HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE. [Illustration: GINGUENÉ, _Membre de l'Institut de France_.] HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE, par P. L. GINGUENÉ, DE L'INSTITUT DE FRANCE. SECONDE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR, ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE par M. DAUNOU. TOME PREMIER. A PARIS, CHEZ L. G. MICHAUD, LIBRAIRE-EDITEUR, PLACE DES VICTOIRES, N°. 3. M. DCCC. XXIV. NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE M. GINGUENÉ. Pierre-Louis Ginguené, né à Rennes, le 25 avril 1748, fit avec distinction ses études au collège de cette ville: il y était condisciple de Parny, au moment où les jésuites en furent expulsés[1]. Mais c'était au sein de sa propre famille, peu riche et fort considérée, que Ginguené avait puisé le sentiment du véritable honneur et le goût des lettres. [1] V. _son Épître à Parny_. Ton amitié m'est chère...... De ce doux sentiment, le germe précieux Dès long-temps dans nos coeurs naquit sous d'autres cieux. Ton enfance enlevée à ton île africaine Vint aborder gaîment la rive armoricaine: Tu parus au lycée, où, docile écolier, J'avais vu sans regret le bon Duchatelier Aux enfans de Jésus enlever la férule. (Duchatelier avait été le premier principal du collège de Rennes après l'expulsion des jésuites.) Il devait aux lumières et aux soins de son père ses progrès rapides et la bonne direction de ses études. Ses autres maîtres lui avaient appris les langues grecque et latine: il acquit de lui-même des connaissances plus étendues et plus profondes; la littérature latine lui devint familière; et entre les chefs-d'oeuvre modernes, il étudia surtout ceux de l'Italie et de la France. Il lut aussi de très-bonne heure et dans leur langue les meilleurs livres anglais, et avant 1772, son instruction embrassait déjà presque tous les genres que l'on a coutume de comprendre sous les noms de belles-lettres, d'histoire et de philosophie. Quand les goûts littéraires sont à la fois si vifs et si heureusement dirigés, ils prennent bientôt les caractères de la science et du talent. Ginguené, dans sa jeunesse, et avant de sortir de Rennes, était un homme éclairé, un littérateur habile, un écrivain exercé: il était de plus un très-savant musicien; car il avait porté dans l'étude de cet art, qu'il a toujours chéri, l'exactitude sévère qu'il donnait à ses autres travaux. Il aimait mieux ignorer que savoir mal; il voulait jouir de ses connaissances et non pas s'en glorifier. C'est depuis long-temps en France un résultat fâcheux des circonstances ou des dispositions politiques, qu'un jeune homme d'un mérite éminent soit presque toujours attiré par ce mérite même dans la capitale, et qu'il y demeure fixé par ses succès. Ginguené arriva pour la première fois à Paris en 1772. Il avait composé à Rennes, entre autres pièces de vers, la _Confession de Zulme_; il la lut à quelques hommes de lettres, particulièrement à l'académicien Rochefort. Elle circula bientôt dans le monde; Pezai, Borde et un M. de la Fare se l'attribuèrent: on l'imprima défigurée en 1777, dans la Gazette des Deux-Ponts. «Cela me devint importun, dit Ginguené lui-même; je me déterminai à la publier enfin sous mon nom et avec les seules fautes qui étaient de moi. Elle parut dans l'Almanach des Muses de 1791. Je changeai tout le début, je corrigeai quelques négligences un peu trop fortes; il en restait encore plusieurs que j'ai tâché d'effacer depuis..... On a vu plusieurs fois des plagiaires s'attribuer l'oeuvre d'autrui, mais non pas, que je sache, attaquer le véritable auteur comme si c'était lui qui eût été le plagiaire. C'est ce que fit pourtant M. Mérard de Saint-Just. Quelques amis des vers s'en souviennent peut-être encore; les autres pourront trouver, dans le Journal de Paris de janvier 1779, les pièces de ce procès bizarre.» Ailleurs Ginguené nous apprend que, fort jeune encore, et dans la première chaleur de son goût pour la poésie italienne, il entreprit de tirer de l'énorme Adonis de Marini, un poëme français en cinq chants. Le troisième, le quatrième et ce qu'il avait fait du dernier, lui ont été dérobés: il a publié les deux premiers dans un recueil de poésies où se retrouvent aussi plusieurs des pièces de vers qu'il a composées depuis 1773 jusqu'en 1789, et dont la plupart avaient été insérées dans des journaux littéraires ou dans les Almanachs des Muses. La _Confession de Zulmé_ conserve, à tous égards, le premier rang parmi ces compositions; mais il y a de l'esprit, de la grâce, et un goût très-pur dans toutes les autres. Dès 1775, il commença de publier dans les journaux des articles de littérature, genre de travail auquel il a consacré, jusques dans les dernières années de sa vie, les loisirs que lui laissaient de plus importantes occupations. Ce sont en général d'excellens morceaux de critique littéraire; et si l'on en formait un recueil bien choisi, comme Ginguené lui-même s'était promis de le faire un jour, ce serait un très-utile supplément aux meilleurs cours de littérature moderne; il offrirait le modèle d'une critique ingénieuse et sévère, quelquefois savante et profonde, souvent piquante et toujours décente. Durant plusieurs années, Ginguené a travaillé au _Mercure de France_, avec Marmontel, La Harpe, Chamfort, MM. Garat et Lacretelle aîné. Le célèbre compositeur Piccini, arrivé à Paris à la fin de l'année 1776, parvint, non sans peine, à mettre sur le théâtre lyrique sa musique nouvelle du Roland de Quinault. Une guerre s'alluma entre les partisans de Piccini et ceux de Gluck, qui, depuis 1774, avait obtenu de brillans succès sur la même scène, par les opéras d'Iphigénie en Aulide, d'Alceste, d'Orphée, et d'Armide. Chacun des deux rivaux donna une Iphigénie en Tauride en 1779. Depuis long-temps aucune querelle littéraire ni même politique, n'avait pris en France un si violent caractère. A la tête du parti, ou, comme dit La Harpe, de la faction gluckiste, on distinguait Suard et l'abbé Arnauld, Marmontel, Chastellux, et La Harpe lui-même se donnaient pour les chefs des Piccinistes. Ginguené, qui embrassa vivement cette dernière cause, avait sur ceux qui la combattaient et encore plus sur ceux qui la défendaient, l'avantage de savoir parfaitement la musique. L'oubli profond où cette querelle alors si bruyante est aujourd'hui ensevelie, couvre tous les pamphlets qu'elle fit naître, y compris les lettres anonymes de Suard, et même les écrits publiés à cette époque par Ginguené[2]; mais ce qu'ils contenaient de plus instructif se retrouve dans la notice qu'il a imprimée en 1801[3] sur la vie et les ouvrages de Piccini, qui venait de mourir en 1800 et dont il était resté l'intime ami. [2] L'un des plus piquans est intitulé: _Lettre de Mélophile_. Naples (Paris, chez Valleyre), 1783, 26 pages in-8°. Ginguené a inséré plusieurs articles sur le même sujet dans le Mercure de France. [3] Paris, chez la veuve Panckoucke, an IX, in-8°., 146 pages, y compris les notes. En 1780, Ginguené obtint une place dans les bureaux du ministère des finances, alors appelé contrôle général: il avait besoin d'employer ainsi une partie de son temps pour être en état de consacrer l'autre à des travaux littéraires. La fonction de simple commis pouvait sembler fort au-dessous de ses talons: il la sut élever jusqu'à lui, en y portant les habitudes honorables qui lui étaient naturelles, une exactitude assidue, une probité inflexible, et un respect constant pour les plus minutieux devoirs. Il s'y faisait remarquer par la netteté de ses calculs et par une écriture élégante, qu'on a comparée à celle de Jean-Jacques Rousseau, et avec un peu plus de justesse ou d'apparence aux caractères de Baskerville. En acceptant cet emploi, Ginguené composa une pièce de vers intitulée dans le recueil de ses poëmes. _Epître à mon ami, lors de mon entrée_ DANS LES BUREAUX _du contrôle général_. Quand la pièce parut en 1780, le titre portait: _lors de mon entrée_ AU CONTRÔLE GÉNÉRAL; ce qui a donné lieu à quelques plaisanteries de Rivarol et de Champcenets. Ginguené concourut sans succès, en 1787 et 1788, pour deux prix, l'un de poésie, l'autre d'éloquence, proposés par l'Académie française. Il s'agissait de célébrer en vers le dévouement du prince Léopold de Brunswick, qui s'était précipité dans l'Oder, en voulant sauver des malheureux. La pièce de Ginguené obtint d'autres suffrages que ceux des académiciens; il eut toujours de la prédilection pour ce poëme, qui, durant trois années, lui avait donné inutilement beaucoup de peine, et dont il ne se dissimulait pas les défauts: il l'a inséré, en 1814, dans le recueil de ses poésies diverses. Le sujet du prix d'éloquence était national: on demandait un éloge de Louis XII. Le concours fut nombreux, et Ginguené, déjà quadragénaire, se laissa entraîner dans cette lice par ses affections patriotiques; il avait besoin de louer un roi dont la mémoire était restée chère a tous les Français, et particulièrement aux Bretons. Son ouvrage, imprimé avec des notes, en 1788[4], est remarquable par une profonde connaissance du sujet, et par une expression franche des plus honorables sentimens; mais il est possible qu'au sein de l'Académie, l'auteur ait été reconnu par quelques-uns de ses juges, dont il avait été l'antagoniste dans la querelle musicale; et d'ailleurs, on doit convenir que cet éloge un peu long, et plus instructif qu'académique, n'est pas ce que Ginguené a écrit de mieux en prose; c'est néanmoins un fort bon discours, plein de raison et semé de traits ingénieux. [4] A Paris, chez Debray, 86 pages in-8°.--Dans la Biographie universelle (art. Louis XII), il est dit que «parmi les ouvrages envoyés au concours, on a imprimé ceux de MM. Noël, Barrère, Florian et Langloys». Il était décidé que celui de Ginguené n'obtiendrait de mention nulle part. La conduite de Ginguené depuis 1789, au milieu des troubles civils, a été si noble et si pure qu'on ne peut avoir aucun motif de dissimuler ses opinions politiques. D'ailleurs on voudrait en vain s'en taire: ses écrits antérieurs à cette époque respiraient déjà l'amour de la liberté, et ceux qu'il composa depuis, tinrent toutes les promesses que l'auteur avait données jusqu'alors. Il célébra par une ode l'ouverture des états-généraux; et en même temps qu'il continuait d'insérer dans les journaux des articles de littérature, et qu'avec Framery, il publiait dans l'Encyclopédie méthodique, les premiers tomes du Dictionnaire de musique, il coopérait avec Cérutti et Rabaud Saint-Étienne, à la rédaction de la Feuille villageoise, destinée à répandre dans les campagnes des notions d'économie domestique et rurale, et la plus saine instruction civique. Les sages principes et le ton modéré de cette feuille, contrastaient avec la violence ou la feinte exaltation de la plupart des écrits périodiques du même temps. On attribue à Ginguené une brochure (de 156 pages in-8°.) imprimée en 1791, et intitulée de _l'autorité de Rabelais dans la révolution présente_; elle a eu, à cette époque beaucoup de succès: c'était un tissu d'extraits de ce facétieux écrivain, mais choisis avec goût, enchaînés avec art, et habilement traduits ou commentés quand ils avoient besoin de l'être. Un plus véritable ouvrage, publié sous le nom de Ginguené, en la même année, a pour titre: _Lettres sur les confessions de J.-J. Rousseau_ (147 pages in-8°.). Ces lettres sont au nombre de quatre, et suivies de notes historiques: un éclatant et digne hommage y est rendu au génie et aux infortunes du citoyen de Genève. On y pourrait désirer un peu plus d'impartialité, et révoquer en doute les torts que Ginguené impute à D'Alembert et à quelques autres personnages. Pour ceux de Voltaire, ils sont publics; et ceux de Grimm, inexcusables: peut-être les uns et les autres ne sont-ils nulle part plus franchement exposés que dans ces lettres; mais il s'en faut que tous les soupçons de Jean-Jacques aient été aussi bien fondés que ceux-là; et il était possible d'examiner de plus près, de mieux éclaircir l'histoire des malheurs et des égaremens de cet illustre écrivain. Ce qu'on avouera du moins, en relisant ces quatre lettres, c'est qu'il y règne, malgré la douce élégance du style, une morale très-austère. La Harpe y a répondu avec plus de sécheresse que de logique, par des articles du Mercure de France, en 1792. Ginguené, dans cet ouvrage et dans la Feuille villageoise, avait trop ouvertement professé l'amour de la justice, la haine du désordre et des violences, pour échapper aux fureurs de l'ignoble tyrannie qui régna sur la France en 1793 et 1794. Comme son ami Chamfort, comme la plupart des hommes éclairés et vertueux de cette époque, il fut calomnié, espionné, arrêté et jeté dans les cachots. Sa carrière allait finir, si le jour de la délivrance se fût fait un peu plus long-temps attendre. Il sortit de sa prison tel qu'il y était entré, ami des lettres, des lois et de la liberté: comme il n'avait jamais fait de dithyrambe en l'honneur de l'anarchie, il ne se crut pas tenu de redemander le despotisme; et n'ayant jamais porté de bonnet rouge, il n'avait ni à déposer, ni à prendre la livrée d'aucune faction. Il retrouvait une patrie: il continua de la servir, et ne sentit pas le besoin de se venger autrement des insensés qui l'avaient opprimé comme elle. Chamfort ne survivait point à cet effroyable désastre: le premier soin de Ginguené fut d'honorer sa mémoire. Il recueillit et publia ses oeuvres, en y joignant, sous le titre de notice, un tableau très-animé de sa vie, de ses travaux littéraires et de son caractère moral. Il l'a peint «excellent fils, ami sincère et dévoué, de la probité la plus intacte et du commerce le plus sûr; officieux et d'une délicatesse extrême dans la manière d'obliger, fier comme il faut l'être quand on est pauvre, mais aussi éloigné de l'orgueil que de la bassesse; désintéressé jusqu'à l'excès, et incapable de mettre un seul instant en balance ses avantages avec ceux de la vérité et de la justice.» Il appartient à ceux qui ont connu particulièrement Chamfort, de décider si ce portrait est fidèle; mais c'est bien sûrement celui de Ginguené lui-même. On avait commencé, en 1791, la collection des _Tableaux historiques de la révolution française_, et Chamfort avait fourni le texte des treize premières livraisons; Ginguené a continué ce travail jusqu'à la vingt-cinquième, et n'a point coopéré aux quatre-vingt-huit suivantes. Le projet de la _Décade philosophique_ remonte aussi aux derniers jours de la vie de Chamfort, en avril 1793; Ginguené a été l'un des principaux rédacteurs de ce journal littéraire depuis 1795 jusqu'en 1807. Aussitôt après la chute de l'horrible décemvirat, la carrière des fonctions civiles s'ouvrit pour Ginguené: il devint membre de la commission exécutive d'instruction publique, et demeura le directeur général de cette branche d'administration, depuis le rétablissement du ministère de l'intérieur à la fin de 1795 jusqu'en 1797. On lui dut la réorganisation des écoles; et néanmoins, en remplissant des devoirs si graves avec tout le zèle qu'ils exigeaient, il trouvait encore des momens à consacrer à des compositions littéraires. Il a, dans cet intervalle, publié des observations sur l'un des ouvrages de Necker[5], et coopéré aux travaux de l'Institut. Au moment où se formait cette société savante, il avait été appelé à y prendre place dans la classe des sciences morales et politiques. Quelquefois il a rempli, au sein de cette classe, la fonction de secrétaire, qui alors n'était point perpétuelle, et il y a lu divers morceaux qui depuis ont été insérés soit dans ses propres ouvrages, soit en des recueils académiques. Nous trouvons par exemple dans le tome VII des _Notices des manuscrits_, les résultats des recherches qu'il avait faites sur un poëme italien que l'on croyait inédit, et qu'on attribuait à Fédérico Frezzi, l'auteur du Quadrireggio, mais qui n'était réellement qu'une mauvaise copie du _Dittamondo_, de Fazio degli Uberti, depuis long-temps imprimé. Les erreurs commises sur ce point par le père Labbe, par le Quadrio, par Tiraboschi, sont relevées dans cette courte dissertation, avec une clarté parfaite et une élégance peu commune en de telles discussions. [5] _De M. Necker et de son livre, intitulé: De la Révolution française, par P.L. Ginguené, de l'Institut national de France_. Paris, an V, in-8°., 94 pages extraites en grande partie de la Décade. Il y a dans cet écrit quelques idées qui se ressentent un peu trop de l'époque où il a été composé; mais la note au bas des pages 77 et 78 offre un exposé sincère de la conduite et des opinions politiques de Ginguené; et les pages suivantes contiennent une excellente critique littéraire du style, souvent fort étrange, de M. Necker. Ces deux années de la vie de Ginguené en ont été peut-être les plus heureuses; car il n'était distrait de ses études que par des fonctions publiques qui se rattachaient elles-mêmes aux sciences, aux lettres et aux arts. Vers la fin de 1797, il partit pour Turin en qualité de ministre plénipotentiaire de la France. S'il n'eût fallu, pour remplir cette mission difficile, que beaucoup de sagacité, d'urbanité et de franchise, il aurait pu s'y promettre des succès; mais s'il fallait de l'astuce et de la souplesse, c'étaient là des talens qui devaient lui manquer toujours et un art dont il n'avait pas fait l'apprentissage. Il ne passa que sept mois en Piémont, et à l'exception d'un voyage de quelques jours à Milan en 1798, il ne put exécuter le projet qu'il avait dès long-temps formé, de visiter toutes les parties de l'Italie. Il a exprimé ce regret en 1814 dans l'une des notes qui accompagnent ses poésies diverses. «Des travaux, dit-il, dont j'avais l'idée, et que j'ai publiés depuis, ont prouvé que ce n'était point une simple fantaisie de curieux que je voulais satisfaire. Des milliers de Français ont été envoyés dans cette Italie, dont la langue, les moeurs, la littérature, les arts leur étaient totalement étrangers: il était écrit que je n'aurais pas ce bonheur; et je mourrai probablement sans avoir vu le beau pays dont je me suis occupé toute ma vie.» De retour à Paris et à sa campagne de St.-Prix, Ginguené avait repris le cours de ses travaux paisibles, lorsqu'à la fin de l'année 1799, il fut élu membre du tribunat. Le devoir qu'il avait à remplir en cette qualité était de résister aux entreprises d'un ambitieux qui venait de s'emparer à main armée d'une magistrature suprême, et qui aspirait à concentrer en lui seul tous les droits et tous les pouvoirs. On voyait trop que ce parvenu n'aurait assez ni de probité, ni de lumières, pour mettre de lui-même un terme à ses usurpations au dedans, ni à ses conquêtes au dehors; et, qu'abandonné à son audace aveugle, il allait courir de succès en succès à sa perte, et compromettre, avec sa propre fortune, des intérêts bien plus chers, la liberté publique, l'indépendance, et, s'il se pouvait, l'honneur même de la nation française. Il s'agissait de le contenir au moins dans les limites légales de l'autorité, déjà beaucoup trop étendue, dont il venait de s'investir. Ginguené s'est montré fidèle à cette obligation sacrée: son caractère, ses opinions, ses habitudes morales l'entraînèrent et le fixèrent dans les rangs périlleux de l'opposition. Inaccessible aux séductions et supérieur aux menaces, il ne laissa aucun espoir d'obtenir de lui de lâches complaisances. S'il avait pu être tenté d'en avoir, il en eût été assez détourné par l'ignominie des faveurs même qui les devaient récompenser. On s'abuserait néanmoins si l'on supposait que ses efforts et ceux de ses collègues tendissent alors à renverser un gouvernement qu'ils s'étaient engagés à maintenir. C'est une idée qui ne vient pas aux hommes qui ont une conscience: leur respect pour les devoirs qu'ils ont consenti à s'imposer est la plus sûre des fidélités. Les circonstances déplacent les intérêts et les vains hommages; la loyauté seule enchaîne. Le but auquel aspirait Ginguené en 1800, 1801 et 1802, au sein du tribunat, était de conserver ce qui subsistait encore de lois, d'ordre et de liberté en France. Voilà ce qu'il voulait inflexiblement, ce qu'il réclamait en toute occasion, avec une énergie que l'on trouva importune. Son discours contre l'établissement des tribunaux spéciaux, c'est-à-dire inconstitutionnels et tyranniques, excita l'une des plus violentes colères de cette époque, et provoqua, au lieu de réponse, une invective grossière qui, dans le Journal de Paris, fut attribuée au héros accoutumé à vaincre toutes les résistances et toutes les libertés. Peu de mois après on commença l'épuration du tribunat, et Ginguené fut compris parmi les vingt premiers éliminés. Le héros daigna garder contre lui des ressentimens qui depuis s'amortirent tant soit peu, et ne s'éteignirent jamais. Ginguené, dans les quatorze années suivantes de sa vie, n'est plus rentré dans la carrière politique; mais il s'est élevé à des rangs de plus en plus honorables dans la république des lettres. Il commença, dans l'hiver de 1802 à 1803, au sein de l'Athénée de Paris, un cours de littérature italienne, qu'il reprit en 1805 et 1806, et qui attira toujours une grande affluence d'auditeurs. Beaucoup de littérateurs éclairés le suivaient assidûment, et y trouvaient, au milieu des plus agréables détails, cette exactitude sévère qui caractérise la véritable instruction, et dont les exemples avaient été jusqu'alors fort rares dans les chaires de littérature. Quelques-unes de ces leçons, celles qui se retrouvent dans une partie du premier volume de l'Histoire littéraire d'Italie, avaient été prononcées à l'Athénée, lorsqu'en 1803 un arrêté des consuls abrogea la loi qui avait organisé l'Institut, abolit la classe des sciences morales et politiques, et rétablit l'Académie française et l'Académie des inscriptions, sous les noms de classe de la langue et de la littérature française, et de classe d'histoire et de littérature ancienne. Peu de mois auparavant une commission avait été formée au sein de l'ancien Institut, pour rédiger un dictionnaire de la langue française; mais on feignit de trouver étrange que cette commission, dont Ginguené était membre, n'eût point achevé ce travail en une demi-année. On se plaignait sérieusement de cette lenteur, surtout dans le Journal de Paris, et on la présentait comme la plus décisive raison de ressusciter une académie française, qui serait bien plus diligente, et qui en effet n'a cessé, depuis 1803 jusqu'à ce jour, de préparer une édition nouvelle de ce dictionnaire. Lorsqu'on publia en 1803 la première liste de la classe de littérature française, plusieurs personnes croyaient y rencontrer le nom de Ginguené, se figurant qu'il y était assez appelé par le genre de ses talens, de ses études et de ses ouvrages; mais les rédacteurs de ces listes en avaient jugé autrement. On pourrait observer que parmi les membres de l'Institut, qui alors réglaient ainsi les rangs de leurs confrères, figuraient quelques-uns de ceux qui depuis ont été exclus de l'une et de l'autre de ces académies; mais remarquons seulement qu'ils avaient omis le nom de Ginguené même sur le tableau des membres de la classe d'histoire et de littérature ancienne, en sorte qu'il ne se retrouvait nulle part; exclusion qui eût été par trop honorable, puisqu'elle eût été l'unique[6]. Ce n'était qu'une inadvertance, malgré le soin extrême qu'on avait apporté à cette classification. Il advint que David Leroi et l'ex-bénédictin Poirier, compris dans ce premier tableau, moururent fort peu de jours après sa publication, et laissèrent deux places vacantes. On remplit l'une par le nom de Ginguené, et M. Joseph Bonaparte fut appelé, _par voie d'élection_, à la seconde. [6] On dit qu'un homme de cour alors puissant, était allé visiter dans les bureaux de l'intérieur la liste du nouvel institut, et en avait effacé le nom de Ginguené pour y mettre le sien propre. Ginguené, dès 1803, lut à la classe de littérature ancienne les premiers chapitres de son histoire littéraire d'Italie; il voulait profiter des lumières de ses collègues, surtout en ce qui concernait la littérature arabe dans le quatrième de ces chapitres; et il eût continué ces lectures, s'il n'eût craint de s'engager peut-être en d'inutiles controverses: plus tard, il a lu à cette compagnie savante les articles relatifs à Machiavel et à l'Alamanni, insérés depuis dans les tomes VIII et IX de son ouvrage. La classe de littérature ancienne avait aussi entendu la lecture de sa traduction en vers du poëme de Catulle sur les noces de Thétis et de Pélée, ainsi que la préface qui contient l'histoire critique de ce poëme. Tout ce travail a été publié en 1812 avec des corrections, des additions, des notes et le texte latin[7]. [7] A Paris, chez MM. Michaud, in-18, 252 pages. La _Décade_, continuée depuis 1805, sous le titre de _Revue_, fut supprimée en 1807, au grand regret de tous les amis des lettres et de la saine critique. Ginguené a coopéré depuis à quelques autres journaux littéraires; mais la classe de littérature ancienne le chargea, en cette même année 1807, de travaux plus importans. L'un consistait à rédiger chaque année l'analyse de tous les mémoires lus dans son sein; il a pendant sept ans rempli cette tâche. Il lisait ces exposés aux séances publiques annuelles, et leur donnait un peu plus d'étendue en les livrant à l'impression Réunis, ils offrent un précis historique des travaux de cette compagnie depuis 1807 jusqu'en 1813[8], et il serait superflu d'ajouter que la clarté de la diction et l'élégance des formes y conservent partout aux matières ce qu'elles ont d'importance et d'intérêt. En même temps, Ginguené avait été nommé membre de la commission établie pour continuer l'histoire littéraire de la France, dont il existait douze tomes in-4°., publiés par les Bénédictins. Les quatre derniers ne correspondaient encore qu'à la première moitié du douzième siècle; et pour atteindre l'année 1200, sans changer de méthode, il a fallu composer trois autres volumes qui ont paru en 1814, 1817 et 1820. Tous trois contiennent plusieurs morceaux de Ginguené; morceaux qui par la nature même de leurs sujets, tiennent de plus près que beaucoup d'autres aux annales de la littérature française proprement dite; car ils concernent les trouvères et les troubadours. Ginguené avait déjà rattaché l'histoire des poëtes provençaux à celle des poëtes italiens, dans le troisième chapitre de son grand ouvrage: il fait ici plus particulièrement connaître la vie et les productions d'environ quarante troubadours du douzième siècle, tels que Guillaume IX, comte de Poitou, Arnauld Daniel, Pierre Vidal, etc. Il a consacré dans ce même recueil de pareils articles aux trouvères, c'est-à-dire aux poëtes français ou anglo-normands de cette même époque, par exemple à Benoît de Sainte-Maure, Chrétien de Troyes, Lambert Li-Cors, Alexandre de Paris. Ajoutons que presque toutes les notices relatives à des poëtes latins dans ces trois volumes sont aussi de Ginguené; on y peut distinguer celles qui concernent Léonius, Pierre le Peintre, et Gautier, l'auteur de l'Alexandréide. [8] Ces exposés analytiques ont été continués en 1814 et 1815 par le rédacteur de cette notice. Pour se délasser d'études si sérieuses, Ginguené composait des fables qu'il a publiées au nombre de cinquante en 1810[9]. Les sujets, presque tous empruntés d'auteurs italiens, Capaccio, Pignotti, Bertola, Casti, Gherardo de' Rossi, Giambattista Roberti, se sont revêtus, en passant dans notre langue, de formes aimables et piquantes. En ce genre difficile, la plus grande témérité est d'imiter Lafontaine; il est moins périlleux et plus modeste d'essayer de faire autrement que lui, et c'est ce qu'a tenté Ginguené, avec un succès peu éclatant, mais réel et supérieur peut-être à celui qu'il s'était promis; car il n'avait cherché que son propre amusement dans ces compositions ingénieuses. On s'aperçut du caractère épigrammatique de ces apologues; le journal de Paris en dénonça cinq ou six et accusa l'auteur d'avoir de l'humeur contre quelqu'un. Ginguené avait pourtant soumis son recueil de fables à la censure qui en avait supprimé six, et mutilé deux ou trois autres; il a depuis, en 1814, réparé ces altérations et ces omissions en publiant dix fables nouvelles[10] avec les poésies diverses ci-dessus indiquées. [9] A Paris, chez MM. Michaud frères, in-18, 247 pages. [10] Ibid. in-18, 306 pages. Une édition des poëmes d'Ossian, traduits par Letourneur, parut en 1810, ayant pour préliminaire un mémoire de Ginguené sur l'état de la question relative à l'authenticité de ces productions; c'est un excellent morceau d'histoire littéraire[11] où tous les faits sont impartialement exposés, et dont la conclusion est que probablement ces poésies ont été composées en effet par un ancien barde. En 1811, il prit soin de l'édition des OEuvres du poëte Lebrun, et y attacha une notice historique, où se reconnaît le langage de la vérité et de la justice autant que celui de l'amitié. Les quatre premiers volumes de la Biographie universelle, publiés aussi en 1811, contenaient plusieurs articles de Ginguené, qui n'a pas cessé depuis de coopérer à ce recueil, le plus vaste, le plus riche, et le plus varié qui existe en ce genre. Les morceaux qu'il y a fournis se prolongent jusqu'au trente-quatrième volume, imprimé en 1823. Il est vrai que les sujets sont quelquefois les mêmes qu'en certaines parties de son histoire littéraire d'Italie; mais cette histoire finit avec le seizième siècle, et c'est fort souvent à des littérateurs italiens des trois siècles suivans que se rapportent les articles qu'il a insérés dans la Biographie[12]. Réunis et disposés dans l'ordre chronologique, ils offriraient une esquisse des annales de la littérature italienne depuis l'an 1600 jusqu'à nos jours et formeraient une sorte de supplément au principal ouvrage de Ginguené. [11] Il en a été tiré des exemplaires particuliers en 36 pages in-8°. [12] Tels sont les articles: L. Adimari, Alfieri, Algarotti... Bandini, Bianchini... Calogera, Casti, Chiari... Fabroni, Facciolato, Filangieri, Filicaia, Fontanini, Forcellini... Galiani, Goldoni... et un très-grand nombre d'autres. Ginguené a d'ailleurs fourni à ce recueil des articles étrangers à la littérature italienne, par exemple ceux de Chamfort et de Cabanis. Les trois premiers volumes de cet ouvrage ont paru en 1811; les deux suivans, en 1812; le sixième, en 1813[13]; et les trois derniers, en 1819, après la mort de l'auteur. Le septième est tout entier de lui, à l'exception de quelques pages. Mais il n'y a guère qu'une moitié, tant du huitième que du neuvième, qui lui appartienne. L'autre moitié est de M. Salfi, qui, par ces supplémens, et par un tome dixième de sa composition, imprimé en 1823, a complété les annales littéraires de l'Italie jusqu'à la fin du seizième siècle. L'accueil honorable que l'ouvrage de Ginguené a reçu en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, les traductions qui en ont été faites, et la seconde édition qu'on en donne aujourd'hui, quatre ans après la publication des derniers tomes de la première, ne nous laissent rien à dire ici sur le mérite de ces neuf volumes. Il paraît que le public leur assigne un rang fort élevé parmi les livres composés en prose française au dix-neuvième siècle; qu'il y trouve un heureux choix de détails et de résultats, de faits historiques et d'observations littéraires. Tiraboschi, dans une bien plus volumineuse histoire, n'avait guère recueilli que des faits; Ginguené y a su joindre, en un bien moindre espace, des considérations neuves et des analyses profondes. Il s'était donné une très-riche matière: il l'a disposée avec méthode, et sans chercher à la parer, il s'est appliqué et il a réussi à lui conserver toute sa beauté naturelle. [13] A cette époque, le vice roi d'Italie fit remettre à Ginguené une médaille d'or où sont gravés ces mots: _Al Cavaliere P.L. Ginguené, dell' Istituto di Francia, ben merito dell' Italiana letteratura. Decretuta dal vice-ré d'Italia, il di 28 maggio 1813._ Cependant lorsqu'après la publication et le succès des six premiers volumes, quelques-uns de ses amis, membres de l'Académie française, s'avisèrent de le porter à une place vacante dans cette compagnie, et lorsque, l'ayant fait consentir à cette candidature, ils croyaient avoir vaincu le plus grand obstacle, on ne le jugea pas digne encore d'un si grand honneur; et puisqu'il le faut avouer, il fut si peu sensible à ce déplaisir, que personne en vérité n'eut à regretter ni à se réjouir de le lui avoir donné: on l'avait, de tout temps, fort accoutumé à ces mésaventures. Présenté une fois par l'Institut, une autre fois par le Collége royal de France, pour remplir des chaires vacantes dans ce dernier établissement, il n'obtint ni l'une ni l'autre, quoiqu'il eût déjà montré à l'Athénée de Paris comment il savait remplir ce genre de fonctions. Quant aux pures faveurs, grandes ou petites, hautes ou vulgaires, il ne songeait point à les demander, et l'on s'abstenait de les lui offrir. Il n'était pas membre de la Légion-d'Honneur; mais enfin pourtant on l'inscrivit dans l'ordre demi-étranger de la Réunion; et cette distinction pouvait le flatter, comme moins prodiguée alors en France, et comme ayant quelque analogie avec ses ouvrages. On permit d'ailleurs aux académies de Turin et de la Crusca à Florence de le placer au nombre de leurs associés. En ses qualités de Breton, et de littérateur fort instruit, il était membre de l'académie celtique de Paris et de plusieurs autres. Au milieu des bouleversemens politiques et des intrigues littéraires, il a joui d'un bonheur inaltérable qu'il trouvait dans ses travaux, dans ses livres, au sein de sa famille et dans la société de ses amis. Il s'était composé une très-bonne plutôt qu'une très-belle bibliothèque, qui embrassait tous les genres de ses études, et dont un tiers à peu près consistait en livres italiens, au nombre d'environ 1,700 articles ou 3,000 volumes. Floncel et d'autres particuliers avaient possédé des collections plus amples, beaucoup plus riches et réellement bien moins complètes. La bibliothèque entière de Ginguené a été vendue à un seul acquéreur, qui l'a transportée en Angleterre. Elle était, avec sa modeste habitation de Saint-Prix, à peu près toute sa fortune, acquise par quarante-quatre années de travaux assidus, et par une conduite constamment honorable. La liste des amis d'un homme tel que lui n'est jamais bien longue; mais il eut le droit et le bonheur d'y compter Chamfort, Piccini, Cabanis, Parny, Lebrun, Chénier, Ducis, Alphonse Leroi, Volney, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus et qui ont laissé comme lui d'immortels souvenirs. Tous leurs succès étaient pour lui, plus que les siens propres, de vives jouissances: mais il survivait à la plupart d'entre eux, et ne s'en consolait que par les hommages qu'obtenait leur mémoire, et qu'en voyant renaître dans les générations nouvelles, des talens dignes de remplacer les leurs. Entre les littérateurs jeunes encore, lorsqu'il achevait sa carrière, et dont les essais lui inspiraient de hautes espérances, on ne se permettra de nommer ici que M. Victorin Fabre, qu'il voyait avancer d'un pas rapide et sûr dans la route des lumières, du vrai talent et de l'honneur. Ginguené n'avait point d'enfans; mais depuis 1805, il était devenu le tuteur, le père d'un orphelin anglais. Ces soins, cette tendresse, et les progrès de l'élève qui s'en montrait digne, ont jeté de nouveaux charmes sur les onze dernières années de Ginguené. Le sort, qui l'avait trop souvent maltraité, lui _devait cette indemnité_, dit-il lui-même, dans l'une des trois épîtres en vers adressées par lui à James Parry: c'est le nom de cet excellent pupille, dont les vertus aujourd'hui viriles honorent et reproduisent celles de son bienfaiteur. Il lui disait encore dans cette épître: Tu vis ton ami, sans faiblesse, Subir un sort peu mérité, Mais tu ne vis point sa fierté Se soumettre à la vanité Du pouvoir ou de la richesse; Ni celle de qui la bonté, L'esprit et l'amabilité Sur mes jours répandent sans cesse Une douce sérénité, Flétrir, même par sa tristesse, Notre honorable adversité. Ginguené avait choisi, dans sa propre famille, l'épouse que ces derniers vers désignent, et à laquelle il n'a jamais cessé de rendre grâces de tout ce qu'il avait retrouvé de paix, de bonheur même, au sein des disgrâces et des infortunes. On s'est borné, dans cette notice, à recueillir les faits dont on avait une connaissance immédiate, et surtout ceux que Ginguené atteste dans ses propres écrits. Trois de ses amis, MM. Garat, Amaury Duval et Salfi, ont déjà rendu de plus dignes hommages à sa mémoire: M. Garat, dans un morceau imprimé à la tête du catalogue de la bibliothèque de Ginguené[14]; M. Amaury Duval, dans les préliminaires du tome XIV de _l'Histoire littéraire de la France_[15]; M. Salfi, à la fin du tome X de l'_Histoire littéraire d'Italie_[16]. On doit infiniment plus de confiance à ces trois notices qu'aux articles qui concernent Ginguené, soit dans les recueils biographiques, soit aussi dans certains mémoires particuliers; par exemple, dans les relations que lady Morgan a intitulées _la France_. Cette dame, en 1816, a visité Ginguené dans son village de Saint-Prix, qu'elle appelle Eaubonne. Elle rapporte que, pressé de composer des vers contre Bonaparte déchu, il répondit qu'il laissait ce soin à ceux qui l'avaient loué tout puissant; et il paraît certain qu'il fit en effet cette réponse: elle convenait à son esprit et à son caractère. Mais lady Morgan ajoute que dans les cercles de gens éclairés, on ne prononçait jamais son nom qu'en y ajoutant une épithète _charmante_, qu'on ne l'appelait que _le bon Ginguené_. Il était sans doute du nombre des meilleurs hommes, mais non pas tout-à-fait de ceux auxquels on attribue tant de bonhomie. Exempt de méchanceté, il ne manquait ni de fierté ni de malice, et ne tolérait jamais dans ses égaux, jamais surtout dans ceux qui se croyaient ses supérieurs, aucun oubli des égards qui lui étaient dus, et que de son côté il avait constamment pour eux; car personne ne portait plus loin cette politesse exquise et véritablement française, qui n'est au fond que la plus noble et la plus élégante expression de la bienveillance. On le disait fort _susceptible_, à prendre ce mot dans une acception devenue, on ne sait trop pourquoi, assez commune, et dans laquelle il l'a employé lui-même en parlant de Jean-Jacques Rousseau. Mais quoiqu'il ait excusé les soupçons et presque les visions de cet illustre infortuné, il n'avait assurément pas les mêmes travers, et ne s'offensait que des torts réels. Il ne souffrait aucun procédé équivoque, et voulait qu'on eût avec lui autant de loyauté, autant de franchise, qu'il en portait lui-même dans toutes les relations sociales. Il n'y avait là que de l'équité; mais c'était, il faut en convenir, se montrer fort exigeant, ou fort en arrière des progrès que la _civitisation_ venait de faire, de 1800 à 1814. [14] A Paris, chez Merlin, 1817, in-8°. Pages xxiv et 352. [15] A Paris, chez Firmin Didot, 1817, in-4°. Tous les exemplaires de ce volume ne contiennent pas la notice de M. Amaury Duval sur Ginguené. [16] P. 467-519. Sa constitution physique, quoique très-saine, n'était peut-être point assez forte pour supporter sans relâche les travaux auxquels l'enchaînaient ses goûts et ses besoins. Sa santé avait paru s'altérer, peu après son retour de Turin. Un mal d'yeux en 1801 l'avait forcé d'interrompre ses études chéries; l'affaiblissement d'un organe dont il faisait un si grand usage, eût été pour lui un accablant revers: il dut à son ami Alphonse Leroi une guérison prompte et complète; mais il essuya en 1804 une maladie plus grave, et ne se rétablit qu'à Laon où il passa un mois chez l'un de ses frères. Il retomba neuf ans plus tard dans un état de dépérissement et de langueur dont il ne s'est point relevé, et qui laissait néanmoins à ses facultés intellectuelles et morales toute leur énergie et toute leur activité. Les événemens de 1814 le délivrèrent de son plus mortel chagrin, et le ranimèrent en lui inspirant de l'espoir. En 1815, il fit un voyage en Suisse, où il eût retrouvé la santé, si le mouvement, les distractions et les soins de l'amitié avaient pu la lui rendre. Il revint languissant, traversa pourtant encore un hiver, durant lequel il composa quelques-uns des derniers chapitres de son ouvrage. Au printemps de 1816, il revit sa délicieuse campagne, qui n'avait rien de _romantique_, quoi qu'en dise lady Morgan, mais dont l'heureuse _position était_, disait il, _toujours nouvelle pour lui_. Selon sa coutume, il y prolongea son séjour jusqu'au milieu de l'automne, et mourut à Paris, le 16 novembre 1816. Ses funérailles ont été célébrées le 18, et l'un de ses confrères a prononcé sur sa tombe le discours suivant: «Messieurs, l'un des services que M. Ginguené a rendu aux lettres a été d'honorer la mémoire de plusieurs écrivains qui lui ressemblaient par l'étendue des lumières et par les grâces de l'esprit, et qui avaient, comme lui, consacré de longs travaux et de rares talens au maintien du bon goût et aux progrès des connaissances utiles. Je laisse à ses pareils le soin et l'honneur de le louer dignement; je voudrais seulement exprimer les regrets profonds qui amènent ici ses amis et ses confrères, et que vont partager en France, en Italie, tous les hommes de bien qui cultivent et chérissent les lettres. Le monument qu'il a élevé à la gloire de la littérature italienne enorgueillira aussi la nôtre, alors même qu'il n'aurait pas eu le temps d'en achever les dernières parties. Mais, quoique ce grand et bel ouvrage surpasse toutes ses autres productions, il ne les effacera point; elles auraient suffi pour assurer au nom de M. Ginguené un rang distingué parmi les noms des critiques judicieux, des poëtes aimables et des écrivains habiles. L'Académie dont il était membre sait quel intérêt il prenait aux recherches savantes dont elle s'occupe. Il en a, durant sept années, recueilli, rapproché, exposé les résultats. Ceux de ses confrères qui travaillaient avec lui à l'histoire littéraire de la France, n'oublieront jamais ce qu'il apportait dans leurs conférences, de lumières et d'aménité, de sagesse et de modestie. Un esprit délicat, une âme sensible, des affections douces tempéraient et n'altéraient point la franchise de son caractère. Des fonctions publiques remplies avec une probité sévère, des infortunes supportées sans faiblesse et sans ostentation, des amitiés persévérantes à travers tant de vicissitudes, toutes les épreuves et toutes les habitudes qui peuvent honorer la vie d'un homme de lettres, ont rempli la sienne; et la veille du jour qui l'a terminée, ses traits décolorés restaient empreints de la sérénité d'une conscience pure. Les restes de sa gaîté douce et ingénieuse animaient encore ses regards et ses discours. Mais on l'entendait surtout rendre grâces à sa respectable épouse de tout le bonheur qu'elle n'avait cessé de répandre sur sa vie, et qu'elle étendait sur ses derniers momens. Je dis le bonheur, car je pense, à l'honneur des lettres, de la probité, de l'amitié et des affections domestiques, que M. Ginguené a été heureux, quoique les occasions de ne pas l'être ne lui aient jamais manqué. Messieurs, nous déposons ici les restes de l'un des meilleurs hommes que la nature et l'étude aient formés pour la gloire de notre âge et pour l'instruction des âges futurs.» Le tombeau de Ginguené, au jardin du père La Chaise, est placé près de ceux de Delille et de Parny; l'inscription qu'on y lit est celle qu'il avait composée lui-même et qui termine l'une de ses pièces de vers: Celui dont la cendre est ici, Ne sut, dans le cours de sa vie, Qu'aimer ses amis, sa patrie, Les arts, l'étude et sa Nancy[17]. [17] Prénom de madame Ginguené. HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE. PREMIÈRE PARTIE. CHAPITRE Ier. _État de la littérature latine et grecque à l'avénement de Constantin; effets de la translation du siége de l'empire; littérature ecclésiastique; son influence; invasion des Barbares; ruine totale des Lettres_. On attribue généralement l'affaiblissement, et ensuite l'entière destruction des lumières et des lettres en Europe, à trois causes: à la translation du siége de l'Empire, faite par Constantin, de Rome à Constantinople; à la chute de l'empire d'Occident, suite inévitable du démembrement qu'il en avait fait; enfin aux invasions et à la longue domination des Barbares en Italie. Mais avant Constantin, la décadence étai déjà sensible. On serait tenté de croire, que, quand même aucune de ces trois causes n'eût existé, les lettres n'en étaient pas moins menacées d'une ruine totale, et que la barbarie eût enfin régné, même sans l'intervention des Barbares. Sous cette longue suite d'Empereurs, qui depuis Commode, indigne fils du sage Marc-Aurèle, montèrent sur le trône et en furent précipités, au gré de la soldatesque prétorienne, devenue l'arbitre de l'Empire, il y eut encore beaucoup de poètes, d'orateurs, d'historiens. Les lectures, les récitations publiques dans l'Athénée de Rome, et la célébration, sous Alexandre Sévère, des jeux du Capitole, dans lesquels les orateurs et les poètes se disputaient des pris, et recevaient des couronnes; et les traces que l'on retrouve de ces jeux sous Maximin, son successeur; et les cent poètes que l'on voit employés sous Gallien à l'épithalame de ses petits-fils, prouvent que la Poésie attirait encore les regards. Mais que nous reste-t-il de tout ce qu'elle produisit alors? Un poëme didactique de Sammonicus[18], ou plutôt un recueil de vers assez médiocres sur la Médecine; un poëme beaucoup meilleur de Némésien sur la Chasse, et ses quatre églogues que l'on y joint ordinairement; enfin les sept églogues de Calpurnius, ami de Némésien, à qui il les a dédiées; voilà tout ce qui nous reste d'un si long espace de temps; et, si l'on en excepte les deux autres poëmes que ce même Némésien avait aussi composés, l'un sur la Pêche, et l'autre sur la Navigation[19], nous ne voyons de trace d'aucun autre ouvrage que nous ayons à regretter. [18] Q. Sérénus Sammonicus, qu'Antonin Caracalla admettait à sa table, et qu'il y assassina lâchement. C'était alors le plus savant des Romains. Il avait composé plusieurs ouvrages de physique, de mathématiques et de philologie: son poëme seul est resté. (Voy. Fabricius, _Bibl. lat._) [19] Vopiscus _in Caro_, c. II. Le changement qui s'était fait dans la forme du gouvernement avait détruit l'Eloquence. Le panégyrique y est moins propre que les discussions libres de la tribune sur les grands intérêts de la patrie. Un certain Cornelius Fronton, l'un des panégyristes d'Antonin, fit cependant école et même secte, puisqu'on appela Frontoniens ceux qui voulaient imiter son style[20]. Un orateur du quatrième siècle[21] osa bien l'appeler, _non le second, mais l'autre honneur de l'éloquence romaine_[22]; mais il ne nous reste rien de ce Fronton qui puisse nous servir de point de comparaison entre lui et l'Orateur dont le nom est devenu celui de l'éloquence même. Il est à croire que les siècles suivant y auront vu quelque différence, et qu'on se sera promptement lassé de copier les panégyriques de l'un, tandis que les copies multipliées des ouvrages de l'autre en ont dérobé la plus grande partie aux ravages du temps. Aulu-Gelle et d'autres auteurs parlent bien encore de quelques orateurs ou rhéteurs, mais il ne s'est conservé d'eux que leurs noms, trop obscurs pour qu'il ne soit pas inutile de les rappeler ici. Des sophistes grecs s'étaient alors emparés de toutes les écoles. Leur exemple ne valait sans doute pas mieux que leurs leçons; et il est probable qu'ils ressemblaient en éloquence à Démosthènes comme Frotnon à Cicéron. [20] Sidon. Apollin., lib. I, Epist. I. [21] Eumène. [22] _Romanoe eloquentioe, non secundum, sed alterum decus_. (Panegyr. Constantio, XIV.) Dans l'Histoire, les six auteurs de celle des empereurs[23], appelée vulgairement l'histoire Auguste, sont tout ce qui nous reste en langue latine, quoiqu'il en ait existé alors un plus grand nombre. Depuis que Suétone avait donné l'exemple de transmettre à la postérité les petits détails de la vie privée, il était naturel qu'il se trouvât plus d'historiens, ou d'hommes qui se crussent capables de l'être; mais le temps a fait justice d'eux et de leurs ouvrages. Il a respecté plusieurs historiens grecs, qui écrivirent dans leur langue; mais à Rome, et dont quelques uns prirent pour sujets les faits de l'histoire grecque, d'autres les événements romains, soit des époques antérieures soit de leur temps. Arrien de Nicomédie, Elien, Appien d'Alexandrie, Diogène Laërce; Polyen, qui précédèrent de peu de temps cette époque, Dion Cassius, Hérodien et quelques autres, sans pouvoir être comparés aux premiers historiens de la Grèce, ont sur les latins du même temps une grande supériorité. Leur belle langue du moins conservait encore son génie et son éloquence, tandis que la langue latine s'altérait de jour en jour par cette affluence d'étrangers qui remplissaient Rome, et que des soldats étrangers créés empereurs y attiraient sans cesse à leur suite. [23] Ælius Spartianus, Julius Capitolinus, Ælius Lampridius, Vulcatius Gallicanus, Trebellius Pollion et Flavius Vopiscus. A l'égard des philosophes, on sait que plusieurs tenaient école à Rome, que leurs disciples allaient tous les jours les entendre et disputer entre eux dans le temple de la Paix[24]; mais rien n'est venu jusqu'à nous, ni des écoliers ni des maîtres. C'est cependant au commencement de cette époque que Plutarque, qui suffirait seul pour l'illustrer, écrivait en grec à Rome; c'est alors que s'élevait à Alexandrie la fameuse école des Electiques, fondée par Potamon et par Ammonius, dont Plotin et Porphyre furent les disciples, école qui, secouant le joug de toutes les anciennes sectes philosophiques, recueillait de chacune ce qui lui paraissait le plus conforme à la raison et à la vérité. Elle fut sans doute connue à Rome, mais on ne voit pas qu'aucun Romain en ait soutenu les opinions. Les Romains n'avaient rien été qu'à l'imitation des Grecs. Les lettres romaines n'existaient plus, et dans plusieurs parties, les lettres grecques florissaient encore: c'était un ruisseau tari avant sa source. [24] Gallien, _de libr. prop._ La Jurisprudence seule continuait de fleurir. Les lois se multipliant avec les empereurs, la science dont elles étaient l'objet, devenait malheureusement plus propre à exercer l'esprit. Entre plusieurs noms qui furent illustres à cette époque et qui le sont encore, on distingue surtout ceux de Papinien et d'Ulpien. Le premier, pour récompense de ses travaux et plus encore de ses vertus, fut assassiné par l'ordre de Caracalla; le second, exilé de la cour par Héliogabale, rappelé par Alexandre Sévère, admis dans sa confiance la plus intime, ne put être défendu par lui de la fureur des soldats prétoriens, qui le massacrèrent sous les yeux de leur empereur, ou plutôt sous sa pourpre même, dont Alexandre s'efforçait de le couvrir. Enfin la décadence littéraire, qui se faisait sentir dès le commencement de cette époque, nous est prouvée par l'un des ouvrages mêmes les plus précieux qui nous en soient restés, par les Nuits attiques du grammairien Aulu-Gelle. A l'exception du philosophe Favorinus, son maître, auteur de ce beau discours adressé aux mères pour les engager à nourrir leurs enfans, de qui Aulu-Gelle nous parle-t-il, sinon de quelques grammairiens ou rhéteurs, aujourd'hui très-obscurs, et qui, faute d'orateurs et de poètes, occupaient alors l'attention publique? Ce Sulpicius Apollinaire qu'il nous vante[25], et qui se vantait lui-même d'être le seul qui pût alors entendre l'histoire de Salluste, nous prouve par ce trait même, combien les Romains étaient déchus de leur gloire littéraire, et, si j'ose ainsi parler, de leur propre langue. Aulu-Gelle en déplore souvent la corruption et la décadence. Du reste, tous les savants qui figurent dans ses Nuits attiques, et c'étaient les plus célèbres, qui fussent alors à Rome, paraissaient presque toujours occupés de recherches pénibles sur des questions purement grammaticales de peu d'importance; et l'on y voit un certain esprit de petitesse, bien éloigné de la manière de penser grande et sublime des anciens Romains[26]. [25] Liv. XVIII, c. 4; liv. XX, c. 5. [26] Tiraboschi, _Stor. della Lett. ital._, t. II, liv. II, c. 8. La science du grammairien embrassait alors tout ce que nous appelons aujourd'hui la critique. Tandis que la critique s'occupe des auteurs vivants, elle est une preuve de plus des richesses littéraires du temps: elle est elle-même une branche de ces richesses, pourvu qu'elle soit éclairée, équitable et décente. Mais lorsque chez une nation et à une époque quelconque, la critique ne s'exerce plus que sur les anciens auteurs, et sur ceux qui ont écrit, chez cette nation, à une époque antérieure, elle est une preuve sensible de l'absence totale des grands talents et de l'affaiblissement des esprits. Tel était donc le misérable état où les lettres étaient réduites à l'avénement de Constantin. On voit que la pente qui les entraînait vers une ruine totale était déjà bien établie, et qu'elle n'avait pas besoin de devenir plus rapide. Elle le devint cependant lorsque cet empereur eut transféré à Bysance le siége du gouvernement impérial. Les flatteurs de Constantin l'ont appelé Grand: les chrétiens, dont il plaça la religion sur le trône, l'en ont payé par le titre de Saint: les philosophes sont venus, et lui ont reproché des petitesses et des crimes qui attaquent également sa grandeur et sa sainteté: ce n'est sous aucun de ces rapports que je dois le considérer, mais seulement quant aux effets qu'il produisit sur les lettres et sur les lumières de son siècle. Les auteurs ultramontains, qui ont écrit dans le pays où la religion de Constantin a le plus de force, où sa mémoire est par conséquent presque sacrée, ont eux-mêmes reconnu le mal irréparable que son établissement à Bysance, et le soin qu'il prit d'élever et de faire fleurir cette capitale nouvelle aux dépens de l'ancienne, avaient fait non seulement à l'Italie mais aux lettres[27]. Les courtisans, les généraux, les grands suivirent l'empereur, avec leurs richesses, leurs clients, leurs esclaves. Les premiers magistrats, les conseillers, les ministres, accompagnés de leurs familles et de leurs gens, formaient un peuple innombrable, si l'on songe au luxe de Rome et à celui de cette cour. L'argent, les arts, les manufactures suivirent cette première roue de l'ordre politique, autour de laquelle, comme il arrive d'ordinaire dans les états monarchiques, ils étaient forcés de tourner. La tête et la force principale des armées, qui ne pouvait se séparer du chef suprême, enfin tout ce qu'il y avait de plus important partit, et laissa en Italie un vide immense d'hommes et d'argent; car le numéraire, passant par les tributs publics dans le trésor impérial, et circulant autour du trône, y entraîna avec lui le commerce et l'industrie, sans revenir jamais, pendant plus de cinq siècles, au lieu d'où il était parti[28]. [27] Voy. Tiraboschi, _Stor. della Lett. ital._, t. II, liv. IV, c. I; Muratori, _Antich. ital. Dissertaz._ I; Denina, _Rivol. d'Ital._, liv. III, c. 6. [28] Bettinelli, _Risorgimento d'Italia_, c. I. Comment les lettres auraient-elles fleuri dans un pays dépouillé de tout son éclat, de tous ses moyens de prospérité, soumis à un maître, et privé de ses regards? Il n'y a que dans les pays libres, comme autrefois dans la Grèce, comme depuis dans l'ancienne Rome, comme à Florence parmi les modernes, que les lettres naissent d'elles-mêmes, et prospèrent spontanément: ailleurs il leur faut l'oeil du maître, ses récompenses, sa faveur. Mais autour de Constantin même, et sous l'influence immédiate des grâces qu'il pouvait répandre, il était survenu dans les études et dans les exercices de l'esprit, des changements qui n'étaient pas propres à leur rendre leur ancienne splendeur. Une littérature nouvelle était née depuis déjà près de deux siècles. Elle parvint sous cet empereur à son plus haut degré de gloire: elle compta parmi ses principaux auteurs, des hommes d'un grand caractère, d'un grand talent et même d'un grand génie. Ils produisirent des bibliothèques entières d'ouvrages volumineux, profonds, éloquents. Ils forment dans l'histoire de l'esprit humain, une époque d'autant plus remarquable, qu'elle a exercé la plus grande influence sur les époques suivantes. Je ne répéterai ni ne contredirai les éloges que l'on a donnés aux Basiles, aux Grégoires, aux Chrysostômes, aux Tertulliens, aux Cypriens, aux Augustins, aux Ambroises. Je chercherai plutôt les causes qui rendirent leurs productions inutiles au progrès de l'éloquence et des lettres, qui firent que, dans un temps où florissaient de tels hommes, elles continuèrent à se corrompre et à déchoir. Pour ne point alléguer ici d'autorités suspectes, c'est encore dans les auteurs italiens, que je puiserai les principaux traits dont je tâcherai de caractériser ce qu'on est convenu d'appeler la littérature ecclésiastique. «La religion des anciens peuples ne formait pas une science qui fût l'objet de l'étude et des méditations des hommes de lettres[29]. Les philosophes contemplaient la nature des dieux, comme les métaphysiciens modernes ont raisonné sur Dieu et sur les esprits dans la pneumatologie et dans la théologie naturelle. Quant aux actions des dieux, et à l'histoire de leurs exploits, on les abandonnait aux poètes..... Mais une théologie, une science de la religion, une étude de ses dogmes et de ses mystères étaient inconnues aux anciens[30]». La religion chrétienne elle-même s'introduisit et se répandit d'abord par la prédication, et dès qu'il y eut un peu de foi, par les miracles. Mais elle commença bientôt à devenir l'objet de questions et de disputes; par conséquent à occuper l'attention et l'étude des savants, et à former ainsi une partie de la littérature. [29] Andrès, _dell' Origin. progr. e st. d'ogni Letteratura_, t. I, c. 7. [30] Ceci est exactement emprunté de Voltaire, il est juste de le lui rendre. «De pareils troubles, dit-il, n'avaient point été connus dans l'ancienne religion des Grecs et des Romains, que nous nommons le paganisme: la raison en est que les païens, dans leurs erreurs grossières, n'avaient point de dogmes, et que les prêtres des idoles, encore moins les séculiers, ne s'assemblèrent jamais pour disputer». (_Essai sur l'Esprit et les Moeurs des nations_, c. 14.) Les combats que le christianisme eut à soutenir, la lutte qui s'établit entre lui et les religions jusqu'alors dominantes, les persécutions qui en furent la suite, obligèrent les plus savants d'entre les chrétiens à répondre aux attaques, et à faire de fréquentes apologies de leur religion. Dès le commencement du deuxième siècle, on voit de ces apologies présentées à l'empereur Adrien; dans la suite, Justin, Athénagore, Tertullien en adressèrent aux empereurs, au sénat romain, au monde entier; on eut l'_Octavius_ de Minucius Félix; le savant Origène écrivit contre Celsus; Lactance publia ses _Institutions divines_; chacun d'eux mit dans ces sortes d'ouvrages, tout ce qu'il pouvait avoir d'érudition, de jugement et d'éloquence. Les hérésies, qui ne tardèrent pas à s'élever dans le sein même du christianisme, fournirent aux docteurs orthodoxes de nouvelles matières d'études et de travaux, et surtout un vigoureux exercice à leurs dialectiques. Avant la fin du second siècle, Irénée avait déjà fait un gros ouvrage de la simple exposition des dogmes de toutes les hérésies nées jusqu'alors, et de leur réfutation. Leur nombre s'accrut, les objections se multiplièrent, et les écrits apologétiques en même proportion. Le texte de l'Écriture attaqué dans un sens, défendu dans un autre, était le sujet ordinaire de ces violents combats. Il fallut donc étudier ce texte, le méditer, le corriger, l'interpréter, le commenter sans cesse. Dans la foule de ces champions infatigables, on distingue surtout Clément d'Alexandrie, Tertullien et Origène. Les vicissitudes du christianisme, sa propagation rapide, les actes de ses défenseurs, les miracles qu'il certifiait et qui lui servaient de preuves, devinrent bientôt aux yeux des chrétiens un sujet digne de l'Histoire. Hégésippe, dont il n'est resté que quelques fragments, fut leur premier historien, et il eut dans peu des imitateurs. Ce furent autant de branches de cette littérature nouvelle, qui eut des écoles et des bibliothèques, en Egypte, en Perse, en Palestine, en Afrique[31]. C'est là que s'instruisirent et que commencèrent à s'exercer les grands hommes, qui firent du quatrième siècle ce qu'on appelle le siècle d'or de la littérature ecclésiastique. Arnobe, Lactance, Eusèbe de Césarée, Athanase, Hilaire, Basile, les deux Grégoire de Nicée et de Nazianze, Ambroise, Jérôme, Augustin, Chrisostôme, remplirent un siècle entier de leur gloire. Des conciles nombreux et célèbres furent aussi, dans ce siècle, un vaste champ pour l'argumentation et pour la sorte d'éloquence qui pouvait s'y exercer. Leurs décisions compliquèrent encore la doctrine, et exigèrent de nouveaux efforts des étudians et des docteurs. Le droit canon prit naissance: il y eut un code de lois ecclésiastiques, qui s'est beaucoup accru depuis, mais qui servit dès-lors de noyau et comme de fondement à cette partie de la science. [31] Les écoles et les bibliothèques d'Alexandrie, d'Édesse, de Jérusalem, d'Hippone, etc. Maintenant, le reproche que l'on fait à cette littérature d'avoir étouffé l'autre et d'en avoir complété la décadence, est-il mérité? est-il injuste? C'est une question qui se présente naturellement, et sur laquelle on ne peut ni se taire, ni s'appesantir. De quelque manière qu'on entende un passage des Actes des Apôtres, où il est dit, qu'à Ephèse plusieurs de ceux qui s'étaient adonnés à d'autres sciences, apportèrent et jetèrent au feu leurs livres, après une prédication de S. Paul[32], il est certain que voilà déjà un bon nombre de livres brûlés. Les auteurs chrétiens des premiers siècles montrent, dit-on, dans leurs écrits une grande connaissance des ouvrages, des pensées et des systèmes philosophiques des anciens auteurs: une multitude de morceaux et de passages ne s'en sont même conservés que dans leurs écrits; et en effet il fallait bien qu'ils en eussent fait une étude très-attentive, pour se mettre en état de les combattre[33]. Oui, mais ne voit-on pas que, dans cette disposition d'esprit, tout occupés des erreurs ils l'étaient fort peu des beautés; qu'ils devaient mettre peu de zèle à en recommander l'étude; que le peu qu'ils en souffraient encore, recevait d'eux une direction plus religieuse que littéraire, et qu'il n'y avait pas loin entre se croire obligés de les combattre et de les réfuter continuellement et les écarter des mains de la jeunesse, les reléguer dans les bibliothèques, et enfin les proscrire? [32] Ch. XIX, v. 19. C'est le sujet du beau tableau de Le Sueur qui est dans la galerie du Muséum. [33] Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. Il, l. 3, c. 2. Par un canon d'un ancien concile[34], il est défendu aux évêques de lire les auteurs païens. On a beau dire que cela ne regardait que les évêques, dont la principale sollicitude devait être occupée du bien de leur troupeau[35], comment l'un des objets de leur sollicitude n'eût-il pas été de détourner les brebis de ce troupeau, d'une pâture qui leur était défendue à eux-mêmes, comme dangereuse et mortelle? S. Jérôme se plaint amèrement[36] de ce que les prêtres, laissant à part les évangiles et les prophètes, lisaient des comédies, chantaient des églogues amoureuses, et avaient souvent en main Virgile. Il est, dit-on, très-évident qu'il n'est ici question que de réprimer un excès et un abus[37]; mais qui nous fera connaître où le zèle de ce Père de l'église trouvait que commençât l'abus, et à quelle étude des anciens les jeunes ecclésiastiques auraient dû s'arrêter pour qu'il ne s'en effarouchât pas? [34] Concile de Carthage, IV, c. 16. [35] Tiraboschi, _ubi supra._ [36] Ep. XXI, édition de Vérone. [37] Tiraboschi, loc. cit. Lui-même, insiste-t-on, nomme et cite souvent les auteurs profanes[38]. Fort bien; mais dans quel esprit? Jugeons-en par un autre passage où il dit: «Que s'il est forcé quelquefois à se rappeler les études profanes _qu'il avait abandonnées_, ce n'est pas de sa propre volonté, mais, pour ainsi dire, par la nécessité seule, et pour montrer que les choses prédites, il y a plusieurs siècles par les prophètes, se trouvent aussi dans les livres des Grecs, des Latins et des autres nations[39]». Ce passage, et plusieurs autres pareils qu'on y pourrait joindre, prouvent bien, il est vrai, que la lecture des écrivains profanes n'était pas entièrement défendue aux chrétiens, et qu'on voulait seulement qu'ils ne s'y livrassent que pour en découvrir et en réfuter les erreurs, et pour faire éclater en opposition les vérités du christianisme[40]. Mais ou je me trompe fort, ou de pareils traits établissent dans toute leur force les reproches qu'on a voulu combattre, laissent sans réponse les objections, et font toucher au doigt le mal qu'on a voulu cacher. [38] _Id. ibid._ [39] _Proleg. in Daniel_. [40] Tirab. loc. cit. On ne sait que trop quels furent dans ce siècle même, les funestes effets d'un faux zèle que la religion désavoue aujourd'hui. La destruction générale des temples du paganisme n'entraîna pas seulement la perte à jamais déplorable d'édifices, où le génie des arts avait prodigué ses merveilles: les collections de livres se trouvaient ordinairement placées, aussi bien que les statues, dans l'intérieur ou le voisinage des temples, et périssaient avec eux. Le sort de la bibliothèque d'Alexandrie est connu. Un patriarche fanatique, Théophile, appela sur le temple de Sérapis les rigueurs du crédule Théodose; le temple fut abattu, la riche bibliothèque qu'il renfermait fut détruite. Orose, qui était chrétien, atteste avoir trouvé, vingt ans après, absolument vides les armoires et les caisses qui contenaient des livres dans les temples d'Alexandrie; et c'étaient, de son aveu, ses contemporains qui les avaient détruits[41]. Enfin la barbarie de Théophile, dont on parle peu, ne laissa presque rien à faire, plusieurs siècles après, à celle des Sarrazins, dont on a fait tant de bruit. On ne peut douter que ces ravages ne se soient étendus partout où s'exerçait le même zèle, et que les expéditions destructives de l'évêque Marcel contre les temples de Syrie[42], de l'évêque Martin contre les temples des Gaules[43], et de tant d'autres, n'aient eu les mêmes effets. [41] Orose, lib. VI, c. 15. [42] Sozomène, liv. VII, c. 15. [43] Sulpice Sévère, _de Martini vitâ_, c. 9, 14. Alcionius fait dire au cardinal Jean de Médicis (depuis Léon X), dans son dialogue _de Exilio_: «J'ai ouï dire dans mon enfance à Démétrius Chalcondyle, homme très-instruit de tout ce qui regarde la Grèce, que les prêtres avaient eu assez d'influence sur les empereurs de Constantinople, pour les engager à brûler les ouvrages de plusieurs anciens poètes grecs, et en particulier de ceux qui parlaient des amours, des voluptés, des jouissances des amants, et que c'est ainsi qu'ont été détruites les comédies de Ménandre, Diphile, Apollodore, Philémon, Alexis, et les poésies lyriques de Sapho, Corinne, Anacréon, Mimnerme, Bion, Aleman et Alecée; qu'on y substitua les poëmes de S. Grégoire de Nazianze, qui, bien qu'ils excitent nos coeurs à un amour plus ardent de la religion, ne nous apprennent pas cependant la propriété des termes attiques, et l'élégance de la langue grecque. Ces prêtres sans doute montrèrent une malveillance honteuse envers les anciens poètes; mais ils donnèrent une grande preuve d'intégrité, de probité et de religion[44]». [44] _Turpiter quidem sacerdotes isli in veteres groecos malevoli fuerunt, sed integritatis, probitatis, et religionis maximum dedere testimonium_ (ALCYONIUS. _Medices legatus prior_, p. 69, ed. de Mencken. Leipsick. 1707.) Ces funestes effets d'un zèle mal entendu ne pouvaient être compensés par les moyens d'instruction employés dans les écoles. Il y en avait de particulières auprès de chaque église, où les jeunes ecclésiastiques étaient instruits, dit-on, dans les sciences divines et humaines[45]; mais ce qui précède fait assez voir ce qu'on doit entendre par ces sortes d'humanités. Outre ces écoles privées, il y en avait un grand nombre de publiques, destinées à former de vaillants athlètes qui puissent défendre avec vigueur la foi et l'orthodoxie contre les hérétiques, les juifs et les gentils[46]: or cette direction donnée aux écoles publiques par une religion dominante et exclusive, dut en peu de temps réduire toute l'instruction de la jeunesse à des questions de controverse et en bannir toutes les études, qui ne font que polir l'esprit, aggrandir l'âme, et l'élever de la connaissance au sentiment et à l'amour du beau. On sait que quand une fois le goût des lettres a commencé à se corrompre et à décliner chez un peuple, tous les efforts de la Puissance, toutes les influences dont elle dispose, suffisent à peine pour en retarder la chûte totale; qu'est-ce donc lorsque les choses en sont au point où nous les avons vues avant Constantin, et que les esprits reçoivent tout à coup une telle impulsion, qu'ils la reçoivent universelle et qu'elle reste permanente? [45] Andrès, _Orig. propr._, etc., cap. 7. [46] _Id. ibid._ Mais qu'arriva-t-il de cette révolution? ce qui était inévitable: c'est que les études ecclésiastiques elles-mêmes déchurent et tombèrent bientôt. On ne vit pas que ceux qui en avaient été les lumières s'étaient, dans leur jeunesse, nourris du suc littéraire qu'on ne peut tirer que de ces auteurs qu'on appelait profanes, comme si ce titre avait jamais pu s'appliquer à un Platon, à un Cicéron, à un Virgile, à un Sophocle, ou au divin Homère; qu'en retranchant aux esprits cette nourriture, pour les alimenter de questions de controverse, on leur faisait perdre non seulement la grâce, toujours nécessaire à la force, mais la force elle-même; qu'enfin les lettres ecclésiastiques étaient bien une branche de la littérature, et si l'on veut, la plus précieuse et la plus belle, mais que si l'on abattait, ou si on laissait dépérir le tronc, cette branche ne tarderait pas à éprouver le même sort. Aussi, dès le siècle suivant[47], vit-on commencer à se ternir ce grand éclat qu'avait jeté celui de Constantin et de Théodose[48]. On y aperçoit encore un Cyrille, un Théodoret, un Léon et quelques autres[49]; mais les connaisseurs dans ces matières voient en eux une grande infériorité; et une époque dont ils font toute la gloire, en est sûrement une de décadence et d'appauvrissement. [47] Le cinquième siècle. [48] On appelle ainsi le quatrième, quoique Constantin soit mort en 336, et que Théodose n'ait régné que depuis 379 jusqu'en 394. [49] Chrysostôme vécut jusqu'en 407, treizième année du règne d'Arcadius et d'Honorius; mais il appartient au quatrième siècle. Quant aux lettres, que nous n'appellerons point profanes, mais purement humaines, au milieu de leur décadence rapide, quelques noms surnagent encore dans les derniers siècles que nous venons de parcourir. Je ne parlerai point de Victorin le rhéteur[50], à qui pourtant on éleva de son vivant des statues publiques, et dont tous les auteurs de ce temps, S. Augustin entre autres[51] font des éloges sans mesure, mais qui nous a laissé des ouvrages de rhétorique et de grammaire, un commentaire sur deux livres de Cicéron[52], quelques écrits religieux, et un petit poëme sur les Machabées, où la grossièreté et l'obscurité du style, la médiocrité des idées, en un mot le défaut absolu de talent, déposent vigoureusement contre ces éloges et contre ces statues, ou plutôt nous attestent de la manière la moins suspecte quelle était la misère et la honte littéraire de ce temps. Un certain sophiste grec, nommé Proérésius, eut encore plus de renommée: des statues furent aussi dressées en son honneur, non seulement à Rome mais à Athènes. Celle de Rome portait une inscription qu'on peut rendre ainsi[53]: Rome, Reine du monde, au Roi de l'éloquence: [50] Marius Victorinus Africanus. [51] _Confess._, liv. VIII, c. 11. [52] Les livres _de Inventione rhetor._ [53] _Regina Rerum, Roma, Regi eloquentioe_. Une des beautés de cette inscription est sans doute dans les quatre _R_ initiales. Je n'en ai pu mettre que trois dans mon vers français. Sa vie a été longuement et pompeusement écrite[54]: ses contemporains ne tarissent point sur sa louange. Il était chrétien, et cependant l'empereur Julien lui écrivit dans les termes de l'admiration la plus exagérée[55]. Mais ce qu'il y a peut être de plus heureux pour lui, c'est qu'il ne nous est resté que ces éloges, et que nous n'avons aucun ouvrage de lui pour les démentir. [54] Par Eunapius, _Vit. Sophist._, c. 8. [55] Julian., _Epist._ II. L'art oratoire était réduit alors aux panégyriques directs et prononcés en présence, genre misérable, où l'orateur ne peut le plus souvent satisfaire l'orgueil, pas plus que blesser la modestie, ou même un reste de pudeur. Ceux qui se sont conservés et qu'on joint souvent au panégyrique par lequel Pline le jeune outragea l'amitié qui l'unissait avec Trajan, sans pouvoir lasser sa patience, sont bien au-dessous de ce chef-d'oeuvre de l'adulation antique. Claude Mamertin, Eumène, Nazaire, Latinus Pacatus, les prononcèrent dans des occasions solennelles; le temps qui a dévoré tant de chefs-d'oeuvre les a respectés, mais s'ils sont de quelque utilité pour l'Histoire civile et littéraire, ils en ont peu pour l'étude de l'art oratoire et pour la gloire de ces orateurs. Symmaque[56] plus célèbre qu'eux tous, passa du plus haut degré de faveur et de gloire au comble de l'infortune. Théodose avait trouvé fort bon qu'il prononçât devant lui son panégyrique; mais lorsqu'il apprit que Symmaque avait aussi prononcé celui de ce tyran Maxime, qui avait régné quelque temps avant lui et qu'il avait, par politique, reconnu lui-même, il exila ce panégyriste trop flexible, le persécuta et le réduisit à se réfugier, quoique païen, dans une église chrétienne, pour mettre sa vie en sûreté[57]. A entendre le poète Prudence, qui a pourtant écrit deux livres contre lui, ce Symmaque était un homme d'une éloquence prodigieuse[58], et supérieur à Cicéron lui-même: Macrobe le propose pour modèle du genre fleuri[59]; d'autres auteurs renchérissent encore sur cet éloge; et cependant si nous voulons y souscrire, il faut nous dispenser de lire les dix livres de lettres qui nous restent seuls de lui. Cette lecture rend tout-à-fait inconcevables les louanges prodiguées à leur auteur[60]. [56] Q. Aurelius Symmachus. [57] Voy. Cassiodore, _Hist. tripart._, liv. 9, c. 23. [58] Prudent. _in Symmachum_, liv. I. [59] Saturnal. liv. V, c. 1. [60] Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. II, liv. IV, c. 3. Deux recueils d'un autre genre renferment plusieurs productions littéraires de cette triste époque: ce sont ceux des anciens grammairiens, Ælius Donatus, Diomède, Priscien, Charisius de Pompéius Festus, Nonius Marcellus, etc.[61]. Leur nom n'est guère connu que des érudits de profession, qui parlent d'eux plus encore qu'ils ne s'en servent. Il n'en est pas ainsi de Macrobe[62], dont nous avons des dialogues intitulés _les Saturnales_[63], remplis de détails curieux sur divers sujets d'antiquité, de mythologie, de poésie, d'histoire. C'est un recueil peu recommandable par le style (ce qui n'est pas étonnant, puisque la langue était déjà fort altérée et que de plus l'auteur[64] était étranger); mais il est précieux par l'explication d'un grand nombre de passages des auteurs classiques, principalement de Virgile, par des citations de lois et de coutumes anciennes enfin par des recherches curieuses et une grande variété d'objets. Ses deux livres de commentaires sur le fragment de Cicéron, connu sous le titre de _Songe de Scipion_, nous le montrent comme très-versé dans la philosophie platonicienne. Nous y voyons aussi qu'il savait en astronomie tout ce qu'on savait de son temps, et que de son temps on savait peu. [61] Ils ont été recueillis par Putchius, _Hanov_. 1605, _in_-4°.; et par Godefroy, _Genève_, 1595, 1622, _in_-4°. [62] Macrobius Ambrosius Aurelius Theodosius. [63] _Saturnalium Conviviorum_ libri VII. [64] Il l'avoue lui-même dans la préface des _Saturnales_. Marcian Capella[65] dont il faut bien dire un mot, nous a laissé un ouvrage latin en neuf livres, mêlé de prose et de vers, sous le titre bizarre de _Noces de la Philologie et de Mercure_, où, à propos de ce mariage qu'il imagine, il traite des sept sciences[66], qu'on appelait alors, et que l'on a appelées long-temps depuis, _les sept arts_: il en explique de son mieux les principes: son style est inculte et même souvent barbare, surtout dans la prose: dans les vers, il l'est moins que celui de la plupart des écrivains de Marcian Capella lui-même. Il est à remarquer[67] que la poésie se soutient encore à cette époque, non pas, et il s'en faut de beaucoup, au niveau de ce qu'elle était dans les siècles précédents, mais infiniment au-dessous de la prose. Les poètes paraissaient en quelque sorte d'un autre temps que les grammairiens et même que les orateurs. C'est un service que leur rendait la difficulté du mètre et l'effort d'esprit nécessaire pour faire des vers, même médiocres. Les étrangers et les barbares inondaient alors l'Italie. Ils voulaient parler latin pour se faire entendre, et croyaient y être parvenus, quand ils avaient donné aux mots de leurs jargons une terminaison latine. Les nationaux, en conversant avec eux, apprirent bientôt, par crainte, par égard, par habitude, à parler comme eux, c'est-à-dire à défigurer leur propre langue. Or le parler de la conversation et ses locutions corrompues se glissent facilement dans le style, quand on écrit en prose, et qu'on ne trouve aucun obstacle qui arrête la plume et la pensée. Mais dans les vers, surtout dans les vers latins, soumis à la loi du mètre et de la quantité, cette loi sévère contient l'intempérance de l'écrivain, lui interdit les distractions, le force à réfléchir, à examiner, à corriger, à changer ses expressions, souvent en prose du même temps, et les effacer, et par conséquent à y mettre toujours de l'intention et du choix. [65] Marcianus Mineus Felix Capella. [66] Grammaire, dialectique, rhétorique, arithmétique, géométrie, astronomie et musique. [67] Tiraboschi, _ub. sup._, c. 4. Les fables d'Avien[68] n'ont certainement pas la grâce et l'élégante simplicité de celles de Phèdre; mais leur auteur tient encore un rang honorable parmi les fabulistes. Sa traduction des phénomènes d'Aratus, et celle du poëme géographique de Denys Périégète[69] en vers hexamètres, prouvent qu'il savait s'élever à de plus hauts sujets[70]. Selon Servius[71], il avait rempli une tâche plus laborieuse, et dont il n'est pas aisé d'apercevoir l'utilité; c'était de traduire en vers ïambes toute l'Histoire de Tite-Live. Claudien[72] eut Stilicon pour Mécène auprès d'Honorius. Il l'en paya par de longs panégyriques et par des satires violentes contre Eutrope et Ruffin, ennemis de ce ministre. Deux poëmes sur la guerre contre Gildon et contre les Goths, et plus encore son poëme de l'Enlèvement de Proserpine, ne l'ont pas mis dans l'Epopée, de pair avec les poètes latins du grand siècle, ni même, quoi qu'on en dise, avec ceux de l'âge suivant, Lucain, Stace et Silius, mais immédiatement après eux, et c'est encore une assez belle gloire. Numatien[73] n'a laissé qu'une espèce de poëme en vers élégiaques, où il raconte son voyage de Rome dans les Gaules, sa patrie. Le style en est sans élégance, mais on peut répéter encore qu'il vaut mieux que celui de la prose du même temps. Le faible, mais assez élégant Ausone, et le prolixe panégyriste Sidoine Apollinaire, et même Prudence et S. Prosper, quoiqu'il y ait dans leurs tristes vers, plus de piété que de poésie[74], sont des auteurs qu'on ne lit guère, mais qui se maintiennent pourtant dans toutes les bibliothèques. On y trouve moins souvent un certain Porphyre, non le philosophe, mais le poète[75], qui vivait sous Constantin, et qui a adressé à cet empereur un poëme en acrostiches, en lettres croisées et autres inventions pareilles, dont on croit qu'il fut le premier à donner le ridicule exemple. [68] Rufus Festus Avienus. [69] _Orbis terroe descriptio_. [70] Ces deux poëmes furent imprimés pour la première fois à Venise, en 1488, in-4º. (V. FABRICIUS. _Bibl. lat._) [71] _Ad. X Æneid_. v. 388. [72] Claudius Claudianus. [73] Claudius Rutilius Numatianus. [74] _Queste opere tutte_ (del Prudenzio) _sono più di zelo religioso ripiene che di artifiziosa ornamenti_. (Il Quadrio, t. II, pag. 80.) [75] Publius Optatianus Porphyrius. Je pourrais citer encore ici d'autres noms de poètes, qui firent dans leur temps quelque bruit, et heureusement oubliés dans le nôtre; mais je les laisse ensevelis dans les livres, où sont laborieusement entassés des noms d'auteurs obscurs et des titres d'ouvrages que personne ne connaît s'ils existent, et que personne ne regrette s'ils n'existent plus. Celui de tous les genres en prose, qui était le moins déchu, était l'Histoire. Aurélius Victor, Eutrope, et surtout Ammien Marcellin, ne sont pas sans quelque mérite, quoique bien inférieurs aux historiens même du second rang, et quoique les temps où ils vécurent, semblassent, du moins au premier coup-d'oeil, faits pour inspirer mieux la Muse historique. Il est certain que jamais époque ne fut plus féconde en événements. En voyant les rapides successions d'empereurs, leur vie agitée et leur mort presque toujours tragique, les divisions et les réunions de l'Empire, les guerres intestines et étrangères, les invasions multipliées des Barbares, les maux affreux où l'Orient et l'Occident furent plongés par ces hordes féroces et par la faiblesse de leurs défenseurs, qui semblait augmenter à mesure que se multipliaient les dangers, on croirait que le pinceau de l'Histoire avait la matière à de grands tableaux, et que si un Polybe, un Salluste, un Tite-Live avaient alors vécu, ils auraient eu une vaste carrière où exercer leurs talents. Mais il semble, au contraire, que le désordre et la confusion qui régnaient dans l'Empire, se communiquaient à ceux qui en écrivaient l'histoire; si ces grands historiens eussent vécu, s'ils eussent vu la chaise curule changée en trône, ce trône transféré, démembré, souillé de crimes, ensanglanté d'assassinats; la belle Italie déchirée, dépeuplée, occupée de pointilleries théologiques, assaillie, ravagée, dominée par des Goths, des Vandales, des Erules, des Alains, des Suèves et d'autres peuplades ignorantes et barbares; son culte changé, ses institutions détruites, sa langue viciée par un mélange impur avec celles de ses vainqueurs; en un mot, si, dans le même pays, ils s'étaient trouvés comme transportés au milieu d'un tout autre ordre de choses, et parmi une tout autre race d'hommes, est-il sûr, ou plutôt est-il croyable qu'ils eussent retrouvé leur génie et leur talent? Ce n'est pas toujours la multiplicité des événements, leur agitation, leur fracas, qui est favorable au génie de l'Histoire, c'est leur caractère et celui des Personnages qui en sont les acteurs, ce sont aussi leurs résultats. Quand ces résultats sont des maux irrémédiables et toujours croissants, quand ce caractère manque aux hommes et aux choses, les événements se multiplient, se compliquent et se succèdent en vain: il y aura des mémoires, si l'on veut, mais point d'Histoire. La division des empires d'Orient et d'Occident, avait interrompu presque tout commerce entre les Grecs et les latins, et semblait avoir privé les uns et les autres de la mutuelle communication des lumières[76]; mais c'étaient en effet les Latins qui avaient tout perdu. Ils restèrent dépouillés des grands modèles de la littérature grecque, et des livres où étaient déposés les éléments de toutes les sciences. La langue grecque leur devint bientôt entièrement étrangère. La lecture de Platon, d'Aristote, d'Hippocrate, d'Euclide, d'Archimède, leur fut interdite, aussi bien que celle d'Homère, d'Anacréon, d'Euripide et de Théocrite; tandis que le progrès des idées religieuses et de l'enseignement sacerdotal, reléguait pour eux par degrés les grands écrivains qui avaient illustré la littérature latine, au même rang et dans la même obscurité que les auteurs grecs; tandis que[77] S. Augustin, Marcian Capella, S. Isidore, et quelques autres écrivains de la basse latinité, avaient pris dans le peu d'écoles qui subsistaient encore, la place de ces sublimes instituteurs du monde. Enfin l'Italie était réduite au point, que, parmi le peu d'auteurs qui y jetaient encore quelques rayons de gloire littéraire, presque tous étaient étrangers; Claudien, égyptien; Ausone, Prosper et Sidoine Apollinaire, nés dans les Gaules; Prudence, espagnol; Aurélius Victor, africain; Ammien Marcellin, grec, natif d'Antioche, etc. [76] Andrès, _Orig. Progr._, etc., c. 7. [77] Andrès, _ubi supra_. En Orient, au contraire, les grands modèles existaient dans la langue qui continuait d'être celle du pays même, et de plus, on s'enrichit à cette époque des bons auteurs latins qu'on y avait presque entièrement ignorés jusqu'alors. Une cour formée à Rome, un conseil d'état et un Tribunal suprême, composés de praticiens et de jurisconsultes venus de Rome ou du moins d'Italie, les y transportèrent avec eux[78]. Mais ce grand nombre de Romains et d'Italiens qui s'y établirent, ne pouvait égaler ni contrebalancer celui des Grecs et des Asiatiques qui parlaient la langue grecque. Les auteurs latins, quoique mieux connus, restèrent toujours au second rang dans l'opinion. [78] Denina, _Vicend. della Letter._, liv. I, c. 36. La place même qu'occupait Constantinople, siège du nouvel Empire, entre la Grèce et l'Asie, était très-propre à faire fleurir la langue grecque, commune depuis plusieurs siècles entre ces deux parties du monde. Cette situation devait augmenter l'obstination de ces peuples à ne faire usage que de leur ancienne langue[79]. Enfin la cour elle-même, quoique venue de l'Occident, cultiva bientôt le grec aux dépens du latin; la preuve en est dans les écrits de Julien, neveu de Constantin, et depuis empereur lui-même; élevé en Italie, et long-temps Gouverneur des Gaules, où le latin était la langue dominante; il écrivit en grec ses ouvrages; et ce fut en grec qu'il prononça ses panégyriques et ses autres discours publics. Ces mêmes ouvrages, où des écrivains élevés dans des préventions de religion et d'état contre Julien, ne peuvent se dispenser de reconnaître un haut degré de mérite, et surtout un sel et une finesse qu'on ne trouve peut-être dans aucun auteur depuis Lucien[80], prouvent que les lettres grecques, quoique déchues, étaient encore loin d'une ruine totale. [79] _Idem, ibid._ [80] _Id. ibid._, c. 35. Si la poésie en général était presque entièrement éclipsée, si surtout la passion effrénée pour les jeux du Cirque avait entièrement étouffé la poésie dramatique; si l'éloquence délibérative et politique ne pouvait plus se relever sous le gouvernement despotique d'un seul[81], un Thémistius, un Libanius dans la rhétorique et l'art oratoire; un Porphyre, un Iamblique dans la philosophie, n'étaient point encore des écrivains à dédaigner; quelques historiens, et quelques autres auteurs dans différents genres, écrivaient encore avec bien plus de talent et de goût, que ne le firent et que ne le pouvaient faire en latin, ceux qui, dans la malheureuse Italie, écrivirent pendant le quatrième siècle et surtout pendant le cinquième. [81] Denina, _Vicend. della, Letter._, liv. I, c. 39. Les Goths étaient déjà venus, il est vrai, attaquer l'empire d'Orient; ils y avaient porté le ravage et brûlé vif, dans une maison où il s'était réfugié, l'empereur Valens; mais ils avaient été promptement repoussés jusqu'au-delà du Danube par Théodose, alors général, et qui, pour récompense, eut l'Empire; et ces Barbares n'avaient pas eu le temps de corrompre la langue, et de substituer l'esprit militaire à ce qui restait encore de goût pour les lettres. Ce qui, joint à d'autres causes que j'ai indiquées, avait rétréci les esprits, affaibli et rapetissé les talents, c'étaient les disputes de Théologie scolastique, les querelles de l'Arianisme, celles des deux Natures, élevées entre les Patriarches d'Alexandrie et de Constantinople[82]; l'hérésie d'_Eutychès_, substituée à celle de _Nestorius_[83], le scandale contradictoire des deux conciles d'Ephèse[84], mal effacé par celui de Calcédoine[85], le Formulaire de l'empereur Zénon, le Manichéisme[86], le Monophysisme, le Monothélisme[87] et d'autres questions inintelligibles, et par cela même interminables, qui étaient devenus l'objet des écrits, des conversations, des études, et qui ne pouvaient y porter que le trouble et les ténèbres. [82] Cyrille et Nestorius. [83] Voy. ces deux mots dans le Dictionnaire des Hérésies. [84] L'un général en 431, où Nestorius fut condamné, déposé et exilé; l'autre particulier, en 450, que l'abbé Pluquet, dans son Dictionnaire, appelle le brigandage d'Ephèse. [85] En 451. [86] Voy. les mots _Manès_ et _Manichéens, ub. supr._ [87] Voy. ce mot, _ub. sup._ Dans l'Occident, où l'on ressentait le contrecoup de ces vaines disputes, et où tant d'autres causes se réunissaient pour éteindre dans leurs derniers germes l'amour et la connaissance des lettres, elles avaient de plus contre elles ce déluge de Barbares, dont l'Italie, inondée à plusieurs reprises, était enfin restée la proie. Dès le commencement du cinquième siècle, ils s'y étaient débordés sous le faible Honorius. Stilicon les repoussa par sa bravoure, et les y rappela par trahison. Honorius se délivra de lui, mais non des Goths. Alaric entré à Rome[88], à la tête d'une armée innombrable, la saccagea pendant trois jours. Attila avec ses Huns, n'y entra pas[89]: le Pape Léon l'arrêta par son éloquence, ou plutôt en mettant à ses pieds tout l'or des Romains pour la rançon de Rome, ou, si l'on ne veut point de ces moyens naturels, en lui parlant en maître, lui, pauvre évêque, suivi de son clergé pour toute armée, mais escorté dans l'air par deux apôtres, armés de glaives flamboyants. [88] En 409, selon Muratori, et selon d'autres, 410. [89] En 452. Rome fut donc sauvée pour cette fois, mais le reste de l'Italie fut ravagé, brûlé, mis au pillage; et Rome elle-même, prise cinq ou six ans après par Genseric et ses Vandales, fut saccagée pendant quatorze jours. Enfin, vers la fin de ce malheureux siècle, les Barbares, qui avaient eu le loisir d'étendre leurs conquêtes pendant des règnes que l'Histoire aperçoit à peine, et des interrègnes non moins nuls et non moins désastreux, osèrent demander à un simulacre d'empereur[90], la moitié des terres d'Italie en toute propriété. Le refus sur lequel ils comptaient, les rendit maîtres du tout, et Odoacre leur roi, se fit couronner à Rome roi d'Italie. Ainsi finit l'Empire d'Occident entre les mains de Barbares, à peine désormais plus barbares que les descendants dégénérés des conquérants du monde. [90] Augustule. Quel pouvait être le sort des lettres dans de tels bouleversements? Liées à celui de l'Empire, elles s'écroulèrent entièrement avec lui; ou plutôt déjà renversées et détruites, elles restèrent sans espoir et sans moyens de renaissance, abattus et comme gissantes parmi des ruines. CHAPITRE II. _État des Lettres en Italie sous les Rois Goths; sous les Lombards; sous l'Empire de Charlemagne et de ses descendants. Onzième siècle; première époque de la renaissance des Lettres_ L'Italie, dans l'état misérable où nous l'avons vue réduite, était loin encore d'être parvenue au dernier degré de malheur que lui réservait la fortune. Peut-être même en y regardant de plus près, reconnaît-on que sous le roi Goth Odoacre[91], et plus encore sous l'Ostrogoth Théodoric, qui le détrôna[92], elle fut moins agitée, moins avilie et tenue moins éloignée des études, telles qu'on en pouvait faire alors, qu'elle ne l'avait été depuis un demi-siècle, sous ce fantôme d'Empire d'Occident, qui n'était qu'une sanglante anarchie. Théodoric avait été élevé à Constantinople: l'éducation grecque qu'il y avait reçue, dit l'historien Denina[93], ne l'avait pas rendu lettré, mais aussi ami des lettres qu'on peut raisonnablement l'attendre d'un soldat. Il est bon de savoir jusqu'où allait, malgré cette éducation, l'ignorance d'un Prince, dont le nom est pourtant inscrit parmi ceux des bienfaiteurs des lettres. Il ne savait pas écrire, ni même signer. Il fallut fabriquer une lame d'or, percée de manière que les trous formaient les cinq premières lettres de son nom THÉOD.; et c'était en conduisant sa plume dans les ouvertures de ces trous, qu'il signait les lettres et les édits[94]. Ce trait caractérise à la fois et Théodoric et son siècle. [91] 476. [92] 493. [93] _Vic. della Lett._, liv. c. 37. [94] Tiraboschi, _St. della Lett., ital._, tom. III, liv. I, c. 1, où il cite l'Anonyme de Valois. Voyez cet auteur, à la fin de l'histoire d'Ammien Marcellin, édit. de 1693, pag. 512. Ces lettres et ces édits, qu'il avait tant de peine à signer, il n'en avait aucune à les faire. C'était l'ouvrage du savant Cassiodore, qu'il eut le bonheur de rencontrer, et le bon esprit de charger de cet emploi. Cassiodore est une des deux dernières lumières, qui jettent encore un reste d'éclat dans ces temps obscurs. Ce fut lui qui, profitant du crédit que lui donnait l'intimité de ses fonctions, contribua beaucoup à inspirer à Théodoric ce goût pour les sciences et pour les arts, qui nous étonne dans un Barbare. On voit dans les lettres qu'il écrivait au nom de ce Roi, et qui nous sont restées, les expressions honorables dont il se servait en parlant aux hommes distingués par quelque savoir, les encouragements de toute espèce qu'il leur procurait, les emplois dont il se plaisait à les faire revêtir. Il conserva le sien et toute son influence auprès des successeurs de Théodoric. Quand la guerre vint troubler et bouleverser de nouveau l'Italie, il se retira de la cour et du monde, et partagea le reste de sa vie entre les exercices du cloître et la culture des lettres. Outre des ouvrages purement religieux, il a laissé des _Institutions_, des _Lettres divines et humaines_, plusieurs autres livres qu'on peut appeler élémentaires, un recueil considérable de lettres, et l'_Historia tripartita_, abrégé des histoires ecclésiastiques, écrites en grec par Socrate, Sozomène et Théodoret, et traduites en latin, d'après son conseil, par Ephiphane le Scolastique[95]. Nous voyons par ses lettres, que son heureuse influence ne s'étendait pas moins sur les arts que sur les sciences, et qu'inspiré par un si bon esprit, Théodoric n'épargna rien, ni pour la conservation et la restauration des anciens monuments, ni pour en élever lui-même de nouveaux et de magnifiques. Le mauvais goût qu'on y remarque, ne peut lui être reproché[96]. C'était ce goût qui dominait de son temps; c'étaient ces formes tourmentées, élancées et bizarres, qui étaient seules en faveur; un Roi ne pouvait de son chef ni les commander ni les proscrire; et, malgré tous les vices de leurs formes, ces édifices attestent encore et le génie hardi des architectes qui les bâtirent, et la magnificence du prince qui les fit élever[97]. [95] Il n'est pas sûr que cet Abrégé soit de lui. (Voyez Tirab., t. III, liv. I, c. II. 5.) [96] Voy. Muratori, _Antich. Ital._ Dissert. XXIII et XXIV. [97] C'est l'architecture qu'on appelle gothique. Muratori (_Dissert._ 23 et 24) et d'autres auteurs ne veulent point qu'elle appartienne aux Goths; et il n'est pas vraisemblable, en effet, que ces peuples, qui ignoraient presque entièrement les arts, fussent aussi avancés en architecture. Quelques-uns l'attribuent aux Sarrazins; d'autres lui donnent, avec plus de vraisemblance, pour unique origine la dépravation progressive du goût dans les arts. Maffei (_Verona Illust._, Ire. part., liv. XI) avoue que, sous le règne des Goths, l'architecture conserva autant de grandeur, de magnificence et de solidité qu'elle en avait eu sous les empereurs Romains; il ajoute qu'il y a en Italie beaucoup d'édifices antérieurs à la renaissance des arts, dans lesquels, si l'on en pouvait retrancher les _arcs en pointe_ et l'_irrégularité des colonnes et des chapiteaux_, non-seulement la construction est très-bonne, mais les ornements même ne manquent ni de grandeur, ni de grâce. Or, ces arcs aigus ou en pointe, et ces colonnes irrégulières, et ces chapiteaux non moins irréguliers, qu'est-ce autre chose que ce qu'on appelle architecture gothique? Mais ce mauvais goût d'architecture remonte-t-il jusqu'au temps des Goths? Cette question a occasioné, en Italie, une longue et bruyante controverse dans le dernier siècle. Voici cependant un passage de Cassiodore qui ne paraît devoir laisser aucun doute. Dans la formule XV du liv. VI de ses_ Variarum, de Fabricis et Architectis_, je lis ces mots: «_Quid dicamus columnarum junceam proceritatem? Moles illas sublimissimas fabricarum, quasi quibusdam erectis hastilibus contineri, et substantioe qualitates concavis canalibus excavatoe, ut magis ipsas oestimes fuisse transfusas, alias ceris indices factum quod metallis durissimis videas expolitum_». Cette hauteur et cette ténuité des colonnes qui les fait ressembler à des joncs, _junceam proceritatem_, ces masses d'édifices si élevées qui paraissent soutenues, sur des piques plantées debout, _quasi quibusdam hastilibus contineri_, et ces canaux concaves creusés dans le corps même de la pierre, _substantioe qualitates concavis canalibus excavatoe_, etc. etc.; tout cela ne peut convenir qu'à l'architecture que l'on appelle gothique, parce que tel était devenu le style des architectes au temps des Goths. Sous son règne et à sa cour florissait en même temps que Cassiodore, un écrivain qui lui était supérieur, le dernier que les hommes studieux de la langue et de la littérature latines, puissent encore lire avec plaisir, le philosophe Boëce[98]. Revêtu deux fois de la dignité consulaire, que les Empereurs, et après eux les Rois Goths, avaient eu la politique de laisser toujours aux Romains, ainsi que les titres et le simulacre de toutes leurs autres magistratures, il fut l'homme le plus éloquent de son temps, le plus instruit de la philosophie antique, le plus familiarisé avec les grands modèles de l'ancienne Grèce et de l'ancienne Rome. Ce n'est ni pour avoir traduit et commenté les ouvrages de dialectique d'Aristote et de Porphyre, et des ouvrages sur la musique ancienne, qui servent pourtant à l'Histoire de cet art, ni pour avoir naturalisé dans la langue latine la philosophie sophistique des Grecs, ni encore moins pour avoir introduit le premier cette philosophie dans la Théologie, qu'il est cher aux amis de la raison et des lettres, mais pour _sa Consolation de la Philosophie_, qu'il écrivit dans les fers. Cet ouvrage est mêlé de morceaux de prose et de pièces de vers de différentes mesures; la prose est trop infectée peut-être de vices introduits alors dans le langage, mais les vers rappelent souvent ceux des bons siècles, et sont au moins fort au-dessus de tout ce qui nous est resté du quatrième et du cinquième. [98] Anicius Manlius Torquatus Severinus Boëtius. L'ouvrage est divisé en cinq livres. La fiction qui en fait le fond est fort simple. Boëce, accablé par son infortune, avait appelé les Muses à son secours. Elles l'entouraient dans sa prison, et commençaient à lui dicter des chants plaintifs. Une femme lui apparaît. Sa figure était vénérable; ses yeux étaient ardents, et plus pénétrants que ne le sont ceux de l'homme. Son teint était animé, sa vigueur infatigable, quoiqu'elle fût si âgée qu'on voyait bien qu'elle était née dans un autre siècle. Sa stature était changeante: tantôt elle se réduisait à la mesure commune des hommes, tantôt elle paraissait frapper le ciel du sommet de sa tète. Sa tête pénétrait dans le ciel même, et alors elle échappait aux regards des mortels. C'est la Philosophie. Elle chasse les Muses, comme de trop faibles consolatrices, moins propres à fortifier l'âme contre le malheur qu'a l'amollir. Elle prend leur place, et remet peu à peu par ses discours le calme dans l'âme agitée de son disciple. Et en effet, quelles consolations plus douces et plus puissantes que les siennes, pour ceux du moins qui la suivent avec sincérité de coeur. Elle leur apprend à supporter les malheurs mêmes qu'elle leur attire; et dans un temps où, par des malentendus volontaires, on imputerait à la Philosophie des maux qu'elle s'était efforcée de prévenir, des crimes qu'elle abhorre, des proscriptions exercées par ses plus cruels ennemis et surtout dirigées contre elle, ce serait encore en elle seule que ses disciples fidèles chercheraient leur consolation et leur refuge. Elle apprit à Boëce à supporter son sort; mais elle ne put le lui faire éviter. Condamné injustement et sans être entendu par ce même Théodoric, qui l'avait comblé d'honneurs, il souffrit avec courage les tourments recherchés d'une mort lente et cruelle[99]. Son meurtrier ne lui survécut que de deux ans, et souilla par d'autres cruautés la gloire de trente ans de règne. Né barbare, il était devenu un grand prince; mais, par un retour de cette force du naturel, qui semble n'avoir jamais plus d'empire que lorsque c'est au mal qu'elle nous ramène, le grand prince, avant de mourir, redevint un barbare. [99] On lui serra le front avec une corde jusqu'à faire sortir les yeux de la tête; enfin, après d'autres tortures, on le fit expirer sous le bâton. _Anonym. Vales. ad Amm. Marcel_. 1693. Sous la régence de sa fille Amalasonte, et les règnes courts, violents et honteux de son petit-fils et son neveu[100] l'influence de Cassiodore maintint dans leur cour l'habitude d'encourager ce qui restait encore d'hommes de quelque talent et de quelque instruction, de réchauffer, autant que cela était possible, les restes presque éteints du feu sacré des études. Mais ce fut alors qu'un autre feu s'alluma de nouveau en Italie, et qu'une guerre terrible la plongea dans des malheurs, dont tous ceux qu'elle avait éprouvés jusqu'alors, n'étaient en quelque sorte que le prélude, et dont il lui fallut plusieurs siècles pour effacer les funestes suites. L'empereur d'Orient, Justinien, résolut enfin de la délivrer du joug des Goths. L'illustre Bélisaire y fit triompher ses armes. Après qu'il en eût été payé par une disgrâce non moins célèbre que ses victoires[101], Narsès qui le remplaça, continua d'attaquer les Rois Ostrogoths, qui continuaient de se défendre. Il les renversa enfin du trône, et détruisit leur domination, qui avait duré soixante-quatre ans en Italie, Mais bientôt il eut à repousser des essaims armés de Germains et de Francs, que l'espoir du butin y attirait de leur pays encore sauvage. Rappelé par l'empereur Justin, aussi ingrat envers lui, que Justinien l'avait été envers Bélisaire, il mourut à Rome, âgé de quatre-vingt-quinze ans, lorsqu'il se préparait à repasser à Constantinople; tandis que les Lombards, comme chargés de sa vengeance, mais qu'il n'y avait pas sans doute appelés[102], venaient à leur tour ravager, envahir le pays qu'il avait sauvé, donner leur nom à ce pays même, et y fonder une nouvelle dynastie de Barbares. [100] Atalaric et Théodat. [101] Je ne prétends point adopter, par cet expression, le roman moral, mais fabuleux, de la fin cruelle et infortunée de Bélisaire. Justinien le rappela en effet en 540, mais il l'envoya commander en Perse. Les succès de Bélisaire y furent moins brillants qu'en Italie; il fut alors rappelé, disgracié et dépouillé du généralat. Renvoyé en Italie, à la tête des armées, il retourna quatre ans après à Constantinople, et y jouit pendant quinze ans de ses immenses richesses. Enveloppé, en 563, dans une conspiration contre l'Empereur, il fut privé de toutes ses charges et dignités, et consigné prisonnier dans sa maison. La suite du procès l'ayant justifié, il fut rétabli dans tous ses honneurs et dans les bonnes grâces de Justinien. Il mourut en 565, dans une extrême vieillesse, huit mois seulement avant l'Empereur, qui eut encore le temps de s'emparer, selon sa coutume, de tous les trésors de Bélisaire, et de les réunir à celui qui ne tarda pas à cesser d'être le sien. Théophanes, auteur grec contemporain, dans sa _Chronographie_, Georges Cédrénus, dans son _Histoire_, sur la 36e année du règne de Justinien, attestent ce retour de Bélisaire à la faveur de l'Empereur, et sa mort paisible. Le célèbre Alciat a aussi lavé de cette tache la mémoire de Justinien. Le Grec Jean Tzetzès fut le premier, au douzième siècle, qui mit en vers, dans sa troisième _Chiliade_, cette fable et le mot célèbre: _Donnez une obole à Bélisaire_. P. Crinitus, Pontadus, Volaterran et d'autres auteurs du quinzième siècle, l'ont adoptée. Baronius l'a suivie dans ses _Annales_, d'où elle s'est répandue sans examen dans plusieurs histoires modernes. Le savant et judicieux Muratori a rétabli les faits et invoqué l'autorité de Théophanes, de Cédrénus et d'Alciat. Voyez ses _Annales d'Italie_ sur cette époque. [102]Voy. Muratori, _Annal. d'Ital._, année 567. Ce n'étaient plus des essaims, de nombreuses armées, c'était une nation entière, hommes, femmes, vieillards, enfants, conduits par Alboin, leur roi, qui venaient y chercher une nouvelle patrie. Leur état, dont Pavie fut la capitale, s'étendit depuis les Alpes jusqu'aux environs de Rome, sans y comprendre les villes maritimes, les unes libres, les autres encore défendues par les Grecs. Leur règne de fer remplit la fin du sixième siècle, tout le septième, et la plus grande partie du huitième. Leurs guerres meurtrières, tantôt entre leurs différents chefs, tantôt avec les Grecs, restés maîtres de Rome, de quelques autres villes et de l'Exarchat de Ravennes, tantôt enfin avec les Francs, toutes signalées par d'horribles massacres, et par les ravages du fer et du feu, firent pendant ce long espace, de la malheureuse Italie, à qui l'on est si souvent forcé de donner cette triste épithète, un désert couvert de ruines et inondé de sang. Chacun étant alors réduit au soin d'une vie individuelle, sans cesse assiégée de terreurs, il n'y eut plus dans la vie commune, ni personne occupé de s'instruire, ni instituteurs, ni livres même, pour ceux qui, parmi tant de désastres, en auraient encore eu le désir. A peine trouvait-on à Rome, à Pise, et peut être dans un petit nombre d'autres villes, quelques écoles de grammaire et d'éléments de la science ecclésiastique. Quant aux livres, ces guerres non interrompues, avaient fait périr sous des décombres ou dans les flammes, ce qui s'était encore conservé d'anciens manuscrits, et les copies mêmes qui en avaient été tirées, principalement dans les monastères. L'opulence de nos grandes bibliothèques modernes, leur luxe surabondant, les jouissances qu'elles nous procurent, la facilité que nous avons de nous en composer à peu de frais de particulières, suffisantes pour nos besoins et pour nos plaisirs, nous font trop oublier les difficultés que l'on trouvait avant l'invention de l'imprimerie, à se procurer des livres et surtout à en former de ces collections qu'on appèle bibliothèques. L'état où nous avons vu précédemment l'Italie, les y avait déjà rendus fort rares. Ils le devenaient chaque jour davantage. Les bons copistes manquaient, les manuscrits anciens, usés par la lecture, ou détruits par les bouleversements de la guerre, ne pouvaient bientôt plus être remplacés, lorsque les institutions monastiques, qui ont fait tant de mal à la raison humaine, mais qui rendirent alors plus d'un service à la civilisation et aux lumières, leur rendirent surtout celui de sauver d'une ruine totale les livres qui eu étaient le dépôt. La philosophie, qui a mis les moines à leur place, cesserait d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire l'amour éclairé de la justice et de la vérité, si elle n'aimait à reconnaître et à respecter partout où elle le trouve, ce qui est bon en soi et utile aux hommes. Les monastères étaient devenus un asyle, où non seulement la piété, mais le simple amour de la paix, au milieu de cet éternel fracas des armes, conduisait la plupart des hommes qui conservaient quelque goût pour l'étude. Presque toutes ces maisons avaient des bibliothèques, dans lesquelles ce qu'on pouvait se procurer d'auteurs anciens était joint aux livres de religion et de littérature ecclésiastique, qui en faisaient le fond. Une règle fort sage de la plupart de ces institutions, obligeait ceux qui les embrassaient à consacrer tous les jours quelques heures au travail des mains. Tous ne pouvaient pas travailler à la terre, ou s'occuper d'autres opérations manuelles qui exigent la force du corps. Les moines faibles de santé, ceux du moins qui avaient un peu d'instruction et une écriture lisible, obtinrent de remplir leur tâche en copiant des livres. Cela devint bientôt un exercice favori. Les abbés et les autres supérieurs encouragèrent ce travail qui multipliait leurs richesses littéraires. De-là vint dans ces ordres, le titre d'_antiquaire_ ou de _copiste_, mots synonimes, que l'on trouve souvent employés l'un pour l'autre dans l'histoire monastique du moyen âge. Ainsi, tandis que les barbares incendiaient, dévastaient, saccageaient des provinces entières, détruisaient les monuments des arts, les livres, les bibliothèques, des solitaires laborieux s'occupaient de réparer au moins une partie de ces pertes; et si nous possédons aujourd'hui un assez grand nombre d'ouvrages de l'antiquité, c'est, avouons-le avec reconnaissance, presque uniquement à eux que nous le devons[103]. [103] Tiraboschi, _Stor. della Lett. Ital._ t. III, l. I, c. II. Je n'ignore pas que ces services rendus à la littérature ancienne par les moines ne datent guère avec évidence que du milieu du neuvième siècle (Voyez Denina, _Vicende della Letter._, t. I, c. 38, à la fin). Mais en suivant ici l'autorité de Tiraboschi, je ne cours d'autre risque que d'avancer d'un siècle ces témoignages de gratitude. Les plus savants d'entre eux ne dédaignaient point cet exercice. Cassiodore lui-même en faisait ses plaisirs. Entre tous les travaux du corps, écrivait-il, c'est celui d'antiquaire, c'est-à-dire de copiste, qui me plaît le plus[104]. On ne peut lire sans une sorte d'attendrissement, les détails minutieux dans lesquels il descend pour enseigner à ses moines cet art qu'il possédait si bien. Il appela dans son couvent d'habiles ouvriers pour relier proprement les manuscrits. Il dessinait lui-même les figures et les ornements dont il les embellissait; enfin ce bon vieillard, plus que nonagénaire, ne trouva point au-dessous de lui de composer un _Traité de l'Orthographe_, à l'usage de ses religieux, pour leur apprendre à écrire correctement[105]. Il paraît, par cette instruction, que, s'il était savant, les autres moines ne l'étaient guère. Aussi est-ce le temps des légendes, des histoires écrites en même style, et qui ne méritent pas plus de foi, enfin, de toutes ces oeuvres monacales qui déshonoreraient l'esprit humain, si les siècles étaient solidaires entre eux, et si, dans un siècle de lumières, il y avait d'autres esprits déshonorés, que ceux qui voudraient y remettre en crédit les sottises les plus grossières des temps d'ignorance et de ténèbres. [104] _De Institut. Divin. Litter._, c. 30. [105] Tirab. loc., cit., c. 2. Ces dépôts où étaient réunies, avec ce que le génie de l'homme avait produit le plus sublime, les tristes fruits de sa dernière décadence, avaient été assez généralement respectés pendant l'invasion des Goths; il en périt un grand nombre dans leur guerre contre les armées de Justinien, et un plus grand nombre encore dans l'irruption et sous la domination des Lombards. Il est donc vrai qu'à cette déplorable époque, malgré tant de travaux, on manquait presque généralement de livres. Les papes eux-mêmes, qui n'étaient encore que les chefs spirituels de l'église, et les évêques, non les souverains de Rome, avaient peine à se former une bibliothèque. Grégoire Ier., qu'on appèle le Grand, n'en avait, à ce qu'il paraît qu'une très-chétive[106], et cepandant c'était un des plus savants hommes de son siècle: sans être aussi riche que les papes l'ont été depuis, il disposait de plus de moyens que tous les autres évêques, et il n'en négligeait sans doute aucun pour rassembler auprès de lui tout ce qui pouvait servir à ses études. A entendre plusieurs critiques, il n'en fut pourtant pas ainsi. Ce pape célèbre, ce réformateur du chant, cet auteur de tant d'ouvrages qui l'ont fait placer au rang des pères de l'église, loin de s'appliquer à former des bibliothèques, incendia celle qui existait avant lui. Le savant Brucker, dans son _Histoire critique de la Philosophie_[107], ouvrage aussi estimé pour son impartialité judicieuse que pour sa profonde érudition, a joint à cette accusation formelle, qu'il appuie principalement de l'autorité de Jean de Salisbury, celles d'avoir chassé de sa cour les mathématiciens, d'avoir méprisé et même défendu l'étude des belles-lettres; enfin, d'avoir détruit à Rome les plus beaux monuments de l'antiquité profane. Mais ici, contre son ordinaire, Brucker s'est peut-être laissé aller à des préjugés de secte. Tiraboschi l'a réfuté avec autant de solidité que de modération[108]; et ceux qui seraient tentés de suspecter le défenseur, parce qu'il était moine et papiste, ne doivent pas oublier, pour être justes, que l'accusateur était protestant. [106] Voy. Tirab., t. III, liv. I, c. I, 14. [107] Tom. III, p. 560. [108] _Stor. della lett. ital._, tom. III, liv. II, c. 2. Les lettres de ce pontife sont le seul de ses ouvrages qui ait aujourd'hui quelque intérêt; celles des hommes célèbres de tous les genres en ont toujours. Dans ces lettres, on voit bien que Grégoire est uniquement occupé des affaires de la religion dont il est le chef, qu'il proscrit même et qu'il écarte des études tout ce qui y est étranger. Il reprend, par exemple, trés-sévèrement un évêque, parce qu'il enseignait la grammaire, et que sans doute il expliquait à ses élèves les beautés des anciens auteurs. Il ne veut pas que _les louanges de Jupiter et celles du Christ sortent de la même bouche_; il regarde _comme un crime grave_ que des évêques _osent chanter ce qui ne convient pas même à un laïque s'il a de la religion_[109]. Voilà bien une preuve de plus de cet esprit exclusif qui substitua peu à peu les études religieuses aux études littéraires, et qui contribua si puissamment à la décadence, et enfin à la ruine complète de ces dernières. L'apologiste de Grégoire est lui-même obligé d'avouer ici qu'il se laissa trop emporter à son zèle[110]; mais il y a loin de là aux actes dont on l'accusait. [109] Liv. XI, Epit. 54. [110] Tirab. loc. cit. Cependant voici un autre auteur non moins digne de foi, M. Denina, l'historien des Révolutions d'Italie et de celles de la littérature, qui ne regarde point la cause de Grégoire comme entièrement gagnée. «Je crains, dit-il, à parler vrai, que l'autorité de Jean de Salisbury, quoique postérieure de six siècles au siècle de Grégoire ne doive laisser toujours quelque soupçon que le zélé pontife, pour exterminer les monuments de l'idolâtrie, et pour attacher davantage la jeunesse chrétienne, et spécialement les ecclésiastiques, à la lecture des saints pères, n'eût cherché à supprimer le plus qu'il pouvait des auteurs païens»[111]. Sans prétendre rien décider dans une question de cette espèce, on ne peut nier que cette crainte d'un historien aussi sage ne doive être de quelque poids. [111] _Vicende della Letter._, liv. I, c. 38. Vid. Machiavelli, _discorsi_, liv. II, c. 5. Une autre lettre du même pape nous laisse entrevoir combien, tandis que l'ignorance faisait de tels progrès en Occident, elle en avait fait aussi dans l'Orient, ou du moins à quel point la langue et la littérature latines y étaient redevenues étrangères. Grégoire assure, dans cette lettre, qu'il ne se trouvait pas alors à Constantinople un seul homme capable de bien traduire un écrit quelconque de grec en latin, ou de latin en grec[112]. Mais la littérature grecque elle-même continuait à décliner; chaque siècle ajoutait à sa décadence. Les derniers bons poètes grecs, Muesée, Coluthus et Tryphiodore[113] avaient brillé. Depuis long-temps qu'il n'y avait plus d'orateurs, et, à cette époque, on ne trouve plus de philosophes; mais quelques historiens, tels que Procope et Agathias, par qui les guerres de Justinien contre les Perses, les Goths et d'autres Barbares en Asie, en Afrique et en Italie, furent écrites, tiennent encore une place après les historiens des bons siècles. [112] Liv. VII, Epit. 30. [113] Auteurs d'_Héro_ et _Léandre_, de l'_Enlèvement d'Hélène_ et de _la Chute de Troie_, poëmes dont le premier est plus connu que les deux autres. Cet empereur Justinien, conquérant et législateur, était surtout grand théologien[114]; aussi ne manqua-t-il pas d'insérer dans son Code plusieurs lois qui prononçaient, tantôt la peine de mort, tantôt la confiscation, le bannissement, l'infamie, la privation des droits successifs, etc., contre les hérétiques. Argumenter contre eux était l'exercice habituel de son esprit; les persécuter, un des usages les plus assidus de son autorité; les combattre même, un exploit qui ne lui parut pas indigne de ses armes. Sa seule expédition contre les Samaritains de la Palestine coûta cent mille sujets à l'Empire. C'était une réfutation un peu chère de cette secte, si peu décidée dans ses dogmes, qu'elle était traitée de juive par les païens, de schismatique par les juifs, et d'idolâtre par les chrétiens[115]. [114] Gibbon, _History of decline and fall roman Emp._, c. 47. [115] _Id. ibid._ La passion favorite de l'Empereur étant la théologie, elle le devint aussi de tout l'Empire. L'esprit sophistique des Grecs fut tout occupé d'ergoteries scholastiques qui firent éclore une foule d'hérésies nouvelles. Les conciles et les synodes se multiplièrent; Justinien y argumenta souvent de sa personne, et l'on doit penser qu'il eut toujours raison. La foi ne s'en embrouilla que mieux: la sienne même, à force de raffinements, s'égara; et ce fléau des hérétiques, devenu hérétique à son tour, allait employer, pour soutenir son erreur, tous les moyens dont il avait appuyé son orthodoxie, lorsqu'il mourut sans se rétracter. La vie et les intrigues de sa femme Théodora paraissent avoir donné naissance à un nouveau genre d'histoire particulière inconnue jusqu'alors dans la littérature grecque, l'histoire secrète, anecdotique, ou si l'on veut scandaleuse[116]. Procope surtout s'y distingua, et n'a peut-être eu depuis que trop d'imitateurs. Avant lui, Achille Tatius avait laissé un autre genre d'écrits, dont la première origine date même de plus loin, je veux dire celui des romans d'amour. Son roman de _Clitophon et Leucippe_ fut surpassé par _les Amours de Théagène et de Chariclèe_, ou _les Ethiopiques_, de son contemporain l'évêque Héliodore; genre agréable, sans doute, mais un peu étranger aux travaux de l'épiscopat. Une observation qui n'a pas échappé au judicieux Denina, c'est que, tandis qu'en Occident on commençait à composer des légendes, des vies miraculeuses, et à inventer des récits de martyres vrais ou supposés[117], l'évêque de Tricca composait, de son côté, ses Fables éthiopiques. À cette observation, nous pouvons, nous autres Français, en ajouter une autre: c'est que, par une destinée qui semble attachée à ce roman, les deux premiers auteurs qui l'ont fait connaître en France, furent, l'un, Octavien de St.-Gelais, évêque d'Angoulême, par des morceaux traduits en vers; l'autre, le célèbre Amiot, évêque d'Auxerre, par une traduction complète en prose. Disons de plus que ce fut pour cette traduction qu'il eut sa première abbaye, et que celle qu'il fit dans la suite, de _Daphnis et Chloé_, du sophiste Longus, autre roman postérieur à celui d'Héliodore, inférieur pour la conduite, et plus licencieux dans les détails, ne l'empêcha point d'être évêque, ou contribua peut-être à lui faire avoir son évêché. [116] Denina, _Vicende della Letter._, liv. I, c. 39. [117] Denina, _Vicende della Letter._, liv. I, c. 40. La science qui avait alors le moins perdu en Orient et en Occident était la jurisprudence. Après la théologie, c'était ce que Justinien aimait et entendait le mieux. Il y porta la réforme, et c'est de lui, ou du moins des légistes habiles qu'il employa, qu'est le corps des lois romaines tel qu'il existe encore aujourd'hui. Ce ne fut pas un ouvrage fait du premier jet: dix jurisconsultes, à la tête desquels était le célèbre Tribonien, furent d'abord chargés de réunir, d'accorder, de compléter et de rassembler en un seul les trois Codes qui servaient alors de règle, y compris celui de Théodose. Le même Tribonien, et dix-sept jurisconsultes, firent ensuite un autre travail, plus considérable et peut-être plus difficile, mais qui devait les flatter, parce qu'il donnait de l'autorité et presque force de loi aux décisions des jurisconsultes les plus célèbres qui les avaient précédés; ce fut de rassembler ces décisions, de les diviser en cinquante livres, et chacun de ces livres en plusieurs titres, selon les diverses matières. Ce recueil reçut le nom de _Digeste_ ou de _Pandectes_. Enfin, Tribonien et deux autres, dont les noms, quoique moins illustres, méritent aussi d'être conservés, Théophile et Dorothée, composèrent, par ordre de l'Empereur, les quatre livres des institutions, qu'on appelle vulgairement les _Institutes_, ou éléments de la science du Droit. Le tout ensemble fut publié[118] six ans après le commencement du premier travail, et promulgué pour avoir seul force de loi, et être enseigné publiquement dans tout l'Empire. L'Empereur y joignit par la suite les nouvelles lois qu'il porta, et qui sont connues sous le titre de _Novelles_. Ainsi, le corps entier de la jurisprudence romaine resta divisé en Digeste, Code et Novelles, outre les Institutes, qui en sont comme le préambule[119]. Ces lois ne furent point adoptées en Italie pendant la domination des Goths; le Code de Théodose continua d'y être suivi; ce ne fut qu'après les dernières victoires de Narsès que ce général y put mettre en vigueur celui de Justinien. [118] En 534. [119] Heinneccius, _Hist. Jur._, liv. I, c. 6; Terrasson, _Hist. de la Jurisp._, p. III, et Tiraboschi, t. III, liv. I, c. 6. Les Lombards n'eurent des lois pour eux-mêmes que long-temps après leur conquête; et lorsqu'ils se furent donné un code, il fut encore permis aux peuples qu'ils avaient soumis, de suivre des lois romaines. Les lois lombardes ont été recueillies plus complètement et plus correctement qu'elles ne l'avaient encore été, par le laborieux Muratori[120]. M. Denina en a fait une exposition claire et méthodique dans son _Histoire des Révolutions d'Italie_[121], et l'on y peut observer que, si elles conservent des traces sensibles de l'ancienne barbarie de ces peuples, elles prouvent aussi que, sur plusieurs points de civilisation, ils avaient beaucoup gagné. [120] _Script. rer. Ital._ vol. I, part. II. [121] Tom. II, liv. 7. Sans doute ce beau climat et cette terre fertile commençaient à influer sur eux, comme ils le font à la longue sur tous les hommes; mais ce n'était pas à eux qu'il était réservé de faire faire à l'Italie les premiers pas hors de la barbarie dans laquelle ils avaient achevé de la plonger. Leur avant-dernier roi, Astolphe, ayant envahi Ravenne et l'Exarchat, qui étaient jusqu'alors restés à l'Empire, et menaçant Rome elle-même, attira l'attention de Pepin et ensuite de son fils Charlemagne, qui avaient conçu, pour leur propre ambition, des projets inconciliables avec ceux d'Astolphe. Les papes implorèrent leur secours, et n'eurent pas de peine à l'obtenir. Ni Astolphe, ni son fils Didier, qui lui succéda, ne purent résister aux Francs, successivement commandés par ces deux héros; et le royaume des Lombards fut définitivement détruit par Charlemagne, deux cent six ans après qu'ils eurent commencé à opprimer l'Italie. Parmi les titres qu'obtint, et ce qui n'est pas toujours la même chose, que mérita le fils de Pepin, nous ne devons considérer ici que celui de restaurateur des lettres, le plus glorieux de tous. Sous ce point de vue, Charlemagne appartient surtout à l'histoire de la littérature française; mais il eut aussi sur l'Italie une influence qui fait époque et qui exige que nous portions en même temps nos regards sur l'Italie, sur la France et sur lui. La France avait oublié la gloire dont avaient anciennement joui les Gaules. Les mêmes causes y avaient produit les mêmes et d'aussi déplorables effets. Les Gaules ravagées, pendant le quatrième et le cinquième siècle, par les irruptions des Quades, des Germains, des Vandales, des Bourguignons, des Huns et des Goths, virent s'arrêter tout à coup, et le cours des études, et l'émulation pour les lettres[122]. Les Francs étaient d'autres Barbares, dont les invasions et les conquêtes ne firent qu'augmenter le mal et accélérer la décadence de tous les exercices de l'esprit. La langue latine s'éteignit, pour ainsi dire, avec la puissance romaine, ou du moins ce ne fut plus qu'un jargon au lieu d'une langue. Le goût pour les anciens, leurs ouvrages, leurs noms mêmes disparurent presque entièrement. Pendant les deux siècles suivants, le mal empira encore, par cette pente des choses humaines qu'on y peut observer dans tous les temps. [122] Voy. le poëme de S. Prosper, _de Providentiâ_, v. 15-60. Si l'on se représente la suite des siècles, comme un torrent où elles sont entraînées, on y voit tantôt le mal et tantôt le bien roulant avec une vitesse progressive, jusqu'à ce que quelque obstacle imprévu, ou quelque moteur puissant, agissant en sens contraire, le cours change, le bien ou le mal s'arrête d'abord, rétrograde ensuite lentement, cède enfin; et les choses humaines reprennent avec la même vitesse le cours opposé. Au huitième siècle, l'ignorance n'avait plus de progrès à faire dans les Gaules: elle était parvenue à son comble. La faiblesse des Rois, la tyrannie des Maires, déléguée en quelque sorte à tous les gouverneurs des provinces, à tous les chefs militaires, dont ils avaient besoin pour leurs projets, accroissaient et favorisaient tous les désordres. La France enfin était toute barbare. Charlemagne vint: il arrêta le torrent, et redonna aux esprits un mouvement vers les études et vers la culture des lettres. L'ordre public et privé fut rétabli, et avec les études et les moeurs revinrent la sécurité intérieure et la prospérité de l'état. Charlemagne put concevoir, mais ne pouvait exécuter seul ce grand ouvrage. Ne trouvant point de maîtres en France, il y en appela d'étrangers. Les Français eux-mêmes l'avouent[123]. Les Italiens, jaloux d'ajouter cette gloire à celle de leur patrie, attribuent avec assez de vraisemblance le goût même que Charles prit pour l'instruction à son séjour en Italie et aux savants qu'il y rencontra[124]. Son éducation avait été plus que négligée: elle était tout-à-fait nulle, quand il passa les Alpes pour la première fois[125]. Quoiqu'il eût alors trente-un ans, et qu'il comptât six ans de règne, il ignorait même la grammaire. De l'aveu de son historien Eginhard[126], il en reçut les premiers éléments de Pierre de Pise, qui professait à Pavie quand Charles s'en empara. Les leçons de ce maître le mirent en état de profiter de celles du fameux Alcuin, de qui il apprit ensuite la rhétorique, la dialectique, l'arithmétique, l'astronomie et même la théologie. Mais ce célèbre Anglais, qu'il vit pour la première fois à Parme, et qu'il engagea dès-lors à le suivre, il ne l'y trouva qu'en 780[127], six ans après la prise de Pavie, lorsqu'il avait déjà sans doute pris le goût des lettres dans son commerce avec Pierre de Pise, son maître, avec Paul Warnefrid, connu sous le nom de Paul Diacre, qu'il avait aussi approché de lui, et avec un autre Paul ou Paulin, grammairien habile pour ce temps, qu'il avait rencontré dans le Frioul, et qu'il fit patriarche d'Aquilée. [123] Voy. l'Histoire littér. de la France, t. IV, Etat des lettres au huitième siècle. [124] Voy. Tirab., _Ist. della Lett. Ital._, t. III, liv. III, c. I. [125] En 774. [126] C. 25. [127] Voy. les preuves que le P. Mabillon donne de cette date, dans ses Notes sur la Vie d'Alcuin, insérées dans ses _Acta SS. Ord. S. Bened._, sæc IV, p. I. Charlemagne entouré de toutes ces lumières de son siècle, donna lui-même l'exemple de l'ardeur à s'en éclairer. Il consacrait chaque jour quelques heures à l'étude. Il voulut que ses enfants fussent instruits dans toutes les sciences qu'il cultivait. Il réunit dans son palais tous ces habiles professeurs et d'autres savants qui ne tardèrent pas à se montrer. Ils composaient auprès du Prince une sorte d'école ou d'académie suivant la cour, et qui se transportait partout avec elle[128]. On prétend que chaque membre de cette académie, prenait le nom d'un ancien auteur, qu'Alcuin, grand admirateur d'Horace, portait celui de Flaccus; que le jeune Angilbert, qui n'avait sûrement rien d'homérique, se nommait pourtant Homère; Adhalard, ou Adelard, évêque de Corbie, Augustin; Wala son frère, Jérémie; Riculfe, archevêque de Mayence, on ne sait par quelle fantaisie, Damoetas; qu'enfin, Charles lui-même, soit à cause de la royauté, ou de son goût pour la poésie hébraïque, avait pris le nom de David. Tout cela est un peu bizarre, et l'on a peine à se faire une idée des conférences académiques qui pouvaient se tenir entre David, Homère, Horace, Jérémie, Damoetas et S. Augustin; mais enfin c'était beaucoup pour le temps, et il était impossible que les esprits restassent engourdis autour de ce centre de mouvement et d'activité scientifique. [128] Hist. litt. de la France, _ub. sup._ «Le goût du Roi, comme il arrive toujours, dit le président Hénault[129], mit les sciences à la mode». Mais Charlemagne ne se borna pas à montrer ce goût; il s'efforça de le répandre dans l'immense étendue de son empire et de ses conquêtes, autant que le lui permettait l'état où il trouvait les peuples. Il fonda un grand nombre de monastères et d'églises: il y attacha des écoles: il prit l'habitude d'adresser lui-même aux ecclésiastiques des questions sur le dogme, sur la discipline, l'histoire ecclésiastique, la morale, et d'en exiger des réponses; et cet usage remit la science en vigueur, parmi le clergé. Il ordonna que chaque évêque, chaque abbé, chaque comte, eût un notaire ou secrétaire, pour copier correctement les actes; que l'on copiât de même les évangiles, le psautier, le missel. Il fit corriger pour ainsi dire sous ses yeux les exemplaires incorrects de la Bible. On recommença donc à avoir des textes purs de l'Ecriture-Sainte et des Pères. La calligraphie fut encouragée, ainsi que l'orthographe. On reprit le petit caractère romain et bientôt après le grand, à la place de l'écriture mérovingienne, qui était barbare. Les couvents, les abbayes devinrent des écoles de cet art et des fabriques actives de manuscrits. Le style commença aussi à s'épurer. Il y eut des historiens, des orateurs et surtout des poètes: Alcuin et Théodulphe, que l'empereur avait aussi amenés d'Italie, se piquèrent de l'être; on le fut à leur exemple, mais il est vrai, sans imagination, sans goût, sans poésie de style, et la plupart du temps sans exacte mesure de vers. [129] Abr. chr. de l'Hist. de Fr., année 789. Toute grossière qu'était cette poésie, elle faisait les délices des gens bien élevés et même de l'Empereur; il se plaisait surtout à entendre des chansons en langue tudesque ou théotisque, qui était sa langue naturelle. La préférence qu'il lui accordait la rendit la langue dominante dans la plus grande partie de la France. Le roman qui se formait dans l'autre partie était moins encouragé. Même après Charlemagne, le roman ne régna guère que dans les états des rois d'Aquitaine; tout le reste parla long-temps théotisque ou tudesque. Charles aimait tant cette langue, qu'il en avait composé une grammaire. Quand Eginhard semble dire qu'un souverain si instruit, que ce restaurateur des lettres et des études ne savait pas écrire[130], cela doit apparemment s'entendre du grand caractère romain, dont on renouvellait alors l'usage. En effet, malgré les efforts qu'il fit pour l'apprendre, il n'y put jamais réussir. Il signait avec un monogramme, gravé sur le pommeau de son épée. Il disait: je l'ai signé du pommeau; je le maintiendrai, avec la pointe: mais on assure qu'il écrivait facilement en d'autres caractères, soit théotisque, soit petit romain[131]. [130] _Tentabat et scribere, tabulasque et codicillos ad hoc in lectulo suo cervicalibus circumferre solebat, ut cum vacuum tempus esset, manum effigiendis litteris usuefaceret: sed parum prosperè successit labor, proeposterus ac serò inchoatus_. (EGINHARD, Vit. Car. Mag.) [131] Hist. Litt. de la France, _ub. sup._ Charlemagne voulut aussi qu'en France on sût mieux la musique, et que l'on chantât plus humainement qu'on ne faisait alors, entreprise toujours difficile et qui, comme on voit, l'était il y a long-temps. On sait qu'il s'éleva une grande dispute à Rome, en sa présence, entre ses chantres et les chantres romains. Il eut assez de goût et de discernement pour prononcer en faveur de ces derniers: il en amena deux en France pour y enseigner un chant moins barbare et surtout l'art d'organiser, c'est-à-dire, de pratiquer à la fin des phrases du plain-chant, quelques chétifs accords de tierce, car c'était à cela que se bornait alors toute la science de l'harmonie même au-delà des Alpes, et elle ne s'était pas encore étendue si loin en deçà[132]. [132] Je ne puis me dispenser de relever ici une erreur où le savant Tiraboschi est tombé (t. III, p. 134). Il cite ce passage d'un anonyme d'Angoulême, dans sa Vie de Charlemagne, publiée par Fauchet (_Script. Hist. Franc._): _Similiter erudierunt Romani cantores Francorum in arte organandi_; et comme il n'a pas compris le sens de ce mot _organandi_, il ne trouve pas bien clair, dit-il, si l'auteur veut dire que les Romains enseignèrent aux Français à construire des orgues, ou simplement à en jouer; et là-dessus il s'étend assez au long sur l'antiquité dont les orgues étaient en Italie, et sur celle dont ils étaient en France. Il ne s'agit ici ni de jouer des orgues ni d'en faire, _organari_ se réduisant au sens très-simple que je lui donne. (Voy. le Dictionnaire de Musique de J.-J. Rousseau, au mot _organiser_.) L'Italie, qui avait fourni à Charlemagne les principaux instruments de la révolution qu'il voulait opérer dans les esprits, y participa aussi, mais moins sensiblement que la France. Quelques universités italiennes, entre autres celles de Pavie et de Bologne, le réclament pour leur fondateur. Il y encouragea sans doute les études; il put y rassembler quelques professeurs, mais il n'existe aucune trace ni le plus léger indice qu'il les ait réunis en corps, qu'il ait distribué entre eux l'enseignement des diverses sciences, ni qu'il leur ait donné, ou des réglements, ou des priviléges, ou quoique ce soit enfin de ce qui constitue ce qu'on appelle université, ou tout autre fondation pareille[133]. [133] Tirab., t. III, p. 131 et suiv. Quant à ces hommes si célèbres dans leur temps, dont Charles se servit pour acquérir et pour répandre l'instruction (je ne parle que de ceux qui étaient Italiens), ils nous donnent, par le genre et le mérite de leurs connaissances et de leurs ouvrages, une idée de l'état où les sciences étaient alors. Pierre de Pise, qui passa le premier en France, lorsqu'il était déjà vieux[134], et qui peut être regardé, selon l'expression de du Boulay[135], comme le premier fondateur de l'école palatine et royale, n'enseignait que la grammaire à Pavie, quand Charlemagne l'y trouva, et ce fut aussi la seule science qu'il apprit au roi et qu'il fut chargé de professer dans son palais; mais il était de plus, en sa qualité de diacre, très-savant théologien. Alcuin dans une de ses lettres à l'Empereur, rapporte qu'il avait autrefois rencontré Pierre dans cette même ville, soutenant sur la religion, contre un juif, une dispute publique[136]. Enfin, quoiqu'il ne soit pas ordinairement compté parmi les poètes nombreux de ce siècle, il faisait aussi des vers, comme nous le verrons bientôt. Mais surtout il aimait les lettres et leur enseignement: il y fut livré toute sa vie; et son âge, et ses longs services lui donnaient beaucoup d'autorité. On ne parle point de son retour dans sa patrie; comme il était vieux quand il vint en France, il est probable qu'il y mourût. [134] Eginhard dit qu'il l'était quand Charlemagne le prit pour maître: _In discendâ grammaticâ Petrum Pisanum diaconum senem audivit_. (De Vitâ Car. Mag.) [135] _Itaque Petrus ille merito dici potest primus scholoe palatinoe et regioe institutor_. (Hist. Univers. Paris, t. I, p. 626.) [136] Epist. XV, _ad Carol. Mag._ Paul Diacre, que l'on ne désigne ordinairement que par cette qualité, mais dont le nom était Paul Warnefrid, était autrement placé dans le monde, et y jouait un rôle distingué, quand il fut connu de Charlemagne. Il était né dans le Frioul, de parents d'origine lombarde. Après avoir fait ses études à Pavie, il avait été ordonné diacre, et s'était déjà fait sans doute une réputation, lorsque Didier monta sur le trône des Lombards, d'où il devait bientôt descendre. Le nouveau roi appela Paul auprès de lui, le fit son conseiller intime et son chancelier[137]. Charlemagne ayant pris Pavie et détrôné Didier, offrit, dit-on, à Paul ses bonnes grâces; mais, par attachement pour son roi, il aima mieux se retirer de la cour, et peu de temps après il se fit moine au monastère du mont Cassin. Lorsque Charlemagne, en 781, se fit couronner à Rome empereur d'Occident, Paul lui adressa une élégie latine, pour lui demander la liberté de son frère, détenu depuis sept ans prisonnier en France; et ce fut sans doute cette pièce, très-élégante pour ce temps-là, qui détermina l'empereur, alors fortement occupé de rétablir les études en France, à y amener Paul avec lui[138]. Il n'y resta que cinq ou six ans, mais on ne peut douter qu'un homme aussi supérieur à son siècle qu'il l'était à beaucoup d'égards, ne contribuât partout où il séjournait pendant quelque temps à y réveiller le goût des lettres. De retour au mont Cassin, dont il avait toujours regretté la solitude paisible, il y mourut dix ou onze ans après[139]. [137] Tirab. _ub. sup._, p. 183, 184. [138] _Ibid._ p. 184-190. [139] En 799, _ibid_, p. 191. On dit que Paul savait la langue grecque, et que Charlemagne le chargea d'y instruire les clercs ou ecclésiastiques, qui devaient accompagner, en Orient, Rotrude, sa fille, promise à Constantin, fils de l'impératrice Irène[140]. C'est ici le lieu d'observer que, malgré la décadence des lettres, l'étude du grec n'était pas entièrement abandonnée en Italie, surtout à Rome, où les papes étaient obligés à une correspondance suivie avec les empereurs et les évêques grecs, et ne pouvaient l'entretenir que par des interprètes fixés auprès d'eux, et capables d'écrire facilement dans cette langue[141]. Aussi vit-on au huitième siècle, le pape Paul Ier. fonder à Rome un monastère dont il exigea que les moines officiassent en grec. Plusieurs Papes firent la même chose dans le siècle suivant, surtout Etienne V et Léon IV[142]; mais les études de ces hellénistes du neuvième siècle, ne s'étendaient pas plus loin qu'à ce qu'exigeaient les besoins de la cour de Rome, et peut-être à la lecture de quelques-uns des Pères grecs. [140] Tirab., _ub. supr._, p. 188. [141] _Ibid_, p. 109. [142] _Ibid_, p. 180. C'est surtout comme historien et comme poète, que Paul Diacre se rendit célèbre: il ne conserve aujourd'hui quelque célébrité que comme historien. Il était cependant (si l'on en veut croire les éloges que Pierre de Pise lui adressait en vers au nom de l'Empereur lui-même), un Homère dans la langue grecque, dans le latin un Virgile, dans l'hébreu un Philon, un Horace en poésie, etc.[143]; mais on sait combien il faut rabattre de toutes ces louanges, et Paul nous le dit lui-même, en répondant à Pierre, ou plutôt à Charlemagne, qu'il ne sait point le grec, qu'il ignore l'hébreu, que toute sa gloire dans ces deux langues, consiste en trois ou quatre syllabus qu'il avait apprises dans les écoles[144]. Mais peut-être sa modestie exagère-t-elle ici dans le sens contraire, surtout à l'égard du grec. Parmi les ouvrages historiques qu'il a laissés, on distingue principalement son _Histoire des Lombards_[145]. C'est la seule que nous ayons de ces peuples, et quoiqu'elle soit aussi décriée par le défaut de critique, les récits fabuleux et l'inexactitude chronologique, que par son style, on est heureux de l'avoir, puisque sans elle on ignorerait une multitude de faits et de détails importants. Ce prétendu rival d'Horace, composa plusieurs hymnes. Le plus connu, est celui de saint Jean-Baptiste, _Ut queant laxis resonare fibris_, qui n'est pas un chef-d'oeuvre de poésie, mais qui est devenu, comme nous le verrons, une sorte de monument en musique. [143] _Groecâ cerneris Homerus, Latinâ Virgilius: In Hebroeâ quoque Philo, Tertullus in artibus; Flaccus crederis in metris, Tibullus eloquio_. [144] _Groecam nescio loquelam, Ignoro Hebraioem; Tres aut quatuor in scholis Quas didici syllabas, Ex his mihi est ferendus Manipulus adorea_. [145] _De gestis Langobardorum libri sex_. Elle comprend l'histoire de ces peuples, depuis leur sortie de la Scandinavie jusqu'à la mort de leur roi Liutprand, en 744. Muratori l'a recueillie dans sa grande collection, t. I, part. I. Cette histoire fut continuée dans le même siècle par Erchempert, qui était, comme Paul Diacre, lombard d'origine, et moine du mont Cassin. Il écrivit les gestes des princes lombards de Bénévent (_de gestis principum Beneventanorum Epitome chronologica_), depuis l'époque où Paul l'avait laissée jusqu'en 888. Elle est dans la même collection, t. II, part. I. Enfin, dans le dixième siècle, l'anonyme de Salerne et l'anonyme de Bénévent suivirent l'histoire des Lombards jusqu'à l'extinction des petites principautés qu'ils s'étaient faites à l'extrémité de l'Italie; le premier jusqu'en 980, et le second en 996. On trouve ces fragments dans le même volume de la collection de Muratori. Paulin, que l'on nommait le grammairien, dont Charlemagne fit un patriarche d'Aquilée; et dont l'église a fait un Saint, n'était point né en Austrasie ni en Autriche, comme quelques auteurs l'ont prétendu, mais dans le Frioul, où il enseignait depuis long-temps la grammaire, quand Charles s'empara de cette province[146]. Il ne suivit point en France le conquérant de l'Italie. Revêtu de l'une des grandes dignités de l'église, il en remplit les devoirs utilement pour son nouveau Souverain. Il fut appelé à tous les synodes que l'Empereur fit assembler en Allemagne, en France et en Italie, et rédigea les décrets de plusieurs. Charles et Alcuin lui-même avaient la plus grande estime pour lui, le consultaient dans les affaires et dans les questions délicates, et l'engagèrent à composer divers ouvrages contre les hérésies de ce temps. Les Italiens et les Français reconnaissent en lui un des hommes qui contribuèrent le plus à entretenir dans Charlemagne l'amour des sciences, et à en répandre le goût par ses discours et par son exemple. [146] En 776. Paulin avait alors 46 ans. Les savants auteurs de l'Hist. Littér. de la France l'ont fait naître en Austrasie (t. IV de leur hist.) Ughelli (_Ital. sacr._, t. V), et d'après lui d'autres Italiens, en Autriche; mais Tiraboschi, fondé sur de très-bonnes autorités, l'a rendu au Frioul, et par conséquent à l'Italie, t. III, p. 152. Théodulphe était Goth d'origine et né en Italie. La réputation qu'il y avait acquise dans les lettres, engagea Charlemagne à l'appeler en France. Il lui donna l'évêché d'Orléans, bientôt après l'abbaye de Fleury: il le combla de richesses, d'honneurs et de témoignages de confiance. Théodulphe ne se montra point ingrat pendant la vie de Charles; mais après sa mort il fut enveloppé dans la révolte de Bernard, roi d'Italie, contre Louis-le-Débonnaire, et dans sa ruine. Malgré toutes les protestations qu'il fit de son innocence, il fut arrêté, comme tous les autres évêques qui avaient pris part à cette révolte, et renfermé à Angers dans un couvent; il mourut en 821, au moment où, ayant obtenu sa grâce, ainsi que tous ses complices, il se disposait à retourner dans son évêché. Outre plusieurs ouvrages de sa profession, écrits en prose latine qu'on ne peut lire, on a conservé de lui six livres de vers, tant sacrés que profanes, aussi illisibles que sa prose. Entre plusieurs élégies qu'il composa pendant sa captivité, on en distingue une, qui est devenue un hymne de l'église, et dont les vers sont rimés du milieu à la fin, comme il était déjà d'usage dans cette poésie latine dégénérée. Elle commence par ce vers: _Gloria, laus et honor, tibi sit rex Christe redemptor_[147]. [147] L'église romaine chante cet hymne pendant la procession, le jour des Rameaux. On a prétendu que, s'étant mis à chanter à pleine voix cette élégie dans sa prison, lorsque l'empereur Louis passait dans la rue, ce fut ce qui lui fit obtenir sa liberté: mais c'est une fable sans vraisemblance. Malgré l'exemple et les travaux de ces savants et de plusieurs autres, répandus dans les différentes parties de l'Italie, l'impulsion donnée aux études par Charlemagne, fut passagère et ne lui survécut pas. Elle eût été plus durable, peut-être dès ce moment l'Italie aurait vu le génie des lettres reprendre son essor, si elle eût été moins profondément ensevelie sous ses propres débris, et si Charlemagne eût fait un plus long séjour au-delà des Alpes. Mais trop d'objets, trop de pays divers, trop de parties de son vaste Empire l'appelaient à la fois; il encouragea, honora et récompensa les savants; le reste il le laissa tout entier à faire, et, malgré le mouvement qu'il avait imprimé aux esprits, ils croupirent long-temps encore, ou plutôt ils s'enfoncèrent bientôt plus avant que jamais dans l'invincible ignorance où les retenaient et le manque absolu de bons livres, et les traces profondes que laissaient après eux plusieurs siècles de barbarie. Une autre raison s'opposait encore à ce que les germes semés par Charlemagne, produisissent pour les lettres en général des fruits réels et surtout durables. «Si je pénètre, avec attention, dit l'ingénieux Bettinelli[148], dans le secret de ces temps et de leurs moeurs, je crois trouver, outre les maux causés par les successeurs de ce monarque, une raison du triste succès de tant d'espérances. Réformer des peuples et des états lui parut être, comme en effet ce l'est et le fut toujours, une grande, mais très-difficile entreprise; il pensa que la religion était le moyen le plus facile et le plus efficace pour contenir et assujétir les peuples les plus féroces, quand il les avait conquis; c'est donc de ce côté qu'il tourna toutes ses vues. Ses conseillers furent des hommes religieux; et le moine Alcuin fut le premier de ses confidents. Leur zèle n'ayant pour objet que les études sacrées, leur donna des préventions contre les anciens auteurs grecs et latins, qu'ils regardèrent comme des corrupteurs de la morale chrétienne et ils les bannirent des écoles, tellement que Sigulfe, disciple d'Alcuin, et moins scrupuleux que lui, eut ensuite beaucoup de peine à les remettre en crédit. Si Charlemagne eût moins méprisé les anciens[149], il lui eût été plus facile de faire aux arts et aux études un bien durable, par l'attrait du plaisir, et par les exemples de bon goût et de bon style que fournissent les langues mortes». [148] _Risorgimento d'Italia_, c. I. [149] Il serait plus exact de dire, s'ils les eût connus. Le savant abbé Andrès est de la même opinion, et lui a donné plus de développements[150]. L'Empereur, Alcuin, Théodulphe et tous les autres qui travaillèrent à la réforme des études, n'avaient, dit-il, d'autre objet en vue que le service de l'église; ils n'avaient pas tant à coeur de faire d'habiles littérateurs, que d'élever de bons ecclésiastiques. Aussi, dans toutes les écoles qu'ils fondèrent, on n'apprenait guère que la grammaire et le chant de l'église....... Si dans quelques-unes on s'occupait des arts libéraux, c'était uniquement pour aider à l'intelligence des lettres sacrées...... Les maîtres eux-mêmes n'en savaient pas davantage, et ne pouvaient enseigner autre chose à leurs disciples. Le grand Alcuin dont les auteurs contemporains ne parlent que comme d'un prodige de science, n'était après tout qu'un médiocre théologien, et ses connaissances si vantées, en philosophie et en mathématiques, ne s'étendaient qu'a quelques subtilités de dialectique, et à ces premiers éléments de musique, d'arithmétique et d'astronomie, nécessaires pour le chant et pour le comput ecclésiastiques.... [150] _Dell' Orig. progr. e st. att. d'ogni Lett._, t. I, c. 7, p. 108 et suiv. «Les promoteurs des études et les maîtres ayant donc des idées si étroites des sciences, quels progrès pouvait-on espérer de leurs soins et de leurs leçons? On fondait des écoles; mais pour apprendre à lire, à chanter, à compter et presque rien de plus: on établissait des maîtres; mais il suffisait qu'ils sussent la Grammaire; si quelqu'un d'eux allait jusqu'à entendre un peu de mathématiques et d'astronomie, il était regardé comme un oracle. On recherchait des livres, mais seulement des livres ecclésiastiques; il n'y avait pas dans toute la France, un Térence, un Cicéron, un Quintilien.....[151]. Les hymnes de l'église et les ouvrages de quelques Pères étaient pris pour modèles du bon goût dans l'art d'écrire en prose et en vers, et celui qui s'approchait le plus en latin du style de S. Jérôme ou de Cassiodore, passait pour un Cicéron.... [151] L'auteur italien paraîtra sans doute exagéré dans cette assertion; mais elle est autorisée par une lettre de Loup de Ferrières au pape Benoît III, par laquelle ce savant abbé lui demandait des livres, et entre autres ceux du l'orateur de Cicéron, les douze livres des institutions de Quintilien, dont on ne trouvait, disait il, en France que des copies imparfaites, et enfin le commentaire de Donat sur les comédies de Térence. (Voy. _Lupi Ferrar._, Ep. 103.) «Si Charlemagne et Alcuin avaient conçu de plus justes idées de la littérature, au lieu de tant de peines, de voyages et de dépenses inutiles, combien ne leur eût-il pas mieux réussi de se procurer et de multiplier les copies des auteurs des bons siècles, de ressusciter l'étude si nécessaire de la langue grecque? En apprenant à goûter dans les écoles les grands poètes et les grands orateurs, on aurait pu faire renaître la belle poésie et la solide éloquence. On aurait appris à bien penser et à bien écrire; et les études ecclésiastiques elles-mêmes y auraient autant gagné que les études purement littéraires.» Ces réflexions judicieuses de deux très-bons esprits, et de deux auteurs très-orthodoxes, n'ont point eu de contradicteurs en Italie. Des écrivains français, non moins orthodoxes qu'eux, les Bénédictins, auteurs de l'_Histoire littéraire de la France_, ont pensé la même chose et ont écrit dans le même sens. Ils disent plus positivement encore[152] que dans l'école de S. Martin de Tours, l'une des plus florissantes que Charlemagne fit établir, Alcuin défendit à Sigulfe, son disciple, de lire Virgile aux élèves, _de peur que cette lecture ne leur corrompît le coeur_. Ce ne fut qu'après la mort de ce rigide président des études, que Sigulfe put donner un libre essor à son goût pour les bons modèles. L'école de Ferrières dans le Gâtinais, s'éleva bientôt au-dessus de toutes les autres, par l'étude qu'on y fit des anciens. Le célèbre abbé Loup, qu'on appelle Loup de Ferrières, eut pour eux une prédilection, dont on aperçoit les traces dans ses écrits. De toutes les lettres latines de ce temps, qui se sont conservées, les siennes sont les seules où il y ait quelque idée de bon style. «Il semble, dit expressément D. Rivet[153], que nos autres écrivains auraient pu mieux réussir qu'ils n'ont fait, s'ils avaient eu autant d'attention que lui à former leur style sur celui des anciens». Mais dans tous les soins que se donna l'Empereur, et que prirent sous ses ordres les ministres de ses volontés, pour rétablir une belle écriture, pour se procurer et rendre plus communs de bons et de beaux manuscrits, soins qui furent pris à grands frais, et portés quelquefois jusqu'à la plus grande magnificence, on voit qu'il n'était jamais question que de bibles, d'évangiles, de missels, d'antiphonaires, de pénitentiels, de sacramentaires, de psautiers: on n'entend point parler d'un manuscrit de Cicéron ou de Virgile. [152] Tom. IV, Disc. sur l'état des Lettres au huitième siècle. [153] Loc. cit. Les mêmes effets furent encore une fois le résultat des mêmes causes. Les lettres encouragées et renouvellées en France par Charlemagne, mais, trop exclusivement consacrées à un seul objet, n'eurent pas le temps de jeter de racines; elles ne produisirent presque aucun fruit: elles se retrouvèrent, après ce grand effort, telles qu'elles étaient auparavant, et dans le même état d'inertie et de nullité. Elles se soutinrent un peu pendant les premières années du neuvième siècle: dans les suivantes, elles commencèrent à déchoir: le milieu du siècle leur fut encore plus fatal: elles disparurent de nouveau entièrement à la fin[154]. [154] Hist. Litt. de la France, _ub. sup._ Ce ne fut pas non plus à Charlemagne, ce fut encore moins à son fils Louis, qu'en France on nomme le débonnaire, en Italie le pieux, et qu'on devrait partout appeler le faible, comme Voltaire, mais ce fut à Lothaire, fils de Louis, que l'Italie dut ses premiers établissements fixes d'instruction, et ses premiers pas marqués vers la renaissance. Un de ses capitulaires, qui n'a été publié que dans le dix-huitième siècle[155], établit à Pavie et dans huit autres villes, des écoles dont il fixe l'arrondissement. Mais son règne agité, ceux des autres empereurs de sa maison plus agités et plus faibles encore, ne furent pas propres à faire fleurir ces écoles naissantes. Après la mort du dernier d'entre eux, Charles-le-Gros, les guerres civiles et tous les maux qu'elles entraînent, déchirèrent de nouveau l'Italie, et la replongèrent, avant la fin du neuvième siècle, dans cet abîme de barbarie et d'infortunes, d'où elle commençait à peine à espérer de sortir. [155] Dans le grand recueil de Muratori, _Script. rer. Ital._, t. I, partie II, p. 151. On doute si l'on doit compter parmi le peu d'hommes qui se distinguèrent encore dans les lettres pendant cette triste époque, un prêtre de Ravenne, nommé Agnello, que l'on appelle aussi André. Il a laissé un recueil de vies des évêques de cette église, qui n'ont d'autre mérite que de nous avoir conservé plusieurs faits de l'histoire sacrée et profane, et plusieurs traits relatifs aux moeurs de ce temps, que l'on ne trouve point ailleurs[156]. Il y eut aussi alors un Jean, Diacre de l'église romaine, auteur de la vie de Grégoire le-Grand et de quelques autres écrits. Un autre Jean, Diacre de l'église de Saint-Janvier à Naples, avait précédemment écrit les vies des évêques de cette ville, depuis l'origine, jusque vers la fin du neuvième siècle où il vivait. Muratori les a publiées le premier dans sa grande collection[157]. Il y a inséré, ce semble, à plus juste titre l'ouvrage d'Anastase, surnommé le Bibliothécaire, qu'il ne faut pas confondre, comme l'ont fait quelques auteurs[158], avec un autre Anastase, cardinal du titre de Saint-Michel, qui troubla alors l'église par ses prétentions au souverain pontificat. Anastase, garde de la bibliothèque pontificale, et qu'on désigne toujours par le titre de cet emploi, ne fut point cardinal. Il était abbé d'un monastère de Rome, lorsqu'il fut envoyé à Constantinople par Louis II, dit le Germanique, pour traiter du mariage de sa fille avec le fils de Basile, empereur d'Orient. Il assista au concile où le patriarche Photius fut condamné. Les légats du pape lui en donnèrent à examiner les actes avant de les souscrire. La connaissance parfaite qu'il avait de la langue grecque, lui fit découvrir dans cette révision plusieurs piéges que la subtilité grecque avait tendus à ce qu'on nommait alors la simplicité italienne. Ce fut sans doute à son retour à Rome, qu'il eut pour récompense des services qu'il avait rendus, la place de bibliothécaire du Vatican. [156] Muratori les a insérées dans sa collection; _Scriptor. rer. ital._, t. II, part. I. Vossius (_de Hist. Lat._, liv. III, c. 4) a mal à propos confondu cet Agnello avec un archevêque de Ravenne du même nom, qui vécut plus de trois siècles auparavant. Voy. Tirab., t. III, p. 168. [157] Tom. I, part. II. [158] Voy. là-dessus Mazzuchelli, _Scrit. Ital._, t, I, part. II. La collection qui fut confiée à ses soins, n'était pas considérable, et ne l'avait jamais été. C'étaient d'abord de simples archives. On y joignit ensuite quelques livres, la plupart de théologie. Dans le huitième siècle[159] le pape Paul Ier avait envoyé au roi Pepin tous les livres qu'il put trouver. Or, en quoi consistait cette bibliothèque envoyée par un pape à un roi de France? Le catalogue en est dans la lettre même. C'est un _Antiphonaire_, un _Responsal_, ou livre de répons, et de plus la grammaire d'Aristote (il faut sans doute lire la logique, ou la dialectique; car Aristote n'a point fait de grammaire); les livres de Denis l'aréopagite, la géométrie, l'orthographe, la grammaire, tous livres grecs[160]. Les livres étaient devenus rares de plus en plus, et il est probable que la bibliothèque pontificale participait à cette disette; elle eut cependant toujours un bibliothécaire en titre, quoique peut-être souvent sans fonctions[161]. [159] En 757. [160] Tirab., t. III, p. 80. [161] On en voit la liste, à remonter jusqu'au sixième siècle, dans la Préface du Catalogue imprimé de la Bibliothèque du Vatican. Les premiers ouvrages d'Anastase furent des traductions du grec: elles sont en grand nombre, la plupart peu intéressantes pour le commun des lecteurs, et plus recommandables par la fidélité que par le style[162]; mais l'ouvrage qui a fait sa réputation, est son _Livre pontifical_ ou _Recueil des vies des pontifes romains_[163]. On a longuement et fortement discuté la question de savoir si Anastase en était véritablement l'auteur. Le résultat le plus certain paraît être qu'il avait tiré ces vies des anciens catalogues des pontifes romains, des actes des martyrs que l'on conservait soigneusement dans l'église romaine, et d'autres mémoires déposés dans les archives de différentes églises de Rome[164]. L'ouvrage ne lui en appartient pas moins, et n'en paraît que revêtu de plus d'autorité. Ce n'est du moins pas l'auteur que l'on doit accuser de ce qu'on y peut trouver d'inexact. Son seul tort est d'avoir manqué de critique dans un siècle où la critique n'était pas connue; ce qu'on ne peut pas plus lui reprocher que l'inélégance de son style. [162] Voyez-en les titres dans les _Scrittori ital._ du comte Mazzuchelli, t. I, partie II. [163] Muratori l'a inséré dans sa grande collection. _Script. rer. ital._, t. III, partie I. La première édition avait été donnée par le Jésuite Busée; Mayence, 1602, in-4°.: il y en a eu, depuis, plusieurs autres. [164] Voyez toutes les pièces de ce procès, placées par Muratori à la tête du _Liber Pontificalis, ub. supr._ Le dixième siècle fut encore plus malheureux. Les invasions et les dévastations des Hongrois et des Sarrazins, le règne anarchique de Bérenger, qui les combattit, et qui n'eut pas moins de peine à combattre les ducs, les marquis et les comtes, chefs des petits états d'Italie, formés des débris de la monarchie Carlovingienne, enfin le règne de Hugues de Provence, qui abaissa ces petites puissances, mais qui n'établit la sienne que par des vexations et par des crimes, et fut obligé de la céder à un autre Bérenger, marquis d'Ivrée, toutes ces causes destructives remplirent la moitié du dixième siècle de convulsions et de boulversements. Alors l'anarchie fut complète. Le règne des Othon ne la termina qu'en apparence, et ne put, dans le reste de ce siècle, rouvrir de nouvelles chances pour la renaissance des lettres. Le premier de ces empereurs, justement honoré du nom de Grand, accorda aux villes italiennes un bienfait d'un grand prix, le gouvernement municipal, premier pas qu'elles eussent fait depuis long-temps vers la liberté. Le troisième Othon, au contraire, qui paya bientôt de sa vie cette violation de la foi jurée, éteignit à Rome, par trahison, dans le sang de Crescentius et de ses partisans, un simulacre de république romaine, qui s'était ranimé à la voix de ce consul[165]. [165] Crescentius, assiégé dans le môle d'Adrien par Othon III, ne capitula que sur la _parole royale_ que lui donna cet empereur de respecter sa vie et les droits de ses concitoyens. Dès qu'il les eût en son pouvoir, il fit trancher la tête à Crescentius et aux principaux de son parti. Othon n'avait que vingt-deux ans. Peu de temps après, il mourut empoisonné par la veuve de Crescentius, qu'il avait fait violer par ses soldats. Pendant ce temps, les papes dominés dans Rome, où ils ne régnaient pas encore, pressés tantôt par les Sarrazins, qui s'étaient jetés de la Sicile sur l'Italie, tantôt par les Allemands ou par les Romains eux-mêmes, ne pouvaient faire ce que les empereurs ne faisaient pas. Plus occupés de s'agrandir que d'éclairer les peuples, engagés dans des luttes éternelles avec l'Empire, et trop souvent donnant par la dissolution des moeurs un spectacle dont, non seulement la piété, mais la philosophie est forcée de détourner les yeux[166], ils laissèrent les ténèbres de l'ignorance s'épaissir de plus en plus. [166] C'était le temps où une Théodora et sa fille Marosie, maîtresses dans Rome, faisaient papes, l'une son amant, l'autre son fils (Jean X et Jean XI), et entouraient le saint-siége de tous les genres de scandales; où Jean XII mourait d'un coup reçu à la tempe, dans un rendez-vous nocturne avec une femme mariée, etc. Voyez tous les historiens. Deux évêques forment en Italie presque toute la littérature ecclésiastique de ce siècle: l'un est Atton, évêque de Verceil, que les savants auteurs de notre Histoire Littéraire ont trop légèrement soutenu appartenir à la France[167]; l'autre Ratérius, évêque de Vérone, né à Liége, mais conduit jeune en Italie, dont la vie fut une suite d'orages et de vicissitudes, et qui, ramené plusieurs fois de Vérone à Liége, en France, en Allemagne, destitué, chassé, rétabli, incarcéré, délivré tour à tour, se trouva enfin trop heureux d'aller finir tant d'agitations à Namur, obscurément chargé de gouverner quelques petites abbayes[168]. C'étaient deux savants qui auraient peut-être brillé, même avant que les lettres fussent tombées dans une si entière décadence. On a donné dans le dernier siècle, des éditions de leurs oeuvres[169]. Elles appartiennent toutes à leur état, ou aux circonstances de leur vie. Ratérius, surtout, eut souvent besoin d'apologies pour sa conduite ambitieuse et inconstante, et il ne les épargna pas. On trouve dans ses lettres, et dans ses autres ouvrages, de fréquentes citations des anciens, qui prouvent qu'il alliait dans ses études, plus qu'on ne le faisait de son temps, les auteurs sacrés et profanes. [167] Tom. VI, p. 281. Voy. Tiraboschi, t. III, p. 175. [168] Il y mourut en 974, _id. ibid._ p. 177. [169] Celles d'Atton parurent en 1768; celles de Ratérius en 1765. Chacune de ces éditions est précédée d'une Vie pleine d'érudition, de bonne critique, et où l'on réfute plusieurs erreurs accréditées sur ces deux savants du dixième siècle (Tirab. loc. cit.) Nous parlerons plus loin de l'historien Liutprand, qui appartient à cette époque, mais qui tient, par les missions politiques dont il fut chargé, au tableau de l'état où était alors l'empereur d'Orient. C'est au neuvième siècle qu'il faut placer l'Anonyme de Ravenne, auteur d'une Géographie en cinq livres, que l'on a tirée, en 1688, des manuscrits de la Bibliothèque du roi, et de l'oubli où elle avait été justement laissée[170]; mais nous ne nous y arrêterons pas. Tiraboschi, quelque peu disposé qu'il fût à une critique sévère, a traité avec le dernier mépris[171] cet ouvrage, que d'autres savants n'ont cependant pas cru indigne de leur attention et de leurs recherches. Il reproche à l'Anonyme d'avoir le style le plus barbare et le plus obscur, où l'on ait peut-être jamais écrit; de confondre souvent les noms de villes, de fleuves et de montagnes[172]; de citer comme autorités des auteurs qui n'existèrent jamais que dans sa tête; de n'être qu'un imposteur ignorant, qu'un misérable copiste de la carte de Peutinger[173], et de quelques autres géographies plus anciennes: il trouve enfin que c'est perdre du temps que d'examiner, comme d'autres se sont donné la peine de le faire, si ce fut vraiment dans l'un de ces deux siècles, ou même plus tard, que cet auteur a vécu, ou si ce ne fut point dans le septième ou huitième; si cet auteur est, ou n'est pas, un certain prêtre de Ravenne, nommé Guido, qui avait, dit-on, écrit quelques ouvrages historiques; enfin, si cette géographie est telle qu'il l'avait écrite, ou si elle en est seulement un abrégé; toutes questions intéressantes à faire sur un bon livre, mais nullement sur un aussi mauvais. [170] Elle fut publiée alors pour la première fois, avec de savantes notes, par le P. Porcheron, bénédictin, qui fait vivre l'Anonyme au septième siècle; mais il est certainement du neuvième. Voy. Cl. Beretta, _de Ital. med. oevi_; et Fabricius, _Bibl. lat. med. oevi_, édition de Mansi. [171] _Ub. supr._, p. 200. [172] Je dois à la justice d'observer que Tiraboschi se trompe dans l'un des reproches qu'il fait au géographe de Ravenne. Il l'accuse d'avoir dit que les Alpes grecques (_graïoe_) sont une ville. L'anonyme, dans le passage cité par Tiraboschi lui-même, dit: _Juxtà Alpes est civitas quoe dicitur graïa_; «Près des Alpes est une ville que l'on appelle grecque (_graïa_)»: ce qui est bien différent. [173] C'est-à-dire de l'ancienne carte romaine possédée depuis par Conrard Peutinger, savant du quinzième et du seizième siècles, qui lui a donné son nom. On croit qu'elle fut dressée au temps de Théodore Ier non pas par un géographe, mais par un soldat ou un officier, qui ne voulut que tracer un tableau des routes militaires de l'empire d'Occident, et y marquer les noms et à peu près les positions des villes, des provinces, des campements, etc., sans aucun égard à la configuration ni à la disposition respective des terres, des mers et rivages. Elle fut trouvée dans un couvent d'Allemagne par Conrard Celtes, poète latin qui florissait à la fin du quinzième siècle. Il la laissa à son ami Peutinger, alors secrétaire du Sénat d'Augsbourg. Peutinger la conserva soigneusement jusqu'à sa mort, arrivée en 1547. Elle fut publiée, pour la première fois, à Augsbourg, en 1598. Christophe de Scheib en a donné une édition à Vienne, en 1753, _in-folio_, parfaitement conforme à l'original, avec une savante dissertation et des notes. Comme on n'a pu connaître le nom de l'auteur de cette carte, on lui a conservé le nom de Peutinger. Pour que l'Anonyme de Ravenne l'ait copiée, comme Tiraboschi l'en accuse formellement, il faut, ou que cet Anonyme ait voyagé en Allemagne, et y ait rencontré cette carte, ce qu'on ne peut ni assurer, ni nier, puisqu'on ne le connaît pas, ou qu'elle fût encore en Italie de son temps, et qu'elle n'ait été transportée que depuis le dixième siècle dans le couvent où Conrard Celtes la trouva vers la fin du quinzième. Tel était donc le triste état où languissaient toutes les branches de la littérature, moins de deux siècles après que Charlemagne eût produit cette grande révolution qu'on lui attribue, qui fut réelle, mais passagère, et qui a plus servi à la gloire de son nom qu'aux progrès de l'esprit humain. Le commencement d'un nouveau siècle fut comme l'aurore du jour qui devait dissiper une si longue et si épaisse nuit. Ce n'est pas que l'Italie ne fût alors aussi troublée que jamais. Depuis les Alpes jusqu'à Rome, les tentatives inutiles pour se donner un roi indépendant; les guerres qu'elles occasionèrent avec les Empereurs, et celles qui, pour la première fois, armèrent différentes villes les unes contre les autres, selon qu'elles prenaient parti, ou pour l'indépendance, ou pour la soumission à l'Empire; les querelles, de plus en plus animées, des papes et des empereurs, nouveau sujet de divisions entre les évêques, entre les seigneurs et entre les villes; les élections achetées[174] ou forcées[175]; les schismes, les papautés doubles et triples; partout des désastres, des barbaries et des scandales: dans ce qui est au-delà de Rome, la lutte sanglante d'un reste de Grecs, d'un reste de Lombards[176]; et de quelques brigands Sarrazins, terminée par l'épée des aventuriers Normands, qui soumirent les uns et les autres, et fondèrent un état puissant; les républiques florissantes de Naples, de Gaëte et d'Amalphi, les premières dont l'histoire moderne consacre le souvenir, disparaissant dans cette lutte, et Robert Guiscard, le plus célèbre de ces aventuriers, brûlant et saccageant Rome même, pour sauver de la vengeance de l'empereur Henri IV, l'orgueilleux pape Grégoire VII: telle fut, dans le onzième siècle, la position générale de l'Italie; et l'on ne voit pas ce qu'elle pouvait avoir de favorable à la régénération des lettres. [174] Telles que celles de Benoît VIII, Jean XIX son frère, et Benoît IX leur neveu, tous trois descendants de Marosie. Ils achetèrent successivement, ou leur famille acheta pour eux, les suffrages du peuple, qui était encore en possession d'élire les papes. Le dernier des trois, qui était très-jeune, et même, selon quelques historiens, encore enfant, souilla pendant douze ans le siège pontifical par tout ce que les vols, les massacres et l'impudicité ont de plus horrible. Il le vendit ensuite à l'archiprêtre Jean, qui prit le nom de Grégoire VI; et il alla se livrer sans contrainte, dans ses châteaux, à la vie crapuleuse qui était seule de son goût. C'est ce que raconte un de ses successeurs, Victor III, dans un Dialogue rapporté en Appendix à la chronique du mont Cassin, liv. II, t. IV, p. 396. Ce sont là des faits historiques que l'auteur de cet ouvrage dissimulait dans ses leçons publiques, et qu'il ne faisait que désigner par des expressions générales, dans le temps qu'on l'accusait de rechercher avec une affectation maligne tout ce qui pouvait être défavorable à la papauté. [175] L'empereur Henri III se ressaisit du droit d'intervenir dans la nomination des papes, qu'avaient eu les empereurs Grecs et les Carlovingiens. Il présenta Clément II à l'élection du peuple, et ensuite élut de son autorité Damase II, Léon IX et Victor II; ce dernier en 1055. Après sa mort, le peuple et l'église nommèrent, en 1057, Etienne X; et ce fut sous son successeur, Nicolas II, que le concile de Latran attribua, pour l'avenir, l'élection des papes aux cardinaux. Vinrent ensuite le pontificat de Grégoire VII, la donation de la comtesse Mathilde, les démêlés trop fameux de ce pape avec l'empereur Henri IV, etc.; époque de la puissance temporelle des papes, et de l'avilissement des empereurs et des rois. [176] Ceux qui avaient fondé le duché de Bénévent. C'est une époque bien remarquable dans l'histoire de la papauté, que celle où cet archidiacre Hildebrand, devenu pape sous le nom de Grégoire VII[177], entreprit d'élever le saint-siége au-dessus de tous les trônes, et où, pour le malheur de l'Europe entière, il réussit dans cette entreprise! Il la poursuivit avec toute la ténacité de son caractère, toute l'énergie de son ambition et de son courage. Il voulut d'abord que les papes, qui n'étaient point encore souverains dans Rome, eussent une souveraineté réelle et territoriale, qui leur donnât un rang parmi les puissances; et il trouva dans la comtesse Mathilde, dans sa docilité crédule pour un pontife devenu directeur de sa conscience, dans sa haine et ses ressentiments héréditaires contre les empereurs d'Allemagne[178], tous les moyens d'y parvenir. Il eut l'art d'obtenir d'elle la donation de tous ses états, dont elle ne se réserva que l'usufruit. Le pouvoir des passions auxquelles elle obéissait, est tel, qu'il a mis en quelque sorte à couvert la réputation des moeurs de Grégoire VII. L'écrivain le moins habitué à ménager les papes vicieux et corrompus, Voltaire, a reconnu lui-même[179], qu'aucun fait, ni même aucun indice, n'a jamais confirmé les soupçons qu'avaient pu faire naître les liaisons intimes, la fréquentation assidue du pape, et l'immense libéralité de la comtesse. [177] En 1073. [178] La mère de Mathilde, femme du marquis Boniface, comte ou duc de Toscane, et soeur de l'empereur Henri III, souleva contre son frère toutes les parties de l'Italie où s'étendait son pouvoir, et qui formaient l'héritage de sa fille, c'est-à-dire, la Toscane, les états de Mantoue, de Modène, de Parme, de Ferrare, de Vérone, une partie de l'Ombrie, de la Marche d'Ancône, et presque tout ce qui a été nommé depuis le patrimoine de S. Pierre. Ayant fait imprudemment un voyage à la cour de l'empereur, elle fut arrêtée, et resta long-temps prisonnière; elle laissa, en mourant, à sa fille Mathilde, ses ressentiments avec tous ses biens. [179] _Essai sur les Moeurs et sur l'Esprit des Nations_, ch. 46. Grégoire suivait en même temps, avec autant d'ardeur que d'audace, l'autre partie de son plan. Il arrachait ou disputait à outrance aux rois l'investiture des bénéfices. Il écrivait en maître à ceux d'Angleterre, de Danemark et de France. Lui, qui ne s'était cru pape, que lorsque l'empereur Henri IV eut confirmé sa nomination, il excommuniait, il déclarait déchu cet empereur même, il le forçait de se soumettre aux épreuves les plus pénibles et les plus honteuses[180], et foulait aux pieds, dans sa personne, la tête humiliée de tous les rois. Les lettres de ce pontife existent[181]. Elles déposent de la hardiesse de ses projets et de la force de son génie, en même temps qu'elles sont des pièces importantes pour l'histoire de la souveraineté temporelle des papes[182]. Elles donnent à celui-ci, quant au style, une place peu distinguée dans l'Histoire littéraire. Il n'en a une, comme bienfaiteur des lettres, ou du moins des études, que par l'ordre qu'il donna aux évêques, dans un synode tenu à Rome[183], d'entretenir, chacun dans leurs églises, une école pour l'enseignement des lettres[184]; mais il n'entendait par là que ce qu'on avait entendu jusqu'alors: cet enseignement des lettres n'avait rien de littéraire; et l'on ne voit encore là, pour le onzième siècle, aucun avantage sur les précédents. [180] On sait la manière dont ce pape, enfermé dans la forteresse de Canosse, avec la comtesse Mathilde, y reçut l'espèce d'amende honorable que vint lui faire l'empereur. Voyez, sur cette scène déshonorante pour l'Empire, tous les historiens; et cherchez dans tous les livres qui peuvent faire autorité en matière de religion, quelque chose qui la justifie. [181] Dans la collection des conciles du P. Labbe, t. X. [182] Depuis que ceci est écrit, il a paru un jugement plein d'équité sur ces lettres, sur le caractère, les plans et la conduite de leur auteur, dans l'excellent ouvrage de M. le professeur Heeren, traduit de l'allemand en français, par M. Charles Villers, et qui a partagé, en 1808, le prix proposé par la classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut de France, sur la belle question _de l'influence des croisades_. Voyez cet ouvrage, p. 73-90. [183] En 1078. [184] _Concil. collect. Harduin_. t. VI, part. I, p. 1580, cité par Tiraboschi, t. III. p. 218. C'est à ce siècle, cependant, que les Italiens assignent les premiers mouvements de la renaissance: c'est l'époque qu'ils désignent par le nom de ce siècle même, et qu'ils appellent avec respect le Mille, _il Mille_. Mais le cours du mal, suspendu seulement par Charlemagne, devenu plus rapide depuis sa mort, était arrivé à l'extrême: il n'y avait, pour ainsi dire, plus de degrés d'ignorance, où les esprits pussent encore descendre. Il fallait qu'ils suivissent enfin cette loi d'instabilité qui les entraîne; que les sciences et les arts sortissent de leurs ruines, et recommençassent à s'élever, jusqu'à ce qu'ayant repris toute leur splendeur, de nouvelles causes ramenassent un jour une dégénération nouvelle. Parmi celles qui devaient les faire renaître, il en est qu'on a peu observées, mais qui ne laissèrent pas d'influer puissamment sur l'esprit de ce siècle. C'est, par exemple, une circonstance qui paraît peu importante, que cette opinion de la prochaine fin du monde, répandue par le fanatisme intéressé des moines, et dont les imaginations étaient préoccupées. Cependant on ne saurait croire combien elle fit de mal jusqu'au dernier jour du dixième siècle, et quel bien résulta de l'apparition naturelle, mais inattendue, du jour qui commença le onzième[185]. L'horreur toujours présente d'une désolation universelle, fondée sur des prédictions répandues et interprétées par les moines qui en retiraient d'opulentes donations, avait en quelque sorte éteint toute espérance, toute pensée relative à un avenir, où personne ne comptait plus ni exister même de nom, ni revivre dans ses descendants, et dans la mémoire des hommes, tous destinés à périr à-la-fois. Ce désespoir devait ne permettre d'autre sentiment que celui de la terreur; il devait tourner toutes les idées vers une autre vie, et n'inspirer, pour les choses de ce monde, qu'indifférence et abandon. Mais quand le terme fatal fut passé, et que chacun se trouva, comme après une tempête, en sûreté sur le rivage, ce fut comme une vie nouvelle, un nouveau jour, et de nouvelles espérances. Le courage, la force, l'activité durent renaître, et les idées se tourner d'elles-même vers tout ce qui pouvait leur servir de but et d'aliment. [185] Bettinelli, _Risorgim. d'Ital._, c. 2. C'est une circonstance peu remarquée dans un autre genre que d'avoir du papier ou d'en manquer; et cependant plusieurs auteurs graves[186] ont observé que la disette qui s'en fit sentir, au dixième siècle, avait beaucoup contribué à prolonger le règne de la barbarie. Le papyrus d'Égypte, dont on se servait encore, et qui était à fort bon compte, cessa de s'y fabriquer quand les Sarrazins y eurent porté leurs ravages, quand ils y eurent détruit les arts, le commerce, renversé les écoles et brûlé les bibliothèques. Le papier était donc devenu, depuis près de trois siècles, très-rare et très-cher en Occident[187]. Le prix du parchemin était au-dessus des facultés, et des particuliers qui pouvaient encore écrire, et des moines. Il en résulta un cruel dommage; les copistes, pour ne pas rester oisifs, effaçaient d'anciens ouvrages écrits sur parchemin, et en écrivaient de nouveaux à la place. Muratori rapporte en avoir vu plusieurs de cette espèce à Milan, dans la bibliothèque Ambroisienne. L'un d'eux contenait les oeuvres du vénérable Bède. «Ce qui me parut digne d'une attention particulière, dit-il, c'est que l'écrivain s'était servi de ces parchemins, en effaçant la plus ancienne écriture, pour écrire un livre nouveau. Il restait cependant un grand nombre de mots visibles, et tracés depuis tant de siècles, en caractères majuscules, dont la forme indiquait qu'ils avaient plus de mille ans d'antiquité»[188]. Il est vrai que ce livre effacé était un livre d'église, mais on ne peut douter que cette méthode, une fois adoptée par le besoin, ne s'exerçât au moins indifféremment sur le sacré et sur le profane; et rien n'est en même temps et plus douloureux et plus croyable que ce que dit notre savant Mabillon[189], que les Grecs, comme les Latins, manquant de parchemin pour leurs livres d'église, se mirent à effacer les premiers manuscrits qui leur tombaient sous la main, et changèrent des Polybes, des Dion, des Diodore de Sicile, en Antiphonaires, en Pentecostaires, et en recueils d'Homélies. Mais le besoin excite à la fin l'industrie. Dans l'incertitude où sont les érudits sur l'époque précise de l'invention du papier d'Europe, le P. Montfaucon, suivi par Maffei, par Muratori et par d'autres qui font autorité, la fait remonter au onzième siècle[190]; et cette invention, l'abondance et le bas prix qui durent en être la suite, peuvent être comptés parmi les heureuses circonstances de cette époque. [186] Muratori, _Antichità Ital._, Dissert. 43; Andrès, _Orig. Progr. e stat. att. d'ogni Lett._, c. 7; Bettinelli, _Risorg. d'Ital._, c. 2. [187] Muratori, loc. cit. [188] Muratori, loc. cit. [189] _De re Diplomaticâ_, cité par Bettin., _Risorg. d'Ital._, c. 2. [190] Voy. Montfaucon, _Paloeogr. Groeca_, l. I, c. 2; le même, tome IX de l'Acad. des Inscr., _Dissertation sur le papier_; Maffei, _Histor. Diplomatica_, p. 77; Muratori, _Antich. d'Ital._, Dissert. 43. Il est vrai que Tiraboschi recule jusqu'au quatorzième siècle, l'invention du pap. de lin; t, V, l. I, c. 4, p. 76. Les guerres et les troubles y furent presque continuels, mais ils eurent en partie pour objet une sorte d'élan vers la liberté qui, pour la première fois depuis tant de siècles, se faisait sentir en Italie. L'extinction de la maison de Saxe[191] lui avait donné l'idée de s'affranchir; et de même que les sentiments vils qu'inspire l'esclavage, énervent et abrutissent l'esprit, de même aussi les affections nobles qui tendent vers la liberté le renforcent et le relèvent. Ce fut vraisemblablement un assez pauvre roi d'Italie, que cet Hardoin, marquis d'Ivrée, qui ne put résister long-temps aux armes de l'empereur Henri de Bavière; mais les évêques, les princes et les seigneurs italiens l'avaient élu[192]. Ce mouvement d'indépendance annonçait déjà une révolution heureuse, et ce roi italien dut paraître, et se montra, en effet, ambitieux du titre de restaurateur de sa patrie[193], autant du moins que put le lui permettre le peu de pouvoir dont il jouit. Les guerres civiles entre la noblesse et le peuple de Milan, qui commencèrent alors, causèrent, il est vrai, beaucoup de maux, publics et particuliers; mais tandis que les nobles voulaient, dans d'autres villes, secouer le joug des empereurs, le peuple voulait ici briser celui des nobles. Ces querelles, qui furent longues et obstinées, prouvent que le mouvement gagnait de proche en proche, et devenait universel. [191] Dans la personne d'Othon III, mort en Italie, à la fleur de son âge, en 1002. [192] À Pavie, cette même année. [193] Bettinelli, _Risorg. d'Ital._, c. 2, dit expressément: _Sicche un italiano poté sembrare, ad ei mostrò voler esser lo, un ristorator della patria_. L'agrandissement du pouvoir des évêques de Rome donnait beaucoup d'importance aux dispositions que chacun d'eux annonçait à l'égard des lettres; et ce siècle s'ouvrit sous le pontificat de Sylvestre II, long-temps célèbre, sous le nom de Gerbert, par son savoir et surtout par son zèle ardent pour les sciences. La France doit s'honorer de l'avoir produit. Il était si savant que, dans ce siècle, qui ne l'était guère, il passa pour magicien, et finit par devenir Pape. C'était un des plus habiles mathématiciens et le plus fort dialectitien de son temps. L'union qu'il établit dans ses écoles, entre ces deux sciences, tandis qu'il professa publiquement, donnait à ses élèves une supériorité marquée; et le savant Bruker ne craint pas de dire, que si, dans le onzième siècle, les ténèbres qui avaient couvert les précédents, commencèrent à se dissiper, on le dut principalement à la méthode de Gerbert, qui joignit aux exercices de la dialectique ceux des sciences mathématiques, et donna ainsi plus de force et de pénétration aux esprits[194]. [194] Bruker, _Hist. Art. Phil._, t. III, l. II, c. 2. Cette même comtesse Mathilde, à qui l'on peut reprocher d'avoir alimenté l'ambition violente et l'audace effrénée de Grégoire VII, d'avoir donné un fondement trop réel à la puissance politique des Papes, et d'avoir trop contribué à élever sur des bases solides ce pouvoir colossal qui, depuis, a si long-temps pesé sur l'Europe, doit être d'ailleurs comptée parmi les causes de cette heureuse révolution des connaissances humaines. Son autorité, plus étendue que ne l'avait été celle d'aucun prince depuis la chute de Rome, lui servit à encourager l'étude des sciences, auxquelles elle n'était pas elle-même étrangère; et si, au commencement du siècle suivant, l'étude du droit surtout prit à Bologne un si grand essort, si la jurisprudence romaine régit de nouveau d'Italie, et si le code de Justinien en bannit enfin les lois bavaroises, lombardes et tudesques, qui y avaient régné tour-à-tour, on le dut peut-être au soin que prit Mathilde de faire revoir ce code et d'engager par des récompenses un jurisconsulte célèbre à cet utile travail[195]. [195] Bettinelli, _loc. cit._ Ce jurisconsulte est le fameux Irnerius ou Garnier. Voy. le chapitre suivant. Enfin des divers ports d'Italie, on commençait à naviguer chez des nations étrangères; on rapportait des connaissances acquises et le désir d'en acquérir de nouvelles. On trouvait en Orient les lettres et quelques parties de la philosophie, jouissant encore d'une sorte d'honneur; on voyait fleurir en Espagne, parmi les Maures, dont la domination y était alors prospère et fastueuse, une littérature nouvelle, l'étude et l'admiration des sciences et de la philosophie grecque; et l'on revenait de Constantinople avec des manuscrits grecs, et d'Espagne avec des manuscrits arabes, soit originaux dans cette langue, soit traduits du grec. Ce fut par des traductions de cette espèce qu'Hippocrate commença d'être connu; que ses ouvrages et d'autres, tant grecs qu'arabes, sur la médecine, se répandirent dans l'Italie méridionale. Ils y furent apportés et interprétés par un aventurier savant et laborieux, nommé Constantin, et donnèrent naissance à la fameuse école de Salerne, ou du moins commencèrent sa célébrité. On en fait remonter beaucoup plus haut l'existence. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès la fin du dixième siècle, on allait à Salerne consulter sur ses maladies et rétablir sa santé. Un historien du douzième siècle (Orderic Vital), parle aussi de cette école de médecine, comme étant déjà fort ancienne. L'opinion la plus probable est que les Arabes ou Sarrazins, qui occupèrent une grande partie de ces provinces, y apportèrent leurs sciences et leurs livres, parmi lesquels il s'en trouvait beaucoup de médecine. Ils réveillèrent dans ces contrées le goût pour cette science, et l'arrivée de Constantin y donna une nouvelle activité. Il était Africain et né à Carthage. L'ardeur de s'instruire dans toutes les sciences le conduisit chez tous les peuples qui les cultivaient alors. Il étudia long-tems à Bagdad, où il apprit la grammaire, la dialectique, la physique, la médecine, l'arithmétique, la géométrie, les mathématiques, l'astronomie, la nécromancie, la musique des Caldéens, des Arabes, des Persans et des Sarrazins. De là il passa dans les Indes, et s'instruisit encore de toutes les sciences de ces peuples. Il en fit autant en Égypte. Enfin, après 39 ans de voyages et d'études, il revint à Carthage. La science presque universelle, qui lui avait coûté tant de peines à acquérir, le fit prendre dans son pays, comme Gerbert dans le nôtre, pour un magicien. On voulut se défaire de lui; il le sut, prit la fuite et passa secrètement à Salerne. Il y obtint la faveur du fameux prince normand, Robert Guiscard. Mais ensuite dégoûté du monde, il se retira au Mont Cassin, où il prit l'habit religieux. Il s'y occupa le reste de sa vie à traduire de l'arabe, du grec et du latin des livres de médecine, et à en composer lui-même. Ils lui firent alors une grande réputation[196]. Ils répandirent de plus en plus à Salerne la passion pour la médecine, et les moyens de la mieux étudier. C'est dans ce sens que Constantin peut être regardé comme l'un des créateurs de cette école, comme l'une des causes de sa célébrité, et que l'on peut voir aussi dans les Arabes, de qui il avait tant appris, une influence favorable à la renaissance des lettres. Ces mêmes Sarrazins que nous n'avons nommés jusqu'ici que comme des barbares, destructeurs actifs des lumières partout où ils étendaient leurs conquêtes, nous les voyons donc figurer ici parmi les causes qui rallumèrent le flambeau qu'ils avaient ailleurs contribué à éteindre; et bientôt nous fixerons plus spécialement notre attention sur cette révolution particulière, qui se fait apercevoir dans la grande révolution générale. [196] Ses oeuvres ont été en partie publiées à Bâle, en 1536, et sont en partie restées inédites. (Voy. Oudin, _de Script. Eccl._, t. II, p. 694, etc.) Constantin l'Africain florissait vers l'an 1060. Quant aux Grecs de Constantinople, après un long sommeil, les sciences et les lettres semblaient aussi renaître parmi eux. Pendant le huitième siècle, les sanglantes querelles entre les iconoclastes et les adorateurs des images, avaient servi de prétexte à la destruction des monuments des arts et des lettres, et détourné de plus en plus des études utiles et paisibles, par des argumentations bruyantes, soutenues à main armée. Mais au neuvième, après que la dynastie des Basilides eût renversé la race Isaurienne, qui avait remplacé les descendants d'Héraclius, les esprits, ayant repris un peu de calme, se reportèrent vers les études. Ils y furent excités par un nouveau mobile. Lorsque les Arabes, destructeurs des écoles d'Athènes et d'Alexandrie, rassasiés de conquêtes sanglantes, et voulant en faire de plus douces, recherchèrent ces mêmes productions de l'ancienne Grèce, qu'ils avaient autrefois livrées aux flammes, les Grecs, qui les avaient eux-mêmes oubliées depuis long-temps[197], rapprirent à en connaître le prix. Occupés de les copier et de les vendre, ils voulurent aussi les étudier. Quelques écoles furent rétablies, et le peu d'hommes qui cultivaient encore, dans l'obscurité, les lettres et la philosophie, furent encouragés et honorés. [197] Gibbon, _Fall. of Rom. Emp._, c. 53. Le savant patriarche Photius, célèbre par le schisme dont il fut la cause, et qui, sans changer d'opinion, fut excommunié par un grand concile, absous par un autre, et derechef excommunié par un troisième, fut l'homme le plus éclairé et le plus éloquent de son siècle; il eut pour élève un empereur qui s'honora du surnom de Philosophe[198]; et il nous a laissé dans son ouvrage, connu sous le titre de _Bibliothèque_, des preuves de son amour pour l'étude, de son savoir, et de l'indépendance de son esprit. Vers le même temps, ou un peu plus tard, dans le dixième siècle, Suidas écrivit le plus ancien Lexique qui nous soit parvenu, nécessaire pour l'intelligence des anciens classiques grecs, et qui contient un grand nombre de fragments d'auteurs qui auraient aussi été classiques, mais que le temps a dévorés. Ils existaient encore alors: la Bibliothèque de Photius nous l'atteste. Constantinople possédait l'histoire de Théopompe, les oraisons d'IIyperide, les comédies de Ménandre, les odes d'Alcée et de Sapho, et les ouvrages d'une foule d'autres auteurs, poètes, orateurs, historiens, philosophes, que nous n'avons plus. [198] Léon VI, fils et successeur de Basile. Constantin Porhyrogénète suivit la route que son père, Léon-le-Philosophe, lui avait tracée, et s'y avança plus loin que lui. Ce fut un homme de lettres sur le trône. Il a laissé plusieurs ouvrages, l'un sur l'administration de l'Empire, l'autre contenant une description de ses provinces, un troisième sur la tactique et les opérations militaires. Le quatrième est un assez gros livre sur un sujet moins important, sur le cérémonial de la cour de Bysance; mais enfin il cultiva les lettres, la musique, la peinture; et lorsque Romain Lecapenus l'eut renversé du trône, où il remonta ensuite, il sut, dit-on, se faire une ressource de ses talents et de la vente de ses tableaux; ressource que peu de Souverains pourraient se procurer en pareil cas. Ce fut vers lui que fut envoyé en ambassade, par Bérenger II, roi d'Italie, un jeune littérateur, devenu depuis un historien de quelque célébrité. Liutprand, dont c'est ici l'occasion de parler, était né à Pavie, d'un père qui avait été député vers la même cour par le roi Hugues, prédécesseur de Bérenger. Hugues conserva au fils la protection qu'il avait accordée au père. Les talents qu'annonçait le jeune Liutprand, favorisèrent ces dispositions, surtout la beauté de sa voix, que ce roi, qui aimait la musique, se plaisait beaucoup à entendre. Quand Bérenger, marquis d'Ivrée, eut forcé Hugues à lui céder son trône, il garda auprès de lui Liutprand, le fit son secrétaire, et l'envoya quelques années après[199], à Constantinople, en qualité d'ambassadeur. Liutprand profita de cette mission pour apprendre le grec, et ce fut à peu près tout le fruit qu'il en retira. De cette haute faveur où il était, il tomba tout-à-coup dans la disgrâce, et fut obligé de se retirer en Allemagne. C'est dans cet exil qu'il composa l'histoire de son temps[200]. Il était alors chanoine de l'église de Pavie, titre qu'il prend au commencement de chacun des livres de son histoire. Elle est écrite avec esprit, en latin meilleur que celui des autres écrivains du dixième siècle, et avec une petite pointe de malignité satirique, qui passe même la mesure quand il est question de Bérenger et de sa femme. L'accueil distingué que Liutprand reçut de Constantin Porphyrogénète, fut accordé à son mérite autant qu'à son titre; et il nous a laissé, outre l'histoire dont on vient de parler, une relation piquante de son voyage et de son ambassade[201], ou plutôt de ses ambassades, car il en fit une seconde assez long-temps après[202], dont il fut moins content que de la première; de simple chanoine il était pourtant devenu évêque de Crémone; il était envoyé par un puissant empereur, Othon Ier; à qui il devait la chute de Bérenger, son persécuteur, son rappel dans sa patrie, le rétablissement de sa fortune, et son avancement; mais Porphyrogénète n'était plus là pour le recevoir[203]. [199] En 946. [200] _Liutprandi Ticinensis Historia_. Elle s'étend jusqu'à l'avénement de Bérenger II, vers le milieu du dixième siècle. [201] _Legatio Liutprandi ad Constantin. Porphyr._ [202] En 968. [203] _Legatio Liutprandi ad Nicephorum Phocam._ Il paraît qu'il mourut peu d'années après son retour de cette seconde légation (Voy. Tirab., t. III, p. 200). Les exemples donnés par ce prince et par son père, quoiqu'ils ne fussent rien moins que de grands princes, contribuèrent cependant beaucoup à ranimer dans l'Orient le goût des études. L'effet s'en prolongea, pour ainsi dire, pendant les règnes tantôt violents, tantôt faibles, toujours étrangers aux lettres, qui suivirent le leur, jusqu'à ce que celui des Comnène vînt, au milieu du onzième siècle, rallumer momentanément l'émulation presque éteinte. A défaut d'ouvrages de génie, ce fut le temps des recherches et de l'érudition. Dans ce siècle et dans le douzième, on compte des commentateurs tels qu'Eustathe sur Homère, Eustrate sur Aristote; le premier, évêque de Thessalonique; le second, de Nicée, et plusieurs autres. J'ai dit à défaut d'ouvrages de génie, car on ne mettra pas, sans doute, de ce nombre les _Chiliades_[204] de Tzetzès, qui écrivit en douze mille vers lâches, prolixes et cependant obscurs, sur six cents sujets différents. Alors aussi commence la série des auteurs de l'histoire Bysantine, peu recommandables, si on les compare aux Xénophons et aux Thucydides; mais qu'on se félicite encore de trouver parmi les ténèbres de ces temps barbares. Ils forment du moins dans la même langue une suite presque ininterrompue depuis les auteurs des bons siècles. [204] On prononce _Kiliades_. Cette langue, altérée dans ses mots et dans ses tours, était pourtant encore matériellement la langue d'Homère et de Démosthène, au lieu qu'on oserait à peine dire, en parlant du langage corrompu dans lequel on écrivait alors à Rome et dans l'Italie, comme en France et dans l'Europe entière, que ce fut la langue de Cicéron et de Virgile. Aussi, malgré la place honorable que ce siècle conserve dans l'Histoire littéraire d'Italie, quels monuments latins a-t-il laissés? de quels auteurs peut-il citer les productions? Quels sont ceux qui, dans cette dépravation générale, montrèrent du moins un bon esprit et quelques traces d'un meilleur style? Les deux plus grands génies de ce siècle, qui remplirent de leur renommée l'Italie, la France et l'Angleterre, furent Lanfranc et Anselme. Le premier surtout, qui fut le maître du second, eut la plus forte et la plus heureuse influence sur l'amélioration des études. Né à Pavie[205], vers le commencement du siècle, il y brilla dès sa première jeunesse dans les exercices du barreau, passa en France, se retira du monde, jeune encore, et entra dans une abbaye qu'il rendit célèbre, l'abbaye du Bec en Normandie. L'école qu'il y ouvrit devint fameuse, et la philosophie du Bec passa, pour ainsi dire, en proverbe[206]. La dialectique de Lanfranc et sa manière d'écrire en latin, étaient en grande partie dégagées de la rouille de l'école. Le premier, depuis les siècles de barbarie, il essaya de faire renaître la science de la critique. Les ouvrages des pères de l'église, et même les livres saints (car on ne connaissait guère alors d'autre littérature), altérés et corrompus par l'ignorance des copistes, reprenaient, en passant sous ses yeux, leur pureté originelle. Il les examinait, les collationnait, les corrigeait de sa main, et ces copies ainsi restituées, devenaient des manuscrits authentiques et dignes de foi. [205] Tiraboschi, t. III, p. 227 et suiv. [206] Launoi, _de Scholis celebribus_, ch. 42. Guillaume, alors duc de Normandie, ayant acquis par la conquête de l'Angleterre, le surnom de Conquérant, voulut attirer Lanfranc dans ses nouveaux états, et le fit archevêque de Cantorbéry. Lanfranc occupa ce siège pendant dix-neuf ans. Sa vertu y fut mise à l'épreuve, et la faveur dont il jouissait fut troublée par les querelles qui s'élevèrent entre son roi et le pape Grégoire VII, à l'occasion des investitures; il ne cessa d'être un sujet soumis qu'autant qu'il le fallait pour obéir au souverain pontife, qui étendait sur toutes les couronnes ses prétentions de souveraineté. Sa résistance n'eut rien de séditieux, et sa modération éclata jusque dans l'exécution des ordres violents, auxquels il ne se croyait pas permis de résister. Elle ne brilla pas moins dans un concile tenu à Rome[207], où il fut appelé par le pape. L'hérésiarque Bérenger y fut cité pour ses erreurs. L'archevêque, chargé de le combattre, fit mieux, il le persuada, et le convertit. [207] En 1078. Lanfranc, mort en 1089, n'a laissé qu'un traité de l'Eucharistie contre l'hérésie de Bérenger, et des lettres écrites, les unes avant, les autres pendant son épiscopat. Ce fut donc moins par ses ouvrages que par sa méthode d'enseignement qu'il servit au progrès de la philosophie et des lettres. C'est dans l'école qu'il tint au milieu de la forêt du Bec, que sont ses plus beaux titres de gloire. Parmi les personnages illustres qui en sortirent, il suffit de citer Ives de Chartres, regardé comme le restaurateur du droit canonique en France, et dont les lettres sont si précieuses pour notre histoire; Anselme, qui devint Pape sous le nom d'Alexandre II, et cet autre Anselme, dont la renommée littéraire égala celle de son maître. Il était né en 1034, dans la ville d'Aoste, en Piémont[208]. La réputation dont jouissait l'école du Bec, l'y attira de bonne heure. Il profita si bien des leçons de Lanfranc, qu'ayant embrassé la vie monastique, il fut, trois ans après, élu prieur, et ensuite abbé de cette maison. Quatre ou cinq ans après la mort de son maître, il fut appelé à lui succéder dans l'archevêché de Cantorbéry[209]. Guillaume-le-Roux régnait alors. Il ne valait pas son père, mais il fut aussi ferme que lui sur l'article des investitures. Anselme ne se montra pas moins zélé pour la cause du Pape; il en résulta pour lui des querelles très-vives et un exil. Il se rendit en Italie auprès d'Urbain II. Il assista au concile de Bari[210], où il terrassa par sa dialectique les Grecs, entêtés à soutenir que dans la Trinité, le S. Esprit, ne procède uniquement que du père. [208] Tiraboschi, _ub. supr._, p. 230 et suiv. [209] En 1092. [210] En 1098. Rappelé en Angleterre par Henri Ier, Anselme s'y rendit; mais bientôt les intérêts de la cour de Rome qu'il voulut servir, le brouillèrent avec ce roi. Il repassa sur le continent, et peu de temps après revint se fixer dans l'abbaye du Bec. Ce fut à l'invitation de Henri lui-même, qui, désirant enfin s'accorder avec le Pape, se rendit plusieurs fois dans cet abbaye pour conférer avec Anselme. Le prélat ayant réussi dans cette négociation, retourna auprès du roi, rentra en possession de son archevêché, de ses dignités, de ses biens, et mourut deux ans après[211], laissant dans l'Europe chrétienne de vifs regrets et une grande renommée de sainteté, d'éloquence et de savoir. [211] En 1109. Tous ses ouvrages sont théologiques ou ascétiques; il passe pour avoir appliqué, plus qu'aucun de ses prédécesseurs, les subtilités de la dialectique à la théologie[212]. Le dessein qu'il avait formé de démontrer, non seulement par l'autorité de l'Écriture et de la tradition, mais par la raison même, les dogmes et les mystères de la religion chrétienne, lui rendait ces subtilités nécessaires. Il ne s'enfonça pas moins avant dans les profondeurs de la métaphysique, dont il est regardé comme le restaurateur. On le regardait avec plus de raison comme le père de la théologie scolastique, dont il n'enveloppa cependant pas les obscurités dans le style barbare qu'on y introduisit après lui[213]. On sait que Leibnitz a reproché à Descartes d'avoir pris à Anselme sa preuve de l'existence de Dieu par l'idée de l'infini; mais sans se croire obligé de lire le _Monologium_ ni le _Proslogium_ de ce saint docteur, deux traités de théologie naturelle, dans l'un desquels cette démonstration doit être, on peut penser que le génie de Descartes, qui a trouvé tant d'autres choses, l'a trouvée aussi de son côté[214]. [212] Voy. Tirab., _ub. supr._, p. 232. Voy. aussi M. Giamb. Corniani, dans l'ouvrage intitulé, _I Secoli della Letteratura italiana dopo il suo Risorgimento_, t, I, p. 54. [213] Tirab., _loc. cit._ [214] Giambat. Corniani, _ub. supr._, p. 57. Ce dont on doit peut-être savoir le plus de gré à Anselme, c'est d'avoir eu sur l'éducation des enfants, des notions supérieures à son siècle. Un abbé de moines qui était en grande réputation de piété, se plaignait un jour à lui de la mauvaise conduite des enfants qu'on élevait dans son monastère. Nous les fouettons continuellement, disait-il, et ils n'en deviennent que plus obstinés et plus méchants. Et quand ils sont grands, demanda le bon Anselme, que deviennent-ils? Parfaitement stupides, lui répondit l'abbé. Voilà, reprit Anselme, une excellente méthode d'éducation qui change les hommes en bêtes! Il se servit ensuite de diverses comparaisons, pour lui faire entendre qu'il en est des hommes comme des arbres, qui ne peuvent prospérer, se développer et croître à la hauteur que la nature leur destine, s'ils sont comprimés dès leur naissance, si leurs rameaux sont pressés, leur sève étouffée, leur direction gênée, interrompue; qu'il en est encore comme des métaux d'or et d'argent, qu'on ne peut réduire à des formes élégantes et nobles, si l'artiste ne fait que les battre à grands coups de marteau, etc.[215]. [215] Giambat. Corniani, _ut. supr._ L'école fondée en France par Lanfranc et par Anselme, devint une pépinière féconde d'hommes instruits, non seulement pour la France, mais pour l'Italie, d'où un grand nombre de jeunes gens y accouraient prendre des leçons. Les auteurs de notre Histoire littéraire relèvent avec un orgueil très-pardonnable ces secours que l'Italie recevait de la France[216]; mais ils oublient trop peut-être que les deux chefs de cette fameuse école étaient Italiens, et que ce fut encore à l'Italie que la France dut ce second mouvement de renaissance des lettres, plus durable que le premier. L'historien de la littérature italienne, après avoir réclamé ce qu'il croit appartenir à sa patrie, dit avec son bon sens et son équité ordinaires[217]: «Ainsi la France et l'Italie se prêtaient mutuellement des secours; celle-ci, en fournissant à la France, et de savants professeurs qui donnaient le plus grand éclat aux écoles, et de jeunes étudiants qui ajoutaient à ces écoles un nouveau lustre; celle-là, en offrant un sûr et doux asyle aux Italiens, qui se seraient difficilement livrés à l'étude au milieu des troubles de leur patrie». [216] T. IX, p. 77. [217] Tiraboschi, t. III, p. 242. Mais enfin ni les ouvrages d'Anselme, ni ceux de Lanfranc son maître, ni ceux de leurs nombreux disciples, n'ont plus de lecteurs depuis long-temps. Il en est ainsi d'un Fulbert, évêque de Chartres, dont la France et l'Italie se sont disputé la naissance[218], mais qu'on ne lit plus, qu'on ne lira jamais plus, ni en Italie, ni en France[219]. Il en est encore ainsi d'un Pierre Damien, l'un des plus savants et des plus élégants écrivains de son temps; d'un Pierre Diacre, d'un Brunon, évêque de Segni, d'un troisième Anselme, évêque de Lucques, d'un Arnolphe, d'un Landolphe, et dune foule d'autres théologiens ou dialecticiens plus ou moins célèbres dans ce siècle, mais également ignorés et dignes de l'être dans le nôtre. Il faut distinguer parmi eux les auteurs d'histoires et de chroniques, la plupart recueillies dans la volumineuse et savante collection de Muratori, tels entre autres que cet Arnolphe et ce Landolphe qu'on vient de nommer[220]. Méprisables comme écrivains, ils sont précieux pour l'histoire, dont ils sont les seules lumières dans ces temps de profonde obscurité. [218] Selon Fleury, _Hist. Eccl._, l. LVIII, n°. 57, et Mabillon, _Act. SS._ etc. t. VII, pr. n°. 43; il était Romain, d'après un endroit de ses propres écrits; mais cet endroit est mal interprété, selon les auteurs de l'_Hist. litter. de France_, t. VII, p. 262; ils croient plutôt que Fulbert était d'Aquitaine, ou même particulièrement de Poitou. Tiraboschi est venu ensuite, et a démontré que les Bénédictins se sont trompés dans ce point d'histoire, et que Fulbert, qui dut à la France son instruction, puisqu'il y fut élève de Gerbert, ne lui doit pas du moins la naissance. Il rend à l'Italie l'honneur de l'avoir produit, t. III, p. 225 et 226. [219] Cela est rigoureusement vrai de ses Sermons; ses Lettres peuvent être, sinon lues, du moins consultées pour l'histoire. [220] _Arnolphi Hist. Mediolanensis_, etc. _Landolphi senioris. Mediolan. Historia_, etc. Voy. _Rerum ital. Script._, t. IV. Ce sont tous, il est vrai, de ces auteurs que, dans la littérature de leur pays, on appelle sacrés; mais il en eut alors encore moins de profanes que l'on puisse citer: la raison en est simple. L'église latine était sans cesse, depuis le schisme, en controverse avec l'église grecque. Il fallait toujours se tenir prêt à argumenter, dans des conférences, contre ces Grecs, si rusés dialecticiens et si déterminés sophistes. Les querelles entre le sacerdoce et l'Empire ne se vidaient pas seulement avec l'épée, mais avec la plume. En écrivant sur ces matières, on pouvait espérer de la part de celle des deux puissances dont on se déclarait le champion, des faveurs et des récompenses. C'étaient des motifs assez forts d'émulation pour s'adonner à la théologie et au droit canon; mais il n'y en avait aucun qui pût engager à cultiver les lettres proprement dites. Elles continuaient donc de languir, et tout ce qu'elles peuvent se vanter d'avoir produit qui puisse être encore de quelque utilité, est une espèce de lexique latin, composé par un certain Papias, très-habile dans la langue grecque, et le meilleur grammairien de son temps[221]. [221] Ce lexique ou vocabulaire, imprimé pour la première fois à Milan, en 1476, sous le titre de _Papias Vocabulista_, l'a été plusieurs autres depuis. Il avait été publié par l'auteur vers l'an 1053. Voyez Tiraboschi, t. III, p, 263. Un moine Bénédictin de _la Pomposa_, célèbre abbaye près de Ravenne, s'immortalisa par une découverte en musique, qui facilita et abrégea considérablement l'étude de cet art, borné cependant au chant de l'église. On ne laissait pas, faute de signes et de méthode, d'employer une dizaine d'années pour apprendre à chanter passablement au lutrin. _Guido_, ou, comme nous le nommons en français, Gui d'Arezzo, inventa des signes et créa une méthode qui réduisirent à un, ou tout au plus deux ans cet apprentissage. D'autres ont écrit qu'il ne fallait que quelques mois[222]; mais c'est un ou deux ans que dit Gui d'Arezzo lui-même dans une lettre qui nous est restée de lui. On y voit aussi les seuls événements de sa vie que nous sachions, et qu'il soit intéressant de savoir. Les moines de son couvent, loin de lui avoir gré de sa découverte et du soin qu'il avait pris de les instruire, le persécutèrent. Il leur parut blesser l'égalité de leur institution, parce qu'il n'était pas leur égal en ignorance[223]. L'abbé lui même écouta leurs suggestions, épousa leurs haines et fit éprouver à Gui des désagréments qui le forcèrent enfin à s'exiler du monastère. Il vécut alors des leçons de chant qu'il allait donner d'église en église. Théodalde, évêque d'Arezzo, sa patrie, l'appela auprès de lui, et l'y retint quelque temps. Sa réputation parvint au Pape Jean XX, à qui elle inspira le désir de le connaître. Il députa vers lui trois envoyés pour l'engager à se rendre à Rome[224]. Le pontife voulut éprouver sur lui-même la bonté de la nouvelle méthode. À son grand étonnement, il apprit sur-le-champ à lire et à chanter un verset qu'il n'avait jamais entendu auparavant. La faveur à laquelle Gui parvint auprès du Pape, l'aurait retenu à Rome, si le climat ne lui en eût pas été aussi contraire, surtout pendant l'été. Il venait d'obtenir la permission de s'en éloigner, sous la condition expresse d'y revenir pendant l'hiver, instruire le clergé romain, lorsque l'abbé de _la Pomposa_ y fut amené par les affaires de son ordre. Gui l'alla visiter comme son supérieur, malgré les mauvais traitements qu'il en avait reçus. Il lui fit connaître si clairement la régularité de sa conduite et l'excellence de sa méthode, que l'abbé, de retour dans son couvent, l'invita de la manière la plus pressante à y revenir. La principale raison qui engagea ce bon religieux à céder à ses instances, fut que, presque tous les évêques étant simoniaques, et par conséquent damnés, il devait craindre toute communication avec eux[225]. Il paraît donc qu'il retourna dans son premier asyle, et qu'il y finit paisiblement ses jours. C'est vers l'an 1030 qu'il florissait. [222] _Pochi mesi_: c'est l'expression dont se sert M. Giambat. Corniani, dans ses _Secoli della Letteratura ital._, etc. t. 1, p. 34. [223] _Id. ibid._ [224] Tiraboschi, t. III, p. 300. [225] _Cum proesertim simoniacâ hoeresi modo propè cunctis damnatis episcopis timeam in aliquo communicadi_. Guidonis Epistola _Michaeli monacho de ignoto cantu directa_. On a imprimé, mais depuis asez peu d'années[226], l'ouvrage intitulé _Micrologus_, où il consigna sa découverte et son système: on ne le posséda long-temps qu'en manuscrit dans quelques bibliothèques[227]. Sa gamme et sa manière de la noter se répandirent, et se sont perpétuées par la tradition. Une idée étendue et détaillée de ce système appartiendrait à l'histoire de la musique, et non à celle de la littérature. Ce qu'il suffit de rappeler ici, c'est qu'il substitua les points placés sur des lignes à la confusion de lettres et d'autres caractères qui avait régné jusqu'alors, et qu'il désigna les notes de la gamme par les syllabes placées au commencement et au milieu des vers, dans la première strophe de l'hymne _Ut queant taxis_, devenu fameux par cet emploi, auquel Paul Diacre, son auteur, n'avait pas songé. On commença enfin à se reconnaître dans ce dédale; et le nom de Gui d'Arezzo est honorablement placé en tête de la liste des créateurs et des bienfaiteurs de la musique moderne. [226] Martin Gerbert, abbé de Saint-Blaise, l'a donné dans le vol. II de ses _Scriptores ecclesiastici de musicâ sacrâ potissimum. Typis San-Blasianis_, 1784, 3 vol. in-4°. On y trouve aussi la lettre de Gui au moine Michel, d'où sont tirés les détails précédents. [227] À Milan, dans l'Ambroisienne; à Pistoja, chez les chanoines, à Florence, dans la Laurentienne. On en possède trois en France à la Bibliothèque impériale. Il y en avait un à l'abbaye de Saint-Evroult (diocèse de Lizieux); ce dernier passait pour le plus complet de tous: (Voy. La Borde, _Essai sur la Musique_, t. III, p. 346.) il est perdu. C'est aussi vers la fin de ce siècle que l'école de Salerne produisit ce petit poëme qui lui a fait plus de réputation que les gros ouvrages de Constantin, et ceux de ses plus savants docteurs[228]. Les vers en sont encore cités comme des adages, quelquefois même comme des autorités. Ce sont assurément de mauvais vers, presque tous léonins ou rimés, selon la coutume de ce temps; mais ils ne manquent pourtant pas d'une certaine concision technique, qui est un des mérites du genre. Ce poëme fut présenté au nom de l'école même, à un roi d'Angleterre[229]. On a cru que c'était saint Édouard qui, peu de temps avant sa mort, arrivée en 1066, avait consulté par écrit l'école de Salerne sur sa santé, et en avait reçu cette réponse. Muratori lui-même est de cette opinion[230]; mais Tiraboschi conjecture, avec plus de vraisemblance, que Robert[231], duc de Normandie, l'un des fils de Guillaume-le-Conquérant, à son retour de la première croisade, en 1100, vint dans la Pouille, où il fut amicalement reçu par le duc Roger, qui en était alors maître; qu'il y épousa Sibylle, fille d'un seigneur du pays; qu'il y apprit la mort de son frère Guillaume II[232], tué à la chasse cette même année, et l'usurpation de son jeune frère Henri, qui s'était emparé du trône d'Angleterre, en son absence; qu'ayant dès lors formé le projet de lui disputer la couronne, il avait commencé par prendre le titre de Roi; et que, se trouvant à Salerne même, avec ce titre, et sans doute avec un cortége royal, l'école, soit qu'il l'eût consultée ou non, n'ayant rien à craindre de Henri, dédia ce poëme à Robert, en lui donnant le titre de roi d'Angleterre, qui flattait ses espérances et son orgueil.[233] [228] Voy. sur cette école et sur Constantin l'Africain, ci-dessus, page 118. [229] Quelques auteurs ont prétendu qu'il avait été dédié à Charlemagne, et se sont fondés sur des manuscrits, qui portent pour titre: _Scholoe Salernitanoe versûs medicinales inscripti Carolomagno Francorum regi_, etc.; et pour premier vers: _Francorum regi scribit tota schola Salerni_. Mais c'est une altération prouvée du texte, qui ne peut être venue que du caprice d'un copiste. Charlemagne n'étendit point ses conquêtes vers Salerne, et n'eut jamais d'influence sur ce pays-là. Dans tous les autres manuscrits, ces vers sont adressés à un roi d'Angleterre, _Anglorum Regi scribit_, etc. Voy. sur tout ceci, Tiraboschi, t. III, p. 308 et suiv. [230] _Antichità ital._, t. III. [231] Surnommé _Courte-cuisse_. [232] Surnommé _le Roux_. [233] On peut citer, à l'appui de cette conjecture, le titre que porte ce poëme dans un des manuscrits de notre Bibliothèque impériale; il y est intitulé: _Salernitanoe scholoe versûs ad regem Robertum_. (Catalog. codd. manusc. Bibl. Reg. Paris, t. IV, p. 295, n°. 6941). On sait, au reste, que Robert ne fut roi qu'en idée; qu'il descendit l'année suivante en Angleterre avec une forte armée, mais qu'ayant été vaincu, il fut forcé de se contenter de son duché de Normandie et d'une somme d'argent que Henri consentit à lui payer; que la guerre s'étant rallumée en 1106, entre les deux frères, Robert, vaincu de nouveau, perdit son duché, fut emmené en Angleterre, et renfermé dans une prison, où il resta jusqu'à sa mort. Il est probable que l'un des professeurs de l'école fut chargé de rédiger l'ouvrage, et que les autres ne firent que l'approuver. On désigne communément ce rédacteur par le nom de _Giovanni_, ou Jean de Milan, sans que l'on sache rien autre chose de lui, sinon que son nom se trouve, dit-on, à la tête de l'un des manuscrits de ce poëme[234]. Cette raison de le lui attribuer est faible; mais on ne connaît ni aucun autre manuscrit qui la confirme, ni aucune indication quelconque d'un autre auteur[235]. Divers recueils d'érudition[236] contiennent des poésies latines d'un archevêque de Salerne, nommé _Alfanus_, qui ne valent pas les vers des médecins de son diocèse. On trouve dans d'autres recueils[237] un poëme entier en cinq livres, sur les expéditions des princes Normands en Italie, par Guillaume de Pouille[238], et quelques autres poésies du même temps[239]. L'historien y peut rechercher des faits dont il ne trouverait nulle part ailleurs aucune trace; mais l'homme de goût y chercherait en vain quelques vers dont il pût être satisfait. [234] C'est Zacharie Silvius qui assure, dans sa préface, _ad schol. Salernit._, avoir vu un manuscrit finissant par ces mots _Explicat._ (lisez _explicit_) _tractatus qui dicitur Flores medicinoe compilatus in studio Salerni, à Mag. Joan. de Medialano_, etc. Ce poëme a eu un grand nombre d'éditions, sous différents titres: _Medicina Salernitana; de Conservandâ bonâ valetudine; Regimen sanitatis Salerni; Flos Medicinoe_, etc. Plusieurs de ces éditions sont accompagnées de notes; celles de René Moreau, Paris, 1525, in-8., passent pour les meilleures. [235] Tiraboschi, _loc. cit._ [236] Entre autres Mabillon, _Acta SS. Ordin. S. Benedicts_, vol. I. Baronius, _Annal. Eccl._ an MCXI. [237] Muratori, _Rer. ital. Script._, t. V. [238] _Guillelmi Appuli de rebus Normannor. poema_, ibid. [239] Tels que _Laurentius Verniensis, Rerum Pisanarum; Magister Moses, de laudibus Bergomi_, etc. ibid. Il serait inutile de nous traîner sur des noms et sur des ouvrages ignorés et illisibles. Rien n'y annonçait encore une résurrection prochaine: la semence en était jetée, mais rien ne germait et surtout ne fructifiait encore. En voyant avec quelle lenteur et avec combien de peine l'esprit humain se dégage de la rouille que la barbarie lui a une fois imprimée, on apprend à sentir de plus en plus les bienfaits de l'instruction, à chérir davantage les sciences, la philosophie et les lettres; à respecter, à garder précieusement, à désirer d'augmenter chaque jour le trésor sacré des lumières. CHAPITRE III. _Situation politique et littéraire de l'Italie, au douzième siècle; Universités; Études scolastiques; Langue Grecque; Histoire; Naissance des Langues modernes, et en particulier de la Langue Italienne; Troubadours Provençaux; Sarrazins d'Espagne_. L'esprit de liberté qui s'était annoncé en Italie dès le onzième siècle, y fit dans le deuxième de nouveaux progrès. Les villes de la Lombardie, profitant des orages du règne de l'empereur Henri IV, s'étaient presque toutes déclarées indépendantes. Les guerres acharnées qu'elles se firent entre elles pendant celui de Henri V, exercèrent le courage de cette multitude de républiques, et ne furent d'aucun danger pour leur liberté. Cet état subsista sous Lothaire II, dernier empereur de la maison de Franconie, et de Conrad III, en qui commença celle de Souabe, c'est-à-dire, jusqu'au milieu de ce siècle. Il n'en fut pas ainsi, quand un empereur jeune, ambitieux et guerrier, quand Frédéric Barberousse eut succédé à Conrad[240]. Instruites alors par de premiers revers, par les barbaries qu'exerçait contre elles un vainqueur irrité qui les traitait en rebelles[241], et surtout par la ruine déplorable de la plus florissante de ces villes, de Milan, deux fois prise, rasée et détruite de fond en comble par Frédéric, elles renoncèrent à leurs inimitiés, et formèrent entre elles cette célèbre ligue lombarde, contre laquelle se brisèrent toutes les forces de l'Empire, et tout le courage de l'Empereur. Dans le cours de vingt-deux ans, il conduisit en Italie sept formidables armées de ses Allemands: elles y périrent toutes, soit par les maladies, soit par le fer, après des effusions incalculables de ce généreux sang italien. Frédéric, vaincu en bataille rangée[242], mis en pleine déroute, et ne devant la vie qu'au bruit qui se répandit de sa mort, se vit réduit à négocier avec les républiques victorieuses. Après une trêve de six ans, qu'il employa en vain à vouloir reprendre par la ruse les avantages qu'il avait perdus, il reconnut enfin, par un traité célèbre[243], et par un rescrit impérial, leur indépendance, que lui et ses prédécesseurs avaient taxée jusqu'alors de révolte et de perfidie[244]. [240] En 1152. Frédéric était né en 1121. [241] Comme au siége de Crême; pendant lequel l'Empereur, après avoir fait pendre des prisonniers et des otages, fit attacher des enfants, qui étaient au nombre de ces derniers, en dehors d'une tour qu'il faisait avancer contre la ville, pour empêcher les parents de ces malheureuses victimes de faire jouer les machines destinées à repousser cette tour; mais les Crémasques aimèrent mieux écraser leurs propres enfants, que de se rendre. On ne peut pas reprocher à l'historien Radevic de raconter froidement ces horreurs: «_O facinus_, dit-il, _videres illuc liberos machinis annexos, parentes implorare, crudelitatem et immanitatem aut verbis, aut nutibus objectare, è contra infelices patres pro infaustâ prole lamentari, sese miserrimos clamare, nec tamen ab impulsionibus cessare_, etc.». Radevicus Frising., l. II, c. 47 Au siége de Milan, Frédéric faisait couper les mains aux prisonniers, ou les faisait pendre, etc. [242] À Lignano dans le Milanais, an 1176. [243] À la paix de Constance, en 1183. Bettinelli, _Risorgim. d'Ital._ se trompe en plaçant ce traité en 1185. [244] Tirab., _St. della Lett., ital._, tom. III, liv. IV, c. I. Dans cette longue et violente fermentation de liberté, il était impossible que les esprits n'acquissent pas plus d'activité, de curiosité, d'élévation et de force. Alors, dit un auteur italien[245], la servitude des particuliers fut abolie, tous furent reconnus citoyens, c'est-à-dire, membres de la patrie, tous participèrent à la législation et au bien public... Avec l'idée de république et de liberté, chaque Italien pensa être devenu Romain, et l'on vit dans l'ordre de l'administration et dans les fonctions des magistrats, une image de l'ancienne République romaine...... De tout cela, conclut le même auteur, il résulta un grand bien pour les études: non seulement on se livra de plus de plus à celle des lois, nécessaire pour établir, consolider, et faire prospérer les nouveaux gouvernements; mais des écoles de toute espèce s'élevèrent, et furent honorées: il y eut entre ces cités rivales une émulation de gloire et d'avantages de toute espèce; et bientôt plusieurs d'entre elles fondèrent des établissements d'instruction publique et des universités[246]». [245] Bettinelli, _Risorg. d'Ital._, c. 3. [246] Bettinelli, _Risorg. d'Ital._, c. 3. Une passion très-différente de celle de l'étude agitait alors l'Italie et l'Europe entière; c'était la passion des croisades. À la fin du dernier siècle, la voix d'un pauvre Ermite fanatique[247], et celle d'un Pape ambitieux[248] en avaient donné le signal[249]. Ce signal continuait de retentir, répété par d'autres pontifes, et par la voix plus éloquente et non moins fanatique de Saint-Bernard. Il n'était que trop entendu. L'Europe se dépeuplait pour aller dévaster l'Asie. L'histoire de ces croisades existe: leur tableau sanglant n'a pas besoin de nouvelles couleurs. Toutes les questions que présente cette frénésie pieuse et meurtrière ont été examinées, et décidées au tribunal de la raison et de l'humanité[250]. La politique et l'autorité de quelques gouvernements, et surtout l'ambition des Papes qui les avaient suscités, en profitèrent. Les peuples, ou du moins les classes industrieuses des peuples y gagnèrent aussi sans doute: elles y gagnèrent de recevoir un nouveau ferment d'activité, et d'étendre un peu la sphère alors si étroite, de leurs idées, de leurs arts et de leurs jouissances, par le mouvement, les voyages et les communications étrangères. Mais si l'on était tenté de mettre en compensation avec l'effusion du sang de plusieurs millions d'hommes, ces avantages qui eussent pu être produits par des moyens plus lents, mais moins désastreux pour l'humanité, et si, pour nous renfermer dans le sujet particulier qui nous occupe, l'intérêt assez douteux des lumières l'emportait ici sur un intérêt plus évident et encore plus sacré, on serait arrêté dans ce calcul même, en pensant au résultat de la quatrième de ces expéditions lointaines. [247] Pierre l'Ermite, ainsi nommé, soit à cause de son état, soit de son nom de famille, comme Tristan l'Ermite ou l'Hermite. Il était Picard, et avait été soldat, marié et prêtre; au reste, dit-on, bon gentilhomme. [248] Urbain II. [249] En 1095, au concile de Clermont. [250] Elles étaient bien loin de l'être, lorsque j'écrivais ceci, aussi complètement qu'elles l'ont été depuis, dans les deux Mémoires de M. le professeur Heeren, et de M. de Choiseuil-Daillecourt, qui ont partagé le prix à l'institut, sur la question de _l'influence des Croisades_, et auxquels il faudra renvoyer désormais pour tous les résultats de cette grande époque de l'histoire. L'Empire grec était le dernier asyle des lettres: c'était là qu'en existaient encore les monuments; c'est là qu'elles pouvaient renaître de leurs cendres, et sortir de leur silence par l'organe d'une langue toujours restée la même, et toujours la plus belles des langues. Des chrétiens croisés contre les mahométans abattirent cet empire chrétien, qui les appelait à son secours, brûlèrent à trois reprises consécutives, pillèrent et dévastèrent pendant huit jours entiers la ville de Constantin[251], brisèrent les statues, restes vénérables de l'art antique, renversèrent les édifices, incendièrent les bibliothèques, précieux dépôts où périrent peut-être des exemplaires uniques d'ouvrages anciens qui n'ont plus reparu depuis, furent enfin dans l'Orient, au commencement du treizième siècle[252], plus barbares que les Goths, ou plutôt que les Lombards ne l'avaient été en Occident au sixième. Mais ils firent un mal plus grand encore que ces dévastations. La dynastie des empereurs latins, fondée par eux, fut éphémère; le coup qu'ils avaient porté à l'empire grec ne le fut pas. Il ne s'en releva jamais; et quand plus de deux siècles après, Constantinople tomba sous le fer des musulmans, elle ne fit que terminer la longue et pénible agonie où elle se débattait depuis la blessure qu'elle avait reçue de Baudouin et de ses croisés. [251] Voyez le grec Nicetas et notre vieux Villehardouin; voy. aussi Gibbon, _Decline and fall of Roman Emp._, c. 60. [252] En 1204. L'accroissement du pouvoir extérieur des papes à cette époque, et l'usage qu'ils en firent souvent ne furent que trop funestes à l'Europe; en Italie, à Rome même, ce pouvoir leur était souvent disputé. Plus d'une fois, dans ce siècle, des mouvements populaires ébranlèrent leur trône, et attaquèrent leur personne. Les schismes multipliés et l'intervention du glaive dans les décisions sur la légitimité des papes, avaient porté dans l'esprit du peuple de Rome, à l'autorité pontificale, un coup dont elle ne pouvait revenir. Ce peuple, que Grégoire VII et quelques-uns de ses successeurs avaient dépouillé de ses prérogatives, saisit l'occasion de les reprendre. Un tribun en habit de moine, l'éloquent et impétueux Arnaud de Brescia, rétablit à Rome un fantôme de république, qui ne se dissipa qu'au bout de dix années, à la lueur des flammes de son bûcher. Le pape Adrien IV s'aida pour cette exécution des armes de Frédéric Barberousse, qui se prévalut de ce service pour obtenir de lui la couronne impériale. Arnaud fut brûlé vif, non comme séditieux, mais comme hérétique[253]; et Adrien, en rétablissant son autorité, n'eut l'air que de venger l'orthodoxie. [253] En 1155. Après sa mort, les schismes recommencèrent. Alexandre III, son successeur, fugitif, quoique légitime, vit quatre anti-papes soutenus par Frédéric, lui disputer successivement la thiare. Après six ans d'exil, il fut rappelé de France à Rome par le parti même de la liberté: il devint en quelque sorte le chef des républiques italiennes; et lorsque la ligue lombarde fonda une ville nouvelle, pour opposer un rempart de plus aux prétentions de Frédéric, elle signala son dévouement aux intérêts du pape, en nommant cette ville Alexandrie. Au milieu de ces agitations, il était difficile que les souverains pontifes s'occupassent de l'encouragement des lettres. Les écoles languissaient; il ne s'en formait point de nouvelles, et celles mêmes qui se seraient ouvertes auraient peu avancé les lumières. Le réveil des sciences commençait, mais les lettres sommeillaient encore. À Rome, comme dans les autres états d'Italie, comme dans le reste de l'Europe, le _Trivium_ et le _Quadrivium_, ou les sept arts classés sous ces dénominations barbares, formaient le cercle entier des connaissances humaines. Le _Trivium_ comprenait la grammaire, la rhétorique et la dialectique; mais que pouvaient être la grammaire et la rhétorique sans modèles d'un style pur et sans exemples d'éloquence? et qu'était alors la dialectique, sinon une méthode pour embrouiller et pour obscurcir la raison? Quant au _Quadrivium_, composé de l'arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l'astronomie, on n'ignore pas que les deux premières se bornaient à de faibles éléments, que la troisième n'allait pas plus loin que la lecture des chants d'église, que l'astronomie ne s'arrêtait pas toujours aux bornes qu'avait alors la science, et qu'elle ouvrait souvent la porte à une superstition de plus. Parmi ces sciences, la dialectique était celle qui dominait sur toutes les autres, et qui obtenait cet empire par celui qu'elle exerçait sur tous les esprits. Lorsqu'Aristote imagina ses classifications ingénieuses, les divisions et subdivisions des opérations de l'entendement, les règles subtiles de l'art de raisonner juste, et les moyens non moins subtils de reconnaître et de combattre les raisonnements faux, il ne s'attendait pas sans doute à l'abus qu'en firent les péripatéticiens, ses disciples, et les stoïciens; mais il s'attendait encore moins à voir cette méthode, qu'il avait imaginée pour rectifier et pour guider l'esprit, devenir la base et le premier type des méthodes les plus propres à le fausser et à l'égarer. Ce qui était obscur en soi engendra d'impénétrables ténèbres, quand il eut fermenté dans les têtes avec le fanatisme religieux; et les questions de l'hypostase et de la nature, de la matière et de la forme, appliquées aux mystères du christianisme, devinrent une source fertile de sophismes infinis en même temps que d'hérésies nombreuses. Les orthodoxes crurent avoir besoin, pour se défendre, des mêmes armes avec lesquelles on les attaquait; et ce fut alors dans tous les partis un cahos de subtilités sophistiques, où l'on perdit de vue les choses pour ne plus songer qu'aux mots. Les mots se rangeaient, pour ainsi dire, en bataille les uns contre les autres, sans que l'on fit aucune attention aux choses; et les rangs de mots vainqueurs n'étaient ni plus raisonnables, ni plus intelligibles que les vaincus. Les _universaux_ de Porphyre engendrèrent les _nominaux_, ennemis des _réaux_, et tous ensemble ennemis irréconciliables du bon sens et de la raison. Quand on vous dit que tel ou tel savant du sixième, du septième, et des quatre ou cinq siècles suivants, était un profond dialecticien, c'est dans toutes ces belles choses que vous devez entendre qu'il était profondément habile. On les désigne tous dans l'histoire de la philosophie, par le nom de _scolastiques_; et il est aisé de voir à quel rang ils y doivent être placés. Ces vains combats de l'esprit étaient presque le seul usage qu'il fit alors de ses forces. Ils passaient des bancs de l'école dans le monde, et même dans les cours; et les princes qui eurent alors la réputation d'aimer la philosophie et les lettres, n'aimèrent au fond guère autre chose que l'application ou l'emploi de ces obscurs raffinements. Voici un exemple de ce qui faisait leur admiration, leurs délices, l'occupation et le triomphe des prétendus lettrés qu'ils admettaient auprès d'eux. L'empereur Conrad III en avait plusieurs à sa table; il était émerveillé des attaques qu'ils se livraient, et des choses absurdes qu'ils parvenaient pourtant à prouver, telles que celles-ci: ce que vous n'avez pas perdu, vous l'avez; vous n'avez pas perdu des cornes, donc, vous avez des cornes; et beaucoup d'autres de ce genre. Enfin, dit l'Empereur, on ne me prouvera pas qu'un âne est un homme. Un des docteurs lui fit entendre qu'il ne faudrait pas l'en défier. «Avez-vous un oeil? lui demanda-t-il.--Oui certainement, répondit l'Empereur.--Avez-vous deux yeux?--Oui sans doute.--Un et deux font trois; vous avez donc trois yeux». Conrad, pris comme dans un piége, soutint toujours qu'il n'en avait que deux; mais lorsqu'on lui eut expliqué l'artifice de cette logique, il convint que les gens de lettres menaient une vie bien agréable[254]. [254] _Jucundam vitam dicebat habere Litteratos_. Voy. le second tome du Recueil des PP. Martène et Durand, intitulé _Collectio veter. scriptor._ Andrès, _Origen. e Progr._, etc. II. Il faut ajouter au _trivium_ et au _quadrivium_, ou aux sept arts, une science qui prenait alors de grands et rapides accroissements, et qui, fondée sur des réalités, donnait du moins à l'esprit une nourriture plus substantielle et plus saine, quoique les arguties de la scolastique s'y mêlassent encore. Dès le onzième siècle, la nécessité, dont on a vu qu'était devenue l'étude des lois à ce grand nombre de petites républiques nouvellement formées, pour débattre leurs intérêts communs, et plus souvent encore leurs intérêts opposés, avait tourné de ce côté l'attention, parce qu'elle y attachait l'espoir des distinctions et des récompenses. L'ardeur pour ce genre d'étude augmenta encore dans le douzième siècle[255]. Comme il y avait eu en Italie une multitude de nations diverses, il y avait aussi une grande multiplicité de lois. Les rois Lombards, et même ensuite les empereurs, avaient permis à chacun de suivre celle qu'il lui plairait. Dans tous les actes, on déclarait de quelle nation l'on était, et quelle loi on voulait suivre. Il eût été difficile qu'un seul homme pût connaître tant de lois différentes les unes des autres, et souvent contradictoires, et il était rare d'en trouver des copies complètes, principalement des lois romaines: on avait donc formé de certains abrégés, où l'on avait réuni les plus importantes et les plus utiles, pour servir de règle aux jugements. Il fallait qu'un jurisconsulte fût instruit de cette législation si variée, et qu'il le fût surtout des lois romaines et les lois lombardes, qui étaient les plus généralement suivies. [255] Tirab., t. III, p. 317 et suiv. Les choses restèrent en cet état jusque vers l'an 1135, mais alors, selon un grand nombre d'auteurs, la jurisprudence éprouva une révolution en Italie. Les Pisans, disent-ils[256], ayant, cette année-là, pris et saccagé Amalfi, trouvèrent dans cette ville un ancien manuscrit des _Pandectes_ de Justinien, qu'ils emportèrent en triomphe à Pise, où il resta jusqu'au commencement du quinzième siècle, époque à laquelle les Florentins s'en emparèrent à leur tour. C'était le premier exemplaire des Pandectes que l'on eût vu depuis long-temps en Italie, et la mémoire y en était presque effacée. L'empereur Lothaire II, qui régnait alors, abolit toutes les autres lois, et ordonna par un édit qu'à l'avenir on n'obéît plus qu'aux lois romaines. Il ne peut y avoir de doute sur l'existence très-ancienne des Pandectes à Pise, ni sur leur translation à Florence au quinzième siècle; il n'y en a que sur la première conquête qu'en firent les Pisans dans la ville d'Amalfi, au douzième, et sur le décret ou l'édit de Lothaire II. [256] Sigonius l'a dit le premier (_de regno Italioe_, liv. XI, ad ann. 1137); d'autres l'ont redit ensuite sans examen. Tiraboschi doute de l'une et nie l'autre. Il discute cette question avec beaucoup de justesse et d'impartialité[257]. Le manuscrit d'Almalfi, dit-il, ne pouvait être unique, ni par conséquent être assez précieux pour que les Pisans triomphassent ainsi de sa conquête. En France, où les livres étaient alors moins communs, il y avait certainement une autre copie des Pandectes. Ives de Chartres, qui florissait au commencement du douzième siècle, en fait mention dans deux de ses lettres[258]. Muratori prouve par deux titres, l'un de 752, l'autre de 767, qu'il y en avait en Italie dès le huitième siècle, et les plus grands ravages que ce pays eût éprouvés étaient antérieurs à cette époque. Enfin il y eut, comme nous le verrons bientôt, une glose sur les Pandectes, écrite avant 1135. Si les Pisans trouvèrent dans Amalfi, et emportèrent avec eux un vieux manuscrit de ces lois, il purent donc bien se vanter d'avoir un exemplaire précieux par son antiquité, mais non pas tel qu'il n'en existât alors aucun autre: mais on peut douter même de cette conquête du manuscrit, faite par les Pisans, à la prise d'Amalfi. [257] _Ubi supr._ [258] La 45e et la 49e. Le premier qui ait énoncé ce doute est un Italien[259], qui publia à Naples, en 1722, un savant traité, sur l'usage et l'autorité du droit civil dans les provinces de l'empire d'Occident. Quelques années après, un Pisan même[260], et depuis, plusieurs autres Italiens ont écrit dans le même sens. Enfin la chose, de certaine qu'elle paraissait, est devenue si problématique que le savant Muratori n'a point voulu décider la question[261]. Le plus ancien témoignage que l'on allègue est dans un mauvais poëme latin du quatorzième siècle, sur les guerres de la Toscane[262]. Un autre se trouve dans une vieille chronique écrite en italien, et qui ne peut par conséquent l'avoir été que vers la fin du treizième siècle. Ne serait-il pas étonnant que pendant plus d'un siècle et demi aucun autre auteur n'eût parlé de cet événement, qui aurait du faire tant de bruit? Des chroniques pisanes beaucoup plus anciennes racontent le sac d'Amalfi, et ne disent pas un mot des Pandectes. D'autres tout aussi anciennes, écrites dans des pays voisins d'Amalfi, font le même récit, et observent le même silence. Ces preuves ne sont que négatives, mais semblent avoir plus de force que les preuves de cette espèce n'en ont ordinairement. Tiraboschi ne décide pourtant pas plus que Muratori, et dit avec raison, en finissant[263], que les Pisans sont au fond peu intéressés à cette question. On ne peut leur contester la gloire d'avoir possédé pendant plusieurs siècles le plus ancien manuscrit des Pandectes qui existe dans le monde, et de l'avoir soigneusement conservé tant qu'il leur a été possible; peu doit leur importer l'occasion et le lieu où ils l'avaient acquis. [259] L'avocat Donato Antonio d'Asti, cité par Tirab., _ub. sup._ [260] L'abbé D. Guido Grandi. [261] Voy. _Annal. d'Ital._, ann. 1135. [262] Muratori, _Script. Rer. Italic._, vol XI., p. 314. [263] _Ubi supr._, p. 321. Quant à l'édit attribué à Lothaire II, ces deux excellents critiques sont moins réservés: ils en nient formellement l'existence, qui n'est en effet attestée par aucune pièce ou copie authentique. Les Italiens conservèrent long-tems après l'an 1135, le droit de choisir entre les lois romaines et lombardes. Muratori donne pour preuves, des contrats et des actes passés à la fin du douzième siècle[264]: on en peut même citer des exemplaires très-avant dans le treizième[265]. Mais enfin les lois romaines prévalurent, surtout lorsqu'elles eurent été expliquées et commentées par des jurisconsultes habiles; et les lois lombardes, et à plus forte raison toutes les autres qui avaient eu de l'autorité, la perdirent entièrement. [264] Préface sur les lois lombardes, _Script. Rer. Ital._, vol. I, part. II. [265] Tirab., _loc. cit._, p. 322. On accorde généralement à Bologne l'honneur d'avoir été la plus célèbre et la plus ancienne école où l'on ait enseigné publiquement les lois. Cette ville devint en quelque sorte, pour l'Europe entière, la métropole, ou, comme on le voit inscrit sur une ancienne médaille, _la mère commune des études_[266]. Warnier ou Garnier, en latin _Irnerius_, né à Bologne[267], vers le milieu du onzième siècle, fut le premier à y professer avec éclat le droit romain. Il avait commencé par enseigner la grammaire et la philosophie. On attribue à différents motifs la préférence qu'il donna ensuite à l'étude et à l'enseignement des lois. Il n'y en eut peut-être point d'autre que la nouvelle faveur dont il vit qu'elles étaient l'objet. Il ne se borna pas à des leçons verbales sur toutes les parties des Pandectes; il les commenta dans une glose que l'on dit avoir été claire et précise[268], exemple rarement suivi par les autres glossateurs. Ce travail lui fit donner les titres de restaurateur, même de créateur de la science des lois, et de lampe, ou flambeau du droit[269]. Sa réputation le fit appeler dans plusieurs circonstances par la comtesse Mathilde, et par l'empereur Henri V, pour leur donner ses avis. C'est à l'invitation de la comtesse qu'il avait entrepris de revoir et d'expliquer la collection des lois de Justinien. Il suivit, en 1118, à Rome, l'Empereur, qui se servit de lui pour engager les Romains à élire son anti-pape Burdino, qu'il opposa au pape Gelase II. Ce n'est pas sans doute la plus belle action d'Irnérius, et c'est la dernière date que fournit sa vie. Il est donc probable qu'il florissait à Bologne dès le commencement du douzième siècle, et qu'il y avait donné ses leçons et publié sa glose plusieurs années avant la fin du siècle précédent. [266] _Mater studiorum_. Voyez l'ouvrage du P. Sarti, intitulé: _de Claris professoribus Bononiensibus_. [267] Voy. _ibid._, et Tirab. _ubi supr._ p. 327. [268] Voy. le Père Sarti, _ubi supr._ [269] _Lucerna juris._ On attribue à Irnérius l'invention des degrés qui conduisent au doctorat, des titres de bachelier et de docteur, du bonnet et des autres ornements, qui sont les marques de ces différents degrés. Il crut qu'en frappant ainsi l'imagination par les yeux il concilierait plus de respect à la science[270]. C'était pour son école de droit qu'il avait imaginé ces distinctions; celles de théologie les adoptèrent, et bientôt elles se répandirent dans toutes les autres universités. [270] Giamb. Corniani, _Secoli della Lett. ital._, etc., t. I, p. 65. Irnérius laissa des disciples qui rendirent après lui l'école de Bologne de plus en plus célèbre. Les lois romaines furent enseignées non seulement en Italie, mais en Angleterre et en France par des Italiens. Un certain Vacarius, né en Lombardie, fut appelé, vers le milieu de ce siècle, en Angleterre, par un archevêque de Cantorbéry, pour y répandre ce genre d'instruction. Le célèbre Placentino vint en France, où on l'appelle Plaisantin, et ouvrit à Montpellier une école de droit romain. Il paraît qu'il était de Plaisance, et que c'est de là qu'il tira son nom: on ne lui connaît en effet ni d'autre nom ni d'autre patrie. C'est à Montpellier qu'il écrivit une Introduction à l'étude des lois, la Somme des institutes de Justinien, et plusieurs autres ouvrages. Il retourna en Italie, fut appelé deux fois pour professer à Bologne, revint enfin à Montpellier, et y mourut en 1192[271]. [271] Tirab., t. III, p. 344. Les Empereurs et les Papes accordaient, comme à l'envi, des encouragements à l'école de Bologne, et les étrangers y accouraient de toutes parts. À Modène, à Mantoue, à Pise et dans plusieurs autres villes, l'émulation éleva des écoles rivales; mais Bologne l'emporta toujours sur elles, principalement dans une branche du droit qui avait acquis peu à peu une grande importance, sans qu'il soit bien démontré que le bonheur des hommes, la bonne constitution des sociétés, ni les vraies lumières de l'esprit y eussent beaucoup gagné. Déjà plusieurs recueils de canons, de décrétales et d'autres pièces dont la jurisprudence canonique se compose, avaient été formés. Depuis la fameuse collection des fausses décrétales des Papes prédécesseurs de Sirice, donnée sous le nom d'Isidore de Séville, puis attribuée à un certain Isidore _Mercator_, que d'autres nomment _Peccator_, mauvais écrivain du huitième siècle, on avait eu les collections de Reginon[272], de Burcard de Worms[273], d'Ives de Chartres[274], le seul de tous ces canonistes qui eût montré quelque esprit de critique et des lumières: mais dans tous ces recueils on trouvait des obscurités et des contradictions sans nombre. Les vraies et les fausses décrétales y étaient confusément placées, sans ordre et sans discernement. Un moine, Toscan de naissance, mais professeur à Bologne, nommé Gratien, se chargea de l'immense travail de tout revoir, de tout éclaircir, et, s'il pouvait, de tout concilier. Dans ce recueil, fruit de vingt-quatre années de travail, il laissa beaucoup d'erreurs et il en commit de nouvelles. La plus grave fut l'adoption qu'il fit des fausses décrétales; ce qui en affermit et en étendit l'autorité[275]. On donna le nom de Décret à sa compilation. Il la publia à Rome vers le milieu du douzième siècle[276]. Le Décret de Gratien eut bientôt en Europe autant d'autorité que le Code de Justinien; et la critique des siècles suivants, qui en a relevé les nombreuses erreurs, n'en a point encore détruit toute la célébrité. [272] Bénédictin, abbé d'une abbaye de son ordre, dans le diocèse de Trêves. Son recueil de canons, publié au neuvième siècle, est intitulé: _de Disciplinis Ecclesiasticis et de Religione Christianâ_. [273] Cet évêque de Worms publia sa collection de canons au commencement du onzième siècle. [274] Ce nom est célèbre dans notre littérature du onzième et du douzième siècle. [275] Voy. le cinquième Discours de Fleury, sur l'Hist. Eccl. [276] Le P. Sarti, dans son Traité _de Cl. Prof. Bonon._, t. I, part. I, p. 260, prouve que ce fut vers l'an 1140, et Tiraboschi est de cet avis, t. III, p. 346. Du reste, si nous voulons interroger ce siècle et chercher dans ses productions à nous rendre compte de ses progrès, nous les trouverons encore peu sensibles. Nous verrons, comme dans le précédent, des théologiens et des dialecticiens formidables. Nous distinguerons surtout parmi eux Pierre Lombard, que l'Italie donna à la France[277], comme elle lui avait donné Lanfranc et Anselme, qui fut même évêque de Paris, célèbre par un _Livre des sentences_[278], qu'on prendrait à ce titre pour un livre de philosophie morale, et qui n'est qu'un système complet et serré de théologie scolastique, mais qui n'en procura pas moins à son auteur le titre révéré de _Maître des sentences_. Sans doute il donna ce titre à son ouvrage, parce que les matières y sont traitées par paragraphes et par aphorismes ou sentences, plus qu'en style démonstratif. L'auteur visa surtout à l'élégance, telle qu'on pouvait l'atteindre alors, et à la clarté. Il prétendit en mettre même dans des questions telles que celles-ci: si Dieu le père, en engendrant son fils, s'est engendré lui-même, ou un autre dieu[279]; s'il l'a engendré par nécessité ou par volonté; s'il est Dieu lui-même, volontairement ou sans le vouloir[280]; si Jésus-Christ pouvait naître d'une espèce d'hommes différente de celle des descendants d'Adam; s'il pouvait prendre le sexe féminin[281], etc. Il examine dans un autre endroit si Jésus-Christ était une personne ou quelque chose, et, après avoir beaucoup argumenté sur l'une et l'autre proposition, il paraît conclure que ce n'était pas quelque chose; conclusion dénoncée peu de temps après au concile de Tours et au pape Alexandre III, qui la condamnèrent. Ce ne fut pas sa seule erreur. L'abbé Racine, dans son Abrégé de l'histoire ecclésiastique[282], ne lui en reproche pas moins de vingt-six. Mais il eut encore un plus grand nombre de commentateurs. Le même Racine lui en donne deux cent quarante-quatre; et le comte San Raphaël, qui a écrit sa vie, ajoute qu'on pourrait facilement doubler ce nombre[283]. [277] Il était né à Novare, ou dans les environs. [278] _Liber Sententiarum_. [279] Liv. I, sect. 4. [280] _An volens vel nolens sit Deus_, ibid. sect. 6. [281] Liv. III, sect. 12. [282] Tom. V. [283] _Piemontesi illustri_, t. I. Nous ne mettrons pas sans doute assez d'importance à Pierre-le-Mangeur, autre théologien fameux de ce siècle, et auteur d'une mauvaise histoire ecclésiastique, pour examiner s'il était Français, et né à Troyes, ou s'il était Toscan, comme le veut un savant Italien[284]. Si son nom de _Manducator_, plus élégamment changé dans la suite en celui de _Comestor_, et l'ancienne existence à _San-Miniato_, en Toscane, d'une famille de _Mangiatori_, sont les seules raisons de l'enlever à la France, elles sont faibles; mais son livre, où il a mêlé en très-mauvais style, aux récits de la Bible les explications des interprètes et des commentateurs, les opinions des théologiens et des philosophes, des citations de Platon, d'Aristote, de Josephe, des traits de l'histoire profane, et des fables dignes des chroniques les plus discréditées, doit ôter toute envie d'entrer dans cette discussion. Il n'y en a point sur la patrie de Leudalde ou Leudolphe, qui enseigna aussi la théologie en France. On convient qu'il était Lombard, et de la ville de Novare. Enfin Bernard de Pise, qui professa la même science à Paris, avec quelque célébrité, était né dans la ville dont il porte le nom. Tout cela, il en faut convenir, importe assez peu aujourd'hui à la gloire littéraire de Pise, de Novare et de Paris. [284] Le P. Sarti, dans son ouvrage déjà cité, _de Cl. Prof. Bon._ Ce n'est pas un théologien mais un philosophe, un savant en grec et en arabe que l'Italie fournit alors à l'Espagne. Gherardo était de Crémone. Plusieurs livres de philosophie et de mathématiques qu'il traduisit de l'arabe, portant le nom de sa patrie avec le sien. Sur d'autres on lit _Carmonensis_, au lieu de _Cremonensis_. De-là quelques Espagnols[285] ont prétendu qu'il était de Carmone en Espagne, et non de Crémone en Italie. Des Italiens même ont été de cet avis[286]. Mais Tiraboschi, appuyé de Muratori, a rendu à Crémone la gloire qui peut lui revenir d'avoir donné naissance à Gherardo[287]. Ce savant s'était senti dès sa jeunesse un attrait particulier pour traduire du grec en latin des livres de philosophie et de mathématiques. Mais ces livres étaient rares en Italie. Il sut que les Arabes d'Espagne en avaient un grand nombre traduits en leur langue. C'est ce qui le fit partir pour Tolède, où il se fixa. Il y apprit l'arabe, et se mit aussitôt à traduire les oeuvres d'Avicenne, puis des traductions arabes de livres grecs, dont les originaux n'existent plus; l'Almageste de Ptolomée et plusieurs autres. On n'en compte pas moins de soixante-seize traduits par cet homme laborieux. Quelques uns ont été imprimés: d'autres sont en manuscrit dans les bibliothèques de France et d'Espagne, mais une partie, consistant surtout en livres d'astronomie et de médecine, doit être attribuée à un second Gherardo, qui vécut un siècle plus tard, et qui était aussi de Crémone[288]. [285] Nicol. Antoine, _Bibl. Hisp. vet._ t. II, p. 263, etc. [286] Les auteurs du _Giornale de' Letterati_, 1713. [287] Tom. III, p. 293-296. [288] Tirab., t. III, p. 297. Les erreurs des Grecs schismatiques eurent alors une multitude d'antagonistes qui passèrent pour des prodiges de dialectique et d'éloquence, mais dont les victoires sont ensevelies sous la même poussière qui couvre les défaites de leurs ennemis. Un heureux effet de ces disputes était la nécessité où l'on était toujours en Italie, de cultiver la langue grecque. On avait vu dans le onzième siècle un Italien, nommé Jean, aller à Constantinople étudier la philosophie sous le savant Michel Psellus, disputer bientôt en grec contre son maître lui-même, le remplacer ensuite, expliquer les livres d'Aristote et de Platon, et se faire, au milieu de tous ces Grecs, la réputation du plus grand philosophe, c'est-à-dire, du plus redoutable dialecticien de son temps. Ce n'étaient pas seulement ses raisonnements que l'on pouvait craindre. Il y joignait souvent une action fort incommode pour ses adversaires. Après les avoir réduits au silence, il les prenait par la barbe, la secouait rudement, et traînait comme en triomphe, après lui, les vaincus[289]. Cette manière d'argumenter, excita plus d'une fois des troubles dans son école, en éloigna les hommes paisibles, et lui fit beaucoup d'ennemis. On l'accusa d'hérésie. Il soutint ses opinions contre le patriarche lui-même, qui finit par les embrasser. Le peuple, excité sans doute contre lui, se souleva. L'empereur Alexis Comnène obligea la vainqueur à se rétracter publiquement, pour apaiser cette émeute théologique. L'historienne Anne Comnène, qui raconte les aventures de ce Jean, ne l'appelle que l'Italien. Il a laissé plusieurs ouvrages philosophiques écrits en grec, et conservés en manuscrits dans les grandes bibliothèques de Paris, de Vienne, de Venise et de Florence. Aucun n'a été imprimé. [289] Tirab., t. III, p. 291. Peu de temps après lui, d'autres Italiens firent aussi du bruit à Constantinople. Un des principaux fut un archevêque de Milan, Pierre Grossolano, qui, pour se donner un air plus grec, se faisait appeler Chrysolaüs. Ce fut aussi un homme à singulières aventures. Tiré du fond d'un bois, où il faisait le métier d'ermite, pour devenir évêque de Savone, et vicaire de l'archevêque de Milan, qui partait pour la croisade, il se trouva tout porté pour être archevêque lui-même, quand on apprit que celui de Milan était mort outre-mer. Mais il fut accusé de simonie, en chaire, par un prêtre, ou plutôt par une espèce de spectre, qui s'était déjà fait couper le nez et les oreilles par des accusations semblables, et qui n'en avait que plus d'ardeur et plus de crédit. Voyant que l'archevêque méprisait ses déclamations, ce prêtre mutilé le cita au jugement de Dieu, s'offrit à prouver sa simonie en passant au travers des flammes, le força d'accepter l'épreuve, la subit publiquement sur la place Saint-Ambroise; sortit du feu comme il y était entré; et simoniaque ou non, l'archevêque fut forcé de s'enfuir à Rome. Quoique absous par le pape Pascal II, dans un concile, il ne put remonter sur son siège, et prit le parti de faire un voyage en Terre-Sainte. Arrivé à Constantinople, lorsque la controverse entre les Latins et les Grecs y étaient la plus animée, il y brilla par son double savoir en théologie et en grec: il disputa publiquement, de bouche et par écrit, avec les Grecs les plus habiles. L'empereur Alexis Comnène, qui voulait passer pour un profond théologien, quoique dans l'état où était son empire il eût pu s'occuper d'autre chose, entra lui-même en lice avec le savant Prélat. Celui-ci ne put, à son retour en Italie, rentrer dans son archévêché. Le même Pape, auquel il eut recours, le condamna dans un second concile, et ne lui laissa que son premier évêché de Savone, qui était sans doute moins envié. Grossolano ne voulut pas déchoir: il aima mieux rester à Rome, où il mourut un an après[290]. [290] En 1117. Voy. Tirab., _ub. supr._, p. 251 et suiv. On cite encore, pour leur habileté dans la langue grecque, un Ambrogio Biffi, un André, prêtre de Milan, un Hugues Eteriano, et son frère Léon, interprète des lois impériales à la cour de Manuel Comnène; on cite enfin un Moïse de Bergame, un Jacopo, prêtre de Venise, que l'on croit le premier traducteur latin de quelques ouvrages d'Aristote[291], un Burgondio, juge et jurisconsulte de Pise, traducteur de plusieurs ouvrages des pères grecs, trois Italiens qui assistèrent et argumentèrent dans la capitale de l'empire grec aux conférences tenues pour la réunion des deux églises, et dont le dernier fut aussi présent à Rome, au concile assemblé pour le même objet[292]. [291] Tirab., t. IV, p. 127. [292] En 1179. Tirab., t. III, p. 264, 265. Dans ce siècle, il n'y eut presque aucun monastère, pas le plus petit couvent, à plus forte raison pas une ville d'Italie, qui n'eût son historien et sa prolixe histoire. Muratori, dont on ne peut trop louer le zèle infatigable, a recueilli dans sa grande collection[293] tous ceux de ces anciens chroniqueurs qui peuvent jeter des lumières sur l'histoire de sa patrie. Il faut dans tous ces écrivains savoir démêler la vérité à travers les passions et l'esprit de parti. C'est l'oeuvre de la saine critique, l'une des premières qualités de l'historien, et dont l'exercice lui devient d'autant plus difficile qu'elle manque davantage aux sources où il doit puiser. Othon de Frisingue, dont l'histoire ne va pas jusqu'au temps de l'expédition de Frédéric Ier en Italie[294], est encore plus impartial sur le compte de cet empereur, qu'on ne devrait l'attendre d'un sujet et d'un parent; mais on doit suivre avec précaution son continuateur Radevic, chanoine du même chapitre, magistrat de Lodi, mais magistrat de la nomination de Frédéric, et dont la plume n'est pas seulement partiale, mais servile. D'une autre part, il faut se défier de Radulphe ou Raoul, Milanais et historien de Milan, ardent républicain, toujours violemment opposé à l'ennemi des républiques. On ne doit non plus une foi aveugle ni à la vie d'Alexandre III, ce courageux ennemi de Frédéric, recueillie par le cardinal d'Aragon, ni aux histoires particulières des villes de Lombardie qui soutinrent et gagnèrent contre cet empereur la cause de leur liberté. C'est du choc de ces passions opposées, et de ces narrations souvent contradictoires, qu'il faut savoir tirer et faire jaillir la vérité[295]. [293] _Rerum Italic. Script._, 29 vol. in-fol. [294] Ce qu'il a écrit de cette histoire ne s'étend que jusqu'en 1156, et la première expédition italienne de Frédéric est de 1161. [295] C'est ce qu'a fait avec beaucoup de succès M. Simonde Sismondi, dans son estimable _Histoire des Républiques italiennes du moyen âge_. Parmi toutes ces histoires plus ou moins suspectes, il en est une dont le caractère inspire plus de confiance, et qui, quoique souvent partiale encore, a cependant plus de poids et d'autorité: c'est la Chronique de la république de Gênes, commencée à cette époque par ordre de la république elle-même, et par un homme qui y remplissait honorablement les premières fonctions politiques et militaires. Il se nommait Caffaro. Il commença son récit à la première année du siècle, et le suivit sans interruption jusqu'à celle de sa mort[295b]. Ses continuateurs furent comme lui versés dans les affaires. C'est le premier exemple d'une histoire écrite par décret public. On doit penser[296] qu'un corps d'histoire, écrit ainsi par des personnages graves et contemporains, approuvé par l'autorité publique, dans un pays libre, mérite une considération particulière. En effet, on ne trouve point ici les vieilles fables populaires dont les histoires de ce temps-là sont communément remplies. Les faits y sont racontés dans un style qui n'est certainement pas élégant, mais simple et naturel, et dont la simplicité même est un garant de plus de la vérité des faits[297]. [295b] Il mourut en 1164, âgé de 86 ans. [296] Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. III, liv. IV, c. 3. [297] Voy. Muratori, _Script. Rer. ital._, vol. VI. Les nouveaux états de Naples et de Sicile eurent aussi des historiens et des chroniqueurs, dont quelques-uns écrivirent par ordre des princes Normands, leurs nouveaux maîtres; ce qui n'inspire pas tout-à-fait le même degré de confiance. L'un d'eux, nommé Godefroy[298], n'était pas même Italien; il était Normand. On cite de son continuateur Alexandre, abbé d'un monastère de St.-Salvador[299], un trait qui peut nous faire juger; tandis que nous cherchons à débrouiller l'histoire littéraire moderne, de quelle manière ces écrivains du douzième siècle savaient ou habillaient les faits de l'histoire littéraire ancienne. Cet Alexandre, en finissant son ouvrage, s'adresse à Roger, roi de Sicile, et le prie de le récompenser de son travail, en honorant de sa protection royale le monastère dont il était abbé. «Si Virgile, lui dit-il, le plus grand des poëtes, eut pour prix de deux vers qu'il avait faits en l'honneur d'Octave Auguste, la seigneurie de Naples et de la Calabre, à combien plus forte raison, etc.»[300]. On sent toute la justesse de cet _à fortiori_, mais on ne voit pas facilement dans quelle tradition cet historien avait trouvé ce trait de libéralité d'Auguste, et cette seigneurie de Virgile. [298] _Goffredo Malaterra_. Il écrivit, par ordre du roi Roger, une histoire de Sicile, en quatre livres, qu'il conduit jusqu'à la fin du onzième siècle. [299] _In Telese_, dans le royaume de Naples. Il reprit l'histoire de Sicile, depuis 1127 jusqu'en 1135. C'est à la prière de Mathilde, soeur du roi Roger, qu'il dit l'avoir écrite. [300] Tirab., t. III, liv. IV, c. 3. Quatre principaux chroniqueurs se distinguent parmi un plus grand nombre que ces mêmes états eurent alors; _Lupo_, surnommé _Protospata_, natif de la Pouille, qui raconta les événements et les révolutions arrivées à Naples et en Sicile, depuis la fin du neuvième siècle jusqu'au commencement du douzième; _Falcone_, de Bénevent, son continuateur jusqu'à l'an 1140, _Romoald_, archevêque de Salerne, personnage très-important de ce siècle, qui embrassa dans sa chronique l'histoire universelle, depuis le commencement du monde jusqu'à l'année 1178; enfin Hugues _Falcandus_, auteur d'une histoire de Sicile, où il raconte surtout fort en détail les désastres que ce malheureux pays éprouva depuis 1154 jusqu'en 1169, sous ses deux rois Guillaume. En rendant justice au zèle patriotique du savant Muratori, qui a recueilli et publié tous ces vieux historiens d'Italie, on ne peut se faire illusion sur des siècles qui n'avaient pas d'autres monuments historiques, ni presque d'autre littérature; car on n'oserait donner ce nom aux poëmes latins, peut-être encore plus grossiers que ceux du siècle précédent, qu'on trouve dans le même recueil, et qui ne méritent même pas qu'on les nomme. Si l'on recherche avec attention ce qui pouvait arrêter si long-temps dans ses progrès une nation naturellement ingénieuse, on trouvera un grand obstacle, dont il est temps de parler au moment où nous sommes prêts à le voir disparaître. On s'est beaucoup et utilement occupé, dans ces derniers temps, de l'influence des signes sur les idées. Sans aller peut-être aussi loin à cet égard que quelques-uns de nos philosophes, on ne peut nier ni la force, ni l'étendue de cette influence. Deux choses paraissent également démontrées, c'est qu'il faut qu'un peuple soit déjà très-avancé pour que sa langue devienne capable de s'élever au rang des langues littéraires, et que ce n'est qu'après que sa langue est devenue telle, que ce peuple peut faire dans les lettres de véritables progrès. À quel état, sous ce point de vue, l'Italie était-elle réduite? Depuis plusieurs siècles, la langue latine proprement dite n'y existait plus, et une autre langue n'y existait pas encore. Les étrangers qui remplissaient Rome sous ses derniers empereurs, les Goths et les Ostrogoths qui la conquirent, les Lombards, et après eux les Francs, les Allemands, les Hongrois, les Sarrazins, avaient successivement apporté tant d'altération dans le langage national, que ce n'était plus le même langage. On cherchait encore à l'écrire, on n'écrivait même pas autrement, mais excepté dans les écoles, on ne le parlait plus. On ne l'y parlait pas, on ne l'écrivait pas savamment; c'était pourtant une langue savante, ou plutôt une langue morte. Tous les auteurs dont nous avons parlé jusqu'ici, sont latins, ou tâchèrent de l'être, et l'on peut dire que, du moins quant au langage, il n'y avait point encore d'Italiens en Italie. Comment et de quels éléments se forma cette belle langue, reconnue pour la première des langues modernes, et qui maintenant fixée depuis cinq siècles, par des écrivains demeurés classiques, a, pour ainsi dire, pris place parmi les anciennes? L'apparition de ce phénomène mérite de nous arrêter quelques instants. Soit qu'il n'y ait eu qu'une langue primitive, dont toutes les autres aient été des dérivations et des produits, soit que les diverses peuplades humaines se soient fait d'abord chacune leur langue, et que, par des combinaisons multipliées, et après une longue suite de siècles, ces divers idiomes particuliers se soient fondus dans un idiome général, qui se sera ensuite divisé et subdivisé de nouveau en langues et en dialectes, il est peu de sujets plus dignes de l'attention du philosophe que ces formations, ces séparations et ces réunions de langages, qui marquent les principales époques de la formation, de la séparation et de la réunion des peuples. Ce n'était pas la première fois que l'Italie subissait une de ces grandes révolutions. L'idiome latin que celle-ci faisait disparaître, avait été dans une antiquité reculée, le produit d'une révolution pareille. Voici l'idée générale que nous en donnent quelques savants[301]. [301] Simon Pelloutier, dans son _Histoire de Celtes_, édition de Paris, 8 vol. in-12, 1770, 1771; Bullet, dans ses _Mémoires sur la langue celtique_, 3 vol. in-fol., Besançon, 1754, etc. Bullet, moins connu que Pelloutier, était professeur royal et doyen de la faculté de théologie de l'Université de Besançon, de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de la même ville. Son ouvrage contient, I°. l'histoire de la langue Celtique, et une indication des sources où l'on peut la trouver aujourd'hui; 2°. une description étymologique des villes, rivières, montagnes, forêts, curiosités naturelles des Gaules, et des autres pays dont les Gaulois ou Celtes ont été les premiers habitants; 3°. un Dictionnaire Celtique, renfermant tous les termes de cette langue. Lorsqu'à une époque prodigieusement reculée, les anciens Celtes ou Celto-Scythes, dont la langue, si elle n'est pas primitive dans un sens absolu, l'est au moins relativement à presque toutes les langues connues, se furent répandus d'une part dans l'Asie occidentale, et de l'autre en Europe, ils s'étendirent dans cette dernière partie, les uns au nord, les autres le long du Danube. La postérité de ceux-ci, remontant ce fleuve, arriva ensuite aux bords du Rhin, le franchit et remplit de ses populations nombreuses tout l'intervalle qui s'étend des Alpes aux Pyrénées et aux deux mers: partout la langue des Celtes se mêlant avec les idiomes indigènes, forma des combinaisons où elle domina sensiblement: et même dans des cantons qu'ils avaient trouvés déserts, ou dont ils avaient fait disparaître les habitants, le celtique se conserva dans sa pureté originelle. Quelques siècles après, la population toujours croissante de ces Celtes ou Gaulois, les força de passer et les Pyrénées et les Alpes. En Italie, après avoir occupé d'abord tout ce qui est au pied des montagnes, ils s'étendirent de proche en proche dans l'Insubrie, dans l'Ombrie, dans le pays des Sabins, des Étrusques, des Osques, etc. Dans ce même temps, des Grecs abordaient à l'extrémité orientale de l'Italie; ils y formaient des colonies et des établissements. Ils quittèrent bientôt les bords de la mer, et s'avançant toujours, ils rencontrèrent enfin les Celtes, qui, de leur côté, continuaient aussi de s'avancer. Après quelques guerres sans doute, car tel a toujours été l'abord de deux peuples qui se rencontrent, ils se réunirent dans l'ancien Latium, et n'y formèrent plus qu'une société qui prit le nom de peuple Latin. Les langues des deux nations se mêlèrent, se combinèrent arec celles des habitants primitifs. N'oublions pas de remarquer, que, dans cet amalgame, le celtique avait un grand avantage. Le grec, qui n'était pas encore à beaucoup près la langue d'Homère et de Platon, devait de son côté la naissance à un mélange de marchands Phéniciens, d'aventuriers de Phrygie, de Macédoine, d'Illyrie, et de ces anciens Celto-Scythes, qui, tandis que leurs compatriotes se précipitaient en Europe, s'étaient jetés sur l'Asie occidentale, d'où ils étaient ensuite descendus jusqu'au pays qui fut la Grèce; il y avait donc déjà du celtique altéré dans ce grec qui se combinait de nouveau avec le celtique. C'est de cette combinaison multiple que naquit cette langue latine, qui, grossière dans l'origine, mais polie et perfectionnée par le temps, devint enfin la langue des Térences, des Cicérons, des Horaces et des Virgiles; et c'est cette même langue latine qui, après un si beau règne, terminé par un long et triste déclin, venait s'amalgamer encore une fois avec le celtique, source commune des dialectes barbares des Goths, des Lombards, des Francs et des Germains, pour devenir, peu de temps après, la langue du Dante, de Pétrarque et de Boccace. «Les invasions, dit ingénieusement le président de Brosses, sont le fléau des idiomes comme celui des peuples, mais non pas tout-à-fait dans le même ordre. Le peuple le plus fort prend toujours l'empire, la langue la plus forte le prend aussi, et souvent c'est celle du vaincu qui soumet celle du conquérant. La première espèce de conquête se décide par la force du corps; la seconde par celle de l'esprit. Quand les Romains conquirent les Gaules, le celtique était barbare; il fut soumis par le latin. Lorsque ensuite les Francs y firent leur invasion, le francisque des vainqueurs était barbare; il fut encore subjugué par le latin. Cette collision de langues étouffe la plus faible et blesse la plus forte: cependant celle qui n'avait guère y acquiert beaucoup, c'est pour elle un accroissement; et celle qui était bien faite se déforme, c'est pour elle un déclin: ou bien le choc se fait au profit d'un tiers langage qui résulte de cet accouplement, et qui tient de l'un et de l'autre en proportion de ce que chacun des deux a contribué à sa génération»[302]. On voit que ce dernier cas est exactement celui de la langue italienne sortant du choc ou de la collision de deux ou de plusieurs langues, les unes encore barbares, l'autre affaiblie par une longue décadence. Léonardo Bruni d'Arezzo, le plus ancien auteur qui écrit en italien sur ces matières[303], entreprit de prouver que l'italien était aussi ancien que le latin, qu'ils furent tous deux en usage à Rome en même temps: le premier parmi le peuple des dernières classes et pour les entretiens familiers; le second pour les savants dans leurs ouvrages, et pour les discours prononcés dans les assemblées publiques. Le cardinal Bembo soutint depuis la même opinion dans ses dialogues[304], et d'autres encore l'ont adoptée après lui[305]. Scipion Maffei, le même dont la _Mérope_ a si heureusement inspiré le génie de Voltaire, mais qui est encore plus célèbre, dans sa patrie, comme érudit que comme poète, en rejetant cette prétention, en a élevé une autre qui ne paraît guère plus raisonnable. Il veut[306] que la langue latine, noble, grammaticale et correcte, se soit corrompue d'elle-même peu à peu par ce mélange avec le langage populaire, irrégulier, et par ces prononciations vicieuses qui durent exister à Rome comme partout ailleurs. Chaque mot s'altérant de cette manière, et prenant des formes ou des inflexions nouvelles, une nouvelle langue, selon lui, se forma ainsi avec le temps, sans que ces altérations aient été en rien le produit du commerce avec les Barbares. [302] _Traité de la format. mécan. des Langues_, c. 9, n°. 162. [303] C'est aussi le premier qui, en raison de sa patrie, ait eu le surnom d'_Aretino_. Voyez ses Lettres, liv. VI, Epist. 10. [304] _Prose_, liv. I. [305] Entre autres le _Quadrio Stor. d'ogni poesia_, t. I, p. 41. [306] _Verona illustr._, p. I, liv. XI. Les langues, comme on voit, ont, aussi bien que les nations et les familles, leurs préjugés de naissance: elles affectent une antique origine, et repoussent les mésalliances; mais toutes ces idées romanesques disparaissent devant la raison appuyée sur les faits. Le savant Muratori a reconnu positivement la coopération immédiate des langues barbares dans la formation de la langue italienne[307]. Selon lui, le latin, déjà corrompu depuis plusieurs siècles et par différentes causes, ne cessa point d'être la langue commune lors des irruptions successibles des peuples du Nord. Les vainqueurs, toujours en moindre nombre que les vaincus, apprirent la langue du pays, plus douce que la leur, et nécessaire pour toutes leurs transactions sociales; mais ils la parlèrent mal, et avec des mots et des tours de leurs idiomes barbares. Ils y introduisirent les articles, substituèrent les prépositions aux désinences variées de déclinaisons, et les verbes auxiliaires à celles des conjugaisons. Ils donnèrent des terminaisons latines à un grand nombre de mots celtiques, francs, germains et lombards, et souvent aussi les terminaisons de ces langues à des mots latins. Les Latins d'Italie n'étant plus retenus dans les limites de leur langue par l'autorité ni par l'usage, ou plutôt les ayant franchies depuis long-temps, adoptèrent sans effort, et même sans projet, cette corruption totale. Entraînés par une pente insensible pendant le cours de plusieurs siècles, ils croyaient n'avoir point changé de langage, quand toutes les formes et les constructions même de l'ancien étaient changées; ils appelaient toujours latine une langue qui ne l'était plus. [307] _Antich. ital._, Dissert. XXXII. On l'écrivait fort mal; mais on l'écrivait cependant encore dans les livres, et même dans les actes publics: les notaires étaient obligés de savoir le latin, et de rédiger dans cette langue toutes leurs pièces officielles; mais on peut penser ce qu'était le plus souvent ce latin de notaire. Les mots du langage du peuple s'y introduisaient en foule, et notre patient antiquaire[308] a trouvé dans plusieurs de ces contrats latins, non seulement du onzième et du douzième siècle, mais de temps antérieurs, un grand nombre de mots non latins restés depuis dans la langue italienne. [308] Muratori, _ubi supra_. Maintenant, si nous considérons avec lui la nature des langues, qui est de faire peu à peu leurs changements, nous verrons que plus la langue italienne fut voisine encore de sa mère, la langue latine, moins elle se distingua d'elle, et moins elle eut de nouveauté; que plus elle s'en éloigna par le cours du temps, plus elle perdit de sa ressemblance, et qu'enfin, à force de mots nouveaux et de terminaisons étrangères, elle se trouva revêtue des couleurs d'une langue tout-à-fait nouvelle. On la nomma vulgaire pour la distinguer du latin; et elle en était tellement distincte, qu'un patriarche d'Aquilée[309], vers la fin du douzième siècle, ayant prononcé devant le peuple une homélie latine, l'évêque de Padoue l'expliqua ensuite au même peuple en langage vulgaire[310]. Fontanini, dans son _Traité de l'Eloquence italienne_, adopte la même opinion, et reconnaît la même origine et les mêmes degrés d'altération insensible et de formation nouvelle[311]. C'est aujourd'hui le sentiment commun de tous les philologues italiens. [309] _Gotifredus_, ou Godefroy. [310] Muratori, _loc. cit._ [311] Liv. I, n°. VII. L'esprit sage et la saine critique de Tiraboschi ne pouvaient pas s'y tromper. C'est de cette union d'étrangers barbares avec les nationaux et de leur long commerce, qu'il fait naître un langage, d'abord informe et grossier, sans lois fixes, sans modèles à imiter, et livré aux caprices du peuple[312]; il ne faut donc pas s'étonner, dit-il, si, pendant plusieurs siècles, on n'essaya point d'écrire dans cette langue. D'abord il lui fallut beaucoup de temps pour se séparer totalement du latin, et pour devenir une langue à part. Ensuite, comme elle n'était en usage que parmi le peuple, les savants ne daignèrent pas l'introduire dans les livres; mais il s'en trouva enfin qui eurent le courage de le tenter, et qui osèrent employer, en écrivant, un langage qui jusqu'alors n'avait pas paru digne de cet honneur. [312] _Stor. della Letter. Ital._, t. III, pref. Ce fut, comme dans toutes les langues, la poésie qui l'osa la première. On en fait remonter les premiers essais jusqu'à la fin du douzième siècle; mais ils sont si informes, et ceux mêmes d'une partie du treizième, ressemblent encore si peu à la véritable poésie italienne, qu'il paraît convenable de n'en fixer la naissance qu'au commencement du dernier de ces deux siècles[313]. À cette époque, où plusieurs autres langues européennes commençaient aussi à se former, mais sous de moins heureux auspices, il en existait une qui avait fait des progrès rapides, qui citait déjà depuis un siècle des productions nombreuses, objets d'une admiration générale, et qui, si l'on eût alors tiré l'horoscope des langues naissantes, aurait sans doute paru destinée à vivre plus long-temps et avec plus de gloire que toutes les langues ses cadettes ou ses contemporaines. C'est la langue _Romance_ ou provençale, la langue des anciens Troubadours. [313] Voy. Muratori, _Antich. ital._, Dissertaz. XXXII, id. _della perfetta poësia_, lib. I, c. 3. Tiraboschi, t. III, liv. IV, c. 4, etc. À ce nom qui intéresse notre gloire nationale, au nom des joyeux inventeurs de la _science gaie_[314], il semble qu'un rayon vient enfin de luire, dans cette épaisse nuit où nous faisons un si long, et peut-être malgré mes efforts, un si pénible voyage. Il semble qu'à ce nom un charme malfaisant se dissipe; que l'amour, la valeur, les solennités galantes, les combats de l'esprit, les doux chants, réveillés tout à coup et comme réunis en un talisman invincible, ont rompu le funeste talisman de l'ignorance, de la barbarie et des tristes superstitions. Dans l'enfance du monde, si nous en croyons une ingénieuse allégorie, quelle fut l'arme victorieuse qui força les humains, encore sauvages, à quitter leurs forêts, à se réunir dans les villes, à subir le joug heureux des institutions sociales? Cette arme, ce fut une lyre; ce vainqueur ou plutôt ce premier instituteur des hommes, ce fut un poète. Depuis plusieurs siècles, l'Europe était retombée dans un état sauvage, plus affligeant et plus honteux que le premier. Depuis ce temps, aucun poète, aucune lyre ne s'était fait entendre. On dirait qu'à leurs premiers sons les esprits durent s'adoucir, les moeurs se polir, les affections nobles se ranimer, le génie reprendre son essor, et la société tous ses charmes. Si c'est une illusion, elle est consolante, elle soulage l'âme oppressée par de tristes réalités. Mais tout n'est pas illusion dans ce tableau; et si les chants des Troubadours n'eurent pas sur les moeurs toute l'influence que désirerait un ami des hommes, ils en eurent une incontestable sur les productions de l'esprit, qui peut encore justifier la reconnaissance et l'enthousiasme d'un ami de lettres. [314] _Lou gai saber_. On entendait par ce mot, non seulement l'art des Troubadours, mais ce mélange de politesse, d'esprit et de galanterie qui régnait en Provence dans le siècle où ils fleurirent. Mais les Provençaux avaient eux-mêmes reçu cette influence d'un peuple devenu leur voisin par la conquête de l'Espagne. La littérature des Arabes précéda de long-temps celle des Troubadours. Avant de nous occuper de ces derniers, nous devons donc fixer les yeux sur leurs devanciers et leurs modèles. Le règne de la littérature Arabe se prolongea pendant près de cinq siècles; et, par une combinaison remarquable d'événements, il remplit à peu près le vide que forment les siècles de barbarie dans l'histoire de l'esprit humain. On ne peut bien connaître toutes les causes qui contribuèrent à la renaissance des lettres, sans prendre au moins une idée générale de l'histoire littéraire de ce peuple conquérant, ingénieux et singulier. CHAPITRE IV. _De la Littérature des Arabes, et de son influence sur la renaissance des Lettres en Europe_[315]. [315] Ce chapitre a été lu dans deux séances de la Classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut. «Le but de l'auteur (comme je l'ai dit, pag. 43 de mon Rapport, fait en séance publique, le Ier. juillet 1808, sur les travaux de cette Classe) était de solliciter les avis et les instructions de ses savants confrères, et surtout des célèbres orientalistes que la Classe renferme dans son sein, et il avoue avec reconnaissance qu'il a eu le bonheur de les obtenir.» En réimprimant ici ce passage, j'ai voulu donner en même temps, et plus de publicité à ma gratitude, et plus d'autorité à cette partie de mon travail. Dans cette partie de l'immense presqu'île de l'Arabie, à qui l'on a donné le nom d'heureuse, des peuplades d'hommes nomades, mais guerriers; hospitaliers et généreux, quoique adonnés au brigandage; simples dans leur religion comme dans leurs moeurs, livrés entre eux à des guerres continuelles, à d'implacables vengeances, mais forts et réunis contre tout ennemi commun; libres, et trop amis de l'indépendance pour être possédés de l'esprit de conquête, vivaient depuis un nombre de siècles que l'on n'a plus la présomption de compter, soumis aux mêmes usages qui leur tenaient lieu de lois. Peu connus des nations voisines, ils les connaissaient encore moins, et n'étaient pour elles d'aucun danger, parce qu'ils ne leur portaient aucune envie. Tout-à-coup s'élève parmi eux un de ces hommes que la nature semble produire quand elle est lasse du repos. Il crée pour eux une religion exclusive et intolérante, et leur inspire le double fanatisme de la superstition et de la guerre. Il persuade à ses nouveaux sectateurs, nés dans le sein de l'idolâtrie, qu'ils sont nés pour convertir ou pour exterminer tous les idolâtres. À la tête d'un petit nombre de fanatiques, Mahomet conquit et convertit d'abord son pays même; il y devint bientôt maître absolu, et quand il fut à la tête de tribus nombreuses, quand il en eut fait des armées, quand il leur eut fait croire que chaque soldat était un apôtre, et qu'au défaut de la victoire la gloire des martyrs et d'éternelles récompenses les attendaient, il n'y eut plus de repos ni de paix à espérer, partout où ses armées pouvaient atteindre. Les califes ses successeurs, pontifes et conquérants comme lui, ne laissèrent pas se refroidir un instant le fanatisme militaire de leurs sujets; et un siècle après la naissance de cette religion fatale; ils avaient soumis par leurs lieutenants, depuis les frontières de l'Inde jusqu'à l'océan Atlantique; la Perse, la Syrie, l'Égypte, l'Afrique occidentale et l'Espagne[316]. [316] Gibbon, _Hist., of decline and fall_, etc., ch. 41. Une autre cause que l'influence du génie de Mahomet et de sa religion, se fait sentir dans la conquête de celles de ces contrées qui obéissaient encore à l'empire d'Orient, c'est la faiblesse des successeurs des Césars. Les timides irrésolutions d'Héraclius ne contribuèrent pas moins à la ruine de la Syrie et de l'Égypte, que l'active et féroce valeur de Caled et d'Amrou. Le nom de ce dernier et celui du calife Omar, son maître, rappellent une des pertes les plus célèbres et les plus douloureuses que les lettres aient jamais faites, celle de la riche bibliothèque d'Alexandrie: mais dans notre siècle, où l'on examine tout, où l'on ne croit plus ni le bien, ni même le mal, sans preuves, on a révoqué en doute l'ordre d'Omar, et la distribution des volumes grecs entre les 4,000 bains de la ville, et le feu de ces bains entretenu pendant plus de six mois par l'incendie de ces volumes. Il importe peu qu'Omar et son lieutenant Amrou aient commis, il y a près de douze siècles, en Égypte, un acte de barbarie de plus ou de moins; mais il importe beaucoup de fixer les idées des amis des lettres sur une perte aussi cruelle, et de leur faire au moins entrevoir quel est le fondement réel, et quelle doit être l'étendue de leurs regrets. D'abord il faut faire remonter beaucoup plus haut le dommage. César, qui était un conquérant mais non pas un barbare, est le premier coupable; ce fut lui qui, assiégé dans Alexandrie, brûla, sans le vouloir, en se défendant, la grande bibliothèque de 700,000 volumes, fondée par les Ptolémées[317]. Il en existait une seconde qui était comme un supplément de la première, et placée dans le _Serapium_, ou Temple de Jupiter Sérapis. On y réunit 200,000 volumes, qu'Antoine avait trouvés à Pergame, dans la bibliothèque fondée par les Attales, et dont il fit présent à Cléopâtre. Auguste en fonda une troisième, dont on vante la richesse, l'emplacement et les magnifiques accessoires. Elle fut détruite sous l'empereur Aurélien, dans les troubles civils d'Alexandrie, au troisième siècle. Ce qu'on put sauver de livres, fut joint à la bibliothèque du Sérapium. Environ un siècle après, vint l'expédition fanatique du patriarche Théophile, dont j'ai parlé dans le premier chapitre de cet ouvrage, et qui ne laissa plus aucune trace de livres anciens dans Alexandrie. [317] Placée dans la quartier qu'on appelait le _Bruchium_. Tandis qu'un zèle aveugle exterminait ainsi les productions païennes, la fureur des Ariens, secte violente et destructive, en faisait autant des livres chrétiens. Les richesses littéraires de tout genre qui y avaient été accumulées à différentes époques, en avaient donc entièrement disparu, à la fin du quatrième siècle. Il est impossible, il est vrai, que quelques livres n'aient pas échappé à ces ravages. Pendant les deux siècles et demi qui suivirent, jusqu'à l'invasion des Arabes, on s'occupa encore en Égypte de philosophie, de sciences, de littérature. L'astronomie, la médecine, l'alchimie, la théologie, et surtout la controverse y furent cultivées avec autant d'activité que jamais. Les habitants d'Alexandrie continuèrent le commerce, très-lucratif pour eux, de papier d'Égypte et de livres; tout n'était donc pas anéanti. De nouveaux ouvrages sans doute augmentaient encore peu à peu ce nouveau trésor, et sans être, par sa composition, aussi précieux que les anciens, peut-être cependant, avait-il, au moins par sa masse, quelque chose d'imposant, lors de la conquête d'Amrou. J'ai pour garants d'une partie de ces faits les recherches de deux de mes savants confrères, MM. de Sainte-Croix et Langlès[318]. L'historien Gibbon, qui pense comme eux, ajoute que la métropole et la résidence des patriarches avait peut-être en effet une bibliothèque, mais que si les volumineux ouvrages des controversistes chauffèrent alors les bains publics, ce sacrifice utile au genre humain, peut exciter le sourire du philosophe[319]; mais il va plus loin, et révoque en doute le fait en lui-même. Un des deux savants que j'ai cités[320] le rejette comme lui, tandis que l'autre trouve dans sa vaste érudition orientale des motifs pour l'admettre, en le réduisant à ces termes[321]. Mais il faut avouer qu'ainsi réduit, il perd presque toute son importance, et qu'après les autres désastres que nous avons vu les sciences éprouver dans ce même lieu, si le philosophe ne va pas pour celui-ci jusqu'au sourire de Gibbon, il peut du moins aller jusqu'à une sorte d'indifférence. [318] M. de Ste.-Croix, Rem. sur les anciennes biblioth. d'Alex., _Magaz. encyc._, Ve. année, t. IV, p. 433; M. Langlès, Notes et Éclaircissem. sur le voyage de Norden, _in_-4°, t. III, p. 169 et suiv. [319] Ch. 51. [320] M. de Ste.-Croix. [321] M. Langlès, _ub. supr._ L'immense pouvoir des califes, et l'étendue démesurée de leur empire, eurent leurs suites ordinaires, le luxe, les factions rivales, et les démembrements. Le grand schisme qui divisa les Alides et les Ommiades, ne fut pas l'unique source des guerres civiles. Les Abassides renversèrent les Ommiades. Un Ommiade[322], échappé au massacre de sa famille, enleva l'Espagne aux Abassides. Les Fatimites s'établirent plus tard en Afrique, mais n'y régnèrent pas avec moins d'éclat. Les califes de Bagdad; de Cordoue et de Cairoan s'excommuniaient mutuellement comme vicaires du Prophète, comme chefs de la religion, et comme auraient pu faire dans la nôtre, des papes et des anti-papes; mais ils rivalisèrent aussi de pouvoir, de goût et de magnificence. Les Abassides furent les premiers qui mirent au nombre de leurs jouissances les plaisirs de l'esprit. Les savants se rappellent encore, et aucun siècle n'effacera jamais les noms illustres d'Almansor, d'Haroun-al-Raschid et surtout de son fils Almamon[323]. [322] Abderame. [323] _Specimen poeseos persicoe_; Vindobonæ, 1771, _in prooemio_, p. 13. Dès l'antiquité la plus reculée, les Arabes eurent un goût particulier pour la poésie, qui, chez presque tous les peuples, a ouvert la route aux études les plus relevées et les plus abstraites. Leur langue riche, souple et abondante, favorisait leur imagination féconde, leur esprit vif et sententieux; leur éloquence naturelle et dépourvue d'art[324]. Ils déclamaient avec énergie les morceaux qu'ils avaient le plus travaillés; ou plutôt ils les chantaient, accompagnés d'instruments, et sur des airs très-expressifs[325]; car ils ne conçoivent point l'art des vers, séparé de ce cortége lyrique, qu'ils regardent comme de son essence. Ces poésies faisaient sur des auditeurs simples et sensibles, un effet prodigieux. Un poète naissant recevait des éloges de sa tribu et des tribus alliées, qui célébraient son génie et son mérite. On préparait un festin solennel. Des femmes vêtues de leurs plus beaux habits de fêtes, chantaient en choeur, devant leurs fils et leurs époux, le bonheur de leur tribu. [324] Gibbon, _Decline and fall_, etc., c. 50. [325] Il existe une volumineuse collection de ces anciennes chansons nationales des Arabes, intitulée _Aghâny_, et formée par Aboul-Faradge Aly, fils d'Al-Hhoiéïn, natif d'Ispahan, mort en 966 de l'ère vulgaire. Ce savant a ajouté, à la plupart des chansons des commentaires qui contiennent les renseignements les plus curieux et les plus exacts sur les moeurs des anciens Arabes. M. Langlès a acquis, il y a peu d'années, pour la Bibliothèque impériale, un exemplaire de ce précieux recueil, en 4 gros vol. in-folio. Pendant une foire annuelle, où se rendaient les tribus éloignées ou même ennemies, on employait trente jours, non-seulement aux échanges du commerce, mais à réciter des morceaux d'éloquence et de poésie. Les poètes s'y disputaient le prix; et les ouvrages couronnés étaient déposés dans les archives des princes et des émirs. Les meilleurs étaient peints ou brodés en lettres d'or, sur des étoffes de soie, et suspendus au temple de la Mecque. Sept de ces poëmes avaient obtenu cet honneur au temps de Mahomet. Ils existent encore aujourd'hui[326] les savants les regardent comme des chefs-d'oeuvre d'éloquence arabe; et l'on sait que Mahomet lui-même fut flatté de voir un des chapitres du Koran comparé à ces sept poëmes, et jugé digne d'être affiché avec eux. [326] Il ont été traduits en anglais par le célèbre William Jones. Pendant les premiers siècles du mahométisme, les Musulmans, emportés, comme il arrive d'ordinaire, par le zèle fanatique d'une religion nouvelle, et par une férocité contractée dans le fracas des armes, suivirent partout un système de destruction, et sévirent également contre la religion des infidèles, et contre les productions de leur esprit, qu'ils regardaient toutes comme infectées de leurs erreurs. Ce fut lorsque les califes se furent affermis, lorsqu'ils jouirent, au centre d'une immense domination, des douceurs de la paix, d'une opulence et d'une autorité sans bornes, qu'ils purent cultiver les dispositions naturelles de leurs peuples, avec tous les avantages que leur donnaient leur position, leurs nouvelles moeurs et leur puissance. Almansor[327], qui fut le second des Abassides, aimait la poésie et les lettres, était très-savant dans les lois, cultivait la philosophie, et particulièrement l'astronomie. On dit qu'en bâtissant sur les bords de l'Euphrate la fameuse ville de Bagdad, il prit pour l'exposition des principaux édifices, les conseils de ses astronomes. Abulfarage raconte qu'un médecin chrétien, nommé Georges Bakhtishua, ayant guéri ce calife des suites dangereuses d'une indigestion, reçut de lui les plus grandes distinctions et les traitements les plus honorables: ce fut ce qui introduisit parmi les Arabes l'étude de la médecine. Ce médecin était très-versé dans les langues syriaque, grecque, et persanne. Almansor lui ordonna de traduire plusieurs bons livres de médecine, écrits dans ces trois langues; et il enrichit ses états de ces traductions. Jamais indigestion d'un souverain n'eut une telle influence sur son empire. [327] Voy. Andrès, _Orig. Progr._ etc., c. 8. Le véritable nom de ce calife ou khalife est Abou Djafar Mansour; mais je l'écris comme on est habitué à l'écrire et à le prononcer en France. Haroun-al-Raschid régna peu de temps après. Sa renommée a rempli le monde. Son amour pour les lettres, et pour ceux qui les cultivent, était si grand, que, selon le témoignage de l'historien Elmacin, il ne se mettait jamais en voyage, sans emmener avec lui un grand nombre de savants. Il appela auprès de lui tous ceux qu'il put découvrir, et les combla de bienfaits. La poésie fit ses délices; on le vit plus d'une fois verser des larmes d'attendrissement en lisant de beaux vers, et ce qui fit faire à sa nation encore plus de progrès, c'est qu'en faisant bâtir des mosquées, il joignit à chacune une école publique. Mais le véritable protecteur, le père chéri des lettres, fut le fils et le successeur d'Haroun, le fameux Almamon[328]. Poètes, philosophes, médecins, mathématiciens trouvèrent en lui une protection égale. Il prit un soin particulier du progrès de toutes les sciences, et ne négligea aucun moyen de les encourager et de les répandre dans ses états. [328] Abdallah-Mâmoun. Le Koran était alors la principale lecture des Arabes[329]. Abou-Beker, successeur immédiat du Prophète, en avait le premier rassemblé les feuilles éparses; mais à mesure que les copies s'en multipliaient, elles devenaient plus irrégulières. Les points, sans lesquels, dans la langue arabe, il est souvent difficile de déterminer la prononciation des mots et le sens des phrases, étaient dans la plus grande confusion. Les grammairiens les plus habiles, et les plus célèbres imans, furent employés à rétablir le texte dans sa première pureté. Ils durent le faire avec beaucoup de scrupule; puisque Mahomet avait menacé les grammairiens du feu éternel pour le déplacement d'une seule lettre. La langue elle-même était corrompue par le mélange des dialectes; les caractères en étaient presque dénaturés. Almamon fit épurer la langue et réformer les caractères. Il anoblit l'étude de la grammaire par les distinctions qu'il accorda aux grammairiens. Il les admettait à ses entretiens familiers, se montrait passionné pour les beautés de la langue arabe, et souffrait impatiemment qu'on l'altérât en sa présence. Il ne damnait pas comme Mahomet, mais il aurait presque disgracié un courtisan pour une faute de langue. [329] Quelques-uns des détails suivants sont extraits d'un mémoire manuscrit _sur l'État des Sciences et Arts chez les Arabes_, etc., par M. Pigeon de Sante-Paterne, mémoire couronné à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 1781, et dont j'ai dû la communication à l'obligeance de mon confrère, M. Dacier, alors secrétaire perpétuel de cette compagnie, et maintenant de la classe d'Histoire et de Littérature ancienne de l'Institut. Il s'occupa avec moins de succès de la théologie. La _Sounna_, ou le recueil des traditions de Mahomet, divisait alors les croyants. Chaque iman prétendait à l'honneur de former une secte. Les plus savants d'entre eux, et ceux qu'on crut les plus sages, furent chargés du soin de ramener les incrédules. Abou-Abdallah publia, en dix gros volumes, les traditions de Mahomet et des autres chefs de l'islamisme. Elles étaient au nombre de 267,000. Cet ouvrage énorme ne fit qu'augmenter le schisme. La théologie mystique s'éleva de toutes parts. Les traités ascétiques se multiplièrent. Les derviches inventèrent des amulettes et des prières mystérieuses, qu'ils attribuèrent à Mahomet, à sa femme Cadige, à Ali. Ils attribuèrent même quelques-unes de ces formules à David, à Salomon, et à Jésus-Christ. On entassa volumes sur volumes, et la Bibliothèque des controversistes musulmans, ne le céda ni en nombre, ni en obscurité, à la Bibliothèque des nôtres. Almamon avait fait, dès sa jeunesse, une étude particulière du droit, sous un jurisconsulte célèbre[330]; et l'on doit penser qu'il ne se refroidit pas pour la science des lois, lorsqu'il fut devenu le législateur d'un grand peuple. La médecine lui dut aussi un nouvel éclat. Il acheva ce qu'avaient commencé Almansor et Haroun. Il enrichit l'école de médecine de nouveaux dons et de nouveaux livres. Il pensionna des médecins pour traduire les ouvrages qui n'étaient point encore traduits, et pour en écrire d'originaux dans leur langue. Il en fit même composer un sur l'utilité des animaux, où l'on vit, pour la première fois, des figures dessinées de quadrupèdes, de volatiles et de poissons; mais son étude de prédilection fut celle de l'astronomie. Il fit traduire pour son usage, tous les ouvrages grecs qui traitaient de cette science. Il combla les traducteurs de bienfaits particuliers; et l'espoir des distinctions et des récompenses, fit éclore de tous côtés des astronomes. Almamon fit construire, près de Bagdad, un magnifique observatoire, et un autre dans le voisinage de Damas. Son exemple fut suivi par sa fille, princesse aussi célèbre par son esprit et son savoir que par sa beauté[331]. Elle fit bâtir une tour sur la rive orientale du Tigre. Elle employa les plus habiles architectes à sa construction. Plusieurs savants riches devinrent les émules du calife et de sa fille. Ces édifices se multiplièrent à Bagdad et dans son territoire, et l'on y vit s'élever un grand nombre d'observatoires qui portèrent les noms de leurs savants fondateurs. L'observatoire du calife n'était jamais vacant; il y passait souvent les nuits à observer. Il fit rédiger sous ses yeux des tables astronomiques, les plus parfaites que l'on ait eues jusqu'alors. On perfectionna, par ses ordres, le Quart-de-cercle et l'Astrolabe. L'Almageste de Ptolomée fut traduit du grec en arabe, par l'astronome Ben-Honaïn[332]. Les ouvrages élémentaires devinrent meilleurs et plus nombreux; enfin Almamon dirigea et paya généreusement la grande opération de la mesure d'un degré du méridien, pour déterminer avec précision la grandeur de la terre; et Bailly, dans son Histoire de l'astronomie, parle d'un sextant de métal, avec lequel fut observée l'obliquité de l'écliptique, et qui avait quarante coudées de rayon[333]. [330] Kossa. [331] Le mémoire manuscrit, d'où ce fait est tiré, nomme cette princesse _Isma_; mais les orientalistes assurent que l'auteur s'est trompé, que ce n'est point là un nom arabe, et que, si le fait est vrai, ce nom, du moins, ne l'est pas. [332] Voltaire, _Essai sur les Moeurs_, etc., ch. 6. [333] Bailly les évalue à 57 pieds 9 p. Deux sciences qui tiennent à l'astronomie, eurent part aussi aux générosités d'Almamon: la géographie, qui était encore très-imparfaite, et malheureusement l'astrologie judiciaire, qui n'était déjà que trop en crédit. On croit cependant qu'il n'encouragea point cette partie de la prétendue science, qui se donne pour disposer de la destinée des hommes, mais celle qui, d'après le lever et le coucher des astres, croit pouvoir annoncer les températures et l'état du ciel. Il ne crut point aux cabalistes, mais seulement aux faiseurs d'éphémérides[334], ce qui est encore beaucoup trop. [334] J'entends des Éphémérides astrologiques, dans lesquelles on prétend annoncer d'avance les températures et les phénomènes de chaque jour, telles que celles de notre Antoine Mizauld, par exemple: _Ephemerides aëris perpetuoe, seu popularis et rustica tempestatum astrologia_, etc. Ce Mizauld était un médecin du seizième siècle, né à Montluçon, dans le Bourbonnais. Il a laissé plusieurs autres ouvrages du même genre que celui-ci. Un grand nombre de savants chrétiens, chassés de Constantinople par les querelles de religion et par les troubles de l'Empire, se réfugièrent auprès des califes de Bagdad, emportant avec eux leurs manuscrits. La plupart étaient Syriens d'origine. Haroun, et surtout Almamon, les employèrent à traduire du grec en syriaque et en arabe, des livres de science et de philosophie. Les oeuvres d'Aristote et des fragments considérables de Platon se répandirent ainsi chez les Arabes. Ces traductions, accompagnées de commentaires, furent bientôt entre les mains de tous les hommes lettrés. Aristote et Platon partageaient avec Socrate et Pythagore le surnom de Divin. Almamon était passionné pour leur étude, et les savants à qui leur philosophie était familière, ou qui en avaient fait le sujet de quelque ouvrage, étaient ceux dont il préférait l'entretien, et qu'il paraissait distinguer le plus. Ces distinctions furent si marquées, qu'elles excitèrent les plaintes des zélés Musulmans[335]. À les entendre, ce genre d'étude pouvait refroidir la pitié, peut-être même égarer la religion des fidèles. Il les laissa se plaindre, et continua de cultiver et d'honorer la philosophie et les philosophes. [335] Andrès, _Orig. Progr._, etc., c. 8. L'Inde avait concouru avec la Grèce à donner des leçons de sagesse aux Arabes; ils possédaient dans leur langue, une traduction des fables indiennes de Bidpaï, où la philosophie morale et politique était tracée avec une simplicité noble et touchante, dans les dialogues entre différents animaux. On connaissait aussi depuis long-temps à Bagdad des fables de Lokman, que quelques auteurs ont cru le même qu'Esope[336]. On savait que l'apologue était né dans l'Orient; mais, dit un savant orientaliste[337], on ne croyait pas, comme nous l'avons imaginé, qu'il dût sa naissance aux misères de l'esclavage. La servitude, ajoute-t-il, flétrit en même temps le corps et l'âme, et il est plus naturel de penser que le premier sage qui put persuader au peuple, qu'il renouvelait le prodige de Salomon et d'Apollonius de Thyane, à qui les anciens attribuaient le talent d'entendre le langage des animaux, se servit de cette arme ingénieuse pour faire la guerre aux vices et aux ridicules de son temps. [336] M. Sylvestre de Sacy croit que les Fables connues sous le nom de Lokman, transplantées de l'Inde ou de la Grèce sur le sol de l'Arabie, long-temps après Mahomet, furent attribuées à Lokman, à cause de sa réputation de sagesse, et qui le fit surnommer le _Sage_. Il distingue, ainsi que les Arabes eux-mêmes, ce Lokman de l'ancien Lokman, fils d'Ad, dont la sagesse était célèbre dès le temps de Mahomet. M. de Sacy donne aussi d'excellentes raisons pour ne pas admettre l'opinion que ces Fables sont nées en Arabie. Voyez sa Notice sur les Fables de Lokman, traduites par M. Marcel, dans le _Magasin encyclopédique_, IXe. année, t. I, p. 382. Nous reviendrons bientôt, avec plus de détail, sur les Fables de Bidpaï. [337] M. Pigeon de Sainte-Paterne, dans le Mémoire déjà cité. Almamon se plaisait à ces récits. On composait, pour lui faire la cour, des dialogues de même genre; tantôt entre le boeuf et le renard, tantôt entre un chat et un singe, ou entre un perroquet et un moineau. Le génie des Arabes porté à l'invention et au merveilleux, imagina de mettre en narration les tableaux de la vie humaine, en y ajoutant des couleurs empruntées de la fable; et c'est à l'histoire, ainsi altérée, que l'on attribue la naissance du roman. Telles furent _les Aventures de la ville d'Airain_, et celles du jeune esclave _Touvadoud_. La dévotion ajouta ses visions aux fictions romanesques. On représenta un des compagnons de Mahomet, transporté sur les cornes d'un taureau, dans une île mystérieuse[338]. La fécondité du génie oriental se manifesta dans des contes de génies et de fées, tels que les voyages imaginaires de _Sin-bad_ et de _Hind-bad_, qu'on feignit avoir été, l'un un célèbre navigateur, l'autre un porte-fardeaux, et qui représentaient allégoriquement, dit-on, le premier, le vent du _Sind_ ou du Mackeran; et le second, le vent de l'Inde. Il faut avouer qu'en lisant ce conte dans la traduction du bonhomme Galland, on saisit difficilement l'allégorie; mais cela n'ôte rien à l'agrément de la narration. C'est de récits fabuleux de cette espèce, inventés par différents auteurs, qu'on forma ensuite le recueil si connu sous le titre des _Mille et une nuits_, recueil composé de trente-six parties dans l'original arabe, et si volumineux, que les six tomes de la traduction française, donnée par Galland, n'en contiennent que la première. [338] Roman de Tamim-Addar. J'ai parlé du goût passionné que les Arabes eurent de tous temps pour la poésie. Les troubles et les guerres civiles l'avaient refroidi. Haroun et son fils le ranimèrent. La cour d'Almamon retentissait chaque jour du chant des poètes, et de leurs combats lyriques, dont il payait libéralement le prix. Enfin il n'y eut aucune partie des sciences et de la littérature, pour laquelle ce calife illustre ne montrât autant de goût que s'il s'en était exclusivement occupé. Sous son règne, Bagdad devint un vrai foyer de lumières. On ne s'y occupait que d'études, de livres, de littérature. Les lettrés seuls pouvaient obtenir la faveur du calife; tous les savants dont il avait connaissance, il les appelait à sa cour, et les y comblait de récompenses, de distinctions et d'honneurs. Le principal emploi de ses ministres était de protéger les sciences. La Syrie, l'Arménie, l'Égypte, tous les pays qui possédaient des livres de quelque importance, devenaient tributaires de son amour pour les lettres; il y envoyait ses ministres pour y recueillir et en rapporter à tout prix ces richesses littéraires. On voyait entrer à Bagdad des chameaux, uniquement chargés de livres; et tous ceux de ces livres étrangers, que les savants jugeaient dignes d'être mis à la portée du peuple, il les faisait traduire en arabe, et répandre avec profusion. Sa cour était composée de maîtres dans tous les arts, d'examinateurs, de traducteurs, de collecteurs de livres; elle ressemblait plutôt à une académie de sciences, qu'à la cour d'un monarque guerrier; et lorsqu'il fit, en vainqueur, la paix avec l'empereur de Bysance, Michel III, il exigea de lui, comme une des conditions du traité, des livres grecs de toute espèce. Bientôt la nation entière obéit à cette impulsion puissante. Des écoles, des colléges, des sociétés savantes s'élevaient dans toutes les villes; des hommes instruits semblaient germer de toutes parts. Il se forma des académies célèbres, d'où sortaient chaque jour les compositions les plus élégantes en prose et en vers, et qui eurent pour membres des hommes illustres dans toutes les branches de la littérature et des sciences. L'Afrique et l'Égypte suivirent cet exemple. Alexandrie fut vengée par les Arabes, amis des lettres, des maux que lui avaient faits leurs ancêtres encore barbares. Elle eut jusqu'à vingt écoles à-la-fois, où accouraient de toutes les parties de l'Orient les amateurs de la philosophie et des sciences. En un mot, elle vit presque renaître sous les fatimites, les beaux jours des Ptolemées. Fez et Maroc, aujourd'hui retombées dans un état presque sauvage, devinrent des villes toutes lettrées. De superbes établissements, des édifices magnifiques y furent élevés en faveur des sciences; et l'érudition européenne garde le souvenir de leurs opulentes bibliothèques, qui ont enrichi les nôtres de manuscrits si précieux, et nous ont fourni des connaissances si curieuses et si utiles. Mais c'est peut-être en Espagne que les sciences des Arabes eurent le plus d'éclat; c'est là que se fixa, pour ainsi dire, le règne de leur littérature et de leurs arts. Cordoue, Grenade, Valence, Séville se distinguèrent à l'envi par des écoles, des colléges, des académies, et par tous les genres d'établissements qui peuvent favoriser les progrès des lettres. L'Espagne possédait soixante-dix bibliothèques ouvertes au public, dans différentes villes, quand tout le reste de l'Europe, sans livres, sans lettres, sans culture, était enseveli dans l'ignorance la plus honteuse. Une foule d'écrivains célèbres enrichit dans tous les genres la littérature arabico-espagnole; et l'ouvrage qui contient les titres et les notices de leurs innombrables productions en médecine, en philosophie, dans toutes les parties des mathématiques, en histoire, et principalement en poésie, forme en Espagne une volumineuse Bibliothèque. L'influence des Arabes sur les sciences et les lettres, se répandit bientôt dans l'Europe entière. C'est à eux qu'elle doit aussi plusieurs inventions utiles. L'abbé Andrès a prouvé très-longuement[339], mais à ce qu'il me paraît avec autant d'évidence que d'étendue, qu'elle leur doit le papier de coton et le papier de lin, qui remplacèrent si heureusement le papyrus d'Égypte. Depuis notre savant Huet[340], dont l'opinion n'a pas eu de sectateurs, personne ne leur conteste le don qu'ils nous ont fait des chiffres, et de la manière de compter qu'ils avaient, de leur propre aveu, appris des savants de l'Inde. Les premiers, depuis les anciens, ils bâtirent des observatoires, c'est-à-dire, des édifices élevés et construits exprès pour exécuter avec exactitude et commodité les observations astronomiques. Outre ceux qu'ils élevèrent en si grand nombre à Bagdad et à Damas, la fameuse tour de Séville, qui résiste encore aux coups du temps, prouve qu'ils en bâtirent aussi en Espagne. Ils eurent en architecture un style qui leur appartient, et qui réunit la hardiesse et l'élégance à la plus étonnante solidité. Partout où l'on a laissé le temps seul agir contre les monuments d'architecture moresque, il n'a pu encore les détruire: partout où l'on a voulu ajouter à ces monuments des constructions modernes, quelques siècles ont suffi pour ruiner ces constructions, et la partie moresque des édifices est encore debout. [339] Dans son dixième chapitre; il y emploie 24 pages in-4°. Je voudrais bien que quelqu'un essayât de faire lire en France une dissertation de cette étendue, sur un objet particulier, dans une Histoire générale. [340] Dem. Evang. prop. IV. La chimie leur dut non-seulement ses progrès, mais sa naissance, puisqu'ils inventèrent l'alambic de distillation, qu'ils analysèrent les premiers les substances des trois règnes, et qu'aussi les premiers, ils observèrent les distinctions et les affinités des alcalis et des acides, et apprirent à tirer de minéraux et d'autres substances, destructives de la vie et de la santé, des remèdes pour sauver l'une et rétablir l'autre. Quelque bien et quelque mal qu'on puisse dire de l'invention de la poudre à feu, si l'on en recherche l'origine, on verra qu'elle est assez communément donnée à un moine allemand, nommé Schwartz; les Anglais la réclament pour leur Roger Bacon; d'autres l'attribuent aux Indiens ou aux Chinois; mais l'abbé Andrès soutient qu'elle appartient aux Arabes, ou du moins que c'est en combattant contre eux, en Égypte, que les Européens en ont connu, pour la première fois, les effets[341]. Il ne balance point à leur faire honneur de l'invention de l'aiguille aimantée et de la boussole, et non pas à Gioja d'Amalfi, ni à Paul de Venise, ni à aucun autre Italien, encore moins à quelque Allemand, Anglais ou Français que ce puisse être: et sur ce point il a pour garant, outre toutes les autorités qu'il allègue, celle d'un auteur italien, extrêmement jaloux de la gloire de son pays, et qui montre dans tout son ouvrage, autant de jugement et d'impartialité que de savoir, je veux dire le savant Tiraboschi[342]. Andrès ne s'arrête pas là, il prétend que l'usage du pendule pour la mesure du temps, dont l'Italie et la Hollande se disputent l'invention, était connu des Arabes avant l'existence de Galilée et de Huighens, et il rapporte entre autres preuves, un passage des _Transactions philosophiques_[343], qui l'affirme positivement. [341] Andrès, chap. 10. M. Langlès a démontré, dans une _Notice sur l'origine de la Poudre à canon_, insérée dans le _Magasin Encyclopédique_, 4e. année (1798), t. I., p. 333, que les Maures d'Espagne connaissaient, dès le treizième siècle, l'usage de la poudre pour lancer des pierres et des boulets de fer, et qu'ils en faisaient usage dans leurs guerres contre les Espagnols. M. Koch, dans son _Tableau des Révolutions de l'Europe_, est de la même opinion, qu'il appuie sur les mêmes faits, et pense que de l'Espagne cette invention passa en France; t. II, p. 30 et 31. On sait que la poudre ne fut connue en France qu'en 1338. [342] Tom. IV, liv. II, c. II. [343] Dans une lettre latine, écrite par le célèbre astronome Édouard Bernard, en 1684. _Trans. phil._, n°. 158. Mais l'Europe leur eut des obligations plus évidentes et plus faciles à prouver. L'Italie et la France étaient alors égarées plutôt que conduites par une dialectique barbare, dont il faut avouer que les Arabes eux-mêmes augmentèrent les ténèbres par leurs obscurs commentaires sur les obscurités d'Aristote; mais elles reçurent d'eux, comme en dédommagement, Hippocrate, Dioscoride, Euclide, Ptolémée et d'autres lumières des sciences; elles apprirent à se diriger dans les observations astronomiques; à examiner et à décrire les productions de la nature; à en tirer les éléments de la matière médicale, et rouvrirent au charme des vers et des inventions poétiques, des oreilles endurcies par les cris de l'école, et par le bruit des armes. Il n'est pas inutile de remarquer que parmi tant de livres de sciences, traduits du grec par les Arabes, et qu'ils firent les premiers connaître aux peuples modernes, il ne s'en trouve, pour ainsi dire, aucun de littérature. Homère, lui-même, qui cependant fut traduit en syriaque, sous l'empire d'Haroun-al-Raschid, ne le fut, dit-on, jamais en arabe. On n'y fit passer ni Sophocle, ni Euripide, ni Sapho, ni Anacréon, malgré la passion des poëtes arabes pour les sujets d'amour; ni Hésiode, ni Aratus, malgré leur penchant à traiter les sujets didactiques; ni Isocrate, ni Démosthène; enfin aucun orateur, aucun historien, excepté Plutarque; aucun poëte, aucun auteur purement littéraire[344]. Quelle que soit la cause de cette singularité[345], le résultat fut que leur littérature garda son caractère original, que ses beautés comme ses défauts lui appartinrent, et qu'au lieu d'avoir une littérature grecque en caractères arabes, comme on en avait eu une, ou à peu près en caractères latins, l'on eut, et l'on a encore, une littérature proprement et spécialement arabe. [344] Andrès, _Orig. Progr._, etc. II. [345] Selon une observation de mon savant confrère, M. Sylvestre de Sacy, recueillie et citée par M. OElsner, dans son Mémoire sur les effets de la religion de Mohammed, couronné en 1809 à l'Institut, par la classe d'histoire et de littérature ancienne, cette indifférence pour les poètes grecs naissait, dans les Sarrazins, de l'horreur qu'ils avaient pour l'idolâtrie; elle était telle, qu'ils n'osaient pas même prononcer les noms des faux dieux. Voyez _Des Effets de la Rel. de Moham._ Paris, 1810, p. 133. D'autres pensent, et M. Langlès est notamment de cet avis, que l'horreur pour l'idolâtrie n'ayant pas empêché les Musulmans de conserver des documents sur la religion et les idoles des Arabes avant Mahomet, ni d'étudier la religion des Hindous, leur ignorance dans la mythologie grecque ne doit être attribuée qu'à l'impossibilité où ils étaient de connaître les ouvrages originaux. «Toutes les traductions arabes des ouvrages grecs ont été faites sur de très-mauvaises versions syriaques. Les textes ne sont pas moins défigurés que les noms propres. Il n'existe peut-être pas un seul ouvrage traduit immédiatement du grec en arabe. Toutes les traductions arabes que l'on connaît semblent faites en dépit du sens commun, et ne peuvent donner aucune idée des auteurs originaux». (_Note manuscrite de M. Langlès_.) Ils conservèrent aussi dans toute sa pureté le genre de leur musique, art dans lequel on prétend qu'ils excellèrent, et dont la théorie était chez eux fort compliquée, quoiqu'elle le fût moins que chez les Chinois. Leurs ouvrages sont remplis d'éloges de la musique et de ses merveilleux effets. Ils en attribuaient de très-puissants, non-seulement à la musique chantée, mais aux sons de quelques instruments, à certaines cordes instrumentales, comme à certaines inflexions de la voix. Ils raffinèrent beaucoup sur la musique; mais quoiqu'on ait tâché de nous faire connaître la manière dont ils la pratiquaient, c'est celui de leurs arts que nous connaissons le moins[346]. [346] On trouve un très-long chapitre sur la Musique arabe, dans l'_Essai_ de M. de La Borde, t. I., p. 175; il est de M. Pigeon de Sainte-Paterne, alors interprète des langues orientales, le même dont j'ai cité plus haut un Mémoire manuscrit. Ce chapitre est peu utile pour ceux qui ne savent pas l'arabe, et peu satisfaisant, dit-on, pour ceux qui le savent. Casiri, t. I de sa Bibliothèque, donne les titres de plusieurs ouvrages arabes sur la pratique et sur la théorie de cet art. C'est principalement par leurs fables ou romans, et par leur poésie, qu'ils ont influé sur le goût de la littérature moderne, comme ils ont influé par leurs traductions sur les sciences. Quelques discussions se sont élevées au sujet des romans. Saumaise leur en attribue l'invention. Huet la leur dispute, et veut qu'elle appartienne aux Anglais ou aux Français; et des auteurs français plus récents, ont exclusivement réclamé cet honneur pour la France. Quoiqu'il en soit de ce point de critique, sur lequel nous aurons occasion de revenir, on ne saurait nier que le goût des inventions fabuleuses ne fût très-ancien chez les Arabes, ni que la plupart des auteurs de romans, de contes et de nouvelles, ne leur aient emprunté un nombre infini de fictions et d'aventures. Quant à leur poésie, sans nous étendre autant que l'exigerait peut-être un sujet aussi riche, mais qui ne se présente à nous que comme accessoire, essayons du moins d'en donner une idée, et d'en tracer les principaux caractères. Il y en a un général et commun à toute la poésie orientale; et ce caractère, ou ce génie, est encore assez imparfaitement connu en Europe, où l'on en a un tout contraire. Nous prenons soin d'adoucir, de mitiger les expressions figurées; les Asiatiques s'étudient à leur donner plus d'audace et plus de témérité: nous exigeons que les métaphores aient une sorte de retenue, et qu'elles s'insinuent, pour ainsi dire, sans effort: ils aiment qu'elles se précipitent avec violence. Nous voulons qu'elles aient non seulement de l'éclat, mais de la facilité, de la grâce, et qu'elles ne soient pas tirées de trop loin: ils négligent les objets, les circonstances qui sont à la portée de tout le monde, et vont quelquefois prendre très-loin des images qu'ils entassent jusqu'à la satiété. Enfin les poètes européens recherchent surtout le naturel, l'agrément, la clarté; les poètes asiatiques, la grandeur, le luxe, l'exagération. Il s'ensuit que si l'on compare avec des poésies arabes ou persannes, les poésies les plus sublimes de notre Europe, des yeux européens voient les premières gonflées, gigantesques et presque folles, tandis qu'à des yeux orientaux, les secondes semblent couler terre à terre, timides et presque rampantes[347]. [347] Williams Jones, _Poëseos Asiaticoe Comment._, cap. I, éd. de Leipsick, 1777, p. 2. Le monument le plus ancien qui existe de la poésie des Indiens, qui sont eux-mêmes les plus anciens peuples de l'Asie, est celui dont j'ai déjà parlé, et qui est principalement connu en Europe sous le nom de Fables de Bidpay. Il n'y a point d'ouvrage qui ait éprouvé plus de vicissitudes. Je dois les rappeler ici, quoiqu'elles soient assez connues. Bidpay était, dit-on, un brachmane, ami de Dabychelim, roi de l'Inde, successeur de ce Porus, qui fut vaincu par Alexandre. Il composa ce livre pour diriger le roi, son ami, dans le chemin de la sagesse. Le livre resta caché dans la famille des descendants de ce roi, pendant plusieurs générations; mais enfin la renommée s'en répandit dans tout l'Orient. Le fameux roi de Perse Khosrou Nouchirwan, ou Cosroës, voulut le connaître; il chargea son médecin Busurviah de faire un voyage dans l'Inde, pour s'en procurer une copie à tout prix. Busurviah n'y réussit qu'après plusieurs années de séjour. Il le traduisit aussitôt en pehlvy, qui était l'ancienne langue persanne, et vint le présenter à Khosrou, qui le combla de dignités et de récompenses. Après la mort de ce monarque, l'ouvrage fut conservé d'abord dans sa famille, d'où il se répandit ensuite dans la Perse, et de là chez les Arabes. Le second calife Abasside, Aboujafar, le fit traduire du pehlvy, et sur cette version arabe, il en fut fait une autre en persan moderne, puis une seconde, et enfin une troisième. Il fut aussi traduit en langue turque, et l'a été dans presque toutes les langues de l'Europe. C'est dans ces traductions successives qu'il a pris la parure poétique et les ornements merveilleux dont il est embelli. Dans la première version arabe, qui est exacte et littérale, on dit qu'il manque absolument de couleur et de poésie. Cela tient sans doute à son extrême antiquité; car l'on assure qu'elle remonte beaucoup plus haut que Bidpay; que ce nom même est supposé, et que tout le fond de l'ouvrage appartient à l'ancien brachmane, _Vichmou-Sarma_, qui, dans son livre intitulé _Hitopadès_, conçut le premier l'idée de faire donner aux hommes, par des bêtes, des préceptes qu'ils n'auraient pas écoutés de la bouche de leurs semblables[348]. Ce livre existe: il a été traduit en anglais; et une partie l'a aussi été dans notre langue, par M. Langlès. On y reconnaît le premier type des fables attribuées à Bidpay, à Lokman et à Esope. C'est sans doute dans ces fictions antiques et ingénieuses, que nos vieux auteurs du treizième siècle avaient pris le sujet de leur roman du Renard,[349], roman mis en vers allemands par le célèbre Goëthe, traduit depuis de l'allemand en français, et publié comme si l'original eût été une production germanique; c'est là aussi sans doute que le célèbre Casti avait puisé la première idée de son poëme ou de sa satyre politique, intitulée: _Les animaux parlants_. [348] M. Langlès, Fables et Contes Indiens, nouvellement traduits, 1790; Disc. prél. [349] Voyez _Fabliaux_ traduits par le grand Daussy, t. I, éd. in-8°., p. 393. Les Indiens Musulmans, ou modernes, qu'il faut bien distinguer des Hindous, habitants autochtones de l'Inde, ont tout écrit en langue persanne depuis la dynastie des Mogols, établie par les descendants de Timour[350]; ainsi l'on ne doit point séparer leur poésie de la poésie des Persans, celui peut-être de tous les peuples, à l'exception des Arabes, qui a le plus cultivé cet art. Les Arabes et les Persans ont eu un si grand nombre de poètes, que la vie d'un homme ne suffirait pas, à ce qu'on assure, pour parcourir tous leurs ouvrages. [350] William Jones, _ub. supr._, p. 8. Le climat habité par ces deux peuples, paraît avoir eu la plus grande influence sur le caractère de leur poésie. Il est impossible que les images les plus agréables ne s'offrent pas abondamment à des poètes qui passent leur vie dans des champs, des bois, des jardins délicieux, qui se livrent tout entiers aux voluptés et à l'amour, qui habitent des contrées où l'éclat et la sérénité du ciel sont rarement obscurcis par des nuages, où la nature comblée, pour ainsi dire, d'une surabondance de fleurs et de fruits, n'étale que luxe et jouissances; où enfin, comme le dit un ancien poète latin, on voit de toutes parts les moissons offrir leurs richesses, les arbres fleurir, les sources jaillir, les prés se revêtir d'herbes et de fleurs[351]. La plupart des ornements de la poésie se tirent des images prises dans les choses naturelles; or, la plus grande partie de la Perse et toute cette Arabie qui reçut des anciens le surnom d'Heureuse, sont les régions du monde les plus fertiles, les plus riantes, les plus fécondes en toutes sortes de délices. L'Arabie qu'on appelle Déserte est, au contraire, remplie d'objets d'où l'on peut tirer les images de crainte et de terreur, et qui n'en sont que plus propres à inspirer le sublime. Aussi voit-on souvent dans les poëmes des anciens Arabes, des héros marchant à travers des routes escarpées, des cavernes formées de rocs hérissés, suspendus, énormes, et remplis de ténèbres épaisses qui ne se dissipent jamais[352]. [351] _Segetes largiri fruges, florere omnia, Fontes scatere, herbis prata convestirier_; passage d'Ennius cité par Cicéron, _Tuscul. Quoestion._, lib. I. William Jones, _ub. supr._, p. 4. [352] _Viâ altâ atque arduâ Per speluncas saxis structas, asperis, pendentibus, Maximis, ubi rigida constat crassa Caligo_; autre passage du même poète, cité _ibid._ C'est à ces propriétés de la nature qui les environne, et à leur manière de vivre, que les Arabes et les Persans durent, selon le célèbre orientaliste William Jones[353], cette profusion d'images et de figures, dont ils sont si prodigues, et c'est pour les mêmes causes qu'ils cultivèrent avec tant d'ardeur la poésie, qui se nourrit surtout de figures et d'images. [353] _Ub. supr._, p. 4 et 5. Les Persans emploient, pour signifier l'art des vers, une expression figurée très-belle dans leur langue, et qui veut dire _former un fil de perles_. Leur goût pour cet art est très-ancien; mais ils n'en ont conservé aucun monument antérieur au septième siècle. Quand ils furent conquis par les Arabes, les moeurs, les usages, les lois, la religion, tout fut modifié et réglé par les vainqueurs: quant aux sciences et aux lettres, tout fut d'abord détruit, et ne put renaître que quand les Arabes en donnèrent le signal dans tout leur vaste Empire. L'écriture antique et indigène fut elle-même changée en caractères arabes, et beaucoup de mots arabes furent introduits dans la langue. Aucun des livres qui existent en langue persanne ne doit donc être rapporté à un temps antérieur à cette époque, si l'on en excepte cependant un petit nombre d'ouvrages, écrits dans l'ancienne langue appelée pehlvi, et attribués aux anciens mages, tels que Zend-Avesta[354] et le _Sadder_, qui contiennent les dogmes et les préceptes de l'antique religion des Guèbres, et dont quelques-uns de nos savants ont, presque avec aussi peu de succès que les savants du pays même, tâché d'éclaircir les épaisses ténèbres. La poésie persanne, telle qu'elle existe, n'a donc d'autre origine que la poésie arabe. Les principes de l'art métrique y sont les mêmes, et il y a presque autant de ressemblances dans le génie des poètes que dans les genres de poésie et dans la mesure des vers[355]. [354] Rezwiisky, _Specimen poës. persicoe_, révoque en doute leur haute antiquité: _Paucis monumentis exceptis, iisque dubiis, quoe in antiquo idiomate_ pehlvi _dicto scripta, et à residuis adhuc ignicolis servata doctorum nonnulli è tenebris in lucem vucare sunt conati_. In prooemio, p. II. [355] Rezwiisky, _loc. cit._ Mais avec ces rapports communs, ils ont aussi des différences. Il en existe surtout dans les deux langues. La langue arabe est expressive, forte et sonore; la persanne, remplie de douceur et d'harmonie[356]. Joignant à sa propre richesse les mots qu'elle a reçus de la langue arabe, elle a sur celle-ci l'avantage des mots composés, auxquels les Arabes sont si contraires, qu'ils emploient pour les éviter de longues circonlocutions. Les lois de la rime leur sont communes, mais dans les deux langues, la quantité des rimes est si abondante, qu'elle gêne peu le poète, et ne fait que donner un utile aiguillon à son génie. C'est pour cela qu'ils excellent plus qu'aucune autre nation, et peut-être être plus que les Italiens eux-mêmes, à faire des vers impromptus. [356] William Jones, Traité _sur la poésie orientale_, à la suite de son histoire de Nadir-Shah, écrite en français, et publiée Londres en 1770, in-4°. Mais voici une contradiction assez forte entre les Orientalistes. Les uns vantent cette facilité des compositions poétiques et en citent des exemples; les autres expliquent les règles de la poésie arabe de manière à y faire voir les plus grandes difficultés[357]. On peut les accorder, en disant que dans les poésies soutenues et faites à loisir, les poètes suivent toutes ces règles; mais que dans les impromptus, à l'exception de la rime, il s'en dispensent. En effet, le vers arabe est composé de pieds d'une mesure et d'un nombre déterminés[358]. Il a cette ressemblance avec l'ancienne poésie des Grecs et des Latins, et cette supériorité sur la versification moderne, dont il ne se rapproche que par la rime, ou plutôt qui l'a empruntée de lui. Elle a chez les Arabes des difficultés particulières. On exige à la fin de leurs vers la consonnance de plusieurs syllabes, et quelquefois même de cinq. De plus, dans certains poëmes, composés d'un assez grand nombre de distiques, la rime doit être constamment la même. Quant aux pieds et aux mesures, ils admettent vingt-cinq combinaisons diverses de pieds, tant simples que composés, dont ils forment jusqu'à seize différentes espèces de vers[359]. Ce ne sont pas là des entraves dont on puisse se jouer dans des poésies improvisées; mais si elles sont pénibles pour le poëte, il faut avouer qu'elles doivent produire, pour des oreilles exercées à les sentir, beaucoup d'harmonie et de variété. [357] Rezwiisky, _Specim. poës. pers._, et William Jones lui-même, _Poëseos Asiaticoe Comment._ [358] Rezwiisky, _ub supr._, p. 43. [359] Will. Jones, _Poës. Asiat. Com._, c. 2. De toutes ces sortes de vers, ils forment des poëmes de plusieurs espèces. La _Casside_ est une des plus anciennes. C'est une espèce d'idylle ou d'élégie; mais dans l'acception étendue que les anciens donnaient à ces deux titres, et qui peut, en quelque façon, convenir à toutes sortes de sujets. Les deux premiers vers riment ensemble, et ensuite, dans tout le cours du poëme, la même rime revient à chaque second vers. On n'a point d'égard au premier, qui n'est regardé que comme un hémistiche. Le poëme ne doit pas avoir plus de cent distiques, ni moins de vingt. L'amour en est le sujet le plus ordinaire. La vie nomade et guerrière des Arabes, les obligeait à des déplacements continuels: aussi, la plupart des cassides commencent par les regrets d'un amant séparé de sa maîtresse. Ses amis essayent de le consoler, mais il repousse leurs secours. Il décrit la beauté de celle qu'il aime. Il ira la visiter dans la nouvelle demeure de sa tribu, dût-il en trouver les passages défendus par des lions ou gardés par des guerriers jaloux. Alors il amène ordinairement la description de son chameau ou de son cheval; et ce n'est qu'après tout cet exorde qu'il en vient à son principal objet. Les sept poëmes suspendus au temple de la Mecque sont presque tous de ce genre. On vante surtout celui qui commence ainsi: «Demeurons, donnons quelques larmes au souvenir du séjour de notre bien-aimée dans les vallées sablonneuses qui sont entre Dahul et Houmel». Le dessin en est absolument conforme à celui que je viens de tracer. On y trouve cette jolie comparaison: «Quand ces deux jeunes filles se levèrent, elles répandirent une agréable odeur, comme le zéphir lorsqu'il apporte le parfum des fleurs de l'Inde[360]». Le poëte trouve le moyen d'amener le récit d'une aventure galante de sa jeunesse, qu'il décrit avec toute la vivacité et tous les ornements de la langue arabe. Parmi les autres descriptions, celles de son passage à travers un désert, de son cheval, de sa chasse, d'un orage, sont d'une beauté que les Orientaux ne se lassent point d'admirer. [360] Will. Jones, _ub. supr._, c. 3, p. 75. La Ghazèle est une espèce d'ode amoureuse ou galante, semée d'images et de pensées fleuries. Le sujet en est ordinairement enjoué. Il respire, en quelque sorte, les parfums et le vin. Les maximes qu'on y professe sont celles d'une volupté philosophique. Elle conclut de la brièveté de la vie que nous ne devons en laisser échapper aucune fleur, sans la connaître et sans en jouir[361]. C'est, comme on voit, précisément le genre de l'ode anacréontique, et quoiqu'on assure qu'Anacréon n'a jamais été traduit en arabe ni en persan, il est probable que les premiers poëtes persans ou arabes qui donnèrent ce caractère à la ghazèle, avaient eu quelque connaissance des poésies du vieillard de Théos. [361] John Nott. select odes from the Persian poet Hafiz, etc. London, 1787. La mesure des vers et la disposition des rimes sont absolument les mêmes[362] dans la ghazèle que dans la casside; mais la première ne doit pas s'étendre au-delà de treize distiques. Le désordre est tellement de sa nature, que chacun de ces distiques doit renfermer un sens entier, et n'a presque jamais aucun rapport avec ceux qui précèdent et qui suivent. Il est probable[363] que ce désordre est venu de ce que ce genre de poésie étant ordinairement né parmi la joie et la bonne chère, le génie du poëte, échauffé par le vin, saisissait tout à coup chaque image qui s'offrait à lui, la quittait pour une autre, et celle-ci pour une autre encore, sans garder aucun ordre entre elles. Il est encore du caractère particulier de ce poëme qu'au dernier distique le poëte s'adresse la parole à lui-même, en s'appelant par son nom. Il tâche de mettre dans cette apostrophe une finesse et une élégance particulières. Ce peut avoir été le premier modèle de l'envoi qui terminait toutes les chansons provençales, et d'où les Italiens ont pris l'usage de terminer leurs odes, ou _canzoni_, par une apostrophe adressée à l'ode elle-même, comme ils le font presque toujours. Le sonnet est un autre emprunt que les Provençaux, et ensuite les Italiens ont fait, dit-on, à ce genre de poésie. Souvent la ghazèle, et même la casside, n'ont que quatorze vers, et c'est là ce qui a pu donner l'idée du sonnet. Nous verrons plus clairement ailleurs son origine: observons seulement ici que les quatorze vers du sonnet sont partagés en deux quatrains et deux tercets, tandis que ceux de l'ode arabe procèdent toujours par distiques; or, c'est plutôt l'arrangement des vers qui caractérise un genre de poésie que leur nombre. [362] _Specimen poës. pers._, p. 45. [363] _Ibid._, p. 46. La ghazèle appartient plus aux Persans qu'aux Arabes; ils l'ont cultivée avec une sorte de prédilection, tandis que les Arabes, plus graves et plus portés à la mélancolie, lui ont préféré la casside. On appelle _Divan_, une collection nombreuse de ghazèles, différentes par la terminaison ou la rime. Le divan est parfait lorsque le poëte a régulièrement suivi, dans les rimes de ses ghazèles, toutes les lettres de l'alphabet. Le divan d'Hafiz, le plus célèbre des poëtes persans dans ce genre, contient près de 600 ghazèles[364]. Les ghazèles de chacune des divisions de ce divan ont tous leurs vers terminés par la même lettre; et la série de toutes ces divisions forme l'alphabet entier. Presque tous les poëtes italiens ont eu aussi l'ambition de former leur divan, qu'ils nomment _canzonière_, mais ils se sont épargné la contrainte et l'espèce de ridicule de cette tâche alphabétique. [364] _Carmina Haphyzi in unum volumen seu Divanum Collecta ghazelas 569 circiter comprehendunt variis temporibus compositas_, etc. Rezwiisky, _de Dicano et Ghazelâ_, ub. sup. p. 47. Les poésies amoureuses des Arabes ont en général moins de mollesse, un caractère moins efféminé que celles des Persans. Des images guerrières s'y mêlent souvent aux sentiments d'amour et aux idées de galanterie, et quelquefois avec plus de bizarrerie que de goût, comme dans ces vers[365]: «Je me souvenais de toi, quand les lances ennemies et les glaives de l'Inde buvaient mon sang; je souhaitais ardemment de baiser les épées meurtrières, parce qu'elles brillaient, comme les dents éclatent quand tu souris». Voici un morceau d'un meilleur goût, et qui se rapproche davantage de la poésie d'Anacréon et d'Hafiz. C'est une de ces pièces en quatorze vers, que l'on veut qui aient servi de premier modèle au sonnet; et il y a peu de sonnets meilleurs. [365] William Jones, _Poës. Asiat. Comment._, p. 295. «Les banquets, l'ivresse, la marche ferme et légère d'un chameau vigoureux, sur lequel s'appuie péniblement son maître blessé par l'Amour en traversant une étroite vallée; «De jeunes filles d'une blancheur éclatante, marchant avec délicatesse, semblables à des statues d'ivoire, couvertes de voiles de soie brodés d'or, et gardées soigneusement; «L'abondance, la tranquille sécurité, et le son des lyres plaintives, sont les vraies douceurs de la vie; «Car l'homme est l'esclave de la fortune, et la fortune est changeante. Les choses heureuses et contraires, la richesse et la pauvreté sont égales, et tout homme vivant se doit à la mort»[366]. [366] William Jones, _ibid._, p. 304. La comparaison de ces jeunes filles avec des statues d'ivoire est un trait plein de délicatesse et de grâce. La comparaison ou similitude est la figure favorite des Arabes; mais ils les tirent plus souvent des objets de la Nature que de ceux de l'art. Leurs habitudes et leurs moeurs expliquent cette préférence. En faisant le portrait de leurs belles, ils comparent leurs boucles de cheveux à l'hyacinthe; leurs joues à la rose, leurs yeux, ou pour la couleur, aux violettes, ou pour l'aimable langueur, aux narcisses; leurs dents aux perles; leur sein aux pommes; leurs baisers au miel et au vin; leurs lèvres aux rubis; leur taille au cyprès; leur marche aux mouvements du cyprès agité par le vent; leur visage au soleil; leurs cheveux noirs à la nuit; leur front à l'aurore; elles-mêmes enfin aux chevreaux ou aux petits du chevreuil[367]. [367] _Id. ibid._, p. 148. Les meilleurs poëtes arabes se plaisent à décrire les productions de la nature, et surtout les fleurs et les fruits; et de même qu'ils les emploient dans leurs comparaisons pour servir de parure à la beauté, de même ils se servent de la beauté humaine pour embellir, par des comparaisons, les fleurs ou les fruits qu'ils décrivent. «Ce fruit, dit l'un d'eux, est d'un côté blanc comme le lys; de l'autre, aussi vermeil que la pêche ou que l'anémone, comme si l'amour avait réuni la joue d'une jeune fille à celle de son amant»[368]. Un autre compare la narcisse qui vient d'éclore aux dents blanches d'une jeune fille qui mord une pomme d'Arménie[369]. [368] William Jones, _ibid._ p. 156. [369] _Id. ibid._, p. 161. Dans le genre héroïque, leurs comparaisons ont quelquefois la force et la grandeur de celles d'Homère. Ils disent d'une troupe de guerriers: «Ils se précipitent comme un torrent rapide quand la nue ténébreuse, et tombant avec violence, a gonflé ses eaux»[370]. Ils disent à un général marchant à la tête de ses troupes: «Ton armée agitait autour de toi ses deux ailes, comme un aigle noir qui prend son vol»[371]. Un guerrier s'avance comme un éléphant farouche; il s'élance comme un lion au milieu d'un troupeau. Enfin, dans ces moments terribles où Homère entasse comparaisons sur comparaisons pour mieux exprimer l'ardeur et le désordre des combats, il n'a rien de plus chaud ni de plus animé que ce tableau de Ferdoussy représentant un héros dans la mêlée. «Tantôt il se courbe sur son coursier; tantôt, s'élevant comme une montagne, il frappe de sa lance ou de son épée dure comme le diamant; tantôt il s'avance comme le nuage qui verse la pluie. Vous diriez: est-ce le ciel, ou le jour, ou l'éclair, ou le torrent des eaux printannières? Vous diriez: c'est un arbre chargé de fer; il agite ses deux bras comme les ruisseaux du platane»[372]. [370] _Id. ibid._, p. 151. [371] _Id. ibid._, p. 152. [372] William Jones, _ibid._ p. 154. Ils ne sont pas moins féconds en métaphores, ou plutôt ils parlent presque toujours métaphoriquement: tout ce qui vient d'un objet est chez eux son fils ou sa fille; tout ce qui produit une chose est son père ou sa mère: les choses liées ou semblables entre elles sont frères ou soeurs. Un poëte appelle le chant des colombes _le fils de la tristesse_; les mots sont _les fils de la bouche_; les larmes, _les filles des jeux_; l'eau est _la fille des nuages_; le vin, _le fils des grappes_; et l'hymen du fils des grappes avec la fille des nuages n'est que du vin trempé d'eau. Ils disent _l'odeur et le doux parfum_ de la victoire; ils font un fréquent et singulier usage des verbes _verser_ et _puiser_; ils osent dire: «L'échanson de la mort s'approcha d'eux avec la coupe du trépas: il en arrosa le jardin de leur vie, et ils furent anéantis»[373]. [373] William Jones, _ibid._, cap. 6, p. 138. Presque toutes les autres figures de pensées et de mots sont connues des Arabes. Leur langue se prête singulièrement à ces dernières. Celle qui consiste à prendre le même mot dans deux acceptions différentes, ou à faire jouer ensemble deux mots presque semblables, revient très-fréquemment dans leurs vers; mais cette figure, ou plutôt ce jeu de mots, disparaît dans les traductions. Parmi les figures de pensées, la prosopopée est une de celles qu'ils emploient le plus heureusement et le plus souvent. Ils lui donnent une vivacité merveilleuse, et une grâce presque magique[374]. Chez eux, tout est vivant et animé. Les fleurs, les oiseaux, les arbres parlent; les qualités abstraites, la beauté, la justice, la gaîté, la tristesse, sont personnifiées; les prés rient; les forêts chantent; le ciel se réjouit; la rose charge le zéphyr de messages pour le rossignol; le rossignol décrit les beautés de la rose; les amours de rose et du rossignol forment une mythologie charmante qui revient à chaque instant dans leurs vers; la Nature entière est comme un théâtre où il n'y a plus rien d'inanimé, de muet ni d'insensible. [374] _Ibid._, cap. 8, p. 168. On a vu, par quelques citations, qu'ils connaissent la poésie héroïque. Il n'ont point cependant de véritables épopées. Leurs poëmes héroïques ne sont que des histoires écrites en vers élégants, et ornées de toutes les couleurs de la poésie: telle est surtout leur grande histoire, ou, si l'on veut, leur poëme en prose dont Timour ou Tamerlan est le héros, et dont on vante les riches images, les narrations, les descriptions, les sentiments élevés, les figures hardies, les peintures de moeurs et l'inépuisable variété[375]. [375] William Jones, _ibid._, donne l'analyse de ce poëme, chap. 12, p. 238. Les Persans et les Turcs ont un nombre infini de ces poëmes sur les exploits et les aventures de leurs plus fameux guerriers; mais les fables extravagantes dont ils sont remplis, les font plutôt considérer comme des romans et des contes que comme des poëmes héroïques[376]. On en excepte cependant les ouvrages du persan Ferdoussy, qui contiennent l'histoire de Perse, dans une suite de très-beaux poëmes. William Jones, sans vouloir le comparer à Homère, avec lequel nous venons de voir, cependant, qu'il a des traits de ressemblance, trouve de commun entre eux et le génie créateur et l'originalité. Ils puisèrent tous deux, dit-il, leurs images dans la nature elle-même; ils ne les ont pas saisies par imitation, par reflet; ils n'ont pas peint, comme les poëtes modernes, la ressemblance de la ressemblance. Au reste, les fées, les génies, les griffons-fées forment le merveilleux de ces poëmes, d'où il est évident qu'ils ont passé dans les nôtres. [376] Le même, dans son Traité _de la Poésie orientale_, à la suite de l'histoire de Nadir-Shah. Les Arabes ont un genre ou la teinte habituelle de leur imagination les rend très-propres à réussir; c'est la poésie funèbre. Ils y célèbrent par des distiques ou d'autres petits poëmes, les personnes qui leur étaient chères, ou les personnages célèbres. D'Herbelot rapporte celui-ci[377]: «Mes amis me disaient: Si tu allais, pour te soulager, visiter le tombeau de ton ami. Je répondis: A-t-elle donc un autre tombeau que mon coeur»? [377] Bibl. orient., citée par William Jones, _Poës. Asiat. Comment._, ch. 13, p. 258. J'en ajouterai un autre d'un genre tout différent, et tout-à-fait extraordinaire, c'est l'épitaphe du libéral et vaillant Maâni[378]. [378] William Jones, _ibid._, p. 261. «Approchez, mes amis, approchez de Maâni, et dites à son tombeau: Que les nuages du matin t'arrosent de pluies continuelles! «O tombeau de Maâni! toi qui n'étais qu'une fosse creusée dans la terre, tu es maintenant le lit de la bienfaisance. O tombeau de Maâni! comment as-tu pu contenir la libéralité qui remplissait la terre et les mers? Que dis-je, tu as reçu la libéralité, mais morte: si elle eût été vivante, tu aurais été si étroit que tu te serais brisé. «Il existait un jeune homme, que sa générosité fait vivre encore après sa mort, comme la prairie, quand un ruisseau l'a parcourue, reverdit avec plus d'éclat. «Mais à la mort de Maâni, la libéralité est morte, et le faîte de la noblesse d'âme est abattu». Je cite de pareilles singularités, non certes comme des objets d'imitation, mais pour que nous sachions dans la suite à qui attribuer ce faux goût, si contraire à la nature, que les anciens ne connurent jamais, et qui a si long-temps infecté le style moderne. La poésie morale des Arabes est célèbre, ainsi que leur esprit naturellement sentencieux. Ils ont un grand nombre de vers qui renferment des pensées qu'ils aiment à citer à tout propos; et ils ne s'y livrent pas moins que dans les autres genres aux écarts de l'imagination et aux bizarreries du style. «Le cours de cette vie, dit un poëte, ressemble à une mer profonde, remplie de crocodiles; qu'ils sont tranquilles, les hommes assez sages pour demeurer sur le bord[379]! La vie humaine, dit un autre, n'est qu'une ivresse; ce qu'elle a d'agréable s'évapore promptement, et la crapule reste»[380]. Quelquefois ce ne sont que des espèces de proverbes, quelquefois ils ont plus d'étendue, et ce sont de petits poëmes remplis d'esprit, d'images, d'oppositions inattendues. Le génie des Persans diffère encore ici de celui des Arabes. On connaît assez les belles fables de Sadi, et son _Gulistan_ ou Jardin des roses, où il les a en effet semées comme des fleurs. Il est le premier des poëtes dans ce genre, mais il n'est pas le seul, et les muses persannes ne sont pas moins fertiles en leçons de sagesse que de plaisir. [379] William Jones, _ibid._, cap. 15, p. 276. [380] William Jones, _ibid._, cap. 15, p. 276. Les deux peuples excèlent également dans un autre genre, qui est le panégyrique ou l'éloge. Leur usage est de commencer leurs grands poëmes par louer Dieu, sa bonté, sa miséricorde, sa puissance; ensuite le prophète et sa famille; enfin ils élèvent aux nues les vertus de leur roi et des grands de sa cour: vertueux ou non, c'est une étiquette poétique qu'ils ne manquent point de suivre[383]. Mais ils ont aussi des morceaux qui ont d'autre objet que la louange, et ce sont ceux où ils entassent avec le plus de profusion les idées gigantesques, les exagérations, nous dirions presque, nous autres occidentaux, les folies. Quel autre nom donner, par exemple, à ce trait d'un poëte, non pas Arabe, ni Persan, mais Indien, soit que les Indiens aient pris ce goût des Persans, ou que les Persans l'aient pris chez eux, et l'aient reporté chez les Arabes, ou plutôt qu'il soit commun à tous les peuples de l'Orient. Ce poëte, pour louer un prince distingué par son savoir autant que par sa dignité, lui dit en vers boursoufflés: «Dès que tu presses les flancs de ton coursier rapide, la terre s'agite et tremble; et les huit éléphants, ces vastes soutiens du monde, se courbent sous un si noble poids». Notre médecin voyageur Bernier, homme aussi enjoué que savant, se trouvait à cette audience, et conservant son caractère français, il dit à l'oreille du prince: «Gardez-vous bien, seigneur, de monter trop souvent à cheval: vos pauvres peuples souffriraient trop de si fréquents tremblements de terre». Le prince entendit la plaisanterie, et y répondit comme aurait fait un Français même: C'est pour cela, dit-il à Bernier, que je vais presque toujours en palanquin[384]. [383] _Ac deinceps regis atque optimatum virtutes, seu veras, sive adulationis causâ fictas, immortalitati commendant_. Id. ib. cap. 16, p. 306. [384] Bernier rapporte lui-même ce trait dans sa _Description des états du Grand-Mogol_. Les Arabes et les Persans se dédommagent en quelque sorte de leurs adulations poétiques par des satyres violentes; on pourrait plutôt les nommer des invectives que des satyres. C'est un guerrier que le poëte accuse d'être lâche; c'est un homme puissant à qui il reproche d'être injuste, ou même un roi qu'il taxe de vices honteux. Dans le poëme arabe des _Amours d'Antara et d'Abla_[385], on trouve, dès le commencement, une satyre mordante que les orientalistes admirent[386]. Les esclaves d'Abla l'adressent, en chantant, à Almarah, qui aime aussi leur maîtresse, et veut supplanter Antara. «Almarah! renonce à l'amour des jeunes vierges; cesse de te présenter aux yeux de la beauté. Tu ne sais pas repousser l'ennemi; tu n'es pas un brave cavalier au jour du combat. Ne désire pas de voir _Abla_: tu verras plutôt le lion de la vallée qui répand la terreur. Ni les brillantes épées, ni les noires lances poussées avec force ne peuvent approcher d'elle. Abla est une jeune chevrette qui prend le lion à la chasse avec ses yeux languissants. Mais toi, tu ne t'occupes que de ton amour pour elle, et tu remplis tous ces lieux de tes plaintes. Cesse de la poursuivre avec importunité, ou _Antara_ versera sur toi la coupe de la mort. Tu ne te lasses point de la chercher: tu te présentes couvert d'armes par-dessus tes riches habits. Les jeunes filles rient de toi, comme à l'envi; l'écho des collines et des vallées leur répond: tu es devenu la fable de tous ceux qui les écoutent, et leur jouet soir et matin. Tu reviens à nous avec des habits plus magnifiques; elles redoublent leurs ris et leurs plaisanteries. Si tu t'approches encore, il viendra le lion que craignent les lions de la vallée: il ne te laissera pour ton partage que la haine, et tu retourneras couvert de mépris, etc.». [385] Antara était guerrier et poëte; c'est de lui qu'était la cinquième des sept idylles affichées au temple de la Mecque. Abla était la fille d'un roi, la plus belle qu'on eût jamais vue, qu'il aimait éperdument. [386] William Jones, ch. 17, p. 325 et 326. Le même Ferdoussy, célèbre par son grand poëme historique, s'est aussi distingué parmi les satyriques persans. C'est par ordre de son roi Mahmoud, qu'il avait composé ce poëme; il y employa trente années, et il en attendait de grandes récompenses. Mais ce Mahmoud, surnommé le Gaznevide, grand roi, grand homme de guerre, le premier pour qui fut inventé le titre de sultan, était un homme sans goût et excessivement avare. Fils d'un esclave, il conservait des inclinations moins conformes à son rang qu'à sa naissance; il écouta des ennemis du poëte. Bref, il ne lui donna rien, ou si peu de chose, que c'était plutôt une marque de mépris que de munificence. Le poëte irrité ne put contenir sa colère; elle lui dicta, contre le sultan, une virulente satyre qu'il lui fit remettre cachetée, mais après avoir pris la précaution de se sauver à Bagdad. «La chose la plus vile, dit-il, est meilleure qu'un pareil roi qui n'a ni piété, ni religion, ni moeurs. Mahmoud n'a point d'intelligence, puisque son âme est ennemie de la libéralité. Le fils d'un esclave a beau être père de plusieurs princes, il ne peut agir comme un homme libre. Vouloir agrandir, par des éloges, la tête étroite des méchants, c'est jeter de la poudre dans ses yeux, ou réchauffer dans son sein un serpent. «Ici il entasse les figures pour dire qu'un arbre, dont les fruits sont d'une espèce amère, quand même il serait transplanté dans le jardin du Paradis pour y recevoir une culture miraculeuse et toute céleste, ne donnerait pourtant à la fin que des fruits amers; qu'un oeuf de corneille, quand il serait placé sous le paon du jardin des cieux, ne produirait jamais qu'une corneille; que la vipère qu'on a trouvée dans un chemin, on a beau la nourrir de fleurs et lui donner tout ce qu'il lui plaît, elle n'en vaudra pas mieux, et n'en finira pas moins par piquer et empoisonner son bienfaiteur; que si un jardinier prend le petit d'un hibou, et le couche pendant la nuit sur un lit de roses et d'hyacinthes, l'oiseau, dès le point du jour, ne s'enfuira pas moins dans un trou»[387]. Il faut convenir que ce n'est pas là tout-à-fait la satyre d'Horace ni celle de Boileau. [387] William Jones, _ibid._, p. 332. Je pourrais ainsi parcourir tous les différents genres que ces peuples ont traités, et montrer, par des citations choisies, quel caractère le génie oriental leur a donné; mais ce serait me jeter dans trop de longueurs, et trop m'écarter du but que je me suis proposé. Cette littérature est un champ immense que je n'ai pas eu la présomption de parcourir. J'ai voulu seulement donner un léger aperçu de son histoire, des richesses qu'elle renferme, du goût particulier qui y règne, et de l'influence qu'elle a exercée sur la littérature moderne, à laquelle il est temps de revenir. CHAPITRE V.[388] _Des Troubadours provençaux, et de leur influence sur la renaissance des lettres en Italie_. [388] Ce chapitre a été considérablement augmenté; il est ici double de ce qu'il était quand je le lus à l'Athénée de Paris, et j'ai dû le partager en deux sections. L'obligation où j'ai été, pour un autre travail, de recourir aux sources et aux manuscrits provençaux, m'a engagé à lui donner cette étendue, et m'en a fourni les moyens. SECTION Ire. _Historiens des Troubadours; origine et révolutions de leur poésie; naissance de la rime; Troubadours de tous les rangs; leurs aventures; leur célébrité; décadence et courte durée de la poésie des Troubadours_. La plus ancienne histoire des Troubadours qui ait été écrite en français, est celle de Jean de Notre-Dame, ou Nostradamus, procureur au parlement de Provence, frère du célèbre médecin et astrologue Michel Nostradamus, et oncle de César Nostradamus, auteur d'une histoire de Provence, où il a fondu tout ce que cet oncle avait inséré dans ses Vies des Poëtes provençaux[389]. Jean Nostradamus les publia la seconde année du règne de Henri III[390]; c'est plutôt un roman qu'une histoire. L'auteur y a rassemblé sans discernement, et sans le plus léger esprit de critique, les récits les plus fabuleux et souvent les plus contradictoires, sans égard pour la chronologie, et sans respect pour la vraisemblance. Il invoque cependant un garant de ce qu'il raconte: c'est l'ouvrage d'un bon religieux connu dans la littérature provençale, sous le nom de Monge, ou moine des Isles-d'Or. Ce moine, qui florissait vers la fin du quatorzième siècle, était de l'ancienne et noble famille génoise des Cibo. L'amour de l'étude l'engagea, dès sa jeunesse, à entrer dans le monastère de Saint-Honorat, sur les côtes de Provence, dans l'une des deux îles de Lerins[391]. Son savoir et ses talents le firent mettre à la tête de la bibliothèque du couvent, autrefois remplie des livres les plus précieux et les plus rares, mais qui avait été bouleversée et dilapidée pendant les guerres de Provence. Il parvint en peu de temps à y remettre l'ordre, et même à y rétablir les manuscrits qui en avaient été distraits. [389] Cette Histoire fut imprimée en 1614, en un gros vol. in-fol. [390] Lyon, 1575, petit in-8°. [391] L'autre est l'île de Sainte-Marguerite. L'un des plus curieux qu'il y trouva était un recueil qu'Alphonse II, roi d'Aragon et comte de Provence[392], avait autrefois fait rédiger par un autre moine de ce couvent nommé Hermentère. L'orgueil avait présidé à la première partie de ce recueil: elle contenait les titres, les alliances et les armoiries de toutes les nobles et illustres familles de Provence, d'Aragon, d'Italie et de France; les goûts poétiques de ce roi troubadour avaient fait réunir dans la seconde les oeuvres des meilleurs poëtes provençaux, avec un abrégé de leurs vies. Le moine des Isles-d'Or possédait entre autres talents celui d'écrire, dessiner, et enluminer avec une grande perfection. Son ordre avait, aux îles d'Hières, un hermitage et une petite église qu'on lui donna à desservir. Il s'y retirait pendant quelques jours, au printemps et à l'automne, avec un autre religieux qui avait les mêmes goûts que lui, «pour ouïr, dit l'auteur de sa vie, le doux et plaisant murmure des petits ruisseaux et fontaines, le chant des oiseaux; contemplant la diversité de leurs plumages, et les petits animaux tous différents de ceux de la mer, les contrefaisant au naturel». [392] Mort en 1196. Il peignit ainsi un recueil considérable d'oiseaux, d'animaux, de paysages, et de vues des côtes délicieuses de ces îles, que l'on trouva parmi ses livres après sa mort[393]; mais il prit un soin particulier de copier et d'embellir, de tous les ornements de son art, les poésies et les vies des poëtes provençaux qu'il avait trouvées dans le recueil d'Hermentère. Il en épura le texte qui était fort corrompu. Les vies étaient écrites en rouge, et les poésies en noir, sur parchemin, le tout orné de figures enluminées en or, rouge et azur, selon le luxe de ce temps-là. Il envoya une de ces copies à Louis II, père du fameux René, roi de Naples, de Sicile, et comte de Provence. La cour provençale fut enchantée de cet ouvrage, et plusieurs gentilshommes, qui conservaient du goût pour leur ancienne poésie, obtinrent la permission de le faire copier dans la même forme et avec les mêmes ornements. [393] Il mourut en 1408. Il est vraisemblable que ce sont ces élégantes copies, faites d'après celle du moine des Isles-d'Or, qui se répandirent ensuite à Naples et en Sicile, et dans le reste de l'Italie. Crescimbeni croit[394] que c'est l'original même, écrit de la main du moine des Isles-d'Or, qui se trouvait dans la bibliothèque Vaticane sous le N°. 3204. Mais ce manuscrit avait appartenu à Pétrarque, ensuite au cardinal Bembo, et est enrichi de quelques notes de ces deux hommes célèbres. Or, on sait que Pétrarque mourut en 1374, et le moine des Isles-d'Or ne fleurit, selon Crescimbeni lui-même[395], que plusieurs années après. Quoi qu'il en soit, ce manuscrit était, dans la bibliothèque du Vatican, le monument le plus curieux de l'ancienne poésie provençale[396]. On en était si jaloux à Rome, que les pères Mabillon et Montfaucon n'avaient pu en obtenir la communication, et qu'il fallut un bref spécial du pape pour l'accorder à M. de Sainte-Palaye. Il est maintenant déposé à notre Bibliothèque impériale[397], et ce n'est pas un des fruits les moins précieux que nous ait procurés la victoire. [394] T. II, p. 162, note 2. [395] _Ibid._, note 1. [396] Les Vies des Troubadours et les titres y sont de même écrits en rouge, les poésies en noir; les lettres initiales des pièces et de chaque couplet historiées et enluminées, et le portrait en pied de chaque Troubadour peint sur un fond d'or en couleurs vives et bien conservées. [397] Sous le même numéro que dans la Vaticane. Depuis le seizième siècle, on avait cessé en France de s'occuper des Troubadours. Un savant qu'on pourrait dire tout Français, ce même Sainte-Palaye que je viens de nommer, en fit dans le dernier siècle l'objet constant de ses recherches, de ses voyages, de ses travaux. Tout ce qui restait d'eux, disséminé dans les bibliothèques de France et d'Italie, fut rassemblé dans ses immenses recueils, expliqué par des notes, par des dissertations sur leur langage, par des glossaires, des tables raisonnées, et des vies de tous les poëtes provençaux. Mais tout restait enseveli dans vingt-cinq volumes in-folio de manuscrits[398] qui n'avaient pu voir le jour. L'abbé Millot rendit aux lettres le service d'en publier un extrait. Son Histoire littéraire des Troubadours[399], quoique très-imparfaite, peut donner cependant une idée générale de cette littérature singulière. [398] Les pièces provençales seules, avec leurs variantes, remplissent quinze volumes; huit autres sont remplis d'extraits, de traductions, etc. [399] Trois vol. in-12, Paris, 1774. Avant eux, et presque au commencement du dix-huitième siècle, Crescimbeni avait donné en italien, dans le second volume de son Histoire de la Poésie vulgaire, une traduction de l'ouvrage de Nostradamus, avec des notes et des additions considérables tirées de divers manuscrits[400]. Ces secours seraient insuffisants pour qui voudrait donner une histoire complète des Troubadours: il lui faudrait s'enfoncer de nouveau dans les manuscrits originaux et dans la volumineuse collection de Sainte-Palaye. Mais pour le but que je me propose, c'est-à-dire, pour faire connaître le génie de la poésie provençale, ses différentes formes, et surtout son influence sur les premiers essais de la poésie italienne, c'est assez d'avoir sous les yeux les Vies de Nostradamus; quoiqu'il faille y avoir peu de foi, la traduction, ou plutôt les notes et les additions de Crescimbeni, l'Histoire de l'abbé Millot, et seulement quelques uns des meilleurs manuscrits. [400] Ce second volume de l'_Istoria della volgar poesia_ de _Giovan Mario Crescimbeni_, parut en 1710; le premier avait paru dès 1698. On avait déjà une traduction italienne des _Vies de Nostradamus_, par Giovan. Giudice, imprimée à Lyon la même année que l'ouvrage original, 1575, mais si mal écrite et si remplie de fautes, ajoutées à celles de l'auteur français, qu'elle ne pouvait être d'aucun usage. _Voyez_ la préface de Crescimbeni. Il est inutile de répéter tout ce qu'ont écrit nos antiquaires sur l'origine de la langue romance ou romane[401]. Formée des combinaisons de la langue latique avec divers dialectes du celtique, elle était devenue celle de toute la Gaule. On fait remonter jusqu'à Hugues Capet sa séparation en plusieurs espèces de langage _roman_. Les seigneurs, les hauts barons qui l'avaient aidé à monter sur le trône, étaient presque aussi puissants que lui. Chacun d'eux resta dans sa seigneurie, ou si l'on veut dans ses états, les uns au nord de la France, où se forma le _roman_ wallon; les autres au midi, où naquit le _roman_ provençal; tandis qu'au centre, où Hugues Capet avait un petit royaume, que sa politique et celle de ses descendants trouvèrent bientôt le moyen d'agrandir, le _roman_, proprement dit, par des combinaisons nouvelles, devenait peu à peu le français[402]. Le roman provençal, qui se parlait dans tout le midi de la France, déjà enrichi d'un grand nombre de mots grecs, anciennement apportés par les Phocéens, ne tarda pas à s'enrichir encore par le commerce de ces provinces avec l'Orient, avec l'Italie, surtout avec l'Espagne, où l'on commençait aussi à cultiver une langue nationale, et avec les Arabes ou Sarrazins qui y faisaient fleurir les arts du luxe, les sciences et les lettres. [401] Nous devons à M. Roquefort, jeune homme très-instruit dans nos antiquités littéraires, un bon Glossaire de la Langue romane (Paris, 1808, deux forts volumes in-8°.) ouvrage qu'il se propose encore d'améliorer. [402] Fauchet, _de l'Origine de la Langue et Poésie françaises_, liv. I, ch. 4. Lorsqu'au onzième siècle[403], plusieurs seigneurs français, appelés par le roi de Castille, Alphonse VI, qui avait épousé une Française[404], l'eurent aidé à faire la guerre aux Maures et à leur reprendre Tolède[405], un grand nombre de Français, Gascons, Languedociens, Provençaux, s'établirent en Espagne. Alphonse y appela des moines français, qui fondèrent un monastère auprès de Tolède. Bernard, archevêque de cette métropole, fut nommé primat d'Espagne et de cette partie des Gaules. Il tint en cette qualité à Toulouse un concile d'évêques français; enfin il s'établit entre l'Espagne et la France méridionale des communications de toute espèce. Or, les Arabes vaincus dans Tolède n'en étaient point sortis; ils y étaient restés soumis à la domination espagnole. Les écoles célèbres qu'ils y avaient fondées continuaient de fleurir; leurs coutumes, leurs moeurs nationales s'y conservaient; la poésie, le chant, était de l'essence de ces moeurs; et les Espagnols et les Français provençaux qui s'y établirent, purent également profiter, sous ce rapport, de leur commerce avec eux. En effet, c'est à cette époque que remontent peut-être les premiers essais poétiques de l'Espagne, et que remontent sûrement les premiers chants de nos Troubadours. Mais la destinée de ces deux poésies nées de la même source, fut très-différente. Ces antiques productions des muses castillanes, si elles furent différentes de celles mêmes des Troubadours[406], restèrent tout-à-fait inconnues; tandis que la poésie provençale remplissait de ses productions ou de sa renommée toute l'Europe, et prenait chez les autres nations un tel empire, qu'un savant espagnol n'hésite pas à la regarder comme la mère de la poésie, et même de toute la littérature moderne[407]. Il est vrai qu'il ajoute que cette langue et cette poésie provençales, mères et maîtresses des langues et de la poésie modernes, sont originairement espagnoles; et il serait aussi injuste de lui faire un crime de ce mouvement d'orgueil national, que difficile de lui contester les faits dont il s'appuie. Mais pour être tout-à-fait juste, il faut remonter un degré plus haut, et reconnaître dans la poésie arabe la mère et la maîtresse commune de l'espagnole et de la provençale. [403] Andrès, _Orig. Progr. e St. at. d'ogni Lett._, t. I, c. II. [404] Constance, fille de Robert Ier, duc de Bourgogne. [405] Le 25 mai 1085. Ce n'est donc pas au milieu du onzième siècle, comme le dit Andrès, mais vers la fin. [406] «Les Espagnols, dit l'estimable auteur de l'_Essai sur la Littérature Espagnole_ (Paris, 1810, in-8°.), se glorifient d'avoir eu parmi eux des Troubadours, dès les douzième et treizième siècles. Raymon Vidal et Guillaume de Berguedan, tous les deux Catalans, étaient des Troubadours, ainsi que Nun (c'est-à-dire Hugues) de Mataplana». Mais ces trois poëtes, dont nous avons les chansons, écrivirent en langue provençale; et il paraît prouvé par le recueil même intitulé _Poësias antiguas_, imprimé à Madrid, 4 vol. in-8°., que les poésies espagnoles les plus anciennes sont du quatorzième siècle. [407] Andrès, _ub. supr._ On aperçoit dans la poésie des Troubadours les traces de cette filiation, et l'on n'y voit aucuns vestiges de la poésie grecque ou latine. La rime, l'un des caractères qui distinguent le plus la poésie moderne de l'ancienne, paraît nous être venue des Arabes par les Provençaux. Deux savants Français, Huet et Massieu[408], le Quadrio chez les Italiens[409], et une foule d'autres auteurs l'ont reconnu. Ce n'est pas que cette opinion n'ait eu des contradicteurs, parmi lesquels Lévêque de la Ravaillière, la Borde, et l'abbé le Boeuf, peuvent faire autorité. Les uns attribuent l'invention de la rime aux Goths; d'autres aux Scandinaves; quelques uns veulent qu'elle soit venue des vers latins rimés, et de ceux qu'on appelle léonins. Il sera toujours difficile de juger définitivement la question. Voici, en attendant, à ce qu'il me semble, les faits essentiels qui peuvent l'éclairer. [408] L'un dans sa lettre à Segrais, _sur l'origine des Romans_; l'autre dans son _Histoire de la Poésie française_, ouvrage agréable, mais de peu de fonds, et dont j'avoue qu'on ne peut s'appuyer que faiblement. [409] _Stor. e rag. d'ogni Poes._, t. VI, lib. II, p. 299. L'on ne remarque rien dans l'ancienne poésie des Grecs, qui indique en eux du goût pour la consonnance de plusieurs mots dans le même vers, ou de plusieurs vers entre eux; si ce n'est peut-être dans quelques pièces de l'anthologie où cela peut avoir été un pur effet du hasard. Il n'en est pas ainsi des Latins. Les fragments de leurs plus anciens poëtes ont de ces consonnances si marquées, qu'elles auraient été des défauts insupportables si elles n'eussent pas été regardées comme des beautés. Cicéron, dans sa première Tusculane, cite deux passages du vieil Ennius, chacun de trois vers: les vers du premier finissent par trois verbes terminés en _escere_[410]; ceux du second, par trois verbes terminés en _ari_[411]. Ce ne peut avoir été une distraction du poëte; et s'il y mit de l'intention, il regardait donc cette consonnance comme un moyen de plaire ou de produire un effet quelconque. Dans les poëtes du meilleur temps, on trouve des vers dont le milieu forme consonnance avec la fin, ou deux vers de suite dont les derniers mots ont le même son. La consonnance entre le milieu et la fin est surtout très-fréquente dans le petit vers élégiaque. Il suffit, pour en trouver, d'ouvrir presque au hasard Tibulle, Properce ou Ovide. Il est impossible que des poëtes si soignés aient eu cette négligence ou cette affectation, si ce n'était pas une beauté. À mesure qu'on s'éloigna des bons siècles, la cadence des vers latins devint moins régulière, les règles de la quantité furent moins observées, et dans le moyen âge les vers rhythmiques, où l'on n'avait égard qu'au nombre des syllabes et non point à leur durée, prirent presque entièrement la place des vers métriques. Les consonnances y devinrent alors plus fréquentes, comme si leur effet, facile à saisir, eût tenu lieu, pour des oreilles moins délicates, des combinaisons harmonieuses et souvent imitatives du mètre. On écrivit des poëmes entiers en vers qu'on appelle _léonins_, dont le milieu était toujours en consonnance avec la fin. On a prétendu que ce nom de léonins leur vint d'un certain Léon, Parisien, moine de St.-Victor, qui les inventa et en fit un grand usage au douzième siècle; mais les exemples de ces sortes de compositions rimées datent de beaucoup plus haut, et Léon ne peut avoir eu tout au plus que la gloire de perfectionner cette invention. [410] _Coelum nitescere, arbores frondescere, Vites loetificoe pampinis pubescere, Rami baccarum ubertate incurvescere_, etc. [411] _Hoec omnia vidi inflammari, Priamo vi vitam evitari, Jovis aram sanguine turpari_. Fauchet fait remonter l'usage de la rime jusqu'à la langue thioise ou théotisque, qui est la source de la nôtre. Il rapporte[412] un long passage d'Ottfrid, moine de Wissembourg, écrivain du neuvième siècle, qui avait traduit en vers thiois les évangiles. Cet Ottfrid dit, dans le prologue latin de sa traduction, que la langue thioise affecte continuellement la figure _omoioteleuton_, c'est-à-dire, finissant de même; et que dans ces sortes de compositions les mots cherchent toujours une consonnance agréable. Plus loin, le même Fauchet dit[413] que la rime est peut-être une invention des peuples septentrionaux; que c'est depuis leur descente en Italie, pour détruire l'empire romain, que la rime a eu cours et a été reçue tant dans les hymnes de l'église, que dans les chansons et autres compositions amoureuses; et il attribue cette invention à ce que la quantité des syllabes étant alors ignorée, et la langue corrompue par la mauvaise prononciation de tant de barbares, _la consonnance leur toucha plus les oreilles_. Les Germains et les Francs écrivaient leurs guerres et leurs victoires en rhytmes ou rimes: Charlemagne ordonna d'en faire un recueil: Eginhart nous apprend qu'il se plaisait singulièrement à les entendre, et ce n'étaient pour la plupart que des vers thiois ou théotisques rimés. Enfin, quatre vers que Fauchet cite de la préface de cette traduction d'Ottfrid dont il a parlé, sont en langue thioise et rimés deux à deux[414]. [412] _De la Langue et Poésie françaises_, liv. I, c. 3. [413] _Ibid._, c. 7. [414] _De la Langue et Poésie françaises_. Cette traduction se trouve dans _Thesaurus antiquitatum Teutonicarum_, avec beaucoup d'autres poésies latines du neuvième siècle, toutes rimées. Voici les quatre vers cités par Fauchet: Nu vuill ih scriban unser heil Evangeliono deil, So vuir nu hiar Bigunnun In frankisga zungun; c'est-à-dire, selon Fauchet: Je veux maintenant écrire notre salut, Qui consiste dans l'évangile; Ce que nous avons commencé En langage français. Pasquier[415] cite cette même préface de la traduction thioise des évangiles, dans un passage de _Beatus Rhenanus_, savant du seizième siècle[416]. Ce passage en contient même un plus grand nombre de vers, tous rimés de deux en deux[417]. Pasquier en conclut aussi que la rime était dès lors connue en Germanie, d'où elle passa en France. [415] _Recherches de la France_, liv. VII, c. 3. [416] C'est un passage de son histoire de Germanie, _Res. Germanicoe_, imprimée en 1693. [417] Pasquier les traduit tous mot à mot; selon lui, les quatre premiers sont littéralement ainsi: Ores veux-je écrire notre salut. De l'évangile partie, Que nous ici commençons En françoise langue. Muratori[418] cite un rhythme de S. Colomban, qui date du sixième siècle, et qui procède par distiques rimés; un autre de S. Boniface, en petits vers, aussi rimés de deux en deux; plusieurs autres, tirés d'un vieil antiphonaire du septième ou huitième siècle; et enfin un grand nombre d'exemples tirés d'anciennes inscriptions, épitaphes et autres monuments du moyen âge, tous antérieurs de plusieurs siècles à celui de Léon. Ces exemples deviennent plus fréquents à mesure qu'on approche du douzième siècle. C'est alors que l'usage de ces rimes, tant du milieu du vers avec la fin que des deux vers entre eux, devient presque général. On ne voit presque plus d'épitaphes, d'inscriptions, d'hymnes, ni de poëmes dont la rime ne fasse le principal ornement. C'est dans ce temps-là même que naquit la poésie provençale et, peu après, la poésie italienne. Il serait possible que ces vers latins rimés, qu'on entendait dans les hymnes de l'église, eussent donné l'idée de rimer aussi les vers provençaux et les vers italiens. Mais la communication entre les Arabes et les Provençaux est évidente et immédiate: les premiers offraient aux seconds des objets d'imitation plus attrayants: ce fut certainement des Arabes que les Provençaux prirent leur goût pour la poésie, accompagnée de chant et d'instruments; et il est probable que, frappés surtout de la rime, dont ils n'avaient jusque-là connu l'emploi que dans les chants sévères de l'église, ils l'admirent aussi dans leurs vers. [418] _Antich. ital. Dissertaz._ 40, t. II, p. 437. Ce n'est pas là, d'ailleurs, à beaucoup près, le seul rapport qu'on trouve entre les deux poésies. Le goût des récits fabuleux d'aventures chevaleresques ou galantes, et celui des narrations d'où l'on fait ressortir quelque vérité morale, dominaient de tous temps dans la littérature arabe; et ce qui nous reste de poésies provençales offre beaucoup de ces récits romanesques et de ces moralités. C'était un usage presque général chez les poëtes arabes de finir leurs pièces galantes par une apostrophe, qu'ils s'adressaient le plus souvent à eux-mêmes; la plupart des chansons provençales finissent par un envoi: le Troubadour y adresse aussi la parole, ou à sa chanson elle-même, ou au jongleur qui doit la chanter, ou à la dame pour qui il l'a faite, ou au messager qui la lui porte. Rien ne devait être plus piquant dans la poésie provençale, que ces espèces de luttes entre deux Troubadours qui s'attaquaient et se répondaient, l'un soutenant une opinion, l'autre l'opinion contraire: ces combats poétiques étaient tellement en vogue chez les Arabes, qu'il n'y a presque aucun de leurs poëtes dont on ne raconte quelque particularité remarquable, et quelque trait piquant dans des circonstances de cette espèce[419]. [419] Voyez Andres, _ub. supr._ t. I, c. II. On peut ajouter aux ressemblances entre les formes poétiques, celles qui existaient entre les moeurs et la vie des poëtes. Chez les Arabes, plusieurs princes cultivèrent la poésie; il en fut de même chez les Provençaux, surtout parmi ceux qui firent la guerre en Espagne, et qui avaient eu des objets vivants d'émulation sous les yeux. Chez les Provençaux comme chez les Arabes, le talent de la poésie était pour les personnes pauvres et de basse condition un moyen sûr d'avoir accès auprès des grands, et d'en obtenir des honneurs et des récompenses. Quelques princes arabes avaient pour usage de donner aux poëtes qui leur récitaient des vers, leurs propres habits pour récompense; les troubadours en recevaient souvent de pareilles des seigneurs dont ils visitaient les cours, et dont ils savaient flatter l'amour propre et amuser les loisirs[420]. Enfin chez les deux nations, ainsi que chez les Espagnols, il n'y eut pas seulement des Troubadours, trouvères ou poëtes, mais des jongleurs, jugleors ou chanteurs, qui exécutaient les chants des poëtes, en s'accompagnant de la viole ou de quelques autres instruments. [420] «Nos Trouvères, dit le président Fauchet, allaient par les cours resjouir les princes; meslans quelquefois des fabliaux qui étoient contes faits à plaisir, ainsi que des nouvelles, des servantois aussi, esquels ils reprenaient les vices, ainsi qu'en des satyres, des chansons, lais, virelais, sonnets, ballades, traitans volontiers d'amours, et par fois à l'honneur de Dieu; remportant de grandes récompenses des seigneurs, qui bien souvent leur donnaient jusques aux robes qu'ils avaient vestues; lesquelles ces jugliors ne failloient de porter aux autres cours, afin d'inviter les seigneurs à pareille libéralité». _De la Langue et Poésie françaises_, l. I, c. 8. Des traits si multipliés de ressemblance peuvent-ils laisser le moindre doute, et ne reste-t-il pas prouvé que la poésie des Troubadours provençaux dut sa naissance et quelques uns de ses caractères au voisinage de l'Espagne et à l'exemple des Arabes; que leur langue se sentit aussi de ce commerce; qu'elle n'en profita peut-être guère moins que de ses anciens rapports avec le grec de Marseille, et que ces causes réunies lui donnèrent cette supériorité qu'aucune langue moderne ne pouvait lui disputer alors, mais qu'elle ne devait pas garder long-temps. Si l'on veut avoir une idée juste de cette poésie, dont la destinée fut si brillante et si fugitive, il ne faut pas se figurer les Troubadours comme ayant toujours eu pendant ce peu de durée le même genre de talent, la même existence dans le monde et le même succès. L'art de faire des vers et celui de les chanter n'étaient point d'abord séparés. Les poëtes étaient Troubadours et jongleurs à-la-fois. Ce dernier titre fut même le seul qu'ils portèrent dans les premiers temps; et le mot _jonglerie_, qui fut pris ensuite dans un sens si défavorable, désignait alors le plus noble des talents et le premier des arts. C'est ce que nous voyons très-positivement dans un morceau précieux d'un Troubadour du treizième siècle[421], qui déplore la dépravation et l'avilissement de la jonglerie. Il demande s'il convient de nommer jongleurs des gens dont l'unique métier est de faire des tours, de faire jouer des singes et autres bêtes. «La jonglerie, dit-il, a été instituée par des hommes d'esprit et de savoir, pour mettre les bons dans le chemin de la joie et de l'honneur, moyennant le plaisir que fait un instrument touché par des mains habiles. Ensuite vinrent les Troubadours pour chanter les histoires des temps passés, et pour exciter le courage des braves en célébrant la bravoure des anciens. Mais depuis long-temps tout est changé. Il s'est élevé une race de gens qui, sans talents et sans esprit, prennent l'état de chanteur, de joueur d'instruments et de Troubadour, afin de dérober le salaire aux gens de mérite qu'ils s'efforcent de décrier. C'est une infamie que de pareilles espèces l'emportent sur les bons jongleurs; et la jonglerie tombe ainsi dans l'avilissement». [421] Giraut Riquier. Il était de Narbonne, et fut très-favorisé du roi de Castille Alphonse X; c'est à peu près tout ce qu'on sait de lui. Le passage cité est tiré d'une pièce très-curieuse adressée à ce roi, sous le titre de _Supplication au roi de Castille, au nom des jongleurs_. Voyez Millot, t. III, P. 356. On s'était si fort habitué à voir les jongleurs faire des tours d'adresse ou de passe-passe, qu'un autre Troubadour du même siècle[422] donnant dans une de ses pièces des conseils à un jongleur, lui recommande de joindre ce talent à tous les autres. «Sache, lui dit-il, bien trouver, bien rimer, bien proposer un jeu parti. Sache jouer du tambour et des cimbales, et faire retentir la symphonie. Sache jeter et retenir de petites pommes avec des couteaux; imiter le chant des oiseaux; faire des tours avec des corbeilles; faire attaquer des châteaux, faire sauter[423] au travers de quatre cerceaux, jouer de la citole[424] et de la mandore, manier la manicarde[425] et la guitare, garnir la roue avec dix-sept cordes[426], jouer de la harpe, et bien accorder la gigue[427] pour égayer l'air du psaltérion. Jongleur, tu feras préparer neuf instruments de dix cordes. Si tu apprends à en bien jouer, ils fourniront à tous tes besoins. Fais aussi retentir les lyres et résonner les grelots[428]». [422] Girant de Calanson; il était de Gascogne, et n'est connu lui-même que sous le titre de jongleur. Voy. Millot, t. II, p. 28. [423] Sans doute des singes. [424] Et non pas _citales_, comme on le lit dans Millot (_Voyez_ le _Glossaire de la Langue Romane_, de M. Roquefort, au mot _citole_.) [425] Lisez le _manicorde_ ou _manichordion_: c'était une sorte d'épinette. (Voyez La Borde, _Essai sur la Musique_, t. I, p. 301.) [426] Millot pense que c'était une espèce de vielle. Ce serait une horrible cacophonie, que dix-sept cordes de tons différents, touchées à la fois par des roues de vielles. L'un des dessins de la _Danse aux aveugles_, manuscrit du quinzième siècle, qui est à la bibliothèque impériale, représente une femme tournant de la main gauche une roue attachée par son centre à une colonne, et dont deux jantes paraissent porter des cordes tendues dans leur longueur; elle tient de la main droite une longue baguette appuyée sur son épaule, mais dont on peut croire qu'elle frappe de temps en temps les cordes tendues sur les deux jantes de la roue. La Borde, qui a fait graver très-imparfaitement ce dessin dans son _Essai sur la Musique_, t. I., p. 275, ne dit rien de cette roue, sinon que c'est un _instrument circulaire qui lui est inconnu_. Ce serait peut-être la roue à dix-sept cordes dont il est ici question. Si, ce qui est plus vraisemblable, la Roue, ou Rote, était en effet une vielle, il y a ici erreur de nombre. Le texte copié par Millot portait peut-être _avec ses sept cordes_, au lieu de _avec dix-sept cordes_; et l'on conviendra que ce serait encore beaucoup. [427] Espèce de musette, selon quelques-uns, ou plutôt instrument à cordes qui s'accordait fort bien avec la harpe, comme on le voit par ces vers du Dante, cités par La Crusca, dans son Vocabulaire, au mot _Giga_: _E come giga ed arpa, in tempra tesa Di molte corde, fan dolce tintinno A tal da cui la nota non è intesa_. PARAD., c. 14. [428] Millot, loc. cit. Pierre Vidal, au contraire[429], dans la plus longue et la meilleure pièce qui nous reste de lui, donnant aussi des conseils à un jongleur, voudrait ramener l'art à sa dignité, et ne voit que la jonglerie qui puisse corriger les vices et la corruption du siècle. Il le dit très-positivement. Ces vices ont passé des rois et des comtes à leurs vassaux. «Le sens et le savoir ont disparu chez les uns comme chez les autres; et les chevaliers, autrefois loyaux et vaillants, sont devenus perfides et trompeurs. Je ne vois qu'un remède au désordre: _c'est la jonglerie_; cet état demande de la gaîté, de la franchise, de la douceur et la de prudence..... N'imitez point ces insipides jongleurs qui affadissent tout le monde par leurs chants amoureux et plaintifs. [429] Voyez sa Vie dans Nostradamus et dans Crescimbeni, Vie 26; Millot, t. II, p. 266. Il faut varier ses chansons..., se proportionner à la tristesse et à la gaîté des auditeurs éviter seulement de se rendre méprisable par des récits bas et ignobles[430]». [430] Millot, _ub. supr._, p. 290. Mais il ne reste point de monuments de ces temps primitifs de la poésie provençale, où le titre de jongleur annonçait ce qu'on entendit ensuite par celui de Troubadour. Ce n'est qu'à cette seconde époque de l'art que l'on en peut commencer l'histoire; et ce sont des têtes couronnées que l'on trouve, pour ainsi dire, à l'ouverture de cette ère poétique. On met peut-être un peu gratuitement au nombre des Troubadours cet empereur Frédéric Barberousse qui, après avoir si mal employé pendant un long règne ses grands talents militaires et son courage, se croisa dans sa vieillesse, passa en Asie, à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes, et mourut de saisissement pour s'être baigné dans un petit fleuve de Silicie, dont les eaux étaient trop froides, comme autrefois Alexandre dans le Cydnus[431]. Frédéric passait pour aimer la poésie et les poëtes. Lorsqu'après avoir ravagé la Lombardie, et rasé pour la seconde fois Milan, il fut reçu à Turin par Raymond Bérenger le jeune, comte de Provence, Raymond l'alla visiter, suivi d'une troupe nombreuse de gentilshommes, d'orateurs et de poëtes provençaux, et fit chanter devant lui par ses poëtes plusieurs chansons provençales. «L'empereur, dit dans son vieux langage l'historien des Troubadours, estant esbay de leurs belles et plaisantes inventions et façon de rhythmer, leur feist des beaux présens, et feist un épigramme en langue provensale à la louange de toutes les nations qu'il avait suivies en ses victoires». [431] Le désir de comparer deux grands hommes a fait, dit Gibbon, que plusieurs historiens ont noyé Frédéric dans le Cydnus, où Alexandre s'était imprudemment baigné. Mais la marche de cet empereur fait plutôt juger que le Saleph, dans lequel il se jeta, est le Calycadnus, ruisseau dont la renommée est moins grande, mais le cours plus long. _Decline and fall_, etc., chap. 59, note 26. Ferrari, dans son Dictionnaire géographique, au mot _Calycadnus_, n'appelle point ce fleuve Saleph, mais Saleseus ou Salès, fleuve de Cilicie, qui traversait la ville de Séleucie, et se jetait dans la mer entre les promontoires Sarpédon et Zéphyrium. Cette épigramme, ou plutôt ce couplet, est de dix vers sur deux seules rimes. Le galant empereur ne fait qu'exprimer dans chaque vers ce qui lui plaît le plus dans chaque nation. Plas my cavalier françès E la donna Catalana, E l'onrar[432] del Ginoès, E la court de Castellana. Lou cantar Provensalès E la dansa trivisana E lou corps Aragonnès E la perla Julliana[433] La mans e kara[434] d'Anglès, E lou donzel de Thuscana. [432] C'est-à-dire, l'accueil honorable, le salut, la manière de témoigner le respect et les égards. Quelques-uns lisent l'_ourar_, comme Voltaire dans le chapitre 82 de son _Essai sur les Moeurs_, etc., où il donne, par erreur, Frédéric II pour auteur de ce couplet, au lieu de Frédéric I: cela signifierait alors l'industrie, la manière d'ouvrer du Génois; mais l'autre leçon est préférable; il n'est ici question que des avantages extérieurs et des manières. [433] On ne sait ce que signifie cette perle julienne. [434] La main et la figure, _la ciera_. Cela prouve bien que Frédéric savait conserver, au milieu des ravages et des désastres de la guerre, beaucoup de politesse et de liberté d'esprit; mais nous n'avons de lui que cet impromptu, et ce n'est pas assez pour le mettre au rang des poëtes. Le plus ancien Troubadour, dont il nous soit resté des ouvrages, est un prince; c'est Guillaume IX, comte de Poitou et duc d'Aquitaine, mort en 1127. On compte parmi eux un roi d'Angleterre, Richard Ier; deux rois d'Aragon, Alphonse II et Pierre III; un roi de Sicile, Frédéric III; un dauphin d'Auvergne, un comte de Foix[435], un prince d'Orange[436], etc. Ces poëtes couronnés qui figurèrent dans les événements publics de leur siècle, offrent quelquefois dans leurs poésies des circonstances qui ont échappé à l'histoire. Le premier de tous, cependant, Guillaume IX, ne paraît guère dans les siennes que comme un franc Troubadour, et s'y montre tel qu'il fut dans sa vie licencieuse et déréglée. Ce qui ne l'empêcha point de partir pour la Terre-Sainte, où l'on dit que, malgré les fatigues et les dangers d'une croisade malheureuse, son humeur gaie et même un peu bouffonne ne l'abandonna pas[437]. [435] Roger Bernard III. Voyez Millot, t. II, p. 470. [436] Guillaume de Baux. Voyez _idem_, t. III, p. 52. [437] Voyez Crescimbeni, _Giunta alle vite de' poeti provenzali_, où il le nomme Guillaume VIII; et Millot, t. I, p. I. On sait assez quels malheurs éprouvèrent le courage bouillant de cet autre croisé célèbre, Richard, surnommé Coeur-de-Lion[438]. Dans la prison où il fut jeté à son retour, il se consola par un sirvente (sorte de poésie satirique), où il n'épargne pas les amis froids qui le laissaient languir dans cette dure captivité[439]. Dans une autre pièce du même genre, composée plusieurs années après qu'il eut recouvré sa liberté, il reproche au dauphin d'Auvergne et au comte Gui, son cousin, de ne se pas déclarer pour lui contre le roi Philippe Auguste, comme ils l'avaient fait une autre fois[440]. Mais en attaquant le dauphin d'Auvergne, il provoquait un de ses rivaux en poésie, plus exercé que lui à ce genre de combats. Le dauphin ne manqua pas de répondre. Son sirvente est assaisonné de plaisanteries assez fines, et qui ne durent pas être sans amertume pour le poëte roi. Tout cela était de bonne guerre, et fournit sur les moeurs de ce siècle, sur le ton de franchise et de liberté qu'un simple seigneur pouvait se permettre avec un roi, quand il ne voyait pas en lui son suzerain, des traits qui ne sont pas indifférents pour l'histoire[441]. [438] Voyez Crescimbeni, Vie XLI; Millot, t. I, p. 54. [439] Le premier vers de ce sirvente est: _Ja nus hom pris non dira sa raison_. Le roi dit dans une autre couplet: Or sachan ben mos homs e mos barons Anglez, Normans, Peytavins e Gascons Qu'yeu non ay ia si povre compagnon Que per aver lou laissesse' en prison. Ce langage est plus français que provençal; et l'on voit que Richard était plutôt un Trouvère qu'un Troubadour. [440] Ils n'y avaient gagné que le ravage de leurs terres, Richard les ayant abandonnés, et eux n'étant pas assez forts pour résister seuls au roi de France. [441] Voyez, sur le dauphin d'Auvergne, Crescimbeni, _Giunta alle Vite_, etc.; Millot, t. I, p. 303. Les deux rois d'Arragon, Alphonse II et Pierre III, n'ont de rang parmi les Troubadours, l'un que pour une chanson d'amour, l'autre que pour une espèce de sirvente relatif à des circonstances politiques et militaires; mais tous deux furent grands protecteurs des Troubadours, qui les en ont payés par d'excessives louanges. La mémoire de ces deux rois serait peut-être aussi honorée que celle d'Auguste, si les poètes qu'ils protégèrent avaient été des Virgiles; mais on ne lit plus ces poètes, et le souvenir des actes de mauvaise foi et des vices d'Alphonse II vit encore; et toutes les rimes provençales ne peuvent faire oublier, surtout à des Français, que Pierre III fut l'auteur des vêpres siciliennes[442]. [442] Voyez, sur Alphonse II, considéré comme Troubadour, Crescimbeni, _Giunta alle Vite_, etc., p. 167 (il l'y nomme Alphonse I), et Millot, t. I, p. 131; sur Pierre III, Crescimbeni, vers la fin de l'article ci-dessus, p. 169; Millot, t. III, p. 150. Pierre composa le sirvente qui nous est resté, dans le temps ou Philippe le Hardi, roi de France, marchait contre lui, en vertu de l'excommunication lancée par le pape Martin IV. Pierre III y paraît peu effrayé de cette guerre, qui en effet ne fut pas heureuse pour Philippe; ce roi mourut en revenant, Pierre III la même année, 1285, et le pape Martin aussi. Le troisième possesseur d'un trône acquis par ce grand crime politique, Frédéric III, se voyait attaqué en Sicile par le parti de la France et du pape, et par son propre frère Jacques II, roi d'Arragon, qui feignit d'entrer dans cette ligue par crainte du terrible pontife Boniface VIII. Son courage ne l'abandonna point, et le tour d'esprit poétique, héréditaire dans sa famille, lui dicta un sirvente où il parle en homme de coeur et en roi. «Je ne dois pas, dit-il, me mettre en peine de la guerre, et j'aurais tort de me plaindre de mes amis. Je vois une foule de guerriers venir à mon secours, etc.». Ce style ferme, sans parure et qui va droit au fait, dans la bouche d'un roi et dans des circonstances périlleuses, donne à cette pièce un intérêt indépendant de son mérite poétique[443]. [443] Voyez, sur Frédéric III, Crescimbeni, _Giunta alle Vite_, etc., p. 185, et Millot, t. III, p. 23. C'est une circonstance bien remarquable de cette époque de la littérature provençale, et sur laquelle on n'a peut-être pas assez réfléchi, que, dans un siècle de barbarie et d'ignorance, dans un pays où l'on peut dire qu'à proprement parler il n'y avait point de littérature, il se fût tout à coup déclaré une espèce d'épidémie poétique si générale, qu'elle atteignait jusqu'aux plus grands seigneurs et jusqu'aux rois. Non seulement dans leurs amours, mais dans leurs affaires politiques et dans leurs guerres, ils s'exprimaient en vers: ils s'attaquaient, se répondaient; et si, comme dans les temps homériques, ils s'adressaient des ironies piquantes et des injures, ce n'est plus un poëte inventeur et suspect qui nous l'apprend, et qui les leur prête sans doute, c'est eux-mêmes que nous entendons, et dont nous pouvons juger le degré de politesse aussi bien que le courage et le talent. Les dames elles-mêmes, à qui les fruits de cette épidémie procuraient du plaisir et de la gloire, n'en furent pas exemptes; et l'un des plus grands poëtes de nos jours[444], qui refusait aux femmes l'exercice de l'art des vers, aurait eu, cinq ou six siècles plutôt, la même querelle à leur faire. On trouve parmi les Troubadours une comtesse de Die[445], éprise et aimée de Rambaud, prince d'Orange, célèbre Troubadour lui-même, et brave chevalier, mais inconstant, libertin, et qui la réduisit souvent à se plaindre dans ses vers des infidélités de son amant; une Azalaïs de Porcairagues, qui, tout en aimant un autre chevalier dont le nom n'est pas heureux pour la poésie[446], se plaint aussi d'une infidélité de ce même prince d'Orange, une comtesse de Provence[447]; une dame Clara d'Anduse[448]; une dona Castelloza, bien tendrement éprise d'un ingrat[449] à qui elle déclare que, s'il la laisse mourir, il fera un grand péché _devant Dieu et devant les hommes_; une certaine dame Tiberge, les Italiens _dona Tiburtia_, les Provençaux, par corruption, _Natibors_[450], qui a laissé peu de vers, mais qui fit beaucoup de bruit dans le monde par ses galanteries, l'amour qu'eurent pour elle un grand nombre d'hommes, la haine d'un grand nombre de femmes, et la réputation de sa beauté et de son esprit. [444] Le Brun. [445] Millot, t. I, p. 170. [446] Il se nommait Gui-Guérujat ou Guerjat, et était de la maison de Montpellier, _ibid._, p. 110. [447] _Ibid._, t. II, p. 223. [448] _Ibid._, p. 477. [449] Armand de Bréon, _ibid._, p. 404. [450] Tom. III, p. 321. Beaucoup de chevaliers riches, seigneurs de terres et de châteaux, suivirent l'exemple que leur donnaient des princes et des rois Troubadours, tandis qu'une foule presque innombrable de poëtes, nés dans une condition commune, trouvait, dans les habitudes et les usages du régime féodal, des moyens de subsister, par ses talents, avec aisance et avec honneur. Tous trouvèrent dans les moeurs de leur siècle une ample matière à leurs poésies galantes et licencieuses, et dans les événement publics une source inépuisable de sujets pour leurs pièces historiques et leurs satires. Autant de hautes seigneuries, baronies ou comtés, autant de châteaux et presque de gentilhommières, autant il y avait de grandes et petites cours, où chacun s'efforçait d'étaler, selon ses moyens, le luxe que ce temps permettait, et d'attirer les seigneurs voisins et les chevaliers voyageurs par des divertissements et par des fêtes. Les Troubadours parcouraient avec leurs jongleurs ces séjours de guerre et de plaisirs. Les châtelains les plus riches s'efforçaient de les y fixer. Leurs femmes ou leurs filles, lorsqu'elles étaient jolies, n'y contribuaient pas moins que leurs richesses. Ils s'en inquiétaient peu, pourvu qu'à leurs tables, et dans les longues soirées d'hiver, ils fussent défrayés de chants guerriers, de récits romanesques, de jolies chansons et de contes merveilleux ou gaillards. Souvent, après avoir ainsi fait admirer et payer leurs chants dans tout le midi de la France, nos Troubadours visitaient l'Italie et l'Espagne. Leur réputation les précédait et s'y accroissait encore. En Italie surtout, les petites cours qui s'y élevèrent bientôt sur les débris des républiques, leur offraient les mêmes amusements et les mêmes avantages que celles de France. Pour mieux goûter leurs chants, on apprenait leur langue; et les noms et les vers de plusieurs poëtes nés italiens et espagnols, sont placés honorablement parmi les noms et les vers des Troubadours[451]. [451] Tels sont le fameux Sordel de Mantoue, Barthélemi Giorgi de Venise, Boniface Calvo de Gênes, etc. Voyez leurs articles dans Crescimbeni et dans Millot. Souvent aussi l'esprit religieux et aventurier qui dominait leur siècle se saisissait d'eux, les entraînait dans des pélerinages lointains, et, le bourdon sur l'épaule, la croix sur la poitrine et le bâton à la main, ils allaient chercher dans la Palestine et la Syrie des indulgences pour leurs aventures passées et de nouvelles aventures. C'est ainsi que Geoffroy Rudel, épris d'amour pour une belle princesse de Tripoli, en fait le sujet de ses chansons, quitte une cour où il jouissait du sort le plus heureux[452], prend la croix, s'embarque avec un autre poëte provençal son ami[453], tombe malade dans la traversée, arrive mourant à Tripoli de Syrie, fait annoncer à la princesse son arrivée et son malheur. Touché de tant d'amour et d'infortune, elle va le voir sur son vaisseau, et il meurt du saisissement que lui cause cette visite inespérée[454]. [452] La cour de Geoffroy, comte de Bretagne, fils de Henri II, roi d'Angleterre. [453] Bertrand d'Alamanon. [454] Voyez Nostradamus et Crescembeni, Vie I; Millot, t. I, pag. 85. Pierre Vidal, maître fou s'il en fut jamais, malheureux dans ses amours, exilé par une grande dame qu'il avait aimée plus et autrement qu'elle ne voulait l'être, va se distraire à la croisade où périt Frédéric Ier; mais il y perd le peu qu'il avait de raison; sa tête se remplit de fantômes chevaleresques; il se croit un héros, ne fait plus que des chansons guerrières, où il paraîtrait avoir donné le premier modèle des matamores de comédie et des capitaines Tempête[455]. On se moque de lui; on lui joue un des ces tours que l'on a, de nos jours, appelés _mystifications_. On lui fait épouser une Grecque, nièce prétendue de l'empereur d'Orient, et qui doit, dit-on, lui transmettre des droits à l'Empire. On le voit alors prendre le titre d'empereur, donner celui d'impératrice à sa femme, se revêtir des marques de cette dignité, faire porter un trône devant lui[456], épargner ce qu'il peut pour la conquête de son Empire, et fait cent autres folies, aussi peu dignes du caractère d'un soldat chrétien que des talents d'un Troubadour. [455] Voyez Millot, t. II, p. 271 et 272. [456] Cette folie n'était que ridicule. Après son retour en Europe, il en eut une plus dangereuse pour lui: amoureux d'une dame de Carcassonne, nommée _Louve_ de Penautier, il se faisait appeler _Loup_ en son honneur. Pour l'honorer davantage, il s'habilla d'une peau de loup; des bergers, avec des lévriers et des mâtins, le chassèrent dans les montagnes, le poursuivirent, le traitèrent si mal, qu'on le porta pour mort chez sa maîtresse. _Idem. ibid._ p. 278. Plusieurs autres de ces poëtes, sans se donner ainsi en spectacle, et sans porter dans ces pieuses expéditions des têtes aussi malades, y partagèrent du moins la folie commune. Les uns célébraient les exploits dont ils étaient témoins, les autres reprenaient dans leurs sirventes les vices et les fautes des croisés, d'autres chantaient en même temps les triomphes de la croix et les plaisirs ou les peines de leurs amours. C'était une singularité de plus dans le tableau déjà si singulier de ces saintes armées; il est à regretter que le Tasse, ce peintre si fidèle des moeurs de la chevalerie chrétienne, n'ait pas ajouté à ses peintures ce trait piquant de ressemblance, et n'ait pas, à l'exemple d'Homère et de Virgile, placé parmi les guerriers de Godefroy quelque Phémius ou quelque Iopas provençal, dont son génie élevé aurait bien su ennoblir et les pensées et le langage. Mais sans même s'expatrier, la plupart des Troubadours trouvaient en Provence et dans les régions circonvoisines assez d'emploi pour leur humeur chevaleresque, et de sujets pour leurs romans. Bernard de Ventadour, né dans le rang le plus bas, s'élève par son talent jusqu'à la faveur de la petite cour où son père avait été domestique. Bien vu du seigneur, il l'est encore mieux de la dame. Une légère indiscrétion trahit le secret de leurs amours. Le Troubadour est banni du château; la châtelaine y est renfermée et gardée étroitement. Bernard se désole d'abord, puis va se consoler auprès d'une plus grande dame, la fameuse Eléonore de Guienne, duchesse de Normandie depuis son divorce avec Louis-le-Jeune, et dont le second époux Henri fut bientôt après roi d'Angleterre. Bernard osa l'aimer; Eléonore ne passa point pour avoir été cruelle; et quand elle fut partie pour aller régner en Angleterre, il la regretta dans ses chansons comme on ne regrette que l'objet d'un amour heureux. Tel était donc alors l'empire du talent que le fils d'un simple domestique obtint, par cette seule puissance, les bontés d'une princesse deux fois reine. Telle était aussi la facilité des moeurs dans ces bons siècles de nos pères, que les belles dames aimées par les Troubadours, qui joignaient au talent de Bernard l'avantage de la naissance qu'il n'avait pas, leur jouaient des tours qu'oseraient à peine se permettre les femmes de la meilleure compagnie, dans les siècles les plus corrompus. Je ne parle point d'espiègleries telles que celle de la dame de Benanguès, qui retint en secret pour son chevalier chacun des trois rivaux dont elle était priée d'amour; placée entre eux, et pressée par tous trois à la fois, elle regarda si tendrement l'un, pressa si doucement la main à l'autre, marcha si expressivement sur le pied du troisième que tous se retirèrent satisfaits. Il n'y a là, quand ils se sont fait leur confidence, que de quoi donner sujet à une tenson, où chacun des trois soutient la prééminence que doit avoir en amour la faveur qu'il a reçue[457]: mais voici quelque chose de plus fort. [457] Voyez Millot, t. II, article de Savary de Mauléon, p. 106. Guillaume de Saint-Didier, bon chevalier, châtelain riche, et ingénieux troubadour, aime la marquise de Polignac, très-belle et très-noble dame. D'abord elle trouve plaisant de ne lui vouloir accorder ce qu'il demande que lorsqu'elle en sera sollicitée par son mari. Ce Polignac était si bon homme, il aimait tant les vers et la musique qu'il citait et chantait volontiers les chansons de Saint-Didier. Celui-ci en compose une où il introduit un mari faisant à sa femme la prière que la marquise exigeait du sien, et il confie au bon seigneur son ami, en ne lui cachant que les noms, le cas où il est, la ruse qu'il est obligé d'employer et le succès qu'il en espère. Polignac trouve le tour plaisant, la chanson très-jolie, l'apprend par coeur comme les autres, va la chanter à sa femme, rit avec elle du stratagème, et lui soutient que la beauté pour qui la chanson est faite ne peut, après l'avoir entendue, rien refuser au Troubadour. Aussi lui accorde-t-elle tout en sûreté de conscience. Mais ce n'est encore là que le premier acte de la comédie. Pour mieux couvrir sa véritable intrigue, le troubadour feignit d'en avoir d'autres; mais il le feignit si bien que la marquise en fut jalouse et résolut de s'en venger. C'est cette vengeance surtout qui peut nous faire juger des moeurs de ce bon temps. Sa liaison avec Saint-Didier avait eu besoin d'un confident. Il était aimable; elle le fait venir, lui déclare qu'elle veut le faire passer de la seconde place à la première: ils iront à un certain pélerinage; car les pélerinages, les tours joués, aux maris et aux amants, tout cela s'arrangeait à merveille; ils passeront en chemin par le château de Saint-Didier, qui n'y était pas, et c'est dans ce château, dans son lit même qu'elle couronnera son successeur. Les ordres sont donnés pour le voyage. Grand cortége de dames, de demoiselles et de chevaliers, à la tête desquels marche le nouvel amant. Dans l'absence du châtelain tous les honneurs sont rendus à sa dame, à son ami et à leur suite. Une table splendide est servie; tout est en joie et en fête. Les appartements sont préparés; on se retire, et la dame de Polignac passe la nuit comme elle se l'était promis. Tout le pays fut instruit de l'aventure. Saint-Didier en fut d'abord au désespoir; il se consola ensuite en galant homme, c'est-à-dire, en faisant à son tour un autre choix. Des aventures tragiques se mêlent à ces joyeuses anecdotes. Tous les maris n'étaient pas d'aussi bonne humeur. Raimond de Castel Roussillon avait placé l'aimable Cabestaing auprès de sa femme, en qualité d'écuyer. S'étant aperçu qu'il y remplissait secrètement d'autres fonctions, il l'attire hors de son château sous un faux prétexte, le poignarde, lui arrache le coeur, fait servir sur sa table ce mets déguisé par l'assaisonnement, en fait manger à sa malheureuse femme, et découvrant alors à ses yeux la tête de son amant, lui apprend avec un joie féroce quel horrible repas elle a fait; trait affreux de jalousie et de vengeance, dont le barbare Fayel offrit vers le même temps un second exemple, si l'on n'aime mieux croire, pour l'honneur de l'humanité, que le dernier trait est emprunté du premier, au moins dans sa plus horrible circonstance[458]. [458] L'abbé Millot pense en effet qu'il est possible que le sire de Coucy, blessé à mort au siège d'Acre, ait réellement donné à son écuyer la commission de porter son coeur à la dame de Fayel; qu'elle soit morte de douleur en recevant ce triste gage, et qu'un romancier ait orné ce simple fait de circonstances empruntées de l'aventure de Cabestaing; t. I, p. 151. On fait aussi remonter à la même époque le _Loi d'Ignaurès_, ancien fabliau français, où l'on trouve répétée, et en quelque sorte multipliée la même aventure. Douze femmes rendent heureux ce jeune et beau chevalier; les douze maris s'accordent à en tirer la même vengeance, et font manger dans un repas, à leurs douze femmes, le coeur du malheureux Ignaurès. _Voyez_ Fabliaux ou Contes du douzième et du treizième siècles (par le Grand d'Aussy), t. III, p. 265 et suiv. La renommée que les Troubadours acquéraient par leurs talents donnait de la célébrité à des aventures singulières, à des traits de passion portée jusqu'à une sorte d'extravagance, dont on les croyait plus susceptibles que les autres hommes. L'un[459] perd en Lombardie une femme qu'il avait enlevée à son mari; il reste pendant dix jours comme cloué sur sa tombe, l'en retire tous les soirs, la regarde, l'interroge, l'embrasse, la conjure de revenir à lui. Chassé de la ville de Côme, il va errant dans les campagnes, consulte des devins pour savoir si sa maîtresse lui sera rendue, subit pendant une année les plus dures épreuves dans l'espérance de la ramener à la vie, et, trompé dans cette attente, meurt de désespoir. L'autre[460], coupable d'une infidélité, n'en pouvant obtenir le pardon, se retire dans un bois, s'y bâtit une chaumière, déclare qu'il n'en sortira plus, à moins que sa dame ne le reçoive en grâce. Les chevaliers du pays le regrettent; ils viennent au bout de deux ans le prier de quitter sa retraite, et ils l'en conjurent vainement. Les chevaliers et les dames s'adressent à la dame qu'il a offensée, et sollicitent son pardon. Elle y met pour condition que cent dames et cent chevaliers, s'aimant d'amour, viendront le demander à genoux, les mains jointes, et lui criant merci. Aimer d'amour était alors chose si commune que l'on parvient à compléter le nombre requis; on se rend ainsi par couples au château de la dame, et c'est au milieu de cette solennité, peut-être unique dans son espèce, qu'elle prononce la grâce du Troubadour. [459] Guillaume de La Tour. Voy. Millot, t. II, p. 148. [460] Richard de Barbésieu, _Idem._, t. III, p. 86. On conçoit que de pareilles scènes devaient produire une forte sensation dans le pays qui en était le théâtre, et qu'en se répandant au dehors elles contribuaient à fixer sur les Troubadours en général l'attention publique. L'opinion que l'on avait d'eux ajoutait à l'effet de leurs chants et à l'éclat de leurs succès; mais bientôt ces succès mêmes amenèrent parmi eux un tel degré de corruption; les poëtes inventeurs ou vrais Troubadours étant devenus plus rares, les jongleurs ou chanteurs plus communs, ceux-ci se livrèrent à de tels désordres et tombèrent dans un tel avilissement qu'ils furent presque partout chassés avec opprobre. D'ailleurs la cour des comtes de Provence et les autres cours du Midi, qui avaient eu pendant le douzième siècle une existence si brillante, furent livrées dans le treizième à des guerres, des proscriptions et des révolutions sanglantes. Tout ce beau pays fut couvert de massacres et de ruines, lorsqu'un souverain pontife (Innocent III), non content d'envoyer, comme ses prédécesseurs, des croisés européens exterminer au nom de Dieu les Africains et les Asiatiques, arma des chrétiens du fer et du feu contre de malheureux chrétiens qui différaient avec eux sur quelques points de doctrine; lorsque l'Inquisition, créée à cette époque et pour cette oeuvre, eut livré aux bûchers tous ceux de ces pauvres Albigeois qui échappaient au glaive; qu'elle eut même ordonné au glaive de frapper au besoin les orthodoxes comme les hérétiques, laissant à Dieu le soin de reconnaître ceux qui étaient à lui[461]; lorsqu'enfin des passions toutes profanes et des ambitions toutes politiques eurent donné au monde cet effroyable spectacle et ces horribles exemples, qui n'étaient pas les premiers, et qui ne furent que trop suivis, alors les doux loisirs, la gaîté, les fêtes, les jeux de l'esprit furent exilés de cette terre couverte de sang, et les Troubadours avec eux. Ayant perdu leur centre commun, qui était cette galante cour de Provence, ils restèrent épars, muets et découragés, ou s'ils se firent encore entendre, ce fut, comme nous le verrons bientôt, avec des sons et dans un style qui ne se ressentaient que trop de ces lugubres événements. [461] L'histoire attribue ce mot affreux à Arnauld ou Arnold, abbé de Citeaux, l'un des trois plus fougueux prédicateurs de cette croisade. Ce fut au siége de Béziers, en 1209. Une cause puissante contribua encore à leur ruine. Leur langue avait long-temps régné seule. Les langues française, espagnole et italienne s'élevèrent presque à la fois. Les Français, qui avaient leurs trouvères, s'étaient, dès l'origine, peu occupés des Troubadours, et s'en occupèrent encore moins: les Espagnols préférèrent chez eux leurs poésies à celles de ces étrangers: les Italiens encore davantage, et à plus juste titre; et la langue s'étant fixée dès le quatorzième siècle en Italie, dès lors aussi disparut toute cette grande réputation des Provençaux; leur langue cessa d'être entendue, et leurs poésies furent reléguées dans les bibliothèques ou dans les portefeuilles des curieux. Ce fut une source où le génie étranger put dès lors puiser d'autant plus sûrement qu'elle était cachée. Une académie ou société de Troubadours existait, il est vrai, toujours à Toulouse. On y faisait toujours des chansons; les Jeux floraux entretinrent quelque souvenir de la _Science gaie_, mais ce n'était plus qu'une faible image de son ancienne gloire. Ce fut cependant alors qu'un roi de Portugal, Jean Ier, s'avisa d'envoyer en France une embassade solennelle[462] pour demander au roi des poëtes et des chansonniers provençaux[463]. Si Charles VI n'avait point encore éprouvé l'étrange accident qui le priva entièrement de sa raison[464], il put, malgré le goût excessif des plaisirs qu'Isabeau de Bavière entretenait à sa cour, trouver cette ambassade peu sage. La demande fut accordée. Les députés se rendirent à Toulouse. La société, fière d'être sollicitée au nom d'un roi, nomma deux de ses membres qui allèrent à Barcelonne fonder une société pareille, et lui donner des règlements. [462] Vers la fin du quatorzième siècle. Jean Ier mourut en 1395. [453] _Abrégé chron. de l'Hist. d'Espagne_, Paris, 1777, t. I, p. 561. [464] On place en 1392, au mois d'août, la rencontre que fit le roi, dans la forêt du Mans, de ce spectre vivant, qui se jetta à la bride de son cheval, et dont l'apparition subite décida tout-à-fait sa maladie; mais il en avait senti des atteintes quelques mois auparavant. Les Espagnols prirent l'habitude d'appeler _Gaya Sciencia_ la poésie, la rhétorique et l'éloquence même. L'un des livres les plus estimés de leur ancienne littérature, celui du marquis de Villena, nous l'atteste. L'auteur y donne encore comme un modèle à suivre, au commencement du quinzième siècle[465], les séances publiques des Troubadours, les formes qu'il y observaient et toutes leurs cérémonies. Les anciens Troubadours auraient vu en pitié tout cet appareil académique. On s'efforcait en vain de conserver dans leur patrie et de transporter à l'étranger cette science qu'ils avaient créée, et qu'ils exerçaient si librement. Le génie, les moeurs, la langue même avaient changé. [465] Le marquis de Villena mourut en 1434; il était du sang royal d'Aragon, grand-maître de l'ordre de Calatrava, etc. Il cultiva les lettres avec ardeur, traduisit le Dante, commenta Virgile, et composa une espèce de poétique et de rhétorique sous le titre de _Gaya sciencia_. Il fut accusé de magie; sous ce prétexte, on brûla sa bibliothèque après sa mort. L'évêque de Ségovie, confesseur du roi, fut chargé de l'exécution; des gens, qui lui supposent plus d'esprit que de conscience, l'ont soupçonné d'avoir détourné les meilleurs livres à son profit. Voyez _Essai sur la Littérature espagnole_, Paris, 1810, p. 22. Chose bien remarquable que cette destinée si courte et si brillante de la langue et de la poésie des Troubadours! deux siècles la virent naître et mourir. Il lui manqua pour une plus longue durée, un grand état, ou du moins un état indépendant, où cette langue romance-provençale, qui n'est point le provençal d'aujourd'hui, restât langue nationale, et peut-être plus encore des auteurs d'un vrai génie capables de la fixer. Il faut bien que malgré leur succès cette dernière condition leur ait manqué, puisque, chez la nation même qui pouvait s'énorguellir de leur gloire, leurs productions sont tombées dans l'oubli, et qu'il a fallu toute la patience, disons mieux, toute l'obstination d'un érudit infatigable[466], pour les retirer du néant où ils étaient comme ensevelis dans une langue que personne n'entendait plus et ne se souciait plus d'entendre. Mais enfin l'admiration qu'ils excitèrent pendant deux siècles ne peut pas avoir été toute entière l'effet d'une illusion, et il faut nécessairement aussi qu'à travers leurs défauts il y ait eu en eux un mérite réel et des qualités brillantes. [466] M. La Curne de Ste.-Palaye. SECTION DEUXIÈME. _Poétique des Troubadours; formes variées de leur poésie; ses caractères; composition des strophes; retour et croisement des rimes; titres et différentes espèces des poëmes provençaux_. L'une des qualités qui brillent le plus dans la poésie des Troubadours, et que l'on y peut le plus facilement apercevoir, est le sentiment d'harmonie qui leur fit imaginer tant de différentes mesures de vers, tant de manières de les combiner entre eux, et d'en entrelacer les rimes pour en former des strophes arrondies et sonores, propres à recevoir des chants variés presque à l'infini. J'ai eu la patience d'extraire de l'un de ces manuscrits, contenant environ quatre cents morceaux de tout genre, toutes celles de ces diverses formes lyriques qui ont entre elles des différences sensibles, et j'en ai trouvé près de cent. À quelque opinion que l'on s'arrête sur la source où ils prirent l'idée de la rime, on conviendra du moins que rien ne leur put offrir le modèle d'une si prodigieuse variété. Ce ne furent assurément pas les hymnes de l'église, réduites à un petit nombre de chants uniformes, sans rhythme et sans harmonie; ce ne fut pas non plus la poésie des Arabes, où ni la rime ni la mesure ne varient dans les mêmes pièces[467]; ce fut donc à leur propre génie, à leur organisation favorisée, à l'instinct poétique le plus heureux, que les poëtes provençaux durent l'invention de ces formes harmonieuses, et leur étonnante diversité. [467] Les odes ou ghazèles des Arabes et des Persans, sont divisées par distiques: les deux vers du premier distique riment ensemble; le second vers de chacun des distiques suivants rime avec ces deux là, tandis que le premier vers, qui n'est en quelque sorte qu'un hémistiche, est sans rime. Les éléments dont ils la formèrent sont la mesure des vers, leur nombre dans la strophe, la combinaison des mesures et la disposition des rimes. C'est avec ces moyens simples, mais féconds, qu'ils parvinrent, non à lutter contre les lyriques anciens qu'ils ne connaissaient pas, mais à créer presque tous les rhythmes de la poésie moderne que les langues les plus poétiques de l'Europe reçurent d'eux, et qu'elles conservent encore. Essayons, sans entrer dans trop de détails et sans les trop étendre, de donner un aperçu de cette poétique des Troubadours, à laquelle aucun des auteurs qui ont écrit sur eux jusqu'à présent ne paraît avoir fait attention. 1°. Les vers provençaux sont composés de tous les nombres de syllabes, depuis deux jusqu'à douze, et même depuis une, si l'on veut compter pour des vers ces monosyllabes placés quelquefois en rime et comme en écho après un plus grand vers. Il faut pourtant excepter des vers de neuf syllabes, dont je n'ai point trouvé d'exemples, et observer que les vers de onze syllabes et ceux de douze sont assez rares. 2°. Le nombre des vers dans chaque strophe s'étend depuis quatre jusqu'à vingt-deux et même davantage: dans le manuscrit que j'ai le plus examiné, il se trouve une pièce dont les strophes sont de vingt-huit vers, et même une autre de vingt-neuf. Ce qui est peut-être encore plus remarquable, c'est que dans un recueil de quatre cents chansons il n'y en a que deux qui soient en quatrains. 3°. L'emploi et la combinaison des différentes mesures de vers dans les strophes est la source la plus abondante de leur diversité. Les strophes sont composées de vers égaux ou inégaux entre eux; égaux, depuis les vers de douze et de dix syllabes, jusqu'à ceux de cinq (en exceptant toujours les vers de neuf syllabes); inégaux de toute espèce de mesures. On ne trouve point de strophes en vers égaux de onze, de quatre, de trois ni de deux syllabes; ils ne sont employés que dans les strophes en vers inégaux. Les strophes en vers égaux de douze, de dix et de huit syllabes n'ont jamais plus de dix vers; celles qui en ont davantage sont composées ou de petits vers égaux, ou plus souvent de vers inégaux de toutes les mesures. Les vers sont masculins ou féminins, selon la syllabe qui les termine, et dans les vers féminins la dernière syllabe est muette et ne se compte point, comme dans nos vers féminins terminés par un _e_ muet[468]. On voit combien de variétés peuvent fournir tant de sortes de strophes multipliées par tant de mesures de vers. [468] Ainsi, ce vers masculin, _Amor, merce no mucira tan soven_, est de dix syllabes, et ce vers féminin qui le suit, _Que ia'm podetz vias de tot aucire_, n'est non plus que dix. Il y en a matériellement onze, mais la dernière est muette. La voyelle _a_ est aussi regardée comme muette, quand elle forme une terminaison féminine, comme dans ce vers: _Trop mes m'amigua longhdana_. Et dans celui-ci: _La gensor e la pus gaya_, qui ne sont que de sept syllabes. C'est ce que n'ont point adopté les Italiens, qui font entrer dans le nombre des syllabes constitutives de leurs vers, les voyelles tombantes et à peu près muettes qui les terminent presque tous. Mais dans les vers provençaux l'_a_ est quelquefois masculin à la fin des mots, comme dans ce vers, qui est de huit syllabes pleines: _Ab cor lial fin e certa_. 4°. La disposition et l'entrelacement des rimes est un dernier moyen dont les Provençaux tirèrent le plus grand parti. Ils rimèrent soit à rimes plates ou deux par deux, soit à rimes croisées; ils croisèrent non seulement les rimes masculines avec les féminines, mais les masculines entre elles et les féminines aussi entre elles; ils firent correspondre les rimes d'une de leurs strophes avec celles des autres strophes de la même chanson, tantôt dans le même ordre (et c'est même pour eux une règle générale qui ne souffre que peu d'exceptions), tantôt en ordre rétrograde, ou avec d'autres entrelacements et d'autres retours; ils se donnèrent enfin toutes les entraves qu'ils purent imaginer pour joindre aux plaisirs de l'esprit la surprise et le plaisir de l'oreille, et souvent aussi pour étonner plus que pour plaire. Avec ces rimes et ces mesures de vers si péniblement entrelacées, avec ces entraves qui devaient être si embarrassantes pour le génie, et si peu favorables à l'expression du sentiment, l'amour et la galanterie étaient cependant le sujet le plus ordinaire de leurs chants. Souvent, il est vrai, dans leurs poésies galantes ils se perdaient en éloges et en sentiments alambiqués; mais quelquefois aussi la finesse et la concision, le naturel et la simplicité la plus aimable brillaient ensemble dans leurs vers. On y trouve, par exemple, des traits tels que celui-ci, tiré d'une chanson d'Arnaud de Marveil[469]; mais il faut convenir qu'ils y sont rares: [469] C'est lui que Pétrarque appelle _il men famoso Arnaldo_, pour distinguer d'Arnaud Daniel, qui avait plus de réputation que lui. Nostradamus et Crescimbeni, Vie V; Millot, tom. I, pag. 69. «Grâce aux exagérations des Troubadours je puis louer madame autant qu'elle en est digne, je puis dire impunément qu'elle est la plus belle dame de l'univers. S'ils n'avaient pas cent fois prodigué cet éloge à qui ne le méritait point, je n'oserais le donner à celle que j'aime: ce serait la nommer». Quelquefois une tendresse naïve y est revêtue d'une expression piquante, comme dans cette pièce intitulée demi-chanson: «On veut savoir pourquoi je fais une demi-chanson, c'est que je n'ai qu'un demi sujet de chanter. Il n'y a d'amour que de ma part; la dame que j'aime ne veut pas m'aimer; mais au défaut des _oui_ qu'elle me refuse, je prendrai les _non_ qu'elle me prodigue. Espérer auprès d'elle vaut mieux que jouir avec toute autre[470]». [470] _Id. ibid._, p. 393. Cette pièce est de Bertrand d'Allamanon. V. Nostradamus, Vie. LI; Crescembeni, _idem_.; Millot, tom. I, p. 390. Quelques manuscrits l'attribuent à Pierre Bermon Ricas Novas. Voici le premier couplet: _Pus que tug volon saber Per que fas mieia chanso, Ieu lur en dirai lo uer Quar l'ai de mieia razo, Perque dey mon chan mieiadar Quar tals am que no'm uol amar, Et pus d'amor non ai mas la meytatz Ben deu esser totz mos chans meitadatz_. Sans connaître, selon toute apparence, les poëtes ni grecs ni latins, ni par conséquent l'emploi qu'ils faisaient dans quelques genres de poésie d'un vers intercallaire qui revenait en forme de refrain, quelques Troubadours employèrent ce retour périodique d'un vers à la fin de toutes les strophes d'une chanson; c'est ce qu'on appela ensuite _ballade_, parce que les chansons qui accompagnaient la danse s'emparèrent de cette forme; genre que les Italiens crurent avoir inventé, mais qu'ils avaient emprunté des Provençaux. Telle est cette agréable chanson de Sordel[471], dont les cinq couplets finissent par le vers qui la commence. [471] Ce poëte était italien et né à Mantoue; mais ce fut principalement par ses poésies provençales, qu'il se rendit célèbre, et il est compté parmi les principaux Troubadours. Nostradamus, Vie XLVI; Crescimbeni, _idem_; Millot, t. II, P. 79. «_Hélas à quoi me servent mes jeux_[472], s'ils ne voient pas celle que je désire, maintenant que la saison se renouvelle et que la nature se pare de fleurs? Mais puisque celle qui est la dame de mes plaisirs m'en prie, et qu'il lui déplaît que je chante des airs plaintifs, je ne chanterai plus que d'amour. Cependant je meurs, tant je l'aime de bonne foi, et tant je vois peu celle que j'adore. _Hélas! à quoi me servent mes yeux_? Ce même vers se répète à la fin des quatre autres couplets. [472] _Aylas e que'm fan miey huelh? Quar no uezon so quieu auelh, Er quan renouella e gensa Estius ab fuelh et ab flor. Pus mi fai precx n'il agensa Qu'ieu chantan lais de dolor Silh qu'es domna de plazenza, Chanterai si tot d'amor: Muer, quar l'am tant ses falhensa, E pauc uey lieys qu'ieu azor, Aylas e que'm fan miey huelh_? Quelquefois ces poëtes, qui ne connaissaient ni Anacréon ni les autres anciens, donnaient à leurs inventions galantes un tour digne des anciens et d'Anacréon lui-même. C'est ainsi que Pierre d'Auvergne prend pour interprète un rossignol qui se rend auprès de sa belle, lui parle en son nom, et lui rapporte la réponse[473]; mais on pourrait reconnaître ici le goût oriental et l'imitation des poëtes arabes, qui eurent tant d'influence sur le génie des Provençaux. On trouve aussi dans leurs poésies galantes des traits originaux qui peignent les moeurs guerrières de leur temps, comme ce serment qui termine les divers couplets de la chanson d'un chevalier[474]. [473] Millot, t. II, p. 16. [474] Bertrand de Born, l'un des plus braves chevaliers et des plus illustres Troubadours du douzième siècle, et dont Nostradamus ne parle pas. Voyez Millot, t. I, p. 210. _Al premier get perdieu mon esparvier O'l m'aucion al poing falcon lainier, E porton l'en qu'il lor veia plumar, S'ieu non am mais de vos lo cossirier Que de nuill outra aver mon desirier Que'm don s'amor ni' m reteigna al colgar_. .............................................. _Escut a col cavalch'ieu ab tempier E port sailat capairon traversier E renhas breus qu'on non posca alongar Et estrepeus lonc cuval bas trotier Et a l'ostal truep irat lo stalier Si no' us menti qui us o anet comtar. .............................................. E failla 'm vens quam serai sobre mar, E'n cort de Rey mi batan li portier Et encocha fassa 'l fugir primier, Si na' us menti qui us o anet comtar_. «Qu'au premier vol je perde mon épervier; que des faucons me l'enlèvent sur le poing et le plument à mes yeux, si je n'aime mieux rêver à vous que d'être aimé de toute autre et d'en obtenir les faveurs!... Que je sois à cheval, le bouclier au cou, pendant l'orage; que l'eau traverse mon casque et mon chaperon; que mes rênes trop courtes ne puissent s'alonger; qu'a l'auberge je trouve l'hôte de mauvaise humeur, si celui qui m'accuse auprès de vous n'en a pas menti!... Que le vent me manque en mer; que je sois battu par les portiers quand j'irai à la cour du roi; qu'au combat je sois le premier à fuir, si ce médisant n'est pas un imposteur, etc.»! Ces chants d'amour étaient de plusieurs espèces, la plupart d'invention provençale, et qui, nés parmi les Troubadours, reçurent d'eux leurs noms et leurs différents caractères. Ils donnèrent d'abord le simple titre de _vers_ à presque toutes leurs pièces. On attribue à Giraut de Borneil, qui florissait au commencement du treizième siècle, l'honneur d'y avoir substitué le premier le titre de _chanson_, ou, en provençal, _canzo_ et _canzos_, qui signifiait poésie chantée, comme l'_ode_ des Grecs. Les formes de ces chansons étaient extrêmement variées. Les Italiens dans leurs _canzoni_ imitèrent de préférence celles dont les strophes se composaient d'un plus grand nombre de vers; ils les imitèrent d'abord et les perfectionnèrent ensuite. Les Provençaux appelèrent _sonnets_ des pièces dont le chant était accompagné du son des instruments; ce mot n'indiquait aucune forme, aucune combinaison particulière dans les strophes. Nous verrons dans la suite que les _sonnets_ italiens n'y ressemblaient que par le titre; qu'ils en différaient par le nombre fixe des vers, par leur distribution, par l'entrelacement des rimes; qu'enfin le _sonnet_, tel qu'il est dans Pétrarque et dans les autres lyriques, est, au titre près, une invention toute italienne. Les Troubadours donnaient quelquefois le titre de _coblas_ aux strophes de leurs chansons, sans qu'il paraisse que ces strophes eussent pour cela rien de particulier[475]. C'est de ce mot que les Italiens ont fait le mot _cobola_ ou _cobbola_, ancienne forme de poésie aussi divisée par strophes, et que nous avons fait le mot _couplets_. [475] On trouve, par exemple, dans les manuscrits provençaux, deux strophes ainsi intitulées, _So son II coblas que fas R. Gaucelm de'l senhor Dusell_ (d'Usez) _que avia nom aissy com elh R. Gaucel_. «Ici sont deux couplets (_coblas_), que fit Raimond Gaucelm sur le seigneur d'Usez, qui se nommait Raimond Gaucelm comme lui». Soit que les Provençaux eussent donné ce mot aux Espagnols, soit qu'ils l'eussent emprunté d'eux, on le trouve avec une légère altération dans la poésie espagnole. On y appelle _copla_ toute espèce de combinaison métrique; et l'on donne à ce mot, pour étymologie, le mot latin _copulare_ ou _adcopulare rhythmos_. (_Essai sur la poésie espagnole_, p. 41.) Les _albas_ et les _serenas_ étaient des chansons dans lesquelles un amant exprimait ou l'attente de l'aube du jour, ou l'effet que produisait en lui le retour du soir. Il avait soin de ramener en refrain à chaque couplet ou strophe, dans l'une le mot _alba_, aube, et dans l'autre _el sers_, le soir[476]. La _retroencha_ consistait aussi dans un refrain qui se répétait à la fin de chaque strophe[477]. La _redonda_ était une des formes de chanson la plus travaillée, une de celles où les rimes se renversaient d'une strophe à l'autre dans l'ordre le plus gênant et le plus singulier[478]. [476] Voici une _alba_ de Giraut Riquier; _Al plazen Pessamen_[A] _Amoros Ai cozen_[B] _Mal talen Cossiros Tan qu'el ser non puese durmir Ans torney e vuelf e vir_ (je me tourne et retourne) _E dezir Vezer l'alba_. Toutes les strophes finissent par ce dernier vers. _serena_ du même poëte, les quatre derniers vers de la strophe qui servent de refrain, ont bien le caractère mélancolique de ce genre de poésie: _E dizia sospiran: Iorns, ben creyssetz a mon dan, E'l sers Aussi me'ssos lonc espers_. C'est-à-dire, ou à peu près: Et je disais en soupirant: O jour! tu crois pour mon tourment, Et le soir Je meurs d'un si long espoir. On trouve dans cette _serena_ ces deux vers pleins de sentiment et de naïveté: _Nulhs hom non era de latz A l'aman que sa dolor_. Le pauvre amant n'a personne Près de lui que sa douleur. [A] Pensée, ou, comme on disait en vieux français, _pensement_, en italien et en espagnol, _pensamento_ et _pensamiento_. [B] _Cocente_, cuisant. [477] Telle est une _retroencha_ de Jean Estève, en six couplets, d'un singulier entrelacement de mesures et de rimes qu'il serait trop long d'expliquer, et finissant tous par ces deux vers: _Ben dey chantar gayamen Pus ay tan gay iauzimen_. [478] J'en trouve une de Giraut Riquier, dont les strophes sont de douze vers, sur trois seules rimes féminines entremêlées. Deux de ces rimes sont conservées dans la seconde strophe; la troisième rime disparaît et fait place à une nouvelle rime, aussi féminine: ainsi de suite dans toutes les autres strophes. De plus, le premier vers de chaque strophe prend la rime du dernier de la strophe précédente; le second celle du pénultième, et la nouvelle rime est toujours au troisième vers. Je n'ai trouvé qu'un exemple de cette forme de chanson dans les manuscrits, non plus que du _Breu double_ ou au bref double, dont je ne sache pas que personne ait parlé. Celui-ci consiste en strophes de quatre vers masculins de dix syllabes à rimes croisées, suivis d'un vers féminin de six. Il n'a que trois strophes, toutes sur les mêmes rimes; et c'est peut-être cette _brièveté_ et cette répétition, ou ce _redoublement_ de rimes, qui l'avait fait appeler _breu_ ou _bref_ double. Cette chanson est encore de Giraut Riquier, l'un de nos Troubadours qui paraît avoir été le plus fécond en petites recherches de ce genre. Le _descort_ ou _descors_ a été mal défini par tous ceux qui ont écrit sur la poésie provençale, Crescimbeni, dans ses _giunte_ ou additions aux vies des poëtes provençeaux, avait d'abord cru que ce mot signifiait brouillerie, querelle, _discordi_, _sdegni_ comme notre vieux mot français _discord_. Il attribua ensuite ce titre à la musique, et entendit par _descors_ une différence de sons[479] L'abbé Millot a adopté cette explication. Voici, je crois, la véritable. On a vu que le plus souvent tous les couplets d'une chanson provençale étaient sur les mêmes rimes que le premier. Cette loi, empruntée de la poésie arabe, était tellement générale qu'il fallut un titre particulier pour annoncer au commencement d'une pièce que les différents couplets ou strophes étaient sur des rimes différentes, que les vers de chaque strophe ne s'accordaient point, qu'ils discordaient en quelque sorte avec les vers correspondants des autres strophes, et c'est tout simplement ce que signifie le mot _descors_. Quelquefois la discordance allait plus loin; à chacune des strophes, la mesure des vers était différente, ainsi que les rimes, et c'était seulement alors que la musique devait aussi changer à chaque strophe[480]. [479] C'est en interprétant mal un article d'un Glossaire manuscrit provençal-latin de la bibliothèque Laurentienne à Florence, que Crescimbeni a fait cette seconde faute. Le Glossaire dit: DESCORS, _discordes_, _discordia_; V. _Cantilena habeus sonos diversos. Sonos_ signifie ici les rimes, les sons qui terminaient les vers, et non pas les sons ou la musique composée sur ces vers. [480] Presque toutes les chansons qui sont intitulées _Descors_ dans nos manuscrits, sont dans le premier de ces deux cas. Je puis citer pour exemple du second ce _Descors_ d'Aymeric de Bellenvey. PREMIÈRE STROPHE. _S'a mi Dons plazia Cuy am ses bauzia Gay Descort faria_, etc. La strophe est de douze vers de mesure égale, et tous sur la même rime. DEUXIÈME. _Malay Que'm fay Tan gran erguelh dire De lay On ay Mon maior desire_, etc. etc. Cette strophe est de dix-huit vers; les douze autres vers sont mesurés et rimés de même. La troisième strophe a un autre nombre de vers, d'autres mesures et d'autres rimes; il y a six strophes, sans compter l'envoi, dont chacune varie de même. La _sixtine_ est, sans contredit, celle de ces formes provençales qui était la plus recherchée et la plus difficile. Les strophes y sont composées de six vers qui ne riment point entre eux, mais qui donnent aux strophes suivantes des bouts-rimés plutôt que des rimes. Dans la seconde strophe le mot final ou bout-rimé de chaque vers de la première se renverse dans l'ordre le plus bizarre et le plus gênant[481]. La troisième strophe en fait autant à l'égard de la seconde, la quatrième à l'égard de la troisième, et ainsi jusqu'à la sixième, dans laquelle toutes les combinaisons des six vers de la première se trouvent épuisées. Les Italiens adoptèrent avec une sorte de passion cette espèce de poésie contrainte. Pétrarque l'employa souvent, et l'on trouve dans son _canzoniere_ plusieurs sixtines qui étonnent par la difficulté vaincue, mais qui ajoutent peu au plaisir de ses lecteurs et à sa gloire. [481] Le mot final du sixième vers de la première strophe est reporté au premier vers de la seconde; celui du premier vers l'est au second; celui du cinquième au troisième; celui du second au quatrième; celui du quatrième au cinquième, et celui du troisième au sixième et dernier. On peut juger de la contrainte et de la difficulté de ce singulier retour de mots, surtout quand le poëte s'étudiait à mettre de la singularité dans les mots mêmes, comme on le fait dans les bouts-rimés les plus bizarres, et comme on le faisait assez ordinairement Arnaud Daniel, qui passe pour l'inventeur de la sixtine. Voici, pour exemple, la première strophe de l'une de celle qu'on trouve dans son Recueil: _Lo ferm voler q'el cor m'intra Nom pot ges becx escoyssendre ni ongla, De lausengiers si tot de mal dir s'arma, Et pos nols aus batre ab ram ni ab verga Si vals a frau lai on non avrai oncle Jauzirai joi in verzer o dinz cambra_. Dans la seconde strophe, les rimes, ou mots servant de bouts-rimés, se rangent ainsi à la fin des vers; _cambra intra oncle ongla verga arma_. Dans la troisième, leur renversement produit: _arma cambra verga intra ongla oncle_ Ainsi des autres. Le superfin de toute cette recherche était que la dame, à qui s'adressait cette sixtine, s'appelait madame d'Ongle. On a vu plus haut ce que c'était à peu près que la _ballade_; il y faut ajouter un entrelacement de rimes et de mesures de vers, qui ne pouvait avoir d'autre mérite que la difficulté vaincue. Cette difficulté qui avait piqué les Provençaux, ne rebuta point les Italiens, ni même les Français, mais ce vers dédaigneux de Molière[482]: La ballade à mon goût est une chose fade, fut un arrêt qui la bannit de France, où elle n'a plus osé se remontrer depuis. [482] Dans les _Femmes Savantes_. La _tenson_, espèce de lutte ou de combat poétique, était un dialogue vif et serré entre deux Troubadours qui s'attaquaient et se répondaient par distiques ou par quatrains, sur des questions d'amour ou de chevalerie[483]. C'est ce qu'on nommait autrement _jeu-parti_. Ces combats d'esprit faisaient un des principaux amusements des princes et des grands dans leurs fêtes et leurs cours plénières. Les poëtes qui montraient le plus de talent, dont les vers étaient les meilleurs et les réparties les plus vives, obtenaient des prix, et les recevaient de la main des dames. Les questions souvent très-recherchées de la métaphysique d'amour, ainsi traitées devant elles, et sur lesquelles le prix même qu'elles décernaient était une sorte de jugement, donnèrent par la suite naissance aux cours d'amour, qui, quoi que l'on en ait dit[484], sont d'une institution postérieure, sinon à l'existence des Troubadours, du moins à tout le premier siècle où ils fleurirent[485]. [483] C'est sans doute de ce mot _tenson_ que las Italiens ont pris leur mot _tenzone_, lutte, dispute, querelle. [484] Cazeneuve, _De l'Origine des Jeux Floraux_. [485] C'est-à-dire, au douzième siècle. L'abbé Millot a eu raison d'être d'un avis contraire à celui de Cazeneuve, sur la haute antiquité des cours d'amour; mais il va trop loin (t. I, p. 12), en disant qu'aucun Troubadour n'a parlé de ces tribunaux de galanterie; d'où il paraît conclure que ces cours n'existèrent qu'après l'extinction des Troubadours et de la poésie provençale. Quelque défiance qui soit due aux assertions de Nostradamus, on peut cependant le croire quand il cite un livre qui existait de son temps, qu'il avait lu, et dans lequel il a recueilli beaucoup de faits; c'est celui du Monge ou Moine des Iles d'Or, écrit, comme on l'a vu plus haut, dans le quatorzième siècle, et d'après un Recueil rédigé, dès le douzième, par les ordres du roi d'Arragon et comte de Provence, Alphonse II. Or, nous trouvons dans Nostradamus (Vie de Geoffroy Rudel), que le Moine des Iles d'Or, dans le Catalogue qu'il a fait des poëtes Provençaux, parle d'un dialogue ou jeu-parti, entre Gérard et Peyronet, au sujet d'une question d'amour; question qui parut si haute et si difficile, qu'ils la renvoyèrent aux dames illustres tenant cour d'amour à Pierre-Feu et à Signa. Il donne même la liste des dames qui y présidaient, et qui sont toutes connues pour avoir vécu dans le commencement du treizième siècle, pendant que les Troubadours florissaient, et au temps même de leur plus grand éclat. Nostradamus cite cette même cour d'amour dans la Vie de Guillaume Adhémar et dans celle de Raimon de Miraval. Dans la Vie de Perceval Doria, il parle d'une autre cour d'amour, celle des dames de Romanin, qui était contemporaine de la première. Voyez ces différentes Vies dans le vieux historien des Troubadours. C'est aux Arabes, comme nous l'avons dit, qu'ils empruntèrent les tensons ou combats poétiques, espèces d'assaut d'esprit qui, chez ces peuples ingénieux, roulaient pour la plupart sur des points délicats de galanterie ou de philosophie traités avec toutes les recherches de l'art et toutes les finesses du langage. Trop souvent les Troubadours s'écartèrent de la route qui leur était tracée, et leurs tensons ne furent que des luttes de grossièretés et d'injures; mais souvent aussi ils imitaient la vivacité spirituelle et la délicatesse de leurs modèles, ou ils les remplaçaient par un ton original de franchise et de naïveté. Par exemple, Gaucelm propose cette question à un autre Troubadour nommé Hugues[486]. «J'aime sincèrement une dame qui a un ami qu'elle ne veut pas quitter. Elle refuse de m'aimer si je ne consens qu'elle continue de lui donner publiquement des marques d'amour, tandis que dans le particulier je ferai d'elle tout ce que je voudrai: telle est la condition qu'elle m'impose». Hugues répond: «Prenez toujours ce que la jolie dame vous offre, et plus encore quand elle voudra. Avec de la patience on vient à bout de tout, et c'est ainsi que bien des pauvres sont devenus riches». Gaucelm n'est pas de cet avis. «J'aime mieux cent fois, dit-il, n'avoir aucun plaisir et rester sans amour que de donner à ma Dame la permission extravagante d'avoir un autre amant qui la possède. Je ne le trouve déjà pas trop bon de son mari; jugez si je le souffrirais patiemment d'un autre. J'en mourrais de jalousie, et à mon avis il n'est pas de plus cruel genre de mort.» Hugues insiste. «Celui qui dispose en secret d'une jolie dame a bien envie de mourir, s'il en meurt. J'aimerais mieux l'avoir à cette condition que de n'avoir rien du tout». La dispute continue, et les deux Troubadours conviennent de s'en rapporter à de belles dames, dont on ignore la décision. [486] Gaucelm Faidit et Hugues Bacalaria. Voyez, sur le premier, Millot, t. I, p. 354: il ne fait que nommer le second en rapportant cette tenson, p. 374. Nostradamus nomme Gaucelm _Anselme Faydit_, Vie XIV; il ne dit rien de Hugues. Crescimbeni, son traducteur, appelle comme lui Gaucelm, _Anselme Faidit_, aussi Vie XIV; il donne de plus une petite notice sur Hugues, à la fin de sa _Giunta alle Vite de Provenzali_, sur le mot _Ugo della Baccalaria_. Voyez cette _Giunta_, p. 220. Je ne cite plus ici les textes provençaux, parce qu'il ne s'agit plus des formes que ces citations pouvaient seules faire connaître. Ces galantes futilités seraient traitées maintenant avec plus de finesse et de talent qu'elles ne le furent alors; mais les femmes les plus décidées d'aujourd'hui ne feraient peut-être rien de plus fort ou du moins de plus franc que la proposition de la dame, et l'on voit qu'au fond, depuis six ou sept siècles, l'art des vers a fait chez nous beaucoup plus de progrès que la corruption des moeurs. Les contes ou _novelles_ ne sont pas en aussi grand nombre dans les poésies des Troubadours que dans celles des Trouvères, ou anciens poëtes français, dont on n'a guère publié jusqu'ici que les nombreux et prolixes fabliaux. Dans les novelles provençales on reconnaît toujours une imagination galante et poétique, et leurs inventions sont souvent un mélange des fictions orientales avec les fables chevaleresques d'Europe et la métaphysique d'amour. Tel est ce conte de Pierre Vidal[487], qui marchait suivi de ses chevaliers et de leurs écuyers lorsqu'ils rencontrent un chevalier, beau, grand, vigoureux, équippé et habillé de la manière la plus brillante, conduisant une dame mille fois plus belle encore, tous deux montés sur des palafrois richement enharnachés et de couleurs si variées qu'il n'y avait pas deux de leurs membres ou des parties de leurs corps qui fussent du même poil et de la même couleur. Ils étaient suivis d'un écuyer et d'une demoiselle, remarquables par une parure et une beauté particulières. Une conversation s'engage. Pierre Vidal invite le beau chevalier et la belle dame à se reposer. La dame, qui n'aime point les châteaux, préfère un lieu champêtre et agréable, dans un verger délicieux, près d'une claire fontaine. Là, le chevalier se fait connaître à lui, sa compagne et sa suite. La dame se nomme Merci, la demoiselle Pudeur, l'écuyer Loyauté, et lui, qui est l'Amour, emmène, de la cour du roi de Castille, Merci, Pudeur et Loyauté. Ce compte n'est pas fini, et c'est dommage; le fragment est fort long, plein de descriptions riches, d'entretiens et de solutions de questions d'amour. [487] Millot, t. II, p. 297. En voici un[488] dont le commencement, presque anacréontique, n'annonce guère la fin; cette fin n'est, à proprement parler, dans aucun genre, et l'extravagance du dénoûment serait remarquée même dans les _Mille et une Nuits_. Un perroquet arrive de loin pour saluer une dame de la part d'Antiphanon, fils du roi, et la prier de soulager le mal dont elle le fait languir. La dame aime trop son mari pour écouter un amant. Le perroquet plaide la cause de son maître et celle de l'amour aux dépens du mariage. Il commence à persuader. On lui donne, pour le chevalier qui l'envoie, un anneau et un cordon tissu d'or, avec de tendres compliments. Il va rendre compte de son message, encourage l'amant dans ses espérances, et lui propose de l'introduire auprès de sa maîtresse; on ne devinerait pas par quel moyen: en mettant le feu au toit du château. Il retourne vers la dame et lui annonce Antiphanon. Mais comment le faire entrer? le jardin toujours fermé, des gardes à toutes les portes. Le perroquet lui fait part de son stratagème, et, ce qu'il y a de merveilleux, elle consent à l'employer. Il revient à son maître qui lui fait donner du feu grégeois dans un vase de fer. Le perroquet le prend dans sa patte, vole à la tour, et y met le feu, près des archives, en quatre endroits. On crie _au feu_; tout le monde est sur pied pour l'éteindre. La dame profite de ce désordre pour descendre au jardin, Antiphanon pour y entrer, et bientôt selon l'expression du poëte, ils crurent être en paradis. Mais on éteint le feu _à force de vinaigre_. Le perroquet, qui faisait sentinelle, avertit les deux amans; ils se quittent, et ce n'est pas sans que la dame, mêlant de la morale à cette étrange immoralité, ne recommande au chevalier en se jetant à son cou et le baisant trois fois, de faire les plus belles actions pour l'amour d'elle. Sans vouloir comparer sans cesse un siècle à l'autre, on conviendra que dans celui-ci, du moins, les châteaux ne courent pas autant de risques, et qu'il en coûte moins cher aux maris. [488] Il est d'Arnauo de Carcassès, troubadour inconnu, dont on n'a que un seul morceau. Voyez Millot, t. II, p. 390. On trouve dans une autre novelle[489] l'original d'un conte plaisant de Boccace, à moins que ce conte, n'ait comme tant d'autres, une origine orientale, et que Boccace et le Troubadour n'aient puisé dans une source commune. C'est celui auquel La Fontaine, en l'imitant, a donné pour titre trois qualités, dont la première procure à un mari le désagrément d'être _battu_, mais ne l'empêche pas d'être _content_. Il y a cette différence que ce sont ici des chevaliers et une grande dame, et que l'histoire est racontée par un jongleur au roi de Castille, Alphonse IX, au milieu de sa cour. Boccace et La Fontaine ont mieux aimé prendre leurs acteurs dans la condition commune, sans doute pour qu'on n'imaginât pas que la chose ne pût arriver que dans une classe qui fait exception. [489] L'auteur est Raimond Vidal de Besaudun, que l'abbé Millot, tom. III, pag. 277, soupçonne être fils de Pierre Vidal. Ces contes sont pour la plupart remplis de traits naïfs, agréables et quelquefois piquants; mais la prolixité les tue; tout y annonce l'enfance de l'art; tout y respire une licence qui ne blesse pas moins le goût que la morale, et ce que les auteurs savent le moins, c'est se borner et finir. Il y a peut-être encore moins d'art dans leurs _pastourelles_. C'est presque toujours le poëte qui raconte lui-même que, se promenant seul dans une campagne fleurie, il a trouvé une jolie bergère qui gardait ses moutons, ou qui cueillait des fleurs en suivant son troupeau. Ce qu'il dit à la bergère et ce qu'elle lui répond est tout le sujet de la pièce. Une simplicité quelquefois assez fine en fait le mérite. Le dialogue procède de trois en trois vers, ou de deux en deux, ou vers par vers, comme celui de quelques Eglogues de Théocrite et de Virgile. L'entretien roule sur l'amour; quelquefois, le poëte se représente fort épris de la bergère, prêt à céder à la tentation, puis s'arrêtant tout à coup au souvenir de sa dame à qui il ne veut pas faire une infidélité[490]; quelquefois aussi il succombe, et la bergère ne résiste qu'autant qu'il faut pour que la _pastourelle_ ait une étendue raisonnable[491]. Il faut savoir quelque gré aux Troubadours d'avoir entrevu ce genre aimable, sans connaître les modèles que l'antiquité nous a laissés, et de s'y être borné à des scènes galantes et naïves. Ni leurs idées ni la langue elle-même ne s'étendaient beaucoup plus loin. [490] Pastourelle de Giraut Riquier; Millot, tom. III, p. 333. Il y en a, dans les manuscrits, quatre du même auteur. [491] Voyez l'article de Jean Estève; Millot, tom. III, p. 379. Le _sirvente_, _servantèse_ ou _servantois_ était presque le seul genre qui roulât ordinairement sur d'autres sujets que la galanterie; il était historique ou satirique. Le poëte y célébrait, ou ses propres exploits, s'il était chevalier, ou les exploits des chevaliers qui l'admettaient à leur table, ou les traits de bravoure, de générosité, de vertu qu'il jugeait dignes de sa muse; ou bien il y reprenait, soit les vices en général, soit en particulier ceux des ennemis, des rivaux et même des grands dont il avait à se plaindre. Quelquefois, ce qui produisait des oppositions et des contrastes, la galanterie se mêlait à la satire, comme dans ce sirvente, dont chaque strophe commence par un trait satirique contre Henri II, roi d'Angleterre, à qui Louis-le-Jeune avait fait lever le siége de Toulouse, et finit par une apostrophe galante à la maîtresse de l'auteur[492]. [492] Il se nommait Bernard Arnaud de Montcuc, Voyez Millot, _ub. supr._, p. 97. Les autres auteurs qui ont écrit sur la poésie provençale n'en parlent pas. «Quand la nature renaît, et que les rosiers sont en fleur, les méchants barons s'empressent d'aller à la chasse. Il me prend envie de faire contre eux un sirvente et de censurer aigrement ces ennemis de toute vertu et de tout honneur; mais amour répand la gaîté dans mon âme autant que les beaux jours de mai. Je conserverai ma joie malgré tant de sujets de tristesse». Il désigne ensuite le preux roi avec sa nombreuse cavalerie, qui se vante de l'emporter en gloire et en mérite; mais, dit-il, les Français n'en ont pas peur; et se tournant vers sa dame, il l'assure qu'il la redoute davantage, et qu'il a une bien autre crainte de ses rigueurs. «Je fais plus de cas, poursuit-il, d'un coursier sellé et armé, d'un écu, d'une lance et d'une guerre prochaine, que des airs hautains d'un prince qui consent à la paix en sacrifiant une partie de ses droits et de ses terres. Pour vous, beauté que j'adore, vous que j'aurai ou j'en mourrai, je m'estime plus heureux d'attaquer vos refus que d'être accepté par une autre. J'aime les archers quand ils lancent des pierres et renversent des murailles; j'aime l'armée qui s'assemble et se forme dans la plaine; je voudrais que le roi d'Angleterre se plût autant à combattre que je me plais, madame, à me retracer l'image de votre beauté et de votre jeunesse, etc.». Cela est original, il en faut convenir. Cela était inspiré par le moment, et n'avait de modèle ni parmi les Arabes, ni parmi les Anciens, dont ce bon Troubadour et ses confrères ne soupçonnaient pas même l'existence. Une satire plus originale encore, ou, si l'on veut, plus bizarre, est celle-ci. Blacas est mort; c'était un baron riche, généreux, brave, et de plus très-bon Troubadour. Sordel[493], l'un des Italiens les plus célèbres qui se soient adonnés à la poésie provençale, fait son éloge funèbre; mais chaque trait de cet éloge est un trait de satire contre quelque prince. «Ce malheur est si grand, dit-il, qu'il n'y a d'autre ressource que de prendre le coeur de Blacas pour le donner à manger aux barons qui en manquent; dès lors ils en auront assez. Que l'empereur de Rome (Frédéric II) en mange le premier; il en a besoin s'il veut recouvrer sur les Milanais les pays qu'ils lui ont enlevés en dépit de ses Allemands.--Après lui en mangera le noble roi de France (Louis IX), pour reprendre la Castille qu'il perd par sa sottise; mais si sa mère le sait il n'en mangera point; car il craint en tout de lui déplaire.--Le roi d'Angleterre (Henri III) en doit manger un bon morceau. Il a peu de coeur; il en aura beaucoup alors, et reprendra les terres qu'il a honteusement laissé usurper.--Il faut que le roi de Castille (Ferdinand III) en mange pour deux; car il a deux royaumes, et n'est pas bon pour en gouverner un seul; mais s'il en mange, qu'il se cache de sa mère; elle lui donnerait des coups de bâton.--Je veux qu'après lui en mange le roi de Navarre (Thibault, comte de Champagne), qui, selon ce que j'entends dire, valait mieux comte que roi». Ainsi du reste. [493] Voyez sa vie dans Millot, t. II, p. 79. Sa chanson sur la mort de Blacas est dans la vie de ce dernier, tom. I, p. 452. Les sirventes, où la satire ne s'exerçait que sur les moeurs, ont l'avantage de nous apprendre des usages et des folies de ce temps qui se rapprochent souvent de ce que l'on voit dans le nôtre. Le trait suivant, par exemple, nous dit quelle espèce de fard les vieilles femmes mettaient alors Pour réparer des ans l'irréparable outrage. «Je ne peux souffrir le teint blanc et rouge que les vieilles se font avec l'onguent d'un oeuf battu qu'elles s'appliquent sur le visage, et du blanc par-dessus, ce qui les fait paraître éclatantes depuis le front jusqu'au-dessous de l'aisselle[494]». Ces derniers mots prouvent aussi que l'habillement des femmes n'était pas plus modeste alors qu'aujourd'hui, même quand un autre intérêt que celui de la modestie l'aurait exigé d'elles. [494] Ce trait est tiré d'un sirvente d'Ogier ou Augier. Millot, t. I, p. 340. D'ailleurs on ne voit ici que du blanc, ce qui les aurait fait ressembler à des spectres; mais elles mettaient aussi beaucoup de rouge, comme une autre satire nous l'atteste. Elle est d'un certain moine de Montaudon, poëte satirique par excellence, qui n'épargnait personne dans ses sirventes, ni les femmes, ni les moines, ni même les Troubadours[495]. Le tour qu'il prend est vif et ingénieux. Les dames et les moines paraissent devant Dieu, se disputent entre eux et plaident en forme. «Tout est perdu, disent les moines; mesdames, vous nous faites grand tort en nous enlevant les peintures. C'est un péché de vous peindre si fort et de vous déguiser de la sorte; car jamais l'usage de la peinture ne fut inventé que pour nous, et vous vous rougissez tellement que vous effacez les images qu'on suspend dans nos chapelles.--Les dames répondent: La peinture nous a été donnée bien avant qu'on inventât les _ex voto_ pour les moines grands et petits. Je ne vous ôte rien, dit une dame, en peignant les rides qui sont au-dessous de mes yeux, et en les effaçant de manière à pouvoir traiter encore avec hauteur ceux qui s'affolent de moi. [495] Nostradamus n'a point parlé de lui. Voyez Crescimbeni, _Giunta alle Vite_, pag. 200, et Millot, tom. III, pag. 156. Dieu dit aux moines: _Si vous le trouvez bon_, je donne vingt ans pour se peindre aux femmes qui en ont plus de vingt-cinq; soyez plus généreux que moi, donnez-leur en trente.--Nous n'en ferons rien, répondent les moines, nous leur en donnerons dix _par complaisance pour vous_; mais sachez qu'après ce temps nous voulons être sûrs qu'elles nous laisseront en paix. Alors vinrent Saint-Pierre et Saint-Laurent, qui firent une bonne et ferme paix entre les parties, l'un et l'autre ayant juré de la maintenir. Ils retranchèrent cinq ans des vingt, et en ajoutèrent cinq aux dix. Ainsi fut vidé le procès, et les parties demeurèrent d'accord. Mais le poëte s'écrie que le serment est violé, que les femmes se mettent tant de blanc et de vermillon sur le visage, que jamais on n'en vit plus aux _ex voto_. Il nomme une quantité de drogues dont elles se servent, la plupart inconnues aujourd'hui. «Elles mêlent, dit-il, avec du vif-argent du cafera, du tifrigon, de l'angelot, du berruis, et s'en peignent sans mesure. Elles mêlent avec du lait de jument, des fèves, nourriture des anciens moines et la seule chose qu'ils demandent, par droit ou par charité, de sorte qu'il ne leur en reste plus rien[496]. Elles ont encore fait pis que tout cela; elles ont amassé provision de safran, et l'ont fait tellement enchérir qu'on s'en plaint outre-mer: mieux vaudrait-il qu'on le mangeât en ragoûts et en sauces que de le perdre ainsi. Il conviendrait du moins qu'elles prissent les étendards et les armes des croisés pour aller chercher outre-mer le safran qu'elles ont tant d'envie d'avoir». On voit par là que l'on tirait le safran de l'Orient, qu'on s'en servait pour la cuisine, et, ce qu'il est assez difficile de concevoir, qu'il entrait, même en très-grande quantité, dans la toilette des dames, avec le blanc, le rouge et encore d'autres couleurs[497]. [496] L'abbé Millot observe ici très-gravement qu'ils demandaient alors autre chose que des fèves. [497] Le moine de Montaudon en voulait au rouge des femmes. J'ai trouvé un autre dialogue sur le même sujet, entre Dieu et lui dans un manuscrit de la Bibliothèque impériale, n°. 7226. Le même poëte prend un tour à peu près semblable, et qui n'est pas moins vif, pour se venger apparemment de mauvaises réceptions qui lui avaient été faites dans quelques provinces, et montrer sa satisfaction du bon accueil qu'il avait reçu dans d'autres. Il était monté au ciel pour parler à Saint-Michel, qui l'avait mandé; il entendit Saint-Julien qui se plaignait à Dieu d'avoir été dépouillé de son fief et de tous ses droits. Autrefois quiconque voulait avoir bon gîte lui adressait le matin sa prière; mais avec les méchants seigneurs qui vivent à présent il ne reçoit plus de prière ni le matin ni le soir. Ils refusent l'hospitalité à tout le monde, ou laissent partir à jeûn le matin ceux à qui ils donnent à coucher; il est pourtant encore assez content des Toulousains, des Carcassonnois, des Albigeois; il n'a ni à se plaindre ni à se louer de quelques autres; enfin Saint-Julien, patron de l'hospitalité, distribue la louange ou le blâme selon que le poëte a été bien ou mal reçu. Folquet de Lunel[498], poëte très-dévot, fait, _au nom du Père glorieux qui forma l'homme à son image_, une satire générale des moeurs de tous les états, depuis l'empereur jusqu'aux aubergistes de village. «L'empereur, dit-il, exerce des injustices contre les rois, les rois contre les comtes; les comtes dépouillent les barons, ceux-ci leurs vassaux et leurs paysans. Les laboureurs, les bergers font à leur tour d'autres injustices. Les gens de journée ne gagnent point l'argent qu'ils exigent. Les médecins tuent au lieu de guérir, et ne s'en font pas moins payer. Les marchands, les artisans sont menteurs et voleurs, etc.». [498] Crescimbeni ne parle pas de lui. Voyez Millot, t. II, p. 138. Dans une autre satire ou sirvente satirique, Marcabres[499] s'en prend aux seigneurs, aux barons, à leurs femmes, aux Troubadours, à tout le monde, à qui il reproche une horrible corruption de moeurs. On y trouve cette image gigantesque, mais singulière. «Le monde est couvert d'un gros arbre touffu qui s'est étendu si prodigieusement qu'il embrasse tout l'Univers. Il a jeté de si profondes racines qu'il est impossible de l'abattre. Cet arbre est la méchanceté. Pour peu qu'on y touche ceux qui devraient protéger la vertu jettent les hauts cris. Comtes, rois, amiraux, princes, sont pendus à cet arbre par le lien de l'avarice, si fort qu'on ne saurait les détacher». [499] Nostradamus n'a donné sur ce poète qu'un tissu d'erreurs; Crescimbeni en corrige quelques-unes dans ses notes, mais non pas toutes. Voyez Millot, _ub. supr._, p. 250. Le clergé était alors dans toute sa puissance, et il en abusait. Les Troubadours ne l'épargnaient pas; quelques uns même lui prodiguaient des injures violentes et grossières. «Ah! faux clergé, lui dit Bertrand Carbonel[500], traître, menteur, parjure, voleur, débauché, mécréant, tu commets chaque jour tant de désordres publics que le monde est dans le trouble et la confusion. Saint-Pierre n'eut jamais rentes, châteaux ni domaines; jamais il ne prononça d'excommunications ou d'interdits. Vous ne faites pas de même, vous qui pour l'or excommuniez sans raison, etc. Que le Saint-Esprit qui prit chair humaine écoute mes voeux, dit Guillaume Figuiera[501], et qu'il te brise le bec, Rome; je ne puis comprendre combien tu es fourbe envers nous et envers les Grecs. Rome, tu traînes avec toi les aveugles dans le précipice; tu franchis les bornes que Dieu t'a données, car tu absous les péchés à prix d'argent, et tu te charges d'un fardeau plus fort qu'il ne t'appartient....... Dieu te confonde, Rome....! Rome de mauvaises moeurs et de mauvaise foi, etc.». [500] Voyez Nostradamus et Crescimbeni, corrigés par Millot, _ub. supr._, p. 432. [501] Millot, _ibid._, p. 448. Je rectifie sa traduction, qui n'est nullement conforme au texte; il en a fallu faire autant de plusieurs autres passages. _Lo Sain Esperitz Que receup cara humana Entenda mos precs_ _E fraigna tos becs, Roma; no'm entrecs Com' es falsa e trafana Vas nos e va'ls Grecs_. Pierre Cardinal, l'un des censeurs les plus âpres de moeurs de son siècle[502], n'a pas épargné les prêtres et les moines dans ses satires. «Indulgences, pardons, Dieu et le diable, ils mettent, dit-il, tout en usage. À ceux-là, ils accordent le paradis par leurs pardons; ils envoyent ceux-ci en enfer par leurs excommunications; ils portent des coups qu'on ne peut pas parer, et nul ne sait si bien forger des tromperies qu'ils ne le trompent encore mieux». Et plus loin: «Il n'est point de vautour qui évente de si loin une charogne que les gens d'église et les prédicateurs sentent un homme riche. Aussitôt ils en font leur ami; et quand il lui survient une maladie, ils lui font faire une donation qui dépouille ses parents.... Vous les voyez sortir tête levée des mauvais lieux pour aller à l'autel. Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers avaient coutume de gouverner les états; les clercs ont usurpé sur eux cette autorité, soit à force ouverte, soit par leur hypocrisie et leurs prédications, etc.». [502] Millot, t. III, p. 236 et suiv. Mais ce n'était pas seulement sur le clergé que la liberté des Troubadours s'exerçait; elle n'épargnait pas les objets les plus sacrés; et dans ce siècle où la religion avait tant d'empire sur les opinions et si peu sur les moeurs, où elle armait les croyants contre les incrédules, et même contre les croyants quand l'intérêt temporel de ses chefs le voulait ainsi, elle n'était guère plus respectée des poëtes dans leurs vers, que des moines dans leur conduite. C'était pour eux, même dans leurs poésies amoureuses, un sujet de figures, d'apostrophes ou de comparaisons comme les autres, et dont ils usaient tout aussi librement. L'un compare un baiser de sa dame[503] aux plus douces joies du Paradis; l'autre abandonnerait sans façon sa part de ce lieu de délices pour les faveurs de la sienne; un troisième[504], si Dieu le laisse jouir de son amour, croira que le Paradis est privé de liesse et de joie; un autre, quand il est auprès de sa maîtresse, fait le signe de la croix, tant il est émerveillé de la voir[505]; un autre encore assure que, s'il obtient le bonheur qu'il désire, il éprouvera ce que dit la Bible, qu'en bonne aventure un jour vaut bien cent, allusion très-profane à des paroles du psalmiste[506]; un autre enfin se croit en amour l'égal des grands et des rois: ces vaines distinctions de rang disparaissent, dit-il, devant Dieu, qui ne juge que les coeurs; puis s'adressant à sa dame: «O parfaite image de la Divinité, que n'imitez-vous votre modèle[507]»! Plusieurs, lorsqu'ils sont guéris de leur passion pour une femme mariée, ne croient pouvoir la quitter qu'en se faisant délier de leurs serments par un prêtre, et le prêtre vient très-sérieusement les dispenser de l'adultère[508]; d'autres, maltraités par leur dame, font dire des messes, brûler des cierges et des lampes pour se la rendre favorable[509]. [503] _E mi baisa la boqu'els huels amdos Don mi sembla lo ioy de Paradis_. BENARD DE VENTADUR. [504] Arnaud de Marveil: _Que si m'lais Dieus s'amor iauzir, Semblaria'm, tan la dezir, Ab lyeis Paradisus desertz_. [505] Arnaud Catalans. [506] _Dies una in atriis tuis super millia_. L'auteur de ce trait est Bernard de Ventadour. [507] Arnaud de Marveil. [508] Entre autres, Pierre de Barjac. Millot, t. I, p. 122. [509] Arnaud Daniel, dans Millot, t. II, p. 485. Dans Nostradamus, cela est plus fort, il entend mille messes par jour, priant Dieu de pouvoir acquérir la grâce de sa dame; p. 42. Dans le texte provençal, six messes selon quelques manuscrits, et mille messes selon d'autres. _Sis { {messas naug en perferi Mill { En art lum de ser e d'oli Che Dieus me don bon afert_. Dans des sujets plus graves, l'un[510], regrettant un Troubadour[511] que la mort vient d'enlever, dit que _Dieu l'a pris pour son usage_. Si la Vierge aime les gens courtois, ajoute-t-il, qu'_elle prenne celui-là_. L'autre[512], ayant perdu sa maîtresse, dit qu'il ne prie pas Dieu de la recevoir dans son Paradis; sans elle, le Paradis lui paraîtrait mal meublé de courtoisie. Raimond de Castelnau, dans une satire dirigée principalement contre les moines, dit que «si Dieu sauve, pour bien manger et avoir des femmes, les moines noirs, les moines blancs, les templiers, les hospitaliers et les chanoines auront le Paradis, et que S. Pierre et S. Paul sont bien dupes d'avoir tant souffert de tourments pour un Paradis qui coûte si peu aux autres[513]». Dans une pièce dévote consacrée à la Vierge, Peyre, ou Pierre de Corbian, affirme que tous les chrétiens savent et croient ce que l'ange lui dit _quand elle reçut par l'oreille Dieu qu'elle enfanta vierge_[514]. Il compare la merveille de son enfantement à l'action du soleil, dont la lumière traverse le verre sans le corrompre, comparaison qui a été répétée par d'autres poëtes, et même, je crois, par des docteurs. Peyre Cardinal tient un plaidoyer tout prêt pour le jour du jugement, en cas que Dieu veuille le damner[515]. Il dira à Dieu que _Dieu a grand tort_ de perdre ce qu'il peut gagner, et de ne pas remplir son Paradis autant qu'il peut; à saint Pierre, qui en est le portier, que la porte d'une cour doit être ouverte à tout le monde. Il prouvera enfin à Dieu, par de bons arguments, qu'il ne doit pas le damner pour des péchés qu'il n'eût pas commis s'il n'avait pas été au monde; mais il prie la sainte Vierge d'obtenir qu'il ne soit pas obligé d'en venir là avec son fils. [510] Deudes de Prades. [511] Hugues Brunet; Millot, t. I, p. 315. [512] Boniface Calvo, _ibid._, t. II, p. 366. [513] Boniface Calvo, p. 77. Le texte provençal dit; _Si monge nier vol Dieu que si an sal Per pro maniar ni per femnas tenir, Ni monge blanc per boulas amentir, Ni per erguelh temple ni l'ospital_, _Ni canonge per prestar a renieu, Ben tenc per folh sanh Peyre, sanh Andrieu Que sofriro per Dieu aital turmen, S'aiquest s'en uen aissi a salvamen_. [514] Millot, t. III, p. 233. [515] _ibid._, p. 268. Un Troubadour qui servait dans une croisade[516], mécontent du tour que les affaires y avaient pris, s'écrie: «Seigneur Dieu, si vous m'en croyiez, vous prendriez bien garde à qui vous donneriez les empires, les royaumes, les châteaux et les tours». Un autre[517], désespéré de la mort du bon roi saint Louis, si ardent à servir Dieu, maudit les croisades et le clergé, promoteur de la guerre sainte; il maudit Dieu lui-même qui pouvait le rendre heureux; il voudrait que les chrétiens se fissent mahométans, puisque Dieu est pour les infidèles. Dans une tenson de Peguilain, il propose à Elias, son interlocuteur, cette question à résoudre. Sa dame lui a permis de passer une nuit avec elle, mais sous promesse de ne faire que ce qu'elle voudra; il se croit obligé d'être fidèle à son serment. J'aimerais mieux le rompre, répond Elias; j'en serais quitte pour aller chercher des pardons en Syrie[518]; trait de lumière sur l'efficacité morale des pélerinages à la Terre-Sainte, des indulgences, des pardons et de toutes les superstitions de cette espèce. Dans une autre tenson entre Granet et Bertrand[519], deux Troubadours peu célèbres, Granet exhorte Bertrand à renoncer à l'amour et à travailler au salut de son âme en passant outre-mer, où l'antechrist est sur le point de détruire ceux qui y sont allés pour convertir les infidèles. Bertrand répond qu'il est fort aise du succès de l'antechrist; qu'il est prêt à croire en lui, dans l'espérance qu'il fléchira en sa faveur le coeur de sa maîtresse. Granet lui reproche l'indigne voie par laquelle il veut parvenir à son but. Ce bien, lui dit-il, serait payé trop cher par votre damnation. Tout est légitime pour sauver ma vie, répond Bertrand; je meurs pour la plus aimable des femmes, et ayant perdu l'esprit, si je pèche en me jetant dans les bras de l'antechrist, Dieu doit me le pardonner[520]». [516] Peyrols d'Auvergne; Millot, t. I, p. 322. [517] Austan d'Orlach, qui n'est connu que par cette pièce; Millot, t. II, p. 430. [518] Millot, t. II, p. 240. [519] _Ibid._, p. 133. [520] Millot, t. II, p. 135. Cette folie des croisades d'outre-mer fut souvent l'objet de leurs chants, et la croisade barbare contre les malheureux Albigeois, dont ils voyoient sous leurs yeux les horreurs, fut celui de leurs satires. Ils ne ménagent ni les guerriers qui massacraient des populations entières par ordre d'un pontife, ni les inquisiteurs qui livraient aux bûchers ce que le fer avait épargné, ni les moines, ni le clergé leurs complices, ni les papes moteurs intéressés et politiques de ce carnage religieux. La liberté de leurs expressions passe tout ce qu'on s'est permis dans des siècles à qui l'on fait un grand reproche de n'avoir pas respecté des superstitions sanguinaires. Mais ces horreurs eurent aussi parmi eux des apologistes. Il se trouva des Troubadours qui ne rougirent point de les chanter. Folquet de Marseille fit plus[521], il ne chanta point la croisade; il la suscita, la soutint, en attisa en quelque sorte les bûchers et les fureurs. Folquet avait dans sa jeunesse aimé, rimé, mené une vie errante et adonnée au plaisir, comme les Troubadours ses confrères. Sa tête ardente avait passé subitement à d'autres extrémités. Devenu moine de Citeaux, bientôt abbé, et peu de temps après évêque de Toulouse dès qu'il vit la persécution et la proscription s'élever contre les Albigeois et contre le comte de Toulouse, il se joignit aux persécuteurs. Il servit de son influence, de ses conseils, de ses prédications violentes les croisés et leur chef, le trop fameux comte de Montfort. Après avoir vaincu par les armes du fanatisme le comte son seigneur, dans Toulouse même, capitale de ses états, il alla présenter au pape le fondateur des Dominicains et de l'Inquisition, qu'il établit solidement dans son diocèse, et qui y a régné si long-temps. Perdigon, simple Troubadour, élevé par son talent à la dignité de chevalier et à la fortune[522], le déshonora par la part qu'il prit aux intrigues et aux violences de Folquet. Il chanta même la défaite et la mort du roi d'Arragon son bienfaiteur, défenseur du comte Raimond, à la bataille de Muret[523]. Vers la fin du même siècle, lorsque les bûchers étaient éteints, l'imagination d'un comte de Foix[524] les rallumait encore, et en menaçait tous ceux qui se renommeraient de l'Arragon. «Leurs cendres, disait-il, seront jetées au vent, leurs âmes envoyées en enfer». [521] Millot, t. I, p. 179 et suiv. [522] Millot, t. I, p. 428. [523] En 1213. [524] Roger Bernard III; Millot, t. II, p. 472. Mais rien dans tout cela n'est aussi fort et ne peint aussi bien les fureurs de l'inquisition que ce qu'un naïf inquisiteur fit lui-même, ne croyant sans doute laisser qu'un monument des victoires de sa dialectique et des triomphes de la foi. C'est un dominicain nommé Izarn[525], l'un des suppôts les plus actifs de ce tribunal exécrable, et chez qui l'on voit avec regret la lyre d'un Troubadour dans les mains d'un brûleur d'hommes. La pièce qu'il nous a laissée est un monument précieux[526]; c'est une controverse entre lui et un théologien albigeois; elle n'a pas moins de huit cents vers alexandrins. Il lui prouve d'abord très-sérieusement par des passages latins de la Bible que ce n'est point le diable, mais Dieu qui a créé l'homme; ensuite il le plaisante à sa manière sur les assemblées de ses prosélytes et sur la façon dont ils se communiquaient le saint-esprit; puis il reprend ses argumentations, et pour leur donner plus de force il ajoute en propres mots: «Si tu refuses de me croire, _voilà le feu qui brûle tes compagnons tout prêt à te consumer_[527]». Après de nouveaux efforts de dialectique, il lui dit encore: «_Ou tu seras jeté dans le feu_, ou tu te rangeras de notre côté, nous qui avons la foi pure avec ses sept échelons appelés sacrements». De l'explication des dogmes il passe à la défense du mariage, et supposant que son antagoniste n'est pas sur ce point de l'avis de Dieu et de Saint-Paul: «On apprête le feu, dit-il, et la poix et les tourments où tu dois passer[528]..... Avant que je te donne ton congé, dit-il encore, et que je te laisse entrer dans le feu[529], je veux disputer avec toi sur la résurrection au jugement dernier. Tu n'y crois pas; cependant rien n'est plus certain». Et c'est en effet avec le ton de la certitude qu'il lui donne pour preuve ce que les incrédules présentent comme objection. «Si la tête d'un homme était outre-mer, un de ses pieds à Alexandrie, l'autre au mont Calvaire, une main en France et l'autre à Haut-Vilar[530], que le corps fût en Espagne, où on l'eût fait porter, qu'il fût brûlé et mis en cendres, et qu'on pût le jeter au vent, il faut qu'au jour du jugement tout se rassemble et reprenne la forme qu'il avait au baptême; la preuve en est dans le livre de Job, etc.». Il ne cesse de lui répéter le plus fort de ses arguments, celui du feu. «Hérétique, lui dit-il, avant que le feu te saisisse et que tu sentes la flamme, puisque notre croyance est meilleure que la tienne, je voudrais bien que tu me dises pour quelle raison tu nies notre baptême[531]....» Enfin, pour péroraison, avant que le pauvre hérétique réponde, il lui montre le feu qui s'allume[532] «Ecoute, ajoute-t-il le cor va déjà par la ville, le peuple s'assemble pour voir la justice qui va se faire et comment tu vas être brûlé». Ce ne sont plus ici des forfaits imputés à l'inquisition naissante que l'on ose nier et dont on essaie de la défendre, c'est l'inquisition elle-même qui nous apparaît en personne, qui proclame, en chantant, ses triomphes, et qui prononce, avec le sourire du tigre, ses épouvantables arrêts. [525] Ni Nostradamus, ni Crescimbeni n'ont parlé de cet inquisiteur poëte. Voyez Millot, t. II, p. 42 et suiv. [526] Ce poëme est à la Bibliothèque impériale, dans un manuscrit provençal du fond de d'Urfé; il est intitulé: _Aiso fon las novas del Heretic_. En voici les premiers vers: _Diguas me tu heretic, parl'ap me un petit, Que tu non parlaras gaire que iat sia grazit, Si per forsa n'ot ve, segon c'avenz auzit. Segon lo mieu veiaire ben as Dieu escarnit Tan fe e ton baptisme renegat e guerpit_ _Car crezes que Diables t'a format e bastit E tan mal a obrat e tan mal a ordit Pot dar salvatios falsamen as mentit. Veramen fetz Dieu home et el l'a establit E'l formet de sas mas aisi com es escrit_: Manus tuoe fecerunt me et plasmaverunt me. [527] _E s'aquest no vols creyre vec t'el foc arzirat Que art tos companhos........., Si cauziras el foc o remanras ab nos C'avem la fe novela ab los sept escalos Que son ditz sacramens los cals mostra razos Que devem creyre tug a salvamen de nos_. [528] _E tu malvat her'tic iest tant desconoissens Que nulla re qui es mostr' per tant de bos guirens, Con es de Dieu e san Paul non iest obédiens, Nit' pot entrar en cor ni passar per las dens Per qu'el foc s'aparelha e la peis el turmens Per on deu espassar_.......... [529] _Ans que ti don comiat nit' lais el foc intrar De resurrectio vuelh ab tu disputar...... ......................................... Si la testa de l'hom era lai otramar. L'us pos en Alissandria, l'autr'eg Monti-Calvar, La una ma en Fransa, l'autra en Autvilar, El cors fos en Espanha que si fos fag portar, Que fos ars e fos cenres c'om to poques ventar Lo dia del judizi coven apparelhar En eissa quela forma que fon al bateiar. En la sant escriptura o podes a trobar: Job_, etc. [530] Millot, qui ne fait ici, comme à son ordinaire, que copier la traduction de Sainte-Palaye, traduction que l'on est souvent obligé de rectifier quand on la rapproche du texte, met après ce mot _Haut-Vilar_ (lieu inconnu); et en effet il serait difficile de deviner ce que veut dire ce _Aut-Vilar_, opposé à la France: mais on peut très-bien se passer de le savoir. [531] _Heretic, be volria ans qu'el foc te prezes, Ni sentisses la flamma, fin est mieg nostre cres, Que diguas lo veiaire per cal razo descies Lo nostre baptisti li que bos essanct es_. [532] _Si ara not confessas, lo foc es alucatz, El corn va per la vil al pobl' es amassatz Per vezer la justizia, c'adès seras crematz_. À ne considérer les Troubadours que sous le point de vue littéraire, et plus particulièrement sous celui qui nous a conduits à parler d'eux, on voit dans leurs poésies des traces de l'imitation des poésies arabes et le modèle des premières formes qu'eut en naissant la poésie moderne. Un grand nombre de chansons et de sirventes commencent par des descriptions du printemps ou des comparaisons tirées des fleurs, de la verdure, du chant des oiseaux, du cours des ruisseaux, de la fraîcheur des fontaines. Tout cela est oriental, ainsi que l'emploi assez fréquent du rossignol dans des descriptions poétiques ou dans des messages d'amour. C'est aussi dans leurs chansons que se trouvent pour la première fois ces recherches de pensées et d'images galantes inconnues aux poëtes anciens. C'est là qu'on entend un amant dire, en parlant des yeux de sa dame: «Un doux regard qu'ils me lancèrent à la dérobée fraya le chemin à l'amour pour passer à travers mes yeux au fond de mon coeur». C'est là qu'un autre amant dit que ses yeux ont vaincu son coeur, et que son coeur l'a vaincu lui-même[533]; que ses yeux en meurent, et que lui et son coeur en meurent aussi; car ses yeux le font mourir de tristesse, d'envie et de souffrance; ils meurent eux-mêmes de douleur et son coeur de désir[534] qu'un autre enfin assure que la main de sa dame, qu'il vit quand elle ôta son gant, lui enleva le coeur, et que ce gant a rompu la serrure dont il avait fermé son coeur contre l'amour[535]. [533] Hugues de Saint-Cyr; Millot, t. II, p. 178. [534] Millot s'en est tenu à la première phrase, et a dissimulé le reste; le manuscrit provençal porte littéralement: _Gent an sauput mey huelh uenser mon cor E'l cor a uensut me_. .......................................... _Moron miey huelh, el ieu e'l cor en mor_. .......................................... _Que'm fan mos huelhs qu'aissy'm uolon aucire De pessamen, d'enuey e de cossir, E'ls huelhs de dol e mon cor de dezir_. [535] Aimery de Belenvei; Millot, t. II, p. 334. Ailleurs, il s'élève une dispute entre le coeur d'un poëte et sa raison au sujet des plaintes que font les amants contre les dames, et chacun défend sa cause avec toutes les ressources de l'esprit. L'amour qui fait veiller en dormant, qui peut brûler dans l'eau, noyer dans le feu, lier sans chaîne, blesser sans faire de plaie; tout cela est littéralement dans des chansons de Troubadours[536]. Quand nous retrouverons par la suite ces sortes de subtilités dans les meilleurs poëtes italiens, nous n'aurons donc pas de peine à en reconnaître la source. Elle découle originairement de la poésie des Arabes, qui en est remplie. Les Provençaux en les prenant pour modèles n'avaient ni le goût formé ni les exemples d'un meilleur style qui auraient pu les en garantir, et quand ils portèrent cette contagion en Italie, rien ne pouvait non plus y en arrêter les progrès. [536] Dans une pièce de Pierre Vidal. CHAPITRE VI. _État des Lettres en Italie au treizième siècle; commencement de la Poésie italienne; Poëtes siciliens; L'empereur Frédéric II; Pierre des Vignes; Nouveaux troubles en Italie après la mort de Frédéric; Écoles et Universités; Grammairiens; Historiens; Poésie latine; Poëtes siciliens depuis Frédéric; Poëtes italiens avant le Dante_. Nous avons vu quel fut, chez les Arabes ou Sarrazins, le sort des sciences et des lettres. Nous avons aperçu dans les communications immédiates de ces conquérants de l'Espagne avec les provinces méridionales de la France, la cause, sinon absolue, du moins occasionnelle et puissamment déterminante de l'amour des Provençaux pour la poésie, l'origine d'une partie de leurs fictions romanesques, de leurs formes poétiques et des défauts brillants de leur style; nous avons ensuite vu les Troubadours se répandre avec leur nouvel art dans les petites cours féodales de la France, de l'Espagne et de l'Italie, exciter l'admiration, chanter l'amour, inspirer la joie, devenir l'âme des plaisirs et des fêtes, et recueillir pour récompense des honneurs, des présents, la faveur des souverains, et, ce qui était souvent d'un plus grand prix à leurs yeux, les faveurs des belles. Leur fréquentation dans les cours de la Lombardie au douzième siècle est certaine; leurs succès et l'estime que l'on y fit d'eux ne le sont pas moins; le soin qu'on y prit d'apprendre le provençal pour les mieux entendre et l'empressement qu'avaient un assez grand nombre d'Italiens qui se sentaient le génie poétique, mais à qui il manquait une langue, de faire des vers provençaux et de se mettre eux-mêmes au rang des Troubadours, en sont des preuves incontestables. Sans cela, _Calvi_ de Gênes, _Giorgi_ de Venise, Percival _Doria_, dont le nom dit assez la patrie, le fameux _Sordel_ et plusieurs autres ne grossiraient pas leur liste. Quand la langue italienne naquit et qu'elle put subir le joug de la mesure et de la rime, il n'est pas douteux encore que l'exemple des Troubadours ne servît de règle et d'objet d'émulation partout où l'on avait pu entendre ou lire leurs productions. Les deux langues furent quelque temps rivales, et parurent se disputer l'empire[537]; mais l'italien resta bientôt maître du champ de bataille, et le provençal disparut avec la gloire passagère des Troubadours. [537] Tiraboschi, t. IV, liv. III, chap. 3. Ce ne fut cependant pas en Lombardie que se firent entendre les premiers essais de poésie en langue italienne; il est vrai du moins que ce n'est pas de ceux qui purent y paraître que se sont conservés les plus anciens fragments connus. C'est en Sicile qu'ils reçurent la naissance; c'est dans ce pays, successivement occupé par les Grecs, par les Sarrazins, par les Normands, visité par les Provençaux, et où régnait alors l'empereur d'Allemagne Frédéric II, que la lyre italienne bégaya ses premiers accords; et une circonstance qui ajoute à la gloire poétique de cet empereur, c'est qu'il fut en quelque sorte le premier à donner le tort et l'exemple. Les recueils d'anciennes poésies contiennent bien quelques morceaux qui peuvent être antérieurs de peu de temps à ce qui nous reste de Frédéric. On cite surtout une chanson d'un certain _Ciullo d'Alcamo_, sicilien; mais on ne sait rien de ce _Ciullo_, sinon qu'il vivait à la fin du douzième siècle, et sa chanson, qui est en strophes de cinq vers d'une construction bizarre, écrite dans un jargon plus sicilien qu'italien, mérite à peine d'être comptée[538]. L'honneur de la priorité reste donc à Frédéric II. On sentira mieux le mérite qu'il eut à s'occuper des lettres, si l'on se rappelle les principales circonstances de sa vie et l'agitation où furent pendant son règne et l'Italie et ses autres états. [538] Cette chanson, telle que la rapporte l'Allacci, _Poeti Antichi_, p. 408 et suiv., est composée de trente-deux strophes, qui paraissent en effet de cinq vers; mais alors il faut que les trois premiers soient de quinze syllabes. On a eu beau les comparer aux vers politiques des Grecs, ou à nos vers alexandrins, ils ne ressemblent réellement ni aux uns ni aux autres, ni à aucune espèce de vers connus. En voici la première strophe: _Rosa fresca aulentissima capari in ver l'estate Le Donne te desiano pulcelle e maritate Traheme deste focora se teste a bolontate Per te non aio abento nocte e dia Pensando pur di voi Madonna mia_. Il est aisé de voir que chacun des trois premiers vers doit se diviser en deux, dont le premier est un vers de huit syllabes, de ceux qu'on appelle _sdruccioli_, et le second un vers de sept syllabes. L'usage d'écrire de suite, non seulement deux vers, mais tous les vers d'une strophe, est commun dans les anciens manuscrits italiens et provençaux; c'est donc ainsi que ces premiers vers doivent être écrits: _Rosa fresca aulentissima Capari in ver l'estate Le donne te desiano Pulcelle e maritate Traheme deste focora Se teste a bolontate Per te non aio_, etc. La strophe est ainsi de huit vers; la forme en est toute provençale, entremêlée de vers de différentes mesures et de vers rimés et non rimés. Cette chanson, écrite comme elle doit l'être, est une preuve de plus de l'influence de la poésie provençale sur les premiers essais de poésie italienne. (Voy. Crescimbeni, _Ist. della volgar Poes._, t. III, p. 7.) Frédéric Barberousse avait laissé pour héritier son fils Henri VI, marié avec l'héritière du royaume de Sicile, et qui devint, par l'extinction des derniers restes de la race normande, le maître de ce royaume. Lorsque Henri mourut, lorsque sa femme Constance le suivit un an après, Frédéric leur fils était encore enfant. Une combinaison singulière de circonstances avait engagé sa mère à lui donner en mourant pour tuteur Innocent III, et fit croître à l'ombre du trône pontifical le futur successeur de tant de souverains, ennemis en quelque sorte naturels des papes, et destiné à l'être lui-même plus qu'aucun d'eux. Deux noms rivaux étaient nés en Allemagne des divisions de l'Empire, et contribuaient à perpétuer ces divisions[539]. Un fief ou château de Conrad le Salique, appelé Gheibeling ou Waibling, et situé dans le diocèse d'Augsbourg, avait transmis à la famille de cet empereur le nom de Gheibelings ou Gibelins. L'ancienne famille des Guelfes ou Welf, qui possédait alors la Bavière, ayant eu plusieurs démêlés avec les empereurs descendants de Conrad, ce nom de Guelfe était devenu celui d'un parti d'opposition dans l'Empire. Plusieurs empereurs de la maison Gheibeling avaient fait la guerre aux chefs de l'église; les Guelfes leurs antagonistes avaient pris la défense des papes, et dès-lors les noms de Gibelins et de Guelfes s'étaient étendus dans l'Empire et dans l'Italie, le premier aux ennemis du St.-Siège, et le second à ses partisans. [539] Muratori, _Antich. ital._, Dissert. 41. Lorsqu'après un interrègne de dix ans, Othon, chef du parti Guelfe en Allemagne, obtint l'Empire sans qu'il eût été même question de Frédéric, nommé cependant roi des Romains du vivant de son père, Othon IV, devenu Gibelin en devenant empereur, vit le pape lui opposer le jeune Frédéric, dernier rejeton du sang des Gibelins, et Guelfe par sa position, en attendant qu'il devînt Gibelin à son tour par son élévation à l'Empire. Innocent traita Othon d'usurpateur, dès qu'Othon voulut s'opposer aux usurpations du St.-Siège. Il prétexta contre lui les intérêts de son pupille, à qui il donna pour appui les rois d'Arragon et de France, afin de les donner à Othon pour ennemis. Mais il mourut avant d'avoir pu abattre l'un par l'autre. Le règne de ce pontife ambitieux est marqué par l'accroissement du pouvoir des papes, quoique ce pouvoir ne s'élevât point encore jusqu'à la souveraineté de Rome; il l'est aussi par cette fatale croisade qui ruina l'Empire grec et en prépara la destruction totale, et par cette autre croisade non moins funeste et plus horrible dont le midi de la France fut le théâtre, dont des milliers de chrétiens furent les victimes pour quelques différences d'opinion[540], et dans laquelle le fer et le feu des combats eurent pour auxiliaire le feu nouvellement allumé des bûchers de l'inquisition. [540] On accusait les malheureux Albigeois d'avoir adopté l'hérésie des Pauliciens, qui tenait du manichéisme ou de la doctrine des deux principes. Leurs partisans nient qu'ils l'eussent adoptée; les partisans des Pauliciens nient même qu'ils professassent cette doctrine; mais ce n'est pas là la question. La question est de savoir si cette opinion des deux principes, ou toute autre de même nature, peut légitimer les exécrables barbaries qu'exercèrent sur les Albigeois des gens qui prétendaient croire en Dieu, mais bien dignes de ne croire qu'au diable. Son successeur Honorius III ne voulut, même après la mort d'Othon, couronner Frédéric empereur qu'après avoir exigé de lui le voeu d'aller à la tête d'une nouvelle croisade reconquérir la Palestine; mais Frédéric, alors âgé de vingt-six ans[541], et père d'un fils qui en avait dix[542], voyant que l'Allemagne avait besoin de sa présence, et dans quelle anarchie étaient ses états de Sicile et de Naples, se montra peu empressé d'accomplir ce voeu. On lui attribue même des vues plus grandes et plus solides. Il avait, dit-on, conçu le projet de réunir dans un seul état l'Italie entière[543], projet qui occupa dans tous les temps ceux qui s'intéressèrent véritablement à la prospérité de ce beau pays, mais auquel l'intérêt particulier des papes s'opposa toujours. Sommé plusieurs fois de tenir sa parole, et devenu même, par son second mariage[544], héritier éventuel du royaume de Jérusalem, dont les Sarrazins étaient les maîtres, il se dispose enfin à partir avec une armée[545]; mais une épidémie se déclare parmi ses troupes; il en est atteint lui-même; il remet son entreprise à l'année suivante. Grégoire IX, plus impatient encore qu'Honorius de voir l'empereur quitter l'Italie, l'excommunie pour ce délai. Frédéric part[546]: Grégoire l'excommunie de nouveau, et qui pis est, fait prêcher contre lui, dans ses états de Naples, une croisade. Frédéric réussit dans la sienne à Jérusalem mieux qu'on ne le voulait à Rome. Il revient enfin, après des difficultés, des désagréments sans nombre et des périls personnels où son excommunication l'avait jeté[547]. Il en éprouve de nouveaux en Italie, et se voit forcé de se battre avec ses croisés contre les croisés du pape. Le pontife vaincu[548] a recours aux armes de sa profession. Il l'accuse d'hérésie dans des lettres pastorales. Il fait plus: il soulève contre lui une nouvelle ligue lombarde qu'il soutient pendant près de dix ans par ses exhortations et par ses intrigues. [541] C'était en 1228, deux ans après la mort d'Othon. [542] Henri, qu'il fit couronner roi des Romains. [543] Voltaire, _Essai sur les Moeurs_, etc. ch. 52; Gibbon, _Decline and fall_, etc., c. 59. [544] Après la mort de Constance d'Arragon, sa première femme, il épousa la fille de Jean de Brienne, roi titulaire de Jérusalem. [545] 1227. [546] Août 1228. [547] La position où le mit l'obstination du pape à le poursuivre comme excommunié jusque dans Jérusalem même, est si singulière, que le bon Muratori, en rapportant dans ses Annales ces faits étranges, ne peut s'empêcher de dire: _Non potrà di meno di non istrignersi nelle spalle, chi legge si futte vicende_. Ann. 1229. [548] 1230. Le pontife qui le remplace après la courte apparition de Célestin IV sur le trône papal[549], Innocent IV va plus loin, et dépose formellement Frédéric à Lyon en plein concile[550]. Il déclare l'Empire vacant, et fait élire successivement à sa place deux prétendus empereurs. Frédéric dans ses états d'Italie tient tête en homme de courage; mais sa vie est troublée jusqu'à la fin, et si l'on en croit même quelques auteurs, elle est abrégée par un parricide[551]. [549] Grégoire IX étant mort le 21 août 1241, Célestin IV qui lui succéda, mourut dix-sept ou dix-huit jours après; Innocent IV le remplaça, le 26 juin 1243, après un long interrègne, causé par les dissensions qui agitaient alors le sacré collège. [550] Le 17 juillet 1245: ce fut après l'avoir fait accuser, par un évêque italien, et par un archevêque espagnol, d'être hérétique, épicurien et athée. (Voyez les Annales de Muratori.) [551] Ces auteurs accusent Mainfroy, fils naturel de Frédéric, de l'avoir étouffé dans sa dernière maladie, Voltaire (_Essai sur les Moeurs_, etc., chap. 51) croit que ce fait est faux, et les historiens italiens les plus sensés pensent de même. Les historiens d'Italie[552], quoique prévenus contre lui à cause de ses querelles avec Rome, conviennent de ses grandes qualités, de ses talents et de l'étendue de ses connaissances. Il savait, outre la langue italienne, telle qu'elle était alors, le latin, le français, l'allemand, le grec et l'arabe. La philosophie, du moins celle de son temps, lui était familière, et il en encouragea l'étude dans toute l'étendue de ses états. Avant lui, la Sicile était privée de tout établissement littéraire; il y fonda des écoles, et appela du continent des savants et des gens de lettres; il créa l'université de Naples, qui devint presque dès sa naissance la rivale de la célèbre université de Bologne. Il redonna un nouvel éclat à l'école de Salerne, qui languissait, et pourvut par des lois utiles aux abus qui s'étaient introduits dans la médecine. Il fit traduire du grec et de l'arabe plusieurs livres intéressants pour cette science, qui n'avaient point encore été traduits: il en fit autant de quelques ouvrages d'Aristote, dont il ordonna l'étude dans ses états de Naples, et même dans les universités de Lombardie. Sa cour, dit un ancien auteur[553], était le rendez-vous des poëtes, des joueurs d'instruments, des orateurs, des hommes distingués dans tous les arts. Il établit à Palerme une académie poétique, et se fit un honneur d'y être admis avec ses deux fils, Enzo et Mainfroy, qui cultivaient aussi la poésie. Une des études favorites de Frédéric était celle de l'histoire naturelle; on retrouve une partie des connaissances qu'il y avait acquises dans un traité qu'il nous a laissé de la chasse à l'oiseau[554]. Il n'y traite pas seulement des oiseaux dressés à la chasse, mais de toutes les espèces en général; des oiseaux d'eau, de ceux de terre, de ceux qu'il appelle moyens, et des oiseaux de passage. Il parle de la nourriture de ces différentes espèces, et de ce qu'elles font pour se la procurer. Il décrit les parties de leurs corps, leur plumage, le mécanisme de leurs ailes, leurs moyens de défense et d'attaque. Ce n'est que dans le second livre qu'il en vient aux oiseaux de proie, et qu'il enseigne l'art de les choisir, de les nourrir, de les former à tous les exercices qui en font des oiseaux chasseurs, et qui font servir au plaisir de l'homme, plus vorace qu'eux, l'instinct de voracité qu'ils ont reçu de la nature. [552] Ricordano Malespini, _Stor. fior._ Giov. Villani, _Stor._ Tiraboschi, _Stor. della Lett. ital._, t. IV, liv. III, etc. [553] _Cento Novelle Antich. nov._ 20. [554] _De Arte venandi cum avibus_. Ce traité, divisé en deux livres, ne s'est point conservé en entier. Mainfroy, fils de Frédéric, en avait suppléé plusieurs parties et des chapitres entiers. C'est sur un manuscrit rempli de lacunes, qui appartenait au savant Joachim Camérarius, qu'il fut imprimé à Augsbourg (_Augustoe vendelicorum_) en 1569, in-8º. Il n'est resté de poésies de Frédéric II, qu'une ode ou chanson galante, dans le genre de celles des Provençaux, et que l'on croit un ouvrage de sa jeunesse: on y voit la langue italienne à sa naissance, encore mêlée d'idiotismes siciliens[555], et de mots fraîchement éclos du latin, qui en gardaient encore la trace[556]. L'ode est composée de trois strophes, chacune de quatorze vers, l'entralacement des rimes est bien entendu et tel que les lyriques italiens le pratiquent souvent encore. Les pensées en sont communes, et les sentiments délayés dans un style lâche et verbeux, mais cela n'est pas mal pour le temps et pour un roi, qui avait tant d'autres choses à faire que des vers[557]. Nous avons vu un autre Frédéric en faire de meilleurs, mais plus de cinq cents ans après; et le Frédéric de Sicile n'avait pas, comme celui de Prusse, un Voltaire pour confident et pour maître. [555] Tiraboschi, t. IV, liv. III, ch. 3; Crescimbeni, _Istoria della volgar poesia_, t. III. [556] Comme _eo_ venu d'_ego_, moi, qui était prêt à devenir _io_, et _meo_, mien, qui est le mot latin même, et qui devint peu de temps après _mio_. [557] Voici la première strophe de sa _canzone_: _Poiche ti piace, amore, Ch'eo deggia trovare_ _Faron de mia possanza Ch'eo vegna a compimento. Dato haggio lo meo core In voi, Madonna, amare; E tutta mia speranza In vostro piacimento. E no mi partiraggio Da voi, donna valente; Ch'eo v'amo dolcemente: E piace a voi ch'eo hoggia intendimento; Valimento mi date, donna fina; Che lo meo core adesso a voi s'inchina_. La forme de cette strophe, l'entrelacement des vers et des rimes, le mot _trovare_, trouver, employé au deuxième vers, pour rimer, faire des vers, etc., tout annonce ici l'imitation de la poésie des troubadours. Il avait pourtant un secours à peu près de même espèce dans son célèbre chancelier Pierre des Vignes, homme d'un grand savoir, d'une haute capacité dans les affaires, et de plus philosophe, jurisconsulte, orateur et poëte. Né à Capoue d'une extraction commune, il étudiait à Bologne dans l'état de fortune le plus misérable. Le hasard le fit connaître de Frédéric, qui l'apprécia, l'emmena à sa cour, et l'éleva successivement aux emplois de la plus intime confiance et aux plus hautes dignités. Pierre des Vignes partagea les vicissitudes et les agitations de sa fortune. Les ambassades les plus importantes et les commissions les plus délicates exercèrent ses talens et son zèle. Dans une circonstance solennelle, devant le peuple de Padoue, et en présence de l'empereur même, il combattit en sa faveur les effets de l'injuste excommunication du pape, avec des vers d'Ovide, d'où il tira le texte de son discours[558]. Cela prouve que les bons poëtes latins lui étaient familiers, et l'on s'en apercoit au style d'une de ses _canzoni_ qui nous a été conservée[559]. Elle est en cinq strophes de huit vers en décasyllabes. On y voit plusieurs comparaisons qui relèvent un peu l'uniformité des idées et des sentiments. Il se compare à un homme qui est en mer, et qui a l'espérance de faire route quand il voit le beau temps[560]. Il voudrait ensuite, ce qui n'est pas d'une poésie trop noble, pouvoir se rendre auprès de sa maîtresse en cachette comme un larron, et qu'il n'y parût pas[561]; s'il pouvait lui parler à loisir, il lui dirait comment il l'aime depuis long-temps, plus tendrement que Pirame n'aima Tisbé. On reconnaît ici son goût pour Ovide. Dans la dernière strophe, il s'adresse à sa chanson même, comme les Troubadours le faisaient quelquefois et comme les poëtes italiens l'ont presque toujours fait depuis. [558] _Leniter ex merito quidquid patiare ferendum est: Quoe venit indignè poena, dolenda venit_. (OVIDE.) [559] Elle parut pour la première fois dans le Recueil des _Rime Antiche_, donné par Corbinelli, à la suite de la _Bella mano_ de Giuste de' Conti, Paris, 1595, in-8°. On la trouve aussi dans Crescimbeni, _Istor. della volg. poes._, t. I, p. 130 et ailleurs. [560] _Come uom che è in mare ed ha speme di gire Quando vede lo tempo, ed ello spanna_, etc. [561] _Or potess' io venire a voi, amorosa, Come il ladron ascoso, e non paresse; Ben lo mi terria in gioja avventurosa Se l'amor tanto di ben mi facesse. Si bel parlare, donna, con voi fora; E direi come v'amai lungamente, Più che Piramo Tisbe dolcemente E v'ameraggio, in fin ch'io vivo, ancora_. Il est resté de lui une autre _canzone_ en cinq strophes de neuf vers d'inégales mesures et en rimes croisées[562]: mais elle ne vaut pas la première, et il est inutile d'en rien dire de plus. Il ne l'est pas au contraire de parler d'une troisième pièce, moins étendue, et dont le mérite poétique est tout aussi médiocre, mais dont la forme exige qu'on y fasse quelque attention. Quatorze vers y sont partagés en deux quatrains suivis de deux tercets. Dans les deux quatrains, La rime avec deux sons frappe huit fois l'oreille. [562] On la trouve dans le Recueil des _Diversi poeti Antichi Toscani_, donné par les Giunti, en 1527. Deux nouvelles rimes servent pour les deux tercets; enfin c'est un véritable sonnet, et, à très-peu de chose près, construit comme ceux de Pétrarque. Nouvelle preuve que cette forme de poésie, ignorée des Provençaux, quoiqu'ils en connussent le titre, est d'origine sicilienne, et remonte jusqu'au treizième siècle[563]. [563] Voici cette pièce, qui, malgré la médiocrité des idées et la grossièreté du style, forme un monument curieux; elle a été publiée par l'Allacci, _Poeti Antichi_, etc. _Peroch' amore no se po vedere E no si trata corporalemente, Quanti ne son de si fole sapere Che credono ch'amor sia niente. Ma poch' amore si faze sentere, Dentro dal cor signorezar la zente, Molto mazore presio de avere Che sel vedesse vesibilemente. Per la vertute de la calamita Come lo ferro atra' non se vede Ma si lo tira signorevolmente. E questa cosa a credere me'noita Ch'amore sia e dame grande fede, Che tutt'or fia creduto fra la zente_. La seule différence qu'il y ait, quant à la forme, entre ces deux tercets et ceux des sonnets les plus réguliers, est que l'une des deux rimes des quatrains, _ente_, y est conservée, et que les tercets sont ainsi sur trois rimes, au lieu de n'être que deux. Les mots _la zente_ y sont aussi répétés à la fin de deux vers, ce qui pèche contre la règle qui défend qu'_un mot déjà mis ose s'y remontrer_; règle qui est de rigueur en Italie comme en France. On peut remarquer dans ce sonnet le _z_ vénitien, employé plusieurs fois au lieu du _ci_ et du _gi_, comme _faze_, _signorezar_, _la zente_; soit que l'on prononçât alors ainsi en Sicile, soit que ces vers nous aient d'abord été transmis par un copiste vénitien. On a de Pierre des Vignes six livres de lettres écrites en latin, soit en son nom, soit en plus grand nombre au nom de son empereur, et qui ont été imprimées plusieurs fois[564]. Elles sont intéressantes pour l'histoire: on y voit, comme dans un tableau vivant, et les obstacles suscités sans cesse contre Frédéric par la cour de Rome, et son infatigable activité à les vaincre. On y voit avec plus de plaisir quelques traces de la protection accordée aux lettres par l'empereur et par son chancelier. On a long-temps attribué, ou à l'un ou à l'autre, car on se partageait entre eux, un ouvrage dont le titre seul a causé un grand scandale; je dis le titre seul, puisqu'il paraît constant, non seulement que le livre n'est ni de Frédéric, ni de Pierre, mais qu'il n'exista jamais. C'est le fameux livre des _trois Imposteurs_. Entre les calomnies que Grégoire IX répandit contre le roi de Sicile, il l'accusa dans une circulaire à tous les princes et à tous les évêques, d'avoir dit hautement que le monde avait été trompé par trois imposteurs, Moïse, Jésus et Mahomet. Frédéric répondit à cette circulaire par une autre, où il nia formellement qu'il eût tenu ce propos. L'accusation acquit par là plus de publicité, et comme c'est toujours en croissant que la calomnie se propage, d'un propos on fit bientôt un livre, dont on accusa l'empereur, ou par accommodement son chancelier. [564] La première édition fut faite à Bâle en 1566; la seconde à Amberg, en 1609, etc. Ce dernier eût été heureux s'il n'eût jamais été en butte à d'autres calomnies, et il serait heureux pour la mémoire de Frédéric, que cet empereur n'eût pas prêté l'oreille à celles qui s'élevèrent dans sa cour. Elles se sont renouvelées depuis sous plusieurs formes, et ont subsisté long-temps; on ne pouvait croire qu'une faveur si haute et si bien méritée, pût être suivie d'une si épouvantable disgrâce et d'un traitement si cruel. Il paraissait impossible qu'un prince tel que Frédéric, eût fait crever les yeux à un ministre tel que Pierre des Vignes, et l'eût fait jeter dans une prison fétide, où le malheureux s'était tué de désespoir, s'il n'y avait été forcé par une trahison, ou peut-être par de plus criminels attentats; mais c'était oublier les retours de cette nature si fréquents dans la faveur des rois. Les auteurs les plus estimés par leur saine critique et par leur impartialité, en jugent mieux aujourd'hui; et le sage Tiraboschi, après avoir attentivement examiné la question, ne balance pas à conclure que Pierre des Vignes ne fut coupable d'aucun crime; que ce fut l'envie des courtisans qui le perdit; que l'empereur, trompé par eux, le condamna à perdre la vue et la liberté, et que Pierre au désespoir se donna la mort.[565] [565] _Stor. della Letter. ital._, t. IV, l. I, c. 2. Frédéric mourut lui-même deux ans après[566], laissant, dit Voltaire, le monde aussi troublé à sa mort qu'à sa naissance[567]. Pendant sa vie, comme auparavant, la principale cause de ces troubles fut toujours la lutte établie entre l'empereur et les papes. Les villes, et quelquefois dans la même ville, les familles étaient partagées entre les deux factions, et rangées sous les deux noms ennemis de Guelfes et de Gibelins, comme sous deux bannières. Ces noms, comme nous l'avons vu, existaient depuis long-temps; mais ce fut surtout alors qu'ils s'étendirent en Italie et qu'ils y devinrent les enseignes de deux factions implacables et acharnées. Presque toutes les villes de Lombardie et de Toscane prirent l'un ou l'autre parti. Dans plusieurs, comme à Florence, il y avait partage: des familles puissantes suivaient une des enseignes, tandis que des familles non moins puissantes suivaient l'autre; et souvent encore, dans les mêmes familles, le père était Guelfe et ses fils Gibelins un frère servait Rome, et l'autre l'Empire. On doit penser quelle exaspération donnèrent à leurs haines les excès où la vengeance des papes se porta contre Frédéric II, le bruit de leurs excommunications et la prédication de leurs croisades. Jamais il n'y eut de guerre civile plus compliquée, s'il y en eut de plus terrible. [566] Le 13 décembre 1250. [567] _Essai sur les Moeurs_, etc., c. 53. La mort de Frédéric et le long interrègne qui la suivit, furent, pour la plupart des villes qui lui avaient été attachées, le signal de l'indépendance. Alors se formèrent beaucoup de petites principautés, qui s'étendirent et s'affermirent dans la suite. Plusieurs des villes qui avaient été du parti des papes, suivirent cet exemple. Mais les nouveaux princes n'en furent que plus ardents à se faire la guerre quand ils la firent pour leur propre compte. En Lombardie, et dans la marche Trévisane, le pouvoir monstrueux d'Eccellino[568], cimenté par le sang et par tous les excès de la tyrannie, ne s'écroula que sous les coups d'une ligue, presque générale, et même d'une croisade[569] qui, cette fois du moins, ne parut armée par la religion que pour venger l'humanité. La puissance plus modérée des marquis d'Est s'étendait peu à peu de Ferrare à Modène et à Reggio. À Milan, les querelles du peuple avec les nobles mettaient le pouvoir aux mains des _de la Torre_, nobles qui se disaient populaires, et qui préparaient, en s'y opposant toujours, la domination des Visconti. Dans l'état de Naples et de Sicile, Mainfroy, occupé de reconquérir ce royaume sur les papes, qui en avaient envahi la suzeraineté, l'était aussi d'en usurper la couronne sur le jeune Conradin, seul rejeton légitime du sang de Frédéric II. Heureux dans son usurpation, il se trouva bientôt assez de forces pour envoyer ses Allemands au secours de l'un des deux partis qui déchiraient la république de Florence. Il y releva les Gibelins battus et bannis, et abattit dans le parti des Guelfes[570] celui des papes, ses plus dangereux ennemis. Mais les papes avaient juré la perte de la maison de Souabe, indocile à recevoir leur joug. Urbain IV, à peine élevé sur le siége pontifical[571], reprit tous les projets d'Innocent IV, les suivit même avec plus de violence, et en transmit l'exécution à Martin IV, son successeur. Ce second pape français[572], investit du royaume de Naples, qui ne lui appartenait pas, le prince français Charles d'Anjou, qui n'y avait aucun droit[573]. Mainfroy vaincu, périt les armes à la main. On vit le frère d'un saint roi de France usurper cette couronne étrangère, souiller ce trône par l'assassinat juridique de l'héritier légitime, du jeune et infortuné Conradin[574]. Le crime plus grand des vêpres siciliennes fit porter la peine de ce crime aux malheureux Français, et fit passer, pour un temps, la Sicile au pouvoir des rois d'Arragon, sans arracher Naples au roi Charles, qui, d'une main violente, mais ferme, y établit et y maintint le règne de sa maison. [568] De la maison de Romano. [569] En 1259. [570] À la bataille de Monte-Aperto, en 1260. [571] Il y remplaça, en 1261, Alexandre IV qui, pendant un règne de six ans, avait laissé respirer Mainfroy. [572] Urbain était Champenois, et Martin Provençal. [573] En 1265. [574] L'auteur des Vies des rois de Naples ajoute un trait de plus à cette scène horrible. Il dit que quand le bourreau eut fait tomber la tête du jeune Conradin, un autre bourreau, qui se tenait prêt tua le premier d'un coup de poignard, afin, dit l'historien, qu'on ne laissât pas en vie un vil ministre qui avait versé le sang d'un roi: _Acciò vivo non rimanesse un vile ministro che aveva versato il sangue d'un rè_. Biancardi, _le Vite de' rè di Napoli_, Venezia, 1737, in-4°. _Vita di Carlo d'Angiò_, p. 134. Pendant ce temps, vers le nord de l'Italie, deux puissantes républiques, Gênes et Pise, se disputaient l'empire des mers, équipaient des flottes formidables et se livraient des batailles sanglantes. Pise, écrasée par ses pertes[575], et peu généreusement attaquée par les Florentins, parce qu'elle était Gibeline, et que les Guelfes dominaient alors à Florence, attaquée en même temps par les Lucquois, ne se laisse point abattre, mais confie imprudemment sa défense au trop fameux comte Ugolin, dont l'avide et astucieuse tyrannie fournit des pages sanglantes à l'histoire, et dont la plus haute poésie a consacré l'horrible supplice. Alors aussi Florence, Sienne, Arezzo, se firent des guerres acharnées. Du milieu de ces convulsions, Florence fit éclore la constitution républicaine[576] sous laquelle on vit les lettres et les arts renaître spontanément dans son sein, mais qui n'y put ramener la paix intérieure, radicalement troublée par la violence des haines et la fureur des partis. [575] Surtout à la bataille de la Meloria, le 6 août 1284. [576] Les six prieurs des arts et de la liberté, le capitaine du peuple et le gonfalonier de justice. V. Machiavel, _Istor. fiorent_, liv. II, et tous les autres historiens. Au pied des Alpes, le marquis de Montferrat[577] s'était fait un état puissant, par la réunion de plusieurs petits états, ou, ce qui était alors la même chose, de plusieurs villes importantes[578] qui l'avaient nommé, l'un après l'autre, leur capitaine général. Mais ce pouvoir devenu tyrannique, quoiqu'il le fût moins que celui d'Eccellino, fut détruit avec moins de peine, et le fut plus cruellement. Enfermé dans une cage de fer par les habitants d'Alexandrie, le gendre d'Alphonse, roi de Castille, le beau-père de l'empereur grec Andronic Paléologue, y mourut[579] après deux ans de la plus dure et de la plus humiliante captivité. Après lui, toutes ces villes, tantôt divisées et tantôt réunies entre elles, continuèrent de s'agiter comme les autres villes lombardes, comme celles de l'Italie entière, les unes Gibelines, c'est-à-dire impériales, lors même qu'il n'y a pas d'empereur; les autres Guelfes, c'est-à-dire armées pour les papes contre les empereurs, lorsque l'interrègne de l'empire se prolongeant, le pouvoir des papes, si leur ambition eût eu des bornes, n'aurait plus eu de rival. Les factions survivant aux intérêts qui les avaient fait naître, se multiplièrent par ce qu'il y avait même de vague dans leur objet. Elles s'envenimèrent de plus en plus, et l'Italie parut prête à retomber dans l'anarchie et dans le chaos. [577] Guillaume. [578] Pavie, Novare, Asti, Turin, Albe, Ivrée, Alexandrie, Tortone, Casal, et même pendant quelque temps Milan. Tiraboschi, t. IV, liv. I, p. 9. [579] En 1292. Pendant tout le cours de ce siècle, les écoles et les universités qui commençaient à fleurir, se ressentirent de ces agitations. Souvent elles furent obligées de se déplacer, soit pour éviter les désastres de la guerre, soit pour obéir à l'un ou à l'autre des partis, occupés à saisir tous les moyens de se nuire. On les représente comme des voyageuses sans demeure fixe, tantôt campant dans une ville, et y étalant les trésors de l'instruction, tantôt décampant à l'improviste pour les transporter ailleurs; les professeurs, forcés à faire serment de ne point quitter leur poste, et pourtant errant çà et là, traînant avec eux la foule de leurs disciples et de leurs admirateurs[580]. Celle de Bologne, qui était la plus célèbre, souffrit plus que tout autre de ses vicissitudes; Modène, Reggio, Vicence, Padoue en profitèrent; et les démembrements de l'université Bolonaise y firent naître de nouvelles universités, ou enrichirent à ses dépens celles qui existaient déjà. Frédéric II, mécontent des Bolonais, et voulant aussi favoriser son université de Naples, avait ordonné à celle de Bologne de cesser ses cours, et à tous les écoliers de venir à Naples suivre leurs études; mais Bologne, liguée contre lui avec d'autres villes de Lombardie, était en état de résister à cet ordre, et Frédéric fut obligé de le révoquer deux ans après. [580] Tiraboschi, t. IV, l. I, c. 3. Les papes, de leur côté, enveloppaient les études dans leurs proscriptions sacrées; et l'interdit qui frappait les villes, atteignait aussi les universités. Mais tous ces mouvements, et toutes ces révolutions scolaires, prouvent l'attention qu'on portait aux études, l'affluence et le zèle de la jeunesse, la célébrité des professeurs, l'importance qu'avaient les écoles pour les villes et pour les gouvernements. Il y avait donc à la fois dans les esprits, comme il arrive souvent, agitation et progrès. Mais s'il y avait du progrès dans les esprits, y en avait-il un réel dans les études? C'est ce qu'il s'agit d'examiner. La théologie scolastique avait toujours les premiers honneurs. Toutes les métropoles possédaient au moins une chaire de théologie; il en avait une dans toutes les universités et dans tous les couvents de moines. Le nombre de ces couvents s'accrut alors de deux ordres nouveaux, fondés l'un par saint Dominique, qui donna au monde les Dominicains et l'Inquisition; l'autre par saint François, qui ne laissa que les Franciscains, mais que les Italiens mettent au nombre de leurs plus anciens poëtes, et qui, le premier, en effet, composa de cantiques en langue vulgaire. Celui qui s'est conservé ne manque ni de verve, ni de chaleur; c'est une paraphrase du psaume qui invite tous les éléments, et le soleil, et les cieux, et la terre, et tous les êtres créés à louer le Créateur. Il est en vers irréguliers, et non rimés[581]. Il fut mis en musique par un des premiers disciples du saint, qui fut, aussi lui, saint et poëte, et qui de plus était un des meilleurs musiciens de son temps. On le nommait frère Pacifique; il faisait chanter ce cantique aux religieux ses nouveaux frères. Cela ne paraîtrait sans doute aujourd'hui ni de belle poësie, ni de bonne musique; mais il y a pourtant quelque chose dans cette particularité qui doit intéresser les musiciens et les poëtes. [581] Ce Cantique, que l'on intitule ordinairement _Cantico del Sole_, est écrit en prose dans les chroniques de l'ordre des Franciscains, tant manuscrites qu'imprimées; les lignes y sont toutes égales et sans nulle distinction qui indique le commencement ni la fin des vers. Crescimbeni le croit cependant écrit en vers, presque tous de sept ou de onze syllabes. En voici le commencement, réduit à la mesure des vers et à l'orthographe moderne. _Altissimo signore, Vostre sono le lodi, La gloria e gli onori; Ed a voi solo s'anno a riferire Tutte le grazie; e nessun vomo è Degno di nominarvi. Siate laudato, Dio, ed esaltato, Signore mio, da tutte le creature, Ed in particolar dal somma Sole Vostra fattura, signore, il qual fa Chiaro il giorno che c'illumina, etc._ Le cinquième et le dixième vers sont des endécasyllabes _tronchi_, ou diminués de la syllabe féminine qui les termine ordinairement: les autres sont en effet presque tous ou de sept ou de onze, et il serait difficile que le hasard seul eût produit dans de la prose cette régularité de rhythme. On ajoute que puisque ce morceau était mis en chant, il devoit nécessairement être en vers. Cependant on chante les Psaumes, qui sont en prose, et le chant de frère Pacifique devait beaucoup ressembler à celui-là. Voyez Crescimbeni, _Istor. della volg. poes._, t. I, p. 122. Outre ce Cantique, on trouve encore quelques autres poésies de saint François, dans ses Opuscules, publiés à Naples en 1635. Le Quadrio, _Stor. e rag. d'ogni poes._ t. II, p. 156. La théologie eut alors une lumière plus brillante; un docteur fameux, qui avait aussi de la poésie dans la tête, quoiqu'il n'ait écrit qu'en prose ses gros et nombreux ouvrages, Fontenelle, qui exagérait peu, a sans doute exagéré quand il a dit que saint Thomas, dans un autre siècle et dans d'autres circonstances, était Descartes[582]; Les légèretés de Voltaire, l'Ange de l'école[583], sont sans doute aussi des exagérations. Pour faire un choix entre ces deux extrêmes, ou pour prendre en connaissance de cause un juste milieu, il faudrait faire ce que, selon toute apparence, ni Voltaire, ni Fontenelle n'ont fait; il faudrait lire et la Somme théologique, et le commentaire sur les sentences de Pierre Lombard, et les ouvrages contre les Gentils et contre les Juifs, et des _in-folio_ intitulés _Opuscules_, ou, pour le moins, les amples et subtils commentaires sur la philosophie d'Aristote; bien des gens aimeront sans doute mieux croire ce qu'on voudra que de faire un tel emploi de leur temps. [582] _Eloges_, t. II, p. 483, première édit., citée par Tiraboschi, d'après Crévier, _Hist. de l'Univ. de Paris_, t. I., p. 457. Ce trait se trouve dans l'Eloge de Marsigli, t. VI des _OEuvres de Fontenelle_, Paris, 1766, in-12, p. 415 et 416. [583] Thomas le jacobin, l'ange de notre école, Qui de vingt arguments se tira toujours bien, Et répondit à tout, sans se douter de rien, etc. (VOLTAIRE, _Systèmes_.) Quoi qu'il en soit, Thomas, fils de Landolphe, comte d'Aquin, né en 1226, dans un château[584] appartenant à cette noble famille, entré en dépit d'elle à 17 ans chez les Dominicains, résista constamment aux larmes de sa mère, aux violences de ses frères, officiers au service de Frédéric II, qui enlevèrent le jeune novice l'enfermèrent dans un château et l'y retinrent malgré le pape, aux caresses de leurs deux jeunes soeurs, que Thomas aimait tendrement, et qui, au lieu de le rendre au monde, y renoncèrent et se firent religieuses à son exemple; aux caresses plus vives et plus dangereuses d'une autre femme qui n'était point sa soeur, et qui ne retira d'autre fruit de ses avances trop pressantes, que d'être chassée et poursuivie avec un tison enflammé: vainqueur de tous ces obstacles, il rentra enfin dans l'ordre dont il devint bientôt la gloire. C'est dans l'université de Paris qu'il prit ses degrés en théologie, sous le fameux Albert, qu'on nommait alors le Grand. Il voulut professer à son tour. Mais de bruyantes querelles s'étaient élevées entre les ordres Mendiants et l'Université. Celle-ci prétendait qu'il n'appartenait pas aux ordres Mendiants de professer publiquement. Ces différents, qui occupent beaucoup de place dans l'histoire des Dominicains, des Franciscains et de l'université de Paris, doivent en remplir une très-petite dans l'histoire des progrès de l'esprit humain. [584] Le château de _Rocca-Secca_. Lorsqu'ils furent apaisés, Thomas revint, comme en triomphe, recevoir le doctorat et ouvrir une école de théologie et de philosophie scolastique, dans cette même université, qui a tenu depuis à grand honneur de l'avoir eu dans son sein. Son enseignement et ses ouvrages forment une époque dans ces deux sciences, où il apporta de nouvelles méthodes, si ce ne fut pas de nouvelles lumières. De Paris, il alla professer à Rome, en 1260, et huit ou neuf ans après à Naples, où il se fixa, à la prière du roi Charles d'Anjou. Appelé, en 1274, au concile de Lyon, par le pape Grégoire X, il tomba malade en route, et fut enlevé en peu de jours. Il n'avait que 48 ou 49 ans, ce qui paraît vraiment merveilleux au seul aspect de l'énorme collection de ses oeuvres. On joint historiquement à saint Thomas, saint Bonaventure, son contemporain, et né italien comme lui[585], mais enrôlé sous les étendards de saint François. Envoyé, par ses supérieurs, à l'université de Paris, qui était alors la plus célèbre de l'Europe, il y prit rapidement ses degrés; mais il fut arrêté au dernier, comme saint Thomas, par les misérables querelles qui s'élevèrent entre les ordres Mendiants et les professeurs parisiens. Ce ne fut que cinq ans après, que toutes les difficultés furent levées, et qu'il reçut, dans l'université, les honneurs du doctorat. Enfin, nommé cardinal par Grégoire X, qu'il avait fait nommer pape[586], il mourut en 1274, à ce même concile de Lyon où saint Thomas n'avait pu arriver. Ses funérailles y furent faites avec une pompe extraordinaire, et le pape, lui-même, prononça son oraison funèbre. Ses écrits, tous théologiques, mais pour la plupart d'une théologie mystique plutôt qu'argumentative[587], passent pour moins obscurs que ceux du docteur Angélique. On le nomma, lui, le docteur Séraphique. On s'est moqué du titre de quelques-uns de ses ouvrages[588], tels que _le Miroir de l'Ame_, _le Rossignol de la Passion_, _la Diète du Salut_, _le Bois de vie_, _l'Aiguillon de l'Amour_, _les Flammes de l'Amour_, _l'Art d'aimer_, _les sept Chemins de l'Éternité_, _les six Ailes des Chérubins_, _les six Ailes des Séraphins_, etc.; mais ses biographes assurent que ce sont tous des écrits supposés qui se sont glissés parmi ses oeuvres; il n'y a aucun inconvénient à les en croire. La pureté de sa doctrine et ses autres mérites l'ont fait mettre, trois siècles après, au rang des principaux docteurs de l'Église, par Sixte V; et ce pape, qui n'aimait pas qu'on le contredit de son vivant, n'a été contredit par personne, sur ce point, après sa mort. [585] En 1221, au château de _Bagnarca_, dans le territoire d'Orviète; son père se nommait Giovanni Fidanza. [586] Après la mort de Clément IV, les cardinaux restèrent assemblés près de quatre ans en conclave: tous prétendant à la thiare, les suffrages ne se réunissaient sur aucun. Les exhortations de Bonaventure firent enfin cesser ce scandale; il parvint à concilier toutes les voix en faveur de Tedaldo, des Visconti de Plaisance, qui n'était ni cardinal, ni évêque, mais simple archidiacre de Liége, et qui prit le nom de Grégoire X. [587] Voyez Condillac, _Cours d'Études_, t. XII, liv. XX, c. 5. [588] Voltaire, _Systèmes_, note C. La philosophie n'était autre dans ce siècle que ce qu'elle avait été dans le précédent; la dialectique d'Aristote, embrouillée par les scolastiques, et qui devenait plus obscure et plus minutieuse à mesure qu'on la commentait davantage. S. Thomas n'avait pas contribué à l'éclaircir. Après lui, s'éleva un Franciscain écossais, nommé Jean Duns, et surnommé _Scotus_, à cause de sa patrie, qui écrivit sur les mêmes sujets que lui, et prit toujours à tâche de soutenir l'opinion contraire. Les Franciscains, fiers d'avoir pour général cet Écossais, que nous nommons _Scot_, comme si c'était son nom et non celui de son pays, formèrent, sous son enseigne, une espèce d'armée, tandis que les Dominicains en formèrent une autre, à la tête de laquelle ils placèrent saint Thomas. Ainsi, non seulement la théologie, mais la philosophie, se divisa en Thomistes et en Scotistes, qui firent, dans les âges suivants, retentir toutes les écoles de leurs discordantes clameurs[589]. [589] Giamb. Corniani, _i Secoli della Letteratura italiana_, etc. Brescia, 1804, t. I, p. 133. Les mathématiques étaient cultivées; mais elles n'avaient point encore pris l'essor. L'astronomie n'allait point sans les rêveries de l'astrologie judiciaire. Frédéric II, lui-même, malgré la trempe assez forte de son esprit, n'avait pu se soustraire à cette faiblesse de son temps, et il ne formait presque jamais d'entreprise sans consulter ses astrologues et ses livres. Les sciences naturelles étaient ignorées, excepté ce qui en était indispensable pour la médecine et la chirurgie, dont les imperfections et les erreurs venaient surtout de l'état d'enfance ou plutôt de l'oubli où languissait la science de la nature. La jurisprudence civile et canonique semblait tirer des troubles mêmes de l'Italie de nouvelles forces, ou du moins un nouveau crédit. Le droit civil enseigné dans presque toutes les universités, l'était surtout à Bologne avec beaucoup d'ardeur et avec un éclat qui se répandait dans toute l'Europe, et y attirait de toutes parts les étrangers. On y comptait alors près de cent jurisconsultes plus ou moins célèbres. Le droit romain était resté seul depuis l'abolition des lois lombardes et saliques, lorsqu'après la paix de Constance, la division de la Lombardie en autant de petits états que de villes ayant produit à peu près autant de législations que d'états, il en résulta une confusion difficile à dissiper. On attribue la gloire d'en être venu à bout à un moine dominicain nommé frère Jean de Vicence, qui prêchait alors avec un éclat extraordinaire, et qui faisait dans toutes les villes des conversions et des miracles[590]. Celui d'avoir débrouillé ce chaos n'est sans doute pas un des moindres. On peut se dispenser de nier les autres comme d'y croire. [590] Tiraboschi, t. IV, l. II, c. 4. Pour ce miracle-ci ses moyens étaient humains et naturels. L'enthousiasme qu'il excitait à Bologne engagea les citoyens et les magistrats à lui soumettre leurs statuts pour les réformer. Il s'adjoignit plusieurs jurisconsultes habiles, et parvint, de concert avec eux, à la réforme désirée. Il en fit autant dans les autres villes, à Padoue, à Trévise, à Feltre, à Bellune, à Mantoue, à Vicence, à Vérone, à Brescia, qui suivirent l'exemple de Bologne. En parcourant toutes ces villes, il fit un second miracle, plus utile encore que le premier, s'il eût été durable; ce fut d'apaiser leurs haines et de terminer leurs dissensions. Il conclut entre elles une paix solennelle dans une assemblée publique auprès de Vérone[591], au milieu d'un concours innombrable, et que quelques historiens font monter à plus de quatre cent mille personnes[592], accourues de toutes les parties de la Lombardie à la voix du pacificateur. [591] Dans une plaine, sur les bords de l'Adige. Cette assemblée se tint le 28 août 1233. Muratori a publié dans ses _Antiquit. ital._, le traité ou acte authentique de cette paix. [592] Entr'autres Parisio da Cereta, auteur contemporain, Muratori, _Script. rer. ital._, t. VIII; Tiraboschi, _loc. cit._, regarde ce nombre comme fort exagéré; mais le judicieux auteur de l'_Histoire des Républiques italiennes du moyen âge_, M. Simonde Sismondi, ne voit pas de raison pour le révoquer en doute, t. II, p. 483. Ce n'étaient pas seulement les peuples de Vérone, Mantoue, Brescia, Vicence, Padoue, Trévise, Feltre, Bellune, Bologne, Ferrare, Modène, Reggio et Parme, qui se rendirent dans cette plaine immense, chaque ville avec son _carroccio_, ou char de bataille où flottait son étendard; mais tous les évêques de ces villes, en habits pontificaux, et un grand nombre de seigneurs et de chefs militaires, tant Guelfes que Gibelins, le patriarche d'Aquilée, le marquis d'Est, Eccelino de Romano, déjà maître, ou plutôt exécrable tyran de Padoue, Albéric, son frère, etc. Tous étaient sans armes, dit Muratori, dans ses _Annales_ (an 1233), et le plus grand nombre pieds nus, en signe de pénitence. Pour consolider cette paix, Jean de Vicence proposa le mariage de Renaud, fils d'Azon VII, marquis d'Est, chef des Guelfes, avec Adélaïde, fille d'Albéric de Romano, dont le frère Eccellino était chef des Gibelins; ce qui fut accepté et généralement approuvé. _Id. ibid._ Mais il voulut faire un troisième miracle, où il ne réussit pas si bien. Soit qu'il eût eu dès le commencement cette vue profonde, soit qu'elle lui fût venue chemin faisant, il lui prit envie de changer en puissance politique son pouvoir jusque-là tout spirituel. Il se rendit à Vicence sa patrie, déclara en plein conseil qu'il voulait être seigneur et comte de la ville, et y tout régler à son plaisir: cela ne souffrit aucune difficulté. Il rencontra plus d'obstacles à Vérone; mais il exigea des otages: on lui en donna. Il accusa d'hérésie les opposants, et en sa qualité de dominicain il les fit arrêter et brûler vifs, au nombre d'environ soixante, hommes et femmes, des plus considérables de la ville. On le laissa faire, et alors il fut le maître à Vérone comme à Vicence. Vicence fut jalouse de le voir prolonger son séjour à Vérone, et se révolta contre lui. Frère Jean prit les armes, et marcha intrépidement pour la soumettre; mais il fut vaincu et fait prisonnier. Grégoire IX trouva fort mauvais qu'on traitât ainsi ce brave moine. Il lui adressa un bref pour le consoler dans sa prison. Il écrivit en même temps à l'évêque de Vicence, et lui ordonna de sévir contre les auteurs de cet attentat. Soit crainte, soit tout autre motif, frère Jean fut mis en liberté. De retour à Vérone il y tomba en discrédit, et se vit obligé de rendre les otages qui lui avaient été remis. Son comté, sa seigneurie, son existence politique, ses miracles s'évanouirent[593]; et après ce songe bruyant et scandaleux, s'étant retiré à Bologne, il y mourut obscurément. [593] Muratori, _ub. supr._ La réforme qu'il avait faite dans les lois est le seul bien un peu durable qu'il ait produit; car les villes réconciliées par lui ne se haïrent et ne se battirent pas moins[594]. On sent combien, au milieu de tout ce désordre, l'étude des lois avait de difficultés. Leurs contradictions et leur obscurité engageaient les jurisconsultes les plus forts à y faire des gloses, et toutes ces gloses contradictoires entre elles augmentaient les ténèbres au lieu de les dissiper. On en comptait déjà plus de trente. Il en fallait une qui les remplaçât toutes, et qui devînt la règle générale. C'était un travail effrayant. Accurse[595] eut le courage de l'entreprendre et la gloire de l'achever. [594] _Mà quanto durò questa concordia? non più che cinque o sei giorni.... così ripullulò la discordia come prima fra que popoli: anzi parve che si scatenassero le furie per lacerar da li innanzi tutta la Lombardia_. Muratori, _Annal. ub. supr._ [595] En italien _Accorso_ ou _Accursio_, du nom latin _Accursius_. Né en 1182, de parents pauvres, dans les environs de Florence[596], il avait étudié à Bologne, sous le célèbre jurisconsulte Azon, et y était devenu professeur en droit après lui. Sa renommée effaça celle de son maître, et le conduisit à la fortune. Il possédait à Bologne un palais magnifique, et à la campagne une délicieuse _villa_, où il passa ses dernières années dans un repos environné d'honneurs et de considération publique. Il y mourut vers l'an 1260. Sa glose, généralement adoptée, fut bientôt dans les écoles et dans les tribunaux la seule interprétation reçue, et même au besoin le supplément des lois. Elle jouit de cet honneur pendant trois siècles, c'est-à-dire, jusqu'au moment où le travail d'Alciat la relégua parmi les monuments des temps barbares. [596] Sa famille était si obscure qu'on n'en sait pas même le nom. Ce fut lui même qui se donna celui d'_Accursius_, comme il le dit dans un endroit de sa glose, parce qu'il était _accouru_ pour dissiper les ténèbres du droit civil. Giamb. Corniani, _i secoli della Lett. ital._, t. I, p. 86. Accurse, nommé par excellence _le Glossateur_, laissa trois fils[597], qui marchèrent sur ses traces, et dont l'aîné surtout égala presque, dans la science des lois, la réputation de son père; on dit aussi, mais le fait est moins certain, qu'il eut une fille jurisconsulte, docteur et professeur en droit comme son père et ses frères[598]. Un vieux calendrier de l'université de Bologne accorde le même honneur à une autre femme du même temps, nommée Betisie Gozzadini, et l'on sait que ce phénomène a été moins rare en Italie que partout ailleurs; en France il nous paraîtrait contre nature. Nous avons bien de la peine à permettre aux femmes un habit de Muse; comment pourrions leur souffrir un bonnet de docteur? [597] _Francesco, Cervotto et Guglielmo_. Tirab. t. IV, lib. II, p. 218. [598] _Id. Ibid._, p. 225. La ferveur n'était pas moins grande pour le droit canon que pour le droit civil. Depuis le Décret de Gratien, cinq autres recueils de canon et de décrétales avaient paru, faisaient loi, et recevaient, sans en devenir plus clairs, des interprétations, des commentaires et des gloses. Grégoire IX fit débrouiller ce chaos par le fameux Raimond de Pennafort, né à Barcelone, mais élevé dans l'université de Bologne. Le recueil en cinq livres, publié par ce pape, abolit et remplaça tous les autres, excepté le Décret de Gratien; vers la fin de ce siècle, Boniface VIII y ajouta un sixième livre: c'était-là le corps de doctrine, fondement de l'autorité que le trône pontifical affectait sur tous les trônes; et c'était là l'ample matière sur laquelle devaient s'exercer la patience des canonistes et leur sagacité. Cette étude ouvrait la route à tous les honneurs. Plusieurs Papes lui durent même leur élévation. Innocent IV fut un des plus célèbres. On a de lui, dit-on, de fort belles décrétales, et d'amples commentaires sur celles de Grégoire IX. Tiraboschi dit de cet ouvrage, je ne sais si c'est avec simplicité ou avec malice, que quelques uns y trouvent par fois de l'obscurité et des contradictions; mais qu'il n'en a pas été moins tenu en grande estime, et n'en a pas moins mérité à son auteur les titres glorieux de monarque du droit, de lumière resplendissante des canons, de père et d'organe de la vérité[599]. [599] _Opera laquale, benche alcuni vi ritrovin talvolta oscurità è contraddizione, è stata non dimeno avuta sempre in gran pregio, e che al suo autore ha meritato da molti giureconsulti i gloriosi titoli di monarca del Diritto, di lume risplendentissimo de' canoni, di padre ed organo della verità_. Ibid. p. 246. Au moment où nous arrivons à un siècle plus heureux pour les lettres, où leurs productions et leur histoire, principal objet de nos recherches, vont nous occuper trop pour que nous puissions donner à ce qui n'est pas proprement littérature la même attention que nous y avons donné jusqu'ici, retournons-nous vers le passé; jetons un coup-d'oeil rapide sur ces trois sciences que nous voyons marcher depuis tant de siècles, pour ainsi dire, de front, remplir, ou séparément ou ensemble, la vie des hommes studieux, exciter presque seules l'émulation de la jeunesse, absorber toutes ses facultés, et donner à l'esprit de l'homme ces premières et profondes habitudes qui en constituent pour toujours le goût dominant et la trempe. Si c'est principalement comme bases de la morale que l'on doit considérer les religions; si la religion la mieux adaptée à cette destination respectable est celle dont le dogme est le plus simple et qui s'occupe le plus de la morale; si enfin, comme on n'en doit pas douter, le christianisme est cette religion, en était-il ainsi de cette théologie scolastique, épineuse, énigmatique, hérissée d'argumentations vaines, de sophismes et de distinctions inintelligibles, fertile en hérésies et en schismes; source d'intolérance, de haines, de guerres sanglantes et de proscriptions? Qu'est-ce que tout cet échafaudage avait à faire avec la morale? Et s'il ne servait de rien à la morale, s'il ne tendait pas à rendre les hommes meilleurs, plus sages, plus indulgents les uns pour les autres, plus compatissants, plus attachés à leurs devoirs, à leur patrie, et, par tous ces moyens-là, plus heureux, à quoi donc servait-il? Convenons que tout fut perdu, non seulement pour la morale, mais pour la religion même, dès qu'on eut fait de la religion une science. Les lois sont sans doute la plus belle des institutions humaines: les anciens, dans leur style figuré, les appelaient Filles des Dieux, et rien en effet ne devrait être plus sacré parmi les hommes. Mais pour qu'elles soient toutes puissantes, pour qu'elles exercent ce despotisme salutaire auquel les hommes libres sont ceux qui obéissent le mieux, il faut aussi qu'elles soient simples, claires, appropriées à la constitution politique, et le moins nombreuses que le permet l'état de la civilisation chez le peuple qu'elles ont à gouverner. Mais si vous soumettez une nation aux lois faites pour une autre; si ces lois volumineuses se compliquent avec des volumes d'autres lois; si vous ordonnez, si vous souffrez qu'on les étudie publiquement dans cet état d'imperfection, de contradiction, d'incohérence; s'il est permis à ceux qui les enseignent de les interpréter, de les commenter, même de les étendre; si les arguties de l'école peuvent s'emparer d'elles, en obscurcir de plus en plus le dédale, embarrasser et entremêler chaque jour davantage les routes et les détours du labyrinthe, je vois bien là un exercice difficile pour l'esprit, des triomphes pour l'amour-propre, des chaires, des bancs, des thèses, des doctorats, une nomologie qui est aux lois ce que la théologie est à la religion; je vois là, si l'on veut, une science, mais je n'y vois plus de lois. Que dire, si l'on entreprend de créer un état, non pas dans l'état, mais dans tous les états; si les chefs spirituels d'une religion, devenus souverains temporels dans un pays, aspirent à le devenir dans tous les autres; s'ils y ont leurs lois, leurs arrêts, leur digeste, un droit à eux; s'ils font aussi de tout cela une science qui ait ses professeurs, ses exercices, ses dignités, ses solennités, et surtout ses récompenses? Par quelle expression rendre ce qu'un pareil état de choses offre d'abusif et d'absurde aux yeux de la saine raison? Enfin, quoique cette raison soit l'attribut naturel de l'homme, rien de moins conforme à sa nature que d'aller droit et loin, sans appui et sans guide. C'est pour l'appuyer et la guider qu'on a créé l'art du raisonnement ou la logique. Cet art s'était déjà bien écarté de son but dans l'ingénieuse méthode du père de toutes les méthodes, d'Aristote: mais quel abus n'en firent pas ses disciples? quelles suites malheureuses n'eurent pas ces abus dans les pointilleries, les subtilités, les disputes sophistiques des écoles philosophiques qui s'élevèrent depuis dans la Grèce? Combien le mal ne s'accrut-il pas lorsque l'esprit subtil des Arabes vint se compliquer avec celui d'Aristote et des Aristotéliciens? Et quel surcroît de malheur, d'égarement et de désordre quand la science composée de tous ses obscurs éléments, se mêla et se croisa, pour ainsi dire, avec les éléments non moins obscurs des deux autres sciences, quand le fatras théologique et le fatras judiciaire s'accrurent du fatras des dialecticiens de l'école; quand la scolastique, avec ses faux-fuyants, ses ruses et ses tours d'escamotage, pénétra tout, s'introduisit partout devant l'interprète des dogmes qu'il fallait croire et des lois qu'il fallait suivre, et qu'enfin ces trois levains empoisonnés fermentèrent ensemble dans tous les esprits, devinrent leur nourriture habituelle, et presque les seuls éléments de leur substance? Voilà pourtant quel fut au vrai l'état et l'objet des études pendant une si longue suite de siècles; voilà quelle fut la matière de l'enseignement depuis le moment où l'on en rouvrit les sources. Ne serait-il pas à désirer que pendant cette pénible époque elles eussent toujours été fermées? Quel est le degré d'ignorance qui aurait pu faire aux hommes autant de mal que tout ce faux savoir? Pour juger de l'étendue et de l'excès de ce mal, pour apprécier une fois l'influence des superstitions et des fausses doctrines sur la morale publique, il suffit de parcourir l'histoire de ces temps affreux, l'histoire écrite, je ne dirai pas cette fois par des philosophes, mais par les esprits les plus simples et les auteurs les plus ingénus. Voyez que de crimes, d'empoisonnements, d'assassinats, de brigandages! Quelles moeurs dans le peuple, dans ses chefs, dans les chefs de la religion, dans les prêtres ses ministres, dans les moines, suppôts non de la religion elle-même, mais des plus grossières et des plus dangereuses superstitions! Ce n'est pas pour échapper à des traits dont rien ne peut ni garantir un ami de la raison, ni lui faire redouter les atteintes, c'est pour ne pas offrir aux âmes sensibles, c'est pour épargner à la sienne un spectacle dégoûtant et hideux, qu'il prend soin d'adoucir et de laisser à peine entrevoir ces tableaux affligeants de la dépravation morale la plus scandaleuse, en même temps que de la superstition la plus profonde et la plus universelle qui fut jamais. Depuis environ un siècle, on joignait cependant aux autres études quelques études littéraires; et c'est ici que devrait se faire sentir le progrès; mais c'est ici que l'on voit combien il était faible encore. L'université de Bologne est la première où l'on puisse l'apercevoir; on y voit, vers la fin du douzième siècle, quelques professeurs de grammaire. Dans le treizième siècle, un Florentin, nommé _Buoncompagno_ y eut des succès qui jusques-là n'avaient été accordés qu'à la jurisprudence et à la théologie. Il en obtint même de plus grands: un de ses ouvrages fut couronné de lauriers, après qu'il en eut fait lecture dans une assemblée nombreuse de professeurs et de docteurs. Il est vrai que cet ouvrage lauréat nous paraîtrait aujourd'hui détestable. Il est intitulé: _Forme des lettres scolastiques_[600], et traite de la manière dont on doit écrire aux papes, aux princes, aux prélats, aux nobles et aux personnes de tout rang. Ces protocoles, exprimés en latin de ce temps-là, c'est tout dire, au lieu d'exciter l'enthousiasme, ne nous donneraient que du dégoût et de l'ennui; mais l'auteur avait mis sans doute dans son style des recherches que ses contemporains ne connaissaient pas avant lui: le sujet de son livre était alors nouveau, et cela même était une nouveauté remarquable, que l'on rassemblât tous ces docteurs pour leur lire autre chose que de la dialectique, de la théologie ou du droit. [600] _Forma litterarum scholasticarum_. Le P. Sarti avait trouvé cet ouvrage, divisé en six livres, dans les archives des chanoines de Saint-Pierre de Rome. Il en a donné des extraits dans son savant ouvrage de _Professoribus Bononiensibus_, t. I, part. II, p. 220. Tiraboschi, tom. IV, liv. III, p. 362. Dans la préface de ce même ouvrage, _Buoncompagno_ donne la notice de onze autres livres ou traités de sa composition, sur divers sujets de grammaire, de morale et de jurisprudence: plusieurs ont des titres et des énoncés bizarres, selon la mode de ce temps: l'un est un Traité _des Vertus_, mais c'est des vertus et des vices du langage qu'il traite; l'autre est intitulé _l'Olivier_, et renferme complètement, dit l'auteur, le dogme des priviléges et des confirmations; un autre, dont le titre est _le Cèdre_, donne la connaissance des statuts généraux; _la Myrrhe_ enseigne à faire les testaments[601]. Il y en a un sur _l'Amitié_, dans lequel l'auteur annonce qu'il distinguera vingt-six genres d'amis; et un autre plus singulier, pour un grammairien du treizième siècle, intitulé _la Roue_, et qui traite des plaisirs de Vénus, et des faits et gestes des amants[602]. Rien de tout cela n'existe plus, et l'on peut se consoler de cette perte. Un seul écrit de cet auteur pouvait être utile pour l'histoire, de quelque manière qu'il soit écrit, c'est celui qu'il composa sur le siége soutenu, dans le siècle précédent[603], par la ville d'Ancône, contre l'empereur Frédéric Ier., Muratori nous l'a conservé, en l'insérant dans son grand recueil[604]. [601] _Tractatus virtutum exponit virtutes et vicia dictionum:....... in libro qui dicitur Oliva privilegiorum et confirmationum dogma plenissimè continetur. Cedrus dat notitiam generalium statutorum. Myrrha docet ficri testamenta_, etc. Sarti et Tirab. _ubi supra_. [602] _Rota Veneris lasciviam, et amantium gesta demonstrat_. Ibid. [603] En 1172. [604] _Script. rer. ital_. v. VI. Du reste ce _Buoncompagno_ était, à ce qu'il semble, à peu près ce que son nom signifierait en français, un homme jovial et un peu malin. Il se moqua des miracles de Jean de Vicence, et fit sur lui une chanson latine en vers rimés. Il se moqua aussi des Bolonais, qui croyaient aux miracles de Jean. Il annonça qu'à tel jour, lui _Buoncompagno_ prendrait son vol du haut d'une montagne qui est près de Bologne, et s'élèverait dans les airs. Toute la ville y courut; il parut sur la montagne avec des ailes attachées à ses épaules, et après avoir fait attendre long-temps ce qu'il allait faire, il éleva la voix et congédia l'assemblée, en disant qu'elle devait être contente et qu'elle l'avait assez vu. Il joua plusieurs tours de cette espèce qui lui firent beaucoup d'ennemis. Il vécut et vieillit pauvre, et ayant fait à Rome un voyage inutile pour sa fortune, il alla mourir de misère à Florence dans un hôpital[605]. [605] Tiraboschi, t. IV, liv. III, c. 5. Un autre professeur de grammaire et de belles-lettres dans la même université, nommé _Galeotto_ ou _Guidotto_, fut le premier traducteur d'un ouvrage de Cicéron en italien. Sa traduction a été imprimée dans le quinzième siècle[606], et réimprimée ensuite avec quelques variations dans le titre; ce n'est au fond qu'une version très-abregée du traité de l'_Invention_; mais le temps où elle fut écrite en fait un monument littéraire, et celui où elle fut imprimée, une curiosité typographique. [606] Sous ce titre: _Rettorica nova di M. Tullio Cicerone translata di latino in volgare per lo eximio maestro Galeotto da Bologna_, 1478. (Tiraboschi, loc. cit.) Presque toutes les universités avaient alors, comme celle de Bologne, des professeurs de grammaire et de rhétorique. Florence eut un grammairien dont la renommée effaça celle de tous les autres; c'est _Brunetto Latini_. Il était d'une famille noble, et dans ce temps où la ville était déchirée par deux factions rivales, il était du parti des Guelfes. Ils eurent d'abord l'avantage, et chassèrent les Gibelins; mais ceux-ci implorèrent Mainfroy, roi de Sicile[607], qui leur envoya du secours. Les Guelfes voulurent lui opposer Alphonse, roi de Castille, auprès duquel ils députèrent _Brunetto_. En revenant de son ambassade, il apprit que les Gibelins, aidés par les soldats de Mainfroy, étaient rentrés dans Florence, et en avaient à leur tour chassé les Guelfes. Il se réfugia en France, y resta plusieurs années, revint ensuite dans sa patrie, où il remplit avec honneur des emplois publics, et y mourut environ dix ans après[608]. L'historien Jean Villani lui attribue la gloire d'avoir dégrossi le premier les Florentins, de leur avoir appris à bien parler et à conduire sagement les affaires publiques[609]. [607] Voyez ci-dessus, p. 355. [608] En 1294. [609] _Istor. fior._ c. 162. L'ouvrage qui contribua le plus à sa célébrité est celui qu'il intitula le _Trésor_; il l'écrivit en France, et de plus en français[610]. C'est une espèce d'abrégé d'une partie de la Bible, de Pline le naturaliste, de Solin et de quelques autres auteurs qui ont traité de diverses sciences. Il est divisé en trois parties, et chaque partie en plusieurs livres. Les cinq de la première partie contiennent l'histoire de l'ancien et du nouveau Testament, la description des éléments et du ciel, celle de la terre ou la géographie, enfin celle des poissons, des serpents, des oiseaux et des quadrupèdes. La seconde partie n'a que deux livres, qui renferment un abrégé de la morale d'Aristote, et un Traité des vertus et des vices. La troisième, aussi divisée en deux livres, traite premièrement de l'art de bien parler, et ensuite de la manière de bien gouverner la république[611]. C'est, comme on voit, une espèce d'encyclopédie, où l'auteur a voulu rassembler, comme dans un trésor, toutes les connaissances que l'on possédait de son temps. [610] _Brunetto_ donne ainsi lui-même le motif qui l'a engagé à écrire en français: «Et se aucuns demandoit pourquoi chis livre est ecris en roumans, selon la raison de France, pour chou que nous sommes ytalien, je diroie que, ch'est pour chou que nous sommes en France; l'autre pour chou que la parleure en est plus délitable et plus commune à toutes gens». L'abbé Mehus, dans sa vie d'Ambroise le Camaldule, parle d'un manuscrit que l'on conserve à Florence, dans la _Riccardiana_, et qui contient l'histoire de Venise, depuis l'origine de cette ville jusqu'en 1275, écrite, ou plutôt traduite d'anciennes chroniques latines en langue française, par maître Martin de Canale, qui dit aussi dans son introduction, qu'il a choisi cette langue, «parce que la langue franceise corte, parmi le monde, et est la plus délitable à lire et à oïr que nulle autre». [611] On n'a imprimé en Italie que la traduction italienne qui en fut faite vers le même temps, par _Buono Giamboni_; Tiraboschi, t. IV, p. 381. Notre Bibliothèque impériale possède jusqu'à douze copies de l'original français. Il s'en trouvait une fort belle, couverte en velours cramoisi, dans la Bibliothèque du Vatican, avec quelques notes de la main de Pétrarque. Elle avait appartenu, dans le quinzième siècle, à Bernardo Bembo, qui l'avait achetée en Gascogne, selon ce que porte une note de sa main, écrite sur la première feuille. Crescimbeni, qui nous apprend ces particularités dans l'article de Pierre, ou Peyre de Corbiac, (Additions aux vies des poëtes provençaux, _Stor. dell. volg. poes_. t. II, p. 205.), dit, dans ce même article, que le manuscrit 3206 de la Vaticane, fol o 126 à 135, contient un poëme de ce Troubadour, intitulé _le Trésor_ (_lo Tesor_), qui traite de toutes les sciences et de tous les arts. «C'est de ce Trésor, ajoute-t-il, que Brunetto Latini, Florentin, prit l'idée de ceux qu'il composa, c'est-à-dire du _Tesoretto_, en vers italiens, et du _Trésor_ en prose française». On va voir que Crescimbeni se trompe ici sur le _Tesoretto_, comme plusieurs autres auteurs italiens. Le _Tesoretto_ ou le petit Trésor, que _Brunetto_ écrivit en italien après son retour à Florence, n'est point comme on l'a cru, l'abrégé de son grand Trésor, mais seulement un recueil de préceptes de morale en vers de sept syllabes, rimés de deux en deux. C'est là du moins tout ce qu'en dit Tiraboschi, et sans doute cet auteur si exact n'avait pas eu sous les yeux l'édition assez rare qui en fut donnée au seizième siècle, ni la réimpression faite dans le dix-septième. J'en dirai bientôt davantage; j'entrerai sur le _Tesoretto_ dans des détails qui n'existent chez aucun auteur italien, que je sache, et qui auront un autre motif qu'une vaine curiosité. On a aussi de _Brunetto_ une partie du traité de l'_Invention_ de Cicéron, traduit en italien, avec des commentaires[612]; mais ce qui fait le plus d'honneur à ce Grammairien philosophe, c'est qu'il fut le maître du Dante. Ce ne fut pas sans doute en poésie, du moins pour le style; il y en a peu dans ses vers du _Tesoretto_, et dans un chétif sonnet qui s'est aussi conservé[613]. Quelques bibliothèques d'Italie possèdent de lui en manuscrit un assez long morceau, dont le titre est singulier et le style inintelligible. C'est un tissu de proverbes et de jeux de mots florentins de ce temps-là, que personne n'entend plus, même à Florence, et que l'auteur, on ne sait pourquoi, a intitulé _Pataffio_, épitaphe. Le bon Tiraboschi se félicitait de ce qu'il n'avait jamais été imprimé, ni, ce qui eût été bien pis, expliqué par des commentaires: cela n'a pas empêché qu'il ne l'ait été depuis, à Naples, avec un commentaire de Ridolfi[614]. [612] Il dit lui-même qu'il fit cette traduction à la prière d'un de ses concitoyens, homme riche et considérable, qu'il trouva en France, et dont il fut généreusement accueilli et secouru dans son malheur. M.J.B. Corniani s'est trompé ici en disant que cette traduction est celle d'une partie du premier livre de l'_Orateur_ de Cicéron, où on commence à traiter de l'invention. _Secoli della letteratura italiana_, etc., t. I, p. 165. Dans le premier livre du traité _De Oratore_, Cicéron ne traite point de l'invention. Le livre intitulé _Orator_ n'en traite point non plus. Giov. Villani, parlant de Brunetto Latini, dit: _E fu quegli ch'espose la Rhetorica di Tullio_, etc. C'est, selon Tiraboschi, _loc. cit._, une traduction en langue italienne, d'une partie du premier livre _De Inventione_, avec des commentaires. Cette traduction a été imprimée plusieurs fois; et les Académiciens de la Crusca la citent souvent. [613] V. Crescimbeni, t. III, p. 65. [614] Mazzuchelli, _Scritt, ital._, t. II, part. II, donne les trois premiers vers de cette inconcevable production, pour échantillon de tout le reste: _Squasimo Deo introcque, e a fusone Ne hai, ne hai pilorci con mattana, Al can la tigna, egli è mazzamarrone_. _Buon per noi_, dit Tiraboschi, _che a niuno è venuto in pensiera di pubblicarlo, e, ciò che peggio sarebbe, di darcelo illustrato con ampi commenti._, t. IV, p. 382. L'édition donnée à Naples, 1788, in-12, est citée par Gamba, _Serie de' testi di lingua_, Bassano, 1805, in-8°., p. 91. L'histoire était encore alors écrite en latin barbare. L'histoire ecclésiastique ne produisait que quelques chroniques de couvents, quelques vies de papes et de saints; mais un plus grand travail, et qui a fait plus de bruit dans le monde, est celui d'un certain Jacques, qu'on appelle en latin _de Voragine_, parce qu'il était de _Voragio_ ou _Varagio_, dans l'état de Gênes[615]. Il recueillit soigneusement toutes les vies des pères du désert et des autres saints, composées jusqu'alors par différents auteurs, et les réunit en corps d'ouvrage. Le succès qu'obtint ce recueil lui fit donner le nom de _Legenda aurea_, que nous traduisons en français par _Légende dorée_; mais nous en rabaissons le prix par cette traduction infidèle: nous mettons la couleur au lieu de la matière; il faudrait dire légende d'or. [615] Tirab., t. IV, l. II, c. 1. Ce moine Dominicain, né vers l'an 1230, après avoir prêché et professé plusieurs années, fut provincial de son ordre, en Lombardie, et ensuite archevêque de Gênes, où il mourut en 1298. Il laissa, outre sa _Légende_, un grand nombre de Sermons, et un livre à la louange de la Vierge Marie, intitulé _Mariale_, qui ont tous été imprimés. Il écrivit encore une longue chronique de Gênes, depuis l'origine la plus reculée jusqu'à l'an 1297; on peut penser de combien de fables elle était remplie; Muratori a rendu à l'auteur et au public le service de n'en insérer qu'un extrait dans sa grande collection historique[616]. [616] _Script. rer. ital._, vol. IX. C'était ainsi généralement qu'on écrivait alors l'histoire. Aucun auteur n'y employait un autre style, et n'y mettait plus de critique, ou plus de fidélité. On ne peut donc s'arrêter ni aux deux grandes Chroniques universelles, l'une de Godefroy de Viterbe, selon les uns, et de Wittemberg, selon les autres, que l'auteur ou les copistes appelèrent fastueusement le _Panthéon_, l'autre de Sicard, évêque de Crémone; ni à une troisième Histoire universelle que Ricobald de Ferrare intitula _Pomarium_, le Verger; ni à la prétendue Histoire du siége de Troie, écrite par _Guido delle Colonne_, ou Gui des Colonnes, juge de Messine, sa patrie[617]; ouvrage divisé en 35 livres, tiré des Histoires supposées de Dictys de Crète et de Darès de Phrygie, auxquelles il ajouta des faits puisés dans les poëtes[618]; ni à aucune des histoires particulières qui furent alors écrites soit en Sicile ou à Naples, soit dans les autres états italiens. Il faut toujours excepter une Histoire de Gênes, bien différente de la Chronique de Jacques _de Voragine_, celle que nous avons vue commencée par Caffaro, au douzième siècle, et qui fut continuée après lui, par décret public, jusque vers la fin du treizième siècle. [617] Il y naquit en 1276. La charge qu'il occupa lui fit donner quelquefois le titre de _Guido Guidice_. [618] On a une traduction italienne de cette histoire, que les Académiciens de la Crusca ont adoptée pour leur vocabulaire, et que plusieurs auteurs attribuaient à Guido lui-même; elle a été imprimée sous son nom, à Venise en 1481; mais le savant Apostolo Zeno a démontré, dans ses notes sur Fontanini, que c'était une erreur. Deux autres histoires méritent aussi d'être remarquées, parce que ce sont les premières que des Italiens aient écrites dans leur langue, et qu'elles tiennent par-là plus intimement à la littérature italienne; c'est l'Histoire de _Matteo Spinello_, né près de Bari, au royaume de Naples, dans laquelle il décrit les événements de son temps; et celle de _Ricordano Malespini_, Florentin, où il entreprend d'embrasser les temps anciens et les temps modernes; il y traite de l'origine de Florence, et conduit ses récits jusqu'à l'année même de sa mort[619]. La première partie est un tissu de fables ridicules; la dernière mérite plus de foi, et la naïveté du style la fait lire avec quelque plaisir. [619] 1281. Son neveu, _Giachetto Malespini_, y ajouta une suite de peu d'étendue, puisqu'elle ne va que jusqu'en 1286. Le tout fut imprimé, pour la première fois, à Florence, par les Giunti, en 1568, in-4°. Les éditeurs disent dans leur avertissement, qu'ils donnent cet ouvrage au public parce que l'auteur est peut-être le premier Florentin qui ait écrit, et qu'il leur a paru raisonnable de lui rendre ce que Villani (historien du siècle suivant) lui avait presque enlevé, en s'attribuant à lui-même la gloire qui était due à Malespini. Ils n'ont pas cru devoir être détournés de leur dessein par les commencements fabuleux de cette histoire, ni parce que Villani, qui avait jusqu'alors tenu le premier rang, avait raconté en partie les mêmes choses, attendu que les vrais connaisseurs aiment mieux voir les premières images des objets, que les secondes, faites d'après les premières, etc. Je tirerai encore de la foule, par un autre motif, une chronique latine de la ville d'Asti, écrite par un auteur dont le nom n'excita peut-être pendant long-temps que peu d'intérêt; mais ce nom est devenu, dans le dernier siècle, cher aux amis des arts, des lettres, et surtout de l'art dramatique: cet auteur se nommait Alfiéri; son nom et sa patrie, dont il écrivit l'histoire, ne permettent pas de douter qu'il ne soit un des ancêtres du grand poëte dont l'Italie pleure la perte récente, et dont la France, qui eut le malheur d'éprouver sa vengeance poétique, et le malheur plus grand de la mériter, ne doit perdre aucune occasion de prononcer le nom avec regret et avec honneur[620]. [620] Depuis que ceci est écrit, les oeuvres posthumes d'Alfiéri ont paru, et dans ces oeuvres, un volume de satires violentes contre les rois, les grands, les petits, la classe moyenne, enfin contre tout le monde, et surtout contre les Français. Elles leur font moins de tort qu'à la gloire de l'auteur, mais elle n'ont pu me rien faire changer à ce que j'ai écrit et à ce que je pense de lui. C'est _Benedetto_ Alfiéri, oncle du poëte et célèbre architecte, qui a rendu ce nom cher aux amis des arts. Cette note fut écrite avant que les derniers volumes des _oeuvres posthumes_ eussent paru. La Vie d'Alfiéri, écrite par lui-même, en remplit les deux derniers volumes. Il y persiste dans cette haine aveugle et violente contre les Français, et se rend coupable particulièrement envers moi, d'un trait odieux de noirceur et d'ingratitude, pour récompense d'un très-grand service que je lui avais rendu. Je n'en laisserai pas moins subsister ici ce que j'écrivis et prononçai publiquement en 1804. Chacun a sa manière de se venger: c'est là la mienne. Alfiéri nous ramène à la poésie par une transition naturelle. Dans les siècles précédents, en Italie, comme dans le reste de l'Europe, on n'en avait point cultivé d'autre que la poésie latine. Les poëtes latins étaient nombreux, ou plutôt presque innombrables, sans qu'il y en eût un seul qui fût véritablement poëte, ou qui écrivît réellement en latin. Mais dès la fin du douzième siècle, et dans tout le cours du treizième, la langue provençale d'abord, et ensuite la langue italienne qui venait de naître, attirèrent à elles, tous ceux qui se sentaient ou croyaient se sentir quelque talent poétique; et il n'y en eut plus que très-peu qui s'obstinassent à faire des vers latins[621]. Henri de Septimello est le plus ancien, et fut, dans son temps, le plus célèbre. Il fleurit dès le commencement de ce siècle et même à la fin du précédent. Sa naissance était obscure: il naquit de pauvres paysans à Settimello, village situé à sept milles de Florence; il se sentit cependant, dès l'enfance, du penchant pour la poésie et les lettres. Il fit d'excellentes études à Bologne; ses succès lui procurèrent des amis puissants, et ayant reçu les premiers ordres, il obtint un riche bénéfice. Ce fut la cause de sa ruine. Ce bénéfice lui occasiona un procès avec l'évêque de Florence, qui voulut le lui ôter, pour le donner à l'un de ses parents. La partie n'était pas égale: le pauvre Henri, après avoir mangé en plaidoiries tout son mince patrimoine, fut obligé de céder, resta plongé dans la misère et réduit à la mendicité[622]. Ce fut son malheur même qu'il prit pour sujet du poëme qui lui fit le plus de réputation. Il est en vers élégiaques, divisé en quatre livres, et intitulé _De l'inconstance de la fortune et des consolations de la philosophie_[623]. Le poëte, dans les deux premiers, se plaint de ses infortunes; dans les deux autres, à l'imitation de Boëce, il introduit la Philosophie, qui lui reproche sa faiblesse et lui apporte des consolations. Ce poëme jouit d'une telle estime, pendant la vie de l'auteur, qu'on le lisait publiquement dans les écoles. «Quels étaient donc, s'écrie avec raison Tiraboschi[624], quels étaient donc ces siècles, où tant d'honneurs étaient accordés à un versificateur aussi barbare»? Mais on revint bientôt de cette admiration: le poëme, la réputation du poëte, et même son nom, restèrent ensevelis dans quelques bibliothèques. L'ouvrage ne parut au jour que dans le dernier siècle, en 1721[625]. Il a été réimprimé depuis avec une traduction italienne, très-estimée, que l'on ne croit postérieure que d'un siècle au poëme latin[626]; mais auprès de cette traduction, le texte original n'en paraît que plus inculte et moins digne de la réputation dont il a joui. [621] Tiraboschi, t. IV, l. III, c. 4. [622] Voy. Philippe Villani, _Vite d'uomini illustri fiorentini_, traduites du latin en italien, par Mazzuchelli, p. 61; et Tirab. _ub. supr._ [623] _Elegia de diversitate fortunoe et philosophioe consolatione_. Il est bon d'observer que dans tout ce poëme, où l'auteur se plaint sans cesse, il ne dit rien de la cause de ses malheurs; il le termine même en s'adressant à l'évêque de Florence, à qui il fait des protestations d'un attachement éternel. Tiraboschi en conclut que ses infortunes avaient une tout autre cause que celle qui est rapportée par Villani, quoiqu'il soit impossible de conjecturer ce que ce pouvait être. Il est vrai que ces protestations d'attachement qui remplissent les huit derniers vers, sont très-fortes, et ne sont mêlées d'aucun reproche apparent; peut-être cependant l'exagération même équivaut-elle ici à un reproche, car on ne voit non plus ni dans cette pièce ni ailleurs, quelles si grandes obligations le poëte pouvait avoir à l'évêque, pour lui dire: Adieu, je suis à vous; après ma mort, croyez que mon âme sera encore à vous: vivant ou mort, je vous aimerai toujours; mais l'amour d'un vivant vaudrait mieux que celui d'un mourant. _Ergo vale, Proesul. Sum vester. Spiritus iste Post mortem vester, credite, vester erit. Vivus et extinctus te semper amabo; sed esset Viventis melior quam morientis amor_. N'y a-t-il pas même dans cette fin une espèce d'ironie amère qui renferme un reproche? Quel sel, et même quel sens peuvent avoir ces deux derniers vers, si elle n'y est pas? [624] _Ubi supr._ p. 348. [625] La première édition devait paraître en Allemagne, en 1684, in-4º., d'après un manuscrit de la Bibliothèque Laurentienne de Florence, communiqué par le célèbre Magliabecchi à Christian Daum; mais celui-ci mourut, l'édition resta imparfaite, ou du moins n'a jamais paru. Leiser fut donc le premier à publier ce poëme, dans son _Historia poetarum medii ævi_, 1721, in-8º. Mazzuchelli nous apprend, dans une note sur la vie de Henri de Settimello, qu'il existe à Florence, un exemplaire de l'édition qui devait paraître en 1684, avec des notes marginales de Magliabecchi, dans la bibliothèque de ce savant, réunie à la Laurentiennne. _Vite d'Uomini ill. Fior. Scritte da Filippo Villani_, etc., pag. 63. [626] Cette dernière édition fut donnée par Manni, à Florence, en 1730, in-4º. La traduction italienne lui donne du prix; elle est souvent citée dans le Vocabulaire de la Crusca. Les autres poésies latines du même siècle, ou poésies rhythmiques, comme on les appelait alors, sont encore plus mauvaises; et comme elles n'ont point usurpé la même renommée, nous pouvons nous dispenser d'en parler, pour revenir à la poésie italienne. Nous l'avons vue naître en Sicile, sous un poëte roi, et jeter, dès sa naissance, un grand éclat. Ce qui peut en donner la plus haute idée, c'est que, dans le siècle suivant, un auteur, dont le sentiment est d'un grand poids, Dante, disait que la poésie et la littérature entière d'Italie s'appelait _Sicilienne_, parce que tout ce qui s'écrivait de plus exquis venait de la cour de Sicile[627]. [627] Dante Alighieri, _de Vulgari eloquentiâ_. L'exemple que donnait cette cour, l'accueil et les distinctions qu'elle accordait aux poëtes, les multiplièrent. On a conservé les noms et quelques poésies de plusieurs d'entre eux. Celles du commencement du siècle ont les mêmes formes et à peu près le même style que celles de Frédéric II et de son chancelier, dont nous avons parlé dans ce chapitre. La plupart de ces noms sont obscurs. On n'y distingue guère que ceux d'un _Odo delle Colonne_, frère ou cousin de _Guido_, l'historien du siège de Troie, lequel était aussi poëte; d'un _Arrigo Testa da Lentino_, qui était notaire; d'un _Jacopo_, du même lieu et de la même profession; d'un _Stefano_, protonotaire de Messine; d'un _Mazzeo di Ricco_, et quelques autres. Le savant Léon Allacci a réuni leurs poésies à la fin de son recueil d'anciens poëtes[628]. On y voit, comme dans celles de _Ciullo d'Alcamo_, de Frédéric II, et de Pierre des Vignes, la langue et l'art des vers à leur berceau. Les pensées en sont communes, le style incorrect et grossier, mêlé de sicilien et de provençal. Les chansons ont presque toutes la forme que leur avaient donnée les Troubadours; mais le sonnet a constamment celle qu'il a conservée depuis, ce qui confirme l'opinion de son origine sicilienne. On ne peut donner qu'une idée très-légère de ces premiers bégaiements poétiques. Il faut, en les lisant, lutter à la fois contre la barbarie et l'obscurité du langage, et contre les fautes typographiques les plus grossières, et le texte le plus corrompu[629]. Bornons-nous à quelques traits moins communs et un peu plus ingénieux ou plus singuliers que le reste. [628] _Poeti antichi raccolti da codici manoscrit_, etc. Napoli, 1661, in-8º. p° 8ª. [629] Il est presque incroyable qu'un savant tel que l'Allacci, ait fait paraître sous son nom une édition si honteusement irrégulière. On sait que ses ouvrages d'érudition, qui sont tous en latin, portent le nom de _Leo Allatius_. Ce recueil de poésies, et sa _Dramaturgie_, sont les seuls qui aient paru avec son nom italien. Ayant été successivement bibliothécaire du cardinal Barberini, et du Vatican, sous Urbain VIII, qui était de cette maison, il trouva parmi les manuscrits de ces deux bibliothèques, des poésies italiennes du premier âge. Il les publia, avec une préface qui contient des détails curieux; mais les originaux étaient pleins de lacunes, et sans doute de fautes: il dut les faire copier; les erreurs s'y multiplièrent: il négligea probablement de revoir ces copies, et de corriger l'impression. Il est impossible d'expliquer autrement le nombre et la grossièreté des fautes qu'on y trouve. Il eût suffi, pour en éviter une partie, de faire attention à la rime. Par exemple, dans une chanson de _Guido delle Colonne_, dont les strophes sont de neuf vers, et dont les deux derniers vers riment ensemble, on lit à la fin de la quatrième strophe, p. 422: _Che se Morgana fosse infru la gente In vero madonna non paria natare_; Ce qui est absolument dépourvu de sens; mais lisez au dernier vers: _In ver madonna non paria neinte_, comme on disait alors au lieu de _niente_; vous entendrez facilement ce que dit le poète, que si Morgane (la plus belle des fées) était encore au monde, elle ne paraîtrait rien au prix de sa Dame. Ce qui devait forcer, en quelque sorte, l'éditeur de rétablir cette leçon, c'est que dans cette chanson chaque strophe reprend pour son premier mot le dernier mot de la strophe précédente, forme toute provençale, et que la cinquième strophe, qui est la dernière a pour premier vers: _Neinte vole amor senza penare_. On pouvait, au simple coup-d'oeil, et par la même méthode, corriger une grande partie des fautes à peu près de même espèce qui défigurent cette édition, devenue rare, et toujours précieuse par un grand nombre d'anciennes pièces qu'on ne trouve point ailleurs. _Mazzeo di Ricco_ paraît être le plus ancien de ces poëtes, à en juger du moins par son style qui est le plus grossier, le plus près de l'origine de la langue, le moins italien de tous. De ses six chansons ou _canzoni_ que l'Allacci nous a conservées, il n'y en a que deux qui exigent quelque attention; encore n'est-ce pas par leur mérite, mais parce que la forme provençale y est évidemment empreinte. L'une est un dialogue entre une dame et son amant. La dame dit une strophe, l'amant répond par une autre, comme dans les _pastourelles_ des Troubadours. «Messire, dit la dame, mon coeur amoureux se plaint et fait pleurer mes yeux; il se tient éloigné de moi, et il me tourmente en venant à vous mille fois le jour, tant il vous désire. Il reste auprès de vous, et ne revient plus à moi. Je vous le recommande: ne lui donnez ni jalousie ni chagrin.--Madame, répond l'amant, si vous m'envoyez votre coeur amoureux, sachez que je vous envoie aussi le mien. Je languis, je sens de vives peines pour vous, rose vermeille; je n'ai plus d'existence que pour désirer de me rendre auprès de vous». Dans les deux autres strophes, la dame est enchantée de Messire: elle l'engage à venir; mais elle craint qu'il ne change, qu'il ne la quitte pour une autre belle. Messire la rassure. Un homme ne peut diriger ses yeux de manière à voir deux personnes dans une seule figure. Rien ne pouvait engager son coeur à se rendre ailleurs que chez elle; l'amour l'y attache si fortement, qu'il y retournerait toujours. Tout cela est en même temps commun et recherché quant aux pensées; et l'expression ne le relève pas[630]. [630] _Lo core inamorato, Messere, si lamenta E fa pianger gli occhi di pietate, Da me' esta lungiato_, etc. _Donna, se mi mandate Lo vostro dolze core Inamorato si come lo meo, Sacciate in veritate_, etc. La seconde chanson qui a du rapport avec les chansons provençales, est composée de quatre strophes, et les strophes de douze vers inégaux. Le dernier mot de chaque strophe est repris dans le premier vers de la strophe suivante, et l'on se rappelle que cette forme est entièrement provençale. La seconde strophe contient une argumentation en forme. L'auteur se plaint, dans la première, de n'être plus son maître, et dit, en terminant, d'un ton sententieux, que celui-là possède un assez grand empire[631], qui peut se maîtriser lui-même. «Puisque je ne puis plus me maîtriser, reprend-il, c'est l'amour qui me maîtrise; l'amour est donc certainement mon maître; mais je ne puis jamais considérer dans l'amour qu'un vif désir, et si l'amour est un vif désir, au nom de Dieu, considérez ici, madame, que l'amour ne me prend point d'une manière visible, mais qu'il paraît naître naturellement; et puisque l'amour est une chose naturelle, vous devez avoir pitié de mes maux». On ne sait pas ce que la dame put penser de cette logique; mais on voit assez ce qu'il faut penser de cette poésie, même dans une traduction, et on le sent encore mieux en lisant le texte. [631] _C'assai gran regno regie, cio mi pare, Chi se medesimo puo sengnoregiare. Poiche non posso me sengnoregiare, Amor mi sengnoria: Dunque e amore sengnore ciertamente; Ma non pono già mai considerare Che l'amore altro sia. Se non distretta volglia solamente; E s'amore e distretta voluntate, Per Deo, madonna, in ciò considerate, C'amor no'm prende visibilemente, Ma pare che nasca naturalemente, E poi c'amore e cosa naturale Merze dovete avere de lo meo male_. La strophe suivante commence par ces derniers mots: _De lo meo male ch'e tanto amoroso_, etc. Elle finit par ce vers: _Che di piccola gioia processione_; Et le premier vers de la quatrième strophe est: _D'alta processione e gioia plagiente_. Cette façon de reprendre un mot est tout-à-fait provençale. _Guido delle colonne_, qui ne passe que pour historien, a ici deux chansons qu'on pourrait préférer aux deux que l'on y trouve d'_Odo_ son cousin ou son frère[632]. On y voit du moins quelques pensées et des bizarreries qui valent encore mieux qu'une entière nullité de sentiments et d'idées. Dans l'une de ces chansons, il compare la belle Morgane à sa dame, à qui cette fée, si elle était encore au monde, cèderait en beauté[633]; dans l'autre, il emploie des comparaisons plus singulières: «Votre teint frais, dit-il, surpasse les roses et les fleurs; il est plus brillant qu'un autre, et votre bouche parfumée exhale une odeur plus agréable que ne fait un animal qu'on nomme la panthère[634]». Il n'est pas aisé de comprendre ce que c'est que l'agréable odeur que rend une panthère, ni de saisir la justesse de cette comparaison. Celle qui termine cette strophe est plus claire, mais n'est guère moins bizarre. «Je suis votre esclave, dit le poëte, plus loyal et plus dévoué que l'assassin n'est à son maître[635]». [632] Ils nacquirent tous deux sous le règne de Frédéric II, et fleurirent vers la fin de ce règne; c'est-à-dire, de 1240 à 1250. On aperçoit dans leur style et dans leur versification quelque progrès. [633] Voyez ci-dessus, p. 397, le texte et la correction de ce passage. [634] _Ben passa rose e fiori La vostra fresca cera, Lucente più che spera: E la bocca auhtusa Più rende aulente audore Che non fa una fera C'ha nome la Pantera_. [635] _Perche son vostro più leale e fino Che non è al suo signore l'assassino_. Je ne crois pas qu'il soit ici question d'un assassin vulgaire, salarié pour une vengeance privée, mais de ses sujets fanatiques du Vieux de la Montagne, qui allaient partout exécuter avec dévouement ses ordres sanguinaires. On les nommait en Orient, _haschischin_, dont on a fait _heissessini_, _assessini_, _assassini_, assassins, comme l'a démontré M. Sylvestre de Sacy, dans un mémoire dont j'ai donné l'extrait dans mon Rapport imprimé sur les travaux de notre classe; juillet 1809. On parlait beaucoup alors, depuis les croisades, de ses sectaires et de leur chef. Le notaire _Jacopo_ ou _Giacomo da Lentino_ est le meilleur de ces poëtes, et celui dont il s'est conservé le plus de vers: il n'écrivit qu'au milieu du siècle, lorsque dans l'Italie entière on commençait à cultiver la poésie, et que surtout _Guittone d'Arrezo_, comme nous le verrons bientôt, polissait le langage et rendait les formes poétiques plus régulières. _Jacopo da Lentino_ connut ces progrès, et y prit part; on s'en apperçoit à son style, et surtout à la forme de ses sonnets. Ce recueil en contient quinze, et quatorze de ses chansons. La plus remarquable est celle où il se compare à un peintre qui a fait un portrait, et qui le regarde en l'absence du modèle. En voici à peu près le sens: «La merveilleuse puissance de l'amour m'enchaîne; et souvent, à toute heure, comme un homme qui fixe sa pensée ailleurs que sur ce qui l'environne, et qui peint un portrait ressemblant, je ne pense qu'à vous, madame, et c'est dans mon coeur que je porte votre figure[636]..... Poussé par un vif désir, j'ai peint un objet qui vous ressemble; quand je ne vous vois pas, je regarde ce portrait, etc.[637]». La dernière strophe, adressée à la chanson même, est naïve, et se termine en quelque sorte par la signature de l'auteur. «Ma jolie chanson, lui dit-il, chante une chose nouvelle: va le matin trouver la plus belle fleur de tout le jardin d'amour, et dis-lui: Vous qui êtes plus blonde que l'or fin; votre amour, qui est d'un si haut prix, donnez-le au notaire natif de Lentino[638]». [636] _Maravigliosamente Un amor mi distringe_[C], _E soven, ad ogn' hora Com' omo che ten mente In altra parte, e pigne La simile pintura, Cosi, bella, faccio eo; Dentro a lo core meo Porto la tua figura_. [C] Il faudrait ici _distrigne_, à cause de la rime du troisième vers suivant, ou bien à ce troisième vers, il faudrait _pinge_, et non pas _pigne_. [637] _Havendo gran disio Dipinsi una figura, Bella, voi somigliante; E quando voi non vio, Guardo quella pintura_, etc. [638] _Mia canzonetta fina, Tu canta nova cosa: Muoviti la mattina Davanti alla più fina Fiore d'ogni amoranza. Bionda più che auro fino, Lo vostro amor da caro Donate lo al notaro Ch'è nato da Lentino_. Les sonnets ont, comme je l'ai dit, la forme à peu près aussi régulière que ce genre de poésie l'eut dans le siècle suivant. Seulement, entre les imperfections du style, l'idée n'y est pas aussi bien conduite, et les tercets tombent presque toujours languissamment et gauchement. Déjà aussi, l'on y remarque une certaine recherche de pensées, un goût pour des similitudes peu naturelles et pour des comparaisons tirées de loin, qui naquit pour ainsi dire avec ce genre, d'où il se répandit dans tous les autres. «Celui qui n'aurait jamais vu de feu, dit le notaire poëte dans son premier sonnet, ne croirait pas qu'il pût brûler; son éclat, lorsqu'il l'apercevrait, lui paraîtrait au contraire un objet d'amusement et un jeu; mais, s'il le touche en quelque endroit, il verra bien qu'il brûle cruellement. Le feu d'amour m'a un peu touché; maintenant il me brûle, etc.[639]. En regardant, dit-il, dans le second, le basilic venimeux qui fait périr l'homme par son regard, et l'aspic, cet envieux serpent, qui, par ruse, donne la mort, et le dragon qui est si rempli d'orgueil qu'il ne laisse jamais échapper ceux qu'il a pu saisir, je leur compare l'amour, qui est une source de douleur, qui tourmente et fait languir[640]». Dans le troisième, une dame et l'amour passent, en courant, par ses yeux, et pénètrent dans son âme avec tant de force que l'âme sent la dame aller se reposer dans son coeur; et cette âme charge un soupir douloureux d'aller annoncer au dehors ce qu'elle a souffert, lui qui en a été témoin[641]. Dans plusieurs autres sonnets, il s'exprime d'une manière aussi métaphysiquement alambiquée que quelques Troubadours, comme nous l'avons vu, l'avaient fait avant lui, et que le firent malheureusement, depuis, les meilleurs lyriques italiens, sans en excepter le plus grand de tous. [639] _Chi non havesse mai veduto foco Non crederia che cocer potesse; Anzi li sembreria solazzo e gioco Lo suo splendor, quando lo vedesse: Ma se lo toccasse in alcun loco Ben gli sembreria che forte cocesse. Quello d'amore m'a toccato un poco, Molto mi coce_, etc. [640] _Guardando il basilisco velenoso Col suo guardare face l'huom perire, E l'aspide, serpente invidioso Che per ingegno altrui mette a morire, E lo dracone che è si orgoglioso, Cui elli prende non lassa partire, Alloro assembro l'amor che è doglioso Che altrui tormentando fa languire_. [641] _Per gli occhi mei una donna ed amore Passar correndo e giunser nella mente Per si gran forza che l'anima sente_ _Andar la donna riposar nel core_. _Pero si move a dir: sospir dolente Vacci fuor tu ch'udisti quel dolore_, etc. Nous avons vu aussi des Troubadours mêler le sacré avec le profane, préférer la présence de leur dame aux joies du paradis, et renoncer à ce lieu de délices, s'il faut qu'ils ne l'y voient pas. Un sonnet du même poëte dit absolument la même chose: il y déclare que, sans sa dame, le paradis ne lui ferait aucun plaisir. «J'ai résolu dans mon coeur, dit-il, de servir Dieu, afin de pouvoir aller en paradis, dans ce saint lieu où j'ai entendu dire qu'existent pour toujours le plaisir, les jeux et les ris. Je n'y voudrais pourtant pas aller sans ma dame, sans celle qui a la tête blonde et un si beau teint, car je ne pourrais jouir de rien si j'étais séparé d'elle. Je ne dis pas que je voulusse y faire d'autre péché que de voir son noble maintien, son beau visage et son tendre regard; mais j'éprouverais un grand bonheur à la voir elle-même comblée de joie[642]. [642] Je mettrai ici le sonnet entier, tant à cause de sa singularité, que parce que, si le style en a vieilli, la forme en est meilleure, et la conduite mieux soutenue que celle des autres. _Io m'agio posto in core a Dio servire Com'io potesse gire in Paradiso, Al santo loco c'agio audito dire Ove si mantiene sollazzo, gioco e riso_. _Senza la mia donna non vi vorria gire Quella c'a la blonda testa el claro viso, Che senza lei non porzeria gaudire Estando da la mia donna diviso. Ma non lo dico a tale intendimento Perche peccato ci volesse fare Se non vedere lo suo bello portamento. E lo bello viso el morbido sguardare; Che lo mi tiria in gran consolamento Vegendo la mia donna in gioia stare_. En voilà plus qu'il n'en fallait peut-être pour donner une idée de ces anciens poëtes siciliens, que les Italiens reconnaissent pour les fils aînés de la Muse italienne. Mais on doit ajouter à leurs noms peu célèbres le nom plus doux et plus aimable d'une certaine Nina[643], que son amour pour la poésie rendit amoureuse d'un poëte qu'elle n'avait jamais vu. Il était de Majano en Toscane, et s'appelait _Dante_, quoiqu'il n'eût rien de commun avec le grand poëte de ce nom. Ses poésies avaient alors beaucoup de réputation: elles touchèrent le coeur de Nina, qui composa pour lui des vers fort tendres, et qui était si fière de son amant, qu'elle se faisait appeler _la Nina di Dante_[644]. [643] C'était, dit Crescimbeni, la plus belle personne de son pays et de son temps. On la regarde comme la première femme qui ait fait des vers italiens. _Stor. della volg. poesia_, t. III, p. 84. [644] Il s'est conservé fort peu de ses poésies. Crescimbeni, _ubi suprà_, en cite un seul sonnet. C'est une réponse que Nina fait au poëte qui lui avait adressé le premier, sans se nommer, une déclaration d'amour en vers. On y voit en effet, à travers les expressions surannées, beaucoup de douceur et de tendresse. _Qual sete voi, si cara proferenza Che fate a me senza voi mostrare? Molto m'agenzeria vostra parvenza Perche meo cor podesse dichiarare_, etc. Le signal donné par la Sicile avait été bientôt suivi sur le continent. Des poëtes italiens s'étaient fait entendre à Bologne, à Pérouse, à Florence, à Padoue et dans plusieurs villes de Lombardie. Parmi les poëtes de Bologne, on distingue surtout _Guido Guinizzelli_, qui, selon la croyance commune, partage avec _Brunetto Latini_ l'honneur d'avoir été le maître du véritable Dante. On ne sait rien de la vie de ce poëte, qui florissait avant la moitié du treizième siècle, sinon qu'il était homme de guerre et d'une famille noble de Bologne, qui en fut chassée pour son attachement au parti de l'empereur[645]. Il fut le premier à donner au style poétique plus de force et de noblesse. Quoiqu'il ne traitât guère, selon le goût du temps, que des sujets d'amour, il répandit dans ses poésies des sentiments élevés et des maximes de philosophie platonique[646] adaptées à cette passion; c'est sans doute ce qui lui fit donner le titre de très-grand (_Massimo_) par son élève[647], qui devait bientôt mériter ce titre mieux que lui. [645] _Benvenuto da Imola_, cité par Tirab., t. IV, l. III, c. 3. [646] Crescimbeni, t. I. _Comment._ l. I, c. 12. [647] Dante, _de Vulg. Eloq._ En appelant ici le Dante élève de Guido, je parle selon l'opinion commune; je dois dire cependant que Crescimbeni, loin de l'adopter, prouve qu'elle est fausse, par le passage même du Dante, dont on se sert pour la soutenir. Le poëte trouve Guido dans le purgatoire, cant. 26. Dès qu'il l'a entendu se nommer, il l'appelle son père, et celui des autres poëtes qui ont composé des vers d'amour pleins de douceur et de grâce: _Quando i' udi nomar se stesso il padre Mio e d'altri miei miglior, che mai Rime d'amore usar dolci e leggiadre_. Guido lui demande quelle est la cause qui le fait lui parler et le regarder avec tant de tendresse: «Ce sont, lui répond le Dante, vos doux écrits, qu'on ne cessera d'aimer tant que durera le style moderne: _Dimmi che è cagion perchè dimostri Nel dire e nel guardar d'avermi caro? Ed io a lui: li dolci detti vostri, Che quanto durerà l'uso moderno, Faranno cari ancora i loro inchiostri_. On s'est arrêté au premier de ces deux traits, et l'on n'a pas vu que le dernier prouve évidemment que le Dante, non seulement n'avait pas eu Guido pour maître, mais qu'il ne l'avait jamais vu, et qu'il n'avait appris de lui à rimer, qu'en lisant ses vers. On nous a conservé de _Guido Guinizzelli_ quelques sonnets et quatre _Canzoni_[648]. (Je demande la permission d'employer désormais ce mot, que celui de Chanson, en français, ne rend pas). Dans presque tous ses sonnets, l'idée principale est une comparaison; ce sont même souvent plusieurs comparaisons de suite, dont on voit que l'une a fait naître dans son esprit l'idée de l'autre, sans qu'il y ait pourtant de grands rapports entre les deux. Dans l'un, c'est le trait de l'amour qui, pour aller à son coeur, passe par ses yeux, comme le tonnerre qui entre par la fenêtre d'une tour, et qui fend et met en pièces tout ce qu'il trouve au dedans. «Je reste, dit le poëte, comme une statue de bronze où il n'y a ni âme ni vie, si ce n'est qu'elle imite une figure d'homme[649]». Dans l'autre, après avoir comparé sa maîtresse à l'astre de Diane, qui a pris la forme d'une face humaine, l'éclat de son teint lui donne l'idée d'un visage de neige coloré de grenade[650]. Dans un troisième, il est abattu et renversé par la rencontre de l'amour, comme le tonnerre frappe un mur (on voit que cette idée du tonnerre le poursuit), ou comme le vent abat les arbres par ses coups redoublés. Le même quatrain, dont les deux premiers vers contiennent ces deux comparaisons, offre dans les deux derniers une querelle entre les yeux et le coeur. «Le coeur dit aux yeux: C'est par vous que je meurs; les yeux disent au coeur: C'est toi qui nous as perdus[651]». Assurément le défaut de cette poésie n'est ni le vide ni la prolixité. [648] Une _Canzone_ dans le Recueil de Giunti, l. IX; une dans celui de l'Allacci, deux _canzoni_ et cinq sonnets à la fin de la _Bella Mano_. [649] _Per gli occhi passa, come fa lo trono, Che fer per la finestra della torre, E ciò che dentro trova spezza e fende. Rimango come statua d'ottono, Ove vita nè spirto non ricorre, Se non che la figura d'uomo rende_. [650] _Viso di neve colorato in grana_. [651] _Come lo trono che fere lo muro, E il vento gli albor per li forti tratti: Dice lo core agli occhi, per voi moro: Gli occhi dicono al cor, tu n'hai disfatti_. Ce poëte conserve dans ses _canzoni_ le même goût pour les comparaisons. Il y en a une qui commence ainsi: «Dans ces régions placées sous l'étoile du nord se trouvent les montagnes d'aimant qui donnent à l'air la propriété d'attirer le fer; mais parce que cet aimant est éloigné, il a besoin du secours d'une pierre de même nature pour le faire agir et diriger l'aiguille vers l'étoile polaire. Vous, madame, vous possédez les sources fécondes de toutes les qualités qui peuvent inspirer l'amour, et l'éloignement n'en détruit pas la force; car elles agissent de loin et sans secours[652]». Ce n'est là ni de la saine physique ni de la poésie naturelle; mais cela ne laisse pas d'être ingénieux, et l'on est surtout frappé, en lisant le texte italien, du progrès qu'avait déjà fait cette langue, née depuis moins d'un siècle, et à qui il fallait moins de temps encore pour se perfectionner et se fixer. [652] _In quelle parti sotto tramontana Sono li monti della calamita_, _Che dan virtute all' aere[D] Di trarre il ferro; ma perchè lontana, Vole di simil pietra aver aita, A far la adoperare, E dirizzar lo ago in ver la stella. Ma voi pur sete quella Che possedete i monti del valore[E] Onde si spande amore: E già per lontananza non è vano, Che senza aita adopera lontano_. [D] On prononçait _âre_. [E] Mot à mot: _C'est vous qui possédez les montagnes du mérite_. Cela serait ridicule en français; mais cela marque mieux le rapport bizarre exprimé par cette comparaison. Mais ce qui nous est resté de meilleur de Guinizelli est une autre de ses _canzoni_, dont je ne puis me dispenser de citer les quatre premières strophes[653]. «C'est toujours dans un noble coeur que se réfugie l'amour, comme dans une forêt un oiseau, se réfugie sous la verdure[654]. La nature ne créa point l'amour avant un coeur noble, ni de coeur noble avant l'amour, c'est ainsi qu'aussitôt que le soleil exista, aussitôt resplendit la lumière, et qu'elle ne fut point avant le soleil; l'amour prend naissance dans la noblesse du coeur, précisément comme la chaleur dans la clarté du feu. [653] C'est celle qui se trouve dans le neuvième livre du Recueil de Giunti. [654] _Al cor gentil ripara sempre amore Si come augello in selva a la verdura: Non fe amore anzi che gentil core Ne gentil core anzi ch' amor, natura. Ch' adesso com' fu'l sole Si tosto lo splendore fue lucente; Nè fue davanti al' sole: E prende amore in gentillezza luoco, Cosi propiamente Com' il calore in clarità del foco. Fuoco d'amore in gentil cor s'apprende Come vertute in pietra preziosa; Che da la stella valor non discende Anzi che'l sol la faccia gentil cosa_, etc. «Le feu d'amour naît dans un noble coeur, comme la vertu cachée dans une pierre précieuse; cette vertu ne descend point des étoiles avant que le soleil ait ennobli la pierre qui doit la recevoir. Après qu'il en a tiré par la force de ses rayons ce qui était vil, les étoiles lui communiquent leur vertu; ainsi quand la nature a rendu un coeur délicat, noble et pur, la femme, comme une étoile, lui communique l'amour. «L'amour est placé dans un coeur noble comme la flamme au sommet d'un flambleau[655]; il brille pour ce qu'il aime d'un feu clair et délicat; il ne pourrait se placer autrement, tant il a de fierté. Une nature rebelle ne peut rien contre l'amour, pas plus que l'eau contre le feu, que le froid rend plus ardent. L'amour fait son séjour dans un coeur noble, parce que ce lieu est de même nature que lui, comme le diamant dans une mine». [655] _Amor per tal ragion sta in cor gentile Per qual lo fuoco in cima del doppiero: Splende a lo suo diletto, clar, sottile, Non li staria altra guisa, tanto è fiero_, etc. Dans la quatrième strophe le poëte perd de vue l'amour, et s'élève par d'autres comparaisons à des sujets moraux d'un autre ordre. «Le soleil frappe la fange pendant tout le jour[656]; elle reste vile, et le soleil ne perd rien de sa chaleur. L'homme plein d'orgueil dit: Je deviens noble de race; il ressemble à la fange, et la noble valeur au soleil. On ne doit pas croire qu'il y ait de la noblesse sans courage, même dans la dignité d'un roi, si la vertu ne lui donne pas un noble coeur. Il ressemble à l'eau qui réfléchit des rayons; mais le ciel retient ses étoiles et sa splendeur». [656] _Fere lo sol lo fango tutto il giorno, Vile riman; ne'l sol perde colore. Dice huomo alter: nobil per schiatta torno; Lui sembra'l fango, e'l sol gentil valore. Che non dè dare huom fè Che grandezza sia fuor di coraggio In degnità di Rè, Se da vertute non ha gentil core. Com' aigua porta raggio, E'l ciel ritien le stelle e lo splendore_. Voilà sans doute un entassement de figures et de comparaisons fatigant et de mauvais goût; mais voilà aussi des pensées nobles, des images vives, une élévation et une force qui dans aucun siècle ne sont communes, et qui, rendues comme elles le sont dans l'original, en strophes de dix vers assez harmonieux et dans un style qui a déjà beaucoup perdu de sa rudesse, doivent paraître fort surprenantes dans un poëte du treizième siècle. La première forme de ces odes ou _canzoni_ était comme on l'a vu, empruntée des Provençaux; à leur exemple, les poëtes italiens avaient, dès l'origine, donné aux strophes des entrelacements harmonieux de rimes et de mesures de vers; elles étaient dès lors telles à peu près qu'elles sont restées depuis. Il n'en était pas ainsi du sonnet, né sicilien, et qui, au commencement de ce siècle, était encore dans une sorte d'enfance. Les plus anciens poëtes siciliens et italiens avaient d'abord donné ce titre à une espèce particulière de poésie qui varia selon leur caprice. Les uns y employaient deux quatrains suivis de deux tercets; les autres, sous le nom de sonnets doubles, _doppii_ ou _rinterzati_, mettaient deux strophes de six vers, ou une seule de douze, et ensuite deux autres de six, de cinq ou de quatre vers[657]. Il paraît constant que ce fut _Guittone d'Arezzo_ qui leur donna des formes plus fixes, et qui enchaîna par des lois plus sévères la liberté dont les poëtes avaient joui jusqu'alors. C'est à lui et non pas aux _rimeurs français_, qu'Apollon dicta ces _rigoureuses lois_, que Boileau, en se trompant sur ce point de fait, a exprimées en si beaux vers[658]. [657] Voy. sur ces formes irrégulières du sonnet, à son origine, Fr. Redi, _Annotazioni al Ditirambo_, édit. de Florence, 1685, in-4. p. 99--109. [658] On dit, à ce propos, qu'un jour ce dieu bizarre (Apollon) Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois, Inventa du sonnet les rigoureuses lois; Voulut qu'en deux quatrains de mesure pareille, La rime avec deux sons frappât huit fois l'oreille, Et qu'ensuite six vers, artistement rangés, Fussent en deux tercets par le sens partagés. Le Menzini, dans son _Art poétique_, postérieur de peu d'années à celui de Boileau, a aussi attribué à Apollon l'invention du sonnet, non pour _pousser à bout_, mais pour soumettre à la plus forte épreuve les poëtes du plus grand génie. _Questo breve poema altrui propone_ _Apollo stesso, come lidia pietra Da porre i grandi ingegni al paragone_, l. IV. _Guittone d'Arezzo_, qui florissait dans le même temps que _Guido Guinizzelli_, et peut-être même plutôt, est un des poëtes dont la Toscane, s'honora le plus dans ce siècle. On l'appelle ordinairement _Fra Guittone_, parce qu'il était d'un ordre religieux et militaire qui s'est éteint[659]. Il nous reste de lui environ trente sonnets, où l'on peut en effet remarquer plus de régularité dans la forme, et du progrès dans le style. L'amour est, comme à l'ordinaire, le sujet de presque tous; la dévotion, de quelques-uns, et, dans quelques uns aussi, la dévotion et l'amour se trouvent ensemble; par exemple, s'il est arrivé à l'auteur de nier son amour pour sa dame, il espère obtenir le pardon de cette déloyauté, parce que saint Pierre avait renié Dieu tout puissant, et que cependant il a obtenu le Paradis; parce que Paul devint un saint, même après qu'il eut tué saint Etienne[660]. On reconnaît dans plusieurs de ses sonnets un goût d'harmonie, une coupe de vers, et aussi un certain tour sentimental qui n'étaient point connus avant lui, et qui sembleraient avoir servi de modèle au style de Pétrarque. Ne dirait-on pas que celui-ci serait un des sonnets de l'amant de Laure[661]? [659] C'était l'ordre des _Cavalieri Gaudenti_. Son origine est funeste. Il fut institué en Langudoc, en 1208, pendant la croisade barbare contre les Albigeois. Mais quand Guitton y fut admis, la croisade était finie, et l'hérésie éteinte, c'est-à-dire, les hérétiques exterminés. L'ordre des _Gaudenti_, des Jouissants, fut sans doute ainsi nommé, parce qu'on y jouissait en effet de la vie, et qu'il n'imposait aucune privation. Il n'avait de sévérité que pour les preuves de noblesse. C'est le premier ordre où les dames furent admises, sous les titres de _Militisse_ et de _Cavalleresse_. Giamb. Corniani, _i Secoli della letter. ital._ etc. t. I, p. 154. [660] _Se di voi, donna, mi negai servente, Pero'l mio cor da voi non fù diviso: Che san Pietro nego'l padre potente, E poi il fece haver del Paradiso; E santo fece Paulo similmente Da poi santo Stefano have' occiso_, etc. _Racolta de' Giunti_, 1527. Tout le huitième livre de ce Recueil est de _Fra Guittone d'Arezzo_. [661] _Già mille volte quando amor m'ha stretto, Eo son corso per darmi ultima morte_, etc. «Déjà mille fois pressé par l'amour, j'ai couru pour me donner la mort, ne pouvant résister à la douleur âpre et cruelle que je sens dans mon sein... Mais quand je suis prêt à m'en aller vers une autre vie, votre immense bonté me retient et me dit: Ne presse pas ta fuite prématurée: ta jeunesse et ta fidélité te le défendent; elle m'invite et me prie de rester sur la terre. J'espère donc qu'avec le temps je pourrai goûter le bonheur». En lisant surtout le texte des deux tercets, on est surpris de leur ressemblance avec quelques vers de Pétrarque: Ma quando io son per gire all' altra vita, Vostra immensa pietà mi tiene, e dice: Non affrettar l'immatura partita. La verde età, tua fideltà il disdisce; Ed a ristar di quà mi priega, e'noita; Sicch'eo[662] spero col tempo esser felice. Ces tercets d'un autre sonnet y ressemblent peut-être encore davantage.[663]: _Ben forse alcun verrà doppo qualch'anno Il qual leggendo i miei sospiri in rima, Si dolerà della mia dura sorte. E chi sa sei colei ch'or non mi estima Visto con il mio mal giunto il suo danno, Non deggia lagrimar della mia morte_? [662] _Eo_ pour _io_. [663] En y joignant les deux quatrains qui les précèdent, on a un sonnet tout-à-fait _petrarquesque_, du moins pour le tour des pensées, si ce n'est pour le style. _Quanto più mi destrugge il meo pensiero, Chè la durezza altrui produsse al mondo, Tanto ogahor, lasso, in lui più mi profondo, E co'l fuggir de la speranza spero. Eo parlo meco, e riconosco in vero Chè mancherò sotto si grave pondo: Ma'l meo fermo disio tant'è giocondo Ch'eo bramo e seguo la cagion ch'eo pero. Ben forse alcun_, etc. Peut-être, après quelques années, viendra-t-il quelqu'un qui, lisant mes soupirs retracés dans mes vers, plaindra la cruauté de mon sort. Et qui sait si celle qui maintenant ne fait de moi aucune estime, voyant, avec ce que j'aurai souffert, la perte qu'elle aura faite, ne donnera point de larmes à ma mort»? Trois grandes _canzoni_, sont jointes à ces sonnets. Le progrès de l'art et celui de la langue y sont moins sensibles. Ce sont des strophes de quatorze, seize et de dix-huit vers de différentes mesures, bien combinés entre eux, et dont les rimes sont disposées assez harmonieusement; mais pour ne dire, en cinq ou six de ces longues strophes, que des choses assez communes, et pour les dire sans mouvement et sans vivacité de style, sans idées piquantes et sans images poétiques. Il est donc inutile d'en rien citer: il vaut mieux dire quelque chose d'un ouvrage plus curieux, du même auteur. On a conservé long-temps manuscrites, et enfin imprimé dans le dernier siècle, environ quarante lettres de _Guittone d'Arezzo_, sur divers sujets de morale, et quelquefois de simple amitié. C'est un des premiers, peut-être même le premier monument de la prose italienne, et le recueil le plus ancien de lettres que l'on ait rassemblé et publié en langue vulgaire. Elles sont peu importantes pour le fond; mais elles servent à connaître plus particulièrement ce qu'était la langue italienne dans ces premiers temps. Le savant Bottari les a accompagnées de notes très-utiles pour ce genre d'étude[664]. Parmi ces lettres, il s'en trouve quelques unes en vers libres, ou rimés avec beaucoup de licence. C'est de la prose un peu plus cadencée, ou de la poésie un peu plus que fugitive. [664] _Lettere di fra Guittone d'Arezzo con note_. Roma, 1745, in-4°. Le volume est de 330 pages: les lettres n'en occupent que 93: les notes philologiques et grammaticales remplissent tout le reste. Un poëte de ce temps, qui eut encore plus de renommée, ce fut _Guido Cavalcanti_. Sa famille était une des plus illustres et des plus puissantes de Florence. _Guido_ fut un ardent Gibelin, et devint plus ardent encore en épousant la fille de _Farinata degli Uberti_, alors chef de cette faction. _Corso Donati_, chef du parti des Guelfes, homme alors fort en crédit en Florence, et personnellement ennemi de _Guido_, voulut le faire assassiner. _Guido_ l'ayant su, l'attaqua à force ouverte; mais il fut abandonné de ceux qui étaient avec lui; _Corso_, mieux accompagné, le repoussa et le mit en fuite. La commune de Florence, fatiguée de ces dissensions, exila les chefs des deux partis. _Guido Cavalcanti_ fut relégué à Sarzane, où l'air était très-malsain. Il y tomba malade, et, ayant obtenu son rappel, il mourut à Florence[665] de la maladie qu'il avait gagnée dans son exil. Il était né d'un père[666] qui passait pour philosophe épicurien, et pour athée. Quant à lui, quoique philosophe aussi, un fait démontre que, malgré les bruits publics, il n'était pas de la même secte que son père[667]; quand son ennemi voulut le faire assassiner, il allait en pélerinage à Saint-Jacques en Galice, où les Epicuriens ne vont guère. Au reste, tout le fruit que l'on croit qu'il tira de ce pélerinage fut de devenir éperduement amoureux, à Toulouse, d'une certaine _Mandetta_, dont il fit la dame de ses pensées, et, sans la nommer, si ce n'est peut-être une seule fois, l'objet de ses vers. [665] En 1300. [666] Il se nommait _Cavalcante de' Cavalcanti_. [667] Boccace dit plaisamment de lui, qu'étant sans cesse plongé dans des méditations philosophiques, et passant pour épicurien, le peuple disait que ses méditations n'avaient pour objet que de chercher si l'on pouvait trouver que Dieu n'existait pas. _Si diceva fra la gente volgare, che queste sue speculazioni eran solo in cercare se trovar si potesse che Idio non fosse_. Decam. Giorn. VI, nov 9. Ils ont, comme tous ceux de ce temps-là, pour unique sujet l'amour et la galanterie; mais avec une teinte de mélancolie et quelquefois de bizarrerie poétique qui leur donne un caractère particulier[668]. On reconnaît l'une et l'autre à la manière dont est amenée l'idée de la mort dans le sonnet suivant[669]: «Madame, avez-vous vu celui qui tenait la main sur mon coeur, quand je vous répondais si faiblement et si bas, par la crainte que j'avais de ses coups? C'était l'amour, qui, vous ayant trouvée, s'arrêta près de moi. Il venait de loin, comme un léger archer de Syrie, qui se prépare à tuer quelqu'un avec ses traits. Il tira ensuite de mes yeux des soupirs, qui se jetèrent avec tant de force hors de mon coeur, que je partis en fuyant et rempli d'effroi. Alors il me sembla que je suivais la mort, accompagné de ces souffrances qui nous consument en nous faisant verser des larmes». [668] V. le Recueil, déjà cité, des _Giunti_. Les poésies de _Guido Cavalcanti_ en remplissent le sixième livre. [669] _O donna mia, non vedestù colui Che sù lo core mi tenea la mano_, etc. La bizarrerie, il en faut convenir, va souvent jusqu'à l'extravagance; par exemple, il dit, en finissant un sonnet, que son âme affligée et pleine de crainte, pleure sur les soupirs qu'elle trouve dans son coeur; qu'ils en sortent baignés de larmes, et il ajoute: Alors il me semble que je sens tomber dans ma pensée une figure de femme pensive, qui vient pour voir mourir mon coeur[670]». [670] _L'anima mia dolente e paurosa Piange ne i sospiri che nel cor trova Si che bagnati di pianto escon fora_. _Allor mi par elle nella mente piova Una figura di donna pensosa Che vegna per veder morir lo core_. L'auteur est plus naturel et plus simple dans ses Ballades, genre de poésie qu'il semble avoir affectionnée, car on en trouve ici dix à douze. C'est dans l'une de ces ballades qu'il nomme sa jolie Toulousaine. Il était tout occupé de ses pensées d'amour quand il rencontre deux bergerettes qui lui font quelques agaceries. Ne me méprisez pas, leur dit-il, pour le coup que j'ai reçu; mon coeur est mort au plaisir depuis mon voyage de Toulouse[671]. L'une des deux se moque de lui, l'autre le plaint. Celle-ci lui demande s'il a conservé un fidèle souvenir des yeux de sa belle: «Je me souviens, répond-il, qu'à Toulouse, je vis paraître une dame élégamment parce, à qui l'Amour donne le nom de _Mandetta_, etc.[672]». Mais il paraît que l'absence eut sur lui son effet ordinaire, et que _Mandetta_ fit place à une autre, ou plutôt à d'autres beautés. Une de ses ballades, qui ressemble tout-à-fait aux pastourelles provençales, nous le représente rencontrant dans un bosquet une bergère plus belle à ses yeux que l'étoile du matin: ses cheveux étaient blonds et légèrement bouclés; son teint, de rose: une houlette à la main, elle menait paître ses agneaux, sans chaussure, et les pieds baignés de rosée, chantant d'une voix amoureuse, ornée enfin de tout ce qui peut inviter au plaisir[673]: il l'aborde, il l'interroge: elle répond et avoue que quand les oiseaux chantent, son coeur désire un amant. Ils entrent sous le feuillage: les oiseaux se mettent à chanter; tous deux entendent ce signal, et s'empressent d'y obéir. [671] _Era in pensier d'amor: quand' io trovai Due forosette nove: L'una cantava: e' piove Gioco d'amor in noi_: etc ........................................ _Deh! forosette, non mi haggiate a vile Per lo colpo ch'io porto; Questo cor mi fu morto Poich e'n Tolosa fui_. [672] _Io dissi: e' mi ricorda, che'n Tolosa Donna m'apparve accorelata e stretta, Amore la qual chiama la Mandetta_. [673] _In un boschetto trovai pastorella Più che la stella bella a'l mio parere; Capegli havea biondetti e ricciutelli; E gli occhi pien d'amor, cera rosata: Con sua verghetta pastorava agnelli, E scalza, e di rugiada era bagnata: Cantava come fosse innamorata; Era adornata di tutto piacere_, etc. Celle de ses ballades où il y a le plus de naturel, et même de sentiment, est celle qu'il paraît avoir faite à Sarzane pendant la maladie qui le fit rappeler de son exil, circonstance que je ne crois pas avoir encore été remarquée, et qui contribue à rendre cette petite pièce intéressante. C'est à sa ballade même qu'il s'adresse: «Puisque je n'espère plus, dit-il, retourner jamais en Toscane, va légèrement et doucement trouver ma dame, qui te fera un bon accueil[674]; tu lui rendras compte de mes soupirs, pleins de tristesse et de crainte; mais garde-toi d'être vu de personne qui soit ennemi des nobles penchants de la nature: elle en souffrirait elle-même; elle t'en voudrait, et ce serait pour moi un sujet de peine qui me suivrait jusqu'après ma mort. Tu vois que la mort me presse, que la vie m'abandonne, etc.». Il recommande à sa ballade de conduire son âme auprès de sa maîtresse, quand elle s'échappera de son coeur, de la lui présenter, de lui dire: «Cette âme, votre esclave, vient se fixer auprès de vous, ayant quitté celui qui fut esclave de l'amour». Cela est encore excessivement recherché, mais conforme aux idées d'amour et au langage de ce temps. [674] _Perch'io nò spero di tornar già mai, Ballatetta, in Toscana, Và tù leggiera e piana, Dritta à la donna mia, Cher per sua cortesia Ti farà molto honore. Tu porterai novelle de' sospiri Piene di doglia e di molta paura; Ma guarda che persona non ti miri Che sia nemica di gentil natura_. ....................................... _Tu senti, Ballatetta, che la morte Mi stringe sì, che vita m'abbandona_, etc. La _canzone_ de _Guido Cavalcanti_, sur la nature de l'amour, où il paraît avoir voulu rassembler et professer, pour ainsi dire, tout ce que la doctrine de cette passion avait de plus abstrait[675], eut alors tant de célébrité que plusieurs beaux esprits de son temps l'enrichirent de commentaires. Elles en aurait un peu moins aujourd'hui. C'est une espèce de traité métaphysique. L'auteur en propose le sujet dans une strophe, et le développe méthodiquement dans les quatre autres. Ce sont des définitions et des divisions subtiles, énoncées en termes qui sont plutôt de la langue de l'école que de celle de l'amour[676]. C'est une thèse, si l'on veut, et qui méritait, tout autant que bien d'autres, le baccalaureat, ou même le doctorat; mais ce n'est ni du sentiment, ni de la poésie: et comment se passer de l'un et de l'autre, quand on parle d'amour en vers? Si j'en juge par deux des commentaires qui furent faits sur cette pièce, l'un par le cardinal _Egidio Colonna_, qu'on appelait de son temps le Prince des Théologiens[677]; l'autre par le chevalier _Paolo del Rosso_; il s'en fallut beaucoup que la pièce en devînt plus claire. Elle l'était si peu, qu'il resta indécis si l'auteur y traitait de l'amour naturel ou de l'amour platonique. Philippe Villani, dans sa Vie de _Guido_[678], est de la première opinion, tandis que Marsile Ficin est de la seconde[679]. [675] Elle commence par ces vers: _Donna mi priega; perch'io voglio dire D'uno accidente che sovente è fero, Ed è si altero ch' è chiamato amore_. [676] _Vien da veduta forma, che s'intende, Che prende nel possibile intelletto, Come in suggetto, luoco e dimoranza. In quella parte mai non ha posanza Perchè da qualitate non discende_, etc. C'est sur ce ton que la pièce entière est écrite, et c'est encore là un des endroits les moins obscurs. [677] Mazzuchelli, _Vite d'uomini illustri fiorentini_, note 9, sur la vie de _Guido Cavalcanti_. [678] C'est la vingt-neuvième et dernière de ses _Vite d'uomini illustri fiorentini_, traduites et publiées par le comte Mazzuchelli, et citées plusieurs fois dans ce chapitre. [679] Dans son _Commentaire_ sur le _Convito_ du Dante. La Toscane eut, dans ce même temps, plusieurs autres poëtes, tels que les deux _Buonagiunta_, l'un séculier, l'autre moine[680]; _Guido Orlandi_, _Chiaro Davanzati_, _Salvino Doni_, d'autres encore, parmi lesquels il faut distinguer _Dante da Majano_, si cher à sa Nina sicilienne. C'est le dernier sur lequel nous nous arrêterons. On nous a conservé un livre entier de ses poésies[681]; quarante sonnets, cinq ballades et trois grandes _canzoni_, ne permettent pas de ne faire que le nommer; mais on serait embarrassé pour trouver dans tant de pièces de quoi justifier la réputation que l'auteur paraît avoir eue pendant sa vie, et le tendre enthousiasme de Nina. [680] Le séculier était de Lucques, et son nom de famille était _Urbicciani; Buonagiunta Urbicciani da Lucca_. [681] Le septième du Recueil de 1527. Dans ces poésies, toutes amoureuses, on sent toujours l'effort et le travail, presque jamais le génie poétique ni l'amour. Son premier sonnet annonce le projet de chanter pour prouver son savoir faire[682]; c'est plutôt montrer, dès le début, qu'il en manquait absolument. La plupart de ses sonnets ne contiennent que des éloges communs ou exagérés de sa dame, des plaintes de ce qu'il souffre, des prières d'avoir pitié de ses maux; des comparaisons qu'il fait d'elle avec les fleurs, les roses, avec des peintures brillantes, et quelquefois aussi des comparaisons historiques: il l'aime plus que Pâris n'aima Hélène[683]; ou bien elle surpasse Iseult et Blanchefleur[684]. La fée Morgane était alors en si grande réputation de beauté, comme nous l'avons déjà pu voir, que notre auteur en fait un adjectif, et appelle _Gola morganata_ le cou de sa maîtresse[685]. Nous avons aussi vu, sans pouvoir le comprendre, la panthère figurer, pour la bonne odeur qu'elle exhale, dans des comparaisons galantes; la voici employée dans un sonnet, pour la lumière qu'elle répand: «Noble panthère, dit le poëte à celle qu'il aime, quand je pense à votre lumière qui m'a élevé si haut que je suis véritablement monté dans les airs, et que je porte la lumière du monde et l'astre du jour[686]»! Exagérations hyperboliques avec lesquelles il est impossible de voir le rapport que peut avoir une panthère. Quelquefois cependant il y a de la délicatesse dans les sentiments et dans les expressions: «Je ne vous demande pas autre chose, dit-il à la fin d'un sonnet, si non qu'il ne vous soit pas désagréable que je vous aime et que je vous sois fidèle: je craindrais d'en demander davantage; mais c'est faire un double don à celui qui est dans le besoin que de lui donner sans qu'il demande[687]». [682] _Convemmi dimostrar lo meo savere E far parvenza s'io saccio cantare_. [683] Ond'eo di core più v'amo che Pare[F] _Non fece Alena_[G] _co lo gran plagiere_[H]. [F] On a dit depuis _Paride_. [G] Pour _Elena_. [H] Dont on a fait ensuite _piacere_, plaisir. [684] _Nulla bellezza in voi è mancata, Isotta ne passate e Blanzifiore_. [685] _Viso mirabile e Gola morganata_. On sait que nos vieux romanciers appelaient cette fée Mourgue, ou Morgain. [686] _Quando haggio a mente, nobile pantera, Vostra lumera, che m'ha si innalzato Che son montato in aria veramente E de lo mondo porto luce e spera_. [687] _Onde humil priego voi, viso gioioso, Che non vi grevi e non vi sià pesanza S'eo son di voi fedele e amoroso: Di più cherer son forte temeroso; Ma doppio dono e' dona [I] per usanza, Chi da senza cherere al bisognoso_. [I] Pour _egli dona_. On lit dans le texte que je copie _è donna_, ce qui n'a aucun sens. Ce recueil des Giunti est presque aussi rempli de fautes que celui de l'Allacci. Les ballades et les _canzoni_ du même poëte, n'ont rien de remarquable que cette surabondance de vers et de rimes, vides d'idées, qui n'a été que trop commune même dans de meilleurs temps, mais qui est plus fatigante dans les poëtes de cette première époque, parce qu'ils ne savaient point encore la déguiser par l'harmonie des vers et par les grâces du langage. En finissant cette revue des premiers essais de poésie italienne, on ne peut se dispenser de faire une réflexion. C'était beaucoup sans doute que d'avoir enfin consacré par la poésie cette langue vulgaire qui jusque-là ne servait qu'à l'usage du peuple, d'avoir abandonné aux écoles, aux tribunaux et aux chancelleries le latin dégénéré qui y était encore admis, et d'avoir, dès le treizième siècle, plié l'idiome naissant à ces formes gracieuses qui devaient nécessairement le perfectionner et le polir; mais quel dommage que, dans ces essais, un peuple si sensible, et en général si susceptible d'affections vives et de passions fortes, environné d'une nature si riche et placé sous un ciel si beau, n'ait pas songé a célébrer les objets réels, les mouvements et les vicissitudes de ces affections et de ces passions; à peindre ce beau ciel, cette riche nature; et, si ce n'est dans des descriptions suivies, à s'en servir au moins dans des comparaisons et dans les autres ornements du style poétique et figuré. Les Arabes, malgré le désordre de leur imagination déréglée, au milieu de leurs rêveries et de leurs contes extravagants, eurent de la passion et de la vérité; ils peignirent admirablement les objets naturels, et racontèrent de la manière la plus vraie et la plus animée, ou les grandes actions ou les moindres faits. Les Provençaux eurent à peu près les mêmes qualités, autant du moins que le leur permettaient des moeurs moins simples et moins grandes à-la-fois, une langue moins riche et encore inculte, une galanterie plus rafinée. Ils chantèrent les exploits guerriers, les aventures d'amour, les plaisirs de la vie. Ils furent louangeurs adroits, satiriques mordants, conteurs licencieux, mais pleins de sel et de vérité. Les premiers poëtes siciliens et italiens ne furent rien de tout cela. Un seul sujet les occupe, c'est l'amour, non tel que l'inspire la nature, mais tel qu'il était devenu dans les froides extâses des chevaliers, passionnés pour des beautés imaginaires, et dans les galantes futilités des cours d'amour. Chanter est une tâche qu'ils remplissent; toujours force leur est de chanter, c'est leur dame qui l'exige, ou c'est l'amour qui l'ordonne, et ils doivent dire prolixement et en _canzoni_ bien longues et bien traînantes, ou en sonnets rafinés et souvent obscurs, les incomparables beautés de la dame et leur intolérable martyre. De temps en temps, ils laissent échapper quelques expressions naïves, qui portent avec elles un certain charme; mais le plus souvent, ce sont des ravissements ou des plaintes à ne point finir, et des recherches amoureuses et platoniques à dégoûter de Platon et de l'amour. Ils ont sous les yeux les mers et les volcans, une végétation abondante et variée, les majestueux et mélancoliques débris de l'antiquité, l'éclat d'un jour brûlant, des nuits fraîches et magnifiques: leur siècle est fécond en guerres, en révolutions, en faits d'armes; les moeurs de leur temps provoquent les traits de la satire; et ils chantent comme au milieu d'un désert, ne peignent rien de ce qui les entoure, ne paraissent rien sentir ni rien voir. De tous les sujets traités par les Arabes et par les Troubadours ils n'en choisissent qu'un seul; et dans ce sujet qui appartient à tous les temps et à tous les hommes, ils n'empruntent de leurs modèles que ces pointilleries et ces subtilités vagues qu'il aurait fallu leur laisser, même en imitant tout le reste; ils ne peignent rien de vrai, d'existant; on ne voit point leur maîtresse, on ne la connaît point: c'est un être de raison, une sylphide si l'on veut, jamais une femme. On n'entend point les mots qu'ils se sont dits, les serments qu'ils se sont faits, leurs querelles, leurs raccommodements, leurs ruptures. On ne les voit ni attendre rien de réel, ni jouir, ni regretter; et ils trouvent le moyen de parler sans cesse d'amour, sans les espérances que l'amour donne, sans transports et sans souvenirs. Ce fut là, pendant tout un siècle, la seule poésie connue en Italie; le goût en étant devenu général, ce fut là aussi ce qui donna aux esprits ce penchant pour l'exagéré, pour le vague et pour le faux, qui s'étendit jusqu'aux opinions sur les choses et sur les faits, qui corrompit l'histoire, écarta long-temps de l'étude de la nature, et ne s'attacha qu'à des questions de mots, à des puérilités et à des riens sonores. À mesure que la langue et le style se perfectionnaient, l'oreille apprit à jouir seule, sans que l'esprit fût intéressé par des idées justes et claires, ni l'âme par des sentiments vrais. Dans la suite, l'esprit et l'âme eurent aussi leurs jouissances, mais peut-être toujours un peu subordonnées à celles de l'oreille; et si, du moins en poésie, il y eut trop souvent dans les plus beaux génies et dans les plus beaux siècles, quelque chose dont un goût pur et sévère ne peut s'accommoder, quelque chose d'étranger à ce beau simple et naturel que les anciens seuls ont connu, et qu'ils nous apprennent à préférer à tout, il faut, pour en trouver la cause, remonter jusqu'à ces premiers temps, et chercher dans ces premiers hommes de la poésie italienne la tache originelle dont leurs descendants ont eu tant de peine à se laver complètement. CHAPITRE VII. LE DANTE. _Notice sur sa vie; Coup-d'oeil général sur ses différents ouvrages; Poésies diverses; la Vita nuova; Il Convito; Traités de la Monarchie et de l'Éloquence vulgaire; la Divina Comedia; Idées préliminaires sur ce Poëme_. Dans le chapitre précédent on a vu plusieurs fois reparaître un de ces noms auxquels s'attachent de grandes idées, le nom d'un de ces hommes qui suffisent pour illustrer un siècle, une nation et toute une littérature. J'ai nommé le Dante; j'ai parlé de ses maîtres en philosophie et dans l'art des vers. Il est temps de le montrer lui-même, et de nous élever avec lui jusqu'aux hauteurs du Parnasse italien, dont les poëtes qui l'ont précédé n'occupèrent que les avenues. Il y marcha quelque temps avec eux; mais, au milieu de sa carrière, il prit un vol inattendu, et s'élança jusqu'au sommet, où aucun de ses rivaux n'a pu l'atteindre. Je commencerai par une notice abrégée de sa vie, dont les vicissitudes sont liées aux événements politiques de son temps. Dante Alighieri naquit à Florence, en 1265[688], d'une famille ancienne, riche et considérée, attachée au parti des Guelfes, et qui avait été chassée deux fois de sa patrie dans les mouvements de guerre civile que les papes et les empereurs y entretenaient sans cesse[689]. Il reçut en naissant le nom de _Durante_: on s'habitua pendant son enfance à y substituer le petit nom de _Dante_ qui lui est resté[690]. L'astrologie prétendit avoir tiré à sa naissance l'horoscope de sa gloire[691], et l'on dit aussi que sa mère crut avoir fait un songe qui la lui annonçait[692]. Il en a été ainsi de plusieurs grands hommes nés dans des siècles superstitieux. Il semble que leurs contemporains, forcés de reconnaître en eux une supériorité qui les humilie, s'en consolent en les entourant de prodiges, et en les plaçant comme à part de l'ordre ordinaire de la nature. [688] Pelli, _Memorie per servire alla vita di Dante Alghieri_, vol. IV, part. II de la belle édition des oeuvres du Dante, Venise, 1757 et 1758, in-4°. [689] Selon quelques généalogistes florentins, le plus ancien nom de la famille du Dante était des _Elisei_; ils lui donnaient pour première tige un certain _Eliseus_ qui vint s'établir à Florence au temps de Charlemagne; d'autres reculent même cet _Eliseus_ jusqu'au temps de Jules-César. L'un de ses descendans prit, dans le douzième siècle, le nom de _Cacciaguida_; c'est lui que les généalogistes raisonnables regardent comme la vraie tige de cette famille. Le Dante lui-même le reconnaît pour tel en se faisant adresser par lui ces deux vezs, _Parad._; c. XV, v. 88: _O fronda mia in che io compiacemmi, Pure aspettando, io fui la tua radice_. Cacciaguida eut pour femme une _Aldighieri_ de Ferrare, et les noms de famille n'étant pas encore fixes, leur fils fut appelé _Aldighiero_, ou _Allighiero_, du nom de sa mère. L'un des trois petit-fils de cet _Allighiero_ porta aussi le même nom, en sorte que Dante, fils de ce petit-fils, était des _Alighieri_ de Florence, au quatrième degré, depuis la femme Cacciaguida. [690] Régulièrement, il faudrait donc l'appeler Dante et non pas Le Dante, puisque l'article honorifique _il_ ne se met en italien que devant les noms de famille. En Italie, on dit toujours _Dante_ sans article, ou bien l'_Alighieri_: mais en France, on est habitué à dire Le Dante. Il y a des cas où il serait dur de parler autrement. De Dante et à Dante, par exemple, produisent un son désagréable. Je me suis permis d'écrire tantôt Dante, tantôt Le Dante, selon l'occasion. [691] Le soleil se trouvait dans la constellation des gémeaux; _Brunetto Latini_, qui était alors à Florence, et qui joignait à des connaissances réelles la science imaginaire de l'astrologie, tira l'horoscope de l'enfant, et lui pronostiqua une destinée glorieuse dans la carrière des sciences et des talents. C'est pour cela sans doute que Dante se fait dire par lui, dans la troisième partie de son poëme, _Parad._, c. XV, v. 55: _Se tu segui tua stella, Non puoi fallire a glorioso porto, Se ben m'accorsi nella vita bella_. [692] Boccace raconte ce songe dans sa _Vie da Dante_, ouvrage qui tient beaucoup plus du roman que de l'histoire. Dante était encore enfant lorsqu'il perdit son père. Sa mère _Bella_ eut le plus grand soin de son éducation. Il eut pour maître dans ses études _Brunetto Latini_, après que ce poëte philosophe fut revenu du voyage qu'il avait fait en France. Il fit des progrès rapides en grammaire, en philosophie, en théologie et dans les sciences politiques, où _Brunetto_ excellait; quant aux belles-lettres et à la poésie, il y fut lui-même son premier maître. Il se forma une très belle écriture, soin que les gens de lettres négligent trop souvent, et cultiva les beaux arts dans sa jeunesse, principalement la musique et le dessin, dont il semblerait que le goût, assez rare parmi les poëtes, y dut être fort commun, puisque la poésie est aussi une musique et une peinture. Ce fut l'amour qui lui dicta ses premiers vers; et en cela il ressemble davantage à la plupart des autres poëtes. Dès l'âge de neuf ans[693] il avait vu dans une fête de famille une jeune enfant du même âge, fille de _Folco Portinari_, que ses parents nommaient _Bice_, diminutif du nom de _Béatrice_, qu'il répéta depuis si souvent, et dans sa prose et dans ses vers. Il prit pour elle un de ces goûts d'enfance que l'habitude de se voir change souvent en passions. Il a décrit dans un de ses ouvrages et dans plusieurs pièces de vers les agitations et les petits événements de ce premier amour. Une mort prématurée lui en enleva l'objet. Ils n'avaient que vingt-cinq ans l'un et l'autre quand Béatrix mourut. Dante ne l'oublia jamais, et il lui a élevé dans son grand poëme un monument que le temps ne peut effacer. [693] Boccace, _Origine, vita, studj e costumi di Dante Allighieri_. Sa jeunesse se partagea donc toute entière entre les soins de son amour et des études graves, adoucies par la culture des arts. Son tempérament porté à la mélancolie lui faisait surtout un besoin de la musique, et s'il eut des liaisons d'amitié avec _Guido Cavalcanti_ et d'autres poëtes de son temps, avec le célèbre _Giotto_ et d'autres peintres par qui l'art commençait à fleurir, il en eut aussi avec le musicien _Casella_[694] et avec tout ce que Florence avait des musiciens habiles; il se plaisait singulièrement à les entendre et à chanter ou jouer des instruments avec eux. [694] On croit que ce Casella fut son maître de musique. Il l'a placé de la manière la plus intéressante dans son poëme, _Purgator._, c. II, v. 88. Ces occupations et ces amusements ne le détournèrent point du premier devoir imposé à tout citoyen d'une république, celui de servir sa patrie. Dès sa jeunesse, il se fit inscrire, ou, selon l'expression consacrée, _immatriculer_ sur le registre de l'un des arts ou métiers entre lesquels les lois de Florence exigeaient que se partageassent tous les citoyens qui voulaient pouvoir être admis aux emplois publics[695]. Il prit les armes dans une expédition que firent les Guelfes de Florence contre les Gibelins d'Arezzo, et se distingua aux premiers rangs de la cavalerie dans la bataille de Campaldino[696], où, après une résistance opiniâtre, les Arétins furent vaincus. Il servit encore contre les Pisans, l'année suivante, année fatale pour lui par la perte qu'il fit de Béatrix. Il chercha, un an après, sa consolation dans un mariage qui ne lui procura que des chagrins. Quelques historiens de sa vie assurent que sa femme, qu'il avait prise dans l'une des plus puissantes familles du parti guelfe[697], fut à peu près pour lui ce que Xantippe avait été pour Socrate[698]; mais peut-être n'eut-il pas la même patience à la souffrir. [695] Le nombre de ces arts ou métiers était d'abord de quatorze, et s'éleva ensuite à vingt-un. On les distinguait en majeurs et mineurs. Le sixième des arts majeurs était celui des médecins et des pharmaciens. C'est celui dans lequel Dante se fit inscrire, soit qu'il y eût dans sa famille quelque pharmacien, soit qu'il eût eu d'abord le dessein de professer la médecine, science à laquelle on dit qu'il n'était pas étranger. [696] En 1289. [697] Les _Donati_: elle se nommait _Gemma_. [698] _Fuit admodum morosa, ut de Xantippe Socratis philosophi conjuge scriptum esse legimus_. Giannozzo Manetti, _De vitâ et moribus trium illustrium poetarum florentinorum_ (Dante, Pétrarque et Boccace), publié par l'abbé Mehus avec une savante préface, Florence, 1747, in-8°. Ses services militaires furent, dit-on, suivis de plusieurs ambassades dans diverses cours ou républiques d'Italie; ce qui est le plus certain, c'est qu'il fut élu à l'âge de trente-cinq ans l'un des magistrats suprêmes de Florence, qui portaient alors le titre de _Prieurs_; mais cet honneur eut pour lui des suites fatales, et fut la source tous ses malheurs. Les Guelfes étaient depuis long-temps restés maîtres de Florence, et les Gibelins en avaient été chassés; mais parmi les Guelfes mêmes il s'éleva de nouveaux troubles entre les deux familles des _Cerchi_ et des _Donati_. Il y en eut vers ce même temps de pareils à Pistoie entre deux branches d'une seule famille (celle des _cancellieri_) qui, pour se distinguer, elles et les deux factions qu'elles formèrent, prirent les titres de _Blancs_ et de _Noirs_[699]. Les chefs des deux partis, voulant, comme dit Machiavel[700], ou mettre fin à leurs divisions, ou les accroître en les mêlant à des divisions étrangères, se rendirent à Florence. Les Florentins, qui ne pouvaient s'accorder entre eux, entreprirent d'accorder ceux de Pistoie. La première chose que firent ceux-ci fut, comme on aurait dû le prévoir, de se lier, les Blancs avec les _Cerchi_ et les Noirs avec les _Donati_, ce qui augmenta considérablement la fermentation et le tumulte. Les deux partis enrôlés désormais sous les noms de Blancs et de Noirs se livrèrent aux plus grands excès. Les Noirs se réunirent dans l'église de la Trinité. Le résultat de leur délibération fut quelque temps secret; mais on sut ensuite qu'ils avaient traité avec le pape Boniface VIII, pour qu'il engageât le frère de Philippe le Bel, Charles de Valois, que ce pontife attirait en Italie dans d'autres vues[701], à venir à Florence apaiser les troubles et réformer l'état. Les Blancs irrités de cette résolution, s'assemblent, prennent les armes, vont trouver les prieurs, et accusent leurs ennemis d'avoir, dans un conseil privé, osé délibérer sur l'état de la république. Les Noirs s'arment de leur côté, vont se plaindre aux prieurs de ce que leurs adversaires ont osé se réunir et s'armer sans l'ordre des magistrats, et demandent qu'ils soient punis comme perturbateurs du repos public. Les deux factions étaient sous les armes, et la ville dans le trouble et dans la terreur. Les prieurs embarrassés suivirent le conseil du Dante, qui montra dans cette occasion la prudence et la fermeté d'un magistrat. Ils exilèrent les chefs de deux partis, les Noirs à la Piève, près de Pérouse, et les Blancs à Sarzane. Ces derniers eurent, peu de jours après, la permission de rentrer à Florence, sous le prétexte que leur fournit la santé de _Guido Cavalcanti_, l'un d'entre eux, qui était tombé malade à Sarzane[702]. Les Noirs exilés à la Piève accusèrent le Dante de n'avoir songé dans toute cette affaire qu'à favoriser les Blancs, dont il avait embrassé le parti, et à rendre sans effet la délibération qui appelait à Florence Charles de Valois. [699] On dit que l'une des deux branches était déjà distinguée par le nom de Blanche, parce que leur ancêtre commun avait eu deux femmes, dont l'une s'appelait Blanche. «Les enfants de celle-ci avaient pris son nom, et avaient donné aux enfants de l'autre le nom de la couleur opposée». _Histor. des Répub. ital. du moyen âge_, ch. 24. [700] _Istor. fiorent_, l. II. [701] Boniface voulait se servir de ce prince pour chasser de Sicile le jeune Frédéric d'Aragon, choisi pour roi par les Siciliens, et qui y tenait tête au roi de Naples, Charles II, protégé du pape. Celui-ci avait promis, pour récompense, à Charles de Valois, de lui conférer le titre et la dignité de roi des Romains, qu'il roulait ôter à Albert d'Autriche, et de le mettre en possession de l'empire d'Orient, auquel Charles avait cru acquérir des droits en épousant Catherine de Courtenay, petite-fille du dernier empereur latin, Baudouin II. Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1301. [702] Nous en avons parlé vers la fin du chapitre précédent. Voyez ci-dessus, p. 427. Le vieux pape[703], qui voyait que les _Cerchi_ ou les Blancs prenaient le dessus, et qui savait que parmi eux il y avait un assez grand nombre de Gibelins, craignait que les _Donati_ ou les Noirs, qui étaient presque tous Guelfes, ne succombassent entièrement et ne fussent enfin écartés du gouvernement de la république; il avait donc résolu que Charles de Valois entrerait à Florence avec ses troupes. Charles y entra, et, au mépris des conventions faites, il s'y rendit maître absolu. D'après le parti que Dante avait pris, il ne pouvait paraître innocent ni au prince, ni moins encore aux _Donati_, qui étaient revenus triomphants de leur exil. Il était alors en ambassade auprès du pape, pour tâcher de le fléchir et de le ramener à des conseils de modération et de paix. Tandis qu'il servait sa patrie à Rome, on excita contre lui le peuple de Florence, qui courut à sa maison, la pilla, la rasa même entièrement et dévasta ses propriétés. Sa perte une fois résolue, on lui trouva facilement des crimes. Il fut condamné au bannissement, et à une amende de 8,000 liv. N'ayant pu la payer, ses biens furent confisqués, quoique déjà pillés d'avance. La fureur du parti victorieux ne fut point encore assouvie par son exil et par sa ruine: une seconde sentence le condamna par contumace, lui et ses adhérents, à être brûlés vifs[704]. Aucun historien, aucun auteur impartial ne l'a cru coupable des malversations qu'il fut accusé d'avoir commises dans l'exercice de sa charge et qui servirent de prétexte à sa proscription; mais dans des temps de troubles et de dissensions politiques, il n'y a rien d'étonnant ni dans ces calomnies ni dans leur succès. [703] Il avait plus de quatre-vingts ans. [704] Cette seconde sentence fut rendue par le même juge que la première. C'était un certain _Conte de' Gabrielli_, alors potestat de Florence, qui s'intitule _Nobilem et potentem militem_. C'était un _noble_ et _puissant_ juge de tribunal révolutionnaire. Sa sentence, écrite en latin barbare et presque macaronique, conservée dans les archives de Florence, y fut découverte en 1772, par le comte Louis Savioli, sénateur de Bologne; c'est de lui que Tiraboschi en tenait une copie authentique. Il l'a insérée toute entière dans une note de sa vie du Dante, _Stor. della Letter. ital._, t. V, liv. III, p. 386. Il y est dit littéralement: _ut si quis predictorum_ (Dante et ses quatorze co-accusés) _ullo tempore in fortiam_ (au pouvoir) _dicti communis_ (de la commune de Florence) _pervenerit, talis perveniens igne comburatur, sic quod moriatur_. Au premier bruit de sa sentence, Dante partit de Rome, très irrité contre Boniface, qu'il soupçonna de l'avoir arrêté auprès de lui, tandis qu'il ourdissait cette trame à Florence. Si l'on se rappelle le caractère de ce pape, on n'aura pas de peine à le croire. On voit comme il se servait pour ses desseins de Charles de Valois, frère du roi de France, et, dans ce même temps, il préparait contre ce roi des menées sourdes, bientôt suivies de ces querelles scandaleuses qui finirent par la captivité dans Anagni, par les accès de frénésie à Rome, et par la mort violente de ce pontife ambitieux[705]. Dante se rendit d'abord à Sienne, pour prendre une connaissance plus particulière des faits. Quand il en fut instruit, il partit pour Arrezzo, où il joignît ceux du parti des Blancs qui étaient exilés comme lui. C'est là qu'il se lia d'amitié avec Boson de _Gubbio_, qui lui rendit quelque temps après de grands services. Boson était Gibelin, et avait été lui-même chassé de Florence, deux ans auparavant, avec ceux de ce parti. Dante et ses amis étaient forcés, par les persécutions du pape, à devenir aussi Gibelins; malheureuse condition d'hommes assez énergiques pour désirer l'indépendance, mais trop faibles pour y atteindre sans l'appui d'un pouvoir étranger! [705] Muratori, _Annal d'Ital._, an 1303. Quelque temps après[706], les exilés firent une tentative pour rentrer dans leur patrie à main armée. Ils parvinrent à rassembler seize cents cavaliers et neuf mille hommes de pied. Ils se présentèrent à deux milles de Florence et y jetèrent l'épouvante; ils pénétrèrent même dans la ville, mais les opérations furent mal dirigées, et la confusion s'étant mise parmi les différents corps, ils furent définitivement forcés à la retraite. On croit que Dante fut de cette expédition, dont le mauvais succès lui ôta tout espoir de rentrer dans sa patrie. Alors il se retira d'abord à Padoue, puis dans la Lunigiane, chez le marquis Malaspina, ensuite à Gubbio, chez son ami le comte Boson; enfin à Vérone, auprès des _Scaligeri_, ou des seigneurs de _la Scala_, qui y tenaient une cour brillante[707]. Il reçut d'eux l'accueil et les traitements les plus honorables; mais la fierté de son caractère, que le malheur exaltait au lieu de l'abattre, le rendait peu propre à vivre dans une cour. La liberté de ses manières, et plus encore celle de ses discours ne tardèrent pas à déplaire. Un jour l'un des deux princes lui demanda, au milieu d'un grand nombre de courtisans, pourquoi beaucoup de gens trouvaient plus agréable un bouffon, sot et balourd, que lui qui avait tant d'esprit et de sagesse. Dante répondit sans hésiter: Il n'y a rien d'étonnant à cela, puisque c'est la sympathie et la ressemblance des caractères qui engendre les amitiés[708]. Dès qu'il s'aperçut qu'on se refroidissait pour lui, il se retira sans se brouiller, et conservant tous ses sentiments pour l'un des Scaliger, célèbre sous le nom de _Can grande_, il lui dédia la troisième partie de son poëme, comme il dédia la seconde au marquis de Malaspina. [706] En 1304. [707] Ils étaient deux frères, _Alboino_ et _Cane_. Ce ne put être que l'an 1308 au plus tôt, que Dante fut accueilli par eux à Vérone, puisque ce fut cette année-là même que les deux frères commencèrent à gouverner ensemble. Pelli, _Memorie per la vita di Dante_, § XII. [708] Ce fait est rapporté par Pétrarque, _Rerum memorabilium_ lib. IV. Cet ouvrage l'occupait alors tout entier; il changeait souvent de séjour, et si plusieurs villes ne peuvent se disputer sa naissance, comme autrefois celle d'Homère, plusieurs au moins se disputent la gloire d'avoir en quelque sorte donné le jour au poëme qui, pendant long-temps, a le plus honoré l'Italie. Florence prétend qu'il en avait fait les sept premiers chants dans ses murs, avant son exil. Vérone réclame la composition de la plus grande partie du poëme. Gubbio prouve, par une inscription, qu'il y travailla chez son ami Boson; et, par une autre, qu'il en fit aussi plusieurs chants dans un monastère des environs[709], où l'on fait voir encore aux étrangers l'appartement du Dante. D'autres donnent pour patrie à son poëme la ville d'Udine, ou un château de Tolmino, dans le Frioul; d'autres, enfin, la ville de Ravenne. [709] Celui de _Santa-Croce di fonte Avellana_. Au milieu de tous ces déplacements, qui prouvent une inquiétude d'esprit, bien naturelle dans la position où était le Dante, mais qui prouvent aussi l'empressement que mettaient à l'attirer chez eux les amis que lui avaient fait ses talents et sa renommée, il vit briller un nouveau rayon d'espérance. L'empereur Albert d'Autriche étant mort assassiné, Philippe-le-Bel voulut faire passer la couronne impériale sur la tête de son frère Charles de Valois, à qui Boniface VIII l'avait promise: mais Clément V, quoiqu'il fût la créature de Philippe, et pour ainsi dire, sous sa main[710], effrayé de cet accroissement de la maison de France, et conseillé par le cardinal de Prato, amusa le roi par des promesses, et dirigea secrètement le choix des électeurs sur Henri de Luxembourg. Henri, en traversant l'Italie pour aller se faire couronner à Rome, releva, dans toutes les villes de Lombardie, le courage des Gibelins. Dante se crut encore une fois prêt de rentrer dans sa patrie. Il quitta dès-lors avec les Florentins le ton suppliant qu'il avait pris depuis son exil. Il avait écrit plusieurs fois, et à des membres du gouvernement, et au peuple lui-même, pour solliciter son rappel. Dans une de ses lettres, il empruntait ces mots du Prophète[711]: _O mon peuple! que t'ai-je fait_? Mais alors il changea de langage, et ne fit plus entendre que des reproches et des menaces. Il écrivit aux rois, aux princes d'Italie, au sénat de Rome, pour les inviter à bien recevoir Henri. Il écrivit à l'empereur lui-même, pour l'animer contre Florence[712], et se rendit personnellement auprès de lui. [710] Il était à Avignon. Nous reviendrons sur ce pape, sur son élection et sur la translation du Saint-Siége. [711] Michée, c. 6, v. 3. _Popu'e meus quid feci tibi_? etc. [712] En 1311. Le peu de succès qu'eut ce prince en Italie, et la mort qu'il y trouva bientôt après[713], ôtèrent à notre poëte tout espoir de retour. On croit que ce fut alors qu'il vint à Paris; il fréquenta l'université, et y soutint publiquement une thèse, vivement disputée, sur différentes questions de Théologie; ce qui est d'autant plus à remarquer, que Paris était alors pour cette science, le théâtre le plus brillant de l'Europe. De retour en Italie, il fut quelque temps sans se fixer: il séjourna successivement dans les terres de plusieurs seigneurs. Vérone était comme le point central où il revenait le plus souvent. Il y soutint au commencement de l'an 1320, dans l'église de Sainte-Hélène, devant une assemblée nombreuse, une thèse célèbre sur deux éléments, la terre et l'eau[714]. La même année, il se rendit à Ravenne, chez _Guido Novello da Polenta_, seigneur qui protégeait les lettres et les cultivait lui-même. Là, il goûta enfin quelque repos. Devenu l'ami plutôt que le protégé d'un prince éclairé et vertueux, il eut bientôt dans Ravenne une existence honorable, des admirateurs, des disciples et des amis. [713] Le 24 août 1313, à _Buonconvento_, près de Sienne. [714] _De Duobus Elementis terroe et aquoe_. On l'a imprimée à Venise en 1518. G.B. Corniani, t. I, p. 227. On a dû remarquer dans sa vie une fatalité singulière. Chaque bienfait de la fortune était pour lui comme l'annonce d'un nouveau malheur. Son élévation à la magistrature avait commencé le cours de ses disgrâces; son ambassade auprès du pape avait été l'époque de sa ruine: une nouvelle ambassade devint celle de sa mort. _Guido Novello_ était en guerre avec les Vénitiens; il leur députa Dante pour traiter de la paix. N'ayant pas réussi dans cette ambassade, il revint fort triste à Ravenne. Le chagrin de n'avoir pu servir le prince son ami, dans cette négociation importante, abrégea ses jours; il tomba malade, et mourut peu de temps après, à l'âge de cinquante-six ans[715]. [715] 14 septembre 1321. _Guido Novello_ le fit enterrer honorablement, et, selon l'historien Villani, en habit de poëte, quelque fût alors cet habit. Les citoyens les plus distingués de Ravenne portèrent le corps jusqu'au couvent des Frères Mineurs, où sa sépulture était préparée. Elle était simple et sans inscriptions. _Guido_, après la cérémonie, prononça lui-même, dans son palais, l'éloge du grand poëte qu'il avait accueilli, honoré et chéri dans son infortune. Il comptait lui faire élever un magnifique mausolée, mais les disgrâces où il se trouva bientôt enveloppé ne lui permirent pas d'exécuter ce dessein. Bernard Bembo, père du célèbre cardinal, remplit ce devoir plus de cent soixante ans après[716], lorsqu'il eut été nommé préteur de Ravenne pour la république de Venise. Le tombeau qu'il fit élever à la même place est orné d'inscriptions, parmi lesquelles on distingue l'épitaphe en six vers latins rimés, composés, selon Paul Jove, par Dante lui-même, dans sa dernière maladie[717]. Avant la fin du siècle où il mourut, la république de Florence, qui avait traité avec tant de rigueur ce citoyen illustre, eut l'idée de lui consacrer un monument; mais ce projet n'eut point de suite. Dans le quinzième et dans le seizième siècles, les Florentins firent plusieurs tentatives pour obtenir des habitants de Ravenne un trésor dont ils avaient appris enfin à sentir la valeur; mais ceux de Ravenne, qui l'avaient sentie de tous temps, résistèrent à toutes les instances; ainsi sont toujours restées hors de sa patrie les cendres d'un grand homme qu'elle ne sut point honorer comme il le méritait pendant sa vie, et qu'elle désira en vain de posséder après sa mort. [716] En 1483. [717] Paul Jove, _Elog. Doctor. vir._, c. 4. Voici les six vers: _Jura monarchioe, superos, phlegelonta, lacusque Lustrando cecini voluerunt fata quousque: Sed quia pars cessit melioribus hospita castris, Auctoremque suum petiit felicior astris, Hic Claudor Dantes patriis extorris ab oris, Quem genuit parvi Florentia mater amoris_. Sa femme, _Gemma Donati_, qu'il ne voulut point emmener dans son exil, ou qui ne voulut point l'y suivre, lui donna cinq fils, et une fille qu'il nomma _Beatrix_, en mémoire de son premier amour. Trois de ses fils moururent jeunes, et même en bas âge: _Pietro_, son fils aîné, devint un jurisconsulte célèbre. Il cultiva la poésie, et fut le premier commentateur du poëme de son père: son commentaire, écrit en latin, n'existe qu'en manuscrit dans quelques bibliothèques. Son second fils, _Jacopo_, commenta aussi la première partie de ce poëme, et en fit de plus un abrégé en vers, de la même mesure que l'ouvrage. Malgré le mérite de ces deux fils d'un grand homme, on peut leur appliquer, plus justement que notre Louis Racine ne se l'appliquait à lui-même, ce vers de son père, le grand Racine: Et moi fils inconnu d'un si glorieux père. L'histoire et les beaux-arts nous ont conservé les traits du Dante: tout doit intéresser dans l'extérieur même d'un homme de ce génie et de ce caractère. Il était d'une taille moyenne; dans ses dernières années, il marchait un peu courbé, mais toujours d'un pas grave et plein de dignité. Il avait le visage long, le teint brun, le nez grand et aquilin, les yeux un peu gros, mais pleins d'expression et de feu, la lèvre inférieure avancée, la barbe et les cheveux noirs, épais et crépus; habituellement l'air pensif et mélancolique. Plusieurs médailles frappées en son honneur, qui ornent les cabinets des curieux, et un grand nombre de portraits, tant en marbre que sur la toile, qui se trouvent à Florence, sont très ressemblants entre eux, et annoncent tous le même caractère. Ses manières étaient nobles et polies: la hauteur et le ton dédaigneux qu'on lui reproche[718] ne lui étaient point naturels, et, s'il les eut, ce ne fut du moins que depuis ses malheurs; une persécution injuste peut produire cet effet dans une âme élevée. [718] Gio. Villani, _Istor._, l. IX, c. 124. Il étudiait et travaillait beaucoup, parlait peu, mais ses réponses étaient pleines de sens et de finesse. Il se plaisait dans la solitude, loin des conversations communes, sans cesse appliqué à augmenter ses connaissances et à perfectionner son talent; il était sujet à des distractions fréquentes, surtout lorsqu'il était occupé de quelque étude. À Sienne, étant entré dans la boutique d'un apothicaire, il y trouva un livre qu'il cherchait depuis long-temps. Il se mit à le lire, appuyé sur un banc qui était devant la boutique, et avec une telle attention, qu'il resta immobile à la même place depuis midi jusqu'au soir. Il ne s'aperçut même pas du grand bruit et du mouvement occasionés par le cortège d'une noce, ou, selon Boccace, d'une fête publique, qui vint à passer dans la rue. Il est difficile, dans l'éloignement où nous sommes, de prononcer entre sa patrie et lui. Il est certain qu'il l'aima passionnément, qu'il la servit de toutes ses facultés et au risque de sa vie; il l'est encore qu'il en fut banni injustement, et pour avoir voulu la soustraire au joug d'un prince étranger. Le reste doit être mis sur le compte des passions et des ressentiments dont les esprits les plus sages, dans de pareilles circonstances, savent si rarement se garantir. Doué d'un génie vaste, d'un esprit pénétrant et d'une imagination ardente, il joignit à des connaissances étendues une vivacité de pensées, une profondeur de sentiment, un art d'employer d'une manière neuve des expressions communes, et d'en inventer de nouvelles, un talent de peindre et d'imiter, un style serré, vigoureux, sublime, qui, malgré les défauts qu'on ne doit imputer qu'au temps où il vécut, lui ont toujours conservé la place que lui décerna l'admiration de son siècle. L'ouvrage qui la lui a donnée mérite une attention ou plutôt une étude particulière: je parlerai d'abord de ses autres productions. Elles sont bien inférieures sans doute; mais rien de ce qui est sorti d'un génie de cet ordre n'est indiffèrent pour l'histoire des lettres. Le Recueil des poésies du Dante ou de ses _rimes_[719] est composé, selon l'usage, de sonnets et de _Canzoni_. Les sonnets n'ont en général rien de bien remarquable; on peut tout au plus en distinguer deux ou trois. Dans l'un il s'adresse à ses poésies elles-mêmes[720]; il paraît désavouer un sonnet qui lui était attribué; il les engage à ne le pas reconnaître pour leur frère, à se rendre auprès de sa dame, et à lui dire: «Nous venons vous recommander celui qui se plaint, en répétant sans cesse: où est celle que mes yeux désirent»? dans l'autre il est brouillé avec sa maîtresse: il maudit le jour où il a vu pour la première fois ses traîtres yeux, et l'instant où elle est venue tirer son âme hors de lui[721]; il maudit l'amoureuse lime qui a poli les vers qu'il a rimés pour elle, et qui la rendent à jamais célèbre dans le monde; il maudit enfin son âme endurcie, qui s'obstine à garder en elle ce qui le tue, etc. L'expression dans ce sonnet n'est pas toujours naturelle, il s'en faut bien; mais le mouvement est passionné, c'est beaucoup; dans les poëtes italiens, souvent la passion est vraie, même quand l'expression ne l'est pas. [719] Elles remplissent les trois premiers livres du Recueil des _Sonetti e canzoni di diversi antichi autori Toscani_. Venise, Giunti, 1527. On les trouve aussi dans les éditions complètes du Dante, Venise, Pasquali, 1741, in-8°. pic., Venise, Zatta, 1757 et 1758, in-4°. gr., etc. [720] _O dolci rime che parlando andate Della donna gentil que l'altre onora_, etc. [721] _Io maladico il dì ch'io vidi imprima La luce de' vostri occhi traditori_. J'ai rendu littéralement ces deux vers; mais c'est ce que je n'ai pu ni voulu faire des deux suivants: _E'l punto che veniste sulla cima Del core, a trarne l'anima di fori_. Le mérite particulier des _canzoni_ du Dante, c'est une force, une élévation jusqu'alors peu connues: elles sont d'un philosophe autant que d'un poëte: on y apperçoit un style plus ferme, des pensées plus grandes et plus claires, plus d'images, de comparaisons, en un mot de poésie, que dans les vers de ses contemporains; et quand il n'eût pas fait sa _Divina Commedia_, il serait encore au premier rang parmi les poëtes du même âge. Ce n'est pas que dans sa manière de traiter l'amour, il ne se perde quelquefois comme eux en jeux d'esprit et en vaine recherche d'expressions; il s'étend avec complaisance sur des détails que le goût doit abréger; mais le goût n'était pas né encore. Par exemple, c'est dans une _canzone_ de cinq grandes strophes, chacune de dix-sept vers, qu'il fait le portrait de la beauté qu'il aime. La première strophe est toute entière sur les cheveux[722], la seconde sur la bouche, le front, le regard, les dents, le nez, les cils des yeux[723]; son penser se fixe surtout sur cette belle bouche, et lui en dit de si belles choses, qu'il n'a rien au monde qu'il ne donnât pour qu'elle voulût bien lui dire un _oui_[724]. Toute la troisième est sur le cou. Ici le poëte donne à ses abstractions platoniques une direction moins idéale, et tant soit peu matérielle. Son penser, qui l'enlève toujours à lui-même, lui dit que ce serait un grand plaisir que de tenir ce cou, de le serrer et d'y imprimer un petit signe. Ce même penser ajoute, en l'avertissant d'écouter avec attention: «Si les parties extérieures sont si belles, que doivent paraître celles qui sont couvertes et cachées? Ce sont les beaux effets que produisent dans le ciel le soleil et les autres astres, qui font croire que c'est là qu'est le Paradis; de même, si tu y regardes bien, tu dois penser que tous les plaisirs de la terre se trouvent dans ce que tu ne peux voir[725]». Dans la quatrième strophe ce sont les bras, les mains, les doigts; et son penser lui dit encore: «Si tu étais entre ces bras, dans ce lieu où ils se partagent, tu goûterais un tel plaisir que je ne puis rien imaginer qui l'égale[726]». La taille, la démarche et le maintien sont le sujet de la cinquième. Nous n'aimerions pas en français qu'un poëte comparât sa maîtresse à un beau paon, et encore moins qu'il la peignît droite _comme une grue_[727]; mais il faut avoir égard à la différence des langues et à celle des temps. [722] _Io miro i crespi e gli biondi capegli, De' quali ha fato per me rete amore_, etc. Et notez que ce sont des strophes de dix-sept vers, tous de onze syllabes, à l'exception de deux seuls vers de sept. [723] _Poi guardo l'amorosa e bella bocca, La spaziosa fronte, e il vago piglio, Li bianchi denti, e il dritto naso, e il ciglio Polito e brun, tal che dipinto pare_. [724] _Cosi di quella bocca il pensier mio Mi sprona perchè io Non ho nel mondo cosa che non desse A tal ch'un si con buon voler dicesse_. [725] _Apri lo'ngegno: Se le parti di fuor son così belle, L'altre che den parer che s'asconde e copre? Che sol per le belle opre Che fanno in cielo il sole e l'altre stelle Dentro in lui si crede il Paradiso, Così se guardi fiso, Pensar ben dei ch'ogni terren piacere Si trova dove tu non puoi vedere_. [726] On peut difficilement méconnaître dans tous ces discours du _penser_ sur les beautés cachées, la source où le Tasse a pris l'idée de cet _amoroso pensier_ qui pénètre dans tous les secrets des beautés d'Armide, qui s'y étend, qui les contemple, et vient ensuite les décrire et les raconter au désir. _Gérusal. liber._, c. IV, st. 31 et 32. [727] _Soave a guisa va di un bel pavone, Diritta sopra se, come una grua_. Dans une _canzone_, qu'on voit qu'il fit pendant la maladie de Béatrix, il s'adresse à la Mort pour tâcher de la fléchir: chacune des cinq grandes strophes, dont cette pièce remplie de très-beaux vers est composée, commence par une invocation à la Mort, et contient toutes les raisons que son esprit peut trouver pour arrêter le coup fatal. «Hâte-toi, lui dit-il enfin, si tu dois te laisser toucher; car je vois déjà le ciel s'ouvrir, et les anges de Dieu descendre pour emporter avec eux l'âme sainte[728]». La Mort fut inflexible, et le poëte déplora cette perte cruelle par une _canzone_, dont plusieurs vers dans chaque strophe commencent par l'exclamation plaintive _Oimè_, hélas!--Hélas! ces tresses blondes, dont l'or brillait avec tant d'éclat! Hélas! cette belle figure et ces yeux au doux regard! hélas! cet aimable sourire[729]! etc. Figure de style vive et expressive, si elle était moins répétée, et que je remarque surtout ici, parce qu'elle paraît avoir été imitée par Pétrarque, après la mort de Laure[730]. [728] _Morte, deh! non tardar mercè, se l'hai; Che mi par già veder lo cielo aprire, E gli angeli di Dio quaggiù venire Per volerne portar l'anima santa_. [729] _Oimè lasso, quelle trecce bionde Dalle quali rilucieno D'aureo color gli poggi d'ogni intorno_; _Oimè, la bella cera, e le dolci onde Che nel cor mi sidieno Di quei begli occhi al ben segnato giorno; Oimè, il fresco ed adormo E rilucente viso; Oimè lo dolce riso_, etc. [730] _Oimè il bel viso, oimè il soave sguardo, Oimè il leggiadro portamento altero, Oimè'l parlar ch'ogni aspro ingegno e fero Faceva humile e d'ogni huom vilgliardo; Ed oimè il dolce riso_, etc. C'est le premier sonnet de la seconde partie. Une ode ou _canzone_ que Dante composa dans son exil contient une fiction singulière, où l'on voit l'état de son âme, fière dans le malheur, et qui le préfère au vice et à la honte. C'est un très-beau morceau de poésie morale. L'amour habite dans son coeur, dont il est toujours maître: trois femmes se présentent pour y chercher asyle[731]; leurs habits sont déchirés; la douleur est peinte sur leur visage et dans toute leur personne: on voit que tout leur manque à-la-fois; que la noblesse et la vertu leur sont inutiles. Il y eut un temps où elles furent honorées; mais, à les entendre, tout le monde aujourd'hui les méprise; elles viennent se réfugier chez un ami[732]. L'amour les interroge; l'une d'elles se fait connaître, elle et ses soeurs: c'est la Droiture; et les deux autres sont la Générosité et la Tempérance, bannies et persécutées par les hommes, et réduites à une vie pauvre, errante et malheureuse. L'amour les écoute, les accueille: «Et moi, dit le poëte, qui entends, dans ce divin langage, se plaindre et se consoler de si nobles exilées, je tiens pour honorable l'exil où je suis condamné..... C'est un sort digne d'envie que de tomber avec les gens de bien[733]». Belle maxime, et qui, dans les circonstances difficiles de la vie, doit être celle de tout homme d'honneur et de courage! [731] _Tre donne intorno al cuor mi son venute, E seggionsi di fuore Che dentro siede amore Lo quale è in signoria della mia vita_, etc. [732] _Tempo fù già nel quale Secondo il lor parlar furon dilette; Or sono a tutti in ira ed in non cale. Queste così solette Venute son, come a casa d'amico_, etc. [733] _Ed io ch'ascolto nel parlar divino Consolarsi e dolersi così alti dispersi, L'esilio che m'è dato onor mi tegno_. ........................................... _Cader tra' buoni è pur di lode degno_. On trouve parmi ses _canzoni_ une sixtine avec toute la régularité du retour inverse des rimes dans les six strophes, telle que l'avaient créée les poëtes provençaux[734]. Il paraît que c'est la première qui ait été faite en langue italienne, du moins ne s'en trouve-t-il aucune dans ce qui nous est resté des poëtes antérieurs au Dante, ni même de ceux de son temps. Il était grand admirateur et imitateur des Troubadours, dont il possédait parfaitement la langue, comme on le voit dans plusieurs endroits de son poëme. On le voit aussi dans une de ses _canzoni_, dont l'idée est plus bizarre qu'heureuse. Les vers de chaque strophe sont alternativement provençaux, latins et italiens[735]; en la finissant il s'adresse, selon l'usage, à sa chanson même; elle peut, dit-il, aller partout le monde; il a parlé en trois langues pour que tout le monde puisse apprendre et sentir ce qu'il souffre; peut-être celle qui le tourmente en aura-t-elle pitié[736]. On ne voit pas trop ce que sa dame pouvait trouver là de touchant; cela ne paraîtrait aujourd'hui et ne parut peut-être même alors qu'une bigarrure de mauvais goût. [734] Voyez ci-dessus, c. 5, p. 300 et 301. [735] Elle commence ainsi: Ahi faulx ris perqe trai haves _Oculos meos, et quid tibi feci Che fatto m'hui cosi spietata fraude_? [736] Canzos, vos pogues ir per tot le mon; _Namque locutus sum in linguâ trinâ Ut gravis mea spina Si saccia per lo mondo, ogn'huomo il senta. Forse pietà n'havrà chi mi tormenta_. Toutes ses poésies ne sont pas dans ce recueil. Celles de sa première jeunesse sont insérées dans une espèce de roman qu'il composa peu de temps après la mort de Béatrix, et qu'il intitula Vie nouvelle, _Vita nuova_: c'est celui où il raconte toutes les circonstances de leurs amours. Il met chacun à leur place, les sonnets et les autres pièces de vers qu'il avait faits pour elle, et prend toujours soin de dire en combien de parties ces pièces sont divisées, et ce qu'il a voulu dire dans la première, et quelle est l'intention de la seconde, etc. On voit en un mot qu'il n'a fait ce récit en prose que pour y encadrer ses vers, et comme une espèce de monument élevé à la mémoire de celle qu'il avait aimée; mais il trouve cet hommage trop peu digne d'elle, et il annonce, en finissant, que s'il peut vivre quelques années, il dira d'elle des choses qui n'ont jamais été dites d'une femme[737]. On sait qu'il remplit cet engagement dans sa _Divina Commedia_; et s'il est vrai que la _Vita nuova_ fut écrite en 1295[738], on voit par-là qu'il avait, dès l'âge de trente ans, formé le dessein et peut-être même commencé l'exécution de ce grand ouvrage. [737] _Sicchè, se piacere sarà di colui a cui tutte le cose vivono, che la mia vita per alquanti anni perseveri, spero di dire di lei quello che mai non fu detto d'alcuna_. [738] Voyez Pelli, _Memorie per la vita di Dante_, § XVII. Parmi des tableaux quelquefois intéressants par leur naïveté, quelquefois aussi couverts d'une teinte de mélancolie qui était l'état habituel de son âme, on trouve dans la _Vita nuova_ un songe tel qu'il arrive à tout homme sensible d'en avoir, dans ces moments où le coeur, rempli d'une passion profonde, imprime à l'imagination des couleurs sombres ou riantes, au gré de tous ses mouvements. Peut-être, cependant, aimera-t-on ce tableau; car c'est surtout aux hommes qui sont hors de toute comparaison par le génie, qu'on aime à ressembler au moins par les faiblesses. «Dante était tourmenté d'une maladie douloureuse, et s'en occupait moins que de Béatrix. _S'il fallait qu'elle souffrit ce que je souffre!... si j'étais réduit à la perdre_! Il s'endormit au milieu de ces idées, et ses rêves furent tels que ceux d'un homme attaqué de phrénésie. «Je voyais, dit-il, des femmes échevelées marcher autour de mon lit; l'une me disait: _Tu mourras_; l'autre: _Tu es mort_; au même instant le soleil s'obscurcit, la terre trembla. Un ami s'approcha de moi, et me dit: _Béatrix n'est plus_. À ces mots je pleurai. Mon malheur n'était qu'un songe; mes larmes étaient réelles, et coulaient en abondance. Je jetai un cri; on vint à moi, je m'éveillai et racontai mon rêve; mais je tus le nom de Béatrix[739]». Il fit de cette espèce de vision ou de songe le sujet d'une _canzone_, l'une des meilleures de celles qu'il a encadrées dans cet ouvrage[740]. Une autre encore qu'il écrivit peu de temps après la mort de Béatrix[741] et quelques sonnets de la même époque, ont du naturel, de la douceur, un ton de mélancolie et de tristesse qu'il paraît avoir su donner, mieux que tout autre poëte avant Pétrarque, à la poésie italienne. On ne reconnaît pas sans quelque surprise que certaines figures de style, certains tours passionnés, qui paraissent crées par Pétrarque, avaient été dictés long-temps avant lui au Dante par une douleur peut-être plus profonde que la sienne, et par un aussi véritable amour. [739] Je ne donne ici qu'une esquisse très-abrégée de ce morceau, qui se trouve vers la moitié de la _Vita nuova_. [740] _Donna pietosa e di novella etate_, etc. [741] _Gli occhi dolenti per pietà del core_, etc. Dans un âge plus avancé, pendant son exil, et même, à ce qu'il paraît, dans les dernières années de sa vie, Dante commença un autre ouvrage en prose, auquel il donna le titre de Banquet, _Convivio_ ou _Convito_. C'est un ouvrage de critique dans lequel il comptait donner un commentaire sur quatorze de ses _canzoni_; mais il n'exécuta ce dessein que sur trois seulement. Il voulut faire entendre par le titre que ce serait une nourriture pour l'ignorance. Il semble en effet y étaler comme à plaisir l'étendue de ses connaissances en philosophie platonique, en astronomie et dans les autres sciences que l'on cultivait de son temps. Les formes en sont toutes scholastiques; la lecture en est fatigante; mais on le lit avec un intérêt de curiosité philosophique. On aime à reconnaître l'effet des méthodes adoptées, dans le tour qu'elles donnent aux esprits les plus distingués: or, cet ouvrage prouve très évidemment que l'auteur avait une force d'esprit et des connaissances au-dessus de son siècle, et que les méthodes suivies alors dans les études étaient détestables. Voici un abrégé de la manière dont il annonce le dessein de son ouvrage[742]. [742] Le _Convito_ remplit le premier volume entier de l'édition des oeuvres du Dante, donnée par Pasquali, Venise, 1741, in-8°., à la suite de la _Divina Commedia_. Il est aussi dans la première partie du quatrième volume de l'édition de Zalta; Venise, 1758, in-4°., etc. «La science étant pour notre âme le dernier degré de perfection, et le comble de la félicité, nous en avons tous naturellement le désir. Mais plusieurs n'y peuvent atteindre par diverses raisons, dont les unes sont dans l'homme, les autres hors de lui. Dans l'homme il peut y avoir deux défauts: l'un vient du corps, l'autre de l'âme; le premier existe quand les parties du corps sont mal disposées et ne peuvent rien recevoir, comme dans les sourds et les muets; le second, quand les mauvais penchants entraînent l'âme vers les plaisirs du vice, et la dégoûtent de tout le reste. Hors de l'homme il peut de même y avoir deux causes, dont la première engendre la nécessité, et la seconde la paresse. La première de ces causes consiste dans les soins domestiques et civils, qui enchaînent le plus grand nombre des hommes et leur ôtent le loisir de se livrer aux études spéculatives: la seconde est dans le lieu où la personne est née et nourrie, ce lieu étant quelquefois non seulement privé de toute instruction, mais éloigné des gens instruits. Il en résulte que ce n'est qu'un très-petit nombre d'hommes qui peut parvenir à l'objet désiré, et que le nombre de ceux qui sont privés de cette nourriture, faite pour tous, est innombrable. Heureux le petit nombre qui s'assied à la table où l'on se nourrit du pain des anges; et malheureux ceux qui ont avec les animaux une nourriture commune! Mais ceux qui sont admis à la table choisie, ne voient pas sans pitié le commun des hommes paître, comme de vils troupeaux, l'herbe et le gland; et ils sont toujours disposés à leur faire part de leurs richesses. Pour moi, ajoute-t-il, qui ne m'assieds point à cette table, mais qui fuis cependant la pâture vulgaire, je ramasse, aux pieds de ceux qui y sont assis, ce qu'ils laissent tomber. Je connais la vie misérable que mènent ceux que j'ai laissés derrière moi, et sans m'oublier moi-même, j'ai préparé pour eux un banquet général de tout ce que j'ai pu recueillir ainsi». Il continue, sous cette même figure, d'expliquer les dispositions qu'il faut apporter à son banquet, et quels sont les quatorze mets qu'il se propose d'y servir. Si le repas n'est pas aussi splendide que pourraient le désirer les convives, ce n'est point sa volonté qu'ils doivent en accuser, mais sa faiblesse. Il s'excuse ensuite, mais avec des divisions et d'autres formes de l'école qu'il serait trop long de citer; premièrement, de ce qu'il ose parler de lui-même; secondement, de ce qu'il va donner de ses propres ouvrages des explications trop approfondies. Il ne dissimule point qu'a ce dernier égard il a principalement pour but de se relever, aux yeux des hommes, de l'état d'abaissement où on l'a plongé; et ici, quittant l'argumentation pour se livrer au sentiment: «Ah! dit-il, plût au régulateur de l'univers que ce qui fait mon excuse n'eût jamais existé, que l'on ne se fût pas rendu si coupable envers moi, et que je n'eusse pas souffert injustement la peine de l'exil et la pauvreté! Il a plu aux citoyens de Florence, de cette belle et célèbre fille de Rome, de me jeter hors de son sein, où je suis né, où j'ai été nourri toute ma vie, où enfin, si elle le permet, je désire de tout mon coeur aller reposer mon ame fatiguée, et finir le peu de temps qui m'est accordé. Dans tous les pays où l'on parle notre langue, je me suis présenté errant, presque réduit à la mendicité, montrant malgré moi les plaies que me fait la fortune, et qu'on a souvent l'injustice d'imputer à celui qui les reçoit. J'étais véritablement comme un vaisseau sans voiles, sans gouvernail, jeté dans des ports, des golfes, et sur des rivages divers par le vent rigoureux de la douleur et de la pauvreté. Je me suis montré aux yeux de beaucoup d'hommes, à qui peut-être un peu de renommée avait donné une toute autre idée de moi; et le spectacle que je leur ai offert a non-seulement avili ma personne, mais peut-être rabaissé le prix de mes ouvrages..... C'est pourquoi je veux relever ceux-ci autant que je pourrai par les pensées et par le style, pour leur donner plus de poids et d'autorité». Il explique ensuite très-longuement pourquoi il a fait cet écrit, non en latin, mais en langue vulgaire, et il donne de très-bonnes raisons de sa préférence et de son attachement pour cette langue à laquelle il croit avoir tant d'obligations, mais qui lui en a eu en effet de bien plus grandes. C'est après tous ces préambules qu'il place enfin sa première _canzone_[743], et qu'il en fait le commentaire. Je n'essaierai point d'en donner ici une idée; l'extrait le plus resserré entraînerait trop de longueurs, car il entreprend d'expliquer et le sens littéral et le sens allégorique de chaque pièce, de chaque vers, et presque de chaque mot. C'est ainsi qu'il a comme donné l'exemple de la terrible méthode qu'ont suivie ses commentateurs. Si le texte du Dante se perd souvent et disparaît en quelque sorte sous leurs prolixes commentaires, ils n'ont fait sur sa _Divina Commedia_ que ce qu'il avait fait lui-même sur les trois odes de son _Banquet_[744]. Mais ce qu'il est plus important de remarquer, c'est qu'avant de s'engager dans ces explications, il prédit, d'une manière claire et positive, quoique figurée, la gloire à laquelle était sur le point de s'élever la langue italienne, encore si près de sa naissance, gloire que lui présageait la chûte même de la langue latine, qu'on ne parlait plus. «Telle est, dit-il, la nourriture solide dont des milliers d'hommes vont se rassasier, et que je vais leur servir en abondance; ou plutôt tel est le nouveau jour, le nouveau soleil qui s'élèvera, dès que le soleil accoutumé sera parvenu à son déclin. Il rendra la lumière à ceux qui sont dans les ténèbres, parceque l'ancien soleil ne luit plus pour eux». [743] _Voi che'ntendendo, il terzo ciel movete, Udite il ragionar ch'è nel mio core_, etc. Cette première _canzone_ n'a que quatre strophes de treize vers. La deuxième, qui commence par ce vers: _Amor, che nella mente mi ragiona_, a cinq strophes de dix-huit vers. La troisième en a sept de vingt vers; elle commence par ceux-ci: _Le dolci rime d'amor, ch'i sotia Cercar ne' miei pensieri_. [744] La première _canzone_ a cinquante pages in 8°. de commentaires (éd. de Venise, 1741). La deuxième en a cinquante-huit, la troisième plus de cent. Quand cet illustre exilé crut que l'empereur Henri VII pourrait le faire rentrer dans sa patrie, il employa, comme nous l'avons vu, toutes sortes de moyens pour soutenir les prétentions de ce prince et renforcer son parti en Italie. Un de ces moyens fut de composer en latin un traité qu'il intitula _de Monarchiâ_, de la Monarchie[745]. Dans cet ouvrage, divisé en trois livres, il examine: 1°. Si la monarchie (et par-là il entendait la monarchie universelle) est nécessaire au bonheur du monde; 2°. si le peuple romain avait eu le droit d'exercer cette monarchie; 3°. si l'autorité du monarque dépend de Dieu immédiatement, ou d'un autre ministre ou vicaire de Dieu. Il décide affirmativement la première question; il résout dans le même sens la seconde; mais c'est surtout pour la troisième qu'il s'est fait, parmi les papistes italiens, un grand nombre d'ennemis. Il y soutient la dépendance immédiate où le monarque est de Dieu, et borne par conséquent la puissance du pape à son autorité spirituelle. Il réfute l'un après l'autre tous les arguments tirés de l'ancien et du nouveau Testament, de la prétendue donation de Constantin et de celle de Charlemagne, dont s'étayaient les partisans de la souveraineté temporelle des papes. Il prouve ensuite que l'autorité ecclésiatique n'est pas la source de l'autorité impériale, puisque l'église n'existant pas, ou n'opérant point encore, l'empire avait eu toute sa force; et il le prouve par une argumentation réduite aux termes du calcul, ou, comme on dit communément, par _A_ et par _B_[746]. [745] Ce traité, écrit en très-mauvais latin (c'était celui du temps), a été réimprimé plusieurs fois. Il ne se trouve point dans l'édition de Pasquali, citée ci-dessus; mais il est dans celle de Zatta, à la fin du dernier volume. [746] _Sit ecclesia_ A, _imperium_ B, _autoritas sive virtus imperii_ C. _Si non existente_ A, C _est in_ B, _impossibile est_ A _esse caussam ejus quod est_ C _esse in_ B; _cum impossibile sit effectum proecedere caussam in esse. Adhuc, si nihil operante_ A, C _est in_ B, _necesse est_ A _non esse caussam ejus quod_ est C _esse in_ B, _cum necesse sit ad productionem effectus proeoperari caussam, proesertim efficientem, de qua intenditur_. Ce livre fit beaucoup de bruit, et il en fit long-temps: près de vingt ans après la mort du Dante, un légat du pape Jean XXII[747], voyant que l'antipape Pierre Corvara, établi par l'empereur Louis de Bavière, se servait de ce livre pour soutenir la validité de son élection, ne se contenta pas de le prohiber et de soumettre tous ceux qui le liraient aux censures de l'église, il voulut de plus que l'on exhumât les os de son auteur, qu'on les jetât au feu, et qu'on imprimât à sa mémoire une ignominie éternelle. Des gens sensés[748] s'opposèrent à cette violence; et c'est à ce fougueux légat, plus qu'à la mémoire du Dante, qu'il épargnèrent une ignominie. [747] Le cardinal Bertrand du Pujet. [748] On nomme un certain _Pino della Tosa, et M. Ostagio da Polentano_. Voyez la vie du Dante, par Boccace. Un autre ouvrage du Dante, aussi écrit en latin, a donné lieu à des disputes d'une autre espèce; c'est celui qui a pour titre _de Vulgari Eloquentiâ_, de l'Éloquence vulgaire[749]. Il n'y avait guère plus d'un siècle que la langue italienne était née, et déjà elle comptait un nombre considérable d'écrivains et surtout de poëtes, qui lui avaient fait faire de grands progrès, et l'un d'eux, dans un ouvrage immortel, l'avait presque portée au terme où elle devait se fixer. C'était à lui, sans doute, qu'il appartenait de parler de cette langue, d'apprécier les hommes qui l'avaient rendue éloquente, et d'en présager les destinées. Son ouvrage devait avoir quatre livres; mais il n'eut pas le temps de l'achever, et les deux premiers livres seulement étaient faits lorsqu'il mourut. Dans le premier, après des considérations générales sur les langues, telles que l'état des connaissances de son siècle pouvait les lui permettre, il recherche quel est celui de tous les dialectes récemment nés dans toutes les parties de l'Italie, qui mérite par excellence d'être appelé la langue italienne ou vulgaire. Il rejette d'abord, même du concours, comme trop grossiers et tout-à-fait informes, ceux des Romains, des Milanais, des Bergamasques et plusieurs autres, à la base de l'Italie. [749] Il fut imprimé pour la première fois à Paris, en 1577, sous ce titre: _Dantis Aligerii præcellentiss. poëtæ de vulgari Eloquentiâ libri duo, nunc primum ad vetusti et unici scripti codicis exemplar editi; ex libris Corbinelli_, etc. Il est inséré dans les deux éditions de Venise, déjà citées, avec la traduction italienne, dont il sera parlé plus bas. Les Toscans avaient dès-lors de grandes prétentions à la suprématie du langage; Dante la leur refuse, et leur reproche avec aigreur des locutions basses et corrompues comme leurs moeurs; il rejette également les Gênois, et passant à la partie gauche de l'Apennin, il ne traite pas moins sévèrement la Romagne, Ancône, Mantoue, Vérone, Vicence, Padoue, Venise. Il n'est tenté de se laisser fléchir que pour Bologne; mais quoique le langage y fût meilleur (avantage que cette ville est bien loin d'avoir conservé)[750] il ne reconnaît point encore là ce vulgaire italien qu'il cherche. C'est que ce parler, dit-il enfin, n'appartient à aucune ville en particulier, mais qu'il appartient à toutes, et qu'il est comme une mesure commune avec laquelle on doit comparer tous les autres. Il donne à ce parler les titres d'_illustre_, de _cardinal_, c'est-à-dire fondamental, d'_aulique_, de _courtisan_, et il allégue pour tous ces titres des raisons qu'il importe peu de savoir. C'est celui-là qui est par excellence l'italien vulgaire; c'est celui qu'ont employé dans leurs vers tous les poëtes siciliens, apuliens, toscans ou lombards, et c'est par cette solution qu'il termine son premier livre. [750] Il ne faut pas oublier que _Guido Guinizzelli_, l'un des poëtes les plus élégants du treizième siècle, était de Bologne: c'est peut-être à lui que Dante fait allusion en cet endroit. Dans le second, il examine l'emploi fait et à faire de ce langage, les matières où il doit être employé, les auteurs qui en ont fait usage, les genres de poésie qui ne doivent pas en avoir d'autres. Il met au premier rang l'ode ou _canzone_, et, dans tout le reste du livre, il s'attache à considérer en détail tout ce qui regarde ce poëme, le style, le nombre des vers, leurs mesures diverses, l'entrelacement des rimes, la structure variée de la strophe ou stance, en tirant toujours ses exemples des poëtes alors les plus célèbres. Il aurait sans doute ainsi traité de tous les autres genres de poésie, si la mort n'eût mis fin à ses travaux et à ses malheurs. Cet ouvrage, resté imparfait, fut inconnu pendant deux siècles. Il en parut une traduction italienne dans le seizième, et cette publication causa de violents débats. La langue était alors perfectionnée et fixée. Les Toscans prétendaient, non sans fondement, que c'était à eux qu'en appartenait la gloire, qu'en un mot la langue italienne était leur propre langue. On a vu comment Dante les avait traités dans son livre. Plusieurs autres particularités de cet ouvrage, et l'idée même qui en faisait la base leur déplaisaient également: ils prirent le parti de nier que Dante en fut l'auteur: Gelli, Varchi, Borghini, plusieurs autres savants critiques soutinrent cette négative. On joignit à la traduction, la publication du texte même; ils écrivirent contre le texte et contre la traduction: d'autres en prirent la défense. Les uns voulaient que la prétendue traduction fût un original qu'on avait fait exprès pour injurier la langue toscane, et que le prétendu original latin, ne fût lui-même qu'une traduction; les autres, par un excès contraire, assuraient que non seulement le texte latin était du Dante, mais que c'était lui-même qui s'était traduit; et dans le dernier siècle le savant Fontanini a encore soutenu cette opinion[751]; mais il est enfin généralement reconnu que l'ouvrage latin est du Dante, et que la traduction est du Trissin[752]. [751] _Dell' Eloquenza ital._, l. II, c. 22, 23, etc. [752] Elle est insérée avec le texte latin, dans le tome II des oeuvres de _Giovan. Giorgio Trissino_, Vérone, 1729, in-4°., édition que l'on sait avoir été dirigée par le savant Maffei. Pour ne rien oublier des productions de ce poëte, il faut rappeler même sa Paraphrase des sept psaumes pénitentiaux, ouvrage de ses dernières années, composé en tercets ou _terzine_, comme la _Divina Commedia_, mais en style aussi languissant et aussi faible que celui de ce poëme est fort et sublime[753]. On y joint ordinairement ce qu'on appèle le _Credo_ du Dante; c'est un morceau du même genre et écrit en même style, composé d'une paraphrase du _Credo_, de l'explication des sept sacrements, de celle des sept péchés capitaux; enfin, de la paraphrase du _Pater_ et de l'_Ave_. Tout cela mis à la suite l'un de l'autre, forme un ensemble très-édifiant sans doute, mais d'une faiblesse affligeante, et qu'on a peine à croire sorti de la même veine qui produisait le poëme extraordinaire, dont il nous reste à parler. [753] On a cru long-temps que cette paraphrase n'avait point été imprimée, et Crescimbeni n'en parle que comme d'un ouvrage resté en manuscrit. _Stor. della vulg. poës._, v. I, l. VI, p. 402. Elle avait été cependant publiée dans un volume in-4°., où étaient réunis quelques autres écrits de piété, sans date, ni nom d'imprimeur, mais que le _Quadrio_, à qui un savant oratorien en donna connaissance, jugea être d'environ l'an 1480. Voyez ce qu'il en dit _Stor. e rag. d'ogni poesia_, v. VII, p. 120. Il publia lui-même ces psaumes, ainsi que le _Credo_, etc., accompagnés du texte latin, avec des sommaires, des explications et des notes; Bologne, 1753, in-4°. Pic. Zatta a inséré cette publication entière du _Quadrio_ dans son édition du Dante, vol. IV, part. II, à la fin. Dante avait eu d'abord le projet de composer en latin ce poëme: il l'avait même commencé; Boccace et d'autres auteurs en rapportent les premiers vers[754]; mais soit qu'il se défiât d'autant plus de son style dans cette langue, qu'il connaissait mieux et qu'il étudiait plus assidûment Virgile; soit qu'il ambitionnât une gloire toute nouvelle, en écrivant en langue vulgaire un grand ouvrage, ce dont personne n'avait encore eu l'idée; soit enfin qu'il craignît que la langue vulgaire s'accréditant tous les jours davantage en Italie, s'il écrivait dans une langue qu'on ne parlait plus, il ne fût bientôt oublié comme elle, il changea de pensée, et se mit à écrire en italien. J'ai dit, dans la notice sur sa vie, qu'il avait commencé son poëme à Florence, et qu'il en avait fait les sept premiers chants avant son exil. Boccace le dit expressément. Il rapporte que ces sept chants s'étaient trouvés parmi les papiers que la femme du Dante avait cachés quand le peuple, excité contre lui, vint piller sa maison; elle les remit à un assez bon poëte et historien de ce temps, nommé _Dino Compagni_, intime ami de son mari, et qui les lui fit passer chez le marquis Malaspina, où il était réfugié, pour qu'il pût continuer son ouvrage. Ce que Franco Sacchetti raconte, dans deux de ses Nouvelles[755], de deux aventures que le Dante eut avec un forgeron et avec un ânier qui, l'un en battant le fer, l'autre en menant ses ânes, chantaient et estropiaient des morceaux de son poëme, comme ils auraient fait des chansons des rues[756], prouve qu'il s'était déjà répandu des copies de ce qu'il en avait fait, et qu'elles couraient même parmi le peuple. S'il y a dans ces sept chants quelques passages qui ne peuvent avoir été faits que depuis son exil, c'est qu'ils furent ajoutés dans la suite, lorsqu'il eut repris son travail, et à mesure que les circonstances de sa vie lui donnaient l'idée de placer dans ces premiers chants de nouveaux personnages, ou des allusions à de nouveaux faits[757]. [754] _Ultima regna canam fluido contermina mundo, Spiritibus quoe lata patent, quâ prima resolvunt Pro meritis cujuscumque suis_, etc. [755] Nouvelles 114 et 115, éd. de Livourne, sous le titre de Londres, 1795, t. II, p. 157. [756] Dante, s'approchant de la boutique du forgeron chanteur, prit son marteau, ses tenailles, tous ses autres outils, et les jeta, l'un après l'autre, dans la rue; puis il dit: «Si tu ne veux pas que je gâte tes affaires, ne gâte pas les miennes.--Que vous ai-je gâté, reprit le forgeron?--Tu chantes mon livre, reprit le Dante, et tu ne le dis pas comme je l'ai fait: ce sont mes outils, à moi, et tu me les gâtes». Le forgeron, tout en colère, n'ayant rien à répondre, ramasse ses outils et retourne à son ouvrage; et s'il voulut chanter ensuite, ce fut les aventures de Tristan et de Lancelot. Nouv. 114. Une autre fois, se promenant par la ville, le bras armé, comme on l'avait alors, Dante rencontra un ânier qui, tout en conduisant devant lui ses ânes, chantait aussi son poëme; et quand il en avait chanté quelques vers, il fouettait ses ânes, en disant _arri_! Dante lui donna un coup de brassard sur les épaules, et lui dit: «Je ne l'ai pas mis cet _arri_, etc.» nouv. 115. [757] Pelli, _Memorie per la vita di Dante_. Il y a eu parmi les auteurs italiens de grandes discussions sur le titre de ce poëme et sur les raisons qui purent l'engager à intituler _Comédie_ un ouvrage qui certainement n'a rien de comique. La Tasse[758], Mafféi[759], et après eux Fontanini[760] paraissent en avoir donné la véritable explication, qui rend inutile tout le verbiage des autres dissertateurs. Dans son livre de l'_Éloquence vulgaire_[761] Dante distingue trois styles différents, le tragique, le comique et l'élégiaque; il entend, dit-il, par la tragédie le style sublime, par la comédie celui qui est au-dessous, et par l'élégie le style plaintif, qui convient aux malheureux. Il est clair, d'après ces définitions, qu'il a donné à son poëme le titre de _Comédie_ parce qu'il croyoit en avoir écrit la plus grande partie dans ce style moyen qui est au-dessous du sublime et au-dessus de l'élégiaque. Il se défiait trop, et de son propre génie, et de celui de cette langue vulgaire qui n'avait encore traité que des sujets frivoles, à qui il donnait le premier une destination plus noble, un caractère et un style assortis à cette destination nouvelle; c'était un aigle qui ne s'apercevait en quelque sorte ni de la hardiesse de son essor, ni de la hauteur de son vol. Ses compatriotes ne tardèrent pas à lui rendre plus de justice qu'il ne s'en était rendu lui-même. [758] Dans sa leçon sur le sonnet du Casa: _Questa vita mortal_, etc. [759] _Prefat. all' opere del Trissino_. [760] _Dell' Etoquenza italiana_. [761] L. II, c. 4. Aussitôt que d'un trait de ses fatales mains, La parque l'eût rayé du nombre des humains, On reconnut le prix de sa muse éclipsée[762]. Son poëme parut, non-seulement si sublime par le style, mais tellement rempli de connaissances rares, de conceptions profondes, d'abstractions philosophiques, d'allusions cachées, d'allégories et presque de mystères, que la république de Florence ordonna par un décret[763] qu'il fût nommé un professeur payé par le trésor public pour lire et expliquer ce poëme. Boccace, qui était alors regardé à juste titre comme un des pères de la langue italienne, fut le premier jugé digne de cet honneur. Après quelque résistance, il consentit à l'accepter, et moins de deux mois après le décret[764] il ouvrit le cours de ses explications, un dimanche dans une église[765]. Il remplit le même emploi jusqu'à sa mort, arrivée deux ans après[766]; il nous est resté de son travail un commentaire grammatical, philosophique et oratoire, seulement sur les seize premiers chants de l'Enfer, et qui ne laisse pas de remplir deux assez gros volumes. Après Boccace, d'autres furent nommés pour le remplacer, et l'on compte parmi eux des écrivains d'un très-grand mérite, tels que Philippe Villani, François Philelphe, etc. Dans des temps postérieurs, l'académie florentine renouvela en quelque sorte cet usage. Ses membres les plus distingués se firent gloire d'y lire des explications, qu'ils appellent _Lezioni_, sur les endroits les plus difficiles du Dante; la plupart de ces leçons sont imprimées. Il n'est pas sûr qu'il n'y ait pas dans tout cela beaucoup de fatras, que souvent même l'auteur expliqué n'en soit devenu plus obscur; mais cela prouve du moins une admiration qui n'a existé pour aucun autre poëte moderne, et un enthousiasme soutenu qui honore à la fois et le poëte et sa patrie. [762] Boileau, _Ép. à Racine_. [763] Du 9 août 1373. [764] 3 octobre, même année. [765]À St.-Etienne, près _le Ponte Vecchio_. [766] 20 décembre 1375. Ce ne fut pas seulement à Florence que de tels honneurs lui furent rendus. Avant la fin du même siècle on voit à Bologne, à Pise, à Venise et à Plaisance Dante expliqué dans les chaires publiques[767]. [767] A Bologne, en 1375, par _Benvenuto de' Rambaldi da_ _Imola_, qui remplit dix ans cette chaire, et qui a laissé sur Dante un ample commentaire latin; à Pise, en 1385, par Fr. _di Bartolo da Buti_, dont on conserve à Florence les commentaires manuscrits; à Venise, par Gabriel _Squaro_, de Vérone; à Plaisance, en 1398, par _Filippo da Reggio_. Voy. Tirab., t. V, p. 398. Bientôt les copies de son poëme furent dans toutes les bibliothèques publiques et particulières; et avant même que l'invention de l'imprimerie en eût pu rendre la multiplication plus grande et plus rapide, il était partout en Italie l'objet des éloges, des études, des disputes et des commentaires; l'imprimerie dès sa naissance s'en empara avec une telle ardeur, que dans la seule année 1472 il s'en fit presque à la fois trois éditions[768], et qu'on en a depuis compté plus de soixante: avant la fin du quinzième siècle, il avait déjà paru avec trois différents commentaires, et il y en a eu plusieurs autres depuis. Ce serait un bon moyen, pour ne point entendre le Dante, que de les consulter tous; car la plupart se contredisent, et dans les leçons qu'ils suivent, et dans les explications qu'ils donnent. Si ce premier des poëtes modernes jouit, au au moins dans sa patrie, du même respect que les anciens, il partage avec eux le malheur d'être souvent devenu moins intelligible par le pédantisme des interprètes et par leur nombre. [768]À Foligno, à Mantoue et à Vérone. Un autre sort commun entre lui et les anciens, c'est d'avoir été le sujet des controverses les plus animées et des plus âcres disputes entre les savants; elles furent surtout très-chaudes dans le seizième siècle. Le Varchi y donna le premier sujet, en osant mettre, dans son _Ercolano_, Dante au-dessus d'Homère. Un certain _Castravilla_, personnage réel ou supposé, ce qu'on n'a jamais bien pu savoir, pour venger Homère, mit le poëme du Dante non-seulement au-dessous de l'_Illiade_ et de l'_Odyssée_, mais au-dessous des plus mauvais poëmes. Mazzoni lui répondit par une défense en règle du Dante; Bulgarini l'attaqua par des _considérations_; Mazzoni répliqua par un ouvrage plus gros que le premier, qui lui attira une forte duplique; d'autres se jetèrent dans la mêlée, les uns pour, les autres contre; enfin les écrits qui attaquèrent et qui défendirent alors notre poëte, et ceux qui l'ont attaqué ou défendu depuis, lui forment dans les bibliothèques italiennes un cortége imposant et nombreux. Il serait infiniment réduit, comme tous les cortéges de cette espèce, si l'on n'y voulait admettre que des éclaircissements utiles, les objections fondées ou les réponses péremptoires. Plusieurs auteurs italiens ont voulu découvrir où Dante avait pris l'idée principale de son poëme; les uns, comme Fontanini[769], pensent que de son temps il y avait plusieurs vieux romans déjà traduits en italien, tels que ceux de la Table ronde, des Pairs de France, et celui de _Guérin_, surnommé _il Meschino_. C'est dans ce dernier qu'un certain puits de saint Patrice, très-célèbre en Irlande, pouvait avoir donné au Dante, par sa forme, l'idée de celle de son Enfer. D'autres croient, avec M. l'abbé Denina[770], qu'il a pu imiter deux de nos anciens fabliaux du treizième siècle, l'un de Raoul de Houdan, intitulé Songe ou _Voyage de l'Enfer_[771], où l'auteur feint être descendu et avoir trouvé des gens qu'il nomme; l'autre, qui a pour titre du _Jongleur qui va en Enfer_[772], le même M. Denina croit voir dans un événement arrivé à Florence vers ce temps-là une autre source où Dante put puiser[773]. Dans une fête publique, donnée pour célébrer l'arrivée d'un légat du pape, on offrit au peuple un spectacle digne de ce siècle. On représenta l'Enfer avec ses feux et tous ses supplices. Des hommes étaient vêtus en démons et d'autres en âmes damnées. Les premiers faisaient souffrir aux autres diverses sortes de tourments. [769] _Eloquenza italiana_, liv. II, c. 13. [770] _Vivende della Letter._, liv. II, c. 10. [771] Fabliaux ou Contes, par Le Grand d'Aussy, tom. II, p. 27. Je reviendrai plus en détail, dans le chapitre suivant, sur toutes ces prétendues sources des fictions du Dante. [772] _Id. ibid._, p. 36. [773] _Ubi supr._ Le théâtre était au milieu d'un pont de bois jeté sur l'Arno; le reste du pont était rempli d'une foule de curieux. Il rompit sous le poids, et il se noya beaucoup de monde, démons, damnés et spectateurs[774]. Ce triste spectacle put, selon M. Denina, donner au poëte la première idée de son Enfer; mais cette conjecture ne s'accorde point avec les dates. L'événement arriva en 1304: Dante avait été banni de Florence plus de deux ans auparavant, et nous avons vu que dès avant son exil il avait fait les sept premiers chants de son poëme. Il est beaucoup plus vraisemblable que ces sept chants, lus par _Dino Campagni_, avant qu'il les renvoyât à leur auteur, et sans doute communiqués à plusieurs autres personnes, exaltèrent l'imagination de ceux qui en entendirent parler, et firent naître l'idée de cette étrange et malheureuse fête[775]. [774] Cet événement est raconté par Jean Villani, 1. VIII, c. 70 de son Histoire. La fête avait été précédée d'une proclamation qui invitait à se rendre sur ce pont et au bord de l'Arno, tous ceux qui voudraient savoir des nouvelles de l'autre monde: l'historien tire de cette annonce une plaisanterie par laquelle il termine le récit de cette catastrophe, et qui n'est pas trop assortie au sujet, ni à la dignité de l'histoire. «Ce qui n'était qu'un jeu et une moquerie, dit-il, devint une chose sérieuse; et, comme on l'avait proclamé, beaucoup de gens qui y périrent, allèrent savoir des nouvelles de l'autre monde». _Siche il giuoco da beffe tornò a vero, come era ito il bando, che molti per morte n'andarono a sapere dell' altro monde_. [775] C'est l'avis de M. Simonde Sismondi, dans son Histoire déjà citée, t. IV, p. 194. Je m'étonne que jusqu'ici personne n'ait soupçonné une autre origine, non pas, il est vrai, à la fiction particulière de l'Enfer, mais à la fiction générale, qui est comme la machine poétique de tout l'ouvrage. C'est le _Tesoretta_ ou petit Trésor de _Brunetto Latini_, maître du Dante[776]. L'analyse que j'en ferai, en examinant toutes les sources où le génie du Dante a pu puiser, ne laissera là-dessus aucun doute. [776] Un seul auteur italien l'a soupçonné, c'est M. Giam. Corniani, dans ses _Secoli della Letter. ital._ Il y dit, vol l, p. 196, qu'il n'est pas improbable que l'idée de l'introduction du poëme ait été suggérée au Dante par le _Tesoretto_ de son maître _Brunetto Latini_; mais l'ouvrage de M. Corniani n'a été imprimé qu'en 1804; et c'était au commencement de cette même année que j'écrivais ceci, et que je le lisais publiquement. Quoi qu'il en soit, l'idée générale d'un poëme dont toute l'action se borne à une espèce de voyage dans l'Enfer, dans le Purgatoire et dans le Paradis, est nécessairement triste, et paraît au premier coup-d'oeil trop différente des sujets traités par tous les autres grands poëtes; mais en convenant de cette tristesse et de cette différence, le judicieux Denina soutient que cette idée ne pouvait être plus heureuse si l'on considère les temps où Dante écrivait[777]. J'en suis fâché pour les admirateurs de ces temps et pour ceux qui, dès que l'on exprime ou son indignation ou son mépris pour les opinions et les pratiques superstitieuses, crient que c'est la religion qu'on attaque; mais voici les propres expressions de ce très-religieux et très-sage écrivain. «Alors, dit-il, à la crédulité la plus universelle et la plus profonde se joignaient toutes sortes de vices et de crimes publics et particuliers. Dante ne pouvait donc manquer de sujets célèbres à représenter dans les scènes de son poëme. _La superstition dominante_ donnait à ses fictions la plus grande probabilité». Voyons donc enfin quelles sont ces fictions et quelle est la conception extraordinaire où elles sont employées. Examinons la _Divina Commedia_ avec plus d'attention qu'on ne l'a fait jusqu'ici, mais avec la défiance qu'on doit toujours avoir de soi-même en jugeant un auteur célèbre, surtout quand cet auteur est étranger. [777] _Vicende della Letter._, l. II, c. 10. NOTES AJOUTÉES. Page 100, ligne 10. «Et changèrent des Polybes, etc., en antiphonaires et en recueils d'homélies».--C'est ainsi qu'en 1772, Paul-Jacques Bruns, Anglais, examinant dans la Bibliothèque du Vatican un beau manuscrit, timbré 24, qui paraît du huitième siècle, contenant les livres de Tobie, de Job et d'Esther, s'aperçut que le texte en avait été écrit par-dessus une écriture plus ancienne. Il reconnut que le vélin avait été arraché de différents manuscrits, et qu'on trouvait dans ce livre des fragments de plusieurs autres livres. Quelques feuillets contenaient autrefois des Oraisons de Cicéron, mais rien qui n'ait été publié. Quatre autres feuillets lui offrirent un fragment de l'un des livres de Tite-Live qui nous manquent (le quatre-vingt-onzième). Il est clair que ces quatre feuillets ont été arrachés d'un ancien manuscrit de Tite-Live, comme les autres l'ont été d'un manuscrit de Cicéron, par un copiste du huitième siècle qui manquait de vélin, ou pour qui il eût été trop cher. Ce fragment fut imprimé à Paris en 1773, et réimprimé chez M.P. Didot l'aîné, avec une traduction française, en 1794, in-12. Ajoutez ce trait à tant d'autres semblables, vous verrez à qui est due l'entière destruction d'une bonne partie des chefs-d'oeuvre que nous regrettons. Notre Bibliothèque impériale possède aussi plusieurs manuscrits grattés, et sur lesquels des auteurs du moyen âge ont mis visiblement à la place d'ouvrages des anciens, des vies de saints et autres productions de même espèce. Page 121, ligne 4. «Mais c'est un ou deux ans que dit Gui d'Arezzo lui-même dans une lettre qui nous est restée de lui». Cette lettre est imprimée dans le recueil publié par Martin Gerbert, et cité deux pages après ceci, p. 137, note 1. Voici le passage de la lettre: _Nam si illi pro suis apud Deum devotissime intercedunt magistris, qui hactenus ab eis vix decennio cantandi imperfectam scientiam consequi potuerunt, quid putas pro nobis nostrisque adjutoribus fiet, qui annali spatio, aut si multum biennio, perfectum cantorem efficimus?_ (_Epistola_ GUIDONIS _Michaeli Monaco De ignoto cantu directa_.) Page 238, ligne 7.--«Dans les poëtes Latins du meilleur temps, on trouve des vers dont le milieu forme consonnance avec la fin, ou deux vers de suite dont les derniers mots ont le même son». J'ai surtout invoqué pour preuves les vers élégiaques de Tibulle, de Properce et d'Ovide, qu'il suffit en effet d'ouvrir pour en trouver. Je pouvais citer une autorité plus forte encore, celle de Virgile. Comme cela est moins reconnu dans les vers, et que ceux qui riment de cette manière sont épars dans ses différents poëmes, j'en citerai ici quelques exemples, qui ne peuvent laisser aucun doute. Vers de Virgile, dans lesquels le milieu rime avec la fin. _Poculaque inventis acheloïa miscuit uvis. Totaque thuriferis Panchaïa pinguis arenis. Hic vero subitum, ac dictu mirabile monstrum, Confluere et lentis uvam demittere ramis. Et premere et laxas sciret dare jussus habenas. Atque rotis summas levibus perlabitur undas. Nudus in ignotâ, Palinure, jacebis arenâ. O nimium coelo et pelago confise serena_; etc. Rimes plus riches: _I nunc et verbis virtutem illude superbis. Cornua velatarum obvertimus antennarum_. On ne trouve pas moins de rimes de cette espèce dans les vers lyriques. En voici quelques exemples tirés d'Horace: _Metaque fervidis Evitata rotis, palmaque nobilis, Terrarum dominos evehit ad Deos. Hunc si mobilium turba quiritium. Illum si proprio condidit horreo Quicquid de Libycis verritur areis, Stratus nunc ad aquæ lene caput sacræ_. Observez que tous ces vers rimés sont dans une seule ode, la première. _Nec venenatis gravida sagittis. Pone me pigris ubi nulla campis Arbor oestivâ recreatur aurâ, Aut in umbrosis Heliconis oris Aut super Pindo gelidove in Hæmo_, etc. Je n'ai pas le faible mérite de rassembler ces exemples; je les ai trouvés réunis dans la traduction d'une lettre anglaise _sur l'art des vers_, imprimée en 1779, à Paris, dans un recueil intitulé: _Mélange de traductions de différents Ouvrages grecs, latins et anglais_, etc., par l'auteur de la traduction d'Eschyle (Lefranc de Pompignan). Je répéterai ici que si l'on n'avait pas attaché à ces consonnances une certaine idée de beauté, elles eussent été de véritables fautes. Page 244, addition à la note[1].--On voit que ce que j'ai dit des Troubadours provençaux, Fauchet le dit, dans ce passage, des Trouvères français. La ressemblance est égale sur beaucoup d'autres points. Mais les Troubadours et les Trouvères, s'élevèrent-ils en même temps? Si ce fut à l'imitation les uns des autres, lesquels servirent aux autres de modèles? Ce sont là des questions souvent débattues, du moins en France, et qui le seront peut-être long-temps encore. Je les laisse entières, et n'ai pas voulu même y entrer. Les rapports dont il s'agit ici entre les Troubadours et les Arabes sont certains: il est certain aussi que les Arabes ou Sarrazins d'Espagne, n'empruntèrent rien des Provençaux, mais bien les Provençaux des Sarrazins. Les conséquences ultérieures ne sont pas de mon sujet. Page 395, ligne 2. «Des poëtes italiens s'étaient fait entendre à Bologne, à Pérouse, etc.». L'ancien rimeur de Pérouse est _Cecco Nuccoli_. L'Allacci a inséré vingt-neuf sonnets de lui dans son recueil. La langue y est plus informe, plus mêlée de mots non encore assouplis au nouvel idiôme, que dans la plupart des autres poésies de ce temps. Ils sont d'ailleurs d'un genre tout particulier; c'est une espèce de burlesque ou de plaisanterie satyrique; dont ce _Cecco_ paraît avoir fait le premier essai. Il y en a d'amoureux, mais l'amour s'y exprime plutôt avec originalité qu'avec tendresse. Par exemple, le poëte aime une femme dont le nom commence par T. Il est plus amoureux de cette lettre, qu'un enfant ne l'est des fruits: il veut la placer parmi les lettres voyelles, et pour l'honorer davantage, l'entourer de perles; il veut par-là plaire à l'amour dont il est l'esclave. Il ne lui demande qu'une grâce, c'est de ne pas mourir des coups que ses traits lui portent; de ne pas mourir surtout tandis qu'il gêle. _Io son del T si forte innamorato Perch'è principio di ligiadro nome. Son ne più vagho ch'el fanciul di pome Tra lettere vocali ch'o l'o chiosato. E per più honor de perle fegurato Per piagere o cholul de chui io fome Suo servidor de quel ch'io posso, chome Cholui ch'aspetta d'esser meritato. Solo una gratia t'adomando, amore: Fa ch'io non pera sotto'l tuo pennello, Però che vi seria grane, disonore_, Sed io morisse d'um picciol quadrello. Da poi che tu m'ai messo in tanto errore, Fa ch'io non mora nel tenpo ch'è giello. Ce sonnet est celui de tous où la langue est le moins estropiée, et dont le sens est le plus clair. D'autres ont trait à de petites circonstances particulières à l'auteur; quelques-uns font allusion à des événements publics; ce sont de vraies énigmes pour nous. Il y en a de si obscurs qu'ils ressemblent à ces sonnets du _Burchiello_, inintelligibles à dessein, et qui sont de vrais coq-à-l'âne. Comment, par exemple, trouver un sens au sonnet suivant? On y voit bien que l'auteur est avec un seigneur très-riche, très-généreux, qui fait une grande dépense, et chez qui l'on fait très-bonne chère, mais ce ne sont que des à peu près, et dans plusieurs endroits le sens précis des termes nous échappe. _Saper ti fo' chucho ch'io mi godo E trago vita chiara in alto monte E sto con Bartoluccio chiara fonte Che cortesia spande in ogni modo. E se anguille, o tenche, o lucci, o pescie sodo Si trova in Prosa gia non venne al ponte Che'l sig. nostro spende più che conte Che sia in crestentà perquel ch'io odo. Et ode diletto ch'io per confortarme Ch'andando io per mangiare a lucielerte E lasciamo a la porta le greve arme. Et ogni gitto fo poi le Incherte Et tu al teber vai avisando e chupi. Et io l'inglogliert fo come fan lupi. Lesist ghut ghot meh nengherte, Elgli e il mio buon singnor di cui io fame Che spende e spande chome fronde in rame_. Il y en a un autre, fait sans doute dans la première jeunesse de l'auteur, dans lequel tout ce qu'on voit, c'est que son père l'entretenait chichement, qu'il allait presque nu, qu'il avait perdu au jeu une petite jument, que pour obtenir de ce père un habit, il avait promis de ne plus jouer, et qu'il avait manqué à sa parole. C'est celui qui commence par ce quatrain, page 220 du recueil. _Nel tempo santo non vidd' io mai peira Nuda e scoperta come e'l mio farsecto; E porto una gonella senza ochiecto Che chi la mira lem par cosa tetra_. Mais en voici un pour lequel, du moins à ce qu'il me semble, il faudrait être un OEdipe. _Non morier tanti mai di calde febbre Dal giorno in qua ch' el primo fanciul nacque Quant' io o pention che del mi piacque La scurità di quel che amar co l'ebbre. Eccho l'alpino trasmutato in tebbre Fu per fortuna de le soperchie acque Chosi io sono poi che'llocho giacque Ove assagiai del bem del dolce tebbre. Che corre sempre chiaro chome tesino, Questo fiume real sovr'ongne fiume In fino al mare non perde il suo chamino. Risplende in esso un si lucente lume Che di lui mira di corraggio fino Puo dir ch'amor lui reggie in bel chostume. Si ch'io o lasciata l'aiera de le chiane E voi la teverina per mio stallo, Chambiando il visa adoro un chiar cristallo_. On doit remarquer que ces deux derniers sonnets ont trois tercets à la fin, au lieu de deux. C'est un reste des libertés qu'on se donnait à la naissance de cette sorte de poésie, avant que la forme en fût entièrement fixée; c'est d'un autre côté l'origine des sonnets avec une queue, _colla coda_, qu'on employa quelques siècles après, surtout dans le genre burlesque et satirique, et dont il paraîtrait que _Cecco Nuccoli_ eût fourni le premier modèle. Page 402, dernier alinéa.--«La première forme des odes ou _canzoni_, était empruntée des Provençaux: à leur exemple, les poëtes italiens avaient, des l'origine, donné aux strophes des entrelacements harmonieux de rimes et de mesures de vers». Une chose qui mérite d'être observée, c'est que de toutes les formes de strophes que les Italiens pouvaient emprunter des Provençaux, ils ne choisirent que les plus longues et les plus graves. N'ayant cependant à chanter que l'amour, ils négligèrent toutes ces formes brèves et légères, flatteuses pour l'oreille et favorables au chant, mais qui leur parurent apparemment trop frivoles pour le caractère qu'ils voulurent donner dans leurs vers à cette passion. Quelques-uns des premiers poëtes siciliens essayèrent de ces rhythmes plus vifs de six, de sept et de neuf vers; mais les meilleurs poëtes du continent, _Guinizzelli, Guittone d'Arezzo_ et les autres, contents d'avoir le sonnet pour petite ode, ne donnèrent à leurs grandes _canzoni_ que des strophes de douze, treize, quinze, dix-huit et vingt-un vers, parmi lesquels encore ils en mirent plus souvent de grands que de petits. Dans leurs strophes bien arrondies, les rimes et les mesures de vers, quoique harmonieusement entrelacées, ne résonnèrent point aussi sensiblement, ne vibrèrent point avec autant de force, et n'eurent point de retours aussi sonores que dans ces petits couplets qui pouvaient exprimer la joie comme la tendresse, et qui devaient inspirer aux chanteurs des airs aussi variés que les rhythmes. On ne trouve dans leurs poésies rien qui ressemble à ces jolies coupes de strophes: _Companho, te farai un vers covinen, Et avray mais de fondatz n'oy a de sen; Et er totz mesclatz d'amor E de ioy el de ioven_. GUILLAUME IX, comte de Poitou, mort en 1127. _En Alvernhe part Lemozi Men aniey totz sol a tapi, Trobei la molher d'en Gari E d'en Bernart, Saluteron me francamen Per san Launart_. Le même. _Be'm es plazen E cossezen Qui s'aysina de chantar, Ab motz alqus Serratz et clus Qu'om temia de vergonhar_. PEYRE d'Auvergne. _Ben sai qu'asselh seria fer Que'm blasmon quar tan soven chan, Si lur costavon mei chantar Mielhs m'estai Plus li plai Que'm ten lai Qu'ieu non chan mia per aver Qu'ieu m'enten en autre plazer_. RAMBAUD, prince d'Orange. _Dirai vos senes duplansa D'aquest vers la comensansa E'ls motz fan de ver sembumsa_ _Escoutatz: Qui de proëzas balansa Semblansa fay de malvatz_. MARCABRUS. _Al plazen Pessamen_, etc. Voyez cette strophe entière, citée, page 282, note 1. Observons encore que la langue italienne, dès sa naissance, ayant presque entièrement rejeté de ses mots la terminaisons masculines, les vers ne purent avoir, à peu d'exceptions près, que des rimes féminines et des terminaisons tombantes, dont le croisement et la combinaison, dans les _canzoni_ comme dans les sonnets, ne purent faire entièrement disparaître l'uniformité, tandis que dans les chansons provençales, le mélange des rimes masculines et féminines entretenait une variété agréable, et que le plus souvent même des rimes toutes masculines, mais croisées entr'elles, donnaient à la strophe plus de vigueur, et sans doute au chant plus de caractère et d'originalité. Page 428, addition à la note[1].--En 1282, dit Giov. Villani, l. VII, c. 78, Florence étant gouvernée par quatorze magistrats, sous le titre de Bons-hommes, _buoni Huomini_, il parut difficile de réunir, sans confusion, en un seul esprit, tant d'esprits divisés entre eux, une partie étant Guelfe et l'autre Gibeline. On abolit donc ce gouvernement, et l'on en créa un nouveau, qu'on nomma les Prieurs des arts. Il y en eut d'abord seulement trois, ensuite six, un pour chacun des six quartiers ou _sesti_ de la ville: on y en ajouta d'autres de temps en temps: ils s'élevèrent à douze, à quatorze, et enfin jusqu'à vingt-un, autant qu'il y avait d'arts ou métiers. Le but de cette institution populaire étant surtout l'abaissement des nobles, on exigea que tout citoyen fût porté sur le registre ou la matricule de l'un de ces arts, quand même il ne l'exercerait pas, afin, dit un autre historien, que les nobles qui voudraient occuper quelque emploi déposassent, en prenant le nom de l'un des métiers, une partie de l'arrogance que leur inspirait cet orgueilleux mot de noblesse. _Giudicavano esser necessario che almeno col nome che prendevano, deponessero parte dell'alterigia che porgea loro quella boriosa voce della nobilità_.--Scipion Ammirato, _Istor. fior._, l. III. Voyez sur cette même institution, Machiavel. _Istor. fior._, l. II. Page 440.--A ce qui est dit dans les huit premières lignes de cette page, sur le tombeau élevé au Dante par le père du cardinal Bembo, il faut ajouter que dans le dernier siècle, en 1780, le cardinal Valenti Gonzaga, étant légat du pape à Ravenne, en fit ériger un nouveau, beaucoup plus magnifique que le premier, et digne enfin du grand homme à qui il est consacré. Page 442.--«Le Dante avait le teint brun...... la barbe et les cheveux noirs et crépus, habituellement l'air pensif et mélancolique». C'est le portrait qu'en fait Boccace, _Vita e costumi di Dante_. Il rapporte à ce sujet une petite anecdote. A Vérone, où son poëme, et surtout la première partie intitulée l'_Enfer_, avaient déjà beaucoup de réputation, et où il était lui-même généralement connu, parce qu'il y séjournait souvent depuis son exil, il passait un jour devant une porte où plusieurs femmes étaient assises. L'une d'elles dit aux autres à voix basse, mais pourtant de façon à être entendue de lui et de ceux qui l'accompagnaient: «Voyez-vous cet homme-là? c'est celui qui va en enfer et en revient quand il lui plaît, et rapporte sur la terre des nouvelles de ceux qui sont là-bas». Une autre femme lui répondit avec simplicité: «Ce que tu dis doit être vrai; ne vois-tu pas comme il a la barbe crépue et le teint brun? C'est sans doute la chaleur et la fumée de là-bas qui en sont la cause». Dante voyant qu'elle disait cela de bonne foi, et n'étant pas fâché que ces femmes eussent de lui une semblable opinion, sourit et passa son chemin. FIN DU PREMIER VOLUME. --- Provided by LoyalBooks.com ---