous ses yeux dans la Place publique le sang de ses ennemis, et périssant enfin sous la main d'un bourreau: Philippe Bardanés détrôné et condamné à perdre les yeux: Léon l'Isaurien et Constantin Copronyme morts à-la-vérité dans leur lit, mais après un règne sanguinaire, aussi malheureux pour le Prince que pour les Sujets. L'Impératrice Irène, la première femme qui monta sur le trône des Césars, et la première qui fit périr son fils pour régner: Nicéphore son successeur, détesté de ses Sujets, pris par les Bulgares, décollé, servant de pâture aux bêtes, tandis que son crâne sert de coupe à son vainqueur. Enfin Michel Curopalate contemporain de Charlemagne, confiné dans un Cloître, et mourant ainsi moins cruellement, mais plus honteusement que ses prédécesseurs. C'est ainsi que l'Empire est gouverné pendant 200 ans. Quelle histoire de brigands obscurs punis en Place publique pour leurs crimes, est plus horrible et plus dégoûtante? Cependant il faut voir au IXe Siècle Léon l'Arménien, brave guerrier, mais ennemi des Images, assassiné à la Messe dans le temps qu'il chantait une Antienne: ses assassins s'aplaudissant d'avoir tué un hérétique, vont tirer de prison un Officier, nommé Michel le Bègue, condamné à la mort par le Sénat, et qui au lieu d'être exécuté, reçut la Pourpre Impériale. Ce fut lui qui étant amoureux d'une Religieuse, se fit prier par le Sénat de l'épouser, sans qu'aucun Évêque osât être d'un sentiment contraire. Ce fait est d'autant plus digne d'attention, que presqu'en même temps on voit Euphemius en Sicile, poursuivi criminellement pour un semblable mariage; et quelque temps après, on avait condamné à Constantinople le mariage très-légitime de l'Empereur Léon. Les affaires de l'Église sont si mêlées avec celles de l'État, que je peux rarement les séparer, comme je voudrais. Cette ancienne querelle des Images troublait toujours l'Empire. La Cour était tantôt favorable, tantôt contraire à leur culte, selon qu'elle voyait pencher l'esprit du plus grand nombre. Michel le Bègue commença par les consacrer, et finit par les abattre. Son successeur Théophile, qui régna environ douze ans depuis 829 jusqu'à 842, se déclara contre ce culte. On a écrit qu'il ne croyait point la Résurrection, qu'il niait l'existence des Démons, et qu'il n'admettait pas Jésus-Christ pour Dieu. Il se peut faire qu'un Empereur pensât ainsi; mais faut-il croire, je ne dis pas sur les Princes seulement, mais sur les particuliers, des ennemis qui sans prouver aucun fait, décrient la religion et les moeurs des hommes qui n'ont pas pensé comme eux? Ce Théophile fils de Michel le Bègue fut presque le seul Empereur qui eut succédé paisiblement à son père depuis deux Siècles. Sous lui les adorateurs des Images furent plus persécutés que jamais. On connaît aisément par ces longues persécutions, que tous les citoyens étaient divisés. Il est remarquable, que deux femmes aient rétabli les Images. L'une est l'Impératrice Irène veuve de Léon IV et l'autre l'Impératrice Théodora veuve de Théophile. Théodora, maîtresse de l'Empire d'Orient sous le jeune Michel son fils, persécuta à son tour les ennemis des Images. Elle porta son zèle ou sa politique plus loin. Il y avait encore dans l'Asie Mineure un grand nombre de Manichéens qui vivaient paisibles, parce que la fureur d'enthousiasme, qui n'est guère que dans les sectes naissantes, était passée. Ils étaient riches par le commerce. Soit qu'on en voulût à leurs opinions ou à leurs biens, on fit contre eux des Édits sévères, qui furent exécutés avec cruauté. La persécution leur rendit leur premier fanatisme. On en fit périr des milliers dans les supplices. Le reste désespéré se révolta. Il en passa plus de 40000 chez les Musulmans, et ces Manichéens auparavant si tranquilles, devinrent des ennemis irréconciliables, qui joints aux Sarrasins ravagèrent l'Asie Mineure jusqu'aux portes de la Ville Impériale, dépeuplée par une peste horrible en 842, et devenue un objet de pitié. La peste proprement dite, est une maladie particulière aux Peuples de l'Afrique, comme la petite-vérole. C'est de ces Pays qu'elle vient toujours par des Vaisseaux marchands. Elle inonderait l'Europe sans les sages précautions qu'on prend dans nos Ports, et probablement l'inattention du Gouvernement laissa entrer la contagion dans la Ville Impériale. Cette même inattention exposa l'Empire à un autre fléau. Les Russes s'embarquèrent vers le Port qu'on nomme aujourd'hui Azoph sur la Mer Noire, et vinrent ravager tous les rivages du Pont Euxin. Les Arabes d'un autre côté poussèrent encore leurs conquêtes par-delà l'Arménie et dans l'Asie Mineure. Enfin Michel le Jeune, après un règne cruel et infortuné, fut assassiné par Basile, qu'il avait tiré de la plus basse condition pour l'associer à l'Empire. L'administration de Basile ne fut guère plus heureuse. C'est sous son règne qu'est l'époque du grand Schisme, qui divisa l'Église Grecque de la Latine. Les malheurs de l'Empire ne furent pas beaucoup réparés sous Léon, qu'on appela le Philosophe; non qu'il fût un Antonin, un Marc-Aurèle, un Julien, un Aaron Rachild, un Alfred, mais parce qu'il était savant. Il passe pour avoir le premier ouvert un chemin aux Turcs, qui si longtemps après ont pris Constantinople. Les Turcs qui combattirent depuis les Sarrasins et qui mêlés à eux, furent leur soutien et les destructeurs de l'Empire Grec, avaient-ils déjà envoyé des Colonies dans ces contrées voisines du Danube? On n'a guère d'histoires véritables de ces émigrations des Barbares. Il n'y a que trop d'apparence que les hommes ont ainsi vécu longtemps. À peine un Pays était un peu cultivé, qu'il était envahi par une Nation affamée, chassée à son tour par une autre. Les Gaulois n'étaient-ils pas descendus en Italie, n'avaient-ils pas été jusque dans l'Asie Mineure? Vingt Peuples de la Grande Tartarie n'ont-ils pas cherché de nouvelles Terres? Malgré tant de désastres, Constantinople fut encore longtemps la Ville Chrétienne la plus opulente, la plus peuplée, la plus recommandable par les Arts. Sa situation seule par laquelle elle domine sur deux Mers, la rendait nécessairement commerçante. La peste de 842, toute destructive qu'elle avait été, ne fut qu'un fléau passager. Les Villes de commerce et où la Cour réside, se repeuplent toujours par l'affluence des voisins. Les Arts mécaniques et les beaux Arts même ne périssent point dans une vaste Capitale qui est le séjour des riches. Toutes ces révolutions subites du Palais, les crimes de tant d'Empereurs égorgés les uns par les autres, sont des orages qui ne tombent guère sur des hommes cachés, qui cultivent en paix des professions qu'on n'envie point. Les richesses n'étaient point épuisées: on dit qu'en 857 Théodora mère de Michel, en se démettant malgré elle de la Régence, et traitée à peu près par son fils comme Marie de Médicis le fut de nos jours par Louis XIII fit voir à l'Empereur, qu'il y avait dans le trésor cent neuf mille livres pesant d'Or et trois cents mille livres d'Argent. Un Gouvernement sage pouvait donc encore maintenir l'Empire dans sa puissance. Il était resserré, mais non démembré, changeant d'Empereurs, mais toujours uni sous celui qui se revêtait de la pourpre. Enfin plus riche, plus plein de ressources, plus puissant que celui d'Allemagne. Cependant il n'est plus, et l'Empire d'Allemagne subsiste encore. DE L'ITALIE, DES PAPES, ET DES AUTRES AFFAIRES DE L'ÉGLISE AUX VIIIe et IXe SIÈCLES. On a vu avec quelle prudence les Papes se conduisirent sous Pépin et sous Charlemagne, comme ils assoupirent habilement les querelles de Religion, et comme chacun d'eux établit sourdement les fondements de la grandeur Pontificale. Leur pouvoir était déjà trop grand, puisque Grégoire IV rebâtit le Port d'Ostie et que Léon IV fortifia Rome à ses dépens. Mais tous les Papes ne pouvaient être de grands-hommes, et toutes les conjonctures ne pouvaient leur être favorables. Chaque vacance de siège causait presque autant de troubles que l'élection d'un Roi en Pologne. Le Pape élu avait à ménager à la fois le Sénat Romain, le Peuple et l'Empereur. La Noblesse Romaine avait grande part au Gouvernement, elle élisait alors deux Consuls tous les ans. Elle créait un Préfet, qui était une espèce de Tribun du Peuple. Il y avait un Tribunal de douze Sénateurs, et c'était ces Sénateurs qui nommaient les principaux Officiers du Duché de Rome. Ce Gouvernement municipal avait tantôt plus, tantôt moins d'autorité. Les Papes avaient à Rome plutôt un grand crédit qu'une puissance législative. S'ils n'étaient pas Souverains de Rome, ils ne perdaient aucune occasion d'agir en Souverains de l'Église d'Occident. Nicolas I écrivait ainsi à Hincmar, Archevêque de Reims en 863: «Nous avons appris par le rapport de plusieurs personnes fidèles, que vous avez déposé notre cher frère Rothade absent; c'est pourquoi nous vous mandons de venir incessamment à Rome avec ses accusateurs et le Prêtre qui a été le sujet de sa déposition. Si dans un mois après la réception de cette Lettre vous ne rétablissez pas Rothade, je vous défends de célébrer la Messe, etc.» On résistait toujours à ces entreprises des Papes, mais pour peu que de tant d'Évêques un seul vînt à fléchir, sa soumission était regardée à Rome comme un devoir: il fallait donc nécessairement que l'Église de Rome, supérieure d'ailleurs aux autres, fût presque leur Souveraine à force de vouloir l'être. Gontier Archevêque de Cologne, déposé par le même Nicolas I pour avoir été d'un avis contraire au Pape dans un Concile tenu à Metz en 864, écrivit à toutes les Églises, «Quoique le Seigneur Nicolas qu'on nomme Pape, et qui se compte Pape et Empereur, nous ait excommuniés, nous avons résisté à sa folie». Ensuite dans son écrit s'adressant au Pape même, «Nous ne recevons point, dit-il, votre maudite sentence, nous la méprisons, nous vous rejetons vous-même de notre Communion, nous contentant de celle des Évêques nos frères que vous méprisez», etc. Un frère de l'Archevêque de Cologne porta lui-même cette protestation à Rome, et la mit sur le tombeau de Saint Pierre, l'épée à la main. Mais bientôt après l'état politique des affaires ayant changé, ce même Archevêque changea aussi. Il vint au Mont Cassin se jeter aux genoux du Pape Adrien successeur de Nicolas. «Je déclare, dit-il, devant Dieu et devant ses Saints, à vous Monseigneur Adrien, Souverain Pontife, aux Évêques qui vous sont soumis, et à toute l'Assemblée, que je supporte humblement la sentence de déposition donnée canoniquement contre moi par le Pape Nicolas», etc. On sent combien un exemple de cette espèce affermissait les prétentions de l'Église Romaine, et les conjonctures rendaient ces exemples fréquents. Le même Nicolas I excommunia la femme de Lothaire Roi de Lorraine, fils de l'Empereur Lothaire. Il n'était pas bien décidé si elle était épouse légitime; mais il était moins décidé encore, si le Métropolitain de Rome devait se mêler du lit d'un Souverain; ce n'était pas-là que se bornaient leurs prétentions. En 876, Le Pape Jean VIII dans une sentence qu'il prononça contre Formose Évêque de Porto, qui fut depuis Pape, dit positivement qu'il a élu et ordonné Empereur son cher fils Charles le Chauve. Je passe beaucoup d'entreprises de cette nature, qui rempliraient des volumes. Il suffit de voir quel était l'esprit de Rome. La plus grande affaire que l'Église eut alors, et qui en est encore une très-importante aujourd'hui, fut l'origine de la séparation totale des Grecs et des Latins. La Chaire Patriarcale de Constantinople étant, ainsi que le Trône, l'objet de l'ambition, était sujette aux mêmes révolutions. L'Empereur mécontent du Patriarche Ignace, l'obligea à signer lui-même sa déposition, et mit à sa place Photius, Eunuque du Palais, homme d'une grande qualité, d'un vaste génie, et d'une science universelle. Il était Grand-Écuyer et Ministre d'État. Les Évêques pour l'ordonner Patriarche, le firent passer en six jours par tous les degrés. Le premier jour on le fit Moine, parce que les Moines étaient alors regardés comme faisant partie de la Hiérarchie. Le second jour il fut Lecteur, le troisième Sous-Diacre, puis Diacre, Prêtre, et enfin Patriarche le jour de Noël en 858. Le Pape Nicolas prit le parti d'Ignace, et excommunia Photius. Il lui reprochait surtout d'avoir passé de l'État Laïc à celui d'Évêque avec tant de rapidité; mais Photius répondait avec raison, que Saint Ambroise, Gouverneur de Milan et à peine Chrétien, avait joint la dignité d'Évêque à celle de Gouverneur plus rapidement encore. Photius excommunia donc le Pape à son tour, et le déclara déposé. Il prit le titre de Patriarche OEcuménique, et accusa hautement d'hérésie les Évêques d'Occident de la communion du Pape. Le plus grand reproche qu'il leur faisait, roulait sur la procession du Père et du Fils. Les autres sujets d'anathème étaient que les Latins se servaient de pain non levé pour l'Eucharistie, mangeaient des oeufs en Carême, et que leurs Prêtres se faisaient raser la barbe. Étranges raisons pour brouiller l'Occident avec l'Orient. L'Empereur Basile, assassin de Michel son bienfaiteur et des protecteurs de Photius, déposa ce Patriarche dans le temps qu'il jouissait de sa victoire. Rome profita de cette conjoncture pour faire assembler, en 869, à Constantinople, le huitième Concile OEcuménique, composé de trois cents Évêques. Il est à remarquer que les Légats qui présidaient ne savaient pas un mot de Grec, et que parmi les autres Évêques très peu savaient le Latin. Photius y fut universellement condamné comme intrus, et soumis à la pénitence publique. On signa pour les cinq Patriarches avant de signer pour le Pape. Mais en tout cela les questions qui partageaient l'Orient et l'Occident, ne furent point agitées, on ne voulait que déposer Photius. Quelques temps après, le vrai Patriarche, Ignace, étant mort, Photius eut l'adresse de se faire rétablir par l'Empereur Basile. Le Pape Jean VIII le reçut à sa communion, le reconnut, lui écrivit, et malgré ce huitième Concile OEcuménique, qui avait anathématisé ce Patriarche, le Pape envoya ses Légats à un autre Concile, en 879, à Constantinople, dans lequel Photius fut reconnu innocent par quatre cents Évêques, dont trois cents l'avaient auparavant condamné. Les Légats de ce même siège de Rome, qui l'avaient anathématisé, servirent eux-mêmes à casser le huitième Concile OEcuménique. On a beaucoup blâmé cette condescendance du Pape Jean VIII mais on n'a pas assez songé que ce Pontife avait alors besoin de l'Empereur Basile. Un Roi de Bulgarie, nommé Bogoris, gagné par l'habileté de sa femme qui était Chrétienne, s'était converti à l'exemple de Clovis et du Roi Egbert. Il s'agissait de savoir de quel Patriarcat cette nouvelle Province Chrétienne dépendrait. Constantinople et Rome se la disputaient. La décision dépendait de l'Empereur Basile. Voilà en partie le sujet des complaisances qu'eut l'Évêque de Rome pour celui de Constantinople. Il ne faut pas oublier que dans ce Concile, ainsi que dans le précédent, il y eut des _Cardinaux_. On nommait ainsi des Prêtres et des Diacres qui servaient de Conseils aux Métropolitains. Il y en avait à Rome comme dans d'autres Églises. Ils étaient déjà distingués, mais ils signaient après les Évêques et les Abbés. Le Pape donna par ses Lettres et par ses Légats le titre de _Votre sainteté_ au Patriarche Photius. Les autres Patriarches sont aussi appelés _Papes_ dans ce Concile. C'est un nom Grec, commun à tous les Prêtres, et qui peu à peu est devenu le terme distinctif du Métropolitain de Rome. On eut encore l'adresse de ne point parler dans ce Concile des points qui divisaient les Églises d'Orient et d'Occident. Le Pape écrivit au Patriarche, qu'il était convenable de suspendre la grande querelle sur le _qui ex Patre Filioque procedit_; et que l'usage immémorial étant à Rome de chanter dans le Symbole _qui ex Patre procedit_, il fallait s'en tenir à cet usage, sans blâmer ceux qui ajoutaient _ex Filio_. Il paraît que Jean VIII se conduisait avec prudence; car ses successeurs s'étant brouillés avec l'Empire Grec, et ayant alors adopté le huitième Concile OEcuménique de 869, et rejeté l'autre, qui absolvait Photius, la paix établie par Jean VIII fut alors rompue. Photius éclata contre l'Église Romaine, la traita d'hérétique au sujet de cet article du _Filioque procedit_, des oeufs en Carême, de l'Eucharistie faite avec du pain sans levain, et de plusieurs autres usages. Mais le grand point de la division était la Primatie. Photius et ses successeurs voulaient être les premiers Évêques du Christianisme, et ne pouvaient souffrir que l'Évêque de Rome, d'une Ville qu'ils regardaient alors comme barbare, séparée de l'Empire par sa rébellion, et en proie à qui voudrait s'en emparer, disputât la préférence à l'Évêque de la Ville Impériale. Le temps a décidé la supériorité de Rome et l'humiliation de Constantinople. Photius qui eut dans sa vie plus de revers que de gloire, fut déposé par des intrigues de Cour, et mourut malheureux, mais ses successeurs attachés à ses prétentions, les soutinrent avec vigueur. Le Dogme ne troubla point encore l'Église d'Occident; à peine a-t-on conservé la mémoire d'une petite dispute excitée en 814 par un nommé Jean Godescale sur la Prédestination et sur la Grâce; et je ne ferai nulle mention d'une folie épidémique, qui saisit le peuple de Dijon en 844, à l'occasion d'une Sainte Bénigne qui donnait, disait-on, des convulsions à ceux qui priaient sur son tombeau; je ne parlerais pas, dis-je, de cette superstition populaire, si elle ne s'était renouvellée de nos jours avec fureur dans des circonstances toutes pareilles. Les mêmes folies semblent destinées à reparaître de temps en temps sur la scène du Monde: mais aussi le bon-sens est le même dans tous les temps, et on n'a rien dit de si sage sur les miracles modernes de Saint Médard de Paris, que ce que dit en 844 un Évêque de Lyon sur ceux de Dijon. «Voilà un étrange Saint, qui estropie ceux qui ont recours à lui: il me semble que les miracles devraient être faits pour guérir les maladies, et non pour en donner». Ces minuties ne troublaient point la paix en Occident, et les querelles Théologiques n'étaient point ce à quoi Rome s'attachait; on travaillait à augmenter la puissance temporelle. Elles firent plus de bruit en Orient, parce que les Ecclésiastiques y étaient sans puissance temporelle. Il y a encore une autre cause de la paix en Occident, c'est la grande ignorance des Ecclésiastiques. ÉTAT DE L'EMPIRE DE L'OCCIDENT, DE L'ITALIE, ET DE LA PAPAUTÉ SUR LA FIN DU IXe SIÈCLE, DANS LE COURS DU Xe ET DANS LA MOITIÉ DU XIe JUSQU'À HENRI III. Après la déposition de Charles le Gros, l'Empire d'Occident ne subsista plus que de nom. Arnould, Arnolfe ou Arnold, bâtard de Carloman et d'une fille nommée Carantine, se rendit maître de l'Allemagne; mais l'Italie était partagée entre deux Seigneurs, tous deux du sang de Charlemagne par les femmes; l'un était un Duc de Spoléte, nommé Gui; l'autre Bérenger Duc de Frioul. Tous deux investis de ces Duchés par Charles le Chauve, tous prétendants à l'Empire aussi bien qu'au Royaume de France. Arnould en qualité d'Empereur, regardait aussi la France comme lui appartenant de droit, tandis que la France détachée de l'Empire était partagée entre Charles le Simple qui la perdait et le Roi Eudes grand-oncle de Hugues Capet, qui l'usurpait. Un Bozon, Roi d'Arles, disputait encore l'Empire. Le Pape Formose, Évêque peu accrédité de la malheureuse Rome, ne pouvait que donner l'Onction Sacrée au plus fort. Il couronna en 892 ce Gui de Spoléte. L'année d'après il couronna Bérenger vainqueur, et deux autres années après il fut forcé de couronner cet Arnoud qui vint assiéger Rome et la prit d'assaut. Le serment équivoque, que reçut Arnoud des Romains, prouve que déjà les Papes prétendaient à la souveraineté de Rome. Tel était ce serment: «Je jure par les Saints Mystères que sauf mon honneur, ma loi et ma fidélité à Monseigneur Formose Pape, je serai fidèle à l'Empereur Arnoud». Les Papes étaient alors en quelque sorte semblables aux Califes de Bagdad, qui révérés dans tous les États Musulmans comme les Chefs de la Religion, n'avaient plus guère d'autre droit que celui de donner les investitures des Royaumes à ceux qui les demandaient les armes à la main; mais il y avait entre ces Califes et ces Papes cette différence, que les Califes étaient tombés, et que les Papes s'étaient élevés. Il n'y avait réellement plus d'Empire, ni de droit ni de fait. Les Romains qui s'étaient donnés à Charlemagne par acclamation, ne voulaient plus reconnaître des bâtards, des étrangers, à peine maîtres d'une partie de la Germanie. Le Peuple Romain dans son abaissement, dans son mélange avec tant d'étrangers, conservait encore comme aujourd'hui cette fierté secrète que donne la grandeur passée. Il trouvait insupportable que des Bructères, des Cattes, des Marcomans, se disent les successeurs des Césars, et que les rives du Main et la forêt Hercynie fussent le centre de l'Empire de Titus et de Trajan. On frémissait à Rome d'indignation, et on riait en même temps de pitié, lorsqu'on apprenait qu'après la mort d'Arnoud, son fils Hiludovic, que nous appelons Louis, avait été créé Empereur des Romains à l'âge de trois ou quatre ans dans un Village barbare, nommé Fourkem, par quelques Seigneurs et Évêques Germains. C'était en effet un étrange Empire Romain que ce Gouvernement qui n'avait alors ni les Pays entre le Rhin et la Meuse, ni la France, ni la Bourgogne, ni l'Espagne, ni rien enfin dans l'Italie, et pas même une Maison dans Rome qu'on pût dire appartenir à l'Empereur. Du temps de ce Louis, dernier Empereur du sang de Charlemagne par bâtardise, mort en 912, l'Empire Romain resserré en Allemagne, fut ce qu'était la France, une Contrée dévastée par les guerres civiles et étrangères, sous un Prince élu en tumulte et mal obéi. Tout est révolution dans les Gouvernements: c'en est une frappante que de voir ces Saxons, sauvages traités par Charlemagne comme les Ilotes par les Lacédémoniens, donner ou prendre au bout de 112 ans cette même dignité, qui n'était plus dans la maison de leur vainqueur. Othon[13], Duc de Saxe, après la mort de Louis, met par son crédit la couronne d'Allemagne sur la tête de Conrad Duc de Franconie; et après la mort de Conrad, le fils du Duc Othon de Saxe, Henri l'Oiseleur est élu. Tous ceux qui s'étaient fait Princes héréditaires en Germanie, joints aux Évêques, faisaient ces élections. [Note 13: Dans l'édition de Jean Neaulme ce nom se trouve sous deux orthographes, Otton ou Othon, nous avons retenu cette dernière.] Dans la décadence de la famille de Charlemagne, la plupart des Gouverneurs des Provinces s'étaient rendus absolus. Mais ce qui d'abord était usurpation, devint bientôt un droit héréditaire. Les Évêques de plusieurs grands sièges, déjà puissants par leur dignité, n'avaient plus qu'un pas à faire pour être Princes, et ce pas fut bientôt fait. De-là vient la puissance séculière des Évêques de Mayence, de Cologne, de Trêves, de Wurtzbourg, et de tant d'autres en Allemagne et en France. Les Archevêques de Reims, de Lyon, de Beauvais, de Langres, de Laon, s'attribuèrent les droits régaliens. Cette puissance des Ecclésiastiques ne dura pas en France, mais en Allemagne elle est affermie pour longtemps. Enfin les Moines eux-mêmes devinrent Princes, les Abbés de Fulde, de Saint Gal, de Kempten, de Corbie, etc. Ils étaient de petits Rois dans les Pays où 80 ans auparavant ils défrichaient avec leurs mains quelques terres que des propriétaires charitables leur avaient données. Tous ces Seigneurs, Ducs, Comtes, Marquis, Évêques, Abbés, rendaient hommage au Souverain. On a longtemps cherché l'origine de ce Gouvernement Féodal. Il est à croire qu'elle n'en a point d'autre que l'ancienne coutume de toutes les Nations, d'imposer un hommage et un tribut au plus faible. On sait qu'ensuite les Empereurs Romains donnèrent des Terres à perpétuité à de certaines conditions. On en trouve des exemples dans les vies d'Alexandre Sévère et de Probus. Les Lombards furent les premiers qui érigèrent des Duchés relevant en fief de leur Royaume. Spoléte et Bénévent furent sous les Rois Lombards des Duchés héréditaires. Avant Charlemagne, Tassillon possédait le Duché de Bavière à condition d'un hommage, et ce Duché eût appartenu à ses descendants, si Charlemagne ayant vaincu ce Prince, n'eût dépouillé le père et les enfants. Point de Villes libres alors en Allemagne, ainsi point de commerce, point de grandes richesses. Les Villes n'avaient pas même de murailles. Cet État qui pouvait être si puissant, était devenu si faible par le nombre et la division de ses Maîtres, que l'Empereur Conrad fut obligé de promettre un tribut annuel aux Hongrois, Huns ou Pannoniens, si bien contenus par Charlemagne, et si humiliés par les Empereurs de la Maison d'Autriche. Mais alors ils semblaient être ce qu'ils avaient été sous Attila. Ils ravageaient l'Allemagne, les Frontières de la France. Ils descendaient en Italie par le Tyrol, après avoir pillé la Bavière, et revenaient ensuite avec les dépouilles de tant de Nations. C'est au règne d'Henri l'Oiseleur que se débrouilla un peu le chaos de l'Allemagne. Ses limites étaient alors le Fleuve de l'Oder, la Bohême, la Moravie, la Hongrie, les rivages du Rhin, de l'Escaut, de la Moselle, de la Meuse, et vers le Septentrion la Poméranie et le Holstein étaient ses barrières. Il faut que Henri l'Oiseleur fût un des Rois des plus dignes de régner. Sous lui les Seigneurs de l'Allemagne si divisés sont réunis. Le premier fruit de cette réunion est l'affranchissement du tribut qu'on payait aux Hongrois, et une grande victoire remportée sur cette Nation terrible (936). Il fit entourer de murailles la plupart des Villes d'Allemagne. Il institua des Milices. On lui attribua même l'invention de quelques Jeux militaires, qui donnaient quelques idées des Tournois. Enfin l'Allemagne respirait, mais il ne paraît pas qu'elle prétendît être l'Empire Romain. L'Archevêque de Mayence avait sacré Henri l'Oiseleur. Aucun Légat du Pape, aucun Envoyé des Romains n'y avait assisté. L'Allemagne sembla pendant tout ce règne oublier l'Italie. Il n'en fut pas ainsi sous Othon le Grand, que les Princes Allemands, les Évêques et les Abbés élurent unanimement après la mort d'Henri son père. L'héritier reconnu d'un Prince puissant, qui a fondé ou rétabli un État, est toujours plus puissant que son père, s'il ne manque pas de courage; car il entre dans une carrière déjà ouverte, il commence où son prédécesseur a fini. Ainsi Alexandre avait été plus loin que Philippe son père, Charlemagne plus loin que Pépin, et Othon le Grand passa beaucoup Henri l'Oiseleur. Les Italiens toujours factieux et faibles ne pouvaient ni obéir à leurs compatriotes, ni être libres, ni se défendre à la fois contre les Sarrasins et les Hongrois, dont les incursions infestaient encore leur Pays. DE LA PAPAUTÉ AU DIXIÈME SIÈCLE AVANT QU'OTHON LE GRAND SE RENDIT MAÎTRE DE ROME. Le Pape Formose, fils du Prêtre Léon, étant Évêque de Porto, avait été à la tête d'une faction contre Jean VIII et deux fois excommunié par ce Pape; mais ces excommunications qui furent bientôt après si terribles aux Têtes couronnées, le furent si peu pour Formose qu'il se fit élire Pape en 890. Étienne VI aussi fils de Prêtre, successeur de Formose, homme qui joignait l'esprit du fanatisme à celui de la faction, ayant toute sa vie haï Formose, fit déterrer son corps qui était embaumé, et l'ayant revêtu des habits pontificaux, le fit comparaître dans un Concile assemblé pour juger sa mémoire. On donna au mort un Avocat, on lui fit son procès en forme, le cadavre fut déclaré coupable d'avoir changé d'Évêché, et d'avoir quitté celui de Porto pour celui de Rome; et pour réparation de ce crime, on lui trancha la tête par la main du bourreau, on lui coupa trois doigts, et on le jeta dans le Tibre. Le Pape Étienne VI se rendit si odieux par cette farce aussi horrible que folle, que les amis de Formose ayant soulevé les citoyens, les chargèrent de fers, et l'étranglèrent en prison. La faction ennemie de cet Étienne fit repêcher le corps de Formose, et le fit enterrer pontificalement une seconde fois. Cette querelle échauffait les esprits. Sergius III qui remplissait Rome de ses brigues pour se faire Pape, fut exilé par son rival Jean IX ami de Formose; mais reconnu Pape après la mort de Jean IX il fit jeter une seconde fois Formose dans le Tibre. Dans ces troubles Théodora mère de Marozie qu'elle maria depuis au Marquis de Toscane, et d'une autre Théodora, toutes trois, célèbres par leurs galanteries, avait à Rome la principale autorité. Sergius n'avait été élu que par les intrigues de Théodora la mère. Il eut étant Pape un fils de Marozie qu'il éleva publiquement dans son Palais. Il ne paraît pas qu'il fût haï des Romains, qui naturellement voluptueux suivaient ses exemples plus qu'ils ne les blâmaient. Après sa mort les deux soeurs Marozie et Théodora procurèrent la Chaire de Rome à un de leurs favoris, nommé Landon, mais ce Landon étant mort, la jeune Théodora fit élire Pape son Amant Jean X Évêque de Bologne, puis de Ravenne, et enfin de Rome. On ne lui reprocha point comme à Formose, d'avoir changé d'Évêché. Ces Papes condamnés par la postérité comme Évêques peu religieux, n'étaient point d'indignes Princes. Il s'en faut beaucoup. Ce Jean X que l'amour fit Pape, était un homme de génie et de courage; il fit ce que tous les Papes ses prédécesseurs n'avaient pu faire; il chassa les Sarrasins de cette partie de l'Italie nommée le _Garillan_. Pour réussir dans cette expédition, il eut l'adresse d'obtenir des troupes de l'Empereur de Constantinople, quoique cet Empereur eût à se plaindre autant des Romains rebelles que des Sarrasins. Il fit armer le Comte de Capoue. Il obtint des milices de Toscane, et marcha lui-même à la tête de cette armée, menant avec lui un jeune fils de Marozie et du Marquis Adelbert: ayant chassé les Mahométans du voisinage de Rome, il voulait aussi délivrer l'Italie des Allemands et des autres étrangers. L'Italie était envahie presqu'à la fois par les Bérengers, par un Roi de Bourgogne, par un Roi d'Arles. Il les empêcha tous de dominer dans Rome. Mais au bout de quelques années Guido, frère utérin de Hugo Roi d'Arles, Tyran de l'Italie, ayant épousé Marozie toute puissante à Rome, cette même Marozie conspira contre le Pape si longtemps Amant de sa soeur. Il fut surpris, mis aux fers, et étouffé entre deux matelas. Marozie, maîtresse de Rome, fit élire Pape un nommé Léon, qu'elle fit mourir en prison au bout de quelques mois. Ensuite ayant donné le siège de Rome à un homme obscur, qui ne vécut que deux ans, elle mit enfin sur la Chaire Pontificale Jean XI son propre fils, qu'elle avait eu de son adultère avec Sergius III. Jean XI n'avait que 24 ans quand sa mère le fit Pape; elle ne lui conféra cette dignité qu'à condition qu'il s'en tiendrait uniquement aux fonctions d'Évêque, et qu'il ne serait que le Chapelain de sa mère. On prétend que Marozie empoisonna alors son mari Guido, Marquis de Toscane. Ce qui est vrai, c'est qu'elle épousa le frère de son mari Hugo Roi de Lombardie, et le mit en possession de Rome, se flattant d'être avec lui Impératrice; mais un fils du premier lit de Marozie se mit alors à la tête des Romains contre sa mère, chassa Hugues de Rome, renferma Marozie et le Pape son fils dans le Château Saint Ange. On prétend que Jean XI y mourut empoisonné. Un Étienne VII Allemand de naissance, élu en 939, fut par cette naissance seule si odieux aux Romains, que dans une sédition le peuple lui balafra le visage au point qu'il ne put jamais depuis paraître en public. Quelque temps après un petit-fils de Marozie, nommé Octavien, fut élu Pape à l'âge de 18 ans par le crédit de sa famille. Il prit le nom de Jean XII en mémoire de Jean XI son oncle. C'est le premier Pape qui ait changé son nom à son avènement au Pontificat. Il n'était point dans les Ordres quand sa famille le fit Pontife. C'était un jeune-homme qui vivait en Prince, aimant les armes et les plaisirs. On s'étonne que sous tant de Papes si scandaleux et si peu puissants, l'Église Romaine ne perdit ni ses prérogatives, ni ses prétentions; mais alors presque toutes les autres Églises étaient ainsi gouvernées. Le Clergé d'Italie pouvait mépriser les Papes, mais il respectait la Papauté, d'autant plus qu'ils y aspiraient; enfin dans l'opinion des hommes la place était sacrée, quand la personne était exécrable. Pendant que Rome et l'Église étaient ainsi déchirées, Bérenger qu'on appelle _le Jeune_, disputait l'Italie à Hugues d'Arles. Les Italiens, comme le dit Luitprand contemporain, voulaient toujours avoir deux Maîtres pour n'en avoir réellement aucun: fausse et malheureuse politique, qui les faisait changer de tyrans et de malheurs. Tel était l'État déplorable de ce beau Pays, lorsqu'Othon le Grand y fut appelé par les plaintes de presque toutes les Villes, et même par ce jeune Pape Jean XII réduit à faire venir les Allemands qu'il ne pouvait souffrir. SUITE DE L'EMPIRE D'OTHON ET DE L'ÉTAT DE L'ITALIE Othon entra en Italie, et il s'y conduisit comme Charlemagne. Il vainquit Bérenger, qui en affectait la Souveraineté. Il se fit sacrer et couronner Empereur des Romains par les mains du Pape, prit le nom de César et d'Auguste, et obligea le Pape à lui faire serment de fidélité sur le tombeau dans lequel on dit que repose le corps de St. Pierre. On dressa un instrument authentique de cet Acte. Le Clergé et la Noblesse Romaine se soumettent à ne jamais élire de Pape qu'en présence des Commissaires de l'Empereur. Dans cet Acte Othon confirme les donations de Pépin, de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, «sauf en tout notre puissance, dit-il, et celle de notre fils et de nos descendants». Cet Instrument écrit en lettres d'or, souscrit par sept Évêques d'Allemagne, cinq Comtes, deux Abbés et plusieurs Prélats Italiens, est gardé encore au Château Saint Ange; la date est du 13 Février 962. On dit, et Mézéray le dit après d'autres, que Lothaire Roi de France et Hugues Capet depuis Roi, assistèrent à ce couronnement. Les Rois de France étaient en effet alors si faibles, qu'ils pouvaient servir d'ornement au Sacre d'un Empereur; mais le nom de Lothaire et de Hugues Capet ne se trouve pas dans les signatures de cet Acte. Le Pape s'étant ainsi donné un Maître, quand il ne voulait qu'un Protecteur, lui fut bientôt infidèle. Il se ligua contre l'Empereur avec Bérenger même, réfugié chez des Mahométans qui venaient de se cantonner sur les côtes de Provence. Il fit venir le fils de Bérenger à Rome, tandis qu'Othon était à Pavie. Il envoya chez les Hongrois pour les solliciter à rentrer en Allemagne, mais il n'était pas assez puissant pour soutenir cette action hardie, mais l'Empereur l'était assez pour le punir. Othon revint donc de Pavie à Rome, et s'étant assuré de la Ville, il tint un Concile, dans lequel il fit juridiquement le procès au Pape. Au lieu de le juger militairement, on assembla les Seigneurs Allemands et Romains, 40 Évêques, 17 Cardinaux dans l'Église de Saint Pierre, et là en présence de tout le peuple on accusa le Saint Père d'avoir joui de plusieurs femmes, et surtout d'une nommée Étiennette, qui était morte en couche. Les autres chefs d'accusation étaient d'avoir fait Évêque de Tody un enfant de dix ans, d'avoir vendu les Ordinations et les Bénéfices, d'avoir fait crever les yeux à son parrain, d'avoir châtré un Cardinal, et ensuite de l'avoir fait mourir; enfin de ne pas croire en JÉSUS-CHRIST, et d'avoir invoqué le Diable: deux choses qui semblent se contredire. On mêlait donc, comme il arrive presque toujours, de fausses accusations à de véritables; mais on ne parla point du tout de la seule raison pour laquelle le Concile était assemblé. L'Empereur craignait sans doute de réveiller cette révolte et cette conspiration dans laquelle les accusateurs même du Pape avaient trempé. Ce jeune Pontife qui avait alors vingt-sept ans, parut déposé pour ses incestes et ses scandales, et le fut en effet pour avoir voulu ainsi que tous les Romains, détruire la puissance Allemande dans Rome. Othon ne put se rendre maître de sa personne, ou s'il le put, il fit une faute en le laissant libre. À peine avait-il fait élire le Pape Léon VIII qui, si l'on en croit le discours d'Arnoud Évêque d'Orléans, n'était ni Ecclésiastique, ni même Chrétien. À peine en avait-il reçu l'hommage, et avait-il quitté Rome, dont probablement il ne devait pas s'écarter, que Jean XII eut le courage de faire soulever les Romains, et opposant alors Concile à Concile, on déposa Léon VIII. On ordonna que jamais l'inférieur ne pourrait ôter le rang à son supérieur. Le Pape par cette décision n'entendait pas seulement, que jamais les Évêques et les Cardinaux ne pourraient déposer le Pape, mais on désignait aussi l'Empereur, que les Évêques de Rome regardaient toujours comme un séculier, qui devait à l'Église l'hommage et les serments qu'il exigeait d'elle. Le Cardinal nommé Jean, qui avait écrit et lu les accusations contre le Pape, eut la main droite coupée. On arracha la langue, on coupa le nez et deux doigts à celui qui avait servi de Greffier au Concile de déposition. Au reste dans tous ces Conciles où présidaient la faction et la vengeance, on citait toujours l'Évangile et les Pères, on implorait les lumières du Saint Esprit, on parlait en son nom, on faisait même des règlements utiles; et qui lirait ces Actes sans connaître l'Histoire, croirait lire les Actes des Saints. Tout cela se faisait presque sous les yeux de l'Empereur; et qui sait jusqu'où le courage et le ressentiment du jeune Pontife, le soulèvement des Romains en sa faveur, la haine des autres Villes d'Italie contre les Allemands, eussent pu porter cette révolution? Mais le Pape Jean XII fut assassiné trois mois après, entre les bras d'une femme mariée par les mains du mari qui vengeait sa honte. (964) Il avait tellement animé les Romains, qu'ils osèrent, même après sa mort, soutenir un siège, et ne se rendirent qu'à l'extrémité. Othon deux fois vainqueur de Rome, fut le maître de l'Italie comme de l'Allemagne. Le Pape Léon créé par lui, le Sénat, les principaux du Peuple, le Clergé de Rome solennellement assemblés dans Saint Jean de Latran, confirmèrent à l'Empereur le droit de se choisir un Successeur au Royaume d'Italie, d'établir le Pape et de donner l'investiture aux Évêques. Après tant de Traités et de serments formés par la crainte, il fallait des Empereurs qui demeurassent à Rome pour les faire observer. À peine l'Empereur Othon était retourné en Allemagne, que les Romains voulurent être libres. Ils mirent en prison leur nouveau Pape, créature de l'Empereur. Le Préfet de Rome, les Tribuns, le Sénat, voulurent faire revivre les anciennes lois; mais ce qui dans un temps est une entreprise de héros, devient dans d'autres une révolte de séditieux. Othon revole en Italie, fait pendre une partie du Sénat, et le Préfet de Rome qui avait voulu être un Brutus, fut fouetté dans les carrefours, promené nu sur un âne, et jeté dans un cachot, où il mourut de faim. Tel fut à peu près l'état de Rome sous Othon le Grand, Othon II et Othon III. Les Allemands tenaient les Romains subjugués, et les Romains brisaient leurs fers dès qu'ils le pouvaient. Un Consul nommé Crescentius, fils du Pape Jean X et de la fameuse Marozie, prenant avec ce titre de Consul la haine de la Royauté, arma Rome contre Othon II. Il fit mourir en prison Benoît VI créature de l'Empereur; et l'autorité d'Othon quoiqu'éloigné, ayant dans ces troubles donné la Chaire Romaine au Chancelier de l'Empire en Italie, qui fut Pape sous le nom de Jean XIV ce malheureux Pape fut une nouvelle victime que le Parti Romain immola. Le Pape Boniface VIII créature du Consul Crescentius déjà souillé du sang de Benoît VI fit encore périr Jean XIV. Les temps de Caligula, de Néron, de Vitellius, ne produisirent ni des infortunes plus déplorables, ni de plus grandes barbaries; mais les horreurs de ces Papes sont obscures comme eux. Ces tragédies sanglantes se jouaient sur le théâtre de Rome, mais petit et ruiné; et celles des Césars avaient pour théâtre le Monde connu. Crescentius maintint quelque temps l'ombre sur la République Romaine. Il chassa du siège Pontifical Grégoire IV neveu de l'Empereur Othon III. Mais enfin Rome fut encore assiégée et prise. Crescentius attiré hors du Château Saint Ange sur l'espérance d'un accommodement et sur la foi des serments de l'Empereur, eut la tête tranchée. Son corps fut pendu par les pieds, et le nouveau Pape élu par les Romains, sous le nom de Jean XV eut les yeux crevés et le nez coupé. On le jetta en cet état du haut du Château Saint Ange dans la Place. Les Romains renouvellèrent alors à Othon III les serments faits à Othon Ier et à Charlemagne. Après les trois Othon, ce combat de la domination Allemande, et de la liberté Italique, resta longtemps dans les mêmes termes. Sous les Empereurs Henri II de Bavière, Conrad II le Salique, dès qu'un Empereur était occupé en Allemagne, il s'élevait un parti en Italie. Henri II y vint comme les Othons dissiper des factions, confirmer aux Papes les donations des Empereurs, et recevoir les mêmes hommages. Cependant la Papauté était à l'encan, ainsi que presque tous les autres Évêchés. Benoît VIII Jean XIX l'achetèrent publiquement l'un après l'autre: ils étaient frères de la maison des Marquis de Toscane, toujours puissante à Rome depuis le temps de Marozie. En 1034, après leur mort, pour perpétuer le Pontificat dans leur maison on acheta encore les suffrages pour un enfant de douze ans. C'était Benoît IX qui eut l'Évêché de Rome de la même manière, qu'on voit encore aujourd'hui tant de familles acheter, mais en secret, des Bénéfices pour des enfants. Ce désordre n'eut point de bornes. On vit sous le Pontificat de ce Benoît IX deux autres Papes élus à prix d'argent, et trois Papes dans Rome s'excommunier réciproquement; mais par un accord heureux qui étouffa une guerre civile, ces trois Papes s'accordèrent à partager les revenus de l'Église, et à vivre en paix, chacun avec sa Maîtresse. Ce Triumvirat pacifique et singulier ne dura qu'autant qu'ils eurent de l'argent; et enfin, quand ils n'en eurent plus, chacun vendit sa part de la Papauté au Diacre Gratien, homme de qualité, fort riche. Mais comme le jeune Benoît IX avait été élu longtemps avant les deux autres, on lui laissa par un accord solennel la jouissance du tribut que l'Angleterre payait alors à Rome, qu'on appelait le _Denier de Saint Pierre_, à quoi un Roi Danois d'Angleterre, nommé Etelvolft, Edelvolf ou Ethelulfe s'était soumis en 852. En 1046, ce Gratien qui prit le nom de Grégoire VI et qui passe pour s'être conduit très-sagement, jouissait paisiblement du Pontificat, lorsque l'Empereur Henri III fils de Conrad II le Salique, vint à Rome. Jamais Empereur n'y exerça plus d'autorité. Il déposa Grégoire VI que les Romains aimaient, et nomma Pape Suidger son Chancelier Évêque de Bamberg sans qu'on osât murmurer. En 1048, après la mort de cet Allemand qui parmi les Papes est appelé Clément II, l'Empereur qui était en Allemagne, y créa Pape un Bavarois nommé Popon: c'est Damaze II qui avec le Brevet de l'Empereur alla se faire reconnaître à Rome. Il le fut malgré ce Benoît IX qui voulait encore rentrer dans la Chaire Pontificale après l'avoir vendue. Ce Bavarois étant mort vingt-trois jours après son intronisation, l'Empereur donna la Papauté à son cousin Brunon de la Maison de Lorraine, qu'il transféra de l'Évêché de Toul à celui de Rome avec une autorité absolue. DE LA FRANCE VERS LE TEMPS DE HUGUES CAPET. Pendant que l'Allemagne commençait à prendre ainsi une nouvelle forme d'administration, et que Rome et l'Italie n'en avaient aucune, la France devenait comme l'Allemagne un Gouvernement entièrement féodal. Ce Royaume s'étendait des environs de l'Escaut et de la Meuse jusqu'à la Mer Britannique et des Pyrénées au Rhône. C'était alors ses bornes; car quoique tant d'Historiens prétendent que ce grand Fief de la France allait par-delà les Pyrénées jusqu'à l'Ebre, il ne paraît point du tout que les Espagnols de ces Provinces entre l'Ebre et les Pyrénées fussent soumis au faible Gouvernement de France en combattant contre les Mahométans. La France, dans laquelle ni la Provence ni le Dauphiné n'étaient compris, était un assez grand Royaume, mais il s'en fallait beaucoup que le Roi de France fût un grand Souverain. Louis, le dernier des descendants de Charlemagne, n'avait plus pour tout domaine que les Villes de Laon, de Soissons, et quelques Terres qu'on lui contestait. L'hommage rendu par la Normandie, ne servait qu'à faire un Roi vassal qui aurait pu soudoyer son Maître. Chaque Province avait ou ses Comtes ou ses Ducs héréditaires, celui qui n'avait pu se saisir que de deux ou trois Bourgades, rendait hommage aux usurpateurs d'une Province; et qui n'avait qu'un Château, relevait de celui qui avait usurpé une Ville. Le temps et la nécessité établirent que les Seigneurs des grands Fiefs marcheraient avec des troupes au secours du Roi. Tel Seigneur devait 40 jours de service, tel autre 25; les arrières-vassaux marchaient aux ordres de leurs Seigneurs immédiats. Mais si tous ces Seigneurs particuliers servaient l'État quelques jours, ils se faisaient la guerre entre eux presque toute l'année. En vain les Conciles, qui dans ces temps de crimes ordonnèrent souvent des choses justes, avaient réglé qu'on ne se battrait point depuis le jeudi jusqu'au point du jour du lundi, et dans les temps de Pâques et dans d'autres solennités, ces règlements n'étant point appuyés d'une justice coercitive, étaient sans vigueur. Chaque Château était la Capitale d'un petit État de Brigands, chaque Monastère était en armes: leurs Avocats qu'on appelait Avoyers, institués dans les premiers temps pour présenter leurs requêtes au Prince et ménager leurs affaires, étaient les Généraux de leurs troupes: les Moissons étaient ou brûlées, ou coupées avant le temps, ou défendues, l'épée à la main: les Villes presque réduites en solitude, et les Campagnes dépeuplées par de longues famines. Il semble que ce Royaume sans Chef, sans police, sans ordre, dût être la proie de l'Étranger; mais une anarchie presque semblable dans tous les Royaumes, fit sa sûreté; et quand sous les Othons l'Allemagne fut plus à craindre, les guerres intestines l'occupèrent. C'est de ces temps barbares que nous tenons l'usage de rendre hommage pour une Maison et pour un Bourg au Seigneur d'un autre Village. Un Praticien, un Marchand qui se trouve possesseur d'un ancien Fief, reçoit foi et hommage d'un autre Fermier ou d'un Pair du Royaume qui aura acheté un arrière-fief dans sa censive. Les lois de Fiefs ne subsistent plus, mais ces vieilles coutumes de mouvances, d'hommages, de redevances subsistent encore: dans la plupart des Tribunaux on admet cette maxime, _nulle Terre sans Seigneur_, comme si ce n'était pas assez d'appartenir à la Patrie. Quand la France, l'Italie et l'Allemagne furent ainsi partagées sous un nombre innombrable de petits Tyrans, les armées dont la principale force avait été l'Infanterie sous Charlemagne, ainsi que sous les Romains, ne furent plus que de la Cavalerie. On ne connut plus que les Gens d'armes; les Gens de pied n'avaient pas ce nom, parce qu'en comparaison des hommes de cheval ils n'étaient point armés. Les moindres possesseurs de Chatellenies ne se mettaient en campagne qu'avec le plus de chevaux qu'ils pouvaient, et le faste consistait alors à mener avec soi des Écuyers qu'on appela _vaslets_ du mot _vassalet_, petit vassal. L'honneur étant donc mis à ne combattre qu'à cheval, on prit l'habitude de porter une armure complète de fer, qui eût accablé un homme à pied de son poids. Les brassards, les cuissards furent une partie de l'habillement. On prétend que Charlemagne en avait eu, mais ce fut vers l'an mille que l'usage en fut commun. Quiconque était riche devint presqu'invulnérable à la guerre, et c'était alors qu'on se servit plus que jamais de massues pour assommer ces Chevaliers que les pointes ne pouvaient percer. Le plus grand commerce alors fut en cuirasses, en boucliers, en casques ornés de plumes. Les Paysans qu'on traînait à la guerre, seuls exposés et méprisés, servaient de pionniers plutôt que de combattants. Les chevaux plus estimés qu'eux, furent bardés de fer, leur tête fut armée de champfrain. On ne connut guère alors de lois que celles que les plus puissants firent pour le service des Fiefs. Tous les autres objets de la justice distributive furent abandonnés au caprice des Maîtres-d'hôtel, Prévôts, Baillis, nommés par les possesseurs des Terres. Les Sénats de ces Villes qui sous Charlemagne et sous les Romains avaient joui du gouvernement municipal, furent abolis presque partout. Le mot de _Senior_, _Seigneur_, affecté longtemps à ces principaux du Sénat des Villes, ne fut plus donné qu'aux possesseurs des Fiefs. Le terme de Pair commençait alors à s'introduire dans la Langue Gallo-Tudesque, qu'on parlait en France. Il venait du mot Latin _par_, qui signifie _égal_ ou _confrère_. On ne s'en était servi que dans ce sens sous la première et la seconde Race des Rois de France. Les enfants de Louis le Débonnaire s'appellèrent _pares_ dans une de leurs entrevues l'an 851; et longtemps auparavant Dagobert donne le nom de _pairs_ à des Moines. Godegrand, Évêque de Metz du temps de Charlemagne, appelle _Pairs_ des Évêques et des Abbés, ainsi que le marque le savant Du Cange. Les Vassaux d'un même Seigneur s'accoutumèrent donc à s'appeler _Pairs_. Alfred le Grand avait établi en Angleterre les Jurés, c'était des Pairs dans chaque profession. Un homme dans une cause criminelle choisissait douze hommes de sa profession pour être juges. Quelques Vassaux en France en usèrent ainsi, mais le nombre des Pairs n'était pas pour cela déterminé à douze. Il y en avait dans chaque Fief autant que de Barons qui relevaient du même Seigneur, et qui étaient Pairs entre eux, mais non Pairs de leur Seigneur féodal. Les Princes qui rendaient un hommage immédiat à la Couronne, tels que les Ducs de Guyenne, de Normandie, de Bourgogne, les Comtes de Flandres, de Toulouse, étaient donc en effet des Pairs de France. Hugues Capet n'était pas le moins puissant. Il possédait depuis longtemps le Duché de France, qui s'étendait jusqu'en Touraine. Il était Comte de Paris. De vastes domaines en Picardie et en Champagne lui donnaient encore une grande autorité dans ces Provinces. Son frère avait ce qui compose aujourd'hui le Duché de Bourgogne. Son grand-père Robert le Fort, et son grand-oncle Eudes ou Odon, avaient tous deux porté la couronne du temps de Charles le Simple. Hugues son père, surnommé l'Abbé à cause des Abbayes de St. Denis, de St. Martin de Tours, de St. Germain des Prez, et de tant d'autres qu'il possédait, avait ébranlé et gouverné la France. Ainsi l'on peut dire, que depuis l'année 810, où le Roi Eudes commença son règne, sa Maison a gouverné sans interruption; et que si on excepte Hugues l'Abbé qui ne voulut pas prendre la Couronne Royale, elle forme une suite de Souverains de plus de 850 ans, filiation unique parmi les Rois. On sait comment Hugues Capet, Duc de France, Comte de Paris, enleva la couronne au Duc Charles oncle du dernier Roi Louis V. Si les suffrages eussent été libres, le sang de Charlemagne respecté, et le droit de succession aussi sacré qu'aujourd'hui, Charles aurait été Roi de France. Ce ne fut point un Parlement de la Nation qui le priva du droit de ses ancêtres; ce fut ce qui fait et défait les Rois, la force aidée de la prudence. Tandis que Louis, ce dernier Roi du Sang Carolingien, était prêt à finir à l'âge de 23 ans sa vie obscure par une maladie de langueur, Hugues Capet assemblait déjà ses forces; et loin de recourir à l'autorité d'un Parlement, il sut dissiper avec des troupes un Parlement qui se tenait à Compiègne pour assurer la succession à Charles. La lettre de Gerbert, depuis Archevêque de Reims et Pape sous le nom de Sylvestre II déterrée par Duchesne, en est un témoignage authentique. Charles Duc de Brabant et de Hainaut, États qui composaient la basse Lorraine, succomba sous un rival plus puissant et plus heureux que lui; trahi par l'Évêque de Laon, surpris et livré à Hugues Capet, il mourut captif dans la tour d'Orléans; et deux enfants mâles qui ne purent le venger, mais dont l'un eut cette basse Lorraine, furent les derniers Princes de la postérité masculine de Charlemagne. Hugues Capet devenu Roi de ses Pairs, n'en eut pas un plus grand domaine. ÉTAT DE LA FRANCE AUX Xe et XIe SIÈCLES. La France démembrée languit dans des malheurs obscurs depuis Charles le Gros jusqu'à Philippe Ier arrière-petit-fils de Hugues Capet, près de 250 années. Nous verrons si les Croisades qui signalèrent le règne de Philippe Ier à la fin de l'XIe Siècle, rendirent la France plus florissante. Mais dans l'espace de temps dont je parle, tout ne fut que confusion, tyrannie, barbarie et pauvreté. Chaque Seigneur un peu considérable faisait battre monnaie, mais c'était à qui l'altèrerait. Les belles Manufactures étaient en Grèce et en Italie. Les Français ne pouvaient les imiter dans des Villes sans privilège, et dans un Pays sans union. De tous les évènements de ce temps, le plus digne de l'attention d'un Citoyen est l'excommunication du Roi Robert. Il avait épousé Berthe sa cousine au quatrième degré; mariage en soi légitime, et de plus nécessaire au bien de l'État. Nous avons vu de nos jours des particuliers épouser leurs nièces, et acheter au prix ordinaire les dispenses à Rome, comme si Rome avait des droits sur des mariages qui se font à Paris. Le Roi de France n'éprouva pas autant d'indulgence. L'Église Romaine dans l'avilissement et les scandales où elle était plongée, osa imposer au Roi une pénitence de sept ans, lui ordonna de quitter sa femme, l'excommunia en cas de refus. Le Pape interdit tous les Évêques qui avaient assisté à ce mariage, et leur ordonna de venir à Rome lui demander pardon. Tant d'audace paraît incroyable, mais l'ignorante superstition de ces temps peut l'avoir souffert, et la politique peut l'avoir causée. Grégoire V qui fulmina cette excommunication, était Allemand, et gouverné par Gerbert ci-devant Archevêque de Reims, ennemi de la Maison de France. L'Empereur Othon III peu ami de Robert, assista lui-même au Concile où l'excommunication fut prononcée; tout cela fait croire que la Raison d'État eut autant de part à cet attentat, que le fanatisme. Les Historiens disent que cette excommunication fit en France tant d'effet, que tous les Courtisans du Roi et ses propres Domestiques l'abandonnèrent, et qu'il ne lui resta que deux Serviteurs qui jetaient au feu le reste de ses repas, ayant horreur de ce qu'avait touché un excommunié. Quelque dégradée que fût alors la Raison humaine, il n'y a pas d'apparence que l'absurdité pût aller si loin. Le premier Auteur qui a écrit cet excès de l'abrutissement de la Cour de France, est le Cardinal Pierre Damien, qui n'écrivit que 64 ans après. Il rapporte qu'en punition de cet inceste prétendu, la Reine accoucha d'un monstre; mais il n'y eut rien de monstrueux dans toute cette affaire, que l'audace du Pape, et la faiblesse du Roi qui se sépara de sa femme. Les excommunications, les interdits sont des foudres qui n'embrasent un État que quand ils trouvent des matières combustibles. Il n'y en avait point alors, mais peut-être Robert craignit-il qu'il ne s'en formât. La condescendance du Roi Robert enhardit tellement les Papes, que son petit-fils Philippe Ier fut excommunié comme lui. D'abord le fameux Grégoire VII le menaça de le déposer en 1075, s'il ne se justifiait de l'accusation de simonie devant ses Nonces. Un autre Pape l'excommunia en effet, Philippe s'était dégoûté de sa femme, et était amoureux de Bertrade épouse du Comte d'Anjou. Il se servit du ministère des Lois pour casser son mariage sous prétexte de parenté, et Bertrade sa Maîtresse fit casser le sien avec le Comte d'Anjou sous le même prétexte. Le Roi et sa Maîtresse furent ensuite mariés solennellement par les mains d'un Évêque de Bayeux. Ils étaient condamnables, mais ils avaient au moins rendu ce respect aux lois, que de se servir d'elles pour couvrir leurs fautes. Quoi qu'il en soit, un Pape avait excommunié Robert pour avoir épousé sa parente, et un autre Pape excommunia Philippe pour avoir quitté sa parente. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'Urbain II qui prononça cette sentence, la prononça dans les propres États du Roi, à Clermont en Auvergne, où il venait chercher un asile, et dans ce même Concile où nous verrons qu'il prêcha la Croisade. Cependant il ne paraît point que Philippe excommunié ait été en horreur à ses Sujets; c'est une raison de plus pour douter de cet abandon général, où l'on dit que le Roi Robert avait été réduit. Ce qu'il y eut d'assez remarquable, c'est le mariage du Roi Henri père de Philippe avec une Princesse Moscovite. Les Moscovites ou Russes commençaient à être Chrétiens, mais ils n'avaient aucun commerce avec le reste de l'Europe. Ils habitaient au-delà de la Pologne, à peine Chrétienne elle-même, et sans aucune correspondance avec la France. Cependant le Roi Henri envoya jusqu'en Russie demander la fille du Souverain, à qui les autres Européens donnaient le titre de Duc, aussi bien qu'au Chef de la Pologne. Les Russes le nommaient dans leur langage _Tzar_, dont on a fait depuis le mot de _Czar_. On prétend que Henri se détermina à ce mariage, dans la crainte d'essuyer des querelles Ecclésiastiques. De toutes les superstitions de ces temps-là, ce n'était pas la moins nuisible au bien des États, que celle de ne pouvoir épouser sa parente au septième degré. Presque tous les Souverains de l'Europe étaient parents de Henri. Quoi qu'il en soit, Anne fille de Jaraflau Czar de Moscovie fut Reine de France, et il est à remarquer qu'après la mort de son mari, elle n'eut point la Régence et n'y prétendit point. Les Lois changent selon les temps. Ce fut le Comte de Flandres, un des Vassaux du Royaume, qui en fut Régent. La Reine veuve se remaria à un Comte de Crépi. Tout cela serait singulier aujourd'hui, et ne le fut point alors. Ni Henri, ni Philippe Ier ne firent rien de mémorable, mais de leur temps leurs Vassaux et Arrières-vassaux conquirent des Royaumes. CONQUÊTE DE LA SICILE PAR LES NORMANDS. Le goût des pèlerinages et aventures régnait alors. Quelques Normands ayant été en Palestine vers l'an 983, passèrent à leur retour sur la Mer de Naples dans la Principauté de Salerne. Les Seigneurs de ce petit État l'avaient usurpé sur les Empereurs de Constantinople. Gaimar, Prince de Salerne, était assiégé dans sa Capitale par les Mahométans. Les Aventuriers Normands lui offrirent leurs services, et l'aidèrent à faire lever le siège. De retour chez eux, comblés des présents du Prince, ils engagèrent d'autres Aventuriers à chercher leur fortune à son service. Peu à peu les Normands reprirent l'habitude de leurs pères de passer les mers. Un d'eux, nommé Raoul, alla l'an 1016 avec une troupe choisie offrir au Pape Benoît VIII ses services contre les Mahométans. Le Pape le pria de le secourir plutôt contre l'Empereur d'Orient, qui dépouillé de tout en Occident soutenait encore quelques droits contre l'Église dans la Calabre et dans la Pouille. Les Normands auxquels il était très-indifférent de se battre contre des Musulmans, ou contre des Chrétiens, servirent très-bien le Pape contre leur ancien Souverain. Bientôt après Tancréde de Hauteville, du territoire de Coutance en Normandie, alla dans la Pouille avec plusieurs de ses enfants, vendant toujours leurs services à qui les payait le mieux. Ils passèrent des petites armées du Duc de Capoue à celles du Duc de Salerne; ils servirent contre les Sarrasins, s'armèrent ensuite contre les Grecs, et enfin contre les Papes, ayant pour ennemi tous ceux qu'ils pouvaient dépouiller. Le Pape Léon IX se servit contre eux d'excommunications. Guillaume Fierabra fils de Tancréde, et ses frères Humfroy, Robert et Richard, Chefs de ces Normands, après avoir vaincu la petite armée du Pape, l'assiégèrent dans un Château près de Bénévent, le prirent prisonnier, le gardèrent plus d'une année, et ne le relâchèrent que quand il fut attaqué d'une maladie, dont il alla mourir à Rome. Il fallut bientôt que la Cour de Rome pliât sous ces nouveaux usurpateurs. Elle leur céda une partie des patrimoines que les Empereurs d'Occident lui avaient donné sans en être les maîtres. Le Pape Nicolas II alla lui-même dans la Pouille trouver ces Normands, toujours excommuniés et toujours donnant la loi. Il céda à Richard la Principauté de Capoue, à Robert Guichard la Pouille, la Calabre et la Sicile entière, que Robert Guichard commençait à conquérir sur les Sarrasins. Robert se soumit de son côté envers le Pape à la redevance perpétuelle de douze deniers monnaie de Pavie pour chaque paire de boeufs dans tous les Pays qu'on lui cédait, et lui fit hommage de ce que ses frères et lui avaient conquis sur les Chrétiens et sur les Mahométans. Enfin en 1101 Roger, petit-fils de Tancréde et frère de ce Boemond si célèbre dans les Croisades, acheva de conquérir sur les Mahométans toute la Sicile, dont les Papes sont demeurés toujours Seigneurs Suzerains. CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR GUILLAUME DUC DE NORMANDIE Tandis que de simples Citoyens de Normandie fondaient si loin des Royaumes, leurs Ducs en acquéraient un plus beau, sur lequel les Papes osèrent prétendre le même droit que sur la Sicile. La Nation Britannique était, malgré sa fierté, destinée à se voir toujours gouvernée par des étrangers. Après la mort d'Alfred arrivée en 900, l'Angleterre retomba dans la confusion et la barbarie. Les anciens Anglo-Saxons ses premiers vainqueurs, et les Danois ses usurpateurs nouveaux, s'en disputaient toujours la possession, et de nouveaux Pirates Danois venaient encore souvent partager les dépouilles. Ces Pirates continuaient d'être si terribles et les Anglais si faibles, que vers l'année 1000 on ne put se racheter d'eux qu'en payant quarante-huit mille livres sterling. On imposa pour lever cette somme, une taxe qui dura depuis assez longtemps en Angleterre, ainsi que la plupart des autres taxes qu'on continue toujours de lever après le besoin. Ce tribut humiliant fut appelé Argent Danois, _Danngeld_. Canut Roi de Danemark qu'on a nommé le Grand, et qui n'a fait que de grandes cruautés, remit sous sa domination en 1017 le Danemark et l'Angleterre. Les naturels Anglais furent traités alors comme des esclaves. Les Auteurs de ce temps avouent que quand un Anglais rencontrait un Danois, il fallait qu'il s'arrêtât jusqu'à ce que le Danois eût passé. La race de Canut ayant manqué en 1041, les États du Royaume reprenant leur liberté, déférèrent la couronne à Édouard, un descendant des anciens Anglo-Saxons, qu'on appelle le Saint et le Confesseur. Une des grandes fautes ou un des grands malheurs de ce Roi, fut de n'avoir point d'enfants de sa femme Édithe, fille du plus puissant Seigneur du Royaume. Il haïssait sa femme ainsi que sa propre mère pour des raisons d'État, et les fit éloigner l'une et l'autre. La stérilité de son mariage servit à sa canonisation. On prétendit qu'il avait fait voeu de chasteté: voeu téméraire dans un mari, et absurde dans un Roi qui avait besoin d'héritiers. Ce voeu, s'il fut réel, prépara de nouveaux fers à l'Angleterre. Les moeurs et les usages de ce temps-là ne ressemblent en rien aux nôtres. Guillaume VIII Duc de Normandie, qui conquit l'Angleterre, loin d'avoir aucun droit sur ce Royaume, n'en avait pas même sur la Normandie, si la naissance donnait les droits. Son père le Duc Robert qui ne s'était jamais marié, l'avait eu de la fille d'un Péletier de Falaise, que l'Histoire appelle _Harlot_, terme qui signifiait et signifie encore aujourd'hui en Anglais _concubine_ ou femme publique. Ce bâtard reconnu du vivant de son père pour héritier légitime, se maintint par son habileté et par sa valeur contre tous ceux qui lui disputaient son Duché. Il régnait paisiblement en Normandie, et la Bretagne lui rendait hommage. Lorsqu'Édouard le Confesseur étant mort, il prétendit au Royaume d'Angleterre, le droit de succession ne paraissait alors établi dans aucun État de l'Europe. La couronne d'Allemagne était élective, l'Espagne était partagée entre les Chrétiens et les Musulmans. La Lombardie changeait chaque jour de Maître. La Race Carolingienne détrônée en France, faisait voir ce que peut la force contre le droit du sang. Édouard le Confesseur n'avait point joui du trône à titre d'héritage. Harald successeur d'Édouard n'était point de sa race, mais il avait le plus incontestable de tous les droits, les suffrages de toute la Nation. Guillaume le Bâtard n'avait pour lui ni le droit d'élection, ni celui d'héritage, ni même aucun parti en Angleterre. Il prétendit que dans un voyage qu'il fit autrefois dans cette Île, le Roi Édouard avait fait en sa faveur un testament que personne ne vit jamais. Il disait encore qu'autrefois il avait délivré de prison Harold, et qu'il lui avait cédé ses droits sur l'Angleterre. Il appuya ses faibles raisons d'une forte armée. Les Barons de Normandie assemblés en forme d'États, refusèrent de l'argent à leur Duc pour cette expédition, parce que s'il ne réussissait pas, la Normandie en resterait appauvrie, et qu'un heureux succès la rendrait Province d'Angleterre; mais plusieurs Normands hasardèrent leur fortune avec leur Duc. Un seul Seigneur nommé Fiz Othbern équipa quarante vaisseaux à ses dépens. Le Comte de Flandres, beau-père du Duc Guillaume, le secourut de quelque argent. Le Pape même entra dans ses intérêts. Il excommunia tous ceux qui s'opposeraient aux desseins de Guillaume. Enfin il partit de Saint Valery avec une flotte nombreuse. On ne sait combien il avait de vaisseaux, ni de soldats. Il aborda sur les côtes de Sussex, et bientôt après se donna dans cette Province la fameuse bataille de Hastings (14 Octobre 1066), qui décida seule du sort de l'Angleterre. Les Anglais ayant leur Roi Harold à leur tête, et les Normands conduits par leur Duc, combattirent pendant douze heures. La gendarmerie qui commençait à faire ailleurs la force des armées, ne paraît pas avoir été employée dans cette bataille. Les Chefs y combattirent à pied, Harold et deux de ses frères y furent tués. Le vainqueur s'approcha de Londres, portant devant lui une bannière bénite, que le Pape lui avait envoyée. Cette bannière fut l'étendard auquel tous les Évêques se rallièrent en sa faveur. Ils vinrent aux portes avec le Magistrat de Londres lui offrir la couronne qu'on ne pouvait refuser au vainqueur. Guillaume sut gouverner comme il sut conquérir. Plusieurs révoltes étouffées, des irruptions des Danois rendues inutiles, des lois rigoureuses durement exécutées signalèrent son règne. Anciens Bretons, Danois, Anglo-Saxons, tous furent confondus dans le même esclavage. Les Normands qui avaient eu part à sa victoire, partagèrent par ses bienfaits, les terres des vaincus. De-là toutes ces Familles Normandes, dont les descendants ou du-moins les noms subsistent encore en Angleterre. Il fit faire un dénombrement exact de tous les biens des Sujets, de quelque nature qu'ils fussent. On prétend qu'il en profita pour se faire en Angleterre un revenu de quatre cents mille livres sterling; ce qui ferait aujourd'hui environ cinq millions sterling, et plus de cent millions de France. Il est évident qu'en cela les Historiens se sont trompés. L'État d'Angleterre d'aujourd'hui, qui comprend l'Écosse et l'Irlande, n'a pas un si gros revenu, si vous en déduisez ce qu'on paye pour les anciennes dettes du Gouvernement. Ce qui est sûr, c'est que Guillaume abolit toutes les Lois du Pays pour y introduire celles de Normandie. Il ordonna qu'on plaidât en Normand, et depuis lui tous les Actes furent expédiés en cette langue jusqu'à Édouard III. Il voulut que la langue des vainqueurs fût la seule du Pays. Des Écoles de la Langue Normande furent établies dans toutes les Villes et les Bourgades. Cette langue était le Français mêlé d'un peu de Danois: idiome barbare, qui n'avait aucun avantage sur celui qu'on parlait en Angleterre. On prétend qu'il traitait non seulement la Nation vaincue avec dureté, mais qu'il affectait encore des caprices tyranniques. On en donne pour exemple la _Loi du couvre-feu_, par laquelle il fallait au son de la cloche éteindre le feu dans chaque maison à huit heures du soir. Mais cette loi bien loin d'être tyrannique, n'est qu'une ancienne police Ecclésiastique, établie presque dans tous les anciens Cloîtres du Pays du Nord. Les maisons étaient bâties de bois, et la crainte du feu était un objet des plus importants de la Police générale. On lui reproche encore d'avoir détruit tous les Villages qui se trouvaient dans un circuit de quinze lieues, pour en faire une Forêt, dans laquelle il pût goûter le plaisir de la chasse. Une telle action est trop insensée pour être vraisemblable. Les Historiens ne font pas attention qu'il faut au moins vingt années pour qu'un nouveau plan d'arbres devienne une Forêt propre à la chasse. On lui fait semer cette Forêt en 1080, il avait alors 63 ans. Quelle apparence y a-t-il qu'un homme raisonnable ait à cet âge détruit des Villages pour semer quinze lieues en bois dans l'espérance d'y chasser un jour? Le Conquérant de l'Angleterre fut la terreur du Roi de France Philippe Ier qui voulut abaisser trop tard un Vassal si puissant, se jeta sur le Maine, qui dépendait alors de la Normandie. Guillaume repassa la mer, reprit le Maine, et contraignit le Roi de France à demander la paix. Les prétentions de la Cour de Rome n'éclatèrent jamais plus singulièrement qu'avec ce Prince. Le Pape Grégoire VII prit le temps qu'il faisait la guerre à la France pour demander qu'il lui rendît hommage du Royaume d'Angleterre. Cet hommage était fondé sur cet ancien Denier de Saint Pierre, qu'une partie de l'Angleterre payait à l'Église de Rome. Il revenait à environ trois livres de notre monnaie par chaque maison, aumône trop forte que les Papes regardaient comme un tribut. Guillaume le Conquérant fit dire au Pape, qu'il pourrait bien continuer l'aumône, mais au lieu de faire hommage il fit défense en Angleterre de ne reconnaître d'autre Pape que celui qu'il approuverait. La proposition de Grégoire VII devint par-là ridicule à force d'être audacieuse. C'est ce même Grégoire VII qui bouleversait l'Europe pour élever le Sacerdoce au-dessus de l'Empire; mais avant de parler de cette querelle mémorable et des Croisades qui prirent naissance dans ces temps, il faut voir en peu de mots en quel état étaient les autres Pays de l'Europe. DE L'ÉTAT OÙ ÉTAIT L'EUROPE AUX Xe ET XIe SIÈCLES La Russie avait embrassé le Christianisme à la fin du VIIIe Siècle. Les femmes étaient destinées à convertir les Royaumes. Une soeur des Empereurs Basile et Constantin, mariée au père de ce Czar Jaraslau, dont j'ai parlé, obtint de son mari qu'il se ferait baptiser. Les Russes esclaves de leur Maître l'imitèrent, mais ils ne prirent du Rite Grec que les superstitions. Environ dans ce temps-là une femme attira encore la Pologne au Christianisme. Miceslas Duc de Pologne fut converti par sa femme soeur du Duc de Bohême. J'ai déjà remarqué que les Bulgares avaient reçu la foi de la même manière. Giselle soeur de l'Empereur Henri fit encore Chrétien son mari Roi de Hongrie dans la première année du XIe Siècle; ainsi il est très-vrai que la moitié de l'Europe doit aux femmes son Christianisme. La Suède chez qui elle avait été prêchée dès le IXe Siècle, était redevenue idolâtre. La Bohême et tout ce qui est au Nord de l'Elbe, renonça au Christianisme en 1013. Toutes les Côtes de la Mer Baltique vers l'Orient étaient Païennes. Les Hongrois en 1047 retournèrent au Paganisme. Mais toutes ces Nations étaient beaucoup plus loin encore d'être polies, que d'être Chrétiennes. La Suède, probablement depuis longtemps épuisée d'habitants par ces anciennes émigrations dont l'Europe fut inondée, paraît dans le VIIIe, IXe, Xe et XIe Siècles comme ensevelie dans sa barbarie, sans guerre et sans commerce avec ses voisins; elle n'a part à aucun grand événement, et n'en fut probablement que plus heureuse. La Pologne beaucoup plus barbare que Chrétienne conserva jusqu'au XIIIe Siècle toutes les coutumes des anciens Sarmates, de tuer leurs enfants qui naissaient imparfaits, et les vieillards invalides. Qu'on juge par-là du reste du Nord. L'Empire de Constantinople n'était ni plus resserré ni plus agrandi que nous l'avons vu au IXe Siècle. À l'Occident il se défendait contre les Bulgares, à l'Orient et au Nord contre les Turcs et les Arabes. On a vu en général ce qu'était l'Italie: des Seigneurs particuliers partageaient tout le Pays depuis Rome jusqu'à la Mer de la Calabre; et les Normands en avaient la plus grande partie. Florence, Milan, Pavie, se gouvernaient par leurs Magistrats sous des Comtes ou sous des Ducs nommés par les Empereurs. Bologne était plus libre. La Maison de Maurienne dont descendent les Ducs de Savoie, Rois de Sardaigne, commençait à s'établir. Elle possédait comme Fief de l'Empire la Comté héréditaire de Savoie et de Maurienne, depuis que Humbert aux blanches mains, tige de cette Maison, avait eu en 888 ce petit démembrement du Royaume de Bourgogne. Les Suisses et les Grisons détachés aussi de ce même Royaume, obéissaient aux Baillis que les Empereurs nommaient. Deux Villes maritimes d'Italie commençaient à s'élever non par ces invasions subites qui ont fait les droits de presque tous les Princes qui ont passé en revue, mais par une industrie sage qui dégénéra aussi bientôt en esprit de conquête. Ces deux Villes étaient Gênes et Venise. Gênes célèbre du temps des Romains, regardait Charlemagne comme son restaurateur. Cet Empereur l'avait rebâtie quelque temps après que les Goths l'avaient détruite. Gouvernée par des Comtes sous Charlemagne et ses premiers descendants, elle fut saccagée au Xe Siècle par les Mahométans, et presque tous ses citoyens furent emmenés en servitude. Mais comme c'était un Port commerçant, elle fut bientôt repeuplée. Le Négoce qui l'avait fait fleurir, servit à la rétablir. Elle devint alors une République. Elle prit l'Île de Corse sur les Arabes, qui s'en étaient emparés. C'est ici qu'il faut se souvenir que Louis le Débonnaire avait donné la Corse aux Papes. Ils exigèrent un tribut des Génois pour cette Île. Les Génois payèrent ce tribut au commencement de l'XIe Siècle, mais bientôt après ils s'en affranchirent sous le Pontificat de Lucius II. Enfin leur ambition croissant avec leurs richesses, de Marchands ils voulurent devenir Conquérants. La Ville de Venise bien moins ancienne que Gênes affectait le frivole honneur d'une plus ancienne liberté, et jouissait de la gloire solide d'une puissance bien supérieure. Ce ne fut d'abord qu'une retraite de pêcheurs et de quelques fugitifs, qui s'y réfugièrent au commencement du Ve Siècle, quand les Goths ravageaient l'Italie. Il n'y avait pour toute Ville que des cabanes sur le Rialto. Le nom de Venise n'était point encore connu. Ce Rialto bien loin d'être libre, fut pendant trente années une simple Bourgade appartenant à la Ville de Padoue, qui le gouvernait par des Consuls. La vicissitude des choses a mis depuis Padoue sous le joug de Venise. Il n'y a aucune preuve que sous les Rois Lombards Venise ait eu une liberté reconnue. Il est plus vraisemblable que ses habitants furent oubliés dans leurs marais. Le Rialto et les petites Îles voisines ne commencèrent qu'en 709 à se gouverner par leurs Magistrats. Ils furent alors indépendants de Padoue, et se regardèrent comme une République. C'est en 709 qu'ils eurent leur premier Doge, qui ne fut qu'un Tribun du Peuple élu par des Bourgeois. Plusieurs familles qui donnèrent leur voix à ce premier Doge, subsistent encore. Elles sont les plus anciens Nobles de l'Europe, sans en excepter aucune Maison; et prouvent que la Noblesse peut s'acquérir autrement qu'en possédant un Château, ou en payant des Patentes à un Souverain. Héraclée fut le premier siège de cette République jusqu'à la mort de son troisième Doge. Ce ne fut que vers la fin du IXe Siècle que ces Insulaires retirés plus avant dans leurs lagunes, donnèrent à cet assemblage de petites Îles qui formèrent une Ville, le nom de Venise, du nom de cette côte, qu'on appelait _terrae Venetorum_. Les habitants de ces marais ne pouvaient subsister que par leur commerce. La nécessité fut l'origine de leur puissance. Il n'est pas assurément bien décidé que cette République fût alors indépendante. On voit que Bérenger reconnu quelque temps Empereur en Italie, accorda l'an 950 au Doge le privilège de battre monnaie. Ces Doges même étaient obligés d'envoyer aux Empereurs en redevance un manteau de drap d'or tous les ans, et Othon III leur remit en 998 cette espèce de petit tribut. Mais ces légères marques de vassalité n'étaient rien à la véritable puissance de Venise; car tandis que les Vénitiens payaient un manteau d'étoffe d'or aux Empereurs, ils acquirent par leur argent et par leurs armes toute la Province d'Istrie, et presque toutes les côtes de Dalmatie, Spalatro, Raguse, Narenta. Leur Doge prenait vers le milieu du Xe Siècle le titre de _Duc de Dalmatie_; mais ces conquêtes enrichissaient moins Venise que le Commerce, dans lequel elle surpassait encore les Génois; car tandis que les Barons d'Allemagne et de France bâtissaient des donjons et opprimaient les peuples, Venise attirait leur argent, en leur fournissant toutes les denrées de l'Orient. Les Mers étaient déjà couvertes de leurs vaisseaux, et elle s'enrichissait de l'ignorance et de la barbarie des Nations Septentrionales de l'Europe. DE L'ESPAGNE ET DES MAHOMÉTANS DE CE ROYAUME, JUSQU'AU COMMENCEMENT DU XIIe SIÈCLE. L'Espagne était toujours partagée entre les Mahométans et les Chrétiens, mais les Chrétiens n'en avaient pas la quatrième partie, et ce coin de terre était la Contrée la plus stérile. L'Asturie dont les Princes prenaient le titre de _Roi de Leon_, une partie de la vieille Castille gouvernée par des Comtes, Barcelone et la moitié de la Catalogne aussi sous un Comte, la Navarre qui avait un Roi, une partie de l'Aragon unis quelque temps à la Navarre, voilà ce qui composait les États des Chrétiens. Les Arabes possédaient le Portugal, la Murcie, l'Andalousie, Valence, Grenade, Tortose, et s'étendaient au milieu des terres par-delà les montagnes de la Castille et de Saragosse. Le séjour des Rois Mahométans était toujours à Cordoue. Ils y avaient bâti cette grande Mosquée, dont la voûte est soutenue de 365 Colonnes de marbre précieux, et qui porte encore parmi les Chrétiens le nom de la _Mosqueta_, Mosquée, quoiqu'elle soit devenue Cathédrale. Les Arts y fleurissaient, les plaisirs recherchés, la magnificence, la galanterie régnaient à la Cour des Rois Maures. Les Tournois, les Combats à la barrière sont peut-être de l'invention de ces Arabes. Ils avaient des Spectacles, des Théâtres, qui tout grossiers qu'ils étaient, montraient du-moins que les autres Peuples étaient moins polis que ces Mahométans. Cordoue était le seul Pays de l'Occident où la Géométrie, l'Astronomie, la Chimie, la Médecine fussent cultivées. Sanche le Gros, Roi de Leon, fut obligé de s'aller mettre à Cordoue en 956 entre les mains de ce fameux Médecin Arabe, qui invité par le Roi voulut que le Roi vînt à lui. Cordoue est un Pays de délices arrosé par le Guadalquivir, où des forêts de citronniers, d'orangers, de grenadiers parfument l'air, et où tout invite à la mollesse. Le luxe et le plaisir corrompirent enfin les Rois Musulmans. Leur domination fut au Xe Siècle, comme celle de presque tous les Princes Chrétiens, partagée en petits États. Tolède, Murcie, Valence, Huelca même, eurent leurs Rois. C'était le temps d'accabler cette puissance divisée, mais les Chrétiens d'Espagne étaient plus divisés encore. Ils se faisaient une guerre continuelle, se réunissaient pour se trahir, et s'alliaient souvent avec les Musulmans. Alphonse V Roi de Leon, donna même l'année 1000 sa soeur Thérèse en mariage au Sultan Abdala Roi de Tolède. Les jalousies produisent plus de crimes entre les petits Princes qu'entre les grands Souverains. La guerre seule peut décider du sort des vastes États; mais les surprises, les perfidies, les assassinats, les empoisonnements sont plus communs entre des rivaux voisins, qui ayant beaucoup d'ambition et peu de ressources, mettent en oeuvre tout ce qui peut suppléer à la force. C'est ainsi qu'un Sancho Garcias Comte de Castille empoisonna sa mère à la fin du Xe Siècle, et que son fils Don Garcie fut poignardé par trois Seigneurs du Pays dans le temps qu'il allait se marier. Enfin en 1035 Ferdinand, fils de Sanche Roi de Navarre et d'Aragon, réunit sous sa puissance la vieille Castille, dont la famille avait hérité par le meurtre de ce Don Garcie, et le Royaume de Leon dont il dépouilla son beau-frère, qu'il tua dans une bataille (1036). Alors la Castille devint un Royaume, et Leon en fut une Province. Ce Ferdinand, non content d'avoir ôté la couronne de Leon et la vie à son beau-frère, enleva aussi la Navarre à son propre frère, qu'il fit assassiner dans une bataille qu'il lui livra. C'est ce Ferdinand à qui les Espagnols ont prodigué le nom de _grand_, apparemment pour déshonorer ce titre trop prodigué aux usurpateurs. Son père Don Sanche, surnommé aussi le Grand pour avoir succédé aux Comtes de Castille, et pour avoir marié un de ses fils à la Princesse des Asturies, s'était fait proclamer Empereur, et Don Ferdinand voulut aussi prendre ce titre. Il est sûr qu'il n'y a, ni ne peut y avoir de titre affecté aux Souverains, que ceux qu'ils veulent prendre, et que l'usage leur donne. Le nom d'Empereur signifiait partout l'héritier des Césars et le maître de l'Empire Romain, ou du-moins celui qui prétendait l'être. Il n'y a pas d'apparence que cette appellation pût être le titre distinctif d'un Prince mal affermi, qui gouvernait la quatrième partie de l'Espagne. L'Empereur Henri III et non Henri II comme le disent tant d'Auteurs, mortifia la fierté Espagnole, en demandant à Ferdinand l'hommage de ses petits États comme d'un Fief de l'Empire. Il est difficile de dire quelle était la plus mauvaise prétention, celle de l'Empereur Allemand, ou celle de l'Espagnol. Ces idées vaines n'eurent aucun effet, et l'État de Ferdinand resta un petit Royaume libre. C'est sous le règne de ce Ferdinand que vivait Rodrigue surnommé le Cid, qui en effet épousa depuis Chimène, dont il avait tué le père. Tous ceux qui ne connaissent cette histoire que par la tragédie si célèbre dans le Siècle passé, croient que le Roi Don Ferdinand possédait l'Andalousie. Les fameux exploits du Cid furent d'abord d'aider Don Sanche fils aîné de Ferdinand à dépouiller ses frères et ses soeurs de l'héritage que leur avait laissé leur père. Mais Don Sanche ayant été assassiné dans une de ces expéditions injustes, ses frères rentrèrent dans leurs États. (1073) Ce fut alors qu'il y eut près de vingt Rois en Espagne soit Chrétiens soit Musulmans, et outre ces vingt Rois un nombre considérable de Seigneurs indépendants, qui venaient à cheval, armés de toutes pièces, et suivis de quelques Écuyers offrir leurs services aux Princes ou aux Princesses qui étaient en guerre. Cette coutume, déjà répandue en Europe, ne fut nulle part plus accréditée qu'en Espagne. Les Princes à qui ces Chevaliers s'engageaient, leur ceignaient le baudrier, et leur faisaient présent d'une épée, dont ils leur donnaient un coup léger sur l'épaule. Les Chevaliers Chrétiens ajoutèrent d'autres cérémonies à l'accolade. Ils faisaient la veille des armes devant un autel de la Vierge. Les Musulmans se contentaient de se faire ceindre un cimeterre. Ce fut-là l'origine des Chevaliers errants, et de tant de combats particuliers. Le plus célèbre fut celui qui se fit après la mort du Roi Don Sanche, assassiné en assiégeant sa soeur Ouraca dans la Ville de Zamore. Trois Chevaliers soutinrent l'innocence de l'Infante contre Don Diègue de Lare qui l'accusait. Ils combattirent l'un après l'autre en champ clos, en présence des Juges nommés de part et d'autre. Don Diègue renversa et tua deux des Chevaliers de l'Infante, et le cheval du troisième ayant les rênes coupées et emportant son Maître hors des barrières, le combat fut jugé indécis. Parmi tant de Chevaliers le Cid fut celui qui se distingua le plus contre les Musulmans. Plusieurs Chevaliers se rangèrent sous sa bannière, et tous ensemble avec leurs Écuyers et leurs Gendarmes composaient une armée couverte de fer, montée sur les plus beaux chevaux du Pays. Le Cid vainquit plus d'un petit Roi Maure, et s'étant ensuite fortifié dans la Ville d'Alcosar, il s'y forma une Souveraineté. Enfin il persuada à son Maître Alfonse VI Roi de la vieille Castille d'assiéger la Ville de Tolède, et lui offrit tous ses Chevaliers pour cette entreprise. Le bruit de ce siège et la réputation du Cid, appelèrent de l'Italie et de la France beaucoup de Chevaliers et de Princes. Raimond Comte de Toulouse, et deux Princes du sang de France de la branche de Bourgogne, vinrent à ce siège. Le Roi Mahométan nommé Hiaja, était fils d'un des plus généreux Princes dont l'Histoire ait conservé le nom. Almamon son père avait donné dans Tolède un asile à ce même Roi Alfonse que son frère Sanche persécutait alors. Ils avaient vécu longtemps ensemble dans une amitié peu commune, et Almamon loin de le retenir, quand après la mort de Sanche il devint Roi et par conséquent à craindre, lui avait fait part de ses trésors. On dit même qu'ils s'étaient séparés en pleurant. Plus d'un Chevalier Mahométan sortirent des murs pour reprocher au Roi Alfonse son ingratitude envers son bienfaiteur, et il y eut plus d'un combat singulier sous les murs de Tolède. Le siège dura une année. Enfin Tolède capitula, mais à condition que l'on traiterait les Musulmans comme ils en avaient usé avec les Chrétiens; qu'on leur laisserait leur Religion et leurs Lois. Promesse qu'on tint d'abord, et que le temps fit violer. Toute la Castille neuve se rendit ensuite au Cid, qui en prit possession au nom d'Alfonse; et Madrid, petite Place qui devait un Jour être la Capitale de l'Espagne, fut pour la première fois au pouvoir des Chrétiens. Plusieurs familles vinrent de France s'établir dans Tolède. On leur donna des privilèges qu'on appelle même encore en Espagne _fransches_. Le Roi Alfonse fit aussitôt une assemblée d'Évêques, laquelle sans le concours du peuple autrefois nécessaire, élut pour Évêque de Tolède un Prêtre nommé Bernard, à qui le Pape Grégoire VII conféra la Primatie d'Espagne à la prière du Roi. La conquête fut presque toute pour l'Église, mais le premier soin du Primat fut d'en abuser, en violant les conditions que le Roi avait jurées aux Maures. La grande Mosquée devait rester aux Mahométans. L'Archevêque pendant l'absence du Roi, en fit une Église, et excita contre lui une sédition. Alfonse revint à Tolède, irrité contre l'indiscrétion du Prélat. Il allait même le punir, et il fallut que les Mahométans à qui le Roi eut la sagesse de rendre la Mosquée, demandassent la grâce de l'Archevêque. Alfonse augmenta encore par un mariage les États qu'il gagnait par l'épée du Cid. Soit politique, soit goût, il épousa Zaïd fille de Benabat nouveau Roi Maure d'Andalousie, et reçut en dot plusieurs Villes. On lui reproche d'avoir conjointement avec son beau-père appelé en Espagne d'autres Mahométans d'Afrique. Il est difficile de croire qu'il ait fait une si étrange faute contre la politique, mais tous les Rois se conduisent quelquefois contre la vraisemblance. Quoi qu'il en soit, une armée de Maures vient fondre d'Afrique, en Espagne, et augmenter la confusion où tout était alors. Le Miramolin qui régnait à Maroc, et dont la race y règne encore, envoie son Général Abénana au secours du Roi d'Andalousie. Ce Général trahit non seulement ce Roi même à qui il était envoyé, mais encore le Miramolin au nom duquel il venait. Enfin le Miramolin irrité vient lui-même combattre son Général perfide, qui faisait la guerre aux autres Mahométans, tandis que les Chrétiens étaient aussi divisés entre eux. L'Espagne était déchirée par tant de Nations Mahométanes et Chrétiennes, lorsque le Cid Don Rodrigue à la tête de sa Chevalerie subjugua le Royaume de Valence. Il y avait en Espagne peu de Rois plus puissants que lui, mais il n'en prit pas le nom, soit qu'il préférât le titre de Cid, soit que l'esprit de Chevalerie le rendît fidèle au Roi Alfonse son Maître. Cependant il gouverna Valence avec l'autorité d'un Souverain, recevant des Ambassadeurs, et respecté de toutes les Nations. Après sa mort, arrivée l'an 1096, les Rois de Castille et d'Aragon continuèrent toujours leurs guerres contre les Maures. L'Espagne ne fut jamais plus sanglante et plus désolée. Triste effet de l'ancienne conspiration de l'Archevêque Opas et du Comte Julien, qui faisait au bout de 400 ans et fit encore longtemps après les malheurs de l'Espagne. DE LA RELIGION ET DE LA SUPERSTITION DE CES TEMPS-LÀ. Les hérésies semblent être le fruit d'un peu de science et de loisir. On a vu que l'état où était l'Église au Xe Siècle, ne permettait guère le loisir ni l'étude. Tout le monde était armé, et on ne se disputait que des richesses. Cependant en France, du temps du Roi Robert, il y eut quelques Prêtres, et entre autres un nommé Étienne, Confesseur de la Reine Constance, accusés d'hérésie. On les appela Manichéens, pour leur donner un nom plus odieux; car ils n'enseignaient rien des dogmes de Manès. C'était probablement des enthousiastes, qui tendaient à une perfection outrée, pour dominer sur les esprits. C'est le caractère de tous les Chefs de Sectes. On leur imputa des crimes horribles et des sentiments dénaturés, dont on charge toujours ceux dont on ne connaît pas les dogmes. En 1028, ils furent juridiquement accusés de réciter les Litanies à l'honneur des Diables, d'éteindre ensuite les lumières, de se mêler indifféremment, et de brûler le premier des enfants qui naissaient de ces incestes, pour en avaler les cendres. Ce sont à peu près les reproches qu'on faisait aux premiers Chrétiens. Je crois que cette calomnie des Païens contre eux, était fondée sur ce que les Chrétiens faisaient quelquefois la Cène, en mangeant d'un pain fait en forme de petits enfants pour représenter JÉSUS-CHRIST, comme il se pratique encore dans quelques Églises Grecques. Ce qu'on peut recueillir de certain concernant les opinions des Hérétiques dont je parle, c'est qu'ils enseignaient que Dieu n'était point en effet venu sur la Terre, n'était ni mort ni ressuscité, et que du pain et du vin ne pouvaient devenir son corps et son sang. Le Roi Robert et sa femme Constance se transportèrent à Orléans, où se tenaient quelques assemblées de ceux qu'on appelait Manichéens. Les Évêques firent brûler treize de ces malheureux. Le Roi, la Reine, assistèrent à ce spectacle indigne de leur majesté. Jamais avant cette exécution on n'avait en France livré au supplice aucun de ceux qui dogmatisent sur ce qu'ils n'entendent point. Il est vrai que Priscillien au IVe Siècle avait été condamné à la mort dans Trêves avec sept de ses disciples. Mais la Ville de Trêves qui était alors dans les Gaules, n'est plus annexée à la France depuis la décadence de la famille de Charlemagne. Ce qu'il faut observer, c'est que Saint Martin de Tours ne voulut point communiquer avec les Évêques qui avaient demandé le sang de Priscillien. Il disait hautement qu'il était horrible de condamner des hommes à la mort, parce qu'ils se trompent. Il ne se trouva point de Saint Martin du temps du Roi Robert. Il s'élevait alors quelques légers nuages sur l'Eucharistie, mais ils ne formaient point encore d'orages. Je ne sais comment ce sujet de querelle avait échappé à l'imagination ardente des Chrétiens Grecs. Il fut probablement négligé, parce qu'il ne laissait nulle prise à cette métaphysique cultivée par les Docteurs depuis qu'ils eurent adopté les idées de Platon. Ils avaient trouvé de quoi exercer cette philosophie dans l'explication de la Trinité, dans la consubstantialité du Verbe, dans l'union des deux Natures et des deux Volontés, enfin dans l'abîme de la Prédestination. La question, Si du pain et du vin sont changés en la seconde personne de la Trinité, et par conséquent en Dieu? Si on mange et on boit cette seconde personne par la foi seulement? cette question, dis-je, était d'un autre genre, qui ne paraissait pas soumis à la philosophie de ces temps. Aussi on se contenta de faire la Cène le soir dans les premiers âges du Christianisme, et de communier à la Messe sous les deux espèces au temps dont je parle, sans avoir une idée fixe et déterminée sur ce mystère. Il paraît que dans beaucoup d'Églises, et surtout en Angleterre, on croyait qu'on ne mangeait et qu'on ne buvait JÉSUS-CHRIST que spirituellement. On trouve dans la Bibliothèque Bodléienne une Homélie du Xe Siècle, dans laquelle sont ces propres mots, «C'est véritablement par la consécration le corps et le sang de JÉSUS-CHRIST, non corporellement, mais spirituellement. Le corps dans lequel JÉSUS-CHRIST souffrit et le corps Eucharistique sont entièrement différents. Le premier était composé de chair et d'os animés par une âme raisonnable; mais ce que nous nommons Eucharistie n'a ni sang, ni os, ni âme. Nous devons donc l'entendre dans un sens spirituel.» Jean Scot, surnommé Eugène parce qu'il était d'Irlande, avait longtemps auparavant sous le règne de Charles le Chauve, et même, à ce qu'il dit par ordre de cet Empereur, soutenu la même opinion. Du temps de Jean Scot, Ratram Moine de Corbie et d'autres avaient écrit sur ce mystère d'une manière à laisser au moins douter s'ils croyaient ce qu'on appela depuis la _Présence réelle_. Car Ratram dans son écrit adressé à l'Empereur Charles le Chauve, dit en termes exprès «C'est le corps de JÉSUS-CHRIST qui est vu, reçu, et mangé non par les sens corporels, mais par les yeux de l'esprit fidèle». On avait écrit contre eux, et le sentiment le plus commun était sans-doute qu'on mangeait le véritable corps de JÉSUS-CHRIST, puisqu'on disputait pour savoir, si on le digérait et si on le rendait avec les excréments. Enfin Bérenger, Archidiacre de Tours, enseigna vers 1050 par écrit et dans la chaire, que le corps véritable de Jésus-Christ n'est point et ne peut être dans du pain et dans du vin. Cette proposition révolta d'autant plus alors, que Bérenger ayant une très-grande réputation avait d'autant plus d'ennemis. Celui qui se distingua le plus contre lui, fut Lanfranc de race Lombarde, né à Pavie, qui était venu chercher une fortune en France. Il balançait la réputation de Bérenger. Voici comme il s'y prenait pour le confondre dans son Traité _de corpore Domini_. «On peut dire avec vérité que le Corps de Notre Seigneur dans l'Eucharistie est le même qui est sorti de la Vierge, et que ce n'est pas le même. C'est le même quant à l'essence et aux propriétés de la véritable nature, et ce n'est pas le même quant aux espèces du pain et du vin; de sorte qu'il est le même quant à la substance, et qu'il n'est pas le même quant à la forme.» Ce sentiment de Lanfranc parut être celui de toute l'Église. Bérenger fut condamné au Concile de Paris en 1050, condamné encore à Rome en 1079, et obligé de prononcer sa rétractation; mais cette rétractation forcée ne fit que graver plus avant ces sentiments dans son coeur. Il mourut dans son opinion, qui ne fit alors ni schisme ni guerre civile. Le temporel seul était le grand objet qui occupait l'ambition des hommes. L'autre source qui devait faire verser tant de sang, n'était pas encore ouverte. On croit bien que l'ignorance de ces temps affermissait les superstitions populaires. J'en rapporterai quelques exemples, qui ont longtemps exercé la crédulité humaine. On prétend que l'Empereur Othon III fit périr sa femme Marie d'Aragon pour cause d'adultère. Il est très possible qu'un Prince cruel et dévot, tel qu'on peint Othon III envoie au supplice sa femme moins débauchée que lui. Mais vingt Auteurs ont écrit, et Maimbourg a répété après eux, et d'autres ont répété après Maimbourg, que l'Impératrice ayant fait des avances à un jeune Comte Italien, qui les refusa par vertu, elle accusa ce Comte auprès de l'Empereur de l'avoir voulu séduire, et que le Comte fut puni de mort. La veuve du Comte, dit-on, vint la tête de son mari à la main demander justice et prouver son innocence. Cette veuve demanda d'être admise à l'épreuve du fer ardent. Elle tint tant qu'on voulut une barre de fer toute rouge dans ses mains sans se brûler; et ce prodige servant de preuve juridique, l'Impératrice fut condamnée à être brûlée vive. Maimbourg aurait dû faire réflexion que cette fable est rapportée par des Auteurs qui ont écrit très-longtemps après le règne d'Othon III qu'on ne nomme pas seulement les noms de ce Comte Italien, et de cette veuve qui maniait si impunément des barres de fer rouge. Enfin quand même des Auteurs contemporains auraient authentiquement rendu compte d'un tel événement, ils ne mériteraient pas plus de croyance que les Sorciers qui déposent en justice qu'ils ont assisté au Sabbat. L'aventure de la barre de fer doit faire révoquer en doute le supplice de l'Impératrice Marie d'Aragon rapporté dans tant de Dictionnaires, d'Histoires, où dans chaque page le mensonge est joint à la vérité. Le second événement est du même genre. On prétend que Henri II successeur d'Othon III éprouva la fidélité de sa femme Cunegunde, en la faisant marcher pieds nus sur neuf socs de charrue rougis au feu. Cette histoire rapportée dans tant de Martyrologes, mérite la même réponse que celle de la femme d'Othon. Didier Abbé du Mont Cassin et plusieurs autres Écrivains rapportent un fait à peu près semblable. En 1063 des Moines de Florence, mécontents de leur Évêque, allèrent crier à la Ville et à la Campagne «Notre Évêque est un simoniaque et un scélérat». Et ils eurent, dit-on, la hardiesse de promettre qu'ils prouveraient cette accusation par l'épreuve du feu. On prit donc jour pour cette cérémonie, et ce fut le mercredi de la première semaine du Carême. Deux bûchers furent dressés, chacun de dix pieds de long sur cinq de large, séparés par un sentier d'un pied et demi de largeur, rempli de bois sec. Les deux bûchers ayant été allumés et cet espace réduit en charbons, un Moine Minime, nommé Aldobrandin, passe à travers sur ce sentier à pas graves et mesurés, et revient même prendre au milieu des flammes son manipule qu'il avait laissé tomber. Voilà ce que plusieurs Historiens disent, qu'on ne peut nier qu'en renversant tous les fondements de l'Histoire; mais il est sûr qu'on ne peut le croire sans renverser tous les fondements de la Raison. Il se peut faire sans-doute qu'un homme passe très-rapidement entre deux bûchers et même sur des charbons, sans être tout-à-fait brûlé; mais y passer et y repasser d'un pas grave pour reprendre son manipule, c'est une de ces aventures de la _Légende Dorée_, dont il n'est plus permis de parler à des hommes raisonnables. La dernière épreuve que je rapporterai, est celle dont on se servit pour décider en Espagne après la prise de Tolède, si on devait réciter l'Office Romain, ou celui qu'on appelait Mozarabique. On convint d'abord unanimement de terminer la querelle par le duel. Deux champions armés de toutes pièces combattirent dans toutes les règles de la Chevalerie. Don Ruis de Montania, Chevalier du Missel Mozarabique, fit perdre les arçons à son adversaire, et le renversa mourant. Mais la Reine qui avait beaucoup d'inclination pour le Missel Romain, voulut qu'on tentât l'épreuve du feu. Toutes les Lois de la Chevalerie s'y opposaient. Cependant on jeta au feu les deux Missels, qui probablement furent brûlés; et le Roi pour ne mécontenter personne, fit en sorte que quelques Églises prieraient Dieu selon le Rituel Romain, et que d'autres garderaient le Mozarabique. Dans la plupart des choses que je viens de rapporter, on croirait lire une relation des Hottentots ou de Nègres; et il faut l'avouer, nous leur ressemblons encore en quelque chose. Fin du premier Tome. --- Provided by LoyalBooks.com ---