HISTOIRE DES NOMBRES ET DE LA NUMÉRATION MÉCANIQUE PAR JACOMY-RÉGNIER. PARIS IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE CENTRALES DE NAPOLÉON CHAIX ET Cie. RUE BERGÈRE, 20. 1855 I Nés au sein d'une civilisation héritière de toutes les richesses morales, intellectuelles et matérielles dont les siècles se sont transmis le dépôt, dépôt incessamment accru par le travail de chacun d'eux, nous jouissons de tout ce qui nous entoure avec une insouciance qui est une véritable ingratitude, ou avec un orgueil qui est une injustice flagrante. Qui de nous, en lisant l'histoire des Gaulois et des Francs, ne s'est cru doué d'une intelligence supérieure à celle de ces vieux aïeux? Qui de nous, en lisant les récits des voyageurs qui ont visité des peuples restés étrangers à la marche du progrès humain à travers les âges, n'a pris en pitié la faiblesse d'esprit de ces peuples et ne les a supposés d'une nature inférieure à la nôtre? * * * * * Nous estimons, avec raison, que l'homme qui est quelque chose par lui-même est infiniment plus digne de considération que celui qui a reçu tout faits et son nom et sa fortune. Si nous étions conséquents avec nous-mêmes, nous tiendrions compte, avant de nous placer au-dessus de nos pères et des peuples encore barbares, nous tiendrions compte, disons-nous, des matériaux, des instruments, des forces que nous avons reçus gratuitement, qui ne sont pas notre oeuvre, et qui ont manqué à nos pères, comme ils manquent aux peuples pour lesquels nous avons de si superbes dédains. Ces matériaux, ces instruments, ces forces, nous paraissent les choses les plus simples du monde; les ayant trouvées toutes faites nous ne nous sommes jamais demandé si leur découverte n'a pas dû exiger des efforts de génie dignes d'être admirés; ayant ainsi toujours joui des travaux exécutés par nos devanciers dans le cours des siècles, sans chercher à en apprécier la valeur, nous semblons croire que tout ce que nous voyons a toujours été tel que nous l'avons trouvé en naissant. Combien nous serions plus justes envers le passé, si, faisant un instant, par la pensée, table rase de tout ce qui nous entoure, et nous efforçant d'oublier les mille notions et connaissances que nous avons puisées au sein de notre civilisation, nous nous supposions ramenés au point de départ des premières sociétés! Combien nous parlerions avec plus de modestie des conquêtes que notre intelligence ajoute chaque jour à celles que les siècles nous ont léguées, si nous nous rendions bien compte de la nature de ces conquêtes, et si surtout nous voulions bien nous dire que nous ne les faisons qu'avec le secours d'armes qui ne sont pas notre ouvrage! * * * * * Ayant trouvé existants et portés au plus haut degré de perfection tous les arts nécessaires, l'art de nous nourrir, l'art de nous vêtir, l'art de nous loger, l'art de nous défendre, etc., et n'ayant plus d'autre souci que celui de multiplier nos jouissances, est-il donc bien étonnant que nous ayons eu, nous aussi, quelques heureuses inspirations, et que nos luttes, soit contre la matière, soit contre l'inconnu, n'aient pas été moins fécondes que celles des siècles pour lesquels le travail de l'esprit était, comme pour le nôtre, un besoin? Une seule chose serait étonnante: c'est que, rien ne nous manquant, ni la matière, ni les instruments, ni la science, nous eussions remué tout cela pendant un demi-siècle, sans pouvoir en faire sortir quelques créations dignes de recommander notre mémoire à nos neveux. Nous sommes fiers de tout ce qui nous entoure, et quand nous avons comparé, non pas précisément notre littérature et nos sciences, mais nos arts divers avec ceux des âges antérieurs, nous croyons avoir, en effet, le droit de placer notre siècle au-dessus de ceux qui l'ont précédé. Orgueil illégitime, prétention usurpatrice! Les seules choses dont il nous soit permis de nous glorifier sont celles que nous avons ajoutées aux richesses qui nous viennent du passé. Ce sont sans doute de merveilleuses manifestations de nos forces intellectuelles que les nombreuses applications que nous avons faites de la vapeur, de la lumière, de l'électricité; mais l'ardeur avec laquelle nous nous sommes précipités vers les travaux qui ont pour principal objet le bien-être matériel mérite-t-elle bien d'être louée sans restriction, et n'est-il pas permis de craindre que nous ne payions d'un prix trop élevé nos rapides triomphes sur le temps et sur l'espace? Enivrés de ces triomphes, n'épuisons-nous pas, pour les multiplier et les rendre plus brillants, des forces que réclament des besoins d'un autre ordre? Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que, dans une société qui ne semble plus avoir d'admiration que pour des conquêtes toutes matérielles, le goût des études qui fortifient les esprits et élèvent les âmes doit nécessairement s'affaiblir. À d'autres que nous donc de ne voir que par son beau côté le gigantesque tournoi des Champs-Élysées; les merveilles industrielles et artistiques de notre Exposition universelle ne nous feront point oublier que la société a d'autres besoins que ceux qui peuvent être satisfaits par les créations étalées dans le palais de l'Industrie. * * * * * Si l'homme ne vivait que par les sens, si le bien-être humain, si le bien-être social ne consistaient que dans la possession des objets propres à charmer les yeux, à flatter l'odorat, à procurer des jouissances au palais et à l'oreille, la vue des galeries de l'Exposition universelle nous apprendrait que tous les secrets, que tous les raffinements du bien-être sont aujourd'hui trouvés. Mais l'homme a une autre vie que celle des sens: il vit par l'esprit, il vit par le coeur, il vit par l'âme; toutes ces vies ont leurs besoins, leurs exigences, et nous ne voyons au palais de l'Industrie rien qui puisse les satisfaire. Bien loin de là: c'est aux dépens de toutes ces vies, c'est aux dépens de ce qui est dû à ces vies qu'ont été créées toutes ces merveilles de l'industrie et de l'art matérialiste. Nous tromperions-nous par hasard?... Non, nous ne nous trompons point; notre plainte n'est qu'une constatation de l'évidence. Interrogeons, en effet, une à une toutes les nations qui sont venues là pour se disputer les palmes du génie industriel et de l'art sensualiste; demandons-leur quelle est aujourd'hui leur ambition, vers quelle direction elles cherchent à pousser les esprits, quels efforts, quels travaux elles encouragent de préférence, de quels progrès elles se montrent le plus fières, quels hommes elles placent au premier rang dans leur estime? De bonne foi, entre toutes les nations représentées au palais de l'Industrie, s'en trouve-t-il une seule qui oserait nier ses tendances matérialistes? En est-il une seule qui oserait nous dire qu'elle aimerait mieux avoir les premiers poëtes, les premiers philosophes, les premiers moralistes du monde, que de tenir le premier rang dans notre palais de l'Industrie? En est-il une seule qui oserait prétendre que chez elle, l'homme qui se sert de son intelligence pour faire pénétrer dans les coeurs les sentiments nobles et généreux reçoit autant d'encouragements que celui qui se dévoue au perfectionnement des choses matérielles? Non, aucune de ces nations n'a le droit de dire qu'elle fait pour les idées qui sont les bases de la civilisation autant que pour les choses qui n'en sont que l'ornement; non, disons-nous, aucune de ces nations ne paraît comprendre que toutes ces magnifiques oeuvres de leurs mains sont le résultat d'inspirations puisées à des sources qui ont besoin d'être alimentées et que leur insouciance laisse tarir. Ce sujet nous mènerait trop loin: revenons à un ordre d'idées qui se rapproche davantage du sujet que nous avons à traiter. * * * * * Les seules choses dont nous ayons le droit d'être fiers, disions-nous, avant de protester comme nous venons de le faire contre les tendances antispiritualistes auxquelles nous nous abandonnons, ce sont celles que nous avons ajoutées aux richesses qui nous viennent du passé. Nous nous glorifierions au delà de nos mérites, si nous prenions pour terme de comparaison de nos oeuvres, soit celles des âges pendant lesquels l'homme travaillait avec les seules forces de sa raison individuelle, soit celles des âges qui, quoique déjà riches des trésors de science et d'expérience laissés par leurs prédécesseurs, n'ont cependant pas marqué leur passage dans le temps par des créations aussi heureuses que les nôtres. Nous trouverons des limites à notre orgueil dans notre propre raison, si nous voulons bien remarquer, d'abord, que, pour accomplir nos oeuvres, nous avons eu à notre disposition toutes les forces d'un passé plus long et, par conséquent, plus riche en science et en expérience que celui de nos aînés, et ensuite que les relations qui se sont établies entre les différents peuples de la terre ont presque complétement changé les conditions des progrès matériels dans le monde. Autrefois, il y a à peine quarante à cinquante ans, chaque frontière était un voile qui dérobait à une nation ce qui se faisait chez sa voisine, chaque mer, chaque bras de mer était un abîme à travers lequel ne passaient que bien rarement quelques lambeaux des mystères que l'on gardait anxieusement d'un côté comme de l'autre de ces abîmes. Alors chaque peuple ne travaillait qu'à l'aide de ses propres forces; l'intelligence humaine était encore mutilée, agissait encore isolément, voulons-nous dire. * * * * * Cette mutilation, cet isolement ont cessé d'exister. Il y a toujours des frontières qui séparent les peuples, mais il n'y a plus de voiles dressés le long de ces frontières; il y a toujours des mers et des bras de mer dont les flots se brisent sur des rivages habités par des peuples dont les intérêts n'ont pas cessé d'être en lutte; mais ces mers et ces bras de mer ne servent plus à protéger les secrets du génie industriel des nations. Le génie industriel, depuis que les peuples civilisés se sont entendus pour reconnaître ses droits, s'est fait cosmopolite et parcourt le monde, travaillant au grand jour, ses brevets à la main. Encore une fois donc, si nous voulons comparer nos oeuvres avec celles de nos devanciers, commençons par comparer les ressources dont ils disposaient avec celles qui sont dans nos mains. L'équité la plus vulgaire l'exige; notre glorification serait ridicule, si elle se fondait sur un principe qui ne comprendrait pas la réserve que nous venons d'indiquer. * * * * * Il est incontestable que, depuis l'existence des lois qui, presque partout, protégent la propriété industrielle des étrangers autant que celle des nationaux, le génie humain, appliqué aux choses matérielles, travaille avec toutes ses forces réunies en faisceau, pour ainsi dire, et il est évident, par conséquent, que ces forces ainsi coalisées doivent être plus puissantes, plus fécondes en résultats que ne pouvaient l'être les forces isolées des individus et des peuples, lorsque chacun, peuples et individus, était contraint, pour sauvegarder ses droits d'inventeur et de perfectionneur, d'envelopper ses procédés et ses moyens de travail dans les ombres du mystère. L'équité nous indique une autre réserve à faire en faveur de nos aînés, réserve essentielle, que nous avons à peine fait entrevoir un peu plus haut. Avant notre âge, les travaux industriels furent assurément bien plus encouragés, bien plus honorés, qu'on ne le suppose généralement; cependant il est vrai de dire que, pendant tous les siècles antérieurs et même pendant les premières années de ce siècle, l'industrie n'était pas regardée comme la bienfaitrice par excellence de l'humanité et comme la manifestation la plus glorieuse du génie des peuples. Les hautes sciences, la grande littérature, la poésie, les beaux-arts, tenaient alors dans l'estime des nations la place que leur avaient accordée sans difficulté toutes les civilisations antiques. Il résultait de cette prééminence obtenue par les hautes sciences, par la haute littérature, par la poésie, par les beaux-arts, que généralement tout homme qui aspirait à se faire une place d'honneur dans la société, et qui se sentait animé d'une force intellectuelle capable de répondre à ses aspirations, appliquait ses facultés aux choses qui devaient le faire arriver à la gloire, bien plus qu'à celles qui ne conduisent ordinairement qu'à la fortune; aux choses qui ont fait les grands siècles bien plus qu'à celles qui ont produit les grandes décadences. Que celui qui douterait que les grandes décadences des civilisations soient sorties de l'étouffement des travaux spiritualistes par les arts industriels encouragés d'une manière exclusive, veuille bien se souvenir que la vieille Asie tomba des splendides sommets d'où elle dominait le monde antique, aussitôt que les arts industriels furent devenus sa principale passion; que la vieille Grèce ne commença à fléchir sous le poids de son grand nom et ne le laissa tomber sous les pieds des conquérants qu'après qu'elle eut transporté aux industries asiatiques les encouragements qu'elle réservait auparavant pour ses sages, ses savants, ses poëtes et ses guerriers; que le colosse romain ne commença à vaciller sur ses bases qu'après que les Asiatiques et les Grecs furent parvenus à rendre les descendants des Cincinnatus et des Scipion amoureux de leurs arts et rivaux de leur habileté. Les forces intellectuelles de notre société étant attirées vers les arts industriels ainsi qu'elles le sont, ces arts ont une marche magnifique; cette marche est plus rapide, plus vigoureuse qu'on ne la vit jamais; mais encore une fois, jamais on ne vit un siècle faire, pour favoriser leurs progrès, des sacrifices pareils à ceux que nous faisons. Ces sacrifices sont tels, que le passé ne présentant rien de pareil, nous ne savons véritablement si nous devons admirer nos succès industriels ou les trouver tout simplement naturels. Autre réserve: Est-ce que nous ne regardons pas un peu trop comme entièrement nôtres des quantités de choses qui ne nous appartiennent pas entièrement? Est-ce qu'il n'est pas, tant dans l'ordre scientifique que dans l'ordre matériel, certains principes vus ou entrevus par le passé et que nous avons seulement développés et appliqués; certaines créations matérielles indiquées ou ébauchées par le passé et que nous n'avons eu qu'à réaliser plus hardiment, qu'à perfectionner? Invoquons un dernier fait contre nos prétentions orgueilleuses. N'est-il pas vrai que, sans nous inquiéter de savoir d'où sont sorties toutes les créations nouvelles qui nous entourent, nous en sommes aussi fiers que si elles appartenaient à nous seuls? N'est-il pas vrai que nous nous admirons dans toutes ces créations, absolument comme si elles étaient l'oeuvre exclusive de notre génie? Oui, tout cela est vrai, et ce qui ne l'est pas moins, c'est que ces créations ne nous appartiennent pas toutes; c'est que tous les peuples civilisés en revendiquent leur part, et n'admettent nullement que nous ayons le droit de dire: «Le siècle, c'est nous.» Étrange inconséquence! en même temps que nous voudrions ainsi usurper au profit de notre pays des gloires qui ne lui appartiennent pas, nous faisons des efforts déplorables pour obscurcir presque toutes celles qui lui appartiennent. Nous nous qualifions parfois du titre d'Athéniens de la civilisation moderne. Comme les citoyens d'Athènes, en effet, nous avons une répulsion innée pour les gloires vivantes et ne tolérons que les gloires posthumes; comme eux, nous ne voulons pas des gloires qui portent un nom; nous n'admettons que les gloires anonymes, que les gloires qui portent le nom collectif du pays, comme si nous espérions, les auteurs des grandes et belles choses qui l'honorent étant inconnus, être soupçonnés nous-mêmes de les avoir faites; mais notre ressemblance avec les Athéniens s'arrête là. Les Athéniens, quand ils envoyaient en exil les hommes qui avaient élevé trop haut leurs noms au milieu d'eux, ne faisaient que proclamer la supériorité de ces hommes. L'ostracisme était un hommage rendu au mérite, au génie, et non une négation du mérite et du génie: l'ostracisme était de l'envie; mais c'était une envie qui s'avouait et non de l'envie hypocrite et lâche. L'envie hypocrite et lâche, c'est la nôtre, la nôtre qui procède par l'étouffement dans l'ombre, contre quiconque s'annonce comme devant dépasser notre mesure; la nôtre qui a trouvé le secret de rendre le silence plus puissant que la négation, plus cruel que la proscription. * * * * * Autant nous paraissons portés à empêcher les choses véritablement grandes ou belles de se produire au milieu de nous, autant nous nous montrons favorables aux créations d'un ordre secondaire et dont la durée doit être passagère. La différence de ces deux accueils explique nos merveilleux succès dans les productions futiles et nous apprend pourquoi nous sommes comparativement moins heureux sous le rapport des grandes initiatives. Que nous fait la gloire revêtue du manteau qui brave l'usure du temps, quand nous avons pour nous la gloire qui dédaignerait de porter le soir la robe dont elle était toute fière le matin? Va donc demander ton pain à l'exil, Philippe de Girard; deviens donc fou de misère, Sauvage; subissez donc le sort que vous vous faites sciemment, chercheurs des grandes pensées et des grandes choses! Est-ce que vous n'avez pas vu, est-ce que vous ne voyez pas quelle destinée peut faire aux hommes de génie une société qui dore si splendidement l'existence de ses amuseurs de toutes les sortes? Ils le voient, ils le savent, et cependant la vue des souffrances qui les attendent n'a rien qui les effraie, les sublimes fous à qui le génie a dit: «Suis-moi contre ces difficultés qui ont stérilement fatigué les siècles; suis-moi dans le combat que je vais livrer contre l'inconnu.» En vain la raison leur dit: «Avant d'obéir aux appels du génie, commencez par vous assurer le pain de chaque jour;» ils n'entendent que la voix qui leur dit: «Je vous conduirai vers la gloire, suivez-moi.» Perfidie et mensonge! Non, ô génie, tu ne conduis pas à la gloire celui qui te suit sans avoir les mains chargées d'or. Sous ton inspiration j'écrirai un bon livre; est-ce toi qui me l'imprimeras et qui paieras les annonces qui m'en procureront le débit? J'inventerai une merveilleuse machine, grâce à toi, souffle sacré; mais que ferai-je des plans de ma machine? Est-ce toi qui me la construiras et en mettras la valeur en évidence? Qu'ils sont nombreux les pauvres fous qui, s'abandonnant aux entraînements mystérieux qui les portent vers les créations grandes et belles, ne comprennent pas qu'en négligeant d'assurer avant tout leur existence matérielle, ils se condamnent presque infailliblement à travailler d'une manière stérile et pour eux-mêmes et pour la société! La fortune ne donne pas le génie, sans doute; mais elle permet à celui qui en est doué de le mettre en évidence et de forcer l'insouciance comme l'envie à rendre hommage à ses oeuvres. Est-ce là ce que se dit, il y environ trente-quatre ans, un ancien employé supérieur de l'administration des armées sous l'Empire, M. Thomas, de Colmar, en voyant le froid accueil que trouvait auprès des dispensateurs de la gloire la grande découverte qu'il venait de faire? Nous l'ignorons; mais nous voyons du moins qu'il a agi comme s'il s'était tenu ce langage. II C'était vers 1821. Ayant toujours vécu au milieu des chiffres, nul ne savait mieux que lui combien les chiffres fatiguent les forces de l'intelligence. La grande ère de la mécanique s'ouvrait; dans chaque industrie, on commençait à demander à des bras de fer ou de bois d'exécuter les travaux qui avaient été faits jusque-là par les mains intelligentes de l'homme.--Pourquoi, se demanda M. Thomas, de Colmar, n'essaierais-je pas de construire une machine qui exécute toutes les opérations de l'arithmétique, comme d'autres ont imaginé des engins qui scient et rabotent, qui filent et tissent, etc.? Et aussitôt, voilà l'imagination du hardi Alsacien en travail. L'oeuvre n'était pas aussi facile à faire qu'il l'avait pensé. Il s'adressa pour avoir des conseils à un très-savant académicien. * * * * * --Mon cher ami, lui dit celui-ci, cherchez la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel, si vous avez du temps à perdre; mais ne dites à personne que vous voulez construire une machine qui puisse exécuter tous les calculs de l'arithmétique, si vous ne voulez pas que l'on rie de vous. --Pourquoi rirait-on de moi? demanda M. Thomas. --Pourquoi l'on rirait de vous, mon ami? L'on rirait de vous, parce que la recherche d'une machine comme celle dont vous me parlez... que dis-je? bien moins ambitieuse que celle que vous voulez inventer, a fatigué un nombre infini de génies dans tous les temps et chez tous les peuples, et n'a jamais abouti qu'à des échecs éclatants. Et vous voudriez que l'on ne trouvât pas excessivement présomptueuse votre tentative contre des difficultés qu'ont vainement essayé de vaincre, dans les temps anciens, Thalès, Pythagore, Archimède; plus tard, les grands mathématiciens arabes; et, dans les derniers âges, Pascal, Perrault, Leibnitz, d'Alembert et un nombre considérable d'autres puissants esprits? Croyez-moi donc: appliquez votre intelligence à des travaux moins chimériques que celui qui a commencé à tourmenter votre imagination. --Eh quoi, répondit M. Thomas au savant académicien, après avoir mis en relief, comme vous venez de le faire, l'honneur que me vaudrait ma machine, vous voudriez que j'eusse une autre ambition que celle de le mériter? Le ton résolu sur lequel fut faite cette réponse rendait toute observation inutile. L'académicien se contenta d'adresser un sourire d'affectueuse pitié à M. Thomas, qui trois mois après avait exécuté son arithmomètre, s'était assuré, par la prise d'un brevet d'invention, la propriété de sa découverte, et presque en même temps présentait à la Société d'encouragement sa machine véritablement merveilleuse. * * * * * Elle fut renvoyée à l'examen d'une commission composée de Francoeur et Bréguet. Le rapport fut fait au nom du comité des arts mécaniques par Francoeur, qui, après avoir fait mention des machines à calculer antérieurement construites, s'exprimait ainsi: «Le défaut de toutes ces inventions est de ne se prêter qu'à des calculs très-simples; dès qu'il s'agit de multiplier, il faut convertir l'opération en une suite d'additions: ainsi pour obtenir 7 fois 648, on est obligé d'ajouter d'abord 648 à lui-même, puis la somme à 648, celle-ci encore à 648, etc., jusqu'à ce que 648 ait été pris 7 fois. À quelle longueur ne faut-il pas se soumettre lorsque le multiplicateur a deux ou trois chiffres! Toutes ces machines sont donc aujourd'hui tombées dans l'oubli, et on ne les regarde que comme des conceptions plus ou moins ingénieuses. »Celle de M. Thomas ne ressemble nullement aux autres, elle donne de suite les résultats du calcul, sans tâtonnement, et n'est faite à l'imitation d'aucune des premières. Il est certain que M. Thomas n'avait pas connaissance de celles-ci lorsqu'il imagina la sienne, et qu'il n'a pu s'aider des travaux de ses prédécesseurs. Il a même employé et abandonné plusieurs mécanismes qui ne remplissaient pas assez bien leur objet, avant de s'arrêter à celui qu'on voit dans la machine pour laquelle il sollicite le suffrage de la Société d'encouragement. »La machine de M. Thomas sert à faire non-seulement toutes les additions et soustractions, mais encore les multiplications et divisions des nombres entiers ou affectés de fractions décimales. Lorsque, par exemple, on veut multiplier 648 par 7, on place les indicateurs du multiplicande sur les chiffres 6, 4 et 8, et celui du multiplicateur sur 7, on tire un cordon et on lit le produit 4,536 sur la tablette de l'instrument. »La division n'étant que l'inverse de la multiplication, on conçoit qu'elle s'exécute avec la même aisance et par le même moyen. »La plus grande difficulté qu'on rencontre dans l'invention de ces instruments, difficulté contre laquelle le génie même de Pascal a échoué et qui jusqu'ici a si fort restreint l'usage de ces machines à calculer, c'est de faire porter les retenues sur les chiffres à gauche. Le mécanisme par lequel M. Thomas opère ce passage des retenues est extrêmement ingénieux; ce report se fait de lui-même, sans qu'on y songe. Pour multiplier 648 par 7, l'opérateur tire le cordon, sans s'embarrasser s'il y a ou non des chiffres à retenir, sans même savoir ce que c'est, et il lit de suite 4,536. »Il est impossible de combiner mieux les agents de l'instrument qui vous est présenté et de surmonter plus heureusement les embarras de l'instrument. »Ainsi, à considérer cette machine sous le rapport du mérite d'invention, et sous celui de la difficulté vaincue, vous ne balancerez pas à lui accorder votre suffrage. »Il n'y a aucune comparaison à faire entre cette invention et les règles à calculer. Comme ces dernières sont basées sur le système des logarithmes, les additions et soustractions sont impossibles avec ces règles; et comme ces deux opérations se mêlent à chaque instant aux autres dans les affaires de commerce, les tables de logarithmes n'y peuvent servir avec avantage. En outre, ces règles à calculer n'ont une précision que de trois chiffres, tandis que la machine de M. Thomas opère sur un nombre de chiffres indéfini, avec une exactitude parfaite.» Conformément aux conclusions du rapport, la Société d'encouragement approuva la machine de M. Thomas, en fit graver le mécanisme pour son _Bulletin_, où fut aussi inséré le rapport de M. Francoeur; mais ce fut là la seule récompense qu'obtint alors l'inventeur de l'arithmomètre, pour une découverte qui semblait devoir placer immédiatement son nom au nombre de ceux que le monde entier connaît. * * * * * La Société d'encouragement, en voyant que l'arithmomètre n'avait pas produit dans l'opinion publique l'étonnement, la sensation qui d'ordinaire accueille les découvertes de la nature de celle de M. Thomas, comprit bientôt qu'elle n'avait pas été elle-même assez juste, en se contentant de donner sa complète approbation à l'arithmomètre. Aussi, lorsque, quelques mois après, la belle planche dessinée et gravée par Leblanc et reproduisant la machine de M. Thomas dans tous ses détails, parut dans le _Bulletin_, fut-elle accompagnée par M. Hoyau d'un commentaire où se trouvent des passages qui valent des médailles d'or: «Si l'on pouvait, disait M. Hoyau, assigner des bornes à nos facultés intellectuelles, il semblerait que tant de moyens déjà découverts pour calculer mécaniquement ont épuisé les recherches de ce genre et qu'il ne reste plus rien à faire après les savants célèbres de tous les pays qui se sont occupés de cet objet. »Cependant M. le chevalier Thomas, de Colmar, est parvenu à vaincre toutes les difficultés et à composer une machine au moyen de laquelle on peut faire les quatre opérations de l'arithmétique. »Cette invention nous paraît devoir être rangée au nombre de ces découvertes qui font honneur à ceux qui les conçoivent et sont glorieuses pour l'époque qui les produit.» * * * * * Ces éloges, les félicitations de quelques visiteurs, voilà tout ce que valut à M. Thomas, de Colmar, l'invention de l'arithmomètre. Il en attendait mieux: une semblable découverte valait de la gloire, de la célébrité, du moins; car qui dira que le bonheur d'avoir aussi complétement triomphé que venait de le faire M. Thomas des difficultés qui avaient tenu en arrêt le génie de tous les siècles, fût suffisamment récompensé par l'approbation de la Société d'encouragement? La plupart des inventeurs, lorsque le public ne fait pas à leurs découvertes l'accueil sur lequel ils avaient compté, ne savent ordinairement faire que deux choses: d'abord accuser leur siècle d'injustice ou d'ignorance; et ensuite se livrer au découragement et regretter le temps qu'ils ont perdu à vouloir être utiles à leur pays. * * * * * M. Thomas, de Colmar, supporta très-philosophiquement la déception qu'il venait d'éprouver. Se souvenant sans doute de la lenteur que la machine à vapeur avait mise à faire son chemin, il trouva tout simple que le public ne se montrât pas plus prompt à comprendre la valeur de son arithmomètre qu'il ne l'avait été à comprendre celle de la machine qui a si profondément modifié toutes les lois du travail matériel. Et pourquoi, au surplus, le public mériterait-il d'être accusé d'injustice, lorsqu'il ne fait pas à toutes les inventions l'accueil que quelques-unes méritent véritablement? Pourquoi, dès qu'il entend parler de découvertes qui étonnent son intelligence, devrait-il battre des mains et échanger son argent contre la merveilleuse machine, contre l'admirable recette, contre le prodige de la chimie ou de la mécanique qu'on lui annonce, au nom des sociétés savantes? Est-ce que ces sociétés sont infaillibles et n'ont jamais préconisé que des inventions dignes de l'être? Est-ce que, sur la parole de ces sociétés, le public n'a pas souvent fait des expériences ruineuses, des achats qui lui ont laissé des regrets? Le public est défiant; mais est-il injuste? non, il ne l'est pas. Les déceptions que de nombreuses nouveautés lui ont fait éprouver légitiment surabondamment sa défiance. Il lui en a trop coûté d'avoir tant de fois cru sans voir; ne nous étonnons pas qu'il veuille quelquefois voir avant de croire. * * * * * C'est en se faisant ces réflexions à lui-même que M. Thomas arriva à se dire: «Pour populariser une machine comme la mienne, il faut de l'argent, beaucoup d'argent; je dois donc commencer par devenir riche, si je veux que mon arithmomètre devienne un instrument usuel dans le monde savant et financier, dans le monde commerçant et industriel.» C'est à partir de ce moment que M. Thomas, de Colmar, qui, jusque-là, n'avait eu qu'une grande passion véritable, l'étude des sciences exactes, et qu'un délassement de prédilection, la mécanique, replia son intelligence vers les combinaisons financières, dont il ne s'était déjà occupé que pour se distraire, pour ainsi dire, mais qui lui avaient pourtant valu de beaux succès, puisque, dès ce moment (1822), il avait déjà été nommé président honoraire de la Société d'assurance contre l'incendie _le Phénix_, qu'il avait fondée en 1819. Nous ne suivrons pas ici M. Thomas, de Colmar, dans les travaux financiers qui lui ont si bien réussi. Qu'il nous suffise de dire que la haute fortune à laquelle il a élevé la Compagnie du _Soleil_, l'une de ses fondations les plus connues, suppose de sa part une force de volonté incroyable, aux yeux de quiconque connaît les phases qu'a traversées cette Compagnie, aujourd'hui l'une des plus puissantes et des plus justement accréditées de la France. * * * * * M. Thomas paraissait tellement absorbé par les soins administratifs que réclamait sa grande Société d'abord, et par ceux qu'il lui fallut, plus tard, donner à la Compagnie _l'Aigle_, qu'il avait fondée pour l'un de ses fils, que personne, assurément, ne soupçonnait qu'il songeât encore à son arithmomètre. Et pourtant l'arithmomètre était la passion bien-aimée de sa pensée, le rêve favori de ses veilles. Cette passion, ce rêve, le suivaient partout, au milieu des affaires, comme au milieu des fêtes; et jamais, pendant trente ans, pas une journée, pour ainsi dire, ne se passa sans qu'il visitât, de corps ou d'esprit, le recoin mystérieux où la chère machine était cachée aux regards les plus amis. Aujourd'hui il fallait ajouter ceci, demain retrancher cela, et le surlendemain défaire tout ce qui avait été fait la veille et l'avant-veille, pour chercher une simplification plus grande. Pour obtenir cette simplification, l'inventeur de l'arithmomètre a dépensé plus de 300,000 francs.--«C'est, de toutes les jouissances, celle qui m'a coûté le moins, dit-il, si je compare ses douceurs à celles de tous les autres plaisirs que je me suis donnés.» Trente années de travail, plus de 300,000 francs dépensés pour retrancher cinq à six petites pièces d'une machine qu'un enfant de quatre ans porterait dans ses mains comme un jouet! Est-ce que l'arithmomètre de 1822 ne remplissait pas les mêmes fonctions que l'arithmomètre de 1855? Les deux arithmomètres remplissent les mêmes fonctions; mais le premier avait des complications que le second n'a pas; le premier est l'oeuvre d'un mécanicien extraordinairement ingénieux; le second est l'oeuvre d'un homme de génie. Avec de l'imagination et de la persévérance, il est facile d'exécuter, à l'aide de machines compliquées, quelques effets qui semblent ne pouvoir être produits que par l'intelligence réfléchie; mais il n'appartient qu'au génie de produire, par des moyens simples, des effets d'une complication et d'une variété infinies. * * * * * Tel est l'arithmomètre de 1855. Notre Exposition universelle a beau être riche en oeuvres empreintes du sceau du génie; nous n'en voyons pas une seule, nous défions qu'on nous en indique une seule qui porte ce sceau d'une manière plus éclatante, d'une manière aussi éclatante que l'arithmomètre. Ce n'est plus ici de la matière qui produit des effets matériels; c'est de la matière qui pense, pour ainsi dire, qui réfléchit, qui combine, qui calcule, qui fait toutes les opérations les plus difficiles, les plus compliquées de l'arithmétique, avec une infaillibilité, avec une rapidité, avec une science qui défient tous les calculateurs, tous les académiciens du monde entier. Mais, avant d'aller plus loin, voyons si l'invention de M. Thomas, de Colmar, n'est pas, sous le rapport de la difficulté vaincue, l'une des oeuvres les plus étonnantes que nous connaissions. * * * * * Le matérialisme ne veut pas de la difficulté vaincue; il ne tient compte que de la valeur utilitaire des inventions. Nous procédons tout autrement, nous. En présence d'une découverte quelconque, nous nous sentons plutôt porté à chercher quels efforts d'intelligence elle a dû coûter, qu'à nous demander quels services elle peut rendre. Pourquoi agissons-nous ainsi? Nous agissons ainsi, parce que c'est la difficulté vaincue qui glorifie l'esprit humain; parce que c'est la difficulté vaincue qui nous apprend ce que vaut et ce que peut l'intelligence humaine, et quelle est, par conséquent, notre grandeur et notre noblesse dans la création. Matérialistes qui refusez de tenir compte des difficultés vaincues, apprenez-moi donc, je vous prie, quelle est l'utilité matérielle de la découverte de Galilée: «la terre tourne;» l'utilité matérielle de la loi de la pesanteur, trouvée par Newton; l'utilité matérielle de la méthode de Leverrier pour aller au-devant d'un astre caché dans les profondeurs du ciel. Difficultés vaincues que tout cela, et rien de plus: rien de plus, excepté plus d'honneur pour l'esprit humain. Nous verrons plus loin que l'invention de M. Thomas est autre chose qu'une difficulté vaincue. En attendant, ne la considérons que sous ce dernier point de vue; et, pour cela, remontons à l'origine historique de l'arithmétique. * * * * * L'origine de l'arithmétique, base de toutes les autres sciences, comme tout le monde en convient, se perd dans la nuit des temps, ainsi que celle de tous les arts nécessaires. Attribuer l'invention de ses principales règles aux Indiens, comme le font quelques écrivains, ou aux Chaldéens, comme d'autres le font, parce que ce peuple en avait besoin pour ses études astronomiques, ou aux Égyptiens, qui ne pouvaient s'en passer pour leurs travaux géométriques, ou bien aux Phéniciens, parce que leur commerce les exigeait, c'est ne rien dire de sérieux. Le besoin et l'intérêt, ces deux grands mobiles de l'industrie humaine, durent, dès l'origine des sociétés, donner naissance à l'arithmétique, qui ne s'est assurément pas formée d'un premier jet, mais pièce à pièce, règle à règle, etc. Les historiens, qui nous ont raconté si longuement l'histoire de la géométrie, de l'astronomie et de plusieurs autres parties de la science, ne nous ont presque rien dit de l'arithmétique des anciens. Leur silence, sous ce rapport, est si grand que l'on est obligé de recourir à des déductions à demi hypothétiques pour affirmer que Platon et Euclide connaissaient les quatre règles et savaient extraire les racines carrées et cubiques. Procédaient-ils, dans leurs calculs, comme nous, ou bien prenaient-ils des voies plus longues? Rien de précis n'existe sur ce sujet. Il est tout naturel que les doigts aient été les premiers auxiliaires de la mémoire dans l'enfance de l'art de calculer. La raison ne nous le dirait pas, que nous en trouverions encore la preuve dans l'habitude qu'ont eue tous les peuples, moins les anciens Chinois et une peuplade obscure dont parle Aristote, de distribuer leurs nombres en périodes composées chacune de dix unités. En principe, le calcul décimal est donc aussi vieux que le monde, et notre honneur se borne à l'avoir appliqué à tout ce que nous appelons poids, étendue, etc. De même que l'homme se servit d'abord de ses doigts pour retenir, assembler et combiner les nombres, de même aussi il trouva en lui-même ses premières unités de mesures. C'est ainsi que chez tous les peuples nous trouvons, sous divers noms, le pas, la coudée, le pied, le pouce, le doigt, la main, l'empan, la brasse, etc. * * * * * Les premiers signes de la numération ont partout précédé ceux de l'écriture. Les Latins, comme les Grecs, nous ont appris d'une manière formelle quels furent ces premiers signes de la numération, quels furent ces aînés de nos chiffres. Ces signes furent de petits cailloux. Chez les Grecs, comme chez les Latins, comme chez nous, faire une opération de nombres s'appelle calculer, c'est-à-dire compter des cailloux. Les Latins disaient: «_Calculos ponere_, _calculos subducere_, etc.» Les Grecs disaient: «_Pséphizein_,» compter avec des cailloux. (_Pséphos_, qui veut dire petite pierre, caillou, signifiait aussi, par extension, suffrage.) Les suffrages se donnaient en Grèce avec des cailloux ou des petits coquillages, comme on le sait par l'histoire de l'ostracisme et par la racine de ce dernier mot lui-même. Comme, chez les Grecs, on avait réuni des petits coquillages d'un poids égal pour servir dans les assemblées où le peuple avait voix délibérative, on pesait quelquefois ces signes de suffrages, au lieu de les compter. Chez les Romains, on avait songé un instant à faire fabriquer par les potiers de terre de petites billes en terre cuite pour servir à l'expression des suffrages. À l'exemple des Grecs, on pesait ces billes au lieu de les compter; mais ce système ayant donné lieu à quelques abus, on renonça au pesage pour reprendre l'addition. * * * * * Tout le monde connaît les tailles des boulangers; ces petits morceaux de bois furent les premiers livres de commerce de nos premiers parents, leurs premiers livres généalogiques et historiques peut-être. Nous voyons ces petits bâtons arithmétiques chez les Assyriens, chez les Égyptiens, chez les Scythes, chez les Thraces, dans l'Inde, dans la Chine; on les a retrouvés, au moment de la découverte de l'Amérique, chez les Péruviens comme chez les Mexicains; dans les découvertes plus récentes, on les a rencontrés encore chez plusieurs peuples sauvages. N'allons pas si loin dans le temps et abstenons-nous de traverser les mers pour retrouver ces tailles numériques. Dans presque toutes nos provinces, quel est le livre-mémoire du paysan illettré, de l'artisan illettré? C'est le bâton assyrien, égyptien, mexicain, etc., entaillé d'un côté pour le doit et de l'autre pour l'avoir, ayant une partie réservée pour les dates et une autre pour les signes rappelant les noms propres, etc. L'emploi du bâton à signes numériques ne vint évidemment qu'après celui des cailloux numérateurs; car les petits cailloux se trouvaient partout naturellement sous la main des premiers hommes, tandis que les entailles faites sur un bâton annoncent la possession d'un instrument tranchant, qui suppose lui-même l'existence d'une civilisation en marche depuis assez longtemps. Les Assyriens et les Égyptiens, après s'être d'abord servis des bâtons entaillés comme aide-mémoire, essayèrent de s'en faire des machines à calcul. Nous ignorons comment ils disposaient les petites baguettes arithmétiques dont les anciens historiens nous parlent; mais nous savons que la manoeuvre de ces baguettes leur permettait de faire leurs calculs avec une rapidité qui fit toujours le désespoir des Grecs, qui ne purent réussir à surprendre leur secret. * * * * * Rectifions, en passant, la signification du mot _sage_, _philosophe_, noms par lesquels on désigne les premiers savants de la Grèce, les Grecs qui allaient étudier en Égypte et en Asie les sciences et les arts qui florissaient dans ces contrées. On croit généralement, d'après le sens que nous attachons aujourd'hui à ces mots, d'après le sens que la Grèce elle-même y attacha vers sa période la plus florissante, que les sages, que les philosophes grecs, qui allaient se faire les disciples des prêtres de Memphis et des mages de la Chaldée, avaient surtout pour but d'étudier les sciences morales et législatives de l'Égypte et de l'Asie. Cette croyance est une grande erreur: ces Grecs voyageurs ne négligeaient sans doute pas entièrement l'étude des lois et de la philosophie des pays qu'ils visitaient; mais ce qu'ils allaient chercher surtout, et sur les rives du Nil et sur celles du Tigre et de l'Euphrate, et jusque sur celles de l'Indus et du Gange, c'étaient les sciences mathématiques et physiques. _Felix qui potuit rerum cognoscere causas!_ * * * * * Les choses et leurs causes, voilà ce qu'ils ambitionnaient de connaître. Que l'on scrute, par exemple, les livres, la vie de tous ces vieux Grecs que nous appelons des philosophes: Phérécyde, Thalès, Pythagore, Callisthène, Anaxagore, Anaximandre, Parménide, Héraclite, Empédocle, Épicure, Leucippe, Dioclès, Démocrite, Alcméon, Chrysippe, Anaximène, Cléanthe, Aristote lui-même, etc. (et nous avons pris ces noms au hasard, selon qu'ils nous sont venus à la mémoire); que, disons-nous, l'on scrute la valeur scientifique de ces noms, et l'on verra que tous ces hommes ont brillé comme physiciens, comme naturalistes, comme astronomes, comme mathématiciens, bien plus que comme philosophes, dans le sens que nous attachons à ce mot. Platon, le divin Platon lui-même, montre dans tous ses écrits qu'il avait au moins autant profité des leçons du physicien Héraclite que de celles de Socrate. On sait, au surplus, qu'il avait donné la géométrie pour base à sa doctrine et mis sur la porte de son école, l'Académie, une inscription par laquelle il en refusait l'entrée à ceux qui ignoraient cette science. Il l'avait en si haute estime qu'il pensait que Dieu s'en occupait sans cesse, et c'est pour cela qu'il l'appelait l'éternel géomètre. * * * * * S'il est donc vrai de dire que les premières périodes dites philosophiques de la Grèce furent principalement remplies par l'étude des sciences qui exigent l'emploi continuel du calcul, il est indubitable que les Grecs durent faire des efforts incessants pour perfectionner leur arithmétique. Des commentateurs des mathématiciens grecs ont prétendu, non sans quelque vraisemblance, que le jeu dont on attribue l'invention à Palamède, le jeu des échecs, selon les uns, du trictrac, selon d'autres, n'était qu'une machine à calcul. Thalès, qui avait appris aux Égyptiens à mesurer la hauteur des pyramides par la longueur de leur ombre, et qui avait inventé plusieurs combinaisons de règles en bois, soit pour prendre la distance des astres, soit pour faire des opérations géodésiques, paraît aussi avoir été l'inventeur d'un casier arithmétique dont les combinaisons nous sont inconnues. Le perfectionnement de ce casier arithmétique préoccupa d'une manière toute particulière l'intelligence de Pythagore, dont on connaît la prédilection pour les nombres. Nous ignorons quels résultats obtinrent les tentatives de ce grand homme. Nous savons seulement que l'abaque, ou table de multiplication qui porte son nom, est un débris, ou, si l'on veut, une réminiscence de son casier. Nous ne mentionnerons ici que pour mémoire le fameux crible d'Ératosthène, bibliothécaire d'Alexandrie, qui permet de trouver si commodément les nombres premiers, dont la recherche est curieuse en elle-même, indépendamment de son utilité dans la théorie des solutions. Les anciens comme les modernes ont traité avec une railleuse pitié l'opinion de Pythagore sur les vertus mystérieuses de certains nombres. Des commentateurs plus sages pensent que, ce philosophe et ses premiers disciples n'ayant rien écrit, on a pris dans un sens trop littéral un langage allégorique dont le sens était perdu. Quoi qu'il en soit, les mathématiciens grecs se trouvaient humiliés de ne pouvoir retrouver, à l'aide de son abaque, le casier arithmétique qu'il avait imaginé, et faisaient, pour le reconstruire, des efforts que l'histoire nous montre toujours incessants, mais toujours stériles aussi. * * * * * C'est en se livrant à ce travail de réinvention que Nicomaque arriva à trouver une étonnante propriété des nombres qu'il ne cherchait pas: nous voulons parler des progressions arithmétiques. Ce Nicomaque vivait 250 ans avant notre ère. En cherchant à combiner des nombres sur des tablettes, de manière à pouvoir abréger mécaniquement les opérations de l'arithmétique, il trouva le nombre polygone. (On appelle ainsi la somme d'une progression arithmétique qui commence par 1, et dont les unités peuvent être rangées en figures géométriques.) Il ne connut pas les avantages de sa découverte, qui fut prise pour une remarque stérile. * * * * * Un siècle après, Archimède vint. Les nombres furent sa première étude; ses tentatives pour simplifier l'arithmétique, pour en faire un art mécanique, furent les travaux qui lui révélèrent la nature de son génie. C'est en cherchant à construire une machine devant atteindre le même but que celles dont Pythagore et Nicomaque avaient eu l'idée, qu'il se sentit entraîné vers l'étude des sciences mécaniques, qu'il devait enrichir de découvertes si magnifiques. Les tablettes sur lesquelles Nicomaque avait déposé le principe dont il n'avait pas su apprécier la valeur féconde, furent pour Archimède un trait de lumière. Le calcul polygonal lui révéla l'art de la progression des nombres, et cette découverte le consola de n'avoir pas réussi dans sa recherche d'une machine arithmétique. L'enthousiasme avec lequel il parla à ses amis de la magnifique loi qu'il venait de trouver ne fit sur eux qu'une faible impression; ils lui dirent qu'ils ne croyaient pas à l'existence d'une méthode arithmétique qui permît d'exprimer en nombres une quantité composée d'une infinité de parties. L'un d'eux crut même le mettre dans un grand embarras en lui demandant s'il évaluerait le nombre des grains de sable qui sont au bord de la mer. Archimède lui répondit que non-seulement il exprimerait le nombre des grains de sable qui sont au bord de la mer, mais encore celui des grains dont on pourrait remplir tout l'espace compris entre la terre et les étoiles fixes; et il prouva ce qu'il avançait, en faisant voir que le cinquantième terme d'une progression décuple croissante satisfaisait à son engagement. Il fit plus: afin de ne laisser sur ce sujet aucune ressource à l'imagination la plus féconde, il imagina un corpuscule dix mille fois plus petit qu'un grain de sable; il l'appela grain de pavot, et en forma sa première mesure. Le grain de pavot pris cinq fois fit un grain d'orge, ou sa seconde mesure, et avec ces mesures, le grand homme établit une suite de nombres qui se perdent dans l'infini. * * * * * On connaît la petite historiette racontée par Alsephadi, auteur arabe, d'un roi indien qui, voulant récompenser magnifiquement Sessa, qui avait inventé, pour le distraire, le jeu que d'autres attribuent à Palamède, le jeu des échecs, l'invita à demander tout ce qu'il pourrait désirer. Sessa demanda seulement autant de grains de blé qu'il y a de cases dans l'échiquier, en doublant à chaque case, c'est-à-dire 64 fois. Le roi se scandalisa d'une demande qui semblait si peu digne de sa munificence. Sessa insista, et le roi ordonna qu'on le satisfît. On n'était pas arrivé au quart du nombre des cases, qu'on fut effrayé de la quantité de blé qu'on avait déjà; un peu plus loin, on trouva que le blé du monde entier n'aurait pas suffi pour répondre à l'exigence de Sessa. Cette singulière demande a suffi pour rendre immortel le nom de Sessa, et l'on trouvera sans doute que c'est là de l'immortalité obtenue à bon marché, si l'on sait que ce même Sessa avait longtemps enseigné les mathématiques à Alexandrie, où l'ouvrage d'Archimède, _De numero arenae_, était certes bien connu. * * * * * Le génie des anciens, qui fut si heureux dans presque toutes les autres sciences, comme nous le voyons par la grandeur de leurs monuments, qui supposent une connaissance profonde de la plupart de celles que nous possédons nous-mêmes, ce génie ne se révéla que d'une manière extrêmement modeste pour ce qui regarde l'arithmétique. * * * * * Nous ne savons pas assez comprendre combien l'invention de l'alphabet est au-dessus de toutes les découvertes que l'homme a pu faire. Cette invention est fort ancienne chez la plupart des peuples; et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est qu'elle se fit de prime-abord avec de tels caractères de simplicité, de perfection, que tous les siècles se la sont successivement transmise sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. Mais si les civilisations historiques possédaient, pour la langue proprement dite, des alphabets aussi parfaits que les nôtres, elles étaient loin d'avoir, pour exprimer les nombres, des caractères aussi simples que ceux que nous possédons. Les Orientaux, les Assyriens, les Hébreux, les Grecs, n'avaient pour signes de numération que les lettres de leur alphabet; les neuf premières marquaient les unités, les neuf suivantes les dizaines, et les autres, enfin, les centaines. Les signes exclusivement numériques étaient à peu près nuls; un point ou petit trait à la suite des lettres leur donnait seul leur valeur numérique. Dès que le nombre s'élevait dans des proportions un peu considérables, il fallait employer une quantité de lettres dont la lecture elle-même exigeait un calcul. On dit que les Romains imitèrent les Grecs et se servirent aussi de leur alphabet pour exprimer les nombres. Telle n'est pas notre opinion. Les signes numériques romains I, V, X, L, C, D, M ne ressemblent aux caractères alphabétiques que par hasard; ils ne viennent pas de l'alphabet, ils sont nés des petites lignes que l'homme primitif dut tracer sur la pierre, sur le bois, quand il commença à soulager sa mémoire par des signes matériels. Dans le principe, les Romains n'eurent que trois chiffres: I, pour exprimer les unités; X, pour exprimer les dizaines; [, qui devint plus tard C, pour exprimer les centaines. V, ou cinq, n'exprima ce nombre que comme étant une moitié de dix, X, et fut employé assez tard. De même, plus tard, on se servit de L pour exprimer cinquante ou moitié de cent, [ ou C. Avant de se servir de M pour exprimer mille, on employait le signe (I) ou ( I ); pour exprimer cinq cents, on prit la moitié du signe (I), mille, c'est-à-dire CI, qui devint bientôt D. Les caractères romains, qui étaient encore plus compliqués que les caractères grecs, rendaient les opérations de l'arithmétique très-difficiles, ainsi que l'on peut s'en rendre compte en essayant la plus simple opération avec ces caractères. Aussi les Romains ne se distinguèrent-ils nullement comme mathématiciens. Lorsque l'administration des finances de l'État eut pris de larges développements, ainsi que le commerce, on fut obligé de recourir à des calculateurs grecs, qui devinrent, pour ainsi dire, les maîtres de la fortune publique et des fortunes privées, Rome manquant d'hommes capables pour contrôler leurs chiffres. Les abus que quelques-uns d'entre eux commirent furent cause que l'on força ces étrangers à enseigner leur science aux citoyens romains. Le trésor se chargea du traitement de ces professeurs, qui furent installés dans un vaste édifice dont l'unique ameublement se composait de longues tables, couvertes de sable, et munies de petites baguettes pour écrire les chiffres, et de rouleaux pour niveler le sable, à mesure que les opérations numériques se renouvelaient. Cet emploi économique du sable, pour enseigner l'arithmétique, avait fait donner aux professeurs grecs le nom d'_arenarii_, nom qui fut en si grand honneur pendant toute la durée de l'empire. C'est parmi ces _arénaires_ qu'étaient ordinairement choisis les hauts fonctionnaires du département des finances. * * * * * Mais ce n'est pas à Rome que la vraie science s'était réfugiée en abandonnant la Grèce. C'est dans quelques villes de l'Asie centrale et de l'Égypte qu'elle s'était choisi des asiles. Alexandrie fut le plus célèbre. C'est là que Diophante, en cherchant à simplifier, à rendre mécaniques les opérations arithmétiques, trouva la méthode qui l'a fait regarder par plusieurs comme le vrai inventeur de l'algèbre. Cette méthode, c'est celle de l'analyse indéterminée, dont nous avons fait des applications si curieuses et si utiles, soit dans l'arithmétique pure, soit dans l'algèbre et dans la géométrie transcendante. On sait que cette arithmétique universelle de Diophante fut commentée par la célèbre Hypathia, et fut la source où l'Arabe Mohammed-ben-Musa puisa son algèbre. Les mathématiques étaient dans l'état le plus florissant, depuis l'Égypte jusqu'aux Indes, lorsque Mahomet et ses successeurs commencèrent à exercer dans tout l'Orient les immenses dévastations qui ont voué leurs noms à l'éternelle exécration des siècles. * * * * * On suppose généralement que les fanatiques compagnons des califes n'étaient qu'un misérable assemblage de tribus barbares, complétement étrangères aux sciences et aux arts civilisateurs. C'est là une erreur contre laquelle la saine critique a depuis longtemps protesté. Les sciences mathématiques, entre autres, étaient aussi familières aux Arabes qu'aux Égyptiens et aux habitants de l'Asie occidentale. L'incendie de la grande bibliothèque d'Alexandrie, eût-il véritablement été ordonné par Omar, au lieu d'être un simple accident de guerre, puisque cet événement eut lieu au moment où la ville fut emportée d'assaut, il faudrait voir dans cet ordre, non la volonté d'anéantir les monuments des sciences proprement dites, mais celle de faire disparaître les livres des philosophes, des théologiens, les livres, en un mot, qui pouvaient contenir des principes contraires à ceux de l'absurde Coran. Lorsque les diverses nations que les premiers califes avaient réunies sous un étendard commun se furent fatiguées à ravager l'Asie et l'Afrique, et ne virent plus devant elles de but matériel digne de leur activité immédiate, elles se ressouvinrent des sciences et des arts, dont elles n'avaient oublié ni les principes ni la langue pendant les longs travaux de la guerre. Il est à peine besoin de rappeler que c'est à ces compagnons des califes, qui ne méritent le nom d'Arabes que parce que l'Arabie fournit le noyau de l'agglomération guerrière qui se fit en quelques années une si large place dans le monde, il est à peine besoin de rappeler, disons-nous, que c'est aux Arabes que nous devons la connaissance et peut-être la conservation des ouvrages d'Aristote, d'Euclide, de Ptolémée, de Galien, d'Apollonius, de l'ouvrage d'Archimède, _De humido insidentibus_, etc., etc. L'astronomie fut d'abord la science que les Arabes s'efforcèrent de faire refleurir; le besoin d'avoir des mesures exactes du temps dirigea ensuite leurs études vers la mécanique. Pour se faire une idée des succès qu'ils avaient obtenus dans cette dernière science, il suffit de dire un mot de la fameuse clepsydre que le savant calife Haroun, petit-fils du non moins savant calife Almanzor, envoya en présent à notre roi Charlemagne en 799. Cette clepsydre ou horloge d'eau était d'un mécanisme véritablement merveilleux, s'il faut s'en rapporter à la description qu'en ont donnée plusieurs auteurs. Sur le cadran de cette horloge étaient pratiquées douze portes, qui marquaient la division des heures; chacune d'elles s'ouvrait à l'heure qu'elle indiquait pour donner passage à de petites boules tombant sur un timbre d'airain frappant les heures. Elles demeuraient ouvertes jusqu'à la douzième heure, et alors douze petits cavaliers sortaient ensemble, faisaient le tour du cadran, refermaient les portes, etc., etc. Les Arabes ne se servirent longtemps que de caractères grecs pour exprimer les nombres, et ils comprenaient, comme l'avaient compris tous les anciens mathématiciens, qu'un bon alphabet manquait encore à la science des nombres. On suppose qu'ils n'inventèrent les chiffres que vers la fin du VIIIe siècle. Après avoir réduit la langue des nombres à dix signes, ils essayèrent, à l'aide de diverses combinaisons, de faire mécaniquement les principales opérations de l'arithmétique; mais ils paraissent avoir échoué dans ces tentatives. On suppose cependant que le célèbre Alfraganus, qui écrivit des éléments d'astronomie autrefois classiques, même dans l'Occident, et est auteur des _Traités sur les horloges solaires et sur l'astrolabe_, conservés en manuscrits dans quelques bibliothèques, avait réussi à composer une machine à calcul. L'emploi d'une machine de ce genre, en effet, paraît seule pouvoir expliquer la rapidité avec laquelle il faisait les calculs les plus longs et les plus compliqués. C'est cette rapidité à faire les calculs qui l'avait fait surnommer _le calculateur_. Quoi qu'il en soit, ce furent les récits merveilleux que l'on faisait de la science des Arabes dans l'art de combiner les nombres qui nous valurent l'inestimable importation des chiffres. * * * * * Gerbert, avant d'être moine, archevêque de Reims, chancelier de France et pape sous le nom de Silvestre II, avait gardé, sur les montagnes d'Auvergne, les troupeaux de son père. Le jeune pâtre, qui dépassa le génie de son siècle, au point que la masse de ses contemporains lui donna le nom de nécromancien, ne songeait qu'à se livrer aux distractions de son âge, lorsque lui vinrent tour à tour l'idée de son horloge à poids et l'idée de son orgue hydraulique, inventions qui seules auraient suffi pour immortaliser son nom. Pendant que ses compagnons se contentaient de souffler dans leurs chalumeaux, formés de l'écorce des jeunes rameaux, il avait, lui, trouvé le moyen de se servir de l'eau d'une fontaine pour produire le vent qui devait faire rendre des sons variés aux siens. Le soleil était son horloge, lorsqu'il brillait sur l'horizon; mais quand le jour était sombre, il arrivait parfois au jeune pâtre de se tromper sur l'heure où il devait conduire son troupeau à l'abreuvoir et sur celle où il devait le ramener à l'étable. Les réprimandes paternelles que lui attiraient ces erreurs mirent en travail l'imagination de l'enfant des montagnes, et quelques jours après il avait fabriqué avec son petit couteau une ingénieuse combinaison de cordelettes, d'axes et de poids qui lui mesurait le temps avec une exactitude satisfaisante, et devenait le point de départ de la savante horloge qu'il devait construire plus tard à Magdebourg. Géraud de Saint-Céré, prieur des bénédictins d'Aurillac, entendit parler des merveilleux jouets, fut curieux de les connaître, et pressentit en les voyant, la haute destinée à laquelle était réservé leur jeune auteur. Accueilli dans la célèbre abbaye fondée par saint Géraud, Gerbert fit de si rapides progrès dans toutes les sciences, que, quelques années après, ses supérieurs, jugeant qu'ils ne pourraient plus rien lui apprendre, lui permirent d'aller suivre en Espagne les leçons de quelques professeurs dont la célébrité était alors universelle. Recommandé à Borel, comte de Barcelone, il étudia dans cette ville les mathématiques pendant quinze ou dix-huit mois. Là, comme à Aurillac, le disciple était bientôt devenu plus savant que ses maîtres, et pourtant sa soif de tout connaître était aussi ardente que jamais. On ne parlait en Espagne qu'avec une admiration profonde de la science des docteurs musulmans, qui donnaient des leçons publiques à Cordoue et à Séville. Malheureusement, le séjour de ces villes était alors interdit aux étrangers. Le jeune bénédictin français ne tint aucun compte des dangers dont on le menaçait. Il quitta momentanément son habit de religieux, couvrit sa tête d'un turban, et suivit tour à tour les cours des universités de Séville et de Cordoue avec tant d'ardeur qu'au bout d'une année, en 968, il revint à Barcelone, l'esprit rempli de toute la science des docteurs arabes. On nous pardonnera ces détails si l'on songe que c'est de ce dangereux voyage que Gerbert rapporta les chiffres. On ne commente pas de semblables conquêtes. * * * * * Gerbert, non content d'avoir fait à l'Europe un aussi magnifique présent, se livra aux plus incessantes recherches pour rendre ce présent plus précieux encore. Il avait donné les chiffres et révélé l'art de les combiner, une plume à la main, le travail de l'esprit aidant; il eut l'ambition d'épargner à l'esprit le soin de faire ces combinaisons, et voulut confier à une machine le soin de les faire. Il savait que les Arabes avaient échoué dans toutes les tentatives qu'ils avaient faites pour créer une machine à calcul; mais les insuccès de ses maîtres stimulaient son ardeur, bien loin de le rendre timide dans ses efforts. Le désir impatient d'arriver à la découverte de l'introuvable machine le porta, pendant son séjour à Rome, à devenir apprenti tourneur. Il lui semblait que tout lui deviendrait possible, lorsqu'il pourrait façonner de ses propres mains ses cylindres, ses poulies, ses roues à dents, etc., etc. Espérances vaines! Son habileté dans l'art du tourneur ne lui servit que pour la construction de ses sphères, de son horloge, et pour le percement des tubes dont il avait besoin pour ses observations astronomiques et pour ses orgues hydrauliques. Nous ignorons comment étaient combinées les diverses machines à calcul que Gerbert essaya de construire. Cependant il est très-supposable que sa _rhytmomachie_ et son _abacus_ étaient des éléments qui devaient intervenir dans les machines dont il avait à coeur d'enrichir le domaine de la science. Son livre sur la multiplication, adressé à son ami Constantin, moine de Fleury, et son livre sur la division paraissent de même n'être que des combinaisons imaginées pour être exécutées mécaniquement. * * * * * Le premier essai de machine à calculer que nous trouvons après celui de Gerbert est ce qu'on a appelé _la tête parlante_ d'Albert surnommé le Grand. On avait trouvé dans quelques manuscrits que ce laborieux dominicain avait fait une tête d'airain qui répondait sans hésiter à toutes les questions qu'on pouvait lui adresser, et les critiques ont dit avec raison que c'était là un conte absurde, attendu qu'une tête artificielle ne peut pas avoir de raisonnement suivi. S'ils avaient eu un peu plus d'érudition, ces critiques auraient su que le fait de la tête d'airain est vrai; seulement, au lieu de répondre à toutes les questions, elle se bornait à répondre à des questions sur les nombres; seulement encore, au lieu de prononcer ses réponses, elle les présentait écrites entre ses lèvres entr'ouvertes, à l'aide de rubans mus par un mécanisme intérieur. En d'autres termes, la tête d'airain, construite par Albert le Grand, était tout simplement une machine à calculer, exécutant quelques additions et quelques multiplications composées d'un petit nombre de chiffres. Roger Bacon, contemporain d'Albert le Grand, construisit, lui aussi, une tête d'airain qui répondait à certaines questions. Elle a été ridiculisée comme celle du religieux allemand. C'est avec aussi peu de fondement; car cette tête de Roger Bacon n'était qu'une machine à calculer, faite en rivalité de celle d'Albert le Grand. Il est presque inutile de dire qu'en enfermant dans une tête le mécanisme à l'aide duquel se déroulaient les rubans numérateurs, on avait pour unique but de faire paraître plus extraordinaires les réponses arithmétiques qui venaient apparaître entre les lèvres de la tête d'airain, dont le mécanisme était mû par quelque pédale cachée sans doute. Si nous mentionnons ces essais de machines à calculer, c'est qu'il importe de montrer que, dans tous les âges, le désir de faire mécaniquement les opérations de l'arithmétique a été l'une des ambitions des savants les plus éminents. * * * * * Ayant hâte d'arriver à nos temps modernes, nous ne raconterons pas les tentatives que firent, pour découvrir une machine calculatrice, des savants d'un ordre élevé, à Pise, à Milan, à Lisbonne, à Constantinople, à Ollmütz, à Erfurt, à Halle, à Bergame, à Tubingen, à Zurich, à Stralsund, à Odensée, à Leyde, à Aberdeen, etc., etc. Insuccès partout et toujours, et espérance d'arriver à la découverte sans cesse vivante: voilà le résumé de l'histoire dont nous esquissons les principaux traits. Vers l'an 1460, un célèbre mathématicien allemand, Jean Muller, plus connu sous le nom de Régiomontan, avait découvert l'art de substituer aux fractions ordinaires la division des nombres par 10e, 100e, 1000e et donné à sa méthode le nom d'arithmétique décimale. Cette heureuse simplification ne fit pas disparaître l'ancienne manière d'opérer avec les parties de l'unité; mais elle resta dans la mémoire des savants, et quelques-uns en comprirent les avantages. De ce nombre fut le baron Néper, seigneur écossais. Comprenant tout le parti que l'on pouvait tirer du calcul décimal, ce savant entreprit d'en faire la base d'une machine à l'aide de laquelle il espérait pouvoir exécuter sans effort d'esprit toutes les opérations de l'arithmétique. Le mécanisme de cette machine est inconnu. On sait seulement que l'appareil avait la forme d'une caisse carrée; que cette caisse contenait dix rangées de petits cylindres, et que, sur chacun de ces cylindres était enroulé un ruban sur lequel étaient tracés les neuf chiffres significatifs et le zéro. Le fonctionnement de cette machine ne répondit pas aux espérances de l'inventeur; mais celui-ci ne fut nullement découragé par cet échec. Il chercha des combinaisons mécaniques nouvelles, et arriva à la découverte de la méthode qu'il nomma _rabdologie_ (du grec _rabdos_, baguette, planchette). Elle consiste à faire des calculs avec de petites baguettes en forme de pyramides rectangulaires, dont chaque face contient une partie de l'abaque ou table ordinaire de la multiplication. Cette table est divisée en neuf petites lames, dont chacune a neuf cellules. La première de ces cellules contient l'un des caractères simples, depuis 1 jusqu'à 9. Les autres cellules renferment les produits des multiplications du chiffre qu'elles portent en tête par chacun des nombres simples; en combinant ensemble ces baguettes, on fait les principales règles de l'arithmétique. Cette combinaison n'est pas difficile à faire. Ce qu'il y a d'embarrassant, c'est la recherche de la baguette dont on a besoin pour l'opération que l'on veut faire. C'est cet inconvénient qui fit regarder la _rabdologie_ de Néper comme une chose purement ingénieuse. * * * * * Le savant écossais avait fait exécuter tous les plans de ses machines à calculer par un très-habile constructeur d'instruments de mathématiques, Juste Byrge, qui était en même temps un très-savant géomètre, et qui fut l'inventeur du compas de proportion. Ce Juste Byrge était un homme simple, et d'une si grande modestie, qu'il ne jugeait pas que ses productions fussent dignes de voir le jour. Ce fut bien timidement qu'il avoua au baron écossais qu'il attachait un certain prix à une découverte qu'il avait faite depuis quelque temps. Quelle était cette découverte? C'était celle des logarithmes. On ne dit pas si Néper félicita Byrge de son bonheur; mais on sait du moins qu'il sut apprécier la valeur d'une semblable invention, puisque, quelque temps après, il en fit sa propriété, et publia sous son propre nom le livre intitulé: _Mirifici logarithmorum canonis descriptio_. La priorité de Juste Byrge comme inventeur des logarithmes étant un fait depuis longtemps constaté par les témoignages les plus puissants et les plus irrécusables, il est vraiment étrange que tant d'écrivains modernes continuent d'attribuer au grand seigneur écossais la découverte de l'humble constructeur d'instruments de mathématiques allemand. Pour notre part, nous n'avons pas cru, puisque nous avions à parler de Néper, pouvoir nous dispenser de rappeler les circonstances, malheureusement trop peu connues, qui lui ont valu sa gloire imméritée. Un honneur que nous ne refuserons pas à Néper, c'est celui d'avoir eu l'idée du point de départ, assez éloigné, il est vrai, de la célèbre machine à calculer de Pascal. Voici comment: * * * * * Nous avons dit que le système rabdologique du baron écossais avait été abandonné, à cause de la difficulté de trouver promptement la baguette qui est nécessaire pour l'opération que l'on veut faire. Un homme de mérite, Petit, intendant des fortifications, qui avait étudié avec beaucoup d'attention la méthode de Néper, vit avec peine que l'on abandonnât cette invention et chercha à la ramener à une pratique plus facile. Quelques années auparavant, un savant jésuite allemand, Gaspard Schott, avait eu l'idée de coller les bâtons de Néper sur plusieurs cylindres oblongs, et mobiles autour de leur axe. Le principe qui avait présidé à la construction de la machine de Schott n'était peut-être pas mauvais; mais les cylindres, qui fonctionnaient bien isolément, donnaient des résultats inexacts lorsqu'ils devaient marcher ensemble; l'inventeur désespéra de pouvoir perfectionner sa machine et l'abandonna. Petit se contenta d'un seul cylindre et le fit semblable à celui des orgues de Barbarie. Ayant ensuite tracé sur des lames de carton les tables de Pythagore, il ajouta ces lames sur le tambour, de manière qu'elles pussent glisser parallèlement à son axe, au moyen d'un bouton que chacune d'elles portait; mais cette machine, enfermée dans une petite boîte, exigeait un véritable apprentissage pour la manoeuvre des boutons et présentait d'autres inconvénients qui empêchèrent qu'elle ne fût accueillie. Cependant Pascal fut curieux de la voir. Il trouva que les éléments en étaient utilisables et promit à Petit de chercher s'il serait possible de perfectionner les organes de cet appareil. Petit était déjà l'ami de Descartes, il devint bientôt celui de Pascal. On sait qu'à la suite de la découverte de Torricelli, ce fut Petit qui fit les premières expériences sur le vide. Ce que l'on sait moins, c'est que ce fut sur la prière de Petit que Pascal étudia la question de la pesanteur de l'air et fit faire par son beau-frère Perrier les fameuses expériences du Puy-de-Dôme. Il est bien entendu que si l'idée d'expériences à faire, pour démontrer la pesanteur de l'air, appartient à l'intendant des fortifications de France, au géographe du roi, la méthode d'après laquelle ces expériences furent faites fut créée par le génie seul de Pascal. N'ayant pu corriger les vices organiques de la rabdologie de Petit, Pascal entreprit de construire une machine arithmétique d'après un système qui lui serait propre. La machine à calculer de Pascal, que compliquent tant de rouages, tant de poids, qui a besoin d'un si grand nombre d'organes pour produire des résultats si limités, a été décrite dans trop de livres pour que nous jugions utile d'en donner une description nouvelle. Nous nous contenterons de dire que cette machine fut, entre toutes les créations du grand homme, celle qui fatigua le plus son génie, qui lui fit prodiguer les veilles les plus longues, qui lui fit faire, voulons-nous dire, une plus rapide dépense de vie. * * * * * La machine de Pascal fut regardée comme une conception merveilleuse; mais elle était trop incomplète et trop compliquée pour pouvoir prendre rang parmi les instruments de mathématiques usuels. L'un des plus ingénieux mécaniciens de l'époque, Grillet, horloger de Louis XIV, eut l'ambition de la simplifier. Il travailla dans ce but, pendant de longues années, aidé par les conseils de plusieurs membres de l'Académie des Sciences, et parvint enfin, après avoir supprimé le tambour et les poids de Pascal, à disposer sur les roues les lames porte-chiffres, de telle sorte qu'en tournant ces roues d'un côté il opérait l'addition, et qu'en les tournant du côté opposé il faisait la soustraction. Cette machine aurait eu une véritable valeur si elle avait pu servir pour des additions et des soustractions composées de chiffres indéfinis; mais elle ne pouvait opérer qu'avec un nombre de chiffres très-limité, et dès lors elle n'était plus qu'un simple objet de curiosité. L'auteur lui-même la jugea telle, puisqu'il n'en construisit qu'une seule, qu'il montrait fonctionnant au public, et à prix d'argent. Le mécanisme de cette machine est inconnu. Grillet, dans ses _Curiosités mathématiques_, a bien décrit l'extérieur de sa machine; mais il n'a rien dit de sa construction intérieure. Le _Journal des Savants_ de l'année 1678 suppose que tout le secret de la machine de Grillet consistait dans une ingénieuse disposition, sur de petits cylindres, des lames de la table de Pythagore. * * * * * L'abbé Conti, célèbre mathématicien, a dit de Leibnitz: «Il voulut surpasser tous les mathématiciens. Il n'est presque point d'objet dans la vie civile pour lequel il n'eût inventé quelque machine, mais aucune ne réussit.» L'admiration qu'avait excitée, en Europe, la machine de Pascal, regardée comme un effort de génie qui ne pouvait que très-difficilement être égalé, excita l'envie de Leibnitz. Ce savant était alors à l'apogée de sa gloire. L'empereur d'Allemagne, le czar de Russie, l'électeur de Brandebourg, tous les princes d'Allemagne lui avaient prodigué les dignités et les pensions; toutes les Académies de l'Europe se faisaient gloire de le compter au nombre de leurs membres associés, et cependant il ne se trouvait pas heureux; au milieu de toutes ces glorifications, la machine de Pascal lui donnait des insomnies; il résolut de créer une machine rivale de celle du savant français. * * * * * Philosophie, physique, chimie, mathématiques, correspondances savantes, relations avec les souverains, il mit tout de côté pour recueillir ses forces, pour mettre tout son temps et tout son génie au service de son ambition nouvelle. Pendant près de quatre ans il ne vécut guère que pour cette ambition, c'est-à-dire que pour la machine à calculer qu'il voulait opposer à celle de Pascal. Dès qu'il eut imaginé la première combinaison de cette machine, il en envoya, pour prendre date, les plans à la Société royale de Londres. D'après ces plans, la machine devait exécuter les quatre règles de l'arithmétique. Quelque temps après, il présenta cette même machine à l'Académie des Sciences de Paris. Il avait dépensé pour la construire environ 100,000 francs, somme qui indique bien quel prix il attachait à une oeuvre de ce genre, quand on sait que l'avarice est le plus grand vice que l'histoire ait eu à lui reprocher. Sa machine fut trouvée très-imparfaite dans son exécution, d'un jeu peu sûr et n'allant pas au delà d'une addition et d'une soustraction composées de quatre chiffres. Pour comble de malheur, comme Grillet s'était défait de sa machine, sans que l'on sût comment, on supposa que Leibnitz en était devenu l'acquéreur indirect, et l'avait copiée d'une manière presque servile. Cette accusation, très-timidement énoncée d'abord, fut formulée très-explicitement, lorsque Keill l'accusa à la face de l'Europe de se dire à tort l'inventeur du calcul différentiel et se fit fort de prouver qu'il avait dérobé cette invention à Newton. On sait que, Leibnitz ayant dénoncé cette accusation à la Société royale de Londres et l'ayant prise pour juge, la Société royale décerna l'honneur de la découverte du calcul différentiel à Newton. Ce procès de priorité, malgré le jugement de la Société royale, est toujours pendant devant l'histoire; mais un fait est très-certain: c'est que la machine à calculer de Leibnitz ne valait pas même celle de l'horloger Grillet. L'_instrumentum mathematicum universale_ de Riler n'est pas, à proprement parler, une machine. C'est tout simplement une modification de la règle à calculer d'Edmond Günther. Günther avait transporté les logarithmes sur une échelle linéaire, au moyen de laquelle on pouvait, par une ouverture de compas, obtenir le résultat d'une multiplication ou d'une division. La règle de Riler ne diffère de celle de Günther que par sa forme, qui est semi-circulaire. En 1673, Samuel Moreland publia à Londres un petit livre intitulé: _Description et usage de deux instruments d'arithmétique_. Ces deux machines n'ont probablement jamais été construites et ne méritent pas de l'être. L'auteur de la colonnade du Louvre et de l'Observatoire, qui était plus qu'un maçon, n'en déplaise à Boileau, Perrault, qui était aussi habile mécanicien que grand architecte, composa avec de petites règles, portant chacune des séries de chiffres placées l'une à la suite de l'autre, une machine à calculer fort ingénieuse, mais qui ne pouvait être qu'un simple objet de curiosité. Le dessin et la description s'en trouvent dans le premier volume des _Machines approuvées par l'Académie des Sciences_. Le marquis Giovanni Poleni, le célèbre professeur d'astronomie et de mathématiques de Padoue, le restaurateur, pour ne pas dire le créateur de l'architecture hydraulique, Poleni, qui, grâce à sa connaissance de tous les secrets de la mécanique, eut la gloire de consolider la basilique de Saint-Pierre de Rome, sans rien changer à sa valeur artistique, et après que tous les architectes consultés par Benoît XIV eurent déclaré que le chef-d'oeuvre du génie de Michel-Ange ne pouvait être consolidé qu'à la condition d'être réédifié sur des fondements nouveaux; Poleni, que les rois faisaient consulter pour tous leurs grands travaux; Poleni, le correspondant aimé de Newton, de Leibnitz, de Bernouilli, de Wolf, de Mairan, de Cassini, de Manfredi, de S'Gravesande, de Muschenbroëck, etc., qui lui donnaient généralement le nom de maître, Poleni entreprit, lui aussi, de construire une machine à calculer. Wolf, à qui il avait fait part de son projet, lui écrivit de Halle: «Je fais des voeux d'autant plus ardents pour votre succès, que votre échec détournerait éternellement tous les savants de rentrer dans une voie que vous n'auriez pu parcourir jusqu'au bout.» Poleni suivit jusqu'au bout la voie dans laquelle il était entré, c'est-à-dire exécuta sa machine; mais les plans et la description qu'il nous en a laissés, dans ses _Miscellanea_, nous montrent qu'il ne fut pas plus heureux que ses devanciers. Les craintes de Wolf ne se réalisèrent pas; l'insuccès de Poleni ne découragea personne, ainsi qu'on le verra par la suite de cette liste des chercheurs de l'introuvable machine. Leupold, le grand ingénieur des mines du roi de Pologne, l'auteur de la précieuse collection intitulée _Theatrum machinarum_, l'inventeur heureux de tant d'instruments de mathématiques, ayant échoué dans ses premières tentatives pour créer une machine à calculer qui n'empruntât rien aux machines antérieures, finit par recourir au tambour de Petit. Il le rendit plus commode en le faisant décagonal, de cylindrique qu'il était, puisqu'il supprima par là les rainures pour le glissement des baguettes; mais ce travail n'ajouta rien à sa gloire, et la machine à calculer restait toujours à trouver. Sera-ce Clairaut, grand géomètre dès l'âge de douze ans, et membre de l'Académie des Sciences à dix-huit, qui fera la merveilleuse découverte? Non. Il mettra dans cette recherche toute sa science, toute son ardeur, tout son génie; mais tous ses efforts seront impuissants et il brisera toutes les poulies, tous les rouages, tous les ressorts de sa machine, en disant: «Délivrons-nous de la présence de ces témoins, qui me rappelleraient sans cesse que j'ai travaillé pendant dix-huit mois à faire des arithméticiens de ces morceaux de bois et de cuivre.» Il nous est cependant resté l'une des combinaisons qui s'étaient présentées à l'esprit de Clairaut, pendant qu'il travaillait à sa machine à calculer. Nous voulons parler de sa planchette trigonométrique, figurée et décrite dans le 5e volume des _Machines de l'Académie des Sciences_, et destinée à remplacer les tables des logarithmes et à résoudre les triangles sans calcul. Michaël Poetius a décrit un instrument composé de cercles concentriques mobiles, qui semble n'être qu'une modification de la rabdologie de Néper et ne peut pas rendre plus de services que la table de Pythagore. Aussi l'appelle-t-on _Mensula pythagorica_. La nouvelle disposition de la table de Pythagore par de Méan est décrite dans les _Machines de l'Académie des Sciences_ et facilite plusieurs calculs; mais ce n'est pas là, à proprement parler, une machine. Nous dirons la même chose de l'échelle à coulisse de Ch. Leadbetter, dont Jones s'attribua ou se laissa attribuer plus tard l'invention. La machine de Lépine, le célèbre horloger français, attira un instant l'attention des savants; mais on reconnut bientôt que Lépine n'avait fait que simplifier dans sa construction la machine de Pascal et lui avait laissé tous les inconvénients qui la rendent impropre à toute espèce de service. Cette machine est décrite dans le 4e volume des _Machines de l'Académie_. Hillerin de Boistissandeau fut moins imitateur que Lépine. Il modifia profondément les organes de la machine de Pascal, en retrancha quelques-uns, en ajouta d'autres, se montra fort ingénieux dans ses combinaisons; mais, au résumé, il resta, comme tous ses devanciers, à une distance énorme en deçà du but qu'il s'était proposé d'atteindre. Et pourtant ce ne fut pas le courage qui lui fit défaut, ainsi que nous en avons la preuve dans le 5e volume des _Machines de l'Académie des Sciences_, puisque, sa première machine n'ayant pas réussi, il en construisit une seconde, d'après un système nouveau. Vers le même temps, de Salamanque, de Palerme, de Mantoue, de Berlin, de Leipsick, etc., on annonçait la découverte de machines à calculer, qui tombèrent immédiatement dans l'oubli. Celle qui fut présentée en 1735 à la Société royale de Londres, par Gorsten, occupa l'attention de l'Europe un peu plus longtemps. Elle n'opérait que l'addition et la soustraction, fonction remplie par plusieurs machines antérieures, mais d'une manière plus compliquée. Elle était composée d'une suite de crics dont chacun était mû par une étoile ou pignon, et poussait l'étoile suivante d'un dixième. Le dessin et la description de cette machine se trouvent dans le 9e volume des _Philosophical Transactions_. La machine arithmétique que Pereire présenta à l'Académie des Sciences de Paris, en 1750, et dont le _Journal des Savants_ nous a conservé la description, se composait de petites roues de buis ou cylindres très-courts enfilés par un même axe. Les chiffres étaient écrits sur le pourtour de chacune de ces roues, qui étaient enfermées dans une boîte. Sur le dessus de cette boîte étaient pratiquées autant de rainures qu'il y avait de roues. Chaque rainure avait en longueur le tiers de la roue qui lui correspondait. Une aiguille passée dans la rainure servait pour faire tourner la roue, etc. Avec cette machine on pouvait faire un certain nombre d'opérations, mais moins rapidement qu'avec la plume. Les deux machines qu'inventa lord Mahon, comte de Stanhope, ont eu une assez grande réputation en Angleterre. L'une servait pour faire l'addition et la soustraction, l'autre pour la multiplication et la division. Le comte de Stanhope, qui conquit au profit de l'Angleterre l'île Minorque et dut son titre de lord Mahon à la prise de Port-Mahon; lord Stanhope, le généralissime des années anglaises en Espagne, qui n'avait remporté que des victoires, jusqu'au jour où il se trouva en face du duc de Vendôme, qui le vainquit et le fit prisonnier avec 5,000 Anglais; lord Stanhope, dis-je, n'était pas seulement un grand capitaine, il était encore un savant d'un ordre élevé. Ayant d'abord eu la passion des langues, il avait appris en trois années toutes celles qui se parlent en Europe. L'ambition de devenir un nouvel Archimède s'étant ensuite emparée de lui, il s'était mis à étudier l'ancienne balistique et la mécanique avec une ardeur incroyable. Cette étude n'aurait été qu'un plaisir pour lui, si elle avait exigé moins de calculs; mais les incessantes colonnes de chiffres qu'elle consomme fatiguaient, épuisaient sa patience. Il chercha donc à savoir si, parmi les nombreuses machines arithmétiques qui avaient été imaginées, il ne s'en trouverait pas une qui fût propre à lui épargner le fatigant travail du calcul numérique. Aucune de ces machines ne l'ayant satisfait, il entreprit d'en construire une lui-même. Il essaya un nombre de combinaisons infini, garda pendant plusieurs années à son service des mécaniciens qui travaillaient uniquement à l'exécution de ses plans, sans cesse changés ou modifiés, et ne s'arrêta, en fin de compte, qu'aux deux machines compliquées, incomplètes, inutilisables, que nous avons mentionnées. Vers le même temps, Matthieu Hann, pasteur de Kornswestheim, près de Ludwigsbourg (Wurtemberg), après de longues années de travail et de grandes dépenses, montra une machine arithmétique avec laquelle il exécutait des opérations fort difficiles. Cette machine commença par exciter un étonnement général; mais bientôt on reconnut que les calculs exécutés avec cet instrument étaient très-limités, très-inexacts; l'invention de Hann fut abandonnée. On n'en connaît pas la structure intérieure, le _Mercure_ de Wieland n'en ayant décrit que la forme extérieure. La machine que construisit, bientôt après, le capitaine du génie Müller était plus exacte que celle de Hann, mais était aussi incomplète. L'auteur donne la description de la forme extérieure de sa machine et les indications sur la manière de s'en servir, dans sa brochure intitulée: _Description d'une nouvelle machine_. La machine arithmétique dite de Diderot étant longuement décrite dans la grande Encyclopédie, nous n'en dirons rien. Nous nous contenterons de rappeler que presque tous les savants de l'Encyclopédie sont aujourd'hui réputés avoir contribué de toute leur science, de tout leur génie, à la création de cette lourde machine, dont la mémoire de Diderot a seule longtemps supporté la responsabilité. L'instrument inventé par Prahl et connu sous le nom d'_Arithmetica portabilis_, n'est qu'une sorte de reproduction de la _Mensula pythagorica_ de Michaël Poetius. Il n'en diffère qu'en ceci: les cercles mobiles sont beaucoup plus grands et portent des chiffres qui vont de 1 à 100, de sorte qu'au moyen de cette machine on peut additionner et soustraire jusqu'au nombre 100. La machine à calculer dont Gruson donne la description dans une brochure qu'il publia en 1790, à Hagdebourg, n'est également qu'une imitation de la _Mensula pythagorica_ et consiste dans un disque de carton, avec index au milieu. En 1797, Jordans publia à Stuttgart une brochure portant pour titre: _Description de plusieurs machines à calcul, inventées par Jordans_. Cette brochure ne fait guère que reproduire, sous des formes modifiées, le _promptuarium_ de Néper. En 1795, Leblond avait transporté sur un cadran les divisions logarithmiques de Günther; mais cette modification ne constitue pas une machine proprement dite. Il faut en dire autant de l'arithmographe que Gottey construisit en 1810, qui n'est également qu'une forme nouvelle, la forme circulaire, donnée à l'instrument de Günther. Il faut en dire autant des règles logarithmiques de Mountain et de celles de Makay; autant des règles de Scheflelt et de la double règle de Lambert; autant de la règle à coulisse de Lenoir, qui n'est que la reproduction de celle, non pas de Jones, qui n'était lui-même qu'un reproducteur, mais de Ch. Leadbetter. La Société royale des Sciences, de Varsovie, fut appelée, en 1814, à examiner une véritable machine arithmétique, c'est-à-dire propre à exécuter les quatre règles. L'auteur de cette invention, Abraham Stern, s'était montré très-ingénieux dans la conception et la construction de sa machine; cependant, malgré ses savantes combinaisons, il n'avait pu réussir à lui donner les qualités exigées des créations de cette espèce. Sa machine était très-compliquée, très-difficile à manoeuvrer et exigeait une attention plus fatigante que celle des calculs faits à la plume. Elle fut abandonnée. La fameuse machine de Babbage n'est pas, à proprement parler, une machine arithmétique, puisqu'elle n'exécute pas les quatre règles de l'arithmétique. Cet appareil, infiniment compliqué et excessivement volumineux, n'est destiné qu'à donner les différents termes d'une série qui procède par différences. Babbage l'a construite ou plutôt a commencé à la construire en 1821, sur l'invitation du gouvernement anglais. Celui-ci voulait qu'elle pût calculer les tables mathématiques et astronomiques. L'ingénieur anglais, après avoir travaillé à cette machine pendant plus de douze ans, et y avoir dépensé 17,000 livres sterling (425,000 francs), dues, en partie, à la munificence du roi Georges III, n'était arrivé en 1833 qu'à l'exécuter pour trois colonnes. Depuis ce temps, Babbage a paru ne plus s'en occuper. Est-ce parce que les mouvements excessivement lents de cette machine ne permettaient pas d'en attendre ultérieurement des résultats utiles? Est-ce parce que le demi-million qu'il faudrait encore dépenser pour l'exécuter sur une grande échelle effraie le gouvernement anglais? L'inventeur, enfin, se trouve-t-il arrêté dans l'exécution de son oeuvre par des difficultés dont ne peuvent triompher ni sa science ni son génie? Sans chercher une réponse à ces questions, contentons-nous de dire que depuis 1833 la machine de Babbage est restée à l'état de promesse, et que rien n'en annonce la réalisation ultérieure. Quelque temps après que Babbage eut fait connaître que sa machine avait reçu un commencement d'exécution, un Suédois, M. Schentz, annonça qu'il avait, de son côté, inventé une machine pour la formation des séries. Cette machine n'a pas été exécutée, et l'auteur n'en a pas fait connaître le mécanisme. Après que le brevet d'invention que M. Thomas de Colmar avait pris en 1822 fut expiré et eut été publié, les annonces d'inventions de nouvelles machines à calculer se multiplièrent d'une manière inouïe jusque-là. Il y eut telle année où il fut pris jusqu'à quatre brevets d'invention pour machines de cet ordre. Tous ces brevets montrent que les inventeurs qui vont réchauffer leurs inspirations dans le recueil des inventions tombées dans le domaine public, et qui, quelquefois même, n'attendent pas si longtemps pour se procurer le secours du génie d'autrui, ne s'étaient pas fait faute de faire à l'arithmomètre des emprunts plus ou moins habilement déguisés. Parmi ces inventions de seconde main, les unes sont à peu près restées à l'état de projet; les autres n'ont profité qu'aux mécaniciens par qui les inventeurs les ont fait construire, et sont allées aux mains du ferrailleur. Cependant, depuis l'invention de l'arithmomètre, trois autres machines à calculer, recommandables par d'autres qualités que celles de l'imitation, ont été exécutées. La première, c'est l'additionneur de M. le docteur Roth. Cette machine est fondée sur le même principe que celle de Pascal; mais ses roues ne marchent pas de la même manière. Dans la machine de Pascal, les roues se commandent, comme on dit en mécanique, elles marchent ensemble. Dans la machine de M. Roth, elles sont indépendantes; l'une ne marche qu'après que celle qui la précède a accompli son mouvement. Le mécanisme de Pascal est fondé sur la transmission simultanée; celui de M. Roth, sur la transmission successive. Le premier exige d'autant plus de force pour être manoeuvré, que les roues sont plus nombreuses; le second n'exige jamais que la même force, quel que soit le nombre des roues. En somme, la machine de M. Roth est une bonne machine pratique; malheureusement, elle ne peut servir que pour faire les additions. À l'Exposition de l'industrie de 1849, une nouvelle machine à calculer: l'arithmaurel, fut présenté par MM. Maurel et Jayet. Cette machine, ainsi que l'a reconnu l'Académie des sciences, en la jugeant digne du prix de mécanique de la fondation Monthyon, exécute très-bien les quatre principales opérations de l'arithmétique; mais, comme l'a dit M. Mathieu, il est à craindre que les combinaisons mécaniques très-ingénieuses, mais très-délicates, sur lesquelles elle repose, n'entraînent dans des frais de construction trop élevés pour que l'arithmaurel devienne jamais bien usuel. Cependant cette machine, quoique la délicatesse de ses organes et le prix énorme qu'elle coûterait, si elle devait opérer avec un nombre de chiffres un peu considérable, semblent la condamner à n'être guère qu'un simple objet de curiosité, n'en fait pas moins beaucoup d'honneur à l'imagination et à l'habileté mécanique de MM. Maurel et Jayet. C'est une véritable gloire que l'arithmaurel aurait procurée à ses constructeurs, s'il pouvait se faire que l'année 1822 ne fût pas antérieure à l'année 1849, c'est-à-dire que l'arithmomètre n'eût pas précédé l'arithmaurel de plus de vingt-cinq ans. Nous voulons dire par ce qui précède que MM. Maurel et Jayet ont certainement mis dans la construction de leur machine des combinaisons très-ingénieuses et dont personne ne songe à leur contester la priorité; mais ils ont donné pour principal organe à cette machine de 1849 le même organe principal que M. Thomas de Colmar avait donné à son arithmomètre de 1822. En d'autres termes, la machine de MM. Maurel et Jayet a été construite sur le principe de celle de M. Thomas de Colmar. Le Jury central de l'Exposition de 1849 s'est exprimé ainsi par l'organe de son rapporteur: «MM. Maurel et Jayet ont présenté, sous le nom d'arithmaurel, une machine à calculer, dans laquelle on retrouve le principal organe de l'arithmomètre de M. Thomas, à savoir: des cylindres cannelés et des arbres parallèles sur lesquels glissent des pignons destinés à représenter des nombres.» Le Comité des arts mécaniques de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale disait, dans sa séance du 12 mars 1851, dans un rapport à la suite duquel une médaille d'or fut décernée à M. Thomas de Colmar: «Ces organes de la machine de MM. Maurel et Jayet sont réellement les organes des machines de M. Thomas, leurs organes caractéristiques.» Dans la séance de l'Académie des Sciences du 11 décembre 1854, une commission composée de MM. Cauchy, Piobert et Mathieu, à l'examen de laquelle avait été renvoyée la machine perfectionnée, ou plutôt la nouvelle machine de M. Thomas de Colmar, reconnaissait également dans des termes explicites que le principal organe de l'arithmaurel existait dès 1822 dans la machine primitive de M. Thomas. Nous disons dans la Machine primitive, parce que M. Thomas, ayant reconnu les inconvénients des cannelures, les a remplacées, dans sa nouvelle machine, par un système de denture infiniment plus simple et plus doux à mouvoir. Voici les termes dont se servit M. Mathieu, rapporteur de la commission académique dont nous venons de parler, pour rappeler les titres de priorité de M. Thomas: «M. Thomas, en employant des cylindres cannelés, était parvenu dès 1822 à construire une machine simple avec laquelle on pouvait exécuter, sans tâtonnement, les opérations ordinaires de l'arithmétique. »L'idée du cylindre cannelé se retrouve dans une machine nommée arithmaurel, construite _postérieurement_ par MM. Maurel et Jayet, et pour laquelle ils ont obtenu le prix de mécanique de la fondation Monthyon.» Il n'est pas absolument impossible que l'idée des cylindres cannelés et des arbres parallèles sur lesquels glissent les pignons destinés à représenter les nombres, se soit présentée en 1849 à l'esprit de MM. Maurel et Jayet, comme elle s'était présentée à celui de M. Thomas de Colmar plus de vingt-cinq ans auparavant; mais nos règles de justice, dans les matières de ce genre, n'admettent pas des rencontres semblables, et attribuent tout l'honneur que peut valoir une idée scientifique ou industrielle à celui qui l'a authentiquement émise le premier. La troisième machine à calculer remarquable qui a paru depuis la publication des plans de celle de M. Thomas de Colmar, est celle qu'un savant constructeur russe, M. Staffel, présenta à l'Exposition universelle de Londres. Cette machine exécute d'une manière fort satisfaisante les principales opérations de l'arithmétique; mais l'extrême délicatesse de son mécanisme et son prix excessif, si elle devait servir pour des calculs à chiffres nombreux, ne permettent pas de la regarder comme un instrument susceptible d'entrer dans le commerce. Quant au principe de cette machine, il est effectivement le même que celui de la machine de M. Thomas de Colmar, quoiqu'il soit appliqué d'une manière différente, c'est-à-dire quoique les cylindres soient verticaux, au lieu d'être horizontaux. La machine de M. Staffel se trouve donc vis-à-vis de celle de M. Thomas de Colmar frappée, comme l'arithmaurel, du cachet de la postériorité, pour nous servir d'un mot qui réserve tous les droits de l'inventeur de l'arithmomètre, sans préciser d'autre fait que le malheur qu'ont eu MM. Staffel, Maurel et Jayet d'avoir été devancés dans la découverte du principe qui nous a valu la solution du problème qu'avait stérilement cherché le génie des siècles. Il n'a été présenté à notre Exposition universelle que deux machines à calculer: l'arithmaurel et l'arithmomètre perfectionné, ou plutôt le nouvel arithmomètre. Les deux machines à calcul de l'Autriche: l'une, exposée par M. Rettembacher, d'Isch, et l'autre, par M. Stach, de Trieste, appartiennent à la catégorie des règles à coulisses. Une revue scientifique de Paris avait annoncé qu'une véritable machine à calculer devait être exposée par un Suédois; mais nous croyons savoir que la commission suédoise n'a pas même entendu parler d'une machine de ce genre. Il a été certainement construit bien plus de machines arithmétiques que nous n'en avons mentionné. Chez combien de savants, en effet, n'a pas dû naître l'ambition de résoudre un problème qui avait véritablement été posé devant le génie de l'homme dès l'origine de la société! Dès l'origine de la société, disons-nous, puisque, chez les peuples qui ne sont pas encore nés à la civilisation, nous trouvons un commencement de lutte contre ce problème, c'est-à-dire, l'emploi, pour calculer plus facilement, de cordes à noeuds, de tablettes percées de petits trous, dans lesquels on fait manoeuvrer des chevillettes; d'espèces de damiers calculateurs; de chapelets de coquillages ou de graines de fruits, d'abaques plus ou moins élémentaires, etc. De toutes les tentatives infructueuses qui ont été faites pour arriver à la découverte d'une véritable machine arithmétique, nous n'avons pu connaître que celles qui étaient regardées comme heureuses par leurs auteurs, car il n'est pas naturel que l'homme publie des insuccès qui constatent sa faiblesse; et cependant combien est longue la liste des chercheurs connus de la rebelle machine! Quelle était donc, au fond, la grande difficulté qu'il s'agissait de vaincre?--Francoeur va répondre à cette question: Dans la séance de 20 février 1822, ce savant s'exprimait ainsi devant la Société d'encouragement, dans son rapport sur la machine de M. Thomas: «Le défaut de toutes les machines arithmétiques est de ne se prêter qu'a des calculs très-simples. Dès qu'il s'agit de multiplier, il faut convertir l'opération en une suite d'additions; ainsi, pour obtenir 7 fois 648, on est obligé d'ajouter d'abord 648 à lui-même, puis la somme à 648, celle-ci encore à 648, etc., jusqu'à ce que 648 ait été pris 7 fois. À quelles longueurs ne faut-il pas se soumettre lorsque le multiplicateur a deux ou trois chiffres! Celle de M. Thomas donne de suite les résultats du calcul. »La plus grande difficulté à vaincre donc, difficulté contre laquelle le génie même de Pascal a échoué, c'était de faire porter les retenues sur le chiffre à gauche. Dans la multiplication de 8 par 7, on ne pose pas le produit 56, mais seulement le chiffre 6, parce qu'on reporte les cinq dizaines sur le produit prochain. Le mécanisme par lequel M. Thomas opère ce passage est extrêmement ingénieux; ce report se fait de lui-même, sans qu'on y songe. Pour multiplier 648 par 7, par exemple, l'opérateur tire le cordon sans s'embarrasser s'il y a ou non des chiffres à retenir, sans même savoir ce que c'est, et il lit de suite le produit 4,536.» La gloire de M. Thomas de Colmar consiste donc essentiellement dans la découverte du principe ou, si l'on veut, du procédé mécanique qui a permis de triompher de la difficulté qui avait arrêté jusqu'à lui tous les chercheurs d'une véritable machine à calculer. Le principe, le procédé mécanique à l'aide duquel se résout la grande difficulté qu'il s'agissait de vaincre ayant été trouvé par M. Thomas, est modifiable comme toutes les choses matérielles. Il est, par conséquent, facile de construire des machines arithmétiques dont les organes diffèrent par la forme, par le mode de fonctionnement, de la machine de M. Thomas. Ce qui ne serait pas facile, ce serait de pouvoir raisonnablement prétendre que le principe fondamental de l'arithmomètre n'a pas été le point de départ des machines arithmétiques construites dans ces dernières années. Une pareille prétention, si elle était émise, paraîtrait probablement tout aussi singulière que celle du photographe qui, ne se servant ni des plaques, ni des substances, ni des objectifs employés par Daguerre et Niepce, dénierait à ces deux noms une part dans le mérite de ses oeuvres. * * * * * Le triomphe obtenu par M. Thomas de Colmar sur les difficultés que la science avait en dernier lieu déclarées invincibles, ne serait pas apprécié comme il mérite de l'être, si on oubliait que ses devanciers, dans la recherche de la machine à calculer, n'avaient pas craint de multiplier les organes de leurs machines, et qu'il s'était interdit, lui, l'emploi de tout mécanisme compliqué. Avec un peu d'imagination et de patience, on peut, pour ainsi dire, tout faire en mécanique, quand on ne se limite pas dans l'emploi des roues, des pignons, des échappements, etc.; mais il faut autre chose que de l'imagination et de la patience pour produire des effets d'une complication et d'une variété infinies avec des moyens simplifiés jusqu'à l'unité. C'est cette simplicité absolue qui caractérise éminemment l'arithmomètre et empêche qu'on ne le confonde avec les conceptions qui ne viennent pas en droite ligne du génie. Dans son mémoire officiel sur l'arithmomètre, un savant ingénieur en chef des ponts et chaussées, M. Lemoyne, a dit: «Les premières locomotives ont excité une surprise qu'on a exprimée en les appelant des chevaux de fer, des _machines vivantes_. La machine à calcul doit exciter une surprise d'une autre sorte, mais non moins grande, car c'est un appareil qu'on pourrait appeler _machine intelligente_... Néper appréciait bien l'invention qui a immortalisé son nom, lorsqu'il intitulait son ouvrage: _Mirifici logarithmorum canonis descriptio_. L'invention de M. Thomas de Colmar mérite tout autant le titre de _mirifique_, ou merveilleuse, en français de notre époque. Il a fallu autant d'efforts de génie et de persévérance pour concevoir et perfectionner dans ses nombreux détails le mécanisme de l'arithmomètre, que de génie pour concevoir les propriétés des deux progressions par différences et par puissances qui forment les logarithmes et de persévérance pour calculer la première table de logarithmes publiée par Néper... On apprécie d'autant plus le mérite de M. Thomas, que l'on voit combien d'esprits éminents ont tenté sans succès de résoudre avant lui le problème qu'il a glorieusement résolu.» Ayant, par l'exposé des faite qui précèdent, donné une idée suffisante de l'étendue des difficultés qu'il a fallu vaincre pour arriver à la découverte de l'arithmomètre, nous allons, non pas énumérer, mais chercher à concevoir quels services ce merveilleux instrument est appelé à rendre. Pour atteindre ce dernier but, il nous suffira certainement de citer quelques-uns des résultats mentionnés dans le rapport fait le 12 mars 1851 à la Société d'encouragement de l'industrie. Soit, par exemple, à multiplier le nombre 2,749 par 3,957. En moins de 18 secondes, l'arithmomètre donne le produit 10,877,793. 17 secondes suffisent pour trouver 1,111,111,088,888,889, produit de 99,999,999 par 11,111,111. Qu'il s'agisse de soustraire 69,839,989 de 75,639,468: un tour de manivelle qui ne dure pas une demi-seconde fait apparaître dans les lucarnes le nombre 5,799,479, excès du premier nombre sur le second. Voici une énorme division: Dividende: 9,182,736,456,483,022; diviseur: 69,889,989. En 75 secondes, l'arithmomètre donne pour quotient 131,482,501, et pour reste 32,950,533. La réduction d'une fraction ordinaire en fraction décimale se fait instantanément, et on obtient autant de chiffres décimaux qu'on en désire. La somme ou la différence d'une suite de produits simples, telle que A × B ± C × D ± E × F ± etc., s'obtient aussi très-rapidement avec l'arithmomètre. Même facilité et même rapidité pour l'extraction des racines carrées et des racines cubiques, pour l'obtention du quatrième terme d'une proportion; pour le calcul, d'après la propriété du carré de l'hypothénuse, du troisième côté d'un triangle rectangle dont deux côtés sont donnés; pour la résolution générale des triangles, avec le concours des tables des lignes trigonométriques naturelles. Avec l'arithmomètre, on peut également calculer de la même manière les formules, telles que _sin a cos b ± sin b cos a_ et _cos a cos b ± sin a sin b_ sin a + f cos a tang. a + f et celles _--------------- Q_ et _------------- Q_, cos b ± f sin b 1 ± f tang. a et autres expressions de forme analogue, qui se présentent dans les applications mécaniques. Mais c'est surtout dans l'obtention de la plupart des tables numériques et de tous les barèmes que l'on trouve dans le commerce de la librairie que l'arithmomètre de M. Thomas eût pu rendre de précieux services. Par exemple, la table de multiplication dressée par ordre du ministre de la marine et des colonies, imprimée par Didot jeune, en l'an VIII, aurait été dictée avec cette machine infiniment plus vite qu'on eût pu l'écrire, puisque chaque tour de manivelle en eût fourni un des nombres. Il en serait de même de tous les tarifs que l'on aurait à calculer ou à vérifier. La table des carrés des nombres 1, 2, 3, 4, 5, etc., eût pu aussi être dictée avec une vitesse extrême, puisqu'en _moins de trois minutes_ M. Benoît, l'un des savants fondateurs de l'École centrale des arts et des manufactures, a fait écrire dans les lucarnes de la machine les _cinquante carrés_ 240281001, 240312004, 240343009, 240374016, etc., à 241803500, des nombres 15501, 15502, 15503, 15504, etc., à 15550. La table des cubes aurait pu être dictée avec la même facilité. L'arithmomètre n'est pas seulement applicable à certaines interpolations numériques, il l'est encore à la solution de beaucoup de problèmes par des tâtonnements ou essais successifs qui conduisent assez rapidement à un résultat aussi approché qu'on le désire. L'extraction des racines 4e, 5e, 6e, etc., d'un nombre donné est dans ce cas. M. Benoît l'a appliqué au calcul de la formule d'Arago et Dulong, _p = 1,033 (0,2847 + 0,007155 t)^5_, donnant la pression _p_ de vapeur sur une surface de 1 centimètre carré, en fonction de sa température _t_. Pour _t_ = 128°,8, il l'a conduit, en _cinq minutes_, à _p_ = 2 kil. 6382267345, et pour _t_ = 265°,89 à _p_ = 51 kil. 690472436. Au lieu de ces valeurs _exactes_, on lit respectivement dans les tables ordinaires, les nombres 2 kil. 582 et 51 kil. 650 qui en diffèrent sensiblement. «L'arithmomètre coûte 300 fr., a dit, dans _les Annales des ponts et chaussées_, le savant ingénieur en chef dont nous avons déjà parlé, M. Lemoyne; c'est trente fois plus que ne coûte une table des logarithmes. Cette proportion considérable est cependant dépassée de beaucoup, si on évalue l'utilité pratique des deux choses. J'ai à ma disposition des tables de logarithmes et un arithmomètre. C'est tout au plus si trois ou quatre fois par an je me sers des tables, tandis que c'est trois ou quatre fois par semaine que j'emploie l'arithmomètre. Le rapport d'utilité serait, d'après cette expérience personnelle, d'environ 1 à 50.» Le même savant, refusant de mettre en doute l'avenir réservé à la grande découverte de M. Thomas de Colmar, s'exprime à ce sujet dans les termes que voici: «Il y a des milliers d'ignorants pour qui la machine à calcul vaut mieux que les logarithmes destinés aux savants. On ne peut donc pas douter, même en réduisant beaucoup, que la popularité de l'arithmomètre, s'il était connu, serait dix fois celle des tables. Or, il y a bien actuellement en France 100,000 exemplaires des tables de logarithmes. Il pourrait donc y avoir à ce compte un million d'arithmomètres. Ce nombre, si colossal qu'il soit, n'a rien d'extraordinaire, lorsque l'on examine l'étonnante propagation des montres et horloges; c'est à peu près 10 millions qui sont actuellement en service en France, et si l'on remonte à quatre siècles, une horloge était un appareil cher et rare, qu'on ne ne voyait que dans les palais des souverains. »Quittons ces nombres, réels pour l'avenir, mais fantastiques pour le présent; disons que si l'arithmomètre pouvait parvenir seulement à se répandre à 10,000 exemplaires, on pourrait le construire pour moins de 100 fr. au lieu de 300 qu'il coûte actuellement. Réciproquement, dès qu'on pourrait le livrer au prix de 100 fr., on aurait bientôt des commandes pour en exécuter au moins 10,000. »De la rareté actuelle de l'arithmomètre, nous ne concluons rien de défavorable à sa propagation future. On trouvera peut-être que ma comparaison de l'arithmomètre aux horloges manque d'exactitude, parce que le besoin d'une machine à montrer l'heure est d'un autre ordre que celui d'une machine à calculer. Je crois que celui qui aurait parlé d'horloges avant leur grande vulgarisation, se serait fait dire que l'on s'en passait fort bien, que c'était un petit besoin; enfin que, comme cette mécanique devait coûter cher, elle ne se répandrait pas. Nos perfectionnements de sociabilité ne tendent-ils pas, d'ailleurs, sans pour cela nuire à l'idéal et au poétique de l'existence, à introduire de plus en plus le calcul précis dans les habitudes de tous. Peut-être qu'avant un siècle chacun tiendra des livres de comptabilité.» Les exemples et les témoignages que nous venons de citer nous dispensent évidemment d'énumérer les services que l'arithmomètre est appelé à rendre au monde commercial, industriel et financier, aux grandes administrations, etc. Qui peut plus peut moins; si l'arithmomètre exécute avec une infaillibilité absolue les calculs les plus compliqués de la science, à plus forte raison exécute-t-il toutes les opérations arithmétiques usitées dans le commerce, la banque, etc. L'arithmomètre considéré comme difficulté vaincue n'humilie point la science, car M. Thomas de Colmar est un savant d'un ordre élevé et s'est servi de la science pour résoudre le grand problème qui jusqu'ici avait résisté aux recherches de la science; mais l'arithmomètre est l'oeuvre d'un homme qui n'appartient pas à la science constituée en corps, à la science officielle, et, par cette raison, la science officielle n'est pas directement intéressée à user de tout son crédit et de tous ses moyens pour mettre en relief la valeur scientifique de la découverte de M. Thomas de Colmar. L'arithmomètre, considéré au point de vue de l'utilité pratique, se trouve en présence de deux inerties, de deux résistances à vaincre. Ces deux inerties, ces deux résistances sont: l'incrédulité d'abord, la routine ensuite. Les nombreuses machines qui peuplent nos ateliers et nos manufactures sont, à la vérité, animées; elles ont des bras, des mains, des doigts, à l'aide desquels elles exécutent des travaux plus ou moins compliqués; mais ces travaux ne sont que le résultat de l'intelligence directe; ils sont suivis, prévus; ils ont eu le même point de départ, ils suivent constamment la même voie, ils arrivent toujours au même but. Les machines existantes, voulons-nous dire, ne font qu'exécuter le travail qui leur a été tracé; elles ont des membres qui obéissent docilement aux ordres précis que l'homme leur a donnés; mais elles ne font que cela, elles ne raisonnent pas, elles n'ont pas de cerveau qui leur soit propre, en un mot. L'arithmomètre, lui, semble avoir reçu plus que des membres, plus que des organes dociles à une inspiration extérieure; l'arithmomètre est, si nous pouvons nous exprimer ainsi, comme doué d'une véritable intelligence, car ses opérations sont de l'ordre de celles qu'on appelle réfléchies. On nous pardonnera l'exagération des termes dont nous nous servons, si l'on veut bien remarquer qu'il s'agit ici d'une machine d'un ordre tout nouveau, c'est-à-dire d'une machine qui, au lieu de reproduire tout simplement les opérations de l'intelligence de l'homme, épargne à cette intelligence le soin de faire ces opérations; d'une machine qui, au lieu de répéter des réponses qui lui ont été dictées; dicte, au contraire, elle-même, instantanément, à l'homme qui l'interroge, les réponses qu'il doit se faire. La découverte d'une simple machine, d'une machine intelligente, comme M. Lemoyne qualifie l'arithmomètre, est un événement d'une nature trop exceptionnelle, pour que le public puisse ajouter foi de prime abord à la réalité des merveilleux résultats produits par le petit coffret de M. Thomas de Colmar. Cette incrédulité sera cependant plutôt vaincue que la routine, parce que celle-ci sera nécessairement fortifiée dans son inertie et son indifférence par les intérêts que l'emploi de l'arithmomètre devra froisser. Toutes les améliorations, en effet, tous les progrès ne se réalisent malheureusement qu'à ce prix: blesser quelques hommes dans leurs intérêts. L'arithmomètre causera sans doute énormément moins de préjudice aux personnes qui, dans le commerce, dans la banque, dans les administrations publiques, ont pour occupation spéciale le travail des chiffres, que n'en causèrent l'invention de l'imprimerie aux écrivains copistes, l'invention du métier à bas aux tricoteuses, l'invention des mull-jenny aux fileuses, etc.; cependant il est évident que la rapidité et l'infaillibilité avec lesquelles l'arithmomètre permet à chacun de faire les calculs les plus longs et les plus difficiles, amoindriront sensiblement l'importance des calculateurs de profession. Nous avons dit, vers le commencement de ce travail, que M. Thomas de Colmar avait compris dès 1822, aussitôt qu'il eut inventé l'arithmomètre, que sa découverte était de la nature de celles qui ne laissent guère espérer à leurs auteurs qu'une gloire posthume, si ces auteurs ne disposent pas de moyens qui leur permettent de mettre ces découvertes en relief et de les populariser. De longues années de travail ont mis ces moyens dans les mains de M. Thomas de Colmar, en même temps qu'elles lui ont permis de donner à son arithmomètre primitif des perfectionnements tels qu'il semble aujourd'hui impossible soit d'en rien retrancher, soit d'y ajouter quelque chose. L'exemplaire qu'il a mis à l'Exposition universelle de l'industrie, permettant de calculer avec 32 chiffres à la fois pour additionner, soustraire, multiplier, diviser, etc., et pouvant opérer avec une vitesse telle que plusieurs écrivains se partageant les chiffres ne pourraient le suivre, donne une sorte de vertige à la raison quand on le voit fonctionner. Pour la gloire attachée aux machines de toutes les sortes, des noms plus ou moins nombreux se présentent et en revendiquent des parts plus ou moins considérables. L'un a inventé le principe, un autre en a fait la première application, un troisième a introduit tel ou tel perfectionnement, etc. Il en est ainsi pour la machine à vapeur, ainsi pour les machines de filature et de tissage, ainsi pour la locomotive et le bateau à vapeur, ainsi pour les presses d'imprimerie, ainsi pour tous les outils de travail: machines pour percer, pour aléser, pour raboter les métaux, etc.; ainsi pour les machines agricoles, ainsi pour la télégraphie privée, ainsi pour l'électro-chimie, l'électro-plastie, etc. M. Thomas de Colmar n'a à partager avec personne la gloire d'avoir conçu et exécuté l'arithmomètre. Parmi les créations dont le génie de l'homme s'enorgueillit le plus, n'en est-il pas quelques-unes, n'en est-il pas plusieurs dont le principe a été trouvé sans être cherché, et dont, par conséquent, le hasard a été l'auteur bien plus que le génie de l'homme? Les anciens savaient que la vapeur est une force. Est-ce qu'ils s'avisèrent jamais de rechercher quel homme avait le premier remarqué que l'eau, à l'état d'ébullition, chasse violemment l'obstacle qui ferme le vase dans lequel elle est contenue ou fait éclater ce vase lui-même? Non, sans doute, parce que cette découverte de la puissance de la vapeur dut être faite presque aussitôt que l'homme se servit d'un vase pour faire bouillir un liquide. Ces mêmes anciens regardèrent-ils comme une conception venant du génie l'éolipyle de Héron? Non, parce que le hasard, c'est-à-dire la vue d'un vase rempli d'eau bouillante s'échappant en partie par une fente existant sur le côté de ce vase et le faisant tourner sur la chaîne qui le tenait suspendu, avait suggéré à Héron l'idée de son éolipyle. Des observations analogues et tout aussi incontestablement justes pourraient être faites sur l'électricité. Il est hors de doute, en effet, que ni l'électricité par pression, ni l'électricité par frottement, ni l'électricité par la chaleur, ni l'électricité par contact n'ont été cherchées; car on ne cherche évidemment pas une chose dont on n'a pas l'idée. Il suffit, d'ailleurs, de savoir comment se produisent ces diverses électricités, pour être forcé de reconnaître que les phénomènes électriques ont dû se présenter à l'attention de l'homme, pour ainsi dire, dès l'origine de la société. Le mérite des modernes, en ce qui concerne ces phénomènes, c'est de les avoir pris au sérieux et d'avoir cherché à les étendre et à en faire des applications utiles, au lieu de les ranger, comme avaient fait les anciens, au nombre des faits curieux, à la vérité, mais n'ayant ni portée scientifique, ni valeur utilisable. En parlant comme nous allons le faire, nous irons peut-être nous choquer contre des opinions contraires à notre manière de reconnaître les signes par lesquels se manifestent les oeuvres du génie; mais ce n'est pas notre faute si de trop grandes complaisances ont tellement perverti notre langue, qu'elle semble avoir besoin d'un nouveau tenue pour exprimer ce qu'on entendait autrefois par le mot génie. Le génie est tout autre chose que la raison réfléchie, que l'imagination, que l'esprit d'observation, que le talent, que la science acquise. Le génie se sert, selon les circonstances, de ces facultés et de ces forces; mais il s'en sert comme d'autant d'instruments auxiliaires, et rien de plus, tant il est vrai de dire qu'il les domine et leur est supérieur par sa nature. À quels signes donc distinguer les oeuvres qui appartiennent au génie de celles qui ne lui appartiennent pas? La réponse la plus juste que l'on puisse, selon nous, faire à cette question, c'est de dire: Le génie ne revendique comme siennes que les oeuvres que lui seul peut faire; ne sont, par conséquent, pas des oeuvres de génie celles qui peuvent être faites par la raison, par l'imagination et par la science, agissant isolément ou se prêtant un mutuel appui. Sans doute la raison, l'imagination et la science arrivent quelquefois à faire des oeuvres telles que l'on est tenté de se demander s'il faut les leur attribuer ou en faire honneur au génie; mais ces oeuvres mixtes, si nous pouvons appeler ainsi celles sur lesquelles le génie a laissé tomber quelques-uns de ses rayons, forment précisément la ligne de séparation qui nous facilite la comparaison des travaux de la raison, de l'imagination et de la science avec les créations du génie. Comme la puissance mystérieuse d'où naissent les éclairs et la foudre, le génie a ses moments de calme et de repos; mais, de même que le merveilleux fluide n'abandonne jamais l'atmosphère, de même aussi le génie ne cesse jamais, soit sous une forme, soit sous l'autre, de manifester sa présence chez celui à qui le ciel l'a donné. Nous cherchons la différence qui existe entre les inspirations de l'homme de génie et celles des intelligences ordinaires. Eh bien, nous venons d'indiquer implicitement cette différence, en disant que le génie n'abandonne pas plus celui qui l'a reçu que l'électricité n'abandonne l'atmosphère. Les inspirations, parfois heureuses, des intelligences ordinaires, sont passagères, fugitives, épuisent leur source en naissant; celles de l'homme de génie, au contraire, se succèdent et se multiplient au gré de celui qui les dirige, parce que le réservoir d'où elles sortent est inépuisable. La durée, la succession, la variété dans la force des inspirations, voilà, disons-nous, ce qui distingue le génie de ce qu'on appelle les éclairs de génie. C'est parce que le génie possède seul une force de cette nature qu'il peut seul produire des oeuvres qui soient à la fois dignes d'exciter l'admiration et propres à la conserver. Mais les hommes doués de génie ne possèdent pas à un égal degré cette rare faculté. Il y a des génies d'un ordre plus ou moins élevé, des génies qui sont plus ou moins puissants. Comment les classer? Comment les classer! Voyez leurs oeuvres; cherchez à savoir combien d'hommes se sont efforcés d'en faire de semblables, sans pouvoir y réussir; étudiez la valeur intellectuelle de ces chercheurs ou de ces imitateurs malheureux, et vous aurez la mesure du génie de l'homme à qui vous voulez assigner le rang qui lui est dû. Voulez-vous, par exemple, avoir la mesure du génie d'Homère? Mettez en présence de l'_Iliade_, l'_Énéide_ de Virgile, la _Pharsale_ de Lucain, la _Jérusalem délivrée_ du Tasse, le _Paradis perdu_ de Milton, la _Lusiade_ de Camoëns, la _Messiade_ de Klopstock, la _Henriade_ de Voltaire, et tous les découragements dont se sont sentis frappés devant le chef-d'oeuvre du chantre d'Ilion des milliers de poëtes dont le poëme épique fut toujours la suprême ambition; faites cette comparaison, disons-nous, et vous saurez ce que vaut le génie d'Homère. Si nous voulons de même savoir de quelle sorte de génie il a fallu être doué, et quelle somme de génie il a fallu dépenser pour créer l'arithmomètre, nous n'avons qu'à faire une comparaison analogue à celle qui précède, c'est-à-dire, passer la revue de tous les grands hommes qui ont vainement tenté de résoudre le problème dont la solution a été si magnifiquement trouvée par M. Thomas de Colmar. Lorsque, dans cette revue de chercheurs malheureux, viennent se présenter des noms tels que ceux de Thalès, de Pythagore, d'Archimède, de Gerbert, d'Albert le Grand, de Roger Bacon, de Blaise Pascal, de Poleni, de Leupold, de Leibnitz, de Clairaut, etc., on n'ose plus dire, de peur de paraître flatteur, quelle place mérite l'auteur de l'arithmomètre parmi les intelligences d'un ordre supérieur, surtout quand on songe que les récompenses qu'il a reçues dans son pays semblent le classer parmi les inventeurs d'un ordre ordinaire. Voici, en effet, quelles ont été jusqu'à présent les récompenses qu'a values à M. Thomas de Colmar la merveilleuse création sur laquelle nous n'avons plus rien à dire. En 1822, la Société d'encouragement pour l'industrie nationale approuva sa machine à calculer, et accompagna son approbation des compliments les plus expressifs. À l'Exposition de l'industrie nationale de 1849, l'arithmomètre valut à son auteur une médaille d'argent. En 1851, l'arithmomètre fut récompensé d'une médaille d'or par la Société d'encouragement pour l'industrie nationale. En 1851 encore, à l'Exposition universelle de Londres, le jury français fit décerner une médaille de prix à M. Thomas de Colmar. En avril 1852, le président de la république, aujourd'hui empereur des Français, lui fit présent d'une magnifique tabatière en or, ornée de son chiffre. En 1854, l'Académie des Sciences a donné sa haute approbation à l'arithmomètre, et l'a admis pour le concours de mécanique de 1855. En 1854 encore, le directeur de l'Observatoire a officiellement adressé des félicitations à M. Thomas de Colmar. Voilà tout ce qu'a valu, en France, l'arithmomètre à son auteur. * * * * * La croix d'honneur dont est décoré M. Thomas ne lui vient point, en effet, de son arithmomètre, qui n'avait pas encore été inventé lorsqu'elle lui fut décernée, mais de ses services comme employé supérieur de l'administration des armées sous l'empire. Des récompenses telles que celles dont nous avons fait l'énumération sont très-honorables par elles-mêmes, sans doute; mais, qu'on nous permette cette expression, elles ont été préjudiciables à M. Thomas de Colmar. Qu'est-ce, au fond, qu'une récompense donnée à un inventeur par l'Académie des sciences, par la Société d'encouragement, par un jury d'exposition, par le chef de l'État? Est-ce que le public ne regarde pas les récompenses venues de ces sources comme étant la mesure approximative de l'importance des découvertes auxquelles ces récompenses s'appliquent? Il est donc vrai de dire qu'aux yeux du public l'arithmomètre ne peut aujourd'hui valoir que ce que valent les récompenses accordées à l'inventeur de cette machine. Or, que valent ces récompenses, ou plutôt quelle idée donnent-elles de l'invention de M. Thomas? L'idée naturelle, logique, qu'elles en donnent, c'est que l'arithmomètre a tout simplement une valeur analogue à celle des inventions et des oeuvres dont les auteurs sont récompensés comme l'a été M. Thomas de Colmar. Il suffit de savoir combien sont nombreux les travaux dont les auteurs ont été récompensés comme l'a été M. Thomas de Colmar, pour pouvoir comprendre que nous avons eu raison de dire que les récompenses reçues par l'inventeur de l'arithmomètre lui sont véritablement préjudiciables. Insister sur ce point serait inutile. Il est de toute évidence, en effet, que des récompenses d'un ordre commun, lorsqu'elles sont décernées à des travaux d'un ordre élevé, déprécient ces travaux, les font descendre à un niveau qui n'est pas le leur, leur assignent dans l'opinion publique un rang inférieur à celui qui leur est dû. Ici se présente une question délicate: Pourquoi l'arithmomètre, passant devant quatre jurys officiels: Exposition de l'industrie de 1849, Société d'encouragement pour l'industrie nationale en 1851, Exposition universelle de Londres, Académie des sciences en 1854, n'a-t-il obtenu la plus haute récompense dont disposaient ces jurys qu'à la Société d'encouragement? Ne pouvant répondre catégoriquement à cette question, sans aborder un ordre de faits qu'il nous convient de laisser à l'écart, nous nous contenterons de dire que M. Thomas ne doit, en grande partie, attribuer qu'à lui-même les erreurs de jugement qui l'ont privé, jusqu'ici, de jouir de la gloire à laquelle lui donne de si légitimes droits la création de son admirable machine. Après avoir travaillé près de trente ans à perfectionner l'intelligence, si nous pouvons parler ainsi, de cette fille de son génie, M. Thomas crut tout naïvement qu'il suffisait que l'arithmomètre fonctionnât quelques minutes devant une commission, devant le rapporteur d'une commission, pour que la valeur scientifique de cet instrument pût être appréciée par cette commission, par ce rapporteur. M. Thomas de Colmar, en présentant son arithmomètre à l'Exposition de l'industrie de 1849, oublia que, pour être compris et apprécié, cet instrument avait besoin d'être expliqué; il oublia surtout de faire entendre à la commission d'examen, ou plutôt au rapporteur de cette commission, que l'arithmomètre est encore plus un principe qu'il n'est une machine, c'est-à-dire que la découverte du principe de l'instrument représente seule la grande difficulté vaincue, et que la machine elle-même ne représente que le côté secondaire de l'arithmomètre. À l'Exposition universelle de Londres, les membres du jury français qui demandèrent au jury international une récompense pour l'auteur de l'arithmomètre étaient les mêmes qui lui avaient fait décerner une médaille d'argent à l'Exposition française de 1849. Ils ne pouvaient naturellement pas solliciter pour M. Thomas de Colmar une récompense plus élevée que celle qu'ils lui avaient accordée eux-mêmes. M. Thomas ne reçut donc du jury international qu'une médaille de prix. Présenté en 1854 à l'Académie des sciences, l'arithmomètre fut renvoyé à l'examen d'une commission qui choisit pour rapporteur l'auteur du rapport de l'Exposition de l'industrie de 1849, auteur également du rapport à la suite duquel l'arithmaurel avait obtenu le prix de mécanique de la fondation Montyon. L'auteur de tous ces rapports se trouvait vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de l'Académie dans une position qui n'était pas exempte d'embarras. Sur son rapport, l'Académie avait, quelque temps auparavant, accordé le prix de mécanique à une machine dont l'organe principal était le même que celui de l'arithmomètre, inventé, publié depuis de longues années. S'il ne s'était agi que de son propre jugement, l'honorable M. Mathieu aurait certainement proclamé les droits de priorité de M. Thomas d'une manière plus claire et plus expressive; mais il s'agissait aussi d'un jugement de l'Académie, et le savant rapporteur ne crut pas pouvoir, en parlant de l'arithmomètre, aller au delà des expressions qui suivent: «L'idée du cylindre cannelé se retrouve dans cette machine nommée arithmaurel, construite POSTÉRIEUREMENT par MM. Maurel et Jayet, et pour laquelle ils ont obtenu le prix de mécanique de la fondation Montyon.» _Postérieurement!_ Si ce mot, dont M. Mathieu et ses savants collègues ont bien connu la portée, n'était pas aux yeux de M. Thomas un hommage assez explicitement rendu à ses droits de priorité, M. Thomas serait, en vérité, trop exigeant. La priorité du principe, l'antériorité dans l'invention de l'organe principal, voilà la gloire de M. Thomas de Colmar; il serait puéril de sa part de vouloir disputer aux mécaniciens et aux industriels à qui il conviendra de construire des machines arithmétiques d'après son principe, leurs succès dans les modifications qu'ils pourront faire aux organes fondamentaux de l'arithmomètre. Ainsi que l'a dit lui-même M. Thomas, le principe des retenues et l'organe fondamental étant trouvés, la machine à calculer peut être construite de vingt, de cent manières par le premier mécanicien venu. Le premier mécanicien venu pourra tout aussi facilement faire écrire par l'arithmomètre tous les chiffres, tous les calculs qu'il faut aujourd'hui copier sur la tablette de l'instrument. L'arithmomètre, à peu près inconnu en France, et n'y ayant valu à son auteur que des récompenses d'un ordre ordinaire, a déjà obtenu au dehors des succès qui ne surprennent nullement ceux qui connaissent l'admirable instrument, mais qui étonneront grandement, nous en sommes sûrs, les lecteurs de cet écrit. Au mois de décembre 1851, S. A. le bey de Tunis envoya à M. Thomas de Colmar son Nichan en diamants de deuxième classe, qui correspond au grade de commandeur. En mai 1852, S. M. le roi des Deux-Siciles le nomma chevalier de son ordre de François Ier. En août 1852, S. M. le roi des Pays-Bas lui envoya le brevet de chevalier de la Couronne de Chêne. En décembre 1852, S. A. R. le duc de Nassau lui fit remettre une bague en diamants avec le chiffre du prince. En mai 1853, S. S. le pape Pie IX l'éleva au grade de commandeur de son ordre de Saint-Grégoire le Grand. En décembre 1853, il fut anobli à perpétuité de mâle en mâle, par lettres-patentes de S. A. I. le grand-duc de Toscane. En juillet 1854, S. M. le roi de Sardaigne le nomma chevalier de son ordre royal des SS. Maurice et Lazare. Cette liste et les dates de ces distinctions disent quel empressement l'étranger a mis à donner au créateur de l'arithmomètre de glorieuses compensations de l'oubli de ses concitoyens; mais il ne faut pas croire que l'arithmomètre n'ait été apprécié que dans les pays dont les souverains ont honoré M. Thomas des distinctions que nous venons d'indiquer. Les chaleureuses félicitations qui lui arrivaient de toutes les parties de l'Allemagne et du Nord, avant les graves événements qui sont venus en 1854 troubler le repos de l'Europe, nous autorisent à supposer, à dire que M. Thomas de Colmar ferait aujourd'hui partie de presque toutes les chevaleries de l'Europe, si la marche de ces événements n'était pas venue détourner l'attention des souverains des choses qui appartiennent aux arts de la paix. M. Thomas de Colmar sait à quoi l'obligent les hautes récompenses que nous avons énumérées ci-dessus, et celles qui l'attendent, aussitôt que la pacification de l'Europe sera accomplie. Les ateliers où se construisent ses arithmomètres n'ont guère travaillé jusqu'à ce jour que pour les grandes académies d'Europe et les grandes maisons de banque de Paris ou de quelques autres capitales. Ils travailleront désormais pour les facultés, pour les colléges, pour les séminaires, pour les écoles, pour les commerçants, pour les industriels, pour les ingénieurs de tous les ordres, pour quiconque, en un mot, veut enseigner la science des nombres sans fatigue, ou faire pour ses propres besoins, et pour ainsi dire en s'amusant, tous les calculs qui se font avec tension d'esprit et perte énorme de temps. Assez riche pour payer sa gloire, M. Thomas de Colmar, qui a déjà dépensé des sommes si considérables pour perfectionner son arithmomètre, a résolu d'en sacrifier de plus considérables encore pour le propager, pour le populariser, pour le mettre, en un mot, à la portée des bourses les plus modestes. * * * * * Ne voulant pas préjuger l'avenir réservé à l'arithmomètre, nous terminons ici ce travail; mais, n'ayant encore rien dit des motifs qui nous ont porté à l'entreprendre, le lecteur trouvera bon sans doute que nous réparions en quelques mots notre omission. Nous nous sommes assurément proposé de mettre en relief la grande découverte de M. Thomas de Colmar, et de bien constater les droits exclusifs de notre pays à une gloire que tous les peuples et tous les siècles ont vainement ambitionnée; mais nous n'aurions atteint notre but que par ses points secondaires, si cet écrit devait avoir pour unique résultat de démontrer qu'en s'immortalisant par une création de l'ordre le plus élevé, M. Thomas de Colmar a ajouté à la couronne de nos gloires l'un de ses rayons les plus brillants. La grande démonstration que nous désirerions avoir faite, c'est celle de la nécessité de l'institution d'un grand jury, ayant pour mission unique, incessante, de rechercher dans les lettres, dans les sciences, dans les arts et dans l'industrie, les conceptions, les inspirations, les oeuvres marquées du sceau du génie, propres à donner à notre pays gloire ou profit. Ce n'est pas ici que nous pouvons dire comment devrait être organisé ce grand jury pour pouvoir fonctionner utilement; mais nous affirmons avec assurance que, s'il eût existé tel que nous le concevons, il y a trente ans seulement, Philippe de Girard ne serait pas allé manger le pain de l'exil, Sauvage ne serait pas devenu fou de misère, M. Thomas de Colmar ne serait pas resté inconnu depuis 1822. Le jury dont nous parlons est une chose nouvelle! Mais n'est-ce donc pas une chose nouvelle aussi que de voir la célébrité, la gloire, s'acheter à prix d'argent, se tarifer comme la plus vile des marchandises? Un jury tel que celui que nous avons en vue était inutile dans le temps où la Renommée avait un temple et parcourait les airs la trompette sacrée à la main. Il est devenu une nécessité depuis que la noble déesse, métamorphosée en marchande vulgaire, s'est assise à un comptoir d'annonceur et y vend la célébrité et la gloire à tant la ligne. FIN. --- Provided by LoyalBooks.com ---