HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE PAR P. L. GINGUENÉ, DE L'INSTITUT DE FRANCE SECONDE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE SUR LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR, ORNÉE DE SON PORTRAIT, ET AUGMENTÉE D'UNE NOTICE HISTORIQUE PAR M. DAUNOU TOME QUATRIÈME A PARIS, CHEZ L.G. MICHAUD, LIBRAIRE-ÉDITEUR, PLACE DES VICTOIRES, N°3. M. DCCC. XXIV. HISTOIRE LITTÉRAIRE D'ITALIE. DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE Ier. _Tableau de la situation politique et littéraire de l'Italie au 16e. siècle. Influence des gouvernements italiens sur les progrès et l'éclat des lettres et des arts. A Rome, les papes Jules II, Léon X, Clément VII; à Florence, les grands-ducs Cosme 1er. François et Ferdinand de Médicis_. Si nous devions considérer ici l'Italie sous tous les rapports qui intéressent l'historien, le politique et le philosophe, l'examen de ce qu'elle fut pendant le cours du seizième siècle nous arrêterait long-temps. Les événements dont elle fut le théâtre, les grandes puissances qui s'y heurtèrent, la part que prirent dans leur querelle les gouvernements italiens, les intrigues qu'ils firent jouer et celles où ils furent enveloppés, les changements de constitution que quelques-uns éprouvèrent, en un mot leurs vicissitudes de toute espèce, qui ne furent jamais ni plus nombreuses, ni plus rapides, fourniraient une trop ample matière de recherches et de discussions. Mais ce que ces circonstances eurent d'influence sur le sort des lettres est ce que nous devons principalement, ou même presque uniquement examiner; et ce point de vue, immense encore, les resserre cependant et les circonscrit. Voyons donc, comme nous l'avons fait pour les autres siècles, quels furent pendant celui-ci en Italie les gouvernements qui se distinguèrent par leur amour pour les lettres, et qui s'honorèrent le plus eux-mêmes en leur accordant des encouragements et des honneurs. L'histoire des papes avait cessé d'être celle des chefs d'une religion; elle était devenue l'histoire des souverains d'un état qui s'était agrandi par les effets d'une politique souvent coupable, mais constante et toujours dirigée vers le même but au milieu des fluctuations de la politique des autres puissances. Les crimes d'Alexandre VI, l'assassinat, l'empoisonnement, la débauche et l'inceste, ne l'avaient pas empêché d'accroître considérablement les possessions du Saint-Siége. Les crimes de César Borgia, son fils, encore plus scélérat que lui, réunirent au domaine de l'Église les petits états dont il détruisit les princes par le fer et par le poison; et lorsque la nature fut enfin vengée par la mort de ce père et de ce fils, également exécrables, l'état de Rome se trouva plus grand, plus stable, plus de pair avec les autres puissances de l'Europe qu'il ne l'avait jamais été sous les papes les plus ambitieux et sous les pontifes les plus saints. Il ne manquait plus qu'un pape guerrier à ce trône, qui, par sa constitution singulière, prescrivait aux autres ce qu'ils devaient croire pour lui fournir les moyens de s'élever au-dessus d'eux; Jules II, successeur presque immédiat d'Alexandre[1], donna au monde ce spectacle. Selon la religion, c'en était un très-scandaleux, sans doute; on vit alors le vicaire du Christ armer la France et l'Europe entière contre Venise dans la fameuse ligue de Cambrai; on le vit, après avoir abaissé les Vénitiens par les armes de notre bon et trop crédule roi Louis XII, se liguer contre lui avec les Vénitiens eux-mêmes, et, pour le chasser de l'Italie, pour en chasser, disait-il, tous les barbares, mettre l'Italie en feu. Selon la politique, c'est autre chose; un grand homme, qu'on accuse souvent d'injustice envers les papes, Voltaire, plus juste envers Jules que tous nos historiens, a pris contre eux sa défense. «Nos historiens, dit-il, blâment son ambition et son opiniâtreté; il fallait aussi rendre justice à son courage et à ses grandes vues: c'était un mauvais prêtre, mais un prince aussi estimable qu'aucun de son temps[2].» [Note 1: Après Pie III, qu'il avait eu l'adresse de faire élire, pour écarter le cardinal d'Amboise, et qui mourut vingt-quatre jours après. Élu le 22 sept. 1503 (mois qui n'a que vingt-huit jours), couronné le 1er. octobre, il mourut le 18. (Muratori, _Ann. d'It._)] [Note 2: _Essai sur les Moeurs et sur l'Esprit des Nations_, ch. 13.] Ce grand-prêtre guerrier de la religion d'un Dieu de paix, tout occupé qu'il était des projets de son ambition, qui n'aspirait à rien moins qu'à le faire régner sur l'Italie entière, et de ses expéditions militaires qui tendaient toutes vers ce but, avait trop de grandeur dans l'ame et d'étendue dans l'esprit, pour ne pas vouloir tirer des beaux-arts et des lettres une partie de l'éclat de son règne. Ce fut lui qui entreprit la grande basilique de St.-Pierre, et c'en serait assez pour l'immortaliser dans l'histoire des arts[3]. De grands artistes et des gens de lettres recommandables trouvèrent en lui un protecteur[4]. Il voulut aussi, dit-on, ajouter à la bibliothèque du Vatican une autre bibliothèque pour l'usage particulier des souverains pontifes; elle était moins précieuse par le nombre des livres que par le choix; le local en était commode, très-agréablement placé, décoré de marbres et de peintures du meilleur goût. Le Bembo en parle dans une de ces lettres[5]; Tiraboschi, en le citant[6], avoue qu'on ne trouve nulle part ailleurs aucune mention de cette bibliothèque; mais cette lettre est adressée au pape lui-même, et malgré l'observation de Tiraboschi, les expressions en sont trop positives pour que l'on puisse douter du soin que Jules II mettait alors[7] à former cette bibliothèque. [Note 3: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. VII, part I, p. 12.] [Note 4: On cite entre autres, parmi ces derniers, Jean-Antoine Flaminio, qui, ayant prononcé devant lui, en 1506, à Iinoia, un discours latin, en reçut un accueil honorable, une invitation à venir à Rome, et une somme de 50 écus d'or. (Tiraboschi, _ibid._ Voyez aussi _Joan. Anton. Flaminii Epistoloe_, l. I, ép. 4 et 6.)] [Note 5: _Epist. famil._, l. V, ép. 8.] [Note 6: _Ubi supr._] [Note 7: Février 1513.] Ce peu de services rendus aux lettres disparaît, il est vrai, devant les services immenses que leur rendit le successeur de Jules, le célèbre Léon X. Fils de Laurent de Médicis, si justement nommé le Magnifique, élevé par Politien, au milieu des savants, dont le palais de son père était toujours rempli, Jean de Médicis avait mieux profité que le malheureux Pierre, son frère aîné, de cette éducation toute littéraire[8]. Laurent s'était servi de son crédit auprès du pape Innocent VIII pour faire élever au cardinalat ce fils encore enfant, puisqu'il n'était que dans sa treizième année[9], sous la condition seulement de ne porter que trois ans après les marques de cette dignité. Le jeune cardinal passa ces trois années à Pise, appliqué, sous son maître Politien et sous d'autres habiles professeurs, à ses études littéraires et à celles que son état lui commandait. A seize ans et quelques mois il reçut l'investiture[10], et alla siéger à Rome parmi les princes de l'Église. [Note 8: Pierre a cependant laissé, dans des poésies qui sont restées manuscrites, des preuves d'esprit et de talent. Elles sont conservées dans la bibliothèque Laurentienne, à la fin du recueil de celles de Laurent son père. M. Roscoë, dans sa _Vie de Laurent_, cite en entier un sonnet de Pierre, ch. 10. Mais sa fausse politique, sa nonchalance naturelle et ses malheurs, absorbèrent en quelque sorte ses heureuses dispositions, et son nom n'est point compté parmi ceux des bienfaiteurs des lettres que fournit cette famille illustre.] [Note 9: Il était né le 11 décembre 1475, et fut fait cardinal en octobre 1488.] [Note 10: Le 9 mars 1492.] Les avis de son père dictèrent la sagesse de sa conduite[11]. Cette sagesse, secondée par les richesses et la puissance de sa famille, par la générosité de son caractère et les qualités aimables de son esprit, lui acquit bientôt un crédit au-dessus de son âge; mais après la mort de Laurent[12] il se trouva enveloppé dans les disgrâces et dans la proscription dont la maison de Médicis et tout leur parti devinrent l'objet. Alors il quitta l'Italie; il voyagea en Allemagne, dans les Pays-Bas et en France, pendant le pontificat d'Alexandre VI, ennemi de sa famille. Il revint à Rome vers la fin de ce règne[13], et sut, par sa réserve et sa prudence, rendre impuissante la haine du pontife, s'il ne put réussir à l'apaiser. [Note 11: Voyez Fabroni, _Laurent Med. Vita_, vol. II, p. 313, la lettre que Laurent écrivit au jeune cardinal son fils. M. Roscoë la rapporte dans son _Appendix_ de la vie du même Laurent de Médicis, Nº. 61.] [Note 12: En 1492.] [Note 13: En 1500.] Il respira sous Jules II[14], et rentra en crédit auprès de lui: il dut à l'amitié ce retour. _Galeotto_ de la Rovère, neveu de Jules, jeune homme qui réunissait aux grâces du corps et aux dons de l'esprit, les bonnes moeurs, la politesse et la magnificence, devenu cardinal aussitôt que son oncle fut pape, et peu après vice-chancelier de l'Église, était depuis quelque temps lié avec Médicis; ce lien fut resserré par leur dignité commune, et _Galeotto_, non content de remettre son ami en faveur, trompé par la vieillesse de Jules II, formait déjà pour le cardinal Jean des projets dont il croyait l'exécution prochaine; il songeait pour lui-même à remplacer le crédit que lui procurait le népotisme par celui que lui assurait une intime amitié. La mort rompit tous ses desseins. Jean de Médicis le pleura amèrement et long-temps: cette mort imprévue ne lui ôtait pas seulement un appui, mais presque le seul de tous les membres du sacré collége qui partageât son goût passionné pour les lettres et pour les arts, et qui attachât le même prix que lui aux nobles jouissances qu'ils procurent. [Note 14: Elu le Ier. novembre 1503.] Paul Jove, et après lui d'autres historiens ont vanté justement cette passion qui annonçait dans le cardinal Jean ce que le pape Léon X devait être. Déjà tout ce qu'il y avait de peintres, de sculpteurs, d'architectes habiles, ambitionnait son suffrage. Les savants, les littérateurs, les poëtes, se réunissaient autour de lui; son palais leur était toujours ouvert; sa bibliothèque semblait avoir été rassemblée pour leurs recherches et leurs études[15]. Elle était riche en manuscrits grecs et latins, qu'il avait en partie reçus de son père, et en partie rachetés des religieux de Saint-Marc[16]. [Note 15: On peut voir ce que dit de cette bibliothèque Jean-François Pic de la Mirandole, qui la fréquentait souvent, _Examen vanitatis doctrinæ gentium_, p. 1044.] [Note 16: En 1508, pour la somme de 2662 écus d'or. Nous verrons bientôt les vicissitudes qu'éprouva cette bibliothèque.] Il s'y trouvait souvent au milieu de ces réunions savantes; et dans les discussions littéraires qu'il se plaisait à faire naître, on admirait autant son esprit qu'on aimait sa familiarité décente et son urbanité. Il cultivait lui-même, quoique avec peu de facilité, la poésie latine, et n'était content de ses vers que lorsqu'il y avait mis cette élégance que les latinistes modernes atteignent si rarement[17]. [Note 17: On cite avec raison, comme une preuve de cette élégance, les vers ïambes suivants, qu'il fit pour une belle statue de Lucrèce, retrouvée dans des ruines au-delà du Tibre; Fabroni les cite, _ubi supr._, p. 37: _Libenter occumbo, mea in præcordia Adactum habens ferrum: juvat meâ manu Id præstitisse quod viraginum priùs Nulla ob pudicitiam peregit promptiùs. Juvat cruorem contueri proprium, Illumque verbis execrari asperrimis._ _Sanguen mî acerbius veneno Colchico, Ex quo canis stygius vel hydra præferox Artus meos compegit in poenam asperam; Lues flue, ac vetus reverte in toxicum; Tabes amara exi, mihi invisa et gravis, Quod feceris corpus nitidum et amabile._ _Nec interim suas monet Lucretia Civeis pudore et castitate semper ut Sint præditæ, fidemque servent integram_ _Suis maritis, cum sit hæc Mavortii Laus magna populi ut castitate foeminæ Lætentur et viris mage istâ gloriâ Placere studeant quam nitore et gratiâ. Quin id probasse coede vel meâ gravi Lubet, statim animum purum oportere extrahi Ab inquinati corporis custodiâ_.] Mais la faveur de Jules II ne pouvait se concilier long-temps avec les arts de la paix. Ce pape belliqueux fit du cardinal qu'il aimait un militaire. Devenu, sous le titre de légat, général en chef de l'armée que le pontife opposait aux Français[18], Médicis fut fait prisonnier à la bataille de Ravenne[19], et transféré à Milan pour l'être bientôt en France. Cependant, et Milan et l'Italie échappaient aux Français, malgré cette victoire achetée par trop de sang et par la mort glorieuse du jeune Gaston de Foix. Le cardinal parvint, à force d'argent, à s'échapper dans le désordre de la retraite; et dans la même année, peu de mois après qu'il s'était vu captif, il rentra comme en triomphe dans Florence, où tout ce qui restait des Médicis fut rappelé[20]; et l'année n'était pas encore révolue depuis sa captivité, qu'il avait remplacé le pape Jules II, et pris le nom de Léon X[21]. [Note 18: Marc-Antoine Colonne commandait en titre les troupes de l'Église, mais il était de fait subordonné au cardinal-légat.] [Note 19: 11 avril 1512.] [Note 20: 31 août, même année.] [Note 21: 11 mars 1513. Je laisse à l'histoire proprement dite les détails de cette élection, et les motifs qui la décidèrent, et les services que rendit alors à Médicis Bernard de Bibbiena, son conclaviste, et l'heureux effet de cet abcès, qui, selon Paul Jove (_Leonis X Vita_, liv. III), creva dans le conclave même. Le sage Fabroni n'adopte point ces bruits honteux pour les moeurs du nouveau pape. Il croit de préférence Guichardin, d'autant plus que cet historien n'était nullement ami de Léon X. Guichardin attribue les suffrages qui l'élurent et les applaudissements que reçut son élection au souvenir des vertus de son père, et à la réputation qu'il s'était déjà faite dans toute l'Europe par sa libéralité, par sa douceur et _par la pureté de ses moeurs_; mérite, ajoute-t-il, qui, dans ces temps où régnait une licence excessive, paraissait non-seulement rare, mais presque unique dans un homme qui n'avait pas encore atteint sa trente-huitième année. _Sed nos potissimum Guicciardinio credimus qui ait aditum ad summum pontificatum Joanni patefecisse et plausûs ob adeptum excitasse memoriam paternarum virtutum, et famam quæ omnes regiones peragraverat, ejus liberalitatis, benignitatis, morumque plane castissimorum, quod iis temporibus, in quibus nimia licentia dominabatur, non modo rarum, sed et prope singulare in homine qui nondum compleverat trigesimum octavum ætatis annum, videbatur._ (Paul Jov. _Leonis X Vita_, p. 60.)] Il n'avait que trente-sept ans; son pontificat n'en dura que neuf, et il eut le temps de faire de grandes choses, comme prince souverain, en faveur des arts et des lettres; mais aussi de porter à la puissance spirituelle de Rome, par l'excès de ses prodigalités et des saintes exactions qu'il employa pour y fournir, un coup dont elle ne s'est jamais relevée depuis, et dont, selon toutes les apparences, elle ne se relèvera jamais. Ce ne sont point ici les écrivains protestants qu'il faut croire; les historiens catholiques suffisent. N'en croyons même pas Guichardin, qu'on accuse, quoique italien, d'être un historien anti-papiste; il ne faut que le témoignage du grave et impartial Muratori pour nous prouver que le règne de ce chef de la religion romaine ne fut pas seulement l'époque, mais la cause du terrible échec qu'elle reçut. Il avoue[22] les funestes effets du commerce des indulgences dans toute l'étendue de la chrétienté d'occident, et de leur vente publique à bureau ouvert, pour fournir aux jouissances du pontife et à ses profusions toutes mondaines. «Enfin négligeant, dit-il, ce qui devait être sa principale affaire, Léon se mit à vivre tout-à-fait en prince séculier, à tenir une cour d'une magnificence extraordinaire, à se livrer sans cesse aux divertissements, à la chasse, aux festins, à la musique, et à des dissipations qui firent croître à un point excessif le luxe des Romains[23].» [Note 22: _Ann. d'Ital._, an. 1516 et 1518.] [Note 23: _Ibid._, an. 1521.] Sa politique n'était pas plus conforme que sa morale à l'Évangile, dont il était le premier ministre, et l'une contribua aussi peu au bonheur de l'Italie et de l'Europe, que l'autre à l'édification de Rome. Possédé de l'ambition de faire de son frère et de ses neveux des princes souverains, c'est cette vanité qui dirigea toujours sa conduite ambiguë, qui lui fit méditer de loin l'asservissement de Florence sa patrie, et l'envahissement du duché de Ferrare; qui le rendit l'injuste persécuteur du duc d'Urbin, et les armes à la main, les foudres de l'Église à la bouche, l'implacable usurpateur de ses états; qui lui fit embrasser alternativement le parti des Impériaux et des Suisses contre les Français, et celui des Français contre les Impériaux et les Suisses[24]. Il fut l'un des principaux instigateurs de la guerre qui s'alluma entre Charles V et François Ier.; et ce fut dans l'espérance d'obtenir du vainqueur de petits états pour sa famille, et même pour son frère Julien le royaume de Naples, qu'il contribua si activement à ouvrir pour l'Italie cette source féconde de malheurs. Les Français, vaincus et chassés de Milan, furent pour lui le sujet d'un vrai triomphe. Il ordonna des fêtes magnifiques; il accourut à Rome pour y présider; tout à coup elles furent troublées par sa maladie: cinq jours après il n'était plus. Il mourut à quarante-six ans, de poison, selon quelques historiens; d'autres laissent soupçonner des causes plus honteuses: quoi qu'il en soit, le coup fut si imprévu et le trait si rapide, qu'il expira sans avoir pu, lui, chef de l'Église, en recevoir les sacrements[25]. [Note 24: Voyez tous les historiens.] [Note 25: Muratori, ann. 1521. Guichardin (_Istor. d'Itat._, l. XIV) dit que la nuit même qui suivit cette nouvelle de la défaite des Français, la fièvre le prit, qu'il se fit porter à Rome le lendemain, et qu'il mourut quelques jours après. Il suit en cela Paul Jove. Celui-ci (_Vita Leonis X_, lib. IV) indique une cause fort naturelle de cette fièvre dont le pape fut pris si subitement. _Nam eo triduo_, dit-il, _litteræ de Helvetiorum ambiguâ fide acceptæ animum incertâ et ancipiti spe victoriæ suspensum solicitis cogitationibus excruciarant_. Dans cette disposition d'esprit et dans l'état où le tenaient toujours son goût pour les plaisirs et des infirmités secrètes, il n'est pas étonnant qu'un excès de joie ait causé une révolution mortelle. Quant aux sacrements qu'il ne reçut point, Paul Jove ne le dit pas aussi expressément que Muratori, mais on le conclut de ce qu'il dit. _Paucis tamen horis quam è vitâ migraret, supplex, junctisque manibus, atque oculis in coelum piè conjectis_ (vous croiriez qu'il va demander les sacrements), _Deo gratias egit, constantissimè professus se vel funestum morbi exitum æquo pacatoque animo laturum, postquam Parmam Placentiamque sine vulnere recuperatas, honestissimâ de superbo hoste partâ victoriâ, conspiceret_. (_Ub. supr._)] C'est à l'histoire à raconter tous ces faits, à montrer, dans les grands scandales de ce règne, l'origine du grand mouvement que reçut alors l'esprit humain, et dans les abus trop éclatants d'un joug sacré, la principale cause qui engagea des nations entières à le briser. Ce mouvement ne s'étant point communiqué sensiblement à l'Italie, ne doit pas, quelque importance qu'il ait eue ailleurs, entrer dans le tableau que nous avons à tracer. Nous ne devons considérer ici, dans Léon X, que le bienfaiteur des lettres et des arts. Il offre, sous ce seul aspect, assez de matière à nos observations. Dès le moment de son élection, il annonça que le règne du bon goût commençait, en prenant pour secrétaires, Sadolet et Bembo, qui avaient enfin redonné à la langue latine son élégante pureté. Il voulut que ses lettres et ses brefs ne fussent plus écrits en latin de la Daterie, mais en latin de Cicéron. Il existait encore un de ces Grecs qui avaient transporté en Europe, après la ruine de leur patrie, les trésors de leur langue et de leur savoir. Jean Lascaris avait été en faveur auprès de Laurent de Médicis, père de Léon; Charles VIII l'avait amené en France; Louis XII l'envoya en ambassade auprès de la république de Venise. Quand le roi et la république se brouillèrent, Lascaris resta à Venise, où il vécut en simple particulier, et sans doute en enseignant, comme autrefois, la langue grecque[26]; car ce qu'il y a souvent de plus heureux pour l'homme de lettres honnête homme, qui consent à se charger d'emplois publics, c'est de se retrouver, après les avoir perdus, avec les mêmes moyens d'exister par son travail qu'il avait avant de les prendre. Le pape concerta avec ce savant l'exécution d'un dessein digne de son amour pour les lettres, et le meilleur qu'il pût concevoir pour répandre le goût et la connaissance de la langue grecque. Il fit venir à Rome, par le grec Marc Musurus, dix jeunes gens de familles nobles de la Grèce, et les remit entre les mains de Lascaris, qu'il chargea de les instruire à fond dans la littérature grecque et latine, et d'en former une espèce de collége, où les Italiens pourraient apprendre parfaitement le grec[27]. Les langues orientales, jusqu'alors négligées, cessèrent de l'être; l'hébreu, le chaldéen, le syriaque, furent enseignés publiquement par des savants italiens, encouragés à ces études difficiles par les bienfaits de Léon X[28]. [Note 26: Tiraboschi, t. VII, part. II, c. 2; Hodius, _de Græcis illustribus_, etc.] [Note 27: Voyez Lettres de Bembo écrites au nom de Léon X, l. IV, ép. 8, à Marc Musurus.] [Note 28: Voyez Tiraboschi, t. VII, part. II, l. IV, p. 11.] Il ranima l'université de Rome, qu'on avait laissé périr; il y appela de toutes parts les plus habiles professeurs, et lui rendit ses revenus que Jules II avait appliqués aux dépenses de la guerre. Il établit à Rome une imprimerie uniquement destinée aux livres grecs, et dont la direction fut confiée à Lascaris. Ce fut alors que ce savant, qui avait déjà donné à Florence sa belle édition de l'Anthologie grecque, fut en état de publier à Rome d'autres éditions précieuses[29], dans le loisir et avec les secours qu'il dut à la générosité de Léon X[30]. Le pape accorda une protection spéciale à l'académie romaine, où se réunissaient la plupart des savants qu'il avait appelés auprès de lui, et dont les assemblées, étrangères au pédantisme du siècle précédent, respiraient la gaîté et l'urbanité la plus aimable. Ses épîtres à quelques-uns de ces savants, dans le recueil de celles du Bembo, et sa correspondance avec le célèbre Erasme, que l'on trouve parmi celles d'Erasme lui-même[31], nous montrent ce pontife, qui semble devenu celui des lettres, sans cesse occupé à favoriser, à honorer ceux qui les cultivent, et à récompenser leurs travaux. Il plaça Béroalde le jeune à la tête de la bibliothèque Vaticane, qu'il enrichit d'un grand nombre de livres et de manuscrits. Il n'épargnait aucune dépense, aucune démarche auprès des puissances étrangères, pour faire chercher dans les pays éloignés, et jusque dans les états du Nord, des livres anciens encore inédits. Les manuscrits étaient déposés dans la bibliothèque pontificale, et l'impression en répandait la jouissance dans tout le monde savant. [Note 29: Les _Scholies_ sur l'_Iliade_, les _Questions homériques_ de Phorphyre, et d'anciennes _Scholies_ sur les sept tragédies de Sophocle; Tiraboschi et Hodius, _ub. supr._] [Note 30: Nous verrons ailleurs quelle fut l'influence de cette générosité de Léon sur l'étude et sur la propagation de la langue grecque, et l'heureux effet de l'exemple qu'il avait donné.] [Note 31: _Epistol. Erasmi_, vol. I, ép. 178, 193, etc.] Bientôt tout ce qu'il y eut en Italie de littérateurs, de poëtes, d'orateurs de quelque talent, d'écrivains élégants et instruits dans tous les genres, accourut à Rome, fut présenté au pape, et reçut de lui un bon accueil et des récompenses. Nous verrons, en parlant de chacun de ceux qui fleurirent alors, qu'il y en eut peu qui n'ambitionnassent et qui n'obtinssent cet avantage. Les arts ne trouvaient pas auprès de lui moins de faveur que les lettres. Il aimait passionnément et cultivait lui-même le plus aimable de tous, la musique. La nature, dit son historien Fabroni[32], lui avait fait don d'une voix douce et tendre, qui, même dans le discours familier, enchantait ceux qui l'écoutaient. Elle lui avait aussi donné une oreille très-délicate. D'habiles maîtres avaient développé ces heureuses dispositions; dès sa première jeunesse il chantait et jouait très-bien des instruments. Il aimait à parler des tons, des cordes, des nombres, des proportions et de toute la théorie de l'art; il avait même dans sa chambre à coucher un instrument sur lequel il s'exerçait et rendait raison des démonstrations qu'il avait faites. Il recherchait et récompensait les savants musiciens et les bons chanteurs, et ce fut auprès de lui, pour plus d'un ecclésiastique, un moyen de fortune qu'une belle voix[33]. [Note 32: _Leonis X Vita_, p. 206.] [Note 33: _Id. ibid._] Mais les arts, que l'on appelle du dessin, parce que le dessin en est la base, furent les principaux objets de sa munificence, et, l'on peut même le dire, de ses profusions. Il poursuivit avec ardeur et avec des dépenses incalculables les travaux de la basilique de saint Pierre. D'autres grands édifices furent élevés en même temps. Les chefs-d'oeuvre de l'art antique sortirent en foule des décombres de l'ancienne Rome. Les artistes modernes furent enrichis et honorés. Le grand Raphaël les surpassa tous en fortune comme en talent[34]; d'autres peintres, des sculpteurs, des architectes célèbres brillèrent à la fois; ils durent peut-être au pontife une partie de leur gloire; mais ils ont fait la sienne, et c'est leur immortalité qui a rendu le nom de Léon X immortel. [Note 34: Un artiste que Raphaël surpassa peut-être aussi en talent proprement dit, mais non certainement en génie, Michel-Ange, fut loin de l'égaler en fortune. Il fut peut-être le seul grand artiste que Léon n'aima pas, qu'il laissa sans récompense, et ne voulut presque pas employer. Parmi les poëtes, il ne fit rien non plus pour l'Arioste, qui dans son art était aussi le premier. Nous en chercherons la raison quand nous parlerons de ce grand poëte.] Le titre de Magnifique ne lui convenait pas moins qu'a son père, et si celui de Prodigue eût été un éloge, c'est à lui qu'il aurait fallu le donner. Sans compter les fortes sommes qui coulaient, pour ainsi dire, et s'échappaient continuellement de son trésor, ses mains ne cessaient d'en répandre. A ses repas, quand il voyait, parmi les spectateurs, des étrangers, des voyageurs inconnus et mal vêtus, il leur distribuait des pièces d'or; il en faisait remplir le matin une bourse de couleur cramoisie, pour les occasions imprévues[35], et cette bourse, tous les jours remplie, était vidée tous les jours. [Note 35: Paul Jove, _Vita Leonis X_, l, IV.] Il aurait manqué à Léon X un plaisir de souverain, s'il n'avait pas aimé la chasse; il l'aimait passionnément: il courait la bête fauve à cheval, en bottes, en déterminé chasseur. Il voulait que tout se fit selon les règles de l'art, dont il avait fait une sérieuse étude: et lui, qui était habituellement doux et patient, si quelqu'un de sa cour ou de sa suite s'écartait, courait çà et là, criait et faisait lever la bête lorsqu'il ne s'y attendait pas, il se mettait en colère; souvent même il disait de grosses injures aux personnes les moins faites pour en recevoir[36]. Si la chasse avait été mauvaise, par quelque cause que ce fût, il montrait beaucoup de tristesse et d'humeur. Ses familiers évitaient alors sa présence, sachant que toutes les qualités qui le faisaient aimer, et sa libéralité surtout, étaient alors comme suspendues. Si, au contraire, il était jamais agréable et utile de l'approcher, c'était lorsqu'il revenait bien las, mais bien content, après avoir fait bonne chasse[37]. Il donnait pour motifs, au goût qu'il avait montré dès sa jeunesse pour cet exercice violent et dispendieux, des raisons de régime et le soin de prévenir l'excès d'embonpoint dont il était menacé; mais un cardinal et un pape suivaient, dans les bons siècles de l'Église, d'autres régimes que celui-là. [Note 36: _Id. ibid._] [Note 37: _Id. ibid._ Voyez-y le détail des chasses du souverain pontife depuis la fin des grandes chaleurs de l'été jusque dans le plus fort de l'hiver, aux bains de Viterbe, au lac Bolsena, sur les confins de la Toscane, ensuite à Civita-Vecchia, d'où il revenait à Rome et à sa délicieuse _Valla Malliana_.] Sa gaîté naturelle et son amour pour le plaisir n'étaient pas moins excités que son goût pour la dépense, par un grand nombre de cardinaux, jeunes, riches, d'une naissance illustre, qui vivaient dans le luxe, étalaient une magnificence royale, et passaient, comme lui, leurs jours à la chasse, à table et aux spectacles[38]. Louis d'Aragon, Hippolyte d'Este, Sigismond de Gonzague et plusieurs autres, tenaient à Rome l'état le plus brillant. Leurs maisons étaient remplies de domestiques, et, sous ce nom, ils comprenaient des hommes bien nés, des gentilshommes qui briguaient l'honneur de les servir. On y voyait une multitude de chevaux et de chiens de chasse: tout y respirait la joie, la grandeur et la magnificence. On ne peut nier que ce ne fût là une cour très-splendide et très-gaie; mais on ne doit pas être surpris que des hommes d'une humeur sévère, et que des peuples entiers se soient lassés de fournir, par des jeûnes et des privations, aux dépenses de ce luxe et de ces plaisirs. [Note 38: _Id. ibid._] Le cardinal Bibbiena était un de ceux qui contribuaient le plus à entretenir dans Léon ce goût pour la dissipation et les spectacles. Très-propre au maniement des grandes affaires, il ne l'était pas moins aux jeux d'esprit, et surtout aux jeux de la scène. Il écrivait en Italien des comédies pleines de saillies et de plaisanteries piquantes. Il engageait des jeunes gens de bonne famille à jouer ces comédies sur des théâtres dressés dans les appartements spacieux du Vatican; il y fit surtout représenter sa _Calandria_, et obtint que le pape y assistât publiquement: c'est peut-être ce qui fit naître dans Léon X le goût très-vif qu'il montra pour ces sortes d'amusements. L'art dramatique naissait alors, et l'on en donnait dans d'autres cours les premiers essais, sur des théâtres magnifiques; Léon ne voulut pas que sa cour y restât étrangère. Ce n'étaient encore que des comédies, et dont la licence faisait presque tout le sel. La _Calandria_ s'élevait un peu au-dessus de ces farces grossières; mais nous verrons dans la suite ce que c'était que cette _Calandria_, et si c'était là une pièce digne d'être jouée devant le sacré collége, et composée par un de ses membres. Ce ne fut pas la seule que Léon fit représenter dans des fêtes, avec sa magnificence ordinaire; et ce fut une des plus décentes. Il y avait à Sienne une société, ou académie[39] poétique et dramatique, qui jouait des comédies écrites dans le langage du peuple et des paysans siennois, et assaisonnées de tous les proverbes grivois et de toutes les gravelures dont cet idiome était enrichi. La réputation de ces espèces d'atellanes se répandit jusqu'à Rome. Léon X invita les associés à venir lui donner des preuves de leur talent; ils jouèrent dans l'intérieur du palais; et comme le pape entendait fort bien ce langage, il prit tant de plaisir à ces représentations, qu'il faisait revenir tous les ans les académiciens de Sienne[40]. Quelque médiocres que leurs pièces pussent être, il faut songer à ce qu'avaient alors de piquant ces premiers essais de la comédie renaissante; il faut se transporter aux temps, se rappeler que, dans tout le reste de l'Europe, on en était encore aux Mystères et aux farces des saints, et croire que, puisque des esprits aussi cultivés qu'un Bembo, un Sadolet, et que Léon X lui-même, prenaient goût à ces divertissements, ils n'étaient pas sans quelque mérite. [Note 39: Celle des _Rozzi_.] [Note 40: Tiraboschi, _Stor. della Letter. ital._, t. VII, part. I, c. 4, part. III, c. 3.] Bibbiena excellait, dit Paul Jove[41]; à faire perdre le sens aux hommes de l'âge et des professions les plus graves. Le pape prenait alors beaucoup de plaisir à s'amuser d'eux; il les comblait d'éloges, de présents, leur persuadait des choses incroyables, et parvenait à les rendre, de sots qu'ils étaient, fous, insensés, et surtout complètement ridicules; c'était précisément ce qu'on a appelé parmi nous des mystifications. C'est ainsi qu'il parvint à persuader à un vieux secrétaire, nommé Tarascon, qu'il était devenu tout à coup très-savant en musique: il le flatta si adroitement, que ce pauvre homme, enflé de sa science, se mit à établir les règles et les principes les plus extravagants. Il voulait, par exemple, que, pour mieux pincer la harpe ou la lyre, on se fît lier les bras, afin que les nerfs et les muscles, mieux tendus, touchassent les cordes avec plus de force et de finesse; et le pape, qui était lui-même très-habile musicien, raisonnant avec lui de proportions, de notes et d'intervales, faisait semblant d'admirer de si belles choses, et se déclarait vaincu dans son art[42]. [Note 41: _Vita Leonis_ X, l, IV.] [Note 42: _Id. ibid._] Mais rien n'égale en ce genre ce qu'il fit pour se moquer d'un vieux poëte nommé _Baraballo_, de Gaëte, dans le royaume de Naples. Ce poëte bouffon improvisait et chantait publiquement des vers italiens détestables, où le bon sens, la langue et la mesure étaient blessés à la fois, et il ne prétendait être rien moins que le rival de Pétrarque. Léon X l'enflamma si bien par ses louanges immodérées, qu'il finit par lui persuader de se faire couronner, comme Pétrarque lui-même, au Capitole. _Baraballo_ demanda très-sérieusement le triomphe, et le pape le lui décerna tout aussi sérieusement. Le jour prescrit, et annoncé long-temps d'avance, cet homme sexagénaire et honnêtement né, dont la haute taille, la belle figure et les cheveux blancs, rendaient l'aspect vénérable, revêtu de la toge et du laticlave, couvert de pourpre et d'or, enfin paré de tous les ornements des anciens triomphateurs, fut conduit, au son des flûtes, à la table du pontife, qui célébrait dans un repas joyeux la fête de S. Cosme et de S. Damien, patrons de la famille des Médicis. Après y avoir long-temps fait pompe de son talent par les vers les plus ridicules, _Baraballo_ descendit sur la place du Vatican. Là, sous les yeux du pape, il monta sur un éléphant tout caparaçonné d'or, et qui portait une chaire triomphale; mais cet animal, en quelque sorte plus sensé que lui, et d'ailleurs étourdi par le bruit des tambours, des trompettes et des acclamations de la foule immense du peuple, ne voulut jamais faire un pas au-delà du pont St.-Ange, et _Baraballo_ revint à pied, aux huées de la populace et à la grande joie du pape et de ses cardinaux[43]. [Note 43: _Id. ibid._, et Tiraboschi, _loc. cit._] Léon était sans cesse environné, assiégé et souvent importuné par des poëtes[44]. Il en admettait presque tous les jours à ses soupers, dont Paul Jove nous a laissé des descriptions curieuses[45]. Ces poëtes, il est vrai, étaient amis de Bacchus plutôt que des Muses; ils n'étaient là que pour servir de jouet, pour amuser le joyeux pontife et sa cour, par leurs querelles ridicules et par leurs vers plus ridicules encore. _Giraldi_, dans ses dialogues[46], nomme entre autres Jean _Gazoldo_ et Jérôme _Britonio_, dont le pape ne se borna pas à se moquer pour leurs mauvais impromptus latins, mais à qui il fit plus d'une fois donner très-solennellement des coups de bâton, et qui devinrent, par leurs bastonnades et par leurs vers, la fable de toute la ville. [Note 44: Voyez _Pierii Valeriani Carmina_, Venet, 1550, p. 28.] [Note 45: _Ub. supr._] [Note 46: _De Poëtis suorum temporum_.] On parle aussi d'un certain _Querno_[47], doué d'une facilité extraordinaire et d'une effronterie non moins rare à débiter, avec emphase, ses détestables et interminables vers latins. Il était de Monopoli, dans les états de Naples, et vint à Rome au temps de Léon X, à l'âge de plus de quarante-cinq ans. Il se présenta avec un poëme d'environ vingt mille vers, intitulé _Alexias_, et sa lyre d'improvisateur. Sa large face, sa chevelure épaisse et toute son hétéroclite figure, le firent juger propre à ce qu'on voulait de lui. On en fit l'épreuve à un grand repas, dans une île du Tibre autrefois consacrée à Esculape. Tandis que _Querno_ s'y montrait poëte et buveur également infatigable, quelques convives lui mirent gaîment sur la tête une couronne de pampre, de choux et de laurier, et le saluèrent par trois acclamations du titre nouveau d'archi-poëte. Il prit au sérieux tous ces honneurs, demanda d'être présenté au pape, et donna devant lui le plus libre essor à sa verve. Léon le trouva digne d'être admis à ses soupers. Là, il lui donnait de temps en temps quelques bons morceaux, que le poëte glouton dévorait debout auprès d'une fenêtre. Le pontife lui versait à boire dans son propre verre, mais à condition qu'il dirait sur-le-champ au moins deux vers sur le sujet qu'on lui proposerait, et que, s'il ne le pouvait pas, ou si les vers n'étaient pas trouvés de bon aloi, il serait obligé de boire son vin trempé de beaucoup d'eau. [Note 47: Voyez Paul Jove et Giraldi, _ub. supr._] Quelquefois le pape lui-même se divertissait à lui répondre en vers de la même mesure, et qui ne valaient pas mieux que les siens. On a conservé quelques-uns de ces jeux; par exemple, _Querno_ disait: _Archipoëta facit versûs pro mille poëtis_; c'est-à-dire: L'archi-poëte fait ici Plus de vers que mille poëtes. Léon répondit sur-le-champ: _Et pro mille aliis archipoëta bibit_: Et plus que mille autres poëtes L'archi-poëte boit aussi. _Querno_ reprit un moment après: _Porrige, quod faciat mihi carmina docta falernum_: Versez, c'est ce bon vin qui fait des vers savants; et le pape répliqua, en faisant allusion à la goutte dont le poëte buveur était tourmenté: _Hoc etiam enervat, dehilitatque pedes_; Il rend aussi les pieds débiles et tremblants. Souvent il arrivait à _Querno_, comme aux autres bouffons, de finir tristement la fête: des applaudissements on passait aux insultes, et quelquefois même aux coups. Un autre poëte, nommé Maron[48], qui n'était pas un Virgile, mais qui valait beaucoup mieux que l'archi-poëte, remporta sur lui plusieurs victoires dont il usa peu généreusement; _Querno_ s'aperçut enfin qu'il était un objet de risée, et se retira de la cour. Réduit à la plus affreuse misère, après la mort de Léon X, il alla mourir de désespoir à Naples, dans un hôpital, où il se déchira, de sa propre main, le ventre et les entrailles avec une paire de ciseaux[49]. [Note 48: _Andrea Marone_.] [Note 49: Tiraboschi, _ub. supr._, l. III, c. 4.] Léon, il est vrai, ne pouvait prévoir ce cruel effet de ses amusements; mais on ne voit point sans peine, dans un souverain pontife, dans un protecteur si renommé des lettres, ce goût pour des bouffonneries et des scurrilités pareilles. Il y a là, quoi qu'on en dise, un secret mépris des hommes, de la poésie et des lettres. La démence et l'ivresse offrent un spectacle humiliant auquel on ne voit aucun homme délicat et bien élevé prendre plaisir; et la folie d'un _Querno_ et d'un _Baraballo_ a quelque chose d'offensant pour le talent et pour le génie poétique, dont un véritable admirateur de l'un et de l'autre aurait dû détourner les yeux. Une remarque que l'on peut faire ici, c'est que Léon X réserva toutes ces plaisanteries dérisoires pour des poëtes, et qu'il n'y soumit aucun artiste, quoiqu'il y ait dans cette classe d'hommes, et des amours-propres excessifs, et des ridicules, tout au moins autant que dans l'autre. Peut-être y avait-il en lui, sans qu'il s'en rendit compte, ce qui est souvent dans les hommes riches ou puissants, un certain désir de rabaisser l'élévation littéraire, que ne leur inspire point la sublimité des arts, à quelque degré qu'elle parvienne. Tous les bouffons du pape n'étaient pas poëtes[50]. Le vieux _Poggio_, l'un des fils de _Poggio_ l'historien; un certain _Moro_, payé de son intempérance par d'horribles douleurs de goutte, mais qui n'en était pas moins gai; un chevalier _Brandini_, un gros moine nommé _Mariano_, tous plaisants, facétieux et hommes de bonne chère, étaient habituellement ses convives. Ils se piquaient d'une science profonde en cuisine, et imaginaient les ragoûts les plus singuliers; ils allèrent jusqu'à imiter dans des pièces de pâtisserie farcies de viande de paon hachée, les recherches des anciens Romains. Mais leurs jeux de mots et leurs bouffonneries plaisaient encore plus à Léon X que leurs mets les plus délicats et les plus savants. A certaines époques de l'année, qui amènent et autorisent un redoublement de gaîté, on les plaçait tous ensemble au bas de la table, où ils étaient traités splendidement, mais à condition qu'ils souffriraient patiemment tous les tours que le maître et ses courtisans voudraient leur faire: on leur promettait seulement de ne pas compromettre leur santé. On leur servait, par exemple, sous l'apparence des mets les plus agréables, des singes, des corbeaux ou d'autres animaux, dont la chair coriace, insipide, ou de mauvais goût, trompait leur friandise et leur appétit. [Note 50: Paul Jove, _ub. supr._] «Tous ces jeux, dit l'historien Paul Jove[51] (et aujourd'hui l'on en jugerait autrement), étaient dignes d'un prince noble et poli, mais dans celui qui était revêtu de l'auguste dignité de souverain pontife, ils étaient blâmés par des hommes sévères et de mauvaise humeur.» Sans les blâmer autant qu'eux, on peut dire qu'à en juger par de pareilles scènes, dont la table du Saint-Père était le théâtre, cela ne ressemblait pas plus aux soupers d'Auguste, ou de Frédéric II, qu'à ceux des apôtres, dont Léon X oubliait trop qu'il était le successeur. [Note 51: _Loc. cit._] Pour terminer gaîment ces joyeux festins, où la chère était splendide, mais où tous les historiens conviennent que le pape se montrait tempérant et même sobre, il invitait quelquefois ses cardinaux les plus intimes à jouer aux cartes avec lui. La partie était composée de six ou sept joueurs; et l'un des exercices les plus agréables pour lui de cette libéralité qui lui était naturelle, était, soit qu'il eût gagné ou perdu, de répandre à pleines mains des pièces d'or sur la foule des regardants[52]. D'autres familiarités donnaient lieu à des soupçons sur ses moeurs, que le même historien repousse, mais qu'il ne dissimule pas. Sans entrer dans les mêmes particularités, le bon et sage Tiraboschi reconnaît[53] qu'il résulta du singulier aspect qu'offrait alors la cour romaine deux terribles inconvénients: le premier est qu'à force de voir le souverain pontife aimer à ce point les vers profanes, les plaisanteries souvent peu décentes, et les spectacles où les bonnes moeurs n'étaient pas trop respectées, cela ne laissa pas d'avilir la dignité pontificale, et réveilla même des soupçons peu honorables au pontife; le second est que le goût de Léon X s'étant déclaré pour la poésie et pour les arts d'agrément, les études plus sérieuses furent peu cultivées, et que dans ce temps, où des hérésies nouvelles et puissantes assiégèrent l'Église, elle ne trouva plus dans son sein ce nombre et ce choix de vaillants défenseurs dont elle aurait eu besoin. [Note 52: _Id. ibid._] [Note 53: T. VII, l, I, c. 2.] Une autre suite fâcheuse, non pas des goûts frivoles, ni de la vie toute mondaine de Léon X, mais de ses prodigalités excessives, et des dépenses où il s'engagea pour fomenter et soutenir des guerres inutiles et funestes, ce fut l'épuisement total des finances et du trésor, où se rendaient, comme en un réservoir commun, les fruits de la crédulité de l'Europe presque entière; non-seulement tout l'or et l'argent monnayé, mais les diamants, les joyaux de l'église romaine et les autres objets précieux en avaient disparu. Il laissa à la place une dette énorme, dont l'intérêt annuel montait à 40,000 écus d'or; et tout cela, dit Muratori, pour procurer à l'Église un accroissement de patrimoine, si peu solide, qu'on le lui a vu enlever de nos jours: et dans quel temps encore? lorsque l'hérésie de Luther se répandait avec une rapidité toujours croissante, et que le fier Soliman assiégeait et prenait Belgrade, dernier boulevart de la chrétienté[54]. [Note 54: _Annal. d'Ital._, an 1521.] Il n'y a de réponse à ces reproches faits par des auteurs graves, que le bien immense que Léon X fit aux lettres et aux arts: ce bien est si incontestable et si grand, qu'il couvre toutes ses fautes. La civilisation ne lui dut pas moins que les lettres. Il favorisa, il est vrai, et mit en vogue la légèreté d'esprit, mais il mit en discrédit le pédantisme; il corrompit les moeurs, mais il les adoucit. Quand les moeurs sont devenues grossières et féroces, peut-être, pour les ramener à la politesse et à la douceur, est-il besoin de ce remède; de même que, si elles se sont tout-à-fait amollies et dépravées, il faut, pour leur rendre de la vigueur et de la pureté, leur redonner un peu de leur première rudesse. Il était possible qu'elles reprissent cette marche sous le pontificat du successeur de Léon, Adrien VI, et même qu'elles remontassent beaucoup trop loin; mais ce pape flamand, qui n'avait jamais vu l'Italie, étranger à tous les arts qui y sont nés, et nourri dans sa jeunesse de subtilités théologiques, ne régna que peu de mois. Il vécut assez pour faire craindre un retour vers la barbarie dont on ne faisait que de sortir. Au moment de son élection, il gouvernait l'Espagne au nom de l'empereur Charles-Quint, dont il avait été le précepteur. Les députés du conclave l'allèrent chercher dans la Biscaye. Il fut près de huit mois à se rendre à Rome. A son arrivée, les poëtes prirent la fuite, le secrétariat des brefs fut changé; Sadolet se retira à la campagne: les lettres et les arts furent dans l'effroi. Un jour que ce pape lisait des lettres latines écrites avec élégance: _Ce sont_, dit-il, _des lettres d'un poëte_[55]. On lui faisait voir au Belvédère le Laocoon, comme une des plus admirables productions de l'art; il dit, presque sans le regarder: _Ce sont les idoles des anciens_[56]. «Je crains, écrivait un Augustin très-pieux, mais homme de goût[57], qu'il ne fasse un jour ce qu'on dit qu'avait fait S. Grégoire, et que de toutes ces statues, témoignages vivants de la gloire et de la grandeur romaine, il ne fasse de la chaux pour la basilique de St.-Pierre[58].» Il regardait comme des choses profanes et comme des vanités payennes tous les livres, à l'exception des livres saints[59], ce qui pouvait faire craindre des destructions peut-être encore plus funestes. Il mourut quinze jours seulement après son intronisation[60]; et les lettres et les arts crurent devoir se rassurer en voyant, pour la seconde fois, un Médicis s'asseoir sur la chaire apostolique: mais son pontificat leur fut peut-être plus fatal que n'aurait pu l'être celui d'Adrien VI. [Note 55: _Sunt litteroe unius poëtoe_.] [Note 56: _Sunt idola antiquorum_.] [Note 57: _Girolamo Negri_, qui écrivit avec beaucoup de force et de zèle contre Luther.] [Note 58: _Lettere di Principi_, Venez., 1524, t. I, p. 96; Tiraboschi, t. VII, l. I, c. II.] [Note 59: _Rimirava come gentilesche profanità tutti i libri non sacri_. Tiraboschi, _ibid._, c. 5.] [Note 60: Cette cérémonie se fit le 29 août, et il mourut le 14 septembre 1522. Voyez _Annal._ de Muratori.] Le cardinal Jules de Médicis, fils naturel de ce jeune Julien, assassiné à Florence dans la conjuration des Pazzi[61], s'était attaché de tout temps à la fortune de Léon X, son cousin. Ce pape l'avait revêtu de la pourpre, et l'avait entouré de toute la faveur attachée à son nom, à ses dignités et à ses richesses. A la mort de Léon X, on crut généralement que le cardinal Jules lui succéderait, et il le crut lui-même; mais voyant le parti français, qui lui était opposé, prêt à l'emporter dans le conclave, il aima mieux voter pour le parti de l'empereur que s'obstiner plus long-temps dans des prétentions inutiles. Il proposa le cardinal Adrien d'Utrecht, auquel personne n'avait pensé: sa voix entraîna celle des jeunes cardinaux; les vieux s'y réunirent tout-à-coup; et le conclave, à son propre étonnement, fut unanime en faveur d'un étranger inconnu à tous[62]. L'ambition de Jules ne fut pas trompée pour long-temps; Adrien ne fit que paraître sur le trône de St.-Pierre; et il s'y assit, âgé de quarante-cinq ans, avec le nom de Clément VII. Sa politique fut la même que celle de Léon X; elle eut pour but l'agrandissement de sa famille aux dépens de sa patrie; et, pour moyen, une foi toujours flottante et ambiguë entre les grandes puissances belligérantes, afin de pouvoir profiter, pour cet agrandissement, de la protection du vainqueur. [Note 61: Voyez tome III de cet ouvrage, page 382.] [Note 62: Voyez, sur cette élection, Paul Jove, _Vita Hadriani VI_; voyez aussi Robertson, _Hist. de Charles V_, trad. française, t. III, p. 319 et 320.] Les plus cruels désastres en furent la suite. Lié par un traité secret avec François Ier.[63], avant la bataille de Pavie, il entra publiquement avec lui dans cette _ligue_, qu'on appela si abusivement _sainte_, lorsque ce roi, sorti de prison, voulut s'affranchir par les armes du traité oppressif qu'il avait signé dans les fers, et crut n'avoir besoin, pour être dispensé de sa parole, que de l'absolution du pape[64]. Clément VII, attaqué du côté de Naples par les Colonne qui tenaient pour l'empereur, vit Rome assiégée, envahie, son palais, ceux des cardinaux, des prélats, des ambassadeurs de la ligue, saccagés et mis au pillage. Forcé de conclure une trêve, il ne tarda pas à la rompre dès qu'il crut pouvoir se venger. Il fit raser, à Rome, les palais de la famille Colonne, et mettre à feu et à sang toutes leurs terres[65]. Bientôt, effrayé de la marche de l'armée impériale commandée par Charles de Bourbon, il propose et conclut une nouvelle trêve, la rompt de nouveau, est assiégé par cette armée affamée, dont une longue route avait redoublé les besoins et la rage; trouve à peine le temps de se retirer avec ses cardinaux dans le château St.-Ange, et de-là est témoin du plus horrible spectacle que cette malheureuse Rome eut offert depuis onze siècles. Le pillage dura plusieurs jours. Les palais, les maisons riches, les églises, offrirent un immense butin: ce qu'on ne put emporter fut détruit. Les Espagnols catholiques et les Allemands luthériens pillaient à l'envi. Cardinaux, évêques, prélats, courtisans et nobles romains faits prisonniers, ne se rachetaient que par d'énormes rançons, et en livrant au vainqueur leurs trésors les plus secrets. Rien ne pouvait dérober les dames romaines, leurs filles et les vierges renfermées dans les temples, aux insultes et à la brutalité d'une soldatesque sans chef, Charles de Bourbon, son général, ayant été tué à la première attaque. On croit enfin que Rome eut alors à souffrir de cette armée plus qu'elle n'avait souffert, au cinquième siècle, de l'invasion des Goths, des Hérules et des Vandales[66]. [Note 63: Muratori, an 1514.] [Note 64: _Ibid._, an 1526.] [Note 65: _Id. ibid._] [Note 66: _Id._, an 1527.] Cependant le pape, assiégé dans le château Saint-Ange, et manquant de vivres, fut forcé de capituler aux conditions les plus onéreuses. Prisonnier au Belvédère, jusqu'à ce qu'elles fussent remplies, il eut beau créer des places de cardinaux à prix d'argent, donner deux de ses anciens cardinaux pour otages, concéder les dîmes du royaume de Naples, épuiser enfin toutes ses ressources, il ne put réaliser les sommes qu'il avait promises, et fut réduit à se sauver, travesti en marchand ou en jardinier, seul, et dans un accoutrement plus misérable, dit le bon Muratori, que les pontifes des premiers temps, lorsqu'ils vivaient sans pompe, exposés chaque jour à la hache des empereurs payens[67]. [Note 67: _Ibid._] Le malheur ne le rendit pas plus sage; il ne se vit pas plutôt en liberté qu'il recommença ses intrigues[68]; voyant les affaires des Français ruinées en Italie, il fit sa paix avec l'empereur; ils se lièrent par un traité aussi fatal, comme nous le verrons bientôt, à la liberté de Florence, que favorable aux vues ambitieuses de Clément et de sa famille. Charles-Quint voulut être couronné des mains de ce même pape qui avait été assiégé, pillé et chassé par son armée. Pendant trois ou quatre ans que l'empereur passa en Italie, et principalement à Bologne, où s'était fait le couronnement, le pontife, assidu auprès de lui, fut continuellement occupé d'en tirer parti pour ses projets. Charles retourna en Espagne, et Clément VII ayant d'autres intérêts à ménager avec François Ier., l'alla trouver jusqu'à Marseille; c'est là qu'il parvint à conclure, entre sa nièce Catherine de Médicis et le prince Henri, second fils du roi, ce mariage qui fut depuis si funeste à la France. Revenu triomphant à Rome, il y fulmina, contre le divorce de Henri VIII, cette bulle imprudente qui fit perdre au Saint-Siége l'Angleterre, tandis que, par les suites de fautes d'un autre genre, il perdait tant d'autres états dans l'Allemagne et dans tout le Nord. Clément ne fut pas témoin de ces funestes conséquences; sa santé, déjà chancelante, déclina sensiblement depuis son retour de Marseille; il mourut neuf ou dix mois après[69]. On dit que cette tête si forte, ou du moins si tenace, eut la faiblesse de croire à une prédilection qui lui fut faite. Un moine de la rivière de Gênes lui avait, dit-on, prédit qu'il serait pape, mais qu'il mourrait la même année où lui-même cesserait de vivre. A son retour de France, le pape demanda des nouvelles de son prophète; il apprit qu'il était mourant, et il en conclut que sa fin devait être prochaine[70]. On a vu plus d'une fois des esprits auxquels on supposait de la force donner des traits de crédulité tout semblables; et ils n'ont rien qui doive surprendre, quand il y a dans la trempe de ces esprits plus d'entêtement que de raison. [Note 68: _Da che fu in libertà, avea ripigliate le sue astuzie e cupidità_. Id., an 1528.] [Note 69: Septembre 1534.] [Note 70: Varchi, _Istor. Fiorent._, a conté le premier cette anecdote, que Muratori n'adopte pas. Voyez _Annal. d'Ital._, an 1534.] La politique et la guerre occupèrent trop Clément VII pour qu'il pût accorder aux lettres et aux arts tout ce que son nom avait fait espérer de lui. Cependant il rappela Sadolet à sa cour; il protégea et traita honorablement deux poëtes qui brillèrent alors dans la poésie latine, Vida et Sannazar, et un autre qui enrichit la poésie italienne d'un genre peu fait pour lui concilier la faveur du chef de l'Église, mais homme d'esprit, de talent et même de génie, le _Berni_[71]. Il rechercha Erasme, comme l'avait fait Léon X, et lui adressa même des invitations plus efficaces, puisqu'il lui envoya deux fois, en présent, deux cents florins d'or[72]. L'académie romaine reprit, dans les premières années de son pontificat, tout son éclat et l'aimable gaîté de ses réunions; mais le pillage de 1527 lui porta le coup le plus funeste, en dispersa tous les membres, et cette catastrophe, que le pape avait attirée sur Rome, y détruisit pour long-temps tout ce que ceux de ses prédécesseurs, qui aimaient le plus les lettres, avaient établi en leur faveur. La bibliothèque du Vatican, si libéralement enrichie par Léon X, fut ravagée; les livres et les manuscrits les plus précieux devinrent la proie d'une fureur ignorante et barbare, comme ceux de la bibliothèque des Médicis l'avaient été précédemment à Florence. Heureusement pour les lettres, les restes, encore très-riches, de cette dernière collection, étaient alors en sûreté. Le sort qu'ils avaient éprouvé mérite de nous occuper un instant. [Note 71: Tiraboschi, t. VII, part. I, c. II.] [Note 72: _Id. ibid._] Ce fut, comme on se le rappelle, lors de l'invasion de Charles VIII et de l'expulsion de Pierre de Médicis que cette bibliothèque, fruit des soins de Cosme et de Laurent, fut pillée, comme toutes les autres propriétés de leur famille, par l'armée et par le peuple même[73]. Mais elle fut dispersée et non détruite. Le gouvernement qui remplaça les Médicis fit recueillir les livres, et les vendit quelque temps après, pour 3000 ducats, aux moines de Saint-Marc[74]. Le fanatique Savonarole, supérieur de ce couvent, disposa d'une grande partie de ces livres, et en fit présent aux cardinaux et aux autres personnes puissantes qui pouvaient le défendre des censures et des excommunications du pape[75]. Après la chute de ce tyran démagogue, et lorsque les Médicis furent rentrés à Florence, le prieur et le chapitre, se trouvant chargés de dettes, et pressés de payer, résolurent de vendre les restes, encore très-précieux, de cette bibliothèque. Léon X, alors cardinal Jean, saisit avidement cette occasion de rentrer dans une partie si intéressante et si noble des richesses de sa maison; et les religieux, ayant obtenu la permission du gouvernement de Florence, lui envoyèrent les livres à Rome, après en avoir reçu le prix[76]. Il se plut, pendant son pontificat, à les conserver et à en augmenter le nombre. Clément VII, soit aussitôt après son élection, soit même quelque temps auparavant[77], les fit reporter à Florence. Il ordonna dans la suite, par une bulle[78], que cette bibliothèque y resterait désormais; et, pour en assurer la conservation et la stabilité, il chargea le grand Michel-Ange de faire les dessins d'un magnifique édifice, où il voulut qu'elle fût déposée. Nous allons bientôt voir comment et par qui cette volonté fut exécutée; mais Clément a toujours la gloire d'avoir conçu cette belle idée, et d'en avoir confié l'exécution au premier artiste de son siècle. [Note 73: Voyez ci-dessus, tome III, page 398.] [Note 74: En 1496.] [Note 75: Bandini, _Proef. ad Catal. Cod. groec._, p. 12; Tiraboschi, _Stor. della lett. ital._, t. IV, part. I, p. 106.] [Note 76: Ce fait est rapporté par un moine du couvent même, nommé Robert de Galliano, que cite Ange Fabroni, _Leonis X Vita_, not. 19, p. 265.] [Note 77: Selon Tiraboschi, t. VII, part. I, c. 5, ce fut avant d'être pape; William Roscoë dit au contraire, _Life of Lorenzo de' Medici_, c. 10, que ce fut lors de son élévation au souverain pontificat.] [Note 78: Datée du 15 décembre 1532; Will. Roscoë, _ub. sup._] Florence lui fut redevable de ce bienfait, dont elle jouit encore aujourd'hui. Elle lui dut aussi la fixation de l'état incertain où elle flottait depuis long-temps, et la perte définitive de sa liberté. Ce n'est point ici le lieu de rappeler par quels degrés cette révolution fut amenée; l'exaltation de Léon X en fut la plus rapide; la république avait eu jusqu'alors pour contre-poids à l'autorité des Médicis celle des papes; elle se trouva sans défenseur, et ne fut plus gouvernée que sous les ordres du pontife et en son nom, d'abord par Julien de Médicis son plus jeune frère, ensuite par Laurent son neveu, fils de Pierre son malheureux frère aîné[79]. [Note 79: Julien, trop faible de caractère pour pouvoir gouverner en maître un peuple qui n'en voulait pas encore, vécut à Rome comblé d'honneurs, auxquels il parut mettre moins de prix qu'au titre de protecteur des lettres et des arts, héréditaire dans sa famille. Il épousa Philiberte de Savoie, obtint dans Lombardie des possessions immenses, reçut de François Ier. le titre de duc de Nemours; le pape son frère pensa même à le faire roi de Naples. Il mourut à trente-sept ans (en 1516), et rien ne reste des honneurs qu'il obtint que le mausolée en marbre qu'exécuta pour lui Michel-Ange, l'une des merveilles que l'on admire à Florence, et regardé comme l'une des plus belles productions d'un ciseau qui n'a produit que des chefs-d'oeuvre. Laurent, dont le caractère ne ressemblait en rien à celui de son cousin, avide d'un titre de souveraineté que le gouvernement dont il se vit chargé ne lui donnait pas, ne fut satisfait que quand Léon X eut dépouillé violemment du duché d'Urbin la famille de la Rovère, et l'en eut revêtu. Il épousa, comme Julien, une princesse alliée de France (Marie de la Tour d'Auvergne, proche parente de la famille royale par sa mère); mais il mourut peu de temps après, et ce fut encore Michel-Ange qui fut chargé de consacrer sa mémoire. Il le fit d'une manière sublime; mais ce tombeau magnifique d'un jeune ambitieux, mort des suites de ses débauches, n'inspire pas le même intérêt que celui de Julien, sensible et modeste ami des lettres. En général, ces deux mausolées ont le défaut d'être beaucoup trop grandement conçus pour leur objet: ce sont des monuments publics à qui il manque des héros.] Quand Clément VII prit la tiare, avec la même ambition que Léon X, il ne restait plus, pour remplir ses vues, de la branche des Médicis descendue de Cosme et de Laurent-le-Magnifique, que deux rejetons, illégitimes comme lui. L'un était Hippolyte, fils naturel de Julien[80]; l'autre, nommé Alexandre, passait pour bâtard du jeune Laurent et d'une esclave africaine, mais était réellement né de cette esclave et de Clément VII lui-même, lorsqu'avant d'être le cardinal Jules, il n'était encore que chevalier de Saint-Jean de Jérusalem[81]. C'était sur lui que se rassemblaient toutes les complaisances du pape son père, quoiqu'il joignît à des qualités d'esprit médiocres l'insolence, la dissipation, la débauche, et qu'il portât, dans les traits de son visage et dans ses cheveux crépus, les preuves trop évidentes de son origine maternelle. [Note 80: De ce Julien qui avait été duc de Nemours.] [Note 81: Scipione Ammirato, _Istor. Fiorent._, l. XXX, t. III, p. 355. B. Segni dit aussi que cette esclave, nommée _Anna_, avait eu un commerce avec d'autres qu'avec Julien.] Ce fut pourtant lui que Florence, qui conservait encore le titre de république, reçut pour chef des mains du pape. Clément crut faire assez pour le jeune Hippolyte, qui eût été un excellent militaire, en le créant cardinal. Hippolyte fut, ainsi que les autres cardinaux et les deux papes de sa famille, un très-mauvais et très-scandaleux prince de l'Église; mais il soutint, par sa magnificence et par son amour pour les lettres, l'éclat du nom de Médicis. Aucun souverain de l'Italie ne tenait une cour plus brillante. Trois cents personnes y étaient attachées à différents titres, et cette cour était le point de réunion des poëtes et des beaux-esprits[82]. Le jeune cardinal cultivait lui-même la poésie. On trouve de lui, dans différents recueils, des vers italiens qui ne sont inférieurs à ceux d'aucun des poëtes de son temps; et sa traduction en vers libres du second livre de l'_Énéide_ s'est conservée, même après celle d'Annibal Caro. On conserve aussi une de ses réponses, peut-être plus digne d'être citée que ses vers. Clément VII avait payé plusieurs fois ses dettes; le voyant augmenter sans cesse ses profusions, auxquelles les revenus mêmes de l'Église pouvaient à peine suffire, il lui fit faire des remontrances par le majordome ou intendant de sa maison. Celui-ci l'engagea, au nom du pape à réformer une partie de ce luxe inutile d'officiers et de domestiques dont il était environné. «Si je les retiens près de moi, répondit Hippolyte, ce n'est pas que j'aie besoin d'eux, mais c'est qu'ils ont besoin de moi[83].» La mort de cet aimable jeune homme fut très-funeste. Alexandre le soupçonna, peut-être avec quelque raison, d'avoir le projet de lui enlever le gouvernement de Florence; et il se délivra de cette crainte en le faisant empoisonner[84]. [Note 82: On y distinguait le _Molza_, Claude _Tolommei_, Marc-Antoine _Soranzo_, Jean-Pierre _Valeriano_, Bernardin _Salviati_, qui fut ensuite cardinal, etc. (Tiraboschi, t. VIII, l. I, c. II.)] [Note 83: _Giammatteo Toscano, Peplus Italioe_, éd. de Hambourg, 1730, p. 468; Tiraboschi, _ub. supr._] [Note 84: 1555; né en 1511, il n'était âgé que de vingt-quatre ans. _Dai più_, dit Muratori, _fu creduta il duca Alessandro autore di sua morte. Annal. d'ital._, an 1530. Varchi le dit positivement.] Clément VII n'avait d'abord rien changé, en apparence, à la constitution des Florentins en leur donnant pour chef son fils; mais Alexandre et le cardinal Hippolyte, et d'autres cardinaux de la famille ou du parti des Médicis, gouvernaient en effet despotiquement la république au nom du pape, lorsque Rome fut pillée et Clément fait prisonnier. Alors Florence se crut libre. Les Médicis en furent chassés; leurs statues et leurs armes furent brisées, et le gouvernement populaire encore une fois rétabli. Le pape fut surtout blessé des excès auxquels le peuple s'était emporté contre les marques d'honneur qui appartenaient à sa famille, et il résolut de s'en venger. Ce fut un de ses premiers soins, lorsqu'il se fut réconcilié et ligué avec l'empereur. Charles Quint donna sa fille naturelle, Marguerite d'Autriche, en mariage à cet Alexandre, à ce fils d'un prêtre et d'une esclave, et s'engagea à rétablir dans tout son pouvoir, à Florence, la maison des Médicis. Les Florentins refusaient de se soumettre: ils osèrent même résister aux armes de l'Empire; la Toscane fut ravagée pendant dix mois; il fallut enfin céder, et la condition des Florentins devint plus mauvaise par leur résistance. Un décret de l'empereur[85] déclara chef de la république Alexandre de Médicis, ses fils, ses descendants, et, à leur défaut, quelqu'un de la maison des Médicis. Ainsi, Florence se vit tout à la fois soumise à une famille dont elle avait voulu secouer le joug, et à l'autorité impériale qu'elle avait toujours refusé de reconnaître. [Note 85: 28 octobre 1530.] Le pape suivit obstinément ses projets d'ambition et de vengeance; environ deux ans après, ayant fait élire des magistrats qui lui étaient vendus[86], ce fut par eux qu'il fit décréter l'abolition de la seigneurie de Florence, et la création du titre de duc de la république pour Alexandre et ses descendants[87]. [Note 86: L'historien Guichardin fut du nombre et l'un des confidents les plus actifs du pape. Muratori, ann. 1532.] [Note 87: Voyez Varchi, Scipion Ammirato, et presque tous les autres historiens de Florence. _Perciò_, dit Muratori, _sel di prima di maggio ad Allessandro fu dato il grado di Signore, di Duca e di assoluto Principe, con pubblica solennità, fra i viva del popole, e col rimbombo delle artiglierie, le quali senza palle ferivano il cuore di chiunque deplorava la perdita dell' antica libertà_. (_Annal. d'Ital._, an 1552.)] On sait comment ce jeune insensé usa de son pouvoir, et comment il le perdit avec la vie. On a voulu faire de son meurtrier un Brutus; un grand poëte tragique l'a pris pour héros d'une épopée conçue dans le même esprit que ses tragédies[88], et lui a donné toutes les vertus; mais les historiens le représentent autrement[89]. _Lorenzino_ de Médicis descendait en ligne directe de Laurent, frère de Cosme l'ancien. Tandis que la branche de Cosme s'éteignait dans les honneurs, et n'avait plus aucun rejeton légitime, cette seconde branche, héritière d'une grande fortune, mais écartée des dignités par la première, avait transmis au jeune _Lorenzino_ une haine héréditaire qui redoubla depuis l'empoisonnement du cardinal Hippolyte[90]. Ce fut surtout par cette haine qu'il fut inspiré. Il la revêtit d'une dissimulation profonde. S'il n'eut pas dans le coeur les mêmes vices qu'Alexandre, il les feignit pour s'approcher de lui et pour lui plaire; il les encouragea, les aida, comme il est toujours vil et déshonorant de le faire; et ce fut là le piége où il attira sa victime. Sa maison touchait au palais des Médicis. Il feignit d'avoir enfin obtenu d'une jeune et belle dame ou veuve de Florence, que les uns disent sa tante, les autres sa soeur[91], qu'elle s'y laissât conduire à un rendez-vous avec Alexandre, et tandis que le duc, déjà fatigué des excès de la journée, s'était jeté sur un lit et dormait profondément en attendant d'autres excès, il revint, non avec ce qu'il lui avait promis, mais avec un assassin à gages, et le tua. Il n'avait rien prévu pour l'instant d'après, et n'en recueillit aucun fruit. Tandis que de Venise, où il s'était enfui, il exhortait les Florentins à redevenir libres, ils remettaient la même autorité dont avait joui Alexandre entre les mains d'un jeune homme de dix-huit ans. [Note 88: Alfieri, _Etruria vendicata_.] [Note 89: Voyez Varchi, Ammirato, _Istor. Fiorent._; Jovius, _Historia sui temporis_; Muratori, _Annali d'Ital._, an. 1537.] [Note 90: _Parve a Lorenzino d'esser venuto il tempo di mandare a effeto quel che, come si crede, haveva fin dopo la morte del cardinale Ippolito deliberato di fare_. (Scip. Ammirato, _Istor. Fiorent._, l. XXXI, t. III, p. 436, A.)] [Note 91: Selon Varchi c'était sa tante, soeur de sa mère, mariée avec _Girardo Ginori_, et aussi chaste que belle. (_Stor. Fiorent._, l. XV.) Segni dit que les uns croyaient que c'était sa tante, qui avait déjà eu, ce qui est bien différent, plus d'un rendez-vous avec Alexandre, et dont il ne dira pas le nom, pour l'honneur de cette famille; que les autres étaient d'opinion que c'était sa propre soeur, appelée Laldomine, veuve d'_Alamanno Salviati_. (_Stor. Fiorent._, l. VII, p. 205.)] Jean de Médicis, célèbre capitaine de ce siècle, issu au même degré que _Lorenzino_ de la seconde branche des Médicis, mort à vingt-huit ans des suites d'une blessure, avait laissé un fils appelé Cosme, héritier d'un grand nom; d'une fortune considérable, et qui finissait alors son éducation dans cette même terre de _Mugello_, où tout rappelait la gloire de Cosme, père de la patrie, et celle de Laurent le Magnifique. Il réunit, malgré sa jeunesse, les suffrages d'un parti puissant, et son élection appuyée ensuite par les armes de Charles V ne souffrit, pour ainsi dire, aucune contradiction[92]. Cosme prit, deux ans après, le titre de Duc de Florence, et enfin, vers la fin de sa vie, celui de Grand-duc[93]. [Note 92: Les _Valori_, les _Strozzi_, et d'autres citoyens puissants, qui voulurent s'y opposer, parvinrent à rassembler un corps d'armée, et obtinrent même quelques légers succès; mais ils furent écrasés par les armes de l'empereur; plusieurs furent décapités comme rebelles; Philippe _Strozzi_, destiné au même sort, se tua. _Laurenzino_, qui avait aplani à son cousin le chemin du souverain pouvoir, mais qui était pour lui un rival à craindre, fut assassiné douze ans après à Venise, par deux soldats florentins, qui dirent avoir fait ce coup pour venger la mort du duc Alexandre.] [Note 93: Ce ne fut qu'en 1569.] Ici, laissant à part toutes les considérations politiques, nous allons voir se renouer le fil des grands services rendus aux lettres par les Médicis, interrompu depuis la mort de Léon X, par les agitations dont les suites de son ambition et de celle de son neveu Clément VII avaient rempli Florence et toute l'Italie. Le long règne de Cosme Ier est une des plus brillantes époques de l'histoire des lettres, et surtout des beaux-arts. Son premier soin fut de rendre aux universités de Florence et de Pise l'éclat et l'activité dont les troubles de la Toscane les avaient privées, et d'y appeler de toutes parts les professeurs les plus célèbres. Il établit, dans chacune de ces deux villes, un jardin des plantes, et fut dirigé dans ce dessein par son goût pour la botanique, qu'il avait cultivée dès sa première jeunesse[94]. L'académie platonicienne de Florence, que nous avons vue si florissante à la fin du siècle précédent, s'était soutenue au commencement du seizième. On distinguait encore alors parmi ses membres un _Machiavelli_, un _Rucellai_, un _Alamanni_ et plusieurs autres. Mais la plupart d'entre eux étaient ennemis de la toute-puissance des Médicis. Ils crurent, à la mort de Léon X, pouvoir briser leur joug, et entrèrent dans une conspiration contre le cardinal Jules[95]. Cette conspiration fut découverte; quelques académiciens furent pris et exécutés; la fuite sauva les autres. La terreur dispersa toute l'académie; elle resta dissoute pendant le pontificat de Clément VII. Lorsque l'autorité de Cosme Ier. fut consolidée et la tranquillité entièrement rétablie, les savants et les amis des lettres, qui étaient toujours en grand nombre à Florence, désirèrent se rassembler. Cette réunion leur fut permise. Seulement, au lieu des études philosophiques qui avaient occupé leurs devanciers, ils n'eurent plus pour objet que des discussions purement littéraires, et principalement des recherches sur le perfectionnement et la fixation de la langue toscane[96]. Les poésies de Pétrarque devinrent le sujet de l'étude habituelle des conférences de l'académie florentine, et d'une espèce d'idolâtrie; les leçons, les dissertations et les commentaires sur un sonnet ou sur une _canzone_ se multiplièrent à l'infini. «Souvent, dit Tiraboschi[97], on se perdit en réflexions frivoles et puériles, on alla chercher des allégories et des mystères où ce poëte n'avait nullement songé à en mettre; mais par ces sortes de travaux, la langue toscane devint plus riche et plus belle; on apprit à la parler et à l'écrire plus exactement, et les lois en furent mieux fixées.» Cosme et les grands-ducs ses successeurs accordèrent à l'académie une protection, des priviléges et des faveurs, qui l'encouragèrent de plus en plus à s'étendre dans ce genre de travaux, et surtout à s'y renfermer. [Note 94: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 30, etc.] [Note 95: En 1522.] [Note 96: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 126.] [Note 97: _Loc. cit._] Cosme Ier. eut fort à coeur l'exécution du projet qu'avait conçu Clément VII, de placer dans un monument convenable la bibliothèque des Médicis, échappée à tant de vicissitudes, et rétablie enfin à Florence par les ordres de ce pontife. Clément en avait fait faire les dessins par Michel-Ange. L'édifice avait été même commencé. Georges Vasari fut chargé de le reprendre et de l'achever sur les dessins de ce grand homme, son ami et son maître[98]. Cosme ne se contenta pas d'assurer à cette collection précieuse un emplacement qui en fût digne, il accrut prodigieusement le nombre des manuscrits; il achetait à tout prix ceux qu'il pouvait découvrir en Italie, et en faisait venir d'autres à grands frais des pays les plus éloignes[99]. Mais il fit plus que de bien placer les livres qui jusqu'alors avaient exclusivement appartenu à sa famille; il les rendit en quelque sorte une propriété publique; il permit à tous les gens de lettres de consulter les manuscrits, de s'en servir pour confronter et corriger les éditions des anciens auteurs, et les excita, par ses encouragements, à publier ceux qui étaient encore inédits, et qui pouvaient être utiles aux sciences. Pour étendre encore plus ce bienfait, il fit venir d'Allemagne un imprimeur qui avait de la réputation, et l'engagea, par des récompenses magnifiques, à venir exercer son art à Florence[100]. C'est sous la direction de cet artiste habile, qui était en même temps un littérateur très-instruit, que le célèbre _Torrentino_ donna, pendant l'espace de dix-sept ou dix-huit ans[101], des éditions si belles et si recherchées des amateurs. Cosme permit surtout, ou plutôt ordonna l'impression du fameux manuscrit des Pandectes; il chargea le savant jurisconsulte _Lelio Torelli_ d'en être l'éditeur. Les presses de _Torrentino_ l'imprimèrent en trois volumes in-folio[102], et ce précieux trésor, qui n'avait été jusqu'alors qu'un des ornements de Florence et de la cour des Médicis, fut ainsi consacré à la jouissance et à l'utilité communes[103]. [Note 98: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 180.] [Note 99: Voyez _Ragionamenti intorno a' gran duchi di Toscana_, par _Bianchini_; la préface du Catalogue des manuscrits orientaux de cette bibliothèque, par _Biscioni_, et celle du Catalogue des manuscrits grecs, par _Bandini_. (Tiraboschi, _loc. cit._)] [Note 100: Il se nommait Arnold Harlein, ou Harlen. (Tiraboschi, _ub. supr._, p. 173.)] [Note 101: Depuis 1548 jusqu'en 1564.] [Note 102: En 1553.] [Note 103: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 181.] L'astronomie, l'art de la navigation, l'agriculture, eurent part aux libéralités et aux encouragements du grand-duc. Il cultivait lui-même plusieurs branches de connaissances; tout le temps qu'il pouvait dérober aux affaires était employé à l'étude. Non-seulement il savait le nom des plantes, leur origine et leurs propriétés; il les faisait encore distiller devant lui, et en tirait lui-même des sucs et des essences, des médicaments ou des parfums. Mais son plus grand plaisir était de lire ou de se faire lire les anciens historiens, et ce qu'il y en avait alors de modernes. Lors même qu'il était malade, il ne pouvait se priver de cet agréable et utile passe-temps. C'est ce qui donna tant d'essor à ce genre de littérature, et ce qui fit briller à la fois dans l'histoire un _Varchi_, un _Nerli_, un _Ammirato_[104]. Il n'en est pas ainsi de la poésie, dont il paraît que le grand-duc faisait peu de cas. C'est le premier des chefs de la maison de Médicis à qui l'on puisse reprocher cette indifférence. Aussi, pendant son règne, Florence s'occupa beaucoup de disserter sur la poésie; mais à cette époque, féconde en grands poëtes, si elle en produisit plusieurs, elle n'en conserva aucun dans son sein, qui eût une grande célébrité. [Note 104: _Id. ibid._, p. 30.] Quant aux arts du dessin, l'histoire de Cosme Ier. est, à proprement parler, leur histoire. La description des édifices dont il embellit Florence, des statues et des autres ouvrages de sculpture qu'il y fit élever, des peintures dont il orna les édifices publics et ses propres palais, remplit des volumes entiers dans les recueils consacrés à la gloire des arts. Aux grands artistes qui avaient illustré les derniers temps de la république, à ce Michel-Ange qui lui seul les égalait tous, succédèrent à la fois dans la peinture un _Fra Bartolomeo di San Marco_, un _Andrea del Sarto_, un Jacques _Pontormo_, un _Bronzino_, un _Vasari_; dans la sculpture et l'architecture, un André de Fiesole, un _Triboli_, un _Baccio Bandinelli_, un Simon _Mosca_, un _Rustici_, un _Ammanati_, et tant d'autres qu'il suffit de nommer pour réveiller d'honorables souvenirs dans la mémoire de tous les amis des arts. Ce fut alors que Georges _Vasari_ et le célèbre sculpteur frère Ange de _Montorsoli_ formèrent, avec quelques autres artistes, l'académie du Dessin[105], qui contribua si puissamment à répandre à Florence le goût et la connaissance du beau. Les professeurs les plus célèbres s'y rassemblaient. Ils examinaient mutuellement leurs ouvrages, et s'excitaient par une critique éclairée et bienveillante à en produire de plus excellents et de plus parfaits[106]. [Note 105: _Del disegno_.] [Note 106: Voyez Vasari, _Vies des Peintres_; Baldinucci, et Tiraboschi, t. VII, p. 3, l. III, c. 7.] Cosme Ier. accorda une protection spéciale et de grands encouragements à cet établissement utile. Il se voyait, en avançant en âge, environné des monuments de sa magnificence, et d'une famille nombreuse qui lui promettait une longue suite de successeurs. Ce bonheur domestique fut troublé par la perte aussi cruelle qu'imprévue de deux de ses fils. Muratori rapporte ainsi cette scène tragique[107]: «L'un des deux frères, nommé Jean, âgé de dix-neuf ans, était déjà cardinal, et l'était depuis deux années; c'était une sorte de privilége dans sa famille. L'autre, appelé D. _Garzia_, était plus jeune; tous deux annonçaient les dispositions les plus heureuses. Le cardinal Jean surtout montrait un goût décidé pour les sciences, et principalement pour les antiquités. Ces deux jeunes gens étaient à la chasse; il y avait quelque jalousie entre eux. Dans un moment où ils étaient écartés de leur suite, D. _Garzia_ tua son frère. Cosme, informé de la mort de son fils, en soupçonna l'auteur. Il fit porter le corps sanglant dans un appartement secret de son palais, fit appeler D. _Garzia_, et s'enferma seul avec lui et le cadavre. Cette apparition subite ayant forcé le fratricide d'avouer son crime[108], le père, saisi de fureur, lui arracha son épée, l'en perça de sa main, et fit courir le bruit que ses deux fils étaient morts d'une épidémie qui régnait alors à Florence.» [Note 107: An. 1562. Il ne la donne, il est vrai, que comme un bruit public: _voce commune allora fu_.] [Note 108: Muratori dit qu'à l'aspect du meurtrier le sang commença à bouillir et à sortir de la plaie. C'est aussi répéter trop fidèlement la _voce commune_.] Si ce fait est véritable, il n'y a rien d'étonnant dans l'altération qu'éprouva la santé de ce malheureux père, ni dans le parti qu'il prit, deux ans après, de se retirer des affaires publiques, et de remettre entre les mains de François, son fils aîné, les rênes du gouvernement. Il vécut encore dix ans dans la retraite, ne se plaisant, dit l'historien que j'ai cité, que dans ses maisons de campagne, et dans les lieux les plus solitaires[109]. Il quitta cependant la solitude, après y avoir passé six années, pour recevoir solennellement à Rome, des mains du pape Pie V, le titre, la couronne et le sceptre de grand-duc. Après ce tribut payé a l'ambition, il se réfugia de nouveau dans la retraite. Sa santé déclinant toujours, il se rendit à Pise, où il mourut à l'âge de cinquante-cinq ans[110]. [Note 109: An. 1564.] [Note 110: 1574.] François, premier du nom, qui lui succéda, en avait alors trente-quatre, et gouvernait l'état depuis dix ans sous la direction de son père. Il l'égala ou le surpassa même par ses qualités éminentes et par son goût éclairé pour les sciences et les arts. Dans sa jeunesse, il avait étudié avec un fruit égal les historiens et les poëtes tant anciens que modernes. Sa mémoire était extraordinaire, et il étonnait ses maîtres mêmes par sa facilité à apprendre et sa promptitude à réciter ce qu'il avait appris[111]. Il ne se bornait pas à encourager la poésie, l'éloquence, la philosophie, les mathématiques, l'astronomie, la botanique; il savait parler et disserter sur toutes ces matières avec une aisance étonnante pour ceux qui y étaient le plus versés. Les universités de Florence et de Pise, et celle de Sienne, ville que Cosme Ier. avait réunie à ses états, durent à son fils de nouveaux degrés de splendeur. Il accrut encore les richesses de la bibliothèque Laurentienne; il protégea particulièrement l'académie Florentine et celle de la Crusca qui naquit sous son règne. Il fit bâtir et orner avec une munificence royale des palais, des jardins de ville et de campagne, et donna par ce moyen puissant une plus grande activité au génie et à l'émulation des arts. Il eut la gloire de terminer l'un des monuments les plus célèbres qui leur aient été consacrés. La galerie de Florence avait été commencée par Cosme Ier., qui y avait déjà rassemblé des antiquités précieuses et d'admirables productions de l'art; François en fit achever les bâtiments, la décoration intérieure, et ajouta de nombreux chefs-d'oeuvre à cette riche collection[112]. Enfin, sa libéralité, dirigée par le goût, et les bienfaits qu'il répandit sur les sciences et les arts, servirent si bien de voile aux vices et aux fautes que l'histoire lui reproche, que sa mort prématurée[113] fut regardée comme un malheur pour la Toscane. [Note 111: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 31.] [Note 112: _Id. ibid._, p. 32.] [Note 113: En 1587; il n'avait que quarante-sept ans. (_Id. ibid._)] Il ne laissait point d'enfants de son mariage avec l'archiduchesse Jeanne d'Autriche, mais trois frères, dont l'aîné, Ferdinand, était cardinal. Le pape lui avait donné la pourpre, pour consoler Cosme Ier. de la mort de ses deux autres fils, dont l'un était cardinal. Ferdinand la quitta pour la couronne ducale; et, supérieur en vertus à son frère, ne fut pas moins zélé que lui pour le progrès et la gloire des arts. Je ne pourrais que répéter ici ce que j'ai dit de Cosme et de François, au sujet des universités, des académies, de la bibliothèque, de la galerie, des édifices publics et particuliers, des honneurs et des récompenses accordés aux artistes et aux savants. Ferdinand acheva de rendre la Toscane, et spécialement Florence, un objet d'admiration et d'envie. Ce qui lui appartient en particulier, c'est l'acquisition de cette célèbre Vénus, qui, placée par lui dans la galerie de Florence, reçut le nom de Médicis, qu'elle conserve maintenant en France, parmi les riches tributs que l'Italie a payés à la valeur de nos armées[114]; c'est aussi la chapelle de Saint-Laurent, commencée par ses ordres et destinée à la sépulture des grands-ducs; c'est la belle statue équestre qu'il fit élever à son père Cosme Ier.; c'est la magnifique imprimerie, en caractères orientaux, qu'il établit d'abord à Rome, et fit transporter ensuite à Florence; ce sont enfin les monuments dont il enrichit cette capitale, Livourne et Pise, et qui attestent encore la noblesse de ses goûts et son penchant naturel pour tout ce qui portait un caractère de grandeur. Il survécut de neuf ans à ce siècle, et sa gloire ne périra point dans le pays qu'il gouverna et qu'il embellit, tant que l'on y conservera quelque goût pour les arts ou quelque souvenir de l'éclat qu'ils y répandirent autrefois. [Note 114: Il l'avait acquise à Rome lorsqu'il était cardinal. Devenu grand-duc, il fit transporter à Florence presque toutes ses antiquités, et en enrichit sa galerie. Il laissa pourtant à Rome la Vénus, qui ne fut conduite à Florence que sous Cosme III, et le fameux groupe de Niobé, qui lui appartenait aussi, et qui n'y a été porté que sous Pierre Léopold. (Tiraboschi, _ub. supr._, p. 197.)] CHAPITRE II. _Suite du même sujet. Protection accordée aux lettres et aux arts pendant le seizième siècle, à Rome, par les successeurs de Léon X et de Clément VII; à Naples et à Milan, par les vice-rois et les gouverneurs; à Ferrare, par les princes d'Este; à Mantoue et à Guastalla, par les Gonzague; à Urbin, par les La Rovère; en Piémont, par les ducs de Savoie._ Pour mettre de suite ce qui regardait les Médicis, nous avons interrompu la série des souverains pontifes, à l'époque où le second pape de cette famille changeait pour elle la constitution et les destinées de sa patrie. Le successeur de Clément VII avait aussi une famille dont l'élévation fut un de ses principaux soins; c'est une faiblesse en quelque sorte inhérente à la papauté; mais si Paul III y céda autant que Clément VII et Léon X, il y sacrifia moins. Ce fut un pape vraiment pape; et Rome vit en lui, ce qu'elle n'a pas vu depuis long-temps, un chef de la religion, dont la religion fut la grande affaire. Ce n'est pas qu'Alexandre Farnèse, qui prit le nom de Paul III, n'eût dans son fils, Pierre-Louis Farnèse, une preuve de plus de la fragilité humaine; mais dans ce siècle corrompu, dit, avec sa simplicité ordinaire, le savant Muratori, on ne s'arrêtait pas à de telles irrégularités aussi scrupuleusement qu'on le fait, Dieu merci, depuis long-temps dans l'Église de Dieu[115]. [Note 115: _In quel corrotto secolo non si guardava si per minuto a tali de formità come, la Dio mercè, si fa da gran tempo nella chiesa di Dio_. (_Annal. d'Ital._, an. 1534.)] Paul III, qui avait, lors de son exaltation, soixante-sept ans, avait montré de bonne heure beaucoup de goût pour les lettres et pour les études propres à son état. Il avait appris les langues grecque et latine à l'école du célèbre _Pomponio Leto_, et formé la liaison la plus intime avec ce Paul _Cortese_, le premier écrivain qui eût traité avec élégance des matières théologiques. Il avait passé quelque temps à Florence, dans la maison de Laurent de Médicis, et y avait appris quel éclat fait rejaillir sur un grand pouvoir la protection qu'il donne aux lettres. Lorsqu'il eut pris la tiare, connaissant bien la position critique où se trouvait l'Église, il sentit qu'il fallait non-seulement réformer les abus, mais opposer à l'hérésie des hommes qui sussent revêtir le savoir de ces formes littéraires dont on ne pouvait plus s'écarter sans passer pour barbare. Il commença par élever aux premiers honneurs ecclésiastiques un _Sadolet_, un _Bembo_, un _Fregoso_, un _Contarini_, un _Cesi_, un _Maffeo_, un _Savelli_, un Marcel _Cervini_, qui fut depuis le pape Marcel, et plusieurs autres savants, distingués par leurs talents et par les grâces de leur esprit et de leur style. Lorsqu'il se vit entouré de cette espèce d'armée d'élite, il osa s'occuper de ce que l'Église désirait depuis long-temps, et de ce que les papes ses prédécesseurs n'avaient osé tenter, d'un concile. Celui de Trente, ouvert par lui, ne fut terminé que sous le troisième de ses successeurs; mais ce fut lui qui prépara tous les fruits qui en résultèrent; et tous ces hommes célèbres qui y parurent, en son nom, contribuèrent à en assurer le succès. Autant les deux papes Médicis avaient pris soin d'entretenir la guerre entre la France et l'Autriche, entre François Ier. et Charles-Quint, autant Paul III fit d'efforts pour les réconcilier et rétablir la paix en Italie. Ces efforts furent inutiles; mais la neutralité, digne de son ministère, qu'il garda toujours entre ces deux redoutables rivaux, mit du moins l'état de l'Église à l'abri des orages qu'il avait précédemment éprouvés par les suites d'un systême contraire; et le pontife, malgré son grand âge et la faiblesse habituelle de sa santé, put s'occuper avec suite du rétablissement de l'ordre dans l'Église, de l'encouragement des lettres et de l'avancement de sa famille. Ce dernier point, qu'il eut trop à coeur, le rendit aveugle sur les vices de son fils Pierre-Louis Farnèse; il le fit successivement gonfalonnier et général des armées de l'Église, duc de Castro, marquis de Novarre, et enfin duc de Parme et de Plaisance. Ce duc, qui n'était qu'un militaire orgueilleux, brutal et débauché, n'eut pas un long règne; Paul III eut la douleur de le voir assassiné deux ans après dans la citadelle de Plaisance. Il laissa quatre fils bien différents de leur père: Octave, qui lui succéda, et Horace, duc de Castro, furent l'un et l'autre trop engagés dans les affaires politiques et dans les guerres, où ils brillèrent par leur valeur, pour pouvoir s'occuper des lettres; mais _Alexandre_ et _Ranuccio_, que le pape, leur grand-père, oubliant ses idées de réforme, avait faits cardinaux, l'un à quinze ou seize ans, l'autre à quatorze, contribuèrent puissamment à l'éclat que jetèrent les lettres et les arts sous le pontificat de Paul III. La mort prématurée du second[116] ne lui permit pas de faire de grandes choses; et l'histoire littéraire de ce temps ne parle guère que des espérances qu'il donnait et de la protection éclairée que trouvaient en lui les artistes et les savants; mais Alexandre _Farnèse_, qui fournit une longue carrière, comblé de tous les biens et de toutes les faveurs que le pontife put accumuler sur sa tête, ne parut les recevoir que pour les répandre avec profusion en faveur des lettres et des arts. Rome était en quelque sorte remplie de sa magnificence. Il acheva le superbe palais Farnèse, que Paul III avait commencé pendant son cardinalat. Les délices de sa maison de _Caprarola_ furent chantées par les poëtes les plus célèbres. Ces palais étaient toujours ouverts aux gens de lettres qui recevaient du maître l'accueil le plus honorable et les traitements les plus généreux. Il fit construire à ses frais un temple magnifique pour la maison professe des jésuites, où il voulut que ses restes fussent déposés après sa mort. Persécuté par le pape Jules III, successeur de Paul, et dépouillé par lui du riche archevêché de Monréal, et de plusieurs autres bénéfices, il se réfugia à Florence avec des richesses encore immenses, et les employa, comme à Rome, à recevoir, à traiter, à récompenser les savants, qui l'en payaient en lui dédiant leurs ouvrages, et en faisant retentir dans leur prose et dans leurs vers le nom de _Farnèse_. [Note 116: Il mourut à trente-cinq ans.] Le pape, qui était la principale source d'où ce nom tirait son éclat, mourut à quatre-vingt-deux ans[117], laissant une mémoire douteuse, sur laquelle il ne faut pas consulter les historiens de Florence, à cause de ses discussions avec les Médicis, mais qui mériterait peu de reproches réels sans la faiblesse inexcusable de Paul III pour son fils et pour ses petits-fils. Son nom, cher aux sciences, si ce n'est aux lettres proprement dites, le fut aussi au peuple Romain, qu'il avait maintenu dans la paix et dans l'abondance. Il avança considérablement les travaux de la basilique de Saint-Pierre[118], rebâtit le palais du Vatican, rétablit ce que les troubles passés avaient fait perdre à la bibliothèque, en augmenta les richesses, et y adjoignit deux écrivains, ou scribes, l'un grec et l'autre latin, chargés de conserver précieusement les anciens manuscrits, et de recopier avec soin ceux que le temps, ou divers accidents, avaient endommagés. Enfin il mérita qu'on lui décernât au Capitole une statue, qui y fut érigée après sa mort. [Note 117: En 1549.] [Note 118: Voyez Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1549.] Jules III, son successeur[119], fut un de ces hommes qui semblent faits pour les plus hautes dignités avant de les obtenir, mais qui s'y montrent inférieurs aussitôt qu'ils y sont parvenus[120]. Pendant les cinq années que dura son pontificat, on ne vit en lui qu'un népotisme aveugle et une indolence dont sa faible santé fut le prétexte. Il ne fit ni bien ni mal aux lettres: nous n'en dirons donc ni bien ni mal. Les arts doivent seulement se rappeler que son plus grand soin fut de bâtir, hors de la porte du Peuple, de magnifiques jardins, qui, dans l'espace de trois milles de terrain, contenaient divers compartiments de cultures et d'allées ombragées de belles plantations, des édifices ornés de loges, d'arcs, de fontaines, de stucs, de statues, de colonnes[121]. C'est dans ce lieu, devenu depuis célèbre sous le nom de Vigne du pape Jules, qu'il passait ses jours dans la mollesse, les festins et l'oubli des affaires[122], lorsque la mort le surprit. Son successeur, Marcel II, l'un des hommes les plus vertueux et les plus savants du sacré collége, avait montré, pendant son cardinalat, le goût le plus libéral et le plus passionné pour les lettres; mais il ne fit que passer sur la chaire de Saint-Pierre, et mourut vingt-deux jours après son élection. [Note 119: En 1550.] [Note 120: Tiraboschi, t. VII, l, I, c. 2.] [Note 121: Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1555.] [Note 122: _E quivi poi slava sovente banchettando, lasciando in mano altrui il pubblico governo._ (_Id. ibid._)] Le cardinal _Caraffa_, Napolitain, évêque de _Chieti_, et fondateur des Théatins[123], lui succéda sous le nom de Paul IV. Le caractère dur, soupçonneux et sévère de ce vieillard[124], les prodigalités indiscrètes répandues sur ses neveux, qu'il fut ensuite obligé de chasser, et dont plusieurs furent punis de mort sous le pontificat suivant[125]; sa guerre imprudente et malheureuse avec l'Espagne, l'établissement, à Rome, du tribunal, des prisons, et de toutes les rigueurs de l'Inquisition; sa conduite cruelle envers plusieurs cardinaux, orgueilleuse envers tous; les impôts dont il accabla les Romains, et la terreur que sa police inquisitoriale répandait autour de lui, excitèrent une telle haine parmi le peuple, qu'il y eut, à sa mort, un soulèvement général. Les prisons de l'Inquisition furent enfoncées, les prisonniers mis en liberté, les procès brûlés, le couvent des Dominicains inquisiteurs, et les moines eux-mêmes menacés de l'être, la statue du pontife, qu'on s'était trop hâté de lui élever, renversée, brisée, et traînée par morceaux dans les rues[126]. [Note 123: Il leur donna ce nom, parce que le nom latin de sa ville épiscopale est _Theale_.] [Note 124: Il fut élu à soixante-dix-neuf ans.] [Note 125: Le cardinal _Caraffa_, le duc de _Palliano_, etc.] [Note 126: Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1559.] Les lettres n'attendaient rien de Pie IV, et il ne fit personnellement presque rien pour elles, mais il leur donna pour protecteur le fameux Charles Borromée, fils de sa soeur; et pour cette fois le népotisme, si souvent et si justement reproché à la cour de Rome, fit un grand bien. Charles, qui n'avait que vingt-deux ans, décoré de la pourpre, du titre de premier secrétaire d'état, des légations de la Romagne et de Bologne, et enfin de l'archevêché de Milan, soutint presque seul le fardeau des affaires pendant le pontificat de son oncle, et les dirigea avec autant d'intégrité et de capacité que de zèle. C'est à lui que le pape dut l'honneur d'avoir repris et enfin terminé le grand concile de Trente, d'avoir relevé dans Rome, avec une magnificence digne de Léon X lui-même, des édifices détruits, d'en avoir construit de nouveaux dans plusieurs quartiers de la ville; enfin d'avoir appelé au cardinalat et aux autres dignités de l'Église les hommes les plus recommandables par les moeurs, les talents et leur savoir. Le seul délassement de Borromée, lorsqu'il avait donné le jour entier aux soins du gouvernement, était de rassembler, le soir, dans le palais qu'il habitait avec le comte Philippe Borromée son frère, les hommes les plus instruits dans les lettres, de les entendre réciter des pièces d'éloquence, lire des dissertations, ou établir entre eux des discussions, le plus souvent sur des sujets de philosophie morale. Le lieu et l'heure où se tenaient ces assemblées leur fit donner le nom de Nuits Vaticanes. A la mort du comte Borromée, le cardinal voulut qu'elles fussent exclusivement consacrées aux études théologiques. Cette académie devint célèbre. Chacun de ses membres, selon l'usage d'Italie, prenait un nom supposé. Celui que prit le fondateur paraît singulier, si l'on songe aux matières dont il avait voulu que son académie s'occupât exclusivement: il se fit appeler le _Chaos_[127]. [Note 127: Tiraboschi, t. VII, part. I, l. I, c. 4.] Bologne, où sa légation l'appelait souvent, se ressentit de son amour pour les sciences. La célèbre université de cette ville n'avait pas un emplacement digne de sa renommée. Charles en fit commencer les magnifiques bâtiments qu'on y voit encore aujourd'hui. A Milan, il fonda pour les jésuites le collége appelé de Bréra, et y fit attacher des revenus considérables. Cet ordre lui dut une partie des autres établissements où il enseignait la jeunesse, et en particulier les colléges de Vérone, de Brescia, de Gênes, de Verceil, et même, hors de l'Italie, ceux de Lucerne, de Fribourg, et plusieurs autres. L'Église a mis ce grand cardinal au rang des saints: ou voit qu'il est tout aussi justement compté parmi les bienfaiteurs des lettres. Pie V obtint le premier de ces deux titres[128], et ne fit rien pour mériter le second. Il n'en est pas ainsi de son successeur, le fameux Grégoire XIII[129]. _Buoncompagno_ était savant, surtout dans les lois canoniques, et en avait occupé la chaire pendant dix-huit ans à Bologne sa patrie. C'était un des cardinaux de la création de Pie IV. [Note 128: 1556.] [Note 129: 1572.] Cette dignité ne ralentit point son ardeur pour l'étude; parvenu à la dignité suprême, il disait qu'il n'y a personne au monde à qui il convienne mieux de beaucoup savoir qu'à un pontife romain. Dans le cours de son règne, qui dura treize ans, il fonda vingt-trois colléges ou séminaires, il soutint l'université romaine, déjà un peu remise sous Paul III, des désastres du pontificat de Clément VII; il y attacha les plus savants professeurs. Il éleva de superbes édifices, tant à Rome que dans plusieurs villes de l'état ecclésiastique; il ouvrit de toutes parts de nouveaux chemins; et tandis, qu'en digne chef de l'Église, il en répandait les trésors pour le soulagement de l'indigence, il ne les versait pas moins libéralement pour l'encouragement des arts utiles, des lettres et des beaux-arts[130]. [Note 130: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 28.] L'astronomie et le droit canon lui doivent deux grandes réformes, celles du calendrier romain et du recueil des lois canoniques, connu sous le nom de Décret de Gratien[131]. La réforme du calendrier fut provoquée par un homme inconnu, nommé Louis _Lilio_, né, non pas à Vérone, comme l'a dit Montucla dans son _Histoire des mathématiques_[132], ni à Rome, comme d'autres l'ont prétendu, mais dans la Calabre[133]. Le calendrier de l'Église, adopté dans le quatrième siècle[134] par le premier concile de Nicée, supposait que le cours du soleil correspondait précisément à trois cent soixante-cinq jours et six heures, et que dix-neuf années solaires équivalaient à deux cent trente-cinq lunaisons. Ces deux erreurs avaient fait, dans l'espace de plusieurs siècles, que l'équinoxe de mars, qui arrivait le 21 du mois, au temps de ce concile, avait rétrogradé jusqu'au 11 dans le seizième siècle, et que les nouvelles lunes anticipaient de quatre jours. Dix jours ôtés au mois d'octobre, en 1582, ramenèrent les équinoxes à l'ancienne époque; et la suppression du bissexte, dans la dernière année de chaque siècle, à l'exception de celle qui termine chaque quatrième siècle, prévint le même dérangement pour l'avenir. Enfin l'équation introduite dans le cycle de dix-neuf ans[135], et non pas l'invention de l'épacte, déjà connue depuis long-temps[136], remit d'accord l'année solaire et l'année lunaire. [Note 131: Voyez t. I de cette Histoire litt., p. 147.] [Note 132: T. I, p. 586.] [Note 133: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 390.] [Note 134: En 325.] [Note 135: Le nombre d'or de l'Athénien Methon donnait dix-neuf ans à la révolution par laquelle la lune revient au même point du ciel; il ne s'en manque qu'une heure et demie, méprise insensible dans un siècle, et considérable après plusieurs siècles. (Voltaire, _Essai sur les Moeurs et l'Esprit des Nations_, c. 183.)] [Note 136: Ab. Ximenès, _Introd. au Gnomon de Florence_, p. CII et suiv., cité par Tiraboschi, _ub. supr._] L'auteur de cette découverte mourut avant d'avoir vu exécuter son projet, et même d'avoir pu le présenter au pape. Ce fut son frère Antoine _Lilio_ qui le présenta. Grégoire nomma pour l'examiner une commission des quatre plus savants astronomes qui fussent alors. Il assista souvent lui-même à leurs travaux; et, après de longues discussions sur une matière si difficile et si importante, il ordonna par sa bulle du 1er. mars 1582 cette réforme célèbre. Celle du recueil de lois canoniques ou du Décret de Gratien avait paru deux ans auparavant, et ce fut dans cette même année, 1582, que la magnifique édition du corps de droit canon sortit des presses romaines par ordre de Grégoire XIII. L'idée de cette réforme, reconnue nécessaire, ne lui était pas due. Pie IV l'avait conçue le premier. Il avait nommé une commission de cardinaux, de jurisconsultes et d'autres savants, et les avait chargés de corriger les inexactitudes de tout genre dont ce recueil était rempli[137]. Ils avaient continué leur travail sous Pie V; ils le terminèrent sous Grégoire XIII. Trente-cinq commissaires y avaient été nommés, non tous ensemble, mais à différentes époques, et vingt-deux étaient italiens[138]. Malgré leur zèle, leurs lumières et celles du pape lui-même, le Décret, beaucoup moins irrégulier sans doute qu'il n'était auparavant, parut avoir conservé trop de ses anciens vices, et en avoir contracté de nouveaux, ce qui fait, dit Tiraboschi[139], que depuis cette correction fameuse d'autres savants se sont fait une étude de corriger ce même Décret, et ont peut-être laissé à ceux qui viendront après eux de quoi s'en occuper encore. [Note 137: Tiraboschi, t. VII, part. II, p. 153.] [Note 138: _Id. ibid._] [Note 139: _Ub. supr._, p. 154.] On cite de ce pape un trait qui prouve qu'il ne réservait pas toutes ses libéralités pour les sciences ecclésiastiques, et qu'il en répandait aussi sur les lettres qu'on appelle profanes. Le célèbre Marc-Antoine Muret était professeur à Rome. Etienne, roi de Pologne, voulut l'attirer dans ses états[140], et lui offrit un traitement annuel de 1500 écus d'or et un bénéfice qui lui en vaudrait 500 autres. Grégoire ne voulut pas que Rome fût privée des leçons de ce savant homme; il ajouta 200 écus d'or aux 500 que Muret recevait déjà pour ses honoraires, et lui assigna de plus 300 écus de pension[141]. Le nom de ce pape, célèbre à tant et de si justes titres, ne serait peut-être souillé d'aucune tache si l'approbation qu'il donna en plein consistoire au massacre de la St.-Barthélemi, et le tableau qu'il fit placer dans son palais pour éterniser le souvenir de ce qui fera l'exécration de tous les siècles, ne faisaient rejaillir une partie de cette exécration sur sa mémoire. [Note 140: En 1578.] [Note 141: _Id. ibid._] Le nom de Sixte V, son successeur, est fameux dans la politique et dans les arts. Le pâtre de Montalte est le rival des rois, a dit Voltaire[142]; et ces rois, dont il fut le rival, étaient Philippe II, Élisabeth, et notre grand et bon Henri. S'il fut, en effet leur égal en politique, et si l'on peut jamais comparer, sous ce rapport, avec les autres souverains, les papes de ces temps-là, placés dans une position qui leur donnait tant d'avantages, ce n'est pas ce qu'il s'agit d'examiner; mais Rome entière atteste encore aujourd'hui la supériorité que donnèrent à Sixte sur les princes ses contemporains le goût et l'amour des arts, la grandeur de ses idées et sa magnificence plus que royale. Il est vrai qu'Élisabeth, Philippe et Henri régnaient dans des pays où les arts étaient presque ignorés, tandis qu'ils brillaient en Italie depuis près de deux siècles. Il est vrai encore que ces trois monarques ensemble n'auraient pu, en exerçant sur leurs peuples les actions les plus oppressives, disposer de sommes égales aux tributs que la crédulité presque universelle versait alors dans le trésor pontifical pour l'embellissement de Rome. Ces tributs mêmes ne suffirent pas à Sixte V. Il fallut encore qu'il augmentât les charges du peuple, qu'il l'opprimât et qu'il l'appauvrit. [Note 142: _Henriade_, c. 2. Le nom de Sixte V était Félix _Peretti_. Il était en effet né de pauvres paysans dans les grottes de _Montalto_, de la Marche d'Ancône, et avait gardé les troupeaux dans son enfance. Ce fut un moine austère, un cardinal astucieux et fourbe, mais, à des actes de rigueur excessive et de tyrannie près, un grand pape.] Il n'eut pas trop de tous ces grands moyens, employés avec une activité infatigable, pour laisser des traces si imposantes d'un règne qui ne dura guère que cinq ans[143]. Quatre obélisques égyptiens, dont deux surtout étaient d'une grandeur démesurée[144], renversés et brisés par les barbares, et restés depuis lors dans la poussière, furent restaurés et relevés par les procédés hardis du célèbre ingénieur et architecte Dominique _Fontana_. La colonne de Trajan et celle d'Antonin, dégradées depuis cette même époque, reprirent tous leurs ornements; mais elles reçurent à leur sommet les statues en bronze de deux apôtres, au lieu de celles de ces deux empereurs. Le palais de Latran fut presque entièrement rétabli et embelli d'un grand nombre de fabriques nouvelles, de portiques, de salles et de chambres ornées de peintures exquises[145]. D'immenses aqueducs construits et soutenus par de superbes arcades, l'un dans l'espace de plus de vingt milles, l'autre de six, pour les besoins de Rome et de Civita-Vecchia; de grands travaux entrepris pour le desséchement des marais pontins; une vaste foulerie et d'autres établissements pour le travail et le commerce des laines; un hôpital où deux mille pauvres purent être reçus, et furent dotés d'une rente de 15,000 écus d'or, prouvèrent que le pontife joignait des vues d'utilité publique à son goût pour les monuments des arts[146]. Enfin, ce fut lui qui eut la gloire de terminer cette grande basilique de St.-Pierre qui, depuis le pontificat de Jules II, c'est-à-dire depuis le commencement de ce siècle, était l'objet des soins de tous les papes les plus éclairés et des travaux des artistes les plus célèbres. [Note 143: Depuis 1585 jusqu'en 1590.] [Note 144: 1°. Celui de Sésostris, consacré par ce roi au soleil, transporté à Rome, élevé et dédié à Auguste et à Tibère par Caligula; Sixte le fit restaurer et élever sur la place du Vatican. 2°. Un autre, consacré de même au soleil par les anciens rois d'Égypte, et tout couvert d'hiéroglyphes. Constantin l'avait fait conduire par le Nil à Alexandrie, dans le dessein d'en embellir sa nouvelle Rome; son fils Constance le fit porter à Rome même et élever dans le Cirque. Sixte le fit réparer et transporter sur la place de St.-Jean de Latran. (Voyez Muratori, _Annal. d'Ital._, an. 1586, etc.)] [Note 145: La dédicace en fut faite le 30 mai 1589. (_Id. ibid., ad hunc ann._)] [Note 146: Muratori, _ub. supr._] Avant Sixte V, les cardinaux Alexandre _Farnèse_ et Marcel _Cervini_ avaient fait établir à Rome une magnifique imprimerie[147], qui fut, pendant plusieurs années, sous la direction du célèbre Paul Manuce[148], et qui portait déjà le nom d'imprimerie de la chambre, _Camerale_[149]; mais il paraît qu'elle ne possédait que des caractères grecs et latins, et c'est à Sixte V qu'appartient la fondation stable de l'imprimerie du Vatican, ou de la chambre apostolique. Son principal but était de publier, avec tout le luxe typographique, les ouvrages des Pères; il dépensa, pour la fonder, environ 40,000 écus romains, et la fournit des plus beaux caractères grecs, latins, hébraïques, syriaques, arabes; de papiers excellents, et de tout ce qui est nécessaire à la perfection de cet art. Il paya libéralement des savants pour surveiller les impressions. La belle édition de la version des _Septante_, et la _Bible_ latine qui porte le nom de Sixte V, en furent les premiers résultats[150]. [Note 147: Vers l'an 1540.] [Note 148: Cette direction avait été d'abord confiée à Antoine Blado d'Asola; on lit à la fin du t. III des Commentaires d'Eustathe sur Homère, imprimé en 1549: _Impressum Romoe apud Antonium Bladum Asulanum et socios_, etc.] [Note 149: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 175.] [Note 150: _Id. ibid._ Cette Bible, malgré tous les soins qu'on avait pris, fut loin de répondre aux vues du pontife, et les incorrections dont elle était remplie obligèrent peu de temps après Clément VII à en ordonner une édition nouvelle. (Muratori, _ub. supr._, an. 1590.)] La bibliothèque Vaticane, qui dut ses commencements à Nicolas V, que Sixte IV avait rebâtie et ouverte au public, et qui, depuis, avait été successivement enrichie par les libéralités de Léon X, de Paul III et de Grégoire XIII, était cependant située dans un lieu bas, obscur et malsain[151]. Sixte V voulut élever aux lettres un monument plus convenable. _Fontana_, qu'il chargea de l'exécuter, seconda parfaitement les grandes vues et l'empressement du pontife; il acheva dans une année le superbe édifice où cette bibliothèque fut placée[152], et où elle est restée jusqu'à ces derniers temps. Ces actes de munificence sembleraient avoir dû épuiser le trésor, et cependant Sixte V amassa dans celui du château St.-Ange, la somme, alors énorme, de cinq millions d'écus d'or, ou de vingt millions de livres. Son motif ostensible pour thésauriser ainsi, était de pourvoir aux dépenses que pourraient occasioner, par la suite, les invasions des Turcs, ou même des princes chrétiens dans les états de l'Église; mais on prétend que le but secret était de s'emparer du royaume de Naples, à la mort de Philippe II; que des mots échappés au pape dans ses discours, et même dans quelques bulles, le prouvèrent assez évidemment[153]. Il laissa donc le trésor riche, mais l'état appauvri par l'excès des impôts, des gabelles et des autres inventions fiscales, établies sans mesure et levées avec une rigueur inflexible. Aussi, au moment de sa mort, le peuple voulut-il abattre la statue que le sénat lui avait élevée au nom du peuple même. On parvint à apaiser l'émeute et à sauver la statue; mais c'est à cette occasion que fut porté le décret qui défendit d'en élever, à l'avenir, à aucun pape vivant[154]. [Note 151: _Id. ibid._, an. 1588.] [Note 152: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 179.] [Note 153: Muratori, an. 1588.] [Note 154: _Ibid._, an. 1590.] Après lui, le Saint-Siége, devenu, pour ainsi dire, plus glissant et plus mobile que jamais, fut occupé, dans une seule année, par trois papes, qui n'y laissèrent aucune trace que les lettres soient intéressées à chercher[155]. Clément VIII, qui le remplit ensuite jusqu'à la fin de ce siècle[156] et pendant le premier lustre du suivant, était un homme d'un esprit élevé, d'une instruction peu commune et d'une rare capacité dans les affaires. Il aima les sciences et les lettres; il éleva au cardinalat un Baronius, un Bellarmin, un d'Ossat, et plusieurs autres qui soutinrent l'éclat de la cour et de la pourpre romaines; mais aucun établissement public, aucun acte de libéralité particulière ne nous recommande sa mémoire, chargée d'ailleurs, comme nous l'allons bientôt voir, du juste reproche d'une usurpation violente et aussi contraire, par sa nature à l'esprit évangélique, qu'elle le fut, par ses suites, à l'intérêt des lettres. Sa conduite, à l'égard de la France, fut mêlée de mal et de bien. Depuis long-temps nos troubles civils et religieux occupaient les souverains pontifes plus qu'il ne l'aurait fallu pour la tranquillité de l'Europe, pour le bien de l'humanité, pour l'honneur même de la religion, ou du moins de la cour de Rome. Clément VIII osa encore, pendant plusieurs années, refuser à notre bon roi Henri IV l'entrée de l'Église où il demandait à être admis. Il l'y reçut enfin, et cessa d'offrir au monde le spectacle révoltant d'un prêtre étranger, osant ou défendre ou permettre à un grand peuple de reconnaître pour chef qui il lui plaît. [Note 155: Urbain VII ne régna que douze jours, Grégoire XIV dix mois, et Innocent IX environ deux.] [Note 156: Hippolyte _Aldobrondini_, élu le 30 janvier 1592.] Tandis qu'à Rome et à Florence les lettres et les arts éprouvaient ces vicissitudes, elles avaient dans plusieurs autres états d'Italie, une existence brillante, mais agitée; l'émulation était presque générale, entre les princes, à qui les protégerait le plus; mais ces princes étaient environnés de circonstances orageuses peu favorables à cette émulation. La guerre, qui s'était allumée dès la fin du siècle précédent, prit dans le seizième un nouveau degré de fureur, lorsque la lutte élevée entre l'Empire et la France, dont l'Italie était le théâtre, devint la lutte entre deux prétendants à l'Empire, et qu'elle eut pour champions Charles-Quint et François Ier. Le Milanais avait perdu ses ducs; la plupart des autres principautés, entraînées dans le tourbillon des révolutions plutôt militaires que politiques, changèrent plusieurs fois de fortune et de maîtres, et les lettres se trouvèrent enveloppées dans ces fréquentes alternatives. Pendant le peu de temps que François Ier. fut maître de Milan, il se fit gloire d'accorder aux arts et aux lettres le même accueil, les mêmes encouragements qu'ils avaient reçus avant lui. C'est là qu'il sentit se développer ces nobles goûts dont la nature lui avait donné le germe; c'est de là qu'il amena en France des savants et des artistes qui firent, pour la nation entière, ce que l'Italie avait fait pour lui; et si quelque chose put dédommager la France des désastres que lui causèrent les inclinations belliqueuses de son roi, c'est que, sans ses guerres imprudentes, le siècle de François Ier. n'eût peut-être pas encore été pour elle le premier siècle des arts. Après qu'il eut perdu le Milanais, et cette fois sans retour, Maximilien Sforce, qui le lui avait cédé et s'était retiré en France, ne recouvra pas ce duché. Ce fut son frère, François-Marie, que Charles-Quint y rétablit[157]. Mais l'état précaire où il fut toujours, et peut-être le peu de goût qu'il avait pris pour les lettres dans les agitations où sa famille avait vécu, l'empêchèrent de rien faire pour elles. [Note 157: En 1525.] La race des Sforce et le duché de Milan s'éteignirent en lui. Charles-Quint resté, après la mort de ce prince[158], en possession du Milanais, l'était auparavant du royaume de Naples; rien n'annonce qu'il se soit occupé du progrès des lettres dans ces deux états: elles lui étaient au moins indifférentes; et l'historien Robertson assure même, qu'élevé par ce rude théologien, Adrien d'Utrecht, que nous avons vu figurer parmi les papes, Charles avait annoncé de bonne heure de l'aversion pour les sciences[159]. Les vice-rois, ou commandants, qui le représentaient à Milan et à Naples, n'eurent pas tous, il est vrai, la même indifférence ou le même éloignement que leur maître; mais à Naples, le plus fameux de ces commandants, don Pèdre de Tolède, aimait trop l'inquisition pour ne pas haïr les lettres. On sait quels mouvements causa dans le royaume son obstination à y vouloir introduire cet odieux tribunal. Parmi les hommes puissants qui lui résistèrent, on distingue le prince de Salerne _Ferrante San Severino_[160], protecteur éclairé des lettres, ami et patron d'un poëte alors célèbre, mais depuis éclipsé par la grande célébrité de son fils. _Bernardo Tasso_, fidèlement attaché à ce prince dans sa disgrâce, y fut enveloppé. Sa ruine et son exil furent, comme nous le verrons dans la suite, les premières infortunes qui assaillirent l'enfance et la jeunesse du Tasse, son fils, destiné à en éprouver tant d'autres. [Note 158: En 1535.] [Note 159: _Hist. de Charles V_, l. I.] _San Severino_ n'était pas le seul grand qui, avant ses malheurs, donnât aux lettres, dans ce royaume, l'encouragement qu'elles ne recevaient plus du gouvernement même. L'illustre maison des _Aquaviva_, et celle des Davalos, se distinguèrent entre les familles qui les protégèrent le plus généreusement. Deux frères _Aquaviva_, ducs d'Atri, se montrèrent, dès le commencement de ce siècle, pleins d'ardeur et de libéralité pour elles[161]; ils laissèrent même tous deux quelques ouvrages[162]; et cette famille eut encore après eux, dans le militaire[163] et dans l'Église[164], des hommes qui se rendirent célèbres par leur amour pour les lettres et par leur savoir. [Note 160: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 101.] [Note 161: L'un de ses frères se nommait Mathieu, et l'autre Bélisaire; ils moururent tous deux en 1528. (Voyez _Mazzuchelli, Scrit. ital._, t. I, part. I.)] [Note 162: _Mazzuchelli_ en donne la liste, _loc. cit._] [Note 163: Jean-Jérôme _Aquaviva_, dont le _Boccalini_ parle dans ses _Ragguogli di Parnasso_, cent. II, ragg. 85.] [Note 164: Octave, fils du précédent, archevêque de Naples et cardinal.] Les Davalos, originaires d'Espagne, mais établis à Naples dès le siècle précédent, eurent encore plus de renommée. Il n'est presque point de recueils de vers publiés alors qui ne soient remplis de leurs louanges; et les dédicaces d'ouvrages de tout genre, qui leur furent adressées, sont innombrables. Ferdinand-François Davalos, marquis de Pescaire, né à Naples, se distingua surtout comme guerrier, et fut l'un des plus grands capitaines de ce siècle. Ce fut lui qui contribua le plus au gain de cette bataille de Pavie, où François Ier. perdit tout, _fors l'honneur_[165]. Il mourut à Milan la même année[166], à peine âgé de trente-six ans, des suites des blessures qu'il avait reçues dans cette bataille. Il avait montré, dès sa jeunesse, beaucoup de goût pour les lettres, et continuait de les cultiver et de les honorer parmi le fracas des armes. Il avait épousé la fameuse _Vittoria Colonna_, l'une des femmes poëtes les plus célèbres qu'ait eues l'Italie; et l'éclat des talents de sa femme, et de la protection qu'elle accorda aux lettres rejaillissait sur lui. [Note 165: Mot justement célèbre de ce roi chevalier.] [Note 166: 1525.] Ferdinand laissa pour héritier Alphonse Davalos, marquis _del Vasto_, son cousin, et c'est celui-ci surtout que la littérature italienne compte parmi ses plus illustres Mécènes. Il acquit aussi un grand nom dans la carrière des armes, où son bonheur ne fut troublé qu'à la fin. Gouverneur du Milanais et de tous les états de l'empereur en Italie, la cour qu'il tenait à Milan devint le rendez-vous des lettres et des arts. Paul Jove, dans ses éloges des plus illustres guerriers[167], _Luca Contile_, dans ses lettres[168], le _Muzio_, dans les siennes[169], et plusieurs autres auteurs contemporains, le représentent comme l'un des hommes de son siècle le plus beau, le plus rempli de grâces et d'amabilité dans ses manières, de régularité dans ses moeurs, de goût et de talent pour la poésie, de magnificence et de dignité dans toute sa conduite. La conversation des hommes de lettres et des savants était presque le seul délassement qu'il se permît; il les fixait auprès de lui par les agréments de son commerce autant que par ses bienfaits. Chaque jour il s'entretenait avec eux sur des questions d'histoire, de cosmographie, quelquefois même de théologie, selon le goût du temps, mais le plus souvent de poésie. Il savait aussi les employer dans les affaires, et les chargeait de négociations importantes, relatives, soit à la politique, soit à la guerre[170]; même dans ses voyages, il n'interrompait point l'usage de ses entretiens et de ses exercices littéraires. Nous avons, dans une lettre du _Muzio_[171], la description d'un de ses voyages dans le Piémont, de Vigevano à Mondovi «Pendant la route, écrivait-il, le Marquis a toujours été dans la compagnie des Muses; il a fait jusqu'à douze sonnets et une épître de plus de cent vers, en réponse à une de moi; il m'a obligé à composer tous les jours. En voyageant à cheval, nous faisions des vers comme à l'envi; nous nous écartions du cortége; quand j'avais fait un sonnet, j'allais à lui pour le lui réciter; il en faisait autant avec moi. Chaque soir, en arrivant à nos logements, j'écrivais ce que j'avais composé pendant le jour, et je le lui portais; il écrivait aussi ses vers, et me les envoyait ou me les remettait lui-même quand je l'allais voir.» Depuis ce temps, les grands ne voyagent plus à cheval, mais on voit que ce n'est pas la seule différence qu'il y ait entre leurs voyages et ceux d'Alphonse Davalos. [Note 167: _Elog. Viror. bello illustr._, p. 335.] [Note 168: T. I, p. 58, 69, 90.] [Note 169: Edit. de Florence, 1590, p. 66.] [Note 170: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 69, où il cite une lettre de _Luca Contile_.] [Note 171: _Ub. supr._] Et ce n'était pas pour son plaisir qu'il parcourait ainsi le Piémont; c'était comme général des armées de l'empereur. La guerre s'était allumée; les Français tenaient encore au-delà des Alpes; Alphonse marchait contre eux, et il marchait à sa perte. Peu de temps après, il livra la bataille de Cérisoles: il y fut vaincu et blessé. On profita de sa défaite pour le desservir auprès de l'empereur. Accusé de concussions et d'abus d'autorité dans son gouvernement, il se rendit à la cour pour se justifier, fut mal reçu, et revint mourir, non des ses blessures mais de chagrin, à Vigevano[172]. Heureux, s'il n'eût pas souillé sa gloire par un acte de barbarie contraire aux droits les plus sacrés, en faisant assassiner deux ambassadeurs[173] que François Ier. envoyait à Venise pour passer à Constantinople; et cela pour saisir, dans leurs papiers, des secrets qu'il n'y trouva pas! [Note 172: Mars 1546. Il n'avait que quarante-trois ans.] [Note 173: L'un d'eux était César Frégose, qui s'était retiré en France après avoir été général des Vénitiens. _In questo tempo_, dit _Mazzuchelli, Cesare Fregoso mentre andava a Venezia ambasciatore del Rè Francesco I fu ucciso per ordine del marchese del Vasto governatore di Milano_. (_Scrittor. ital._, t. III, article _Bandello_, p. 202.)] Mais toutes puissantes qu'étaient ces deux familles, et celle des _Rangoni_ de Modène, et quelques autres encore dont les lettres ont gardé les plus honorables souvenirs, c'étaient pourtant des familles privées et sujettes, qui ne pouvaient rendre d'aussi grands services aux sciences et aux arts que celles qui conservaient, même dans de petits états, leur souveraineté. On doit mettre au premier rang les princes de la maison d'Este, ducs de Ferrare. On les a vus, dès le quinzième siècle, ouvrir dans leur cour un asyle aux lettres. Nicolas III, Lionel, Borso, Hercule Ier., eurent tous le même penchant pour elles. Alphonse Ier., fils d'Hercule, lui succéda en 1505; il ne régna pas moins de trente ans; mais toujours en guerre, tantôt avec les Vénitiens, tantôt avec les papes, Jules II, Léon X et Clément VII, dépouillé par eux de Modène, de Reggio, et d'autres villes de ses états, qu'il ne recouvra que vers les dernières années de sa vie[174]; enfin, éprouvé par les plus cruelles traverses, il ne serait pas surprenant qu'il n'eût pu s'occuper de l'encouragement des lettres. Il le serait d'autant moins, qu'il était lui-même peu lettré. Une jeunesse faible, et presque toujours languissante, lui avait interdit l'étude; la guerre et les affaires ne lui avaient pas laissé le temps de réparer ce défaut d'éducation; cependant la cour de Ferrare ne cessa point sous son règne d'accueillir les savants, les artistes et les poëtes. Elle était bâtarde du pape Alexandre VI. Il suffit, parmi ces derniers, de nommer le grand Arioste, et d'être prévenus dès à présent, comme nous le verrons mieux dans la suite, que si ce poëte eut à se plaindre du cardinal Hippolyte, frère d'Alphonse, il ne cessa jamais de jouir auprès du duc lui-même de la plus grande faveur. [Note 174: Il fut remis dans la possession paisible de tous ses états en 1531, par l'empereur Charles V, qui y ajouta même la principauté de Carpi. Il mourut en 1534.] Tout ce qui entourait Alphonse aimait les lettres et les honorait comme lui; son secrétaire et son ministre de confiance, _Pistofilo_ de Pontremoli, était un homme de lettres: il aimait les antiquités, les médailles, dont il avait formé une très-belle collection. Le _Bembo_, _Giraldi_, _Strozzi_, et d'autres auteurs, vantent son goût pour la poésie; et l'on trouve de lui, dans plusieurs recueils, des vers, médiocres à la vérité, mais qui prouvent qu'au milieu des occupations d'un ministère et des distractions d'une cour, il savait réserver quelques moments pour les muses. Lucrèce Borgia, femme du duc, à qui l'on peut reprocher, il est vrai, outre la tache de sa naissance[175], celle de ses moeurs[176], du moins pendant la première partie de sa jeunesse, devenue duchesse de Ferrare, tint sa cour avec autant de décence que de grâce, et se montra protectrice zélée des savants, des gens de lettres, et surtout des poëtes. [Note 175: Elle était bâtarde du pape Alexandre VI.] [Note 176: Elle fut accusée d'un commerce incestueux avec ses frères, et même avec le pape son père. Les historiens les plus graves, en Italie, en Angleterre et en France, ont répété cette accusation. M. Roscoë presque seul a pris la défense de Lucrèce, dans une dissertation qui termine le premier volume de son _Histoire de Léon X_.] Enfin le cardinal Hippolyte, non moins généreux que son frère, politique et guerrier comme lui, avait sur lui l'avantage d'une éducation cultivée et de connaissances personnelles très-étendues, surtout dans les mathématiques et la philosophie. Quant à cette dernière faculté, on sait à quel genre d'études on donnait alors ce nom, et ce que c'était au seizième siècle que la philosophie d'un cardinal; mais il paraît qu'il était très-avancé dans les mathématiques, et qu'il les aimait passionnément. _Celio Calcagnini_, célèbre astronome, qui lui dédia sa _Paraphrase des météores d'Aristote_, s'était souvent entretenu avec lui sur ces matières, et avait admiré son savoir[177]. Dans le voyage que le cardinal fit en Hongrie, en 1518, _Calcagnini_, qui l'accompagnait, lui fit connaître l'astronome Ziegler, dont Hippolyte goûta l'entretien, apprécia les connaissances et les découvertes, et qu'il admit dans son amitié. Le cardinal, de retour en Italie, fit inviter Ziegler à l'y venir trouver, et lui destina la chaire de mathématiques alors vacante dans l'université de Ferrare; Ziegler accepta, mais il partit trop tard, et lorsqu'il arriva en Italie, le cardinal venait de mourir à l'âge de quarante ans[178]. Il n'est pas étonnant que, d'après la nature de ses études, il préférât un mathématicien à un poëte, et qu'il prît tant d'amitié pour Ziegler dans le temps même où il disgraciait l'Arioste. Il serait cependant moins célèbre si l'Arioste ne l'avait pas tant vanté dans son _Orlando_; et ni les calculs de Ziegler, ni ceux de _Calcagnini_, ne pouvaient lui donner autant de renommée qu'une seule stance de ce poëme qu'il jugea si ridiculement, et dont il récompensa si mal l'auteur. Nous reviendrons, dans la vie de l'Arioste, sur ce trait peu honorable de celle du cardinal. [Note 177: _Calcagnini Oper._, p. 426, cité par Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 35.] [Note 178: Il était né en 1480: ce que l'Arioste exprime énigmatiquement dans la quatrième stance de son trente-cinquième chant. Astolphe, avant de partir du monde de la lune, voit les Parques qui filent la vie et la destinée des hommes; il voit une quenouille plus belle et plus brillante que toutes les autres. Il demande à S. Jean, qui l'accompagne, ce que c'est que cette quenouille, quand commencera et à qui appartiendra la vie dont elle contient le fil. L'Évangéliste lui apprend que cette vie _Venti anni principio prima avrebbe Che col M e col D fosse notato L'anno corrente dal verbo incarnato_.] Hercules II, fils et successeur d'Alphonse, vécut dans des temps plus calmes, et put donner plus facilement l'essor à son penchant généreux pour les sciences, les arts et les lettres. Il les cultivait lui-même; il écrivait avec élégance en prose et en vers. Curieux d'antiquités, il rassembla une collection de médailles admirable pour ce temps-là, et il peut être regardé comme le premier auteur du célèbre musée de Ferrare[179]. Les édifices et les palais dont il embellit sa capitale, les accroissements considérables qu'il fit à la ville de Modène, prouvent son goût pour les arts, ses inclinations grandes et libérales. S'il eût eu besoin d'y être excité, il l'eût été sans doute par la duchesse sa femme, Rénée de France, fille de Louis XII. Douée d'un esprit aussi pénétrant qu'élevé, Rénée aimait l'étude et les sciences, savait le grec et le latin, et fit instruire dans ces deux langues ses deux filles, Anne et Lucrèce. On parle peu des talents et des connaissances de Léonore, leur troisième soeur, et cependant elle est en quelque façon plus connue dans l'histoire des lettres. Elle l'est par la passion qu'elle inspira, dit-on, à un grand poëte, et par les malheurs mêmes du Tasse dont on croit qu'elle fut en partie la cause. Rénée, leur mère, fut la bienfaitrice de tous les hommes célèbres qu'elle put rassembler à sa cour, ou que ses libéralités purent atteindre. En avançant en âge, elle s'enfonça dans des études plus abstraites; elle eut le malheur d'aller jusqu'à la théologie. Calvin, qui fut quelque temps caché à Ferrare, accueilli d'elle comme l'étaient tous les savants, s'empara de son esprit, lui souffla ses hérésies: elle était aussi instruite qu'il le fallait pour croire les comprendre. Les désagréments que son entêtement, pour les erreurs de Calvin, lui firent éprouver du vivant de son mari et après sa mort, ne sont pas de mon sujet[180]; mais il m'est permis de déplorer le malheur de ces temps, où des opinions inintelligibles, qui faisaient ailleurs couler le sang, portaient le trouble dans une cour paisible, et pouvaient rendre misérable la fin d'une vie si utilement employée à cultiver et à encourager les lettres. [Note 179: _Musoeum Estense_, Tiraboschi, ub. supr., p. 37.] [Note 180: Voy. Muratori, _Antich. Est._, part. II, p. 389, etc.] Hercule II avait, ainsi qu'Alphonse son père, un frère cardinal appelé Hippolyte comme son oncle; on le nomme Hippolyte le jeune, pour le distinguer de cet oncle qu'on appelle l'ancien. Evêque de Ferrare et archevêque de Milan comme lui, possédant de plus, en France, l'archevêché d'Auch et plusieurs riches bénéfices, il le surpassa en magnificence et en amour pour les sciences et pour les arts. Ce siècle eut peu de princes qui pussent l'égaler en luxe, en faste et en grandeur. Il n'en faut pas d'autres preuves que la délicieuse et superbe _villa_, qu'il fit construire à Tivoli, dont il existe des descriptions si magnifiques[181], et qui, telle qu'elle est encore aujourd'hui, paraît justifier tous les éloges qu'on en a faits. Tantôt dans cette belle retraite, et tantôt à Ferrare, ce prince de l'Église tenait une cour splendide. Les plaisirs de l'esprit étaient pour beaucoup dans ses jouissances; il s'entretenait chaque jour avec des savants, et s'amusait à table à écouter les disputes qui s'élevaient entre eux sur des questions de littérature ou de philosophie. On prendrait, dit le célèbre Muret dans une de ses lettres[182], la cour du cardinal Hippolyte pour une académie, tant on y voit rassemblés d'hommes instruits; et il ajoute que, quoique le cardinal ne fût pas lui-même très-savant, il prenait beaucoup de plaisir à leur conversation, et en rapportait toujours quelque connaissance. Le même Muret, grand admirateur de François Ier., comme il devait l'être à titre de savant et de français, compare, dans un autre endroit, le cardinal Hippolyte à ce roi[183], et met en doute si l'un a mieux mérité que l'autre le nom de père des lettres. Il est vrai qu'il devait sa fortune au cardinal, qu'il lui avait été attaché pendant quinze ans, qu'il avait joui de sa confiance dans les affaires les plus importantes, et, qu'à Tivoli surtout, il ne s'écoulait pas un jour où Hippolyte ne se plût à passer seul avec lui plusieurs heures dans de libres et doux entretiens[184]. La reconnaissance de Muret peut avoir un peu enflé les éloges; mais cette reconnaissance même est une preuve qu'ils étaient fondés. [Note 181: Entre autres le _Tiburtinum Hippolitty Estii_, d'_Uberto Foglietta_.] [Note 182: L. I, ép. 23.] [Note 183: Dans la dédicace qu'il lui fait de ses _Varioe lectiones_.] [Note 184: Tiraboschi, t. VII, part. I, p. 41.] Alphonse II, successeur d'Hercule, son père, fut le prince de cette famille qui eut le règne le plus long et le plus brillant. Dans un espace de trente-huit ans[185], ce ne fut, pour ainsi dire, à sa cour, qu'une suite de fêtes, de spectacles, de joûtes, de tournois, de chasses, de voyages, de réceptions de princes étrangers et d'ambassadeurs. Alphonse II ne se signala pas moins par sa bienfaisance que par son goût pour les arts, par sa magnificence en bâtiments, par le nombre et les brillants uniformes des gardes dont il était environné, enfin par tout ce qui contribue au luxe et à l'éclat de la cour la plus somptueuse. On aime à voir, parmi tant d'objets de dépenses, les aumônes qu'il répandait sur les pauvres de ses états[186], quoique l'on aimât encore mieux qu'il n'y eût point eu de pauvres dans les petits états d'un prince si magnifique. [Note 185: Depuis 1559 jusqu'en 1597.] [Note 186: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 42.] Ses ancêtres avaient fondé et successivement accru la bibliothèque, dont on fait remonter jusqu'au marquis Lionel, la première création; mais il était réservé au duc Alphonse II de rivaliser sur ce point avec Sixte V et Cosme Ier., peut-être même de les surpasser. Leur soin principal avait été de rassembler des manuscrits; Alphonse en ajouta un grand nombre à ceux qu'il possédait déjà; mais de plus, il donna ordre, dès l'instant même de son avénement, que, sans regarder à la dépense, on lui achetât tous les livres publiés depuis l'invention de l'imprimerie, c'est-à-dire depuis un siècle; et, peu de mois après, cet ordre était déjà presque entièrement exécuté[187]. Il ne cessa, depuis lors, d'augmenter ce riche dépôt; et s'il eût eu, comme les Médicis, des successeurs qui eussent pu suivre ses traces, la bibliothèque d'Este aurait pu aller de pair avec les plus grandes et les plus belles de l'Europe; mais nous verrons bientôt que ce bonheur lui fut refusé. Il eut fort à coeur de faire prospérer l'université de Ferrare, et n'épargna rien pour que les plus savants professeurs qu'eût alors l'Italie, vinssent s'y fixer. Sa cour était le rendez-vous des hommes les plus distingués dans tous les genres; et l'on y comptait un grand nombre de femmes qui joignaient le mérite des connaissances et du goût pour les lettres, aux avantages de la naissance et de la beauté. [Note 187: _Id. ibid._, p. 182.] Pour plus de ressemblance avec son père et son aïeul, Alphonse II eut aussi un frère, le cardinal Louis d'Este, qui, à l'exemple des deux cardinaux Hippolyte, n'eut point de plus grand plaisir que d'accueillir les savants, de les entretenir, et de passer avec eux les jours entiers, soit à Rome ou dans ses voyages, soit dans les jardins de sa charmante _villa_ de _Belriguardo_, qu'il habitait auprès de Ferrare[188]. C'est au cardinal Louis que le Tasse fut premièrement attaché. Il le fut ensuite au duc lui-même. Nous verrons ailleurs le bien et le mal qu'il reçut des deux frères. Ce que l'Arioste avait souffert dans cette cour, n'était rien auprès de ce que le seul rival qu'il ait dans la poésie épique y devait souffrir. Il était de la destinée des deux plus grands poëtes de ce siècle d'illustrer, par les productions de leur génie, les princes de la maison d'Este, et de devoir à l'ingratitude de ces princes tous leurs malheurs. Grande leçon qui ne corrige pas les princes, et qui ne corrige pas non plus les poëtes! [Note 188: Voyez les lettres de Muret, l. I, ép. 23, etc.] Rien ne paraissait manquer au bonheur et à l'illustration de la maison d'Este. Sans parler de sa gloire dans les armes, de l'accroissement qu'elle avait donné à ses états, et de ses grandes alliances, à ne considérer Ferrare que comme une seconde patrie des lettres et des arts, elle pouvait se comparer à Florence, et ses ducs étaient devenus les rivaux des Médicis; mais Alphonse II mourut sans enfants[189], et toute cette prospérité s'évanouit. César d'Este, son cousin, qu'il avait institué, par testament, son successeur, et qui fut proclamé par les magistrats de Ferrare, le jour même de la mort d'Alphonse, était né d'un fils naturel d'Alphonse Ier. Le duc avait ensuite légitimé ce fils, en épousant sa mère[190]. Le judicieux Muratori le prouve dans ses _Antiquités de la maison d'Este_, et le répète dans ses _Annales_[191]; les historiens de Ferrare le prouvent de même[192]; mais il convenait au pape Clément VIII de ne pas admettre ces preuves. Sa chambre apostolique, qui aurait été sans doute désavouée par les apôtres, déclara le duché de Ferrare dévolu au Saint-Siége, _pour fin de lignée ou pour d'autres causes_, ce sont ses termes[193]. Le Saint-Père fulmina une bulle terrible contre César d'Este, et ne lui donna que quinze jours pour comparaître devant lui, et pour se démettre provisoirement du duché de Ferrare entre ses mains. César ne se pressant pas d'obéir, Clément fit marcher contre lui vingt-cinq mille hommes d'infanterie et quelques mille chevaux. Il rappela de Hongrie ses troupes commandées par son neveu J.F. _Aldobrandini_, cette affaire l'intéressant, selon l'expression de Muratori[194], plus que la guerre contre les Turcs. [Note 189: En 1597.] [Note 190: _Laura Eustochia_.] [Note 191: An 1597.] [Note 192: _Agostino Faustini_, _Andrea Morosino_, _Cesare Campana_, cités par Muratori, _ub. supr._] [Note 193: _Ob lineam finitam, seu ob alias causas_. (Muratori, _loc. cit._)] [Note 194: _Loc. cit._] Ferrare, prise entre deux armées, fut remplie d'émissaires qui n'épargnèrent rien pour soulever un peuple tranquille contre son prince légitime. Enfin, la main pontificale lança son dernier foudre; la bulle d'excommunication frappa César et quiconque des rois ou princes chrétiens oserait lui prêter secours. Le nouveau duc n'avait ni assez de troupes pour résister seul, ni assez d'argent pour en lever d'autres, ni peut-être assez de fermeté pour tenir tête à la fois aux armes du pontife et à ses bulles. «Les princes ses alliés n'osèrent, dit encore Muratori[195], lever même un doigt pour le défendre, et se bornèrent à de vaines représentations auprès du pape. César, forcé de céder, remit entre les mains de ce puissant et violent ennemi le duché de Ferrare et toutes ses dépendances. Il ne lui fut permis de garder que Modène et Reggio. Clément, après avoir célébré à Rome, par des fêtes éclatantes, ce nouvel accroissement des états de l'Église, voulut en prendre possession en personne. Il y fit une entrée solennelle[196], et y reçut pendant plusieurs jours les hommages des ducs de Mantoue, de Parme, etc., qui venaient en tremblant baiser les pieds du terrible pontife. Ce qu'il y eut de plus honteux, c'est que parmi les princes qui lui rendirent cet hommage, dans plusieurs villes où il s'arrêta en allant de Rome à Ferrare, on vit à Rimini le nouveau duc de Modène, ce même César d'Este qu'il dépouillait du duché de Ferrare, et que l'orgueilleux pape récompensa de cet acte d'humilité plus que chrétienne, en donnant à son frère Alexandre d'Este le chapeau de cardinal. [Note 195: _Ibid._] [Note 196: Le 8 mai 1598.] C'est ainsi que disparut cette puissance qui avait eu tant d'éclat, et que Ferrare cessa d'être en Italie l'une des plus illustres métropoles des lettres et des arts. Je n'ajouterai pas: c'est avec cette modération et cette justice que le chef d'une religion, qui certes n'autorise rien de pareil, opprima un prince faible et s'enrichit de sa dépouille. Je ne fais point de réflexions; je raconte ou plutôt j'indique simplement les faits, et seulement autant qu'il le faut pour que l'on suive de l'oeil les diverses fortunes et les révolutions, non des états, mais des lettres. César d'Este, en se retirant à Modène avec sa famille, y transporta tout ce qu'il put du riche mobilier qui ornait son palais de Ferrare. Heureusement il n'oublia pas la bibliothèque, objet des soins de plusieurs ducs et surtout d'Alphonse II; mais ce transport d'une collection si considérable, la précipitation et la confusion d'un tel déplacement, la négligence des uns, la mauvaise foi et l'avidité des autres, ne purent manquer d'y occasioner des pertes irréparables[197]. Elle en éprouva peut-être encore à Modène, où ni César, ni ses trois ou quatre premiers successeurs ne s'occupèrent de la faire mettre en ordre et placer dans un lieu convenable. Ce ne fut que vers la fin du siècle suivant qu'elle attira l'attention d'un duc de Modène[198], qui fit arranger les livres, et leur donna un bibliothécaire, et c'est au commencement du dix-huitième siècle qu'un autre duc[199] l'enrichit considérablement en livres imprimés et en manuscrits, et lui fit élever le bâtiment magnifique où elle est encore aujourd'hui. C'est à la garde de cette bibliothèque précieuse qu'ont été successivement préposés deux savants qui ont rendu de si grands services à l'histoire littéraire, Muratori et Tiraboschi. C'est dans les nombreux manuscrits de cette belle collection qu'ils ont puisé les monuments authentiques et les notions aussi sûres qu'abondantes dont ils ont enrichi le monde littéraire. Elle a conservé le titre de Bibliothèque d'Este, _Biblioteca Estense_, qui rappelle tout ce que la littérature et les sciences durent à cette famille, déchue de ses grandeurs, mais non pas de toute sa gloire. [Note 197: Tiraboschi, t. VIII, l. I, c. 4.] [Note 198: François II.] [Note 199: François III.] Les Gonzague, d'abord marquis et ensuite ducs de Mantoue, avaient commencé, dès le quatorzième siècle, à montrer du goût pour les lettres; toutes les branches de cette nombreuse et illustre famille furent à l'envi, dans le seizième, les dignes émules des princes d'Este et des Médicis, par leur magnificence, par les bienfaits dont ils comblèrent les savants; et peut-être les surpassèrent-ils par les talents littéraires que plusieurs d'entre eux firent briller. François de Gonzague, marquis de Mantoue au commencement de ce siècle, presque toujours enveloppé dans les guerres qui désolaient alors l'Italie, protégea cependant les lettres et surtout la poésie. Frédéric son fils, premier duc de Mantoue, surpassa de bien loin ses ancêtres par son luxe, par les spectacles et les fêtes théâtrales qu'il fit donner à sa cour, et par les édifices somptueux qu'il fit bâtir. Alors les beaux-arts semblèrent naître pour Mantoue, et Jules Romain, fixé par les bienfaits de Frédéric, y répandit toutes les richesses de son génie. Tous les ducs qui se succédèrent pendant le reste de ce siècle, continuèrent à l'envi d'encourager les arts et d'embellir Mantoue. Les gens de lettres et les savants eurent en eux de généreux protecteurs, et souvent même des amis. Le duc Vincent surtout s'honora d'être l'ami du Tasse dans le temps de ses plus grands malheurs[200], et cet illustre infortuné trouva en lui autant de consolations que de secours. [Note 200: Ce duc vécut jusqu'en 1611.] Les ducs de Guastalla, seconde branche des Gonzague, ne se signalèrent pas moins. Après Don _Ferrante_, chef de cette branche, César son fils et sa fille Hippolyte ne se bornèrent pas à protéger les sciences et les lettres, ils les cultivèrent tous deux avec succès. La princesse Hippolyte joignît aux études les plus sérieuses du talent pour la poésie, et l'on trouve de ses vers dans les recueils de ce temps[201]. César aimait surtout la philosophie et les antiquités; il fonda une académie à Mantoue[202], qui devint l'une des plus célèbres de l'Italie. Le Tasse a fait, dans un de ses dialogues[203], de grands éloges de cette académie et de son fondateur. [Note 201: Voyez _Rime di diverse donne_, recueillies par _Domenichi_.] [Note 202: Celle des _Invaghiti_.] [Note 203: _Trattato delle dignità_, Oper. ediz. Firenz., 1724, t. III, p. 129.] Une troisième branche des Gonzague, celle des ducs de Sabionette, ne doit pas être oubliée dans l'histoire des lettres[204] L'un d'eux, nommé Louis, à qui sa valeur militaire avait acquis le surnom très-peu littéraire de Rodomont, ne se distingua pas moins dans la poésie que dans les armes. Outre plusieurs pièces de vers imprimées dans divers recueils, c'est de lui que sont les douze stances à la louange de l'Arioste, que l'on trouve dans plusieurs éditions de l'_Orlando_. Son fils Vespasien, l'un des plus braves et des plus habiles capitaines de ce siècle, ne fit point de vers, mais il rendit aux lettres et aux arts de plus grands services: il fit rebâtir en entier la ville de Sabionette. Elle fut achevée en peu d'années, et la largeur et l'alignement des rues, l'architecture des maisons particulières, la beauté des temples, la symétrie de la place publique, les statues et les autres productions des arts dont il l'embellit, enfin les belles fortifications dont il l'entoura, excitèrent une admiration générale[205]. [Note 204: Elle descendait de Jean-François, fils de Louis Ier., marquis de Mantoue. (Tiraboschi, _ub. supr._, p. 54.)] [Note 205: _Id. ibid._ p. 58.] Il y fonda des écoles de langues grecque et latine, et des pensions pour les professeurs. Son palais était toujours rempli de gens de lettres et de savants, dont la conversation faisait ses délices. Il mourut en 1591, dans la ville qu'il avait fait bâtir. Il montra, mieux peut-être que tout autre prince, ce qu'ils pourraient faire tous, même dans de petits états, s'ils avaient son goût pour les arts et ses nobles inclinations. Le cardinal Scipion de Gonzague appartient à cette branche[206]. Ses premières études, qu'il fit à Padoue, furent toutes littéraires. Il fonda dans cette ville l'académie des _Eterei_, qui eut, peu de temps après, la gloire de compter parmi ses membres le Tasse et le Guarini. Scipion de Gonzague en suivit assidûment les travaux tandis qu'il habita Padoue. En avançant en âge, il conserva toujours du goût pour les objets de ses premières études. Guarini soumit à son examen le manuscrit du _Pastor Fido_; Scipion fut l'ami de ce poëte, et le fut encore plus du Tasse, qui lui confia aussi son poëme avant de le publier. Le cardinal se fit honneur de lui servir de secrétaire, et copia ce poëme en entier de sa main. Pendant le séjour que le Tasse fit à Padoue, Scipion lui témoigna la plus tendre amitié. Il ne voulut point qu'il eût d'autre chambre, d'autre table, et même, ajoute-t-on, d'autre verre que le sien[207]. [Note 206: Il était petit-fils de Pirrhus de Gonzague, qui était frère de Louis Ier., père de Rodomont.] [Note 207: Voyez Tiraboschi, _ub. supr._, p. 59.] Plusieurs autres Gonzague, ou de l'une ou de l'autre branche, s'illustrèrent encore dans les lettres: tel fut surtout un _Curzio_ de Gonzague, qui a laissé beaucoup de poésies, une comédie[208] et même un poëme héroïque[209] dont nous aurons occasion de parler. Plusieurs femmes de cette famille se firent aussi connaître, soit par la protection qu'elles accordèrent aux lettres, soit même par leur ardeur à les cultiver et par leurs talents. Il est donc vrai de dire qu'entre toutes les maisons souveraines d'Italie, pendant ce siècle, sans en excepter les Médicis et les princes d'Este, aucune ne posséda dans les lettres un nom plus justement acquis, et une gloire plus personnelle que les Gonzague. [Note 208: _Gli Inganni_.] [Note 209: _Il Fidamante_.] Les trois la Rovère, ducs d'Urbin, qui se succédèrent pendant ce même siècle[210], quoique souvent troublés par des orages politiques, se montrèrent animés du même zèle pour le progrès et l'encouragement des lettres. Leur cour, aussi splendide que celles des princes les plus magnifiques de ce temps, mit aussi une partie de son luxe à rassembler et à honorer les savants. Le troisième de ces princes, François-Marie II, égala ses deux prédécesseurs en amour des lettres, et eut sur eux l'avantage d'être plus lettré. Élevé par le célèbre _Muzio_, instruit dans toutes les parties des sciences par les plus habiles maîtres[211], son délassement le plus doux, dans les moments de liberté que lui laissaient les affaires, était de s'entretenir, non-seulement avec des littérateurs, des orateurs et des poëtes, mais avec des professeurs de philosophie, d'histoire naturelle, de théologie et de mathématiques. Époux de l'une des deux savantes et aimables filles du duc Hercule d'Este et de Rénée de France, secondé par elle dans son goût éclairé pour les jouissances de l'esprit, il fit de sa capitale, qui formait presque tout son état, le rendez-vous de ce qu'il y avait de plus distingué dans les lettres. Cette cour devint l'émule de la cour de Ferrare, et lui survécut peu de temps. Le duc François-Marie II, parvenu, sans enfants, à une extrême vieillesse, se laissa persuader de se démettre en faveur du pape Urbain VIII[212]. Ce duché fut ainsi réuni à l'état ecclésiastique, et cessa, comme le duché de Ferrare, d'être compté parmi ces petits états, devenus des centres d'émulation et d'activité littéraires, dont l'action simultanée contribua tant à l'illustration de ce beau siècle. [Note 210: François-Marie de la Rovère, adopté par son oncle _Guidabaldo_ de _Montefeltro; Guidabaldo_ son fils, et François-Marie II son petit-fils.] [Note 211: Il les nomme tous dans sa vie, qu'il a écrite lui-même, et que l'on trouve imprimée, _Nouveau Recueil de Calogerà_, t. XXIX. Il avait aussi écrit, pour un fils qu'il perdit très-jeune, un _Traité d'Éducation_, que l'on conserve manuscrit à Florence. Voyez en tête de sa vie, _loc. cit._, ce que dit à cet égard l'éditeur. Voyez aussi Tiraboschi, _ub. supr._, p. 64.] [Note 212: En 1626; le duc avait près de quatre-vingts ans.] Enfin les ducs de Savoie, malgré les désastres qu'ils éprouvèrent, furent loin de se tenir étrangers à cette action. Charles III, chassé de presque tous ses états, ne put réaliser les espérances qu'il avait données d'abord[213]; mais son fils Emanuel-Philibert, qui recouvra le Piémont et ce que Charles avait perdu de la Savoie, politique aussi habile que brave guerrier, ne se vit pas plutôt raffermi sur son trône[214], qu'il voulut l'entourer de ce que la culture des sciences et des lettres ajoute à la prospérité des petits comme des grands états. Son mérite est d'autant plus grand, que ni son peuple, ni lui, ne paraissaient préparés à cette révolution. Maître d'un pays encore presque barbare, élevé lui-même dans les camps, il sut exciter dans ses sujets l'amour du savoir et l'émulation des études. La science des lois, la philosophie, telle qu'elle était alors, les belles-lettres mêmes, et jusqu'à l'éloquence italienne, furent cultivées avec succès[215]. L'université, dont il ne trouva en quelque sorte qu'une ombre réfugiée à Mondovi[216], fut d'abord régénérée dans cette ville, et pourvue, à grands frais, d'habiles professeurs, tandis que les Français occupaient Turin; elle fut rétablie ensuite avec splendeur dans la capitale, lorsqu'Emanuel-Philibert en fut redevenu maître[217]. Turin devint dès-lors une des villes d'Italie où les sciences fleurirent avec le plus de gloire; et après le règne de ce grand prince, qui ne fut que de vingt ans[218], le Piémont put le disputer, pour la culture des lettres et le bon goût, avec toutes les autres provinces de l'Italie et de l'Europe[219]. [Note 213: Il mourut à Verceil en 1553.] [Note 214: 1559.] [Note 215: _Istoria della Italia occidentale di M. Carlo Denina_, t. III, l. X, c. 12.] [Note 216: Tiraboschi, _ub. supr._, p. 97.] [Note 217: Elle lui fut rendue en 1562; mais il paraît que l'université n'y revint qu'en 1564, et même en 1566. (Tiraboschi, _loc. cit._)] [Note 218: Il mourut en 1580.] [Note 219: M. Denina, _loc. cit._] On voit qu'à une époque où l'Italie fut si continuellement et si universellement agitée par la guerre, il n'y eut presque aucune de ses parties où ne se fît sentir ce mouvement général des esprits, ni presque aucun de ses gouvernements qui ne contribuât à l'imprimer et à l'entretenir. Ce n'est pas la seule époque où l'on ait vu fleurir au milieu des armes ce qu'on nomme les arts de la paix: mais il n'en est aucune, depuis les beaux siècles de la Grèce, où le goût des arts et des lettres ait été aussi vif et aussi universel, où il ait paru presque à la fois autant d'hommes de génie et autant de princes dignes de les apprécier et de leur servir d'appui; aucune enfin dont il soit resté, dans un seul pays, autant de monuments littéraires. Je vais maintenant, sans me laisser décourager par l'immensité de l'entreprise, essayer de faire connaître les principales productions, dans tous les genres, qui illustrèrent ce siècle fameux. Puissé-je mettre assez d'ordre dans la division des matières, assez de clarté et d'équité dans la manière de les présenter, pour venger les bons auteurs italiens des jugements précipités dont ils ont trop souvent été l'objet en France, et pour continuer, selon mon pouvoir, à laver les Français du reproche que les Italiens leur font d'avoir mis dans leurs jugements trop de précipitation et d'injustice! CHAPITRE III. _De la poésie épique en Italie, au seizième siècle, et d'abord de l'épopée romanesque; sources dans lesquelles les faits et le merveilleux dont elle se compose ont été puisés_. On avait vu en Italie, au quinzième siècle, un phénomène unique dans l'histoire des lettres. Une langue consacrée et fixée par les grands écrivains en vers et en prose, avait disparu tout à coup. La nation qui l'avait vue éclore et se perfectionner dans son sein, avait oublié à l'écrire; et lorsque vers la fin du même siècle, des écrivains ingénieux voulurent lui rendre la vie, il leur en avait coûté presque autant d'efforts qu'à ses premiers créateurs; mais ces efforts ne furent pas perdus; Laurent de Médicis, Politien, et les autres poëtes que nous avons vus fleurir à cette époque, redonnèrent à la langue poétique italienne une seconde vie. Ce fut un appel général, auquel répondirent de toutes parts les hommes de génie que le seizième siècle vit naître; ils retrouvèrent les traces de cette prose arrondie, périodique, cicéronienne de Boccace; de cette coupe harmonieuse, de ce style pur, animé, poétique de Pétrarque. Le Dante seul, quelle qu'en fût la cause, resta sans imitateurs comme sans rivaux. Cependant le progrès des études littéraires, et la connaissance devenue presque générale des anciens auteurs, avaient multiplié les genres de poésie; et si quelques poëtes bornèrent leur gloire à redonner au sonnet et à la _canzone_ ce caractère d'élévation, de force et de noblesse, que leur avait d'abord imprimé le prince des lyriques italiens, sans pouvoir jamais égaler sa sensibilité ni sa grâce, d'autres, en bien plus grand nombre, s'essayèrent dans l'épopée, dans la tragédie, dans la comédie, dans la pastorale, dans la satire, dans le poëme didactique, en un mot, dans tous les genres. Le plus grand et le plus noble de tous, celui de l'épopée, doit le premier attirer notre attention; d'abord à cause de son importance, ensuite parce qu'en renaissant en Italie, il s'y composa d'éléments nouveaux, et fit mouvoir des machines poétiques différentes de celles des Grecs et des Romains; et enfin, parce qu'ayant trouvé sur notre route, à la fin du quinzième siècle[220], les premiers essais de ce genre qui devait être porté à une si grande perfection dans le seizième, nous avons différé d'en parler, pour rassembler ici dans une série non interrompue tout ce qui regarde l'origine et les progrès de la poésie épique. [Note 220: Voyez t. III de cet ouvrage, p. 537 et 542.] Mais avant de revenir sur le _Morgante_ du _Pulci_, sur le _Roland amoureux_ du _Bojardo_, sur le _Mambriano_ de l'aveugle de Ferrare, et de remonter jusqu'à quelques autres qui les ont précédés, nous devons rechercher quels étaient ces nouveaux éléments, ces machines poétiques toutes nouvelles qu'avait à sa disposition le génie des modernes, et qu'il substitua, dans une espèce d'épopée particulière, au merveilleux de la mythologie des anciens. Cette épopée nouvelle influa, chez les Italiens, sur celle qui renaquît de l'épopée antique, et y mêla, non-seulement ses fictions, mais quelque chose de sa manière de décrire et de raconter; elles restèrent cependant très-distinctes l'une de l'autre, et forment deux classes séparées, dont l'une est désignée par le titre de _romanesque_, et l'autre par le nom d'_héroïque_. Nous verrons mieux par la suite que nous ne le pourrions faire à présent ce qu'elles ont de commun et ce qui les distingue. L'épopée romanesque, ou le roman épique, dont nous allons nous occuper, est un genre trop aimé des Italiens, et qui tient une trop grande place dans leur littérature, pour qu'ils n'en aient pas fait la matière de plusieurs écrits; mais ce qu'ils ont dit sur l'origine du roman épique et de ce nom même de roman, sur la source des traditions historiques qui y sont altérées de cent façons, et de l'espèce de merveilleux qu'on y emploie, tout cela surabonde peut-être, et cependant ne suffit pas. Il y faut joindre quelques notions plus récentes et plus sûres; et sans perdre de temps à balancer les différentes opinions, tirer de toutes un résultat qui satisfasse une curiosité raisonnable. Nous ne ferons venir le nom de _roman_ d'aucune des sources d'où le tirent les deux principaux auteurs italiens[221] qui ont écrit sur ce sujet. _Giraldi_[222] croit que ce nom est venu du mot grec _rome_[223], qui signifie force. On ne doit entendre, dit-il, par _roman_, autre chose qu'un poëme dont des chevaliers robustes sont les héros[224]; d'autres, il en convient, veulent que ce nom vienne des Rhémois, ou habitants de Rheims, _Rhemenses_, et en italien _Remensi_, à cause de leur archevêque Turpin, qui donna plus que tout autre, par ses écrits, matière à ces sortes d'ouvrages appelés _romanzi_, romans[225]; il croit enfin pouvoir dire, et c'est avec plus de vérité, que ce genre de poésie a pris chez les Français sa première origine, et peut-être aussi son nom[226]. Selon _Pigna_[227], l'opinion commune est bien que l'on donnait, en vieux français, le nom de _roman_ aux annales; que les guerres qui y étaient racontées furent aussi connues sous ce nom, et qu'ensuite on le donna, par extension, aux récits de ce genre, quelqu'éloignés de la vérité, ou quelque fabuleux qu'ils fussent; mais cette dérivation ne lui plaît pas; il en préfère une plus ancienne, et croit la voir dans le nom des Rhémois, _Remensi_[228], non pas à cause de leur archevêque, mais parce que ce peuple étant, selon Jules César, le plus fidèle et le plus brave de ceux qui, depuis, ont composé la France, les Provençaux, qui célébrèrent les premiers dans leurs poésies la valeur et la bonté du peuple français, donnèrent à leurs poëmes guerriers le nom de _Remensi_, qui était celui des principaux chevaliers de France; de même que les anciens appelaient héroïque ce même genre de poëmes, du nom des héros qui étaient alors les premiers parmi les gens de guerre[229]. Il rejette également l'opinion qui fait venir ce nom de _Romulus_, à cause de l'enlèvement des Sabines, et celle qui le tire du mot grec _romè_, force. Mais si l'on veut le faire dériver du grec, il croit que ce nom vient de _romei_, qui signifie hommes errants, pélerins, de tels poëmes ne parlant que de guerriers qui voyagent, ou de chevaliers errants. On peut dire pourtant, selon lui, que le nom de _romanci_ peut être donné aux poëtes mêmes qui font des poëmes de cette nature, l'usage ayant passé, de la Grèce en Occident, d'aller, de ville en ville et sur les places publiques, chanter au peuple rassemblé les faits d'armes et les aventures d'amour qui font le sujet ordinaire des romans[230]. Sa conclusion définitive est que ce genre de poésie ayant été traité principalement en France, l'origine tirée de l'éloge donné par César aux Rhémois, n'est pas mauvaise; mais que la véritable doit être que ce furent les Rhémois eux-mêmes qui célébrèrent leurs propres exploits et ceux de leurs compatriotes, comme faisaient les Bardes chez les anciens Celtes, dont les _Rhemenses_ étaient en quelque sorte la fleur[231]; que le but des uns comme des autres était, en louant les grands exploits, d'engager à les imiter; que ce fut à peu près ainsi qu'écrivit l'archevêque Turpin, qui était Rhémois, et qui fut le premier et le principal auteur de romans[232]. [Note 221: _Gio. Bat. Giraldi Cinthio_ et _Gio. Bat. Pigna_. Ce dernier était disciple de l'autre. Leurs deux ouvrages parurent la même année; ils s'accusèrent mutuellement de plagiat. _Giraldi_ prétendit que _Pigna_, qu'il avait admis non-seulement à ses leçons de belles-lettres, mais à ses entretiens et à ses communications les plus intimes, lui avait pris toutes ses idées. _Pigna_ soutint au contraire dans le début même, ou dans le _prooemium_ de son livre, que l'ayant fait sept ans auparavant, lorsqu'il n'en avait encore que dix-sept, il l'avait confié à _Giraldi_, son maître; que celui-ci l'avait gardé plusieurs années, en avait pris toute la substance, et avait ensuite usé d'artifice pour tirer de lui, sur le même sujet, une demande à laquelle il avait feint de ne faire que répondre publiquement. Les deux auteurs se brouillèrent sans retour, et _Giraldi_ quitta la cour de Ferrare, où _Pigna_ était en faveur. Le docteur _Barotti_ (_Memorie de' Letterati Ferraresi_, t. I) avoue qu'il est difficile de discerner, dans deux assertions aussi contraires, laquelle mérite le plus de foi; et Tiraboschi (t. III, part. II, p. 289) range ce fait parmi les problêmes historiques dont on ne trouvera peut-être jamais la solution.] [Note 222: _Discorsi intorno al comporre de' Romanzi_, etc. _Vinegia, Giolito_, 1554, in-4°.] [Note 223: Grec: Romê.] [Note 224: _Ub. supr._, p. 5.] [Note 225: _Ibidem_.] [Note 226: _Id._, p. 6.] [Note 227: _De' Romanzi. Vinegia, Valgrisi_, 1554, in-4°.] [Note 228: P. 12.] [Note 229: _Ibidem_.] [Note 230: _Ibidem_.] [Note 231: _Ub. supr._, p. 13.] [Note 232: P. 14.] Pour réduire à l'unité et rapprocher de la vérité toutes ces opinions divergentes, nous nous rappellerons ce qu'en parlant des Troubadours provençaux nous avons dit précédemment de cette langue qui se forma des débris de la langue latine, mêlés avec ceux des langues du nord, et qui, divisée en plusieurs branches, dont le provençal et le vieux français furent les principales, prit le nom général de langue romane ou romance[233]. Tout ce qu'on écrivit d'abord dans l'un ou l'autre dialecte de cette langue, en prose ou en vers, sur des sujets sacrés ou profanes, vrais ou fabuleux, fut appelé _Romant_, _Romanzo_, ou _Romance_, du nom même de la langue. Ce titre fut ensuite plus particulièrement affecté aux fictions historiques rimées. Les Troubadours provençaux s'emparèrent de cette forme poétique, et amusèrent les cours de l'Europe par leurs inventions et par leurs chants. Les Trouvères français, non moins répandus au-dehors, charmèrent et l'étranger et la France par des récits chevaleresques plus étendus, et par de plus longues fictions. On continua d'appeler _Romant_ leurs narrations, où la fable était mêlée avec l'histoire, et les faits d'armes avec les galanteries et les récits d'amour. Enfin, lorsque les autres nations suivirent cet exemple, et produisirent, comme à l'envi, de ces histoires fabuleuses, elles leur donnèrent aussi ce nom de roman, qui était en quelque manière consacré. [Note 233: T. I, p. 247 et 248.] Il ne s'agit pas ici d'examiner avec notre savant Huet[234], tous les genres d'ouvrages anciens et modernes auxquels on peut donner ce titre, ni de nous enfoncer avec le volumineux _Quadrio_[235], dans des recherches sur l'origine, les progrès, le sujet et l'autorité des romans, sur leurs formes diverses chez les différentes nations, sur l'histoire de la chevalerie, ses institutions et ses lois; enfin sur la nature du roman, la définition qu'on en doit faire et les règles qu'on y doit observer. Bornons-nous à l'espèce de romans que nous trouvons à cette époque introduite dans la poésie italienne, à ces romans devenus une épopée inconnue aux anciens, en un mot, aux romans épiques, et voyons le plus clairement et le plus brièvement que nous pourrons, où les Italiens ont puisé les principales aventures que l'on y raconte, et l'espèce de merveilleux qui en fait la machine poétique. [Note 234: Dans sa lettre à Segrais sur _l'Origine des Romans_, ouvrage très-superficiel de ce très-savant homme.] [Note 235: _Della Stor. et della rag. d'ogni poes._, t. VI, l. II, Distinz. I.] L'opinion assez généralement répandue, et qui a été adoptée par le docte Saumaise[236] et par d'autres savants, est que l'invention de ces sortes de fictions appartient aux Persans, qui la transmirent aux Arabes, de qui elle passa aux Espagnols, et des Espagnols à tous les autres peuples de l'Europe. Huet n'est pas de cet avis. Il y oppose les histoires romanesques de Thelesin et de Melkin, composées dans la Grande-Bretagne, dès le sixième siècle, tandis que la trahison du comte Julien et l'entrée des Arabes en Espagne ne datent que du huitième[237]. Thelesin, maître du fameux Merlin[238], écrivit une histoire des faits et entreprises du roi Artus ou Arthur, qui est la première source de tous les romans dont ce roi et ses chevaliers de la Table ronde sont les héros. Il était contemporain d'Artus, et florissait vers l'an 540. Melkin, un peu plus jeune, composa quelque temps après un roman de la Table ronde[239]. Les Anglais se trouvent donc alors les premiers créateurs de ces romans de chevalerie. Le _Quadrio_[240] copie ce raisonnement et ces faits, de l'évêque d'Avranche, quoiqu'il ne le cite pas. [Note 236: Cité et réfuté par Huet, _ub. supr._, p. 70 et suiv.] [Note 237: En 712. Il y faut ajouter le temps nécessaire pour que les fictions des Arabes fussent adoptées par les Espagnols, et répandues par eux en Europe.] [Note 238: _Thelesinus, vel Teliesinus Helius, Britannus vates, philosophus, poëta, rhetor et mathematicus insignis..... inter coeteros discipulos memorabiles habuit Merlinum illum Caledonium.... Thelesinus autem multum, tum versu, tum prosâ, tum latinè, tum britannicè eleganter scripsit: Acta regis Arthuri_, lib. I; _Vaticinalem historiam_, l. I; _Vaticiniorum quorumdam_, lib. II; _Diversorum Carminum_, lib. I, _et alia plura Vixit anno. Virginei parius_ 540, _regnanti apud Britannos Arthuro_. Joan. Pitsei _Angli_, etc. _Relationum Historicarum de rebus Anglicis_. Paris, 1619, in-4°., p. 95.] [Note 239: _Melchinus Avalonius... Britannicus vates, poëta, historicus et astronomus non contemnendus; in eo tamen reprehensione dignus quod aliquando fabulosa veris committere videatur... scripsit autem: de antiquitatibus Britannicis_, lib. I; _de gestis Britannorum_, lib. I; _de regis Arthuri mensâ rotundâ_, lib. I; _et alia quoedam. Claruit anno post adventum Messioe_ 560, _Britannico imperio sub rege Malgocuno corruente_. (_Ibid._, p. 96.)] [Note 240: _Ub. supr._] Mais cette matière a été beaucoup plus approfondie par l'anglais Thomas Warton, dans son _Histoire de la poésie anglaise_[241]. Il est d'autant moins suspect qu'il rend aux Arabes l'honneur d'une invention que ces deux auteurs ont voulu leur enlever en faveur de sa nation. Son système est contraire, en plusieurs points, aux opinions de _Giraldi_, de _Pigna_, de Saumaise, de Huet, du _Quadrio_ et de quelques autres auteurs laborieusement érudits sur un sujet aussi futile en apparence que les romans, mais qui acquiert de l'importance par le rang que ce genre de poëmes occupe dans l'histoire littéraire moderne. [Note 241: _The History of english poetry, from the close of the eleventh to the commencement of the eighteenth century_, etc., London, 1775, 3 vol. in-4°.] Les fictions orientales apportées en Espagne par les Arabes, au huitième siècle, se répandirent promptement en France et en Italie. Selon notre savant anglais[242], il paraît que, de toutes les parties de la France, l'ancienne Armorique ou la Bretagne fut celle où ces inventions furent le mieux reçues. Les preuves en subsistent dans le Musée britannique, où se retrouve un grand nombre de nos anciens titres littéraires qui manquent à nos propres bibliothèques. «Il y existe[243], dit-il, un recueil d'anciens romans de chevalerie qui paraissent composés par des poëtes bretons.» On connaît les communications intimes qui existèrent entre la Bretagne et quelques parties de l'Angleterre, principalement avec le pays de Galles. Ce pays fut le théâtre de la plupart des exploits célébrés dans les romans bretons; les chevaliers passaient fréquemment d'un pays à l'autre; le langage des deux contrées était le même et l'est peut-être encore[244]. C'est un dialecte de l'ancien celtique, ou, comme le prétendent nos antiquaires bretons, c'est dans toute sa pureté la langue même des anciens Celtes. Mais il en résulte un argument contre la gloire littéraire que M. Warton veut attribuer à la Bretagne. Tous les romans en vers dont il cite des fragments, pour prouver qu'ils furent composés en Bretagne, sont écrits en vieux français, et non point en bas-breton ou celtique, qui n'y avait aucun rapport[245]. Les auteurs de ces romans étaient donc des poëtes français qui racontaient les faits d'armes des chevaliers de Bretagne et du pays de Galles, et non des poëtes bretons proprement dits; à moins que les fragments rapportés par l'auteur anglais ne soient des traductions d'anciennes chroniques bretonnes, faites en vieux français, soit directement sur ces chroniques mêmes, soit d'après une première traduction latine[246]. Quoi qu'il en soit, il est à remarquer que le pays de Galles, ou Wales, et celui de Cornouailles furent souvent réunis sous les mêmes lois et le même prince; que les poëtes gallois célébraient souvent les héros cornouailliens dans leurs romans ou ballades; que les mêmes fables étaient populaires dans les deux pays, et que, notamment celle du roi Artus, ne l'était pas moins dans l'un que dans l'autre[247]. [Note 242: _Dissertation on the Origin of Romantic fiction in Europe_, en tête du vol. I de l'ouvrage ci-dessus.] [Note 243: _British Museum_, manuscrit Harl., 978, 107.] [Note 244: «La ressemblance entre les deux langues est encore telle, dit M. Warton (Dissertation citée), que lors de notre dernière conquête de Belle-Isle, ceux de nos soldats qui étaient du pays de Galles étaient entendus des paysans.»] [Note 245: En Bretaigne un chevalier Pruz et curteis, hardi et fier.... .................................. Il tient son chemin tut avant, A la mer vient, si est passez, En Totaneis est arrivez. Plusurs reis ot en la terre, Entre eus eurent estrif et guerre, Vers Excestre en cil païs. .......................... La chambre est peinte toute entur. Venus la devesse d'amur Fu tres bien dans la peinture. Le traiz mustrés e la nature Coment hum deit amur tenir E lealment e bien servir, Le livre Ovide ou il enseine, etc. Ces trois passages et d'autres encore, cités par M. Warton (_ub. supr._, p. 3, notes), et tirés du recueil conservé dans le Musée britannique, sont écrits en français du douzième et du treizième siècles, et point du tout en breton ou celtique, qui est encore aujourd'hui le même qu'il était alors.] [Note 246: A la fin de plusieurs chants ou _lais_ de ce même recueil, il est dit, ajoute M. Warton, que ce sont des poètes de Bretagne qui les ont faits; et il y en a un qui finit ainsi: Que cest kunte ke oï avez Fut Guigemar le lai trovez, Q'hum fait en harpe e en rote; Bone en est à oïr la note. (_Ibidem_.) Ces quatre vers sont français. Ils terminent le lai de Gagemer, l'un de ceux que contient le manuscrit 7989-2 de notre Bibliothèque impériale. Marie de France, qui en est l'auteur, le donne pour traduit, ainsi que plusieurs autres, de l'original breton. L'on verra bientôt plus clairement ce que c'était que ces traductions.] [Note 247: Warton, _ub. supr._, p. 7 et 7.] Mais voici un monument dont les Bretons paraîtraient avoir plus de droit de se vanter. Vers l'an 1100, Walter ou Gualter, savant archidiacre d'Oxford, voyageant en France, se procura en Bretagne une ancienne chronique écrite en breton ou en langage armoricain, intitulée: _Bruty-Brenhined_, ou Brutus de Bretagne. Il apporta ce livre en Angleterre et le communiqua au célèbre Geoffroy de Monmouth[248], bénédictin gallois, très-savant dans la langue bretonne, qui le traduisit en latin. Geoffroy ne dissimule pas, au commencement de son livre, qu'il y avait ajouté, sur le roi Artus, diverses traditions qu'il tenait de son ami Gualter, et que celui-ci avait probablement recueillies, soit dans le pays de Galles, soit en Bretagne[249]. Le sujet de cette chronique, dépouillé de tous ses ornements romanesques, est la descendance des princes welches ou gallois, depuis le troyen Brut ou Brutus, jusqu'à Cadwallader, qui régnait au septième siècle. C'était alors une manie généralement répandue chez les peuples de l'Europe, de vouloir descendre des Troyens, et nos anciens chroniqueurs n'ont pas manqué de revendiquer pour nous la même origine[250]. Il est impossible de fixer au juste le temps où fut écrit l'original breton de cette histoire; mais de fortes raisons portent à croire qu'elle était faite de plusieurs morceaux composés en différents temps, et qu'ils le furent tous du septième au neuvième siècle[251]. [Note 248: Geoffroi était archidiacre de Monmouth; il fut ensuite fait évêque de St.-Asaph, au pays de Galles, en 1151. Quelques auteurs l'ont appelé Geoffroy Arthur, à cause de l'emploi qu'il avait fait dans son ouvrage des fables du roi Arthur.] [Note 249: C'est là ce que dit M. Warton, _ub. supr._ Mais dans les deux éditions de Paris du livre de Geoffroy, dont je me suis servi, je n'ai point trouvé ces aveux; ces éditions ont pour titre: _Britannoe utriusque regum et priacipum origo et gesta insignia ab Galfrido monemutensi ex antiquissimis Britannici sermonis monumentis in latinum traducta_. Parisiis, _apud Jodocum Badium Ascensium_, 1508, in-fol.; 1517, pet. in-4°. Geoffroy dit dans sa dédicace à Robert, duc de Glowcester, fils naturel du roi Henri I, que c'est Gualter lui-même qui l'a prié de traduire en latin cette très-ancienne histoire, qui contient les annales de la Grande-Bretagne, depuis Brutus Ier., roi des Bretons, jusqu'à Cadwallader, dont il place la mort au 1er. mai 689 (l. IX, ch. 6, vers la fin, édit. de 1517, fol. CI). Il ajoute qu'il a fait cette traduction sans vouloir ajouter aucun ornement oratoire à la simplicité de l'original, dans la crainte que les lecteurs ne lui reprochassent d'avoir voulu plutôt briller par un beau style, que rendre cette histoire intelligible pour eux. Il n'y a que les prophéties de Merlin qu'il avoue avoir ajoutées, à la prière d'Alexandre, évêque de Lincoln, un de ses protecteurs, mais qu'il dit traduire aussi du langage breton en latin. _Prophetias Merlini de Britannico in latinum transferre_. Voyez prologue du IVe. livre, _ub. supr._, fol. LII.] [Note 250: Voyez _Hunibaldus Francus_ qui écrivit au sixième siècle une Histoire de France, commençant au siége de Troie, et finissant au règne de Clovis. _Scriptores Rerum Germanic._, recueillis par Simon Schardius, t. I, p. 301, éd. de Bâle, 1574, in-fol.] [Note 251: Voyez ces raisons dans la dissertation ci-dessus de M. Warton, p. 9 et suiv. Il en résulte, contre l'opinion de cet auteur, que ce n'est pas des Arabes que les Bretons avaient reçu les fictions dont cette histoire est remplie, puisque leurs conquêtes en Espagne ne datent, comme Huet l'a fort bien observé, que du huitième siècle. On verra plus bas une origine plus vraisemblable de ces fictions.] Or cette chronique ou cette histoire, qui paraît devoir contenir les idées originales des auteurs welches, gallois ou bretons, porte dans plusieurs de ses parties le caractère des inventions arabes. Les géants Gog et Magog, appelés par les Arabes Jagiouge et Magiouge[252], jouent un grand rôle dans leurs romans: dans l'histoire de Geoffroy de Monmouth, Goëmagot est un géant de douze coudées de haut, qui s'oppose à l'établissement de Brutus dans la Grande-Bretagne[253], et qu'un des chefs de l'armée de Brutus[254], homme modeste et de bon conseil, mais terrible pour les géants, enlève, met sur ses épaules, et précipite dans la mer. Le roi Arthur tue un autre géant sur la montagne de Saint-Michel en Cornouailles[255]; et ce géant était venu d'Espagne, dont les Maures ou Arabes étaient alors les maîtres; et ce géant lui en rappelle un autre nommé Rython, si terrible, qu'il s'était fait un vêtement des barbes de tous les rois qu'il avait tués de sa main[256], ce qui n'avait pas empêché qu'Arthur ne coupât la sienne, après lui avoir abattu la tête[257]. Il est souvent question dans cette histoire de guerriers espagnols, arabes et africains; de rois d'Espagne, d'Egypte, de Médie, de Syrie, de Babylone, que ni les Bretons, ni les Gallois ne connaissaient alors; et les fictions y sont toutes gigantesques comme celles des poëtes orientaux. Les pierres énormes, douées d'une vertu magique, transportées par des géants des côtes d'Afrique en Irlande, et de là en Ecosse par les enchantements de Merlin; les métamorphoses produites par cet enchanteur au moyen de breuvages ou d'herbes magiques; le combat entre un dragon blanc et un dragon rouge, à la vue duquel il commence à prophétiser; toute sa prophétie, où il ne parle que de lions, de serpents et de dragons qui jettent des flammes; un langage prophétique attribué aux oiseaux; l'emploi fait, dans les enchantements et dans les prédictions, de connaissances astronomiques et de procédés des arts, alors étrangers à l'Europe; tout cela paraît entièrement arabe, et atteste l'origine orientale des fables dont l'histoire de Geoffroy de Monmouth, traduite du celtique ou du langage breton en latin, est remplie[258]. [Note 252: Warton, _ub. supr._, p. II et suiv.] [Note 253: _Galfrid. Monemut. ub. supr._, l. I, c. 9, fol. X, _apud_ Warton, l. I, c. 16.] [Note 254: Il se nommait _Corineus_, Troyen comme _Brutus_, et donna son nom au pays de Cornouaille, _Cornubia_, comme Brutus celui de _Britannia_ à toute l'île. (_Ub. supr._)] [Note 255: _Galfrid. Monem., ub. supr._, l. VII, c. 5, fol. LXXXII, _apud_ Warton, l. X, c. 3.] [Note 256: _Hic namque ex barbis regum quos peremerat fecerat sibi pelles_. (_Loc. cit._)] [Note 257: _Ibidem_.] [Note 258: Tout ceci est un extrait abrégé de la dissertation de Warton conférée avec l'histoire de Geoffroy de Monmouth, _passim_.] Voilà pour ce qui regarde le roi Arthur et sa Table ronde, l'une des deux sources les plus riches des romans de chevalerie; et, dans tout cela, n'oublions pas de remarquer qu'il n'est pas fait la moindre mention de Melkin ni de son roman, de Thélesin ni de son histoire[259]. [Note 259: On trouve pourtant dans la même dissertation, p. 61, Taliessin, ancien poëte ou barde, qui est sûrement le même que le Thelesin ou le Teliesin de Pitseus et de Huet, mais qui ne florissait, selon Warton, qu'en 570. Il a laissé un long poëme ou espèce d'ode, intitulée _Gododin_, en langage qui paraît avoir été celui des anciens Pictes, ou du moins tout-à-fait différent de celui des Welches ou Gallois, et presque inintelligible. Il y célèbre une bataille terrible soutenue contre les Saxons auprès de Cattraeth, où les Bretons furent défaits et périrent tous, excepté trois, dont ce barde était lui-même. Mais ce barde, auteur de chants ou odes, où il célèbre les faits d'armes de son temps, sans fictions et sans inventions romanesques, était-il en même temps historien? A-t-il laissé un livre des exploits du roi Arthur? M. Warton n'en a rien dit; et il lui donne le surnom d'Aneurin[A], dont à son tour Pitseus ne parle pas. Du reste, dans toute cette première dissertation, non plus que dans la seconde, ni dans tout l'ouvrage de M. Warton, il n'est nullement question de Melkin.] [Note A: _The Odes of Taliessin or Aneurin_. (_Loc. cit._)] L'autre source encore plus abondante est l'histoire, non moins fabuleuse, de Charlemagne et de ses douze paladins[260]. Ici l'archevêque Turpin est, pour la France, ce que Geoffroy de Monmouth est pour l'Angleterre; mais avec cette différence qu'il n'est même pas vrai que ce Turpin ait jamais écrit. La Vie de Charlemagne et de Roland, qu'on lui attribue[261], contient principalement la dernière expédition de cet empereur contre les Sarrasins d'Espagne, et la défaite de son arrière-garde à Roncevaux, où périt le fameux Roland par la trahison de Gannelon de Mayence. Dans cette Vie, que l'on suppose écrite au neuvième siècle, se trouvent quelques fictions assez conformes à celles de l'histoire de Geoffroy de Monmouth, et qui peuvent avoir la même origine, quoique la plupart tiennent encore plus des contes de la légende que des contes arabes. Mais, outre les apparitions, les prophéties et les miracles de saints, qui sont de la première espèce, on y voit des miracles de la féerie, des armes enchantées, et un géant invulnérable, qui appartiennent à la seconde. L'épée de Roland ne peut être brisée; c'est cette fameuse _Durenda_, que nous appelons Durandal, ainsi nommée, dit le chroniqueur, à cause des rudes coups qu'elle porte[262]; mais le géant Ferragut, à qui il a affaire, ne peut être blessé qu'au nombril. C'est là que Roland a l'adresse de le frapper, et il le tue. [Note 260: Du mot latin _palatini_, parce qu'ils étaient, à Paris, logés dans le palais du roi. _Furono detti paladini_, dit le _Pigna, perciò che erano del palagio reale_, etc. (_De' Romanzi_, p. 48.)] [Note 261: _J. Turpini Histor. de Vitâ Karoli magni et Rolandi._] [Note 262: _Durenda interpretatur durus ictus_, c. 22, éd. de Schardius. Le nom du géant est aussi significatif; _Ferracutus_, de _ferrum acutum_, fer aigu; nous en avons fait _Ferragus_, qui ne signifie rien, et les Italiens _Ferraù_, aussi insignifiant et plus barbare.] L'opinion la plus commune aujourd'hui est que cette chronique fabuleuse fut écrite, long-temps après, par un moine, sous le nom de Turpin. Voltaire, dit M. Warton, et ces paroles sont remarquables dans un savant tel que lui[263], Voltaire, écrivain dont les recherches sont beaucoup plus profondes qu'on ne l'imagine, et qui a développé le premier, avec pénétration et intelligence, la littérature et les moeurs des siècles barbares, a dit, en parlant de cette histoire de Charlemagne: «Ces fables, qu'un moine écrivit au onzième siècle sous le nom de l'archevêque Turpin[264].» [Note 263: Voltaire _a writer of much deeper research than is imagined, and the first, who has displayed the litterature and customs of the dark ages with any degree of penetration and comprehension_. (Dissert. I, p. 18.)] [Note 264: _Essai sur les Moeurs et l'Esprit des Nations_, à la fin du ch. 15, t. II, p. 54; t. XVII des Oeuvres complètes, édit. de Khel, in-12.] On pourrait même croire qu'elles ne furent écrites qu'après les croisades; le prétendu pélerinage de Charlemagne au saint sépulcre[265], et les armes et machines de guerre décrites en quelques endroits, et qui ne furent connues en Europe qu'après ces expéditions lointaines, autoriseraient suffisamment à le penser. Cependant, il est certain que ces fables existaient au commencement du douzième siècle, puisque le pape Calixte II, sans craindre de compromettre son infaillibilité, prononça, en 1122, que c'était une histoire authentique[266]. [Note 265: _Et qualiter Romoe imperator fuit, et dominicum sepulchrum adiit, et qualiter lignum dominicum secum attulit._ (Ch. 20, fol. 8, verso, de l'éd. de Schardius, Francfort, 1566, in-fol.)] [Note 266: Warton, _ub. supr._, p. 19 et 20.] Fut-elle originairement écrite en latin, ou traduite dans cette langue après avoir été écrite en vieux français? Les avis sont partagés sur cette question. Des critiques ont prétendu que cette histoire de Charlemagne et de Roland avait été apportée d'Espagne en France vers le douzième siècle; que les exploits miraculeux de cet empereur et de son neveu en Espagne, racontés dans les vingt-trois premiers chapitres, étaient inconnus en France avant cette époque, ou que l'on n'en connaissait qu'un petit nombre par des contes informes et des romances populaires dont ils étaient le sujet[267]. [Note 267: _Arnoldi Oienharti notit. utriusque Vasconiæ_, Paris, 1638, l. III, c. 3, p. 397. _N.B._ La traduction française de Turpin, qui existe manuscrite dans la Bibliothèque impériale (Nº. 8190), ne fut faite qu'au commencement du treizième siècle; elle est de Michel de Harnes, qui écrivait sous Philippe-Auguste. Les autres traductions sont toutes postérieures.] Quoi qu'il en soit, ces deux chroniques fabuleuses sont le fondement de tous les romans de chevalerie. C'est là que parurent pour la première fois les caractères principaux et les fictions fondamentales qui ont fourni une si ample matière à cette singulière espèce de composition poétique. Aucun livre, en Europe, n'avait parlé auparavant de géants, d'enchanteurs, de dragons, ni de toutes ces inventions monstrueuses et fantastiques; et quoique la longue durée des croisades ait transporté en Occident un grand nombre de fables du même genre, ajouté de nouveaux héros aux anciens, et d'autres objets merveilleux à toutes ces merveilles, cependant les fables d'Arthur et de Charlemagne, variées et accrues par ces embellissements, continuèrent de prévaloir dans les romans, et d'être le sujet favori des poëtes. L'analogie de ce qu'on peut appeler la partie mythologique de ces deux anciens monuments avec les fictions arabes, est sensible. Cependant, il existe une autre opinion sur l'origine des fables dont ils sont remplis; et il est d'autant plus intéressant de l'exposer ici, qu'en paraissant toute différente elle s'allie parfaitement avec la première, et que, loin de la contredire, elle vient à son appui. Il faut remonter jusqu'au temps où Mithridate, roi de Pont, obligé de fuir devant les Romains commandés par Pompée[268], se réfugia parmi les Scythes ou Goths qui habitaient le pays qu'on appelle aujourd'hui la Géorgie, entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne, sur les frontières de la Perse. Cet implacable ennemi des Romains réussit à soulever contr'eux ces peuplades guerrières; mais le génie de Rome et de Pompée l'emporta: elles furent vaincues, et, plutôt que de se soumettre, elles allèrent chercher un asyle vers le nord de l'Europe, sous la conduite de Woden ou Odin leur chef[269]. Ce conquérant fugitif soumit, sur sa droite, la Russie d'Europe, à sa gauche, les parties septentrionales et occidentales de la Germanie, laissa ses fils pour y commander, et perça lui-même jusqu'aux glaces du Danemarck, de la Suède et de la Norwège. Il établit parmi les Scandinaves la religion de sa patrie, dont il était lui-même le grand-prêtre; et comme il y apportait aussi des arts utiles, particulièrement la science des lettres dont on le disait l'inventeur, comme il gouverna long-temps avec gloire et avec sagesse, ses peuples se fondirent insensiblement avec les peuples vaincus; le pays entier finit par adopter, non-seulement leur culte, mais leurs lois et leur langage. Tout enfin, chez les Scandinaves, fut modifié par les institutions d'un législateur asiatique[270], et les idées, les traditions et les dogmes franchirent l'intervalle immense qui sépare la Perse de ces régions polaires. [Note 268: Environ vingt-quatre ans avant J.-C. Dans cette opinion, M. Warton s'appuie de l'autorité des écrivains qui ont le mieux traité des antiquités du Nord. Il est d'accord avec M. Mallet, dans son excellente introduction à l'Histoire de Danemarck; et M. Mallet, à qui les mêmes sources avaient été ouvertes, a puisé préférablement dans l'islandais _Torfæus_, historien de la Norwège, au commencement du dix-huitième siècle. L'auteur anglais ne cite l'auteur français que sur un ou deux points seulement, tandis que le rapport entre eux s'étend à l'opinion presque entière.] [Note 269: Son nom était _Sigge Fridulfson_, ou fils de Fridulphe. _Odin_ était le dieu suprême des Scythes; et _Sigge_ prit ce nom, soit qu'il eût su se faire passer pour un homme inspiré par les dieux, soit parce qu'il était le premier prêtre du culte qu'on rendait au dieu Odin. (Mallet, _ub. supr._, ch. 4).] [Note 270: Je dis modifié et non créé. M. Grâberg de Hemsô, dans son excellent ouvrage italien intitulé: _Saggio Istorico sugli Scaldi o antichi poeti Scandinavi_, Pise, 1811, in-8º., établit fort bien que la conquête de la Scandinavie faite par _Sigge_ ou _Odin_, ne changea en rien l'état civil, politique et moral de ces peuples, et que ce fameux législateur ne fit que le consolider davantage, en y imprimant les caractères d'un culte religieux plus circonstancié, d'un esprit tout guerrier, et de ce talent rare et sublime de régénérer les nations sans en détruire les institutions primitives. (P. 47, 48).] L'une des traditions, qui furent ainsi transportées dans le Nord, est celle de ces fées qui, sous le nom de Valkyries, président à la naissance et à la destinée des hommes, qui leur dispensent les jours et les âges, et qui déterminent la durée et les événements de la vie de chacun d'eux. On y voit aussi des génies lumineux qui habitent une ville céleste, et des génies noirs qui habitent sous la terre, ou de bons et de mauvais génies qui sont, en quelque sorte, les fées du sexe masculin[271]. «C'est ce dogme de la mythologie celtique ou scandinave, dit M. Mallet[272], qui a produit toutes les fables, la féerie, le merveilleux des romans modernes, comme celui des romans anciens est fondé sur la mythologie grecque et romaine.» Des pierres énormes, ou de longs rochers plantés debout, sur lesquels était posée une pierre platte d'une largeur immense, formaient les autels sacrés des Scandinaves et des autres nations celtiques[273]. On y reconnaît l'origine des pierres miraculeuses d'Irlande, dans le roman de Merlin. Les dragons ailés ne manquent pas dans l'_Edda_, dans le Code de la religion celtique, n'y eût-il que ce dragon noir qui dévorera les corps des malheureux condamnés au dernier jour[274]. Une simple erreur de mots peut aussi les avoir multipliés dans les fables puisées chez ces anciens peuples. L'art de fortifier les places y était très-imparfait. Leurs forteresses n'étaient que des châteaux grossièrement bâtis sur des rocs escarpés, et rendus inaccessibles par des murs épais et informes. Comme ces murs serpentaient autour des châteaux, on les désignait par un nom qui signifiait aussi dragons et serpents. C'était là que l'on gardait les femmes et les jeunes filles de distinction, qui étaient rarement en sûreté dans ces temps où tant de braves erraient de tous côtés cherchant des aventures; et cette coutume donna lieu aux anciens romanciers, qui ne savaient rien dire simplement, d'imaginer toutes ces fables de princesses gardées par des dragons, et délivrées par d'invincibles chevaliers[275]. [Note 271: _Edda_, fable 9.] [Note 272: Introd., ch. 6, p. 93, note.] [Note 273: _Ibid._, ch. 7, p. 104.] [Note 274: _Ibid._, ch. 6, p. 98.] [Note 275: _Ibid._, ch. 9, à la fin.] Parmi les arts que les Scythes ou les Goths d'Odin apportèrent aux Scandinaves, on doit surtout compter le talent poétique auquel ils se livraient avec le plus grand enthousiasme[276]. Leurs poésies ne contenaient pas seulement les éloges de leurs héros, mais leurs traditions populaires et leurs dogmes religieux. Elles étaient remplies de ces fictions que la superstition païenne la plus exagérée pouvait accréditer dans des imaginations presque sauvages. C'est à cette origine asiatique qu'il faut attribuer l'esprit capricieux et quelquefois extravagant, et les conceptions hardies, mais bizarres, qui nous étonnent dans les anciennes poésies du Nord; et ces images fantastiques n'y sont pas la seule trace d'une origine orientale; elles ont un genre de sublime et des figures de style d'un caractère particulier qui ne sont pas des marques moins certaines de cette origine[277]. [Note 276: Warton, Dissert. I, p. 29; Mallet, introd., etc., ch. 13, p. 338.] [Note 277: Warton, _ub. supr._, p. 29 et 30.] De tous temps les Scandinaves avaient aussi cultivé la poésie; leurs Scaldes, qui étaient chez eux ce que les Bardes étaient chez les Gaulois ou les Celtes[278], les accompagnaient dans leurs guerres et dans leurs incursions. Ils firent souvent de ces incursions dans le nord des Iles Britanniques; les Calédoniens sont regardés par d'habiles antiquaires comme une colonie scandinave, et l'on doit penser qu'au retour de la paix les Scaldes, possesseurs d'un talent agréable, étaient accueillis dans les cours des chefs écossais, irlandais et bretons, et propageaient ainsi le goût de leur art, la connaissance de leur langue, celle de leurs traditions poétiques, et leur renommée, source de leur fortune[279]. Les fictions d'Odin durent prendre une nouvelle consistance, surtout en Angleterre, lors de la conquête des Saxons et des invasions des Danois qui faisaient originairement partie des tribus scandinaves. C'est à l'histoire de la littérature anglaise qu'appartient l'examen des altérations que ces fictions éprouvèrent dans la suite, et du mélange qui se fit du caractère de poésie des Scaldes avec celui des Bardes welches et irlandais; nous devons nous borner à observer ces points de communication et cette transmission des fictions poétiques de l'Asie aux peuples du Nord et de la Scandinavie aux Iles Britanniques. [Note 278: «Le mot _skald_ ou _skiald_ vient de suédo-gothique _skalla_ ou _skialdre_, qui signifie résonner, sonner, retentir, etc.; comme celui de _barde_ vient d'un mot celtique qui a la même signification. Le principal emploi de ces poëtes était de faire retentir, par le moyen de leurs vers, chez les peuples présens et futurs, la louange et la mémoire des actions brillantes et des grands événemens qui faisaient époque dans l'histoire.» (_Saggio su gli Scaldi, etc._, p. 3).] [Note 279: Warton, _ub. supr._, p. 33 et 34; Mallet, introd., _loc. cit._] Il s'en fit de semblables dans les Gaules. Les Scandinaves avaient conquis, dès le quatrième siècle, des pays voisins de celui des Francs. Vers le commencement du dixième, une partie de la France fut envahie par les Normands ou hommes du Nord, rassemblés sous leur chef Rollon; et quoique ces étrangers prissent en général les moeurs et les usages des peuples vaincus, ils durent cependant répandre dans ces parties de la France, et de là dans la France entière, leurs fictions[280]. Alors l'art des Scaldes avait atteint son plus haut point de perfection dans le pays d'où ce Rollon était venu[281]. On suppose qu'il avait amené avec lui plusieurs de ces poëtes, qui transmirent leur art à leurs enfants et à leurs successeurs. Ceux-ci, en adoptant le langage, la religion, les opinions de leur nouvelle patrie, substituèrent les héros du christianisme à ceux des païens leurs ancêtres, et commencèrent à célébrer Charlemagne, Roland et Olivier, dont ils embellirent l'histoire par leurs fictions accoutumées de géants, de nains, de dragons et d'enchantements[282]. C'est sans doute par ce moyen que notre Bretagne fut imbue des opinions ou plutôt des fictions orientales qu'on retrouve dans l'histoire fabuleuse portée de Bretagne en Angleterre, et traduite par Geoffroy de Monmouth. Cette origine est plus naturelle que celle qui suppose que ces mêmes fables y furent apportées par les Arabes, dont les invasions se firent toujours dans le midi de la France. [Note 280: Warton, _ub. supr._, p. 55, 56.] [Note 281: M. Grâberg (_ub. supr._, p. 104) place l'époque la plus florissante de l'art des Scaldes dans les trois siècles qui s'écoulèrent depuis l'avènement de Harald au trône de Norwège, au neuvième siècle, jusqu'à la seconde moitié du treizième, où cet ancien art s'éteignit. Voyez _Ibid._, les causes de cette décadence, et p. 201-204, un tableau chronologique des Scaldes qui fleurirent dans chaque siècle, depuis le quatrième sous Odin, jusqu'au treizième inclusivement.] [Note 282: Warton, _loc. cit._, p. 60, note.] Cette circulation presque générale des inventions poétiques des Scaldes, et la popularité qu'il est naturel de supposer qu'elles durent acquérir, les enracinèrent pour ainsi dire en Europe. Dans les régions européennes où elles s'établirent d'abord, elles préparèrent les voies aux fictions arabes; dans les autres régions, elles les accompagnèrent et se combinèrent avec elles. Dans cette espèce de fusion il y avait tout à gagner pour les fictions du Nord. Les autres étaient plus brillantes, plus analogues à l'accroissement de la civilisation chez une nation ingénieuse et polie. Moins horribles et moins grossières, elles avaient dans leur nouveauté, leur variété, leur éclat, des moyens de séduction qui manquaient aux fables septentrionales. Aussi, si l'on veut comparer les enchantements tels qu'ils sont dans la poésie runique[283] ou scandinave avec ceux qui font le merveilleux des romans de chevalerie, on y trouvera des différences, toutes à l'avantage de ces derniers enchantements. Les premiers sont principalement composés de sortiléges et de charmes qui préservent des empoisonnements, émoussent les armes d'un ennemi, procurent la victoire, conjurent la tempête, guérissent les maladies ou rappellent les morts du tombeau; ils consistent à prononcer des paroles mystérieuses ou à tracer des caractères runiques. Les magiciens de nos romans sont surtout employés à former et à conduire une suite brillante d'illusions. Il y a une certaine horreur sauvage dans les enchantements scandinaves; la magie des romans présente souvent des visions et des fantômes agréables, souvent même, au milieu des terreurs les plus fortes, elle nous conduit à travers de vertes forêts, et fait sortir de terre des palais éclatants d'or et de pierreries: enfin, la magicienne runique est une Canidie, et la magicienne de nos romans une Armide[284]. [Note 283: On appelle runique la poésie scandinave, écrite en runes ou caractères runiques. «On ne peut douter, dit Court de Gebelin, que l'alphabet runique ne soit l'ancien alphabet connu sous le nom des Pélasges, et qui se conserva dans divers cantons du Nord, lorsque les Grecs s'en furent éloignés, en adoptant celui de vingt-deux lettres... On ne peut se dispenser de voir dans ces lettres (les runes) l'alphabet scytique, porté en Grèce par les Pélasges, long-temps avant Cadmus.» (Monde primitif, _Origine du langage et de l'écriture_, p. 462.) Voyez sur ces caractères la note 1 de l'ouvrage cité ci-dessus de M. Grâberg, _su gli Scaldi_, p. 29 et suiv.] [Note 284: Warton, _ub. supr._, p. 59, 60.] Avec leurs idées et leurs machines poétiques, les peuples du Nord répandirent aussi leurs inclinations, leurs institutions et leurs moeurs. De là vinrent cet amour et cette admiration exclusive de nos ancêtres pour la profession des armes; ces idées de point d'honneur, cette fureur du duel qui règne encore, et ces combats judiciaires qui heureusement n'existent plus, et les preuves par l'eau, par le feu, si long-temps regardées comme infaillibles, et toutes ces idées populaires, encore subsistantes, de magiciens, de sorciers, d'esprits et de génies cachés sous la terre ou dans les eaux. De-là aussi quelques habitudes sociales, propres, ce qui est très-remarquable, à adoucir les moeurs en même temps que tout le reste ne pouvait que les endurcir, et surtout, parmi ces habitudes, celle de placer les femmes au rang qu'elles avaient chez ces peuples, et où partout ils les firent monter. Aucun trait ne distingue plus fortement les moeurs des Grecs et des Romains de celles des modernes, que le peu d'attention et d'égards que les premiers avaient pour les femmes, le peu de part qu'ils leur accordaient dans la conversation et dans le commerce de la vie, et le sort tout différent dont elles jouissent chez les nations policées de l'Europe. L'invasion des Goths est l'époque de ce changement. Ce sont des barbares qui ont fait faire à la civilisation ce pas immense, et l'origine de la galanterie européenne est due à des guerriers féroces[285]. Ils croyaient qu'il existait dans les femmes quelque chose de divin et de prophétique. Ils les admettaient dans leurs conseils, et les consultaient dans les affaires les plus importantes de l'état. Ils leur confiaient même la conduite des grands événements qu'elles avaient prédits. On trouve dans Tacite[286] et dans d'autres historiens[287] des traces de cette confiance et de ce respect. Il résultait, de ces priviléges, qu'ils accordaient à un petit nombre de femmes une déférence et une tendre vénération pour le sexe entier. S'il ne jouissait pas partout de la préséance, au moins dans la constitution de ces peuples y avait-il entre les deux sexes une parfaite égalité. [Note 285: Warton, _ub. supr._, p. 65; Mallet, introd., etc., ch. 12, p. 273.] [Note 286: Voyez ce qu'il dit de la prophétesse _Velleda, Hist._, l. IV, et des femmes en général, _de Morib. German._] [Note 287: Dion parle de la vierge _Ganna_, prophétesse des Maréomans, l. LXVII. Voyez aussi Strabon, _Géogr._, l. VIII, où il parle des femmes qui présidaient aux assemblées des Cimbres, lesquels étaient une tribu scandinave, etc.] Cette déférence et ces égards, sources de l'esprit de galanterie, se faisaient principalement remarquer dans la force, et, si l'on peut parler ainsi, dans l'exagération des idées que les nations du Nord s'étaient faites de la chasteté des femmes[288]. C'était ce qui inspirait aux amants tant de dévouement pour leurs maîtresses, tant de zèle à les servir, des attentions et des égards si multipliés pour elles, enfin un degré de passion et de sollicitude amoureuse proportionné à la difficulté de les obtenir. Le mérite par excellence était alors la supériorité dans le métier des armes; le rival le plus sûr de l'emporter aux yeux de sa dame était le plus brave guerrier. Alors la valeur fut inspirée, exaltée par l'amour. En même temps que cet enthousiasme héroïque obtenait des préférences auprès des femmes, il veillait à leur sûreté, à leur défense. Il les protégeait dans un siècle de meurtres, de rapine et de piraterie, quand leur faiblesse était exposée à des attaques inattendues et à de continuels dangers. Cette protection, qui semblait leur être offerte pour qu'au milieu de tant de périls elles pussent demeurer chastes, les engageait à l'être, élevait leur ame, et leur inspirait un juste orgueil. Elles s'habituèrent à exiger qu'on ne les abordât qu'avec des termes de soumission et de respect; elles l'exigèrent surtout de leurs protecteurs. Parmi les Scandinaves, qui aimaient passionnément à renfermer dans la mesure du vers le récit de toutes les aventures, ces nobles galanteries durent devenir le sujet de leurs poésies, et recevoir l'embellissement de leurs fictions. [Note 288: _In those strong and exaggerated ideas of female chastity_ (Warton, _ub. supr._, p. 67.)] Chez eux cependant, la chevalerie n'existait encore que dans ses éléments. Ce fut sous le régime féodal, qui s'établit peu de temps après en Europe, qu'elle reçut une vigueur nouvelle, et qu'elle fut revêtue de toutes les formes d'une institution régulière. Les effets de cette institution sur les moeurs sont connus. Ceux que produisirent les croisades, qui suivirent de près, ne le sont pas moins. La chevalerie fut alors consacrée par la religion, dont l'autorité se répandit en quelque sorte sur toutes les passions et sur toutes les institutions de ces siècles superstitieux. C'est ce qui composa ce mélange singulier de moeurs contradictoires où l'on voit confondus ensemble l'amour de Dieu et l'amour des femmes, le zèle pieux et la galanterie, la dévotion et la valeur, la charité et la vengeance, les saints et les héros[289]. [Note 289: _Id. ibid._, p. 71.] De toutes ces observations, M. Warton conclut, et nous conclurons avec lui, que parmi les ténèbres de l'ignorance, à l'époque de la crédulité la plus grossière, le goût des merveilles et des prodiges, dont les fictions orientales sont remplies, fut d'abord introduit en Europe par les Arabes; que plusieurs contrées étaient déjà préparées à les recevoir par la poésie des Scaldes du Nord, qui peut-être dérivait originairement de la même source; que ces fictions, qui s'accordaient avec le ton des moeurs régnantes, conservées et perfectionnées dans les fables des troubadours et des trouvères, se concentrèrent, vers le onzième siècle, dans les histoires chimériques de Turpin et de Geoffroy de Monmouth, premiers auteurs qui aient parlé de ces expéditions supposées de Charlemagne et du roi Arthur, devenues le fondement et la base de ces sortes de narrations fabuleuses qu'on appelle romans; enfin, qu'agrandies et enrichies ensuite par des imaginations qu'échauffait l'ardeur des croisades, elles produisirent, à la longue, cette espèce singulière et capricieuse d'inventions qui a été mise en oeuvre par les poëtes italiens, et qui forma la machine poétique, ou le merveilleux de leurs compositions les plus célèbres. On voit donc dans la Perse, comme Saumaise l'a prétendu le premier, la source commune et primitive de ce merveilleux qui emploie les génies, les fées, les géants, les serpents, les dragons ailés, les griffons, les magiciens, les armes enchantées, à la place des machines poétiques de l'ancienne mythologie. Ce genre de merveilleux passa de la Perse chez les Arabes d'un côté, et de l'autre chez les Scythes asiatiques qui confinaient à la Perse. L'émigration de ces peuples dans le pays des Scandinaves y porta ces fictions, et les conquêtes des Arabes les firent passer en Espagne. De ces deux points si éloignés, elles se répandirent d'abord dans les parties de l'Europe les plus voisines; elles se rejoignirent enfin et se fondirent en un seul systême poétique, avec les diverses modifications qu'elles avaient reçues de deux grandes institutions, le christianisme et la chevalerie. En lisant les extravagances dont les poëmes romanesques sont remplis, on ne leur supposerait pas une origine si respectable, du moins par son antiquité, ni si intéressante par les vicissitudes qu'elles ont éprouvées dans leurs développements et dans leurs cours. Ce sont au moins des folies quelquefois aimables; et il en est de plus tristes dont il faut aller chercher aussi loin, et dans une antiquité non moins reculée, la naissance et la filiation. On pourrait dire aussi que la plupart de ces inventions n'a nullement besoin d'une origine septentrionale, et que nous nous donnons bien de la peine pour expliquer comment les merveilles de la féerie moderne provinrent des chants des Scaldes et des fables de l'Edda, tandis qu'elles ont une source toute naturelle dans les fictions mythologiques et poétiques des anciens. Le premier modèle des fées n'est-il pas dans Circé, dans Calypso, dans Médée? Celui des géants, dans Polyphème, dans Cacus, et dans les géants eux-mêmes, ou les Titans, cette race ennemie de Jupiter? Les serpents et les dragons des romans ne sont-ils pas des successeurs du dragon des Hespérides et de celui de la Toison d'or? Les magiciens! La Thessalie en était pleine. Les armes enchantées et impénétrables! Elles sont de la même trempe, et l'on peut les croire forgées au même fourneau que celles d'Achille et d'Énée. Les chevaliers invulnérables ne le sont pas plus que ce même Achille, au talon près; que ce même Énée, lorsque, à sa sortie de Troie, les traits ennemis se détournent et les flammes s'écartent de lui[290], et que le dompteur de chevaux Messape, que ni le fer ni le feu ne pouvaient blesser[291]. Mais il faut se bien rappeler qu'au onzième siècle, où naquirent les romans de chevalerie, Homère et Virgile étaient oubliés depuis long-temps; il n'existait plus en Europe de manuscrits du poëte grec, et ceux du poëte latin qui devaient reparaître à la renaissance des lettres, étaient ensevelis dans la poussière des bibliothèques non fréquentées de quelques couvents. Les fictions apportées d'un côté par les Arabes, de l'autre par les Normands, durent donc s'emparer de tous les romans latins, français ou espagnols, avant qu'on y pût voir la moindre imitation des anciens poëtes grecs et latins. [Note 290: _Flammam inter et hostes Expedior, dant tela locum, flammæque recedunt._ (_Æneid,_ t I. II, v. 32.)] [Note 291: _At Messapus equûm domitor, Neptunia proles, Quem neque fas igni cuiquam nec sternere ferro._ (_Ibid._, l. VII, v. 691.)] Quoi qu'il en soit, toutes ces recherches ne nous conduisent encore qu'à reconnaître la source primitive de quelques-uns des nouveaux ressorts mythologiques employés dans l'épopée romanesque; elles ne nous apprennent pas comment, en prenant pour point de départ, d'un côté l'histoire fabuleuse d'Artus, et de l'autre, l'histoire non moins fabuleuse de Charlemagne et de ses Pairs, ces ressorts ont commencé à être mis en mouvement; quels sont les premiers romans où on en a fait usage, et à qui en appartient l'honneur. Il paraît certain que, même en France, les romans de la Table ronde eurent cours avant ceux des douze Pairs, quoique ceux-ci fussent nationaux et dussent, au moins à ce titre, obtenir la préférence. Ici les faits parlent d'eux-mêmes, il ne faut que les réunir sous nos yeux. Henri II, roi d'Angleterre, qui régna depuis 1154 jusqu'en 1189, était en même temps duc de Normandie et maître de plusieurs autres provinces de France[292]. On parlait français à sa cour; on y voyait, et des Normands, dont la langue primitive était le français, et des Anglais qui s'exerçaient, non-seulement à parler, mais à écrire dans notre langue. Henri l'aimait, la préférait: c'était sa langue habituelle. Plusieurs des romans de la Table ronde, le S. Graal, Lancelot, Perceval, etc., existaient dès-lors en Angleterre; ils étaient écrits en latin; il voulut qu'ils fussent traduits en prose française; il chargea de ces traductions quelques-uns de ces Anglais et Anglo-Normands: on en connaît six[293] qui travaillèrent successivement au seul grand roman de _Tristan de Léonnois_, regardé comme le premier de tous. [Note 292: Ce n'est pas, certes, que les Anglais eussent conquis ces provinces; ils avaient la Normandie parce que, tout au contraire, un duc de Normandie les avait conquis; la Guyenne et le Poitou par le mariage de Henri II avec Éléonore, qu'avait impolitiquement répudiée Louis VII, etc.] [Note 293: Luces du Gast, Gasse-le-Blond, Gautier Map, Robert de Boron, Hélis de Boron, et Rusticien de Pise ou de Puise. Ce dernier nomme les cinq autres dans ce même ordre, à la fin d'un autre roman traduit par lui seul, celui de _Méliadus de Léonnois_, père de Tristan. Le passage où il les nomme est cité, _Catalog. de la Vallière_, t. II, p. 606 et 607, Nº. 3,990.] Quelques poëtes florissaient alors en France, Robert Wace, Chrestien de Troyes, et plusieurs autres. Wace était plutôt un historien, ou chroniqueur en vers, qu'un poëte; ses longs romans de _Brut d'Angleterre_ et de _Rou_ ou _Rollon de Normandie_, le prouvent[294]. Chrestien était un poëte, un vrai romancier; il avait _translaté_ en vers, non des histoires, mais plusieurs fables tirées d'Ovide, et même son _Art d'aimer_[295]. Dès que cette traduction en prose du roman de Tristan lui fut connue, il s'empressa de la mettre en vers[296]; il y mit aussi _Perceval le Gallois_; il commença _Lancelot du Lac_, mais la mort l'empêcha de l'achever[297]. Il ne faut pas croire qu'il se bornât au rôle de simple versificateur; il ajoutait souvent du sien, disposait quelquefois les événements d'une manière toute nouvelle, ou tirait d'un seul épisode un roman tout entier[298]. Mais enfin la filiation de ces romans est bien établie; l'original était né en Angleterre; écrit en langue latine, il fut traduit en prose française, au douzième siècle, par ordre de Henri II, et mis aussitôt en vers par un ou deux poëtes français. Le langage de ces longs poëmes ayant vieilli, la langue et la versification s'étant améliorées dans le quatorzième siècle, la lecture en devint plus fatigante par leur mauvais style, qu'attrayante par la singularité et la variété des événements et des fictions. On les remit en prose dans le quinzième siècle; ce fut sous cette nouvelle forme qu'ils furent imprimés dès la fin de ce même siècle, ou au commencement du seizième; et ils ont vieilli à leur tour. [Note 294: Voyez Notices et extraits des manuscrits de la bibliothèque impériale, etc. t. V, p. 21 et suiv,, la notice du roman de Rou, par M. de Brequigni.] [Note 295: Dans le prologue d'un de ses romans (_Cligès_ ou _Cliget_), on voit qu'il avait traduit d'Ovide, outre ce poëme de l'_Art d'aimer_, la fable de Tantale qui sert aux dieux dans un repas son fils Pélops, et celles de Térée, de Progné et de Philomèle. Voici ces dix premiers vers qui sont une espèce de table des romans que Chrestien de Troyes avait faits ou mis en vers quand il commença celui de Cliget. Le roman qu'il cite au premier vers contient des aventures de chevaliers de la Table ronde, mais ne fait point partie de la grande série des romans dont cet ordre et son chef, le roi Artus, sont les héros. Cil qui fist d'Eree et d'Enide Et les commandemens d'Ovide Et l'Art d'amors en romans mist, Et le mors de l'espaule fist[B], Del roi Marc et d'Ysselt la Blonde[C] Et de la Hupe et de l'Aronde[D], Et del Rossignol la Muance[E], Un autre conte recommance D'un varlet qui en Gresse fut Del lignage le roi Artu. (Manuscrit de la Bibliothèque impériale, fonds de Cangé, in-fol., Nº. 27, fol. 188, verso.)] [Note B: Fable de Pélops, dont l'épaule seule fut mangée.] [Note C: Roman de Tristan, neveu du roi Marc et d'Yseult, femme de roi de Cornouailles.] [Note D: Fable de Térée et de Philomèle.] [Note E: Fable de Térée et de Philomèle.] [Note 296: Voyez dans la note précédente le cinquième vers de la citation.] [Note 297: Ce roman fut terminé par Godefroy de Leigny ou de Ligny.] [Note 298: C'est ainsi qu'il tira le roman de _Perceval le Gallois_, d'une partie du grand roman de _Tristan de Léonnois_, dont il avait mis en vers les autres parties; c'est encore ainsi que d'un épisode de _Lancelot du Lac_ il tira son dernier roman intitulé _la Charrette_, ou _Lancelot de la Charette_.] Du moment où, pour la première fois, ils avaient été traduits du latin, c'est-à-dire, dès le douzième siècle, la fable du roi Artus, de la Table ronde et de ses chevaliers, avait pris en Angleterre même une vogue que n'avaient pu lui donner l'histoire prétendue de Geoffroy de Monmouth et les autres chroniques latines faites à l'imitation de la sienne. Elle en eut aussi dès-lors en France, et dans un temps où, à ce qu'il paraît, le roman national attribué à Turpin n'y en avait pas acquis une fort grande. Il était alors regardé comme une histoire, et traduit comme tel en français, si même il l'était déjà, par Michel de Harnes[299]; encore est-il bon d'observer que les récits fabuleux de cette chronique, loin d'embrasser tous les exploits de Charlemagne, ne commencent qu'à sa dernière expédition en Espagne. Le plus ancien roman français dont la famille de Charles ait été le sujet, est celui de Pepin son père et de sa mère Berthe _au grand pied_; l'auteur, nommé Adenès[300], ne florissait que fort avant dans le treizième siècle[301], sous le règne de Philippe-le-Hardi. Quelques traits romanesques de la jeunesse de Charlemagne se trouvent aussi dans le roman de Girard d'Amiens[302], qui écrivait ou en même temps qu'Adenès, ou quelques années auparavant[303]. Bientôt les héros de Montauban, Renaud et ses trois frères, figurèrent dans des romans, soit de la même main que Berthe et Pepin, soit de différents auteurs. Charlemagne reparut dans tous ces romans entouré de sa pairie, toujours engagé dans des aventures nouvelles, et ajoutant à ses exploits fabuleux d'autres exploits, c'est-à-dire, d'autres fables. Dès-lors l'attention publique se partagea entre Charlemagne et ses Pairs, Artus et sa Table ronde; mais il est certain que le succès poétique de cette dernière fiction avait précédé de plus d'un siècle, même en France, celui de l'autre. [Note 299: Il écrivit sous Philippe-Auguste, qui régna jusqu'en 1223; il ne fut pas le seul qui traduisit, comme une histoire, la chronique attribuée à Turpin. Deux siècles après, sous Charles VIII, l'annaliste Robert Gaguin en fit une traduction nouvelle, et l'inséra très-sérieusement dans la continuation de ses annales. L'original latin a été inséré de même beaucoup plus tard par Scardius, dans son recueil d'historiens germaniques, _Germanicaram Rerum quatuor celebriores vetustioresque chronographi_, Francfort, 1566, in-fol.] [Note 300: Adenès, surnommé le Roi, soit parce qu'il était roi d'armes du duc de Brabant, soit plutôt parce qu'il avait été couronné à Valenciennes dans une cour d'amour. Outre _Berthe au grand pied_, on a de lui le fameux roman de _Cléomadès_ et celui d'_Ogier le Danois_; les Bénédictins, auteurs de l'Histoire littéraire de la France, lui attribuent même les _Quatre Fils Aymon_, _Renaud de Montauban_, _Maugis d'Aigrement_, et quelques autres.] [Note 301: De 1270 à 1285.] [Note 302: On en trouve l'extrait, _Bibliothèque des Romans_, premier volume d'octobre 1777, d'après un manuscrit qui nous est inconnu.] [Note 303: Sous le règne de Louis IX.] Devenues populaires en France, ces deux fictions passèrent en Espagne: peut-être même y avaient-elles pénétré dès auparavant; et si c'est trop de dire que la chronique attribuée à Turpin y avait pris naissance, on peut croire au moins qu'elle ne tarda pas à être connue dans ce pays, dont la conquête en est le principal sujet, et dont S. Jacques en Galice, premier agent surnaturel de cette fable, est le patron. Et cette fable, et toutes les autres, ne circulèrent pas impunément au milieu d'un peuple à imagination romanesque, et chez qui les fictions orientales étaient devenues presque indigènes. Les faits d'armes des douze Pairs et de la Table ronde y prirent de nouveaux accroissements, et l'on y vit, sinon éclore, du moins se développer et s'accroître, comme pour rivaliser avec l'Angleterre et la France, la troisième branche de romans poétiques, la brillante et intéressante fable d'Amadis. Au reste, l'Angleterre, l'Espagne et la France peuvent se disputer tant qu'on voudra l'invention de ces romans de chevalerie et de féerie: ce qui en fait le grand intérêt pour nous n'appartient ni à l'une ni à l'autre; toutes trois ont fourni matière à ce qu'ils ont d'historique et d'héroïque; toutes trois y ont pour ainsi dire établi les premiers fondements et les bases du merveilleux; mais l'Italie a sur toutes les trois l'avantage d'avoir donné la première à ces romans une existence durable par les formes épiques dont elle les a revêtus, par les nouveaux trésors de l'imagination qu'elle a su y répandre, et par toutes les richesses de style d'une langue poétique et fixée. Des deux premières branches de romans dont nous avons parlé, on ne peut nier que celle des romans français n'ait sur l'autre un grand avantage; les douze Pairs de Charlemagne, armés pour délivrer la France et l'Europe de la tyrannie des Sarrasins, sont plus intéressants que les chevaliers d'Arthur, cherchant le saint Graal, c'est-à-dire, le plat ou l'écuelle dans laquelle J.-C. avait mangé, et dont avait hérité Joseph d'Arimathie; courant, pour la conquérir, les plus périlleuses aventures, et finissant par se faire moines ou ermites. Il est vrai que si les travaux des chevaliers de la Table ronde et ceux des douze Pairs se ressemblent si peu par leur objet, les chevaliers des deux ordres se ressemblent beaucoup par leur vaillance, leur galanterie et leurs exploits; et que les premiers auteurs de ces romans y ont à peu près également répandu le merveilleux de la féerie et l'intérêt des épisodes d'amour. Il faut pourtant que la fable de Charlemagne ait eu un attrait plus puissant que celle du roi Arthur, sur les imaginations italiennes, puisque les connaissant toutes deux par d'anciennes traductions, elles s'exercèrent long-temps sur Charlemagne et sur le brave Roland, avant de s'occuper de Lancelot, de Gyron le Courtois, et de quelques autres chevaliers de la Table ronde. Roland, et les autres paladins, devinrent nationaux, ou du moins populaires, en Italie, autant qu'ils l'étaient en France même. Les poëtes se piquèrent d'enchérir les uns sur les outres, et il y eut une sorte d'émulation à qui attribuerait à cet invincible Roland les exploits et les aventures les plus extraordinaires. Il fut l'Hercule moderne sur qui l'on accumula des merveilles qui auraient suffi pour vingt autres héros. Il subit le sort assez commun aux personnages célèbres, d'être chanté par des poëtes qui ne méritaient pas tous d'être les échos de sa gloire; mais après avoir amusé le peuple par des récits grossiers, dont les auteurs mêmes sont inconnus, il eut dans le _Pulci_ et dans le _Bojardo_ des chantres plus dignes de lui; et lorsqu'il fut enfin célébré par le grand Arioste, quand l'Homère de Ferrare eut réuni à tous les charmes des fictions romanesques, la noblesse et l'éclat de la trompette épique, le nom de Roland n'eut plus rien à envier à celui d'Achille. Mais avant que nous puissions voir le génie épique italien dans ce dernier développement de sa richesse, il faut revenir sur nos pas, examiner avec quelque attention quelles avaient été ses premières tentatives et quels furent ses progrès, avant que le _Roland furieux_ se fût placé dans l'épopée romanesque, comme un terme au-delà duquel il a été défendu au génie moderne de s'élancer. CHAPITRE IV. _Suite de l'épopée romanesque; I Reali di Francia, roman en prose; poëmes romanesques qui précédèrent celui de l'Arioste; poëmes de la première époque, Buovo d'Antona, la Spagna, Begina Ancroja._ Les personnages merveilleux du roman épique ne sont pas seulement les magiciens, les fées et autres agents surnaturels; les principaux héros eux-mêmes sont au-dessus de la nature, et font des choses qu'il n'a jamais été donné aux hommes de faire. Quelques-uns de ces guerriers sont enchantés, et ne peuvent recevoir de blessures mortelles; d'autres possèdent des armes que les fées ont aussi touchées; ils font, avec ces armes, des exploits au-dessus de toute vraisemblance, ou qui ont, dans cette seule espèce de poëmes, une vraisemblance convenue. La plupart de ces héros sont de la création des poëtes romanciers, ou sont dans les romans, tout autres que dans l'histoire; dix siècles les séparent de nous; on nous a tant dit que l'homme a dégénéré, et il est si vrai du moins qu'il a perdu de sa force physique; nous nous soucions peu, à une telle distance, qu'on exagère cette perte en exagérant la supériorité qu'avaient sur nous, dans ce genre dont nous faisons peu de cas, des héros presque tous imaginaires. Pour bien comprendre les différentes actions particulières qui font le sujet des principaux poëmes romanesques, il faudrait se faire d'abord une idée générale de ces héros qu'on y doit voir agir; mais leur grand nombre entraînerait de trop longs préliminaires; tous n'ont pas d'ailleurs la même importance, et il suffit, mais il est indispensable d'avoir quelque connaissance de ceux qui doivent jouer les premiers rôles. L'empereur Charlemagne, Roland son neveu, et Renaud, cousin de Roland, sont au-dessus de tous les autres; et comme ce sont eux qui ont le plus de rapport avec notre histoire, c'est en eux qu'il est le plus intéressant pour nous d'observer les altérations que des imaginations étrangères y ont faites. J'abrégerai ces explications; et ce qu'on trouve dans de gros livres, je tâcherai de le dire en peu de mots. C'est de Charlemagne surtout qu'on peut dire que celui de l'histoire et celui des romans, sont deux différents Charlemagne. L'histoire le fait venir, comme on sait, de Pepin d'Héristal, petit-fils d'un autre Pepin[304], et père de Charles-Martel, qui eut pour fils Pepin-le-Bref, père de Charlemagne. Les romans le font descendre, au huitième degré en ligne directe, de l'empereur Constantin. Un vieux roman italien en prose, intitulé: _I Reali di Francia_, c'est-à-dire les Princes de la maison royale de France, contient cette filiation plus que suspecte[305], et la fait venir d'un fils de Constantin, nommé _Fiovo_, qui passa dans les Gaules et y régna. De ce _Fiovo_ naquit Florel ou _Fiorello_; de Florel, _Fioravante_; et de celui-ci deux fils, Octavien-au-Lion et Gisbert-au-Fier-Visage. De Gisbert naquit Michel; de Michel, Constantin, surnommé l'Ange; et de ce Constantin, Pepin, père de Charlemagne. Cet empereur était donc issu de la branche cadette. Octavien, frère aîné de son trisaïeul Gisbert, eut pour fils Bovet; Bovet eut Guidon d'Antone; et celui-ci, _Buovo_, ou Beuves d'Antone, descendant, au même degré que Pepin, de _Fiovo_, fils de Constantin[306]. On verra bientôt pourquoi j'ai dû faire mention de cette branche aînée. [Note 304: Pepin de Landen, ou Pepin-le-Vieux, qui avait été donné par Clotaire II pour gouverneur à son fils Dagobert I.] [Note 305: La première édition de ce roman, qui est fort belle, porte, à la fin, la date de Modène, 1491, in fol.; la seconde est de Venise, 1499, _ibid._; toutes deux sont très-rares. La troisième, qui n'est pas commune, est en petit in-4º., sous ce titre: _I Reali di Franza nel quale si contiene lu generatione di tutti i Re, ducchi, principi e baroni di Franza e de li paladini, colle battaglie da loro fatte; comenzando da Constantino imperatore fine ad Orlando conte d'Anglante_, etc., _Venezia_, 1537. Il en a été fait, depuis, plusieurs autres éditions in-8º. Ce livre est des premiers temps de la langue italienne, et mis au nombre de ceux qui font autorité. On croit qu'il fut d'abord écrit en latin; quelques-uns même l'ont attribué, mais sans preuve, au savant Alcuin. Ce qui prouve qu'il ne peut être de lui, c'est qu'il y est question de l'Oriflamme, que nos rois ne firent porter dans les combats qu'au douzième siècle. (Louis VI, dit le Gros, fut le premier.) Quoi qu'il en soit, la traduction italienne est précieuse par l'antiquité des traditions fabuleuses et par la naïveté du style. On la juge de la fin du treizième ou du commencement du quatorzième siècle. _Salviati_ en avait vu une copie, qu'il jugeait écrite vers l'an 1350.] [Note 306: Cette descendance des deux branches de la race prétendue de Constantin, et les exploits et aventures de chacun de ces héros, remplissent les cinq premiers livres du roman des _Reali di Franza_.] La naissance romanesque de Charlemagne et les aventures de sa mère Berthe-au-Grand-Pied, tiennent une bonne place dans ce vieux livre des _Reali di Francia_[307]. Tandis que l'histoire se tait sur la jeunesse de cet empereur, on en trouve ici les plus petits détails, mais tels que l'histoire n'en peut assurément faire aucun usage. On y voit Charles obligé de s'enfuir de Paris, après que le roi Pepin, son père, a été assassiné par deux bâtards qu'il avait eus d'une rivale de Berthe. La maison de Mayence, déjà ennemie de la sienne, trame et soutient cette intrigue; elle fait couronner roi l'aîné des deux parricides, met à prix la tête du jeune Charles; et ce qu'il y a d'édifiant, c'est que le pape Sergius, qui était mort, il est vrai, depuis plus de soixante ans[308], excommunie tous ceux qui oseraient donner asyle au fugitif[309]. Caché d'abord dans une abbaye, sous le nom de _Maine_, ou de _Mainet_ (_Maino_ ou _Mainetto_), Charles se sauve ensuite en Espagne; il est introduit sous le même nom à la cour de Galafre, roi sarrazin, qui habitait Sarragoce et régnait sur toutes les Espagnes. Il entre au service de ses trois fils, Marsile, Bulugant et Falsiron, les mêmes contre lesquels il eut dans la suite de si terribles guerres à soutenir. [Note 307: Elles occupent les dix-sept premiers chapitres du sixième et dernier livre.] [Note 308: Pepin mourut en 768; Sergius était mort en 701.] [Note 309: _Reali di Fr._, l. VI, c. 18.] Ce roi avait de plus une fille nommée Galéane ou Galérane; elle devient amoureuse de _Mainetto_; il le devient d'elle, et l'épouse en secret après l'avoir rendue chrétienne. C'était l'usage entre un chrétien et une sarrazine; on catéchisait en faisant l'amour, et le prélude du dernier acte de la séduction était ordinairement le baptême. Cependant il s'est offert des occasions brillantes où l'époux de Galérane s'est couvert de gloire. Un roi d'Afrique a déclaré la guerre à Galafre, et l'a vaincu. Galafre et ses fils sont faits prisonniers; et c'est Charles qui les délivre par des faits d'armes de la plus haute chevalerie. La gloire et le crédit qu'il acquiert, excitent dans l'ame des trois jeunes princes toutes les fureurs de l'envie; ils complotent de se défaire de lui. Instruit de leur projet, il s'échappe de Sarragoce; Galérane le suit; ils vont à Rome, en Lombardie, en Bavière. Charles parvient à s'y faire un parti et à se procurer une armée. Il rentre en France, attaque l'usurpateur, le tue de sa main; et remonte sur le trône de son père[310]. [Note 310: Cette partie de l'action s'étend jusqu'au ch. 51 de ce 6e. livre.] La naissance et les premières aventures de Roland ne sont pas moins merveilleuses dans ce roman italien, tiré sans doute de nos plus vieux romans français. Charlemagne avait régné plusieurs années avec gloire et rempli l'Europe de sa renommée; il avait une soeur cadette, nommée Berthe comme sa mère, dont le jeune chevalier Milon d'Anglante devint amoureux. Milon arrière-petit-fils du fameux Beuves d'Antone, tenait ainsi d'assez près à la famille royale; il était même de la branche aînée des descendans de _Fiovo_[311]; mais sa fortune ne répondait point à sa naissance. Cela ne l'empêcha point de plaire à la jeune princesse. Le fruit de leurs rendez-vous devint bientôt si visible que l'empereur en fut instruit. Au milieu de la gloire dont il était environné, Charles était le tyran de sa famille: il renferma sa soeur dans une tour, et résolut de la condamner à mort, elle et son amant. [Note 311: Voyez ci-dessus, p. 167.] Le duc Naime, ayant inutilement assayé d'obtenir leur grâce, délivre, pendant la nuit, Milon de sa prison, Berthe de sa tour, les emmène chez lui, fait venir des témoins, des notaires, les marie secrètement et les met en liberté. Charlemagne, instruit de leur fuite, bannit Milon, s'empare de ses biens, et fait excommunier les deux époux par le pape. Milon et Berthe se sauvent, et tâchent d'arriver jusqu'à Rome. Ayant tout vendu pour vivre, chevaux, armes et vêtements, ils ne peuvent aller que jusqu'aux environs de Sutri[312]. Là, ils entrent dans une caverne, où Berthe accouche d'un fils; une circonstance minutieuse, et sans doute imaginaire comme le reste, fait donner à ce fils le nom qu'il a depuis rendu si célèbre. Il était si fort dès le moment de sa naissance, qu'il se _roula_ du fond de la grotte jusqu'à l'entrée. Son père, qui était absent quand sa mère était accouchée, y trouva l'enfant à son retour. Voulant ensuite lui donner un nom, il se rappela cette petite scène, et le nomma Roland, c'est-à-dire, _Roulant_[313]. [Note 312: A huit lieues de Rome.] [Note 313: _La prima volta_, dit-il à Berthe, _che io la vidi, si lo vidi io che il rotolava, et in Franzoso è a dire rotatare roorlare... Io voglio per rimemoranza che l'habbia mome Roorlando_. (_Real. di Franza_, l. VI, c. 53.)] Milon n'eut pendant cinq ans, pour subsister dans cette grotte, lui, sa femme et son fils, que les aumônes qu'on lui faisait et qu'il allait tous les jours chercher à Sutri. Cet état de misère lui devint insupportable; il résolut d'aller tenter la fortune, dit adieu à sa femme, lui recommanda son fils, et partit. Il se rendit d'abord en Calabre, d'où il passa en Afrique, au service du roi Agolant, personnage qui doit jouer un grand rôle dans les romans épiques, ainsi que ses deux fils, Trojan et Almont. Milon, caché sous le nom significatif de _Sventura_, fait des exploits admirables contre les ennemis de ces princes, passe avec eux en Perse, puis dans l'Inde, et puis on ne sait où, car ici on le perd de vue, et il ne reparaît plus dans le roman[314]. [Note 314: _Ibidem_, c. 55 et 56. A la fin du chapitre suivant, l'auteur annonce le retour d'Agolant en Afrique, et son passage prochain en Italie avec son fils Almont, _come la historia tocca seguendo_; ce qui fait voir que le roman n'est pas fini, et que ce sixième livre devait être suivi de quelques autres. Les faits sont ici très-différents de ce qu'ils sont dans le romant espagnol, d'où les auteurs de la _Bibliothèque des_ _Romans_ ont tiré l'histoire des premières années de Roland. Voy. premier volume de novembre 1777. Je les donne dans toute leur simplicité, d'après les _Reali di Franza_, qui sont la source primitive, ou tirés immédiatement de cette source.] Cependant le petit Roland son fils, resté dans cette grotte, près de Sutri, avec sa mère, grandissait, et donnait à la malheureuse Berthe des espérances et des craintes. Son courage et sa force extraordinaire le distinguaient parmi les polissons de son âge; il le regardaient comme leur chef; quoiqu'il les battît quelquefois, ils partageaient avec lui leurs petites provisions, et lui en donnaient même pour sa mère. Comme il était presque nu, quatre d'entre eux firent une quête et ramassèrent de quoi acheter du drap pour lui faire un habit; deux achetèrent du drap blanc et deux du drap rouge; de ces quatre pièces réunies on fit un habit où le blanc et le rouge étaient divisés par quartiers; et c'est de cette petite circonstance, dont il eut le noble orgueil de vouloir conserver le souvenir, qu'il prit dans la suite le nom de Roland _du Quartel_[315]. [Note 315: _Orlando dal quartiere, ub. supr._, c. 60.] Peu de temps après, Charlemagne alla se faire couronner à Rome empereur d'Occident. A son retour, il passa quelques jours à Sutri. Il y mangeait en public. Le petit Roland eut un jour la hardiesse de s'approcher de la table de l'empereur, et d'y prendre un plat chargé de viandes pour l'aller porter à sa mère. Il y revint un second jour, même un troisième. Charlemagne, pour l'effrayer, tousse en grossissant sa voix; l'enfant, sans s'étonner, quitte le plat qu'il tient, prend Charles par la barbe, en lui disant: Qu'as-tu? et son regard, fixé sur l'empereur, était plus fier, dit le romancier, que celui de l'empereur même[316]; puis reprenant son plat, il se sauve comme les deux premières fois. Charles, averti d'ailleurs par un songe, trouve à cela quelque chose d'extraordinaire. Il ordonne de suivre cet enfant, mais de ne lui point faire de mal. Trois chevaliers qu'il charge de cette commission suivent Roland jusqu'à la grotte; ils y entrent: Roland veut se défendre avec un bâton; sa mère le retient; couverte, comme elle l'est, des livrées de la misère, les chevaliers ne la reconnaissent pas; ils lui demandent qui elle est: «Je suis, répond-elle en rougissant, je suis la malheureuse Berthe, fille du roi Pepin, soeur de Charlemagne, femme du duc Milon d'Anglante; et cet enfant est son fils et le mien.» Les trois chevaliers se jettent à ses genoux, jurent d'être ses défenseurs auprès de l'empereur son frère, vont demander sa grâce, et l'obtiennent. Charles révoque le décret de bannissement qu'il avait porté contre Milon, et fait aussi révoquer l'excommunication du pape; il adopte Roland pour son fils, et revient en France[317]. [Note 316: _Ibid._, c. 66.] [Note 317: L'auteur du roman espagnol dont nous avons parlé ci-dessus, donne ici carrière à son imagination. Il n'a point fait voyager Milon, il l'a fait se noyer dans une rivière entre Rome et Sutri; mais une fée l'a retiré du fond des eaux. Lorsque Charlemagne revient en France, elle l'attend dans le Piémont, rend Milon à son épouse, et le fait rentrer en grâce auprès de l'empereur, qui consent à leur mariage. La fête en est célébrée pendant trois jours dans un palais magnifique, que la fée avait fait élever exprès au pied des Alpes, et qui disparaît quand Charlemagne, Milon, Berthe et Roland ont repris le chemin de France. On voit que cette fiction est d'un temps bien postérieur à celui où furent écrits les _Reali di Franza_, et l'on peut juger par ce seul trait des modifications que le génie espagnol fit subir à nos anciens romans, quand ils eurent passé les Pyrénées. L'auteur espagnol est _Antonio de Eslava_, et le titre de son roman: _Los Amores de Milon de Anglante_, etc.] De retour à Paris, il rendit à son neveu les terres et les seigneuries de Milon, dont il s'était emparé, et lui donna les titres de comte d'Anglante et de marquis de Brava. Roland, croissant toujours en faveur auprès de Charlemagne, devint le plus ferme appui de sa couronne; bientôt même il le devint de la chrétienté toute entière, et reçut du souverain pontife le titre de gonfalonnier de l'Église et de sénateur des Romains[318]. [Note 318: _Reali di Franza_, l. VI, c. 70.] Telle est la fin de ses aventures dans les _Reali di Francia_. D'autres romans en ont donné la suite; ils représentent Roland, héritier des biens et des titres de son père, effaçant tous les autres pairs de France par sa bravoure, sa force prodigieuse; et l'éclat de ses faits d'armes, mais bientôt exposé à plus d'une infortune, tantôt bien, tantôt mal, avec l'impérieux et tout-puissant Charlemagne; quelquefois obligé de s'éloigner de la France, et d'aller, dans des aventures lointaines, s'exposer aux plus grands dangers. Il vint à bout des plus difficiles, qui ne firent que répandre dans toutes les parties du monde la gloire de son nom. Il se rétablit enfin à la cour de Charlemagne et y vécut dans la plus grande faveur. Pendant son absence, Berthe sa mère, lasse du veuvage, avait épousé Ganelon, que Charlemagne avait alors fait comte de Ponthieu. Ce perfide Mayençais n'en fut pas moins l'irréconciliable ennemi de Roland et de sa maison: il lui suscita sans cesse de nouveaux dangers et de nouveaux malheurs, et finit par être, à Roncevaux, la cause de sa défaite et de sa mort. A l'égard de Renaud de Montauban, cousin du comte d'Anglante, et neveu de l'empereur au même degré que lui, les _Reali di Francia_ ne disent rien de son histoire. Il faut la chercher dans nos vieux romans français[319]. On y apprend que Beuves d'Antone eut pour fils Bernard de Clairmont, qui laissa, entre autres enfants, Beuves d'Aigremont, Aymon de Dordogne, Otton d'Angleterre, et Milon d'Anglante. Nous venons de voir que Roland était fils de ce dernier: d'Otton naquit du duc Astolphe, et de Beuves d'Aigremont le magicien Maugis et Vivian. Aymon de Dordogne eut quatre fils, célèbres sous le nom des _quatre fils Aymon_, Renaud, Alard, Guichard ou Guiscard, et Richardet; et une fille aussi célèbre que ses frères, la belle et intrépide Bradamante. Les deux cousins, Roland et Renaud, rivaux de gloire, furent souvent brouillés ensemble, et devinrent même tout-à-fait ennemis. Renaud ayant tué un neveu de Charlemagne, nommé Bertholet, avec qui il jouait aux échecs, et qui trichait au jeu, l'empereur voulut le faire arrêter, lui, ses frères et son père: ils se sauvèrent tous à Montauban, et s'y fortifièrent. Charlemagne marcha contre eux à la tête d'une armée, où Roland commandait un corps de dix mille chevaliers. [Note 319: _Les quatre fils Aymon, Renaud de Montauban, la Conquête de Trébizonde par Renaud, Maugis d'Aigremont_, etc.] Dans le cours de cette guerre, les quatre frères s'échappent de Montauban, qui se défendait toujours, et se trouvent réduits à de telles extrémités, qu'ils sont obligés, pour subsister, de se faire voleurs de grand chemin, malheur qui arriva, dans ces bons siècles, à plus d'un noble chevalier. Ils deviennent la terreur du pays qui borde la Meuse, où ils s'étaient retranchés dans un château fort. Rentrés dans l'intérieur de la France, ils continuent d'être en guerre avec l'empereur. Renaud épouse Clarice, soeur d'Yon, roi de Bordeaux. Il remporte sur Charlemagne et sur ses chevaliers quelques avantages; mais enfin, obligé de céder à des forces si supérieures, il ne parvient à faire la paix qu'à des conditions dures et humiliantes. L'une des plus douces est d'aller, avec ses frères, défendre les chrétiens en Palestine, et reconquérir le saint Sépulcre. Là, il éprouve de nouveaux malheurs, mais aidé par les enchantements de son cousin Maugis, qui, après s'être fait ermite, avait quitté sa retraite pour le suivre, il s'illustre par de si grands exploits, il revient en France, chargé de si belles et de si précieuses reliques, pour les offrir à l'empereur, qu'il rentre tout-à-fait en grâce auprès de lui. Il se réconcilie aussi avec Roland, et ils partagent entre eux la gloire d'être les plus solides appuis du trône de Charlemagne. Tels sont, dans les plus anciens romans français, espagnols et italiens, les trois principaux personnages dont l'épopée italienne s'est emparée. Nous allons voir maintenant comment elle les fait agir, quelles aventures elle leur attribue, et comment elle entremêle ces aventures avec celles d'autres héros, ou pris comme eux dans de vieux romans, ou entièrement imaginaires. Je vais remonter un peu haut, et entrer dans des détails qui ne seront peut-être pas tous intéressants. Il me serait beaucoup plus facile de ne dire, comme tant d'autres l'ont fait, que des généralités sur ces premiers efforts de la muse épique moderne; mais l'objet que je me propose en général dans cet ouvrage ne serait pas rempli. Il est évident que l'_Iliade_ n'est pas le plus ancien poëme qu'aient eu les Grecs. Si l'on retrouvait enfin les essais informes des poëtes qui précédèrent Homère, on aimerait à y observer les fictions primitives, les formes originelles, les développements graduels de l'art, jusqu'au moment où il atteignit ce haut degré de perfection que lui donna le génie du chantre d'Achille. On en connaîtrait mieux ce génie même. L'action du plus ancien de ces romans épiques qui nous soit resté est antérieure au règne de Charlemagne. Le héros est ce Beuves d'Antone, descendant, comme Charlemagne lui-même, de l'empereur Constantin, et bisaïeul de Milon d'Anglante, père de Roland. _Buovo d'Antona_ est le titre du poëme[320]; il est écrit, comme ils le sont tous, en octaves, ou _ottava rima_. Cette mesure de vers, dont l'invention appartient à Boccace, mais qu'il n'avait pas perfectionnée, était bien plus imparfaite encore dans ces poëmes grossiers qu'elle ne l'avait été dans les siens. Voici quel est en abrégé le sujet du _Buovo d'Antona_. [Note 320: _Buovo d'Antona, canti XXII, in ottava rima, Venezia_, 1489; souvent réimprimé depuis, et avec cet autre titre: _Buovo d'Antona nel qual si tratta delle gran battaglie e fatti che lui fece, con la sua morte_, etc.] Brandonie, mère de Beuves, fait assassiner Guidon son mari, duc d'Antone, par Dudon de Mayence, qu'elle épouse, et qu'elle rend ainsi maître et seigneur d'Antone et de Mayence à la fois. Le jeune Beuves, encore enfant, s'enfuit sous la conduite de Sinibalde, son père nourricier, et d'une troupe de cavaliers commandée par Thierry, fils de Sinibalde. Dans la rapidité de leur fuite, l'enfant tombe de cheval sans qu'on s'en aperçoive, et reste étendu sur la terre. Dudon, qui les suivait de près, l'enlève sur son cheval, et retourne à toute bride à Antone. Quelque temps après, étant à la campagne, il croit voir dans un songe le jeune Beuves qui lui plonge un couteau dans le coeur. Il se décide à le prévenir, et l'envoie demander à sa mère pour le tuer. Brandonie lui fait répondre qu'il peut être tranquille, et qu'elle l'en défera elle-même. Elle veut empoisonner son fils; il est averti par une bonne domestique, s'échappe encore une fois, et arrive au bord de la mer: il y trouve des marchands qui l'enlèvent, l'emmènent en Arménie, et le vendent au roi[321]. [Note 321: Chants I et II.] Beuves avait atteint l'adolescence. Il devient amoureux de Drusiane, fille du roi, qui conçoit pour lui une passion très-vive. Le roi fait ouvrir un grand tournoi pour éprouver les amants de sa fille. Beuves entre en lice et renverse deux fois un des rois qui prétendent à la main de Drusiane. Un autre rival, fils du soudan de Boldraque, vient peu de temps après attaquer avec une armée le roi d'Arménie, pour conquérir sa fille. Ce soudan commande en personne. Le roi est vaincu, et fait prisonnier; mais Beuves le délivre, le remet sur le trône, et tue le fils du soudan. Après plusieurs aventures, ne pouvant obtenir Drusiane de son père, il la détermine à s'enfuir avec lui. Des aventures nouvelles l'attendaient dans cette fuite. Drusiane brave toutes les fatigues et tous les dangers. Les deux époux s'enfoncent dans les forêts, où Beuves exerce sa valeur contre des géants, des lions, des serpents et des ours. Drusiane accouche de deux fils. Elle les nourrit, les emporte courageusement avec elle, et continue de suivre son époux. Enfin, après un long trajet, Beuves rencontre Thierry et sa troupe, qui lui étaient restés fidèles, revient à Antone, parvient à en chasser par ruse l'usurpateur Dudon[322], se défait de tous les Mayençais, et punit sa mère par un supplice aussi recherché que barbare. Il la fait murer tout entière, à l'exception de la tête. Dans cette position cruelle, on la nourrit de pain sec et d'eau. Elle y reste un an, et meurt enfin après de longues et insupportables souffrances. Le poëte dit froidement, en finissant ce récit, qu'il la fit ensuite ensevelir richement[323]. [Note 322: Il l'avait blessé dans un combat. Il se déguise en médecin, est introduit auprès du malade, se fait connaître quand il est seul avec lui, en tirant de dessous sa robe la terrible épée qui l'avait blessé, le force de se faire mettre à cheval et de sortir de la ville, où il s'était ménagé un parti puissant, et dans laquelle, au son d'un cor qu'il fait entendre, ses troupes, qui étaient embusquées, pénètrent de toutes parts.] [Note 323: _Buova d'Ant._, c. XII, st. 20.] Dudon se réfugie auprès du roi Pepin, qui lui donne asyle. Beuves poursuit les Mayençais, en tue un grand nombre, fait pendre tous ceux qu'il fait prisonniers, attaque et prend Pepin lui-même, tue de sa main le traître Dudon, le fait écarteler et exposer par quartiers sur des fourches patibulaires, et met ensuite Pepin en liberté. Au milieu de cette expédition, il y a une scène plaisante, ou qui le serait du moins si le poëte avait eu le talent de raconter. Le roi Pepin est si émerveillé des prouesses de Beuves d'Antone, qu'il croit que ce n'est point un guerrier, mais un démon qui en a pris la figure. Il envoie vers lui son chapelain pour l'exorciser. Le bon abbé s'avance à cheval, tenant une croix dans sa main, et chantant le _Te Deum_[324]. Il arrive auprès de Beuves, et prononce très-sérieusement les paroles de l'exorcisme[325]. Beuves s'impatiente à la fin, pousse son cheval Rondel, court après l'exorciseur qui s'enfuit à toute bride, le saisit par son capuce, et le reconduit à grands coups de pommeau d'épée. Le pauvre prêtre va conter à Pepin sa mésaventure. «Ce n'est, lui dit-il, ni un démon ni un esprit: c'est, je vous le jure, sire, un homme en chair et en os, et j'en ai pour preuve qu'il m'a rompu les miens.» On voit qu'il faudrait le pinceau de l'Arioste, ou même du Berni, pour rendre cette scène comique; mais l'auteur de ce misérable ouvrage était bien loin de deviner les secrets de leur style. [Note 324: _E poi monte a cavallo humil e pio, Ed una croce in mon hebbe pigliato Inverso Buovo ch' un diavolo reo Crede che sia, li canta il Tadeo._ (c. XIII, st. II.)] [Note 325: _Buovo congiura dicendo il prefatio._ (st. 12.)] Les autres exploits de Beuves sont contre les Sarrazins. Tandis qu'il bat une de leurs armées en Sardaigne, qu'il en tue une partie et convertit le reste, une autre armée vient assiéger Antone. Beuves revient, leur fait lever le siége, et ensuite celui de Paris qu'ils avaient aussi formé. Après les avoir vaincus en France, il va les combattre en Hongrie, remporte de grandes victoires, convertit à la foi chrétienne et fait baptiser tout le pays; car ce fils parricide, qui avait fait périr avec tant de barbarie une mère, coupable, il est vrai, mais enfin une mère, était un chrétien très-fervent, et un très-ardent convertisseur. Il met glorieusement à fin d'autres grandes entreprises en Europe et en Asie, et revient enfin à Antone, couvert de gloire, espérant y passer désormais des jours tranquilles avec sa chère Drusiane. Mais il a, bientôt après, la douleur de la perdre; et lui-même est assassiné dans une église, par un Mayençais, que Raymond, devenu chef de la maison de Mayence, avait chargé de ce crime, pour venger sa famille presque entièrement détruite. C'est de ce Raymond que descendait le traître Ganelon, que nous avons vu devenir le beau-père de Roland, et qui fait, dans la plupart des romans épiques dont nous aurons à parler, un rôle si vil et si odieux. On voit que ce ne sont pas les atrocités qui manquent dans l'action de ce poëme, surtout dans la première partie. Cette famille des ducs d'Antone y ressemble assez, pour les crimes, à celle d'Agamemnon. Mais quelle est cette ville d'Antone, chef-lieu de leur puissance? C'est ce que le poëme n'indique en aucun endroit. Le roman des _Reali di Francia_ la place en Angleterre près de Londres, et dit qu'elle fut fondée par Bovet, aïeul de Beuves; qu'a environ trois milles de cette ville, au-delà d'une rivière, était une colline assez élevée, sur laquelle Bovet avait fait bâtir un fort, qu'il nomma le fort St.-Simon[326]. Or, dans le poëme dont Beuves est le héros, il est plusieurs fois question de la citadelle St.-Simon, comme d'un fort voisin d'Antone. On trouve aussi dans d'autres anciens romans, que Beuves était sorti d'Angleterre[327]. Jean _Villani_ s'est donc trompé lorsqu'il a dit dans sa Chronique[328] que la ville de Volterre en Italie, ville très-ancienne, bâtie par les descendants d'_Italus_, fut appelée _Antonia_, et que c'est de-là, selon les romans, qu'était le bon Beuves d'Antone. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher ce qui l'a fait se tromper ainsi; mais on peut tirer de son erreur une conséquence très-juste sur l'antiquité de ce poëme; c'est qu'il était déjà composé et même très-connu du temps de _Villani_. Cet historien mourut en 1348; le poëme est donc antérieur à cette époque. D'un autre côté, dans la stance antépénultième du dernier chant, il est question du Dante: _Dante que scrisse, non come bisogna,_ etc. [Note 326: _Reali di Franza_, l. III, c. 17.] [Note 327: Dans le quatrième des _cinque canti_ de l'Arioste, qui font suite au Roland furieux, Astolphe racontant ce qui lui est arrivé en Angleterre, dit qu'il avait envoyé un courrier à un de ses amis, qui lui tenait un vaisseau prêt pour passer sur le continent, mais qu'il ne voulait s'embarquer ni à Antone, ni dans un autre port, dans la crainte d'être reconnu. _Nè in Antona volea nè in altro porto, Per non lasciar conoscermi, imbarcarmi._ (c. IV, st. 70.) Antone était donc un port de mer en Angleterre.] [Note 328: L. I, c. 55.] C'est donc entre le temps du Dante et celui de Jean _Villani_, c'est-à-dire dans la première moitié du quatorzième siècle, que le poëme intitulé _Buovo d'Antona_ fut écrit[329]. [Note 329: On pourrait croire qu'il le fut d'après notre ancien roman en prose du _chevalier Beuves de Anthone et de la belle Josienne_, imprimé à Paris, in-4º., sans date, en caractères gothiques. Mais celui-ci n'est-il pas plutôt une traduction libre du poëme italien? Le français n'en paraît pas antérieur au quinzième siècle. Il existe aussi parmi les manuscrits légués à la bibliothèque Vaticane par la reine Christine de Suède, un roman de _Buovo d'Antona_ en vers provençaux, à la fin duquel il est écrit, comme le _Crescimbeni_ l'observe, que ce roman fut composé l'an 1380.] L'auteur en est inconnu. On voit seulement à plusieurs locutions du dialecte florentin de ce temps-là[330], qu'il était de Florence, ou au moins de Toscane. Il adresse l'invocation de son poëme à Jésus-Christ, et le prie de venir l'aider à raconter cette belle histoire[331]. A la fin de tous ses chants, sans exception, le poëte s'interrompt en priant Dieu d'être favorable à ses auditeurs ou à lui-même, ou en disant qu'il est las de conter, que sa voix s'affaiblit, qu'il a besoin de boire[332], qu'il dira la suite une autre fois, etc. Le premier vers de chacun des douze chants qui suivent, est toujours: _Je vous ai laissés au moment où telle chose se passait_[333]; et le récit continue sans autre artifice. Les neuf derniers chants commencent tous par une nouvelle prière, ou à Jésus-Christ, ou au Père éternel[334], ou à la Vierge Marie, et toujours pour qu'ils accordent au poëte la grâce de poursuivre et d'achever son histoire; et chaque fois, dans la strophe suivante, il revient à sa formule: Je vous ai laissés, dans l'autre chant, au moment où telle chose venait de se passer. [Note 330: _Atante_ et _aitante_ pour _gagliardo_, _palmiere_ pour _peregrino_, _robesta_ ou _rubesta_ pour _infierisce_, et certaines terminaisons en _oe_ ou _one_, qui y reviennent souvent.] [Note 331: _O Giesù Christo che per il peccato Il qual fece Eva prima nostra madre, In sulla croce fusti conficato;_ etc. (st. 1.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Pregandoti, signor giocondo e adorno Che doni a lo mio ingegno tal bontade Ch'io possi quella storia raccontare E insieme gli ascoltanti contentare._ (st. 2.)] [Note 332: _Hormai, signori, quivi harò lasciato; Andate a bere, ch'io son assetato._] [Note 333: _Signori, vi lasciai ne l'altro canto Si come a Buovo disse Drusiana,_ etc. (c. III.) _Io vi la lasciai ne l'altro mio cantare Si come Buovo al soldan fu tornato,_ etc. (c. V.)] [Note 334: L'auteur paraît quelquefois confondre le père et le fils, comme dans ce début du chant XIV: _Eterno padre, ch'il mondo creasti E pe'l peccato tu moristi in croce._] Dans sa dernière octave, il prie le souverain Jupiter, _il sommo Giove_, d'accorder à lui et à ses lecteurs une longue vie, et Jésus-Christ de leur donner à tous la grâce de mériter d'être admis dans son royaume. Tout cela est de très-bonne foi. On ne doit point se scandaliser de voir ici Jupiter et Jésus-Christ figurer ensemble. _Sommo Giove_ est un nom poétique que tous les anciens poëtes italiens donnent à Dieu, comme ils donnent celui de Pluton ou de _Dite_ au diable, sans songer ni à Pluton ni à Jupiter. Ce poëme est à peu près le seul dont l'action remonte au-delà du règne du Charlemagne. Cet empereur et ses douze pairs font le sujet de presque tous les autres; et ce n'est plus le roman des _Reali di Francia_, mais la prétendue chronique du paladin et archevêque Turpin qui en est la source commune. Cette chronique ne commence, comme je l'ai dit précédemment, qu'à la dernière expédition de Charlemagne en Espagne, et finit par la fatale défaite de Roncevaux, effet des trahisons de Ganelon de Mayence, dans laquelle périt, avec Roland et Olivier, l'arrière-garde presque entière de l'armée française. Le poëme le plus immédiatement tiré de cette chronique, est intitulé: _La Spagna_, l'Espagne[335]; il comprend, en quarante chants, cette dernière expédition de Charlemagne, jusqu'à la bataille de Roncevaux, et dans le dernier chant, la vengeance que tire l'empereur de la trahison qui avait fait périr la fleur de son armée. [Note 335: Son titre entier est dans les plus anciennes éditions _Questa si è la Spagna historiata. Incumincia il libro volgare dicto la Spagna in 40 cantare diviso, dove se tracta le battaglie che fece Carlo magno in la provincia de Spagna_, Milano, 1519, in-4º.; Venezia, 1568, in-8º.; et dans les éditions postérieures: _Libro chiamato la Spagna, qual tratta li gran fatti e le mirabil battaglie che fece il magnanimo rè Carlo magno nelle parti della Spagna_, Venezia, 1610, in-8º., etc.] La cause de l'expédition n'est pas la même dans le poëme que dans la chronique. Dans celle-ci, l'apôtre saint Jacques apparaît à Charlemagne pendant une belle nuit, et lui propose d'aller combattre les Sarrazins qui ont détruit le tombeau qu'il avait en Galice; de rétablir ce tombeau où il faisait autrefois de si beaux miracles, et de faire même bâtir sur le tombeau une église. Charles se met en campagne sur ce seul motif. Dans le poëme, après avoir triomphé de tous ses ennemis, avoir vaincu les mécréants, et s'être rendu maître de toute la chrétienté, il lui prend un jour envie de conquérir l'Espagne[336], occupée alors par les Sarrazins. Il assemble ses barons, leur rappelle qu'en mariant son neveu Roland avec Alde-la-Belle, il lui avait promis la couronne d'Espagne, et leur déclare qu'il est temps d'accomplir sa promesse; ils sont tous de cet avis, et font serment de le suivre en Espagne et de l'aider à en mettre la couronne sur la tête de Roland. [Note 336: Canto I.] La conduite et les principaux événements de la guerre sont à peu près les mêmes dans le poëme et dans la chronique. Le poëte a seulement coupé son action par deux épisodes qui peuvent donner une idée de son génie et du goût de son temps. Dans une altercation très-vive entre Roland et l'empereur, ce dernier s'oublie jusqu'à jeter à son neveu son gantelet de fer au travers du visage. Cet affront met le paladin en fureur: il veut tuer Charlemagne; on a peine à le retenir. Obligé de céder à ses amis, il prend le parti de quitter l'armée; on a beau dire tout ce qu'on peut pour l'en empêcher; on lui répète en vain que Charlemagne est maître absolu, que le plus brave et le plus puissant, s'il le bat, ne doit même rien dire[337], tout cela ne le persuade pas; il part, et va, tout en colère, conquérir la Syrie, la Palestine, et ce qui est ici nommé la terre de Lamech; il tue ou convertit et baptise les rois, les armées, les peuples entiers, et revient, après avoir ainsi passé son humeur, se réconcilier avec son oncle. [Note 337: _Che'l migliore che sia e più possente S'egli il batesse, non deve dir niente._ (_La Spagna_, cant. XIV.)] Voilà le premier épisode, voici le second: Roland, de retour en Espagne, inspire à l'empereur des craintes sur l'état où il a laissé son royaume, et sur le vicaire ou vice-roi à qui il en a confié le gouvernement[338]. C'était Macaire, neveu de Ganelon, duc de Mayence et de Ponthieu. Le crédit de cette famille s'était beaucoup accru depuis que Ganelon, en épousant Berthe, était devenu beau-frère de l'empereur; et son ambition augmentait avec son crédit. Un soudan que Roland avait converti en Asie, lui avait fait présent d'un livre de grimoire; il l'ouvre, fait un cercle, jette les cartes[339], lit la formule d'évocation, et aussitôt une foule de démons paraît et demande ses ordres. Il les congédie tous, à l'exception d'un seul, de qui il apprend que Macaire, ayant persuadé à la reine et à toute la France que Charlemagne a péri en Espagne avec son armée, doit le lendemain matin même épouser la reine, et se faire couronner empereur. Il n'y a pas de temps à perdre; le diable se change en un grand cheval noir, et emporte, pendant la nuit, Charlemagne en l'air jusqu'à Paris. Après un trajet si heureux et si rapide, Charles pensa échouer au port[340]. Arrivé sur la cour de son palais, et encore porté sur sa monture, il sentit une joie si vive, qu'il fit le signe de la croix pour remercier le ciel. A ce signe, le diable se sauve, et le laisse tomber sur les degrés de l'escalier; mais par la permission divine, l'empereur ne se fit point de mal[341]. [Note 338: Cant. XX.] [Note 339: _Fece un cerchio e poscia gittò le carte._ (_Ibid._)] [Note 340: Cant. XXI.] [Note 341: _Ma come volse il padre celestiale Lo imperatore non si fece mate._ (c. XXII.)] Charles, déguisé en pélerin, va dans les cuisines du palais, demande à manger, se fait une querelle avec les cuisiniers, les rosse avec son bourdon et son bâton, est mis dehors, et trouve enfin un jeune officier à qui il dit qu'il vient de St.-Jacques en Galice, et qu'il apporte des nouvelles de l'empereur et de son armée. Cet officier le conduit auprès de la reine, avec laquelle il a un long entretien. Cette imitation de l'_Odyssée_, quelque défigurée qu'elle soit, ne serait pas sans intérêt, si elle était mieux amenée. L'auteur n'a pas oublié le trait touchant du chien d'Ulysse, mais il l'arrange à sa manière. La reine avait une petite chienne que l'empereur aimait beaucoup; pendant seize années, on la lui avait conduite tous les matins: il la caressait, et jamais elle ne souffrait d'autres caresses que les siennes et celles de la reine. Dès que cette petite chienne voit le pélerin assis auprès de sa maîtresse, elle court à lui, lèche ses pieds, son visage, et le parcourt ainsi de la tête aux pieds, avec tous les signes de la joie. La reine surprise demande à l'inconnu s'il a autrefois fréquenté ce palais, s'il a été domestique ou écuyer de Charlemagne; si, enfin, il a vu quelque part ce petit animal, qui ne faisait jamais un tel accueil qu'au roi son époux. Charles lui répond avec une simplicité homérique: «Je ne suis point, et n'ai jamais été ce que vous dites. Faut-il qu'une bête me reconnaisse, et que vous, qui êtes ma femme, vous ne me reconnaissiez pas? Je suis Charles, fils de Pepin, empereur de Rome et roi de France[342].» La dame le regarde de tous ses yeux: il est si défiguré qu'elle ne le reconnaît pas encore. Prudente comme Pénélope, elle lui demande quelques signes, et entre autres l'anneau qu'elle lui avait donné, et la marque d'une croix que l'empereur avait sur l'épaule droite. Charles lui présente l'anneau, dépouille son épaule, et montre la petite croix. Alors tous les doutes sont dissipés, et les deux époux se livrent au plaisir de se revoir. [Note 342: _E pure mi conosce una fiera, E non tu che sei mià vera mogliera. Io son Carlo figlinol del re Pipino, Imperator di Roma rè di francia._ (_Ibid._)] Cependant l'heure de la cérémonie du mariage approchait; elle arrive, et c'est au milieu même de cette cérémonie que Charlemagne, aidé d'un petit nombre d'amis qu'il a retrouvés, tue l'usurpateur, et reprend publiquement sa femme et sa couronne[343]. On fait un grand massacre des Mayençais. Charles retourne ensuite à son armée, presse les Sarrazins, assiége et prend successivement Pampelune et Sarragosse; et, selon son usage, n'accorde la vie qu'à ceux qui se font chrétiens[344]. [Note 343: Cant. XXIII.] [Note 344: Cant. XXV et XXVI.] Il restait encore deux rois sarrazins à soumettre. Marsile était le plus puissant; il pouvait prolonger la guerre; Charles se détermine à lui envoyer un ambassadeur pour lui offrir des conditions de paix. Tous les chefs de son armée s'offrent l'un après l'autre pour cette mission périlleuse; il les refuse tous. Le traître Ganelon a l'adresse de ne se point offrir, mais de désigner le jeune fils de Solomon, roi de Bretagne, dans l'intention de le faire périr. Jones, c'est le nom de ce jeune chevalier, est envoyé; arrivé auprès de Marsile, il ne prononce que des menaces, aigrit les esprits au lieu de les adoucir, ne conclut rien, tombe à son retour dans une embuscade que les Sarrazins lui ont dressée, est blessé à mort, et vient expirer aux pieds de son empereur. La guerre continue; Charlemagne et ses barons avancent en Espagne, prennent des villes, gagnent des batailles; Marsile envoie une ambassade solennelle, avec de riches présents pour demander la paix. Charles veut qu'un de ses barons lui porte sa réponse. Les Paladins, ayant à leur tour dessein de perdre Ganelon, conseillent à l'empereur de le choisir. Le Mayençais lit dans leurs intentions, accepte après quelque résistance, mais jure que, s'il en revient, ils paieront cher le tour qu'ils lui jouent. C'est dans ces dispositions qu'il part, qu'il arrive, qu'il traite avec Marsile, et qu'il concerte avec lui les moyens d'arrêter et de détruire dans les gorges des Pyrénées l'arrière-garde de l'armés française lorsqu'elle repassera les monts[345]. De retour auprès de l'empereur avec le traité de paix accepté par Marsile, et consulté sur les dispositions à faire pour la retraite de l'armée, il règle ses conseils sur le plan qu'il avait fait avec Marsile, et l'aveugle empereur a la faiblesse de les suivre. La défaite de Roncevaux en est la suite. [Note 345: Cant. XXIX et XXX.] Ici, le mauvais poëte s'est presque entièrement attaché au faux chroniqueur, et il a bien fait. Il y a, même dans les récits grossiers attribués à Turpin, un fond d'intérêt que rien ne peut détruire. Les efforts prodigieux de Roland, d'Olivier et des autres Paladins surpris dans les défilés de Roncevaux, pour repousser, à la tête de vingt mille hommes seulement, l'attaque successive de trois corps d'armée de cent mille hommes chacun, le courage calme et imperturbable de ces intrépides chevaliers, leur mort glorieuse, celle surtout de Roland qui ne consent qu'à la dernière extrémité à sonner de son terrible cor en signe de détresse, qui expire entouré d'un monceau d'ennemis qu'il a tués, et après avoir brisé entre des rochers son épée Durandal, pour qu'elle ne tombe point entre les mains des infidèles; ses adieux même à cette formidable épée, compagne et instrument de tant d'exploits, toutes ces circonstances, et plusieurs autres de cette grande et célèbre scène, de quelque manière qu'elles soient racontées, sont toujours sûres de leur effet. Il y a dans ce poëme une autre scène qui, malgré le mauvais style de l'auteur, ne laisse pas de faire impression. Elle est encore prise de la Chronique attribuée à Turpin[346]. C'est le combat entre Roland et Ferragus sur le pont d'une forteresse que ce Sarrazin défendait. Ce combat dure deux jours entiers. Le dernier jour, pour en finir, les deux redoutables champions se font la confidence mutuelle que leur corps est _fée_, c'est-à-dire enchanté et invulnérable, à l'exception d'un seul endroit. Ils se révèlent l'un à l'autre cet endroit faible[347], et recommencent à se battre avec une nouvelle fureur. Ferragus succombe enfin, et je trouve ici la preuve que si ce poëme est suranné, ennuyeux, et presque illisible, un grand poëte a eu pourtant le courage de le lire et a daigné s'en souvenir. Quand Ferragus se sent blessé à mort, il prie Roland de lui donner le baptême[348]; Roland descend du pont au bord de la rivière, ôte son casque, le remplit d'eau, et vient baptiser le brave païen dont l'ame est reçue et emportée par les anges[349]. N'est-ce pas ici la source où le Tasse a puisé l'idée de Clorinde tuée en combat singulier par Tancrède, qui va, comme Roland, chercher de l'eau dans son casque pour lui rendre ce pieux devoir[350]? [Note 346: _Chron._, chap. 16; _la Spagna_, chap. IV et V.] [Note 347: Ce double aveu n'est que dans _la Spagna_; dans la Chronique, _loc. cit._, Ferragus avoue seul son endroit faible. _Vulnerari, inquit, non possum nisi per umbilicum._] [Note 348: Cant. V.] [Note 349: Cant. VI.] [Note 350: _Gierusalem. liber._ I. cant. XII.] Ce trait d'imitation ne semblerait pas seul prouver que l'auteur de la _Jérusalem délivrée_ n'avait pas dédaigné de jeter les yeux sur ce poëme insipide de _l'Espagne_. En voici un qui paraîtrait l'indiquer encore. Pour réduire Pampelune, les chrétiens fabriquent une grande machine, une citadelle en bois, plus élevée que les murs de la place, et d'où un grand nombre de soldats font pleuvoir une grêle de pierres et de traits sur les Sarrazins qui défendent les remparts[351]. Un de ceux-ci, pour en détruire l'effet, imagine un moyen de lancer sur cette machine de grands vases ou des tonneaux de poix enflammée. Dès le second qui est lancé, le feu prend à la machine; elle est réduite en cendres, et les chrétiens qui y étaient placés sont presque tous écrasés sous ses débris[352]. Godefroy employe contre Jérusalem des machines presque semblables, que l'enchanteur Ismin incendie à peu près de même. Mais ces sortes de machines furent employées dans les siéges long-temps après le siècle de Charlemagne. Elles furent en usage dans les croisades, et notamment au siége de Jérusalem; on les retrouve aussi au douzième siècle dans les guerres de Frédéric Barberousse en Italie; on s'en servit même jusqu'au quatorzième siècle, et il y a probablement ici dans le poëme du Tasse, auprès duquel on est honteux de nommer _la Spagna_, ressemblance de moyens sans imitation. [Note 351: On va dans la forêt abattre le bois nécessaire pour la construction de cette machine; les troupes allemandes sont chargées de l'apporter au camp, etc. (Cant. X.)] [Note 352: Cant. II.] Ce n'est pas non plus sans surprise qu'on reconnaît dans ce détestable poëme des imitations évidentes d'Homère. Celle que nous avons déjà observée n'est pas la seule. Dans les conseils que Charlemagne assemble souvent, dans les combats, dans les ambassades, l'auteur ne peut pas n'avoir point emprunté de l'_Iliade_ et de l'_Odyssée_ l'idée des discours longs et fréquents que se tiennent ses héros, quelques formes dont ils se servent en commençant presque tous ces discours, le soin de faire répéter, par celui qui porte un message, les propres mots de celui qui l'envoie, des locutions telles que celle-ci: _Il dit alors dans son coeur_, ou _alors s'adressant à son coeur, il dit_: etc.[353]. Mais tout cela est en pure perte. La platitude continue du style fait tomber à chaque instant le livre des mains, et il faut un autre mobile que la simple curiosité pour le reprendre. Le poëte parle cependant beaucoup de la douceur de ses vers et des couleurs dont il sait revêtir cette belle histoire. Comme l'auteur de _Beuves d'Antone_, il finit chacun de ses chants par un adieu à ses auditeurs[354], ou par une prière contenue le plus souvent dans un seul vers qui est le dernier[355], et il les commence tous en rappelant où il en est resté de son récit, ou quelquefois en faisant une nouvelle invocation au grand Jupiter, à Dieu le père, à Dieu le fils, au Roi des rois, au Soleil des soleils[356] pour qu'ils soutiennent sa voix, et son génie dans une si noble entreprise. [Note 353: _La Spagna_, passim.] [Note 354: _Signori, io vo finir questo cantare Ed ire a bere e rinfrescarmi alquanto; E se voi siele stanchi d'ascoltare, Voi ben potete riposar in tanto._ (c. VI.)] [Note 355: _Or lasciamo Astolfo armato al ballo E nell' altro cantar, senza più resta, Vi conterò come lui fu abbattuto. «Cristo vi sia sempre in vostro ajuto._» (c. II.) _Nel canto seguente dirò la danza E la pugna che fecero con pagani. «Tutti vi facci Iddio allegri e sani,_ etc. (c. VII.)] [Note 356: _Signori, io dissi nell' altro cantare Si come y due baron,_ etc. (c. V.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Signori, vi lasciai nel quinto detto Come conquiso fu il baron perfetto._ (c. VI.) _Donami, o gran Giove, o nobile sire, Ingegno di seguir l'istoria bella,_ etc. (c. IV.)] Ces Homères du quatorzième siècle allaient, comme nos Troubadours et nos Trouvères du douzième, récitant ou chantant leurs vers dans les châteaux et dans les villes; et c'est pour cela qu'au commencement et à la fin de presque tous les chants de leurs poëmes, ils se mettent en scène avec leur auditoire, annoncent ce qu'ils vont dire ou rappellent ce qu'ils ont dit. La forme des stances par octaves est extrêmement propre à cet objet, et c'est sans doute pour cela que cette division commode et harmonieuse est restée en possession de l'épopée italienne, malgré ce qu'il en coûte quelquefois à la vraisemblance, et la gêne qui en résulte pour le poëte. On raconte de l'ancien Homère que la fortune l'avait réduit à recevoir de ceux qui s'arrêtaient pour l'écouter le prix de ses compositions sublimes; c'est encore une ressemblance que l'auteur du poëme de _l'Espagne_ voulut avoir avec lui; et afin qu'on ne l'ignorât pas, il a consigné cette circonstance à la fin de son cinquième chant: «Qu'il vous plaise maintenant, dit-il, mettre un peu la main à votre bourse, et me faire quelque présent.» _Ch' ora vi piaccia alquanto por la mano A vostre borse, e farmi dono alquanto, Che quì ho già finito il quinto canto._ Ces vers constatent mieux que ne le pourraient faire de longues dissertations cette mendicité poétique. En ne rougissant point d'en faire mention dans son poëme, l'auteur semble prouver qu'elle était passée en usage. Il n'a même pas voulu qu'on ignorât son nom, et il le décline tout au long dans sa dernière stance. Il se nommait _Sostegno de' Zanobi_ ou _Zinabi_, de Florence[357], mais on n'en est pas plus avancé, car l'on ne trouve nulle part rien qui nous puisse apprendre ce que c'était que ce rimeur florentin. Sa manière est absolument la même que celle de l'auteur de _Beuves d'Antone_: tout annonce qu'ils étaient contemporains, et le _Quadrio_ le confirme en disant qu'il a vu entre les mains du célèbre chanoine _Baruffaldi_ un manuscrit de _la Spagna_, sur parchemin, orné de belles miniatures, dont l'écriture était certainement du quatorzième siècle[358]. [Note 357: _A voi signor' ho rimato tutto questa, Sostegno di Zinabi da Fiorenza._ (C. XL., stanz. ult.)] [Note 358: _Stor. e ragion. d'ogni poësia_, t. VI, p. 548.] Finissons ce qui regarde ce vieux poëme par une observation qui n'est peut-être pas à dédaigner. Le poëte cite souvent _le livre_ d'où il tire cette histoire qu'il a entrepris de raconter. _Si mon auteur ne me trompe pas_, dit-il, ou bien, _le livre me le dit ainsi_, ou bien encore: _c'est ce que le livre ne me dit pas_, ou autre chose semblable. On voit presque à chaque instant que c'est la chronique attribuée à Turpin qu'il a sous les yeux, et il ne fait souvent que la mettre en vers, cependant il ne nomme jamais Turpin comme l'auteur de ce livre; bien plus, il met ce Turpin, qui était en même temps paladin et archevêque, au nombre des héros chrétiens qui périrent les armes à la main à Roncevaux avec Roland. N'en pourrait-on pas conclure que, dans le quatorzième siècle, où cette Chronique était fort connue, on ne l'attribuait point encore à l'archevêque Turpin? Quand on veut parler en Italie des premiers et informes essais de la poésie épique, qu'il est impossible de lire aujourd'hui, on joint ordinairement _la Reine Ancroja_[359] à _Beuves d'Antone_ et à l'_Espagne_. Donnons encore une idée de ce poëme; mais son excessive longueur et la lassitude que font éprouver les deux premiers nous forceront de parler plus succinctement du troisième. [Note 359: _La Regina Ancroya, nella quale si vede bellissime istorie d'arme di amore, diverse giostre e torniamenti, e grandissimi fatti d'arme con i paladini di Francia_, Venezia, 1575, in-8º. C'est l'édition dont je me suis servi; il y en a plusieurs antérieures.--_Anchroja regina_, Venezia, 1499, in fol. _Libro de la Regina Anchroja, che narra li mirandi facti d'arme de li paladini di Franza, e maximamente contra Baldo di fiore im-peradore di tutta pagania al Castello di oro_, Venezia, 1516, in-4º., etc.] Guidon-le-Sauvage, fils naturel de Renaud, en est un des principaux personnages, et c'est par lui que commence le poëme. Renaud de Montauban son père, revenant de la Terre-Sainte, s'était arrêté dans une place qui appartenait aux Sarrazins. Constance, femme du roi de ce pays, s'était prise d'amour pour lui. Quoiqu'il arrivât des saints lieux, et qu'il y eût saintement guerroyé pour la foi, il n'en était pas plus sage. Il s'entendit avec Constance, aux dépens du roi qui lui donnait l'hospitalité, et de leur commerce provint un fils. Le roi mourut avant que ce fils vînt au monde; sa mère le fit d'abord passer pour légitime; mais dès qu'il fut en âge de porter les armes, elle l'instruisit de sa naissance, et l'envoya en France chercher son père[360], en lui donnant, pour s'en faire reconnaître, un anneau que Renaud lui avait laissé en partant. [Note 360: Cela n'est pas tout-à-fait ainsi. C'est le jeune homme qui veut absolument faire ce voyage; sa mère ne fait qu'y consentir, et n'y consent même qu'après que ce bon fils l'a menacée de lui enfoncer un couteau dans la gorge. J'ai supprimé ces circonstances, pour aller plus rapidement au fait. (Voyez. _Regina Ancroja_, c. I.)] Le jeune guerrier, sous le simple nom de l'_Étranger_[361], arrive au camp de Charlemagne, et défie tous ses chevaliers. Il les renverse l'un après l'autre, et, suivant les lois de la chevalerie, il les retient prisonniers. Renaud reste le dernier: l'Étranger ose aussi le combattre; la victoire est long-temps incertaine; enfin elle se déclare pour Renaud. Son fils se fait alors reconnaître[362]. Renaud va le présenter au roi, qui lui fait un accueil digne de la valeur qu'il a montrée. On revient à Paris, et Charles fait baptiser le jeune étranger sous le nom de Guidon-le-Sauvage. [Note 361: _Lo Strano._] [Note 362: Cant. IV.] L'Empereur était alors en guerre, comme il l'est dans tous ces poëmes, et la France attaquée par une armée de Sarrazins: la reine _Ancroja_, soeur du roi Mambrin, que Renaud avait tué de sa main, commande cette armée. Les exploits de Roland, de Renaud, de ses frères, ceux de cette reine guerrière et des autres chefs sarrazins, la rivalité entre les maisons de Mayence et de Clairmont, et les trahisons de cette perfide maison de Mayence, forment les principaux incidents de ce poëme; des tours de magie, des géants, des dragons, des centaures en font les ornements. L'_Ancroja_ est invincible; elle remporte de grandes victoires, et met la France et Charlemagne aux abois, jusqu'à ce que Roland, que divers incidents avaient toujours éloigné, et qui n'avait encore pu parvenir à se mesurer avec elle, y réussit enfin, et lui livre un long et terrible combat[363]. [Note 363: Cant. XXX.] Deux fois il est près de la vaincre, et lui propose de se faire chrétienne et de renoncer à Mahomet. La reine lui fait des objections et des questions. La première fois, elle ne comprend pas comment une femme a pu devenir mère et rester vierge. Jamais, sous la loi de Mahomet, on n'a rien entendu de pareil[364]. Roland le lui explique par deux comparaisons: la première, du verre, au travers duquel les rayons du soleil passent sans le rompre, et la seconde, des fleurs, dont les abeilles tirent du miel sans que la substance et le fruit en soient altérés[365]. L'_Ancroja_ ne trouve pas cela bien clair, et elle recommence à se battre. La seconde fois, c'est la Trinité qui l'arrête. Elle ne comprend pas du tout comment trois peuvent ne faire qu'un; Roland explique sur nouveaux frais; il fait quatre comparaisons: dans l'oeil, le blanc, le noir et la prunelle; dans une bougie, la cire, la mèche et la lumière ne font qu'un; pendant l'hiver, l'eau, la neige et la glace sont une seule et même chose, et quand le soleil les fond, le tout retourne en eau. «Vois, lui dit-il enfin, ce bouclier que je tiens à mon bras, et que tes coups ont mis en si mauvais état; une partie est en pièces sur la terre, et le reste percé à jour en trois endroits; quand je l'oppose au soleil, trois rayons le traversent, et quand je l'abaisse, ces trois rayons se réunissent en un seul corps de lumière[366].» Pour cette fois, l'_Ancroja_ se met en colère, et lui déclare qu'il la hachera par morceaux avant de lui faire croire un mot de tout cela. Le combat recommence encore. Enfin Roland la tue, tranche ainsi les difficultés, et termine la guerre. [Note 364: _Fra la nostra lege mai non s'ode dire Che mai nessuna senza homo a lato Potesse per nessun caso partorire Se prima de luxuria non se sia peccato._] [Note 365: _Si come el vetro non se rompe o spezza El fiore non perde l'alimento e frutto, Così ful corpo suo de tanta altezza, Che per virtù de Dio fu netto tutto._] [Note 366: Ce singulier Catéchisme est imité du chap. 16 de la Chronique de Turpin, dans lequel Roland, prêt à tuer Ferragus, le catéchise de même, et se sert aussi de comparaisons pour lui faire comprendre le mystère de la Trinité. Dans une lyre, lui dit-il, il y a trois choses quand on en joue, l'art, les cordes et la main, et pourtant il n'y a qu'une lyre; trois choses dans une amande, l'écorce, la coque et le fruit, et c'est une seule amande; trois choses dans le soleil, la lumière, l'éclat et la chaleur, et ce n'est qu'un soleil; trois choses dans une roue, le moyen, les rais et les jantes, et tout cela ne fait qu'une roue; enfin, n'as-tu pas en toi-même un corps, des membres et une ame? et cependant tu n'es qu'un seul homme.--La différence entre l'Ancroja et Ferragus est que celui-ci dit qu'à présent il entend très-bien la Trinité; mais il lui reste à comprendre la manière dont le père a engendré le fils, et surtout dont ce fils est sorti d'une vierge restée vierge. Roland le lui explique, non plus par des comparaisons, mais par la toute-puissance de Dieu, par la création d'Adam, par la naissance spontanée du charençon dans les fèves, du ver dans le bois ou dans d'autres substances, des abeilles, de plusieurs poissons, oiseaux et serpens. (La physique de ce temps-là n'en savait pas davantage.) L'auteur imite ici Turpin sans le dire; ailleurs il prétend l'imiter en parlant de choses dont il n'est nullement question dans Turpin. Dès le commencement de son action, où il ne s'agit encore que de Guidon-le-Sauvage, de Renaud, de sa famille et de Montauban, dont on sait que Turpin ne parle pas, il dit: _Tornati in Monte Alban con molta festa, Come raconta Turpin mio autore._ (C. II, st. 33.) Il courait donc, sous le nom de Turpin, des Chroniques avec d'autres aventures ou d'autres faits que ceux que nous y connaissons, ou ce n'est qu'une plaisanterie de l'auteur; elle ôterait aux poëtes qui, dans la suite, en ont fait de pareilles, le mérite de l'invention.] Voilà quel est, en peu de mots, le sujet du poëme, autant que je l'ai pu saisir en le parcourant rapidement; car, je l'avoue, malgré tout mon zèle et une sorte de courage assez exercé dans ce genre, il m'a été impossible de lire trente-quatre énormes chants, écrits du style le plus plat, et qui contiennent à vue d'oeil environ cinquante mille vers. Chacun de ces chants commence par une prière; le plus grand nombre est adressé à la vierge Marie; d'autres au Dieu suprême, au Père éternel, au Fils, à la Trinité, à la Sagesse éternelle; l'exorde d'un chant est le _Gloria in excelsis_; celui d'un autre, _Tu solus sanctus Dominus_, etc., le tout pour que Dieu et la Vierge viennent aider le poëte à raconter les combats et les prouesses de ses chevaliers, ou d'autres choses plus mondaines encore, quelquefois même assez peu décentes au fond, et plus que naïvement contées. Par exemple, la reine _Ancroja_ devient amoureuse de Guidon-le-Sauvage. Elle a fait prisonniers la plupart des paladins français; elle lui propose de les mettre en liberté, s'il veut se rendre à ses désirs. Guidon ne veut point de cette bonne fortune. L'enchanteur Maugis, plus hardi, emploie la magie pour prendre la figure de Guidon, trompe la reine, l'étonne par ses galants exploits, et délivre les paladins. La crudité des expressions ne peut même se laisser entrevoir[367]; et notez que ce chant commence par l'_Ave Maria_ en toutes lettres. [Note 367: Cant. XXVIII, st. 36.] Ce long et ennuyeux ouvrage, imprimé pour la première fois à la fin du quinzième siècle, paraît à peu près du même temps que les deux autres, et sans doute il avait couru long-temps manuscrit. Il avait été, peut-être pendant plus d'un siècle, chanté dans les rues avant de recevoir les honneurs de l'impression. L'auteur ne s'est point nommé, et personne ne s'est soucié de le connaître. Mais le style ressemble beaucoup à celui de _Beuves d'Antone_, et tout annonce que les deux poëtes étaient compatriotes et à peu près contemporains. Les noms de Charlemagne, de Roland, de Renaud et des autres paladins de France, et la renommée de leurs exploits étaient donc généralement répandus en Italie dès la fin du treizième siècle, et les places publiques de Florence avaient mille fois retenti des plates octaves de ces poëtes du premier âge, avant qu'aucun véritable poëte eût entrepris de traiter des sujets qui réunissaient cependant ce qui brille le plus dans l'épopée, l'héroïque et le merveilleux. CHAPITRE V. _Suite des Poëmes romanesques qui précédèrent celui de l'Arioste; deuxième époque; Morgante maggiore de Louis Pulci; Mambriano de l'Aveugle de Ferrare_. Depuis la _Théséide_ et le _Philostrate_ de Boccace, on peut dire qu'il n'avait été fait d'autres essais de poëmes épiques dont les esprits cultivés pussent s'accommoder, que le _Driadeo d'Amore_ et le _Ciriffo Calvaneo_ de l'un des trois frères _Pulci_[368]. Mais le genre purement imaginaire de ces deux poëmes dépourvus de tout fondement historique et de ces développements de caractères chevaleresques qui s'offrent si abondamment dans l'histoire fabuleuse de Charlemagne et de ses preux, ne pouvait satisfaire des lecteurs tels que Laurent-le-Magnifique, Politien, Marsile Ficin et les autres littérateurs philosophes réunis autour de Laurent. En un mot, vers le milieu du quinzième siècle, l'épopée manquait encore à la poésie italienne; car on ne pouvait donner ce nom aux trois informes productions dont je viens de parler. Elle n'existait du moins que pour le peuple; il fallait la faire passer des cercles populaires à ceux de la bonne compagnie, et de la rue dans les palais. [Note 368: Voyez première partie de cette His. littér., t. III, p. 532 et suiv.] C'est ce qui engagea sans doute Laurent de Médicis, et même, dit-on, la sage Lucrèce _Tornabuoni_, sa mère, à donner à Louis _Pulci_ pour sujet d'un poëme épique les exploits de Charlemagne et de Roland. Politien son ami l'aida dans ce dessein, en lui faisant connaître quelques sources où il devait puiser, surtout Arnauld, ancien Troubadour provençal, qui avait apparemment composé sur ce sujet des poésies ou peut-être même un poëme de quelque étendue que nous n'avons pas, et Alcuin, le plus ancien historien de Charlemagne; c'est le _Pulci_ lui-même qui nous l'apprend[369], et c'est probablement ce qui a donné lieu au bruit qui a couru que le poëme tout entier était de Politien[370], bruit sans vraisemblance comme tant d'autres qui n'ont pas laissé d'être débités avec assurance, et ensuite répétés par écho. [Note 369: _Onore e gloria di Monte Pulciano Che mi dette d'Arnaldo et d'Alcuino Notizia, e lume del mio Carlo mano_. (_Morg. Mag._, cant. XXV, st. 169.)] [Note 370: Voy. _Teofilo Folingo_, dans son _Orlandino_, cant. 1, st. 21; _le Crescimbeni_, vol. II, part. II, l. III, n°. 38, des _Commentaires_ sur son _Histoire de la Poésie vulgaire_, etc.] Une autre source plus connue, et que personne n'avait besoin d'indiquer au _Pulci_, c'était la Chronique faussement, mais alors généralement attribuée à Turpin. Il cite en effet dans beaucoup d'endroits le prétendu archevêque de Rheims, et il se conforme assez souvent à ses récits, surtout dans ce qui regarde la bataille de Roncevaux et le dénouement du poëme. Souvent aussi ces citations sont ironiques; c'est un plastron dont le poëte se couvre en riant quand l'exagération est trop forte, et quand les prouesses qu'il raconte sont trop incroyables. Il met alors en avant l'autorité de Turpin, et pour des choses dont il n'est pas plus question dans Turpin que dans l'Alcoran. Il paraît d'ailleurs évident que le _Pulci_ joignit à cette fausse Chronique et aux auteurs que Politien lui fit connaître, les détestables rapsodies qui s'étaient emparées les premières de cette matière poétique. C'est ce qui lui a fait dire qu'il était fâché de voir que l'histoire de Charlemagne eût été jusqu'alors mal entendue et encore plus mal écrite[371]. C'est aussi pour cela qu'avec un génie fait pour ouvrir de nouvelles routes il ne fit cependant que marcher d'un meilleur pas dans des routes déjà battues, et que, pouvant être original, il ne fut à beaucoup d'égards qu'un copiste supérieur à ses modèles. [Note 371: _E del mio Carlo imperador m'increbbe. O_ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _È stata questa istoria, a quel ch' i' veggio, Di Carlo male intesa e scritta peggio_. (C. I, st. 4.) C'est évidemment à _la Spagna_ que l'auteur en veut, quand il dit dans son vingt-septième chant: «Et si quelqu'un s'avise de dire que Turpin mourut à Roncevaux, il en a menti par la gorge; je lui prouverai le contraire. Il vécut jusqu'à la prise de Sarragoce, et il écrivit cette histoire de sa propre main. Alcuin s'accorde avec lui dans ses récits; il les suivit jusqu'à la mort de Charlemagne, et il montra une grande sagesse en l'honorant. Après lui vint le fameux Arnauld, qui a écrit avec beaucoup d'exactitude, et qui a recherché tout ce que fit Renauld en Égypte; il en suit le fil sans s'écarter jamais du droit chemin: une grâce qu'il avait reçue même avant le berceau, c'est que pour rien au monde il n'eût dit un mensonge.» _Grazie che date son prima che in culla Che non direbbe una bugia per nulla_. (St. 80.)] Nous avons vu les auteurs du _Buovo d'Antona_, de l'_Ancroja_ et de _la Spagna_ adresser la parole à leurs auditeurs à la fin de tous leurs chants, les commencer et les terminer presque tous par de saintes prières dans les endroits même les moins analogues à ces pieuses invocations, et mêler ainsi par simplicité le sacré au profane, et la Bible, les psaumes ou les prières de l'Église à des contes extravagants et quelquefois licencieux. Cela était devenu pour eux une forme convenue, une sorte de règle de leur art; et en effet on conçoit aisément que chantant pour le peuple et au milieu du peuple, dans un temps où les croyances populaires étaient les seules connaissances générales, ils n'avaient point de meilleur moyen de fixer son attention, et d'en tirer quelque salaire, que de faire d'abord retentir à son oreille ces oraisons qui lui étaient familières. L'espèce d'adieu qui terminait chacun des chants de leurs poëmes était encore une politesse très-bien assortie à ces circonstances, et n'était pas non plus sans influence sur la recette. Le _Pulci_ n'avait aucune raison de se conformer à ce double usage, surtout au premier. Ce n'était point pour le peuple de Florence qu'il chantait, c'était pour ce que Florence et l'Italie avaient d'esprits plus distingués, plus éclairés et plus au-dessus de la crédulité de leur temps. Etait-ce au milieu des principaux membres de l'Académie platonicienne qu'il pouvait croire avoir besoin de ces formules? Non, sans doute; mais il trouva cet usage établi, et il le suivit, ou plutôt, selon toute apparence, il le tourna en plaisanterie. Il lui parut piquant, à une si bonne table et parmi toutes les jouissances du luxe, d'employer ces formes imaginées par des poëtes mendiants; et le contraste singulier des débuts de chant avec les sujets traités dans les chants mêmes amusa les auditeurs et le poëte, qui au fond ne voulaient tous que s'amuser. C'est là ce qui explique cette manière bizarre dont commence chacun des chants de ce poëme. Voltaire[372] et bien d'autres s'en sont moqués; mais personne ne s'est mis en peine d'en chercher la cause. Si le premier chant du _Morgante_ commence par l'_In principio erat Verbum_, le quatrième par le _Gloria in excelsis Deo_; le septième par _Hosanna_; le dixième par le _Te Deum laudamus_; le dix-huitième par le _Magnificat_; le dix-neuvième par le _Laudate pueri_; le vingt-troisième enfin par _Deus in adjutorium meum intende_, qui fait tout juste un vers indécasyllable; si l'invocation des autres chants est adressée à Dieu le père, à Dieu le fils, et plus souvent encore à la Vierge; si nous voyons dans le second que le poëte appelle _J.-C._ Souverain Jupiter pour nous crucifié[373], nous avons vu dans le chapitre précédent où il avait puisé l'idée de ces apostrophes singulières. [Note 372: Préface de la _Pucelle_.] [Note 373: _O somino Giove per noi crocifisso_. (C. II, st. 1.)] Mais ces mauvais modèles sur lesquels il paraît se régler étaient de très-bonne foi; le siècle dans lequel ils vivaient, la classe d'auditeurs pour laquelle ils écrivaient le prouvent également; tout fait penser qu'auditeurs et poëtes n'en savaient pas davantage; mais il n'est rien moins que démontré que l'on fût tout-à-fait aussi simple dans la société où vivait l'auteur du _Morgante_, et pour laquelle il fit son poëme. Il y a même quelquefois dans ses prières je ne sais quel ton de demi-plaisanterie qu'il n'est pas difficile d'apercevoir, comme lorsqu'il dit à ceux qui l'écoutent, à la fin du douzième chant: Que l'ange de Dieu vous tienne par le toupet! _L'angel di Dio vi tenga pel ciuffetto_, etc. Je dirai plus: ces poëtes de carrefours sont très-souvent ridicules, mais ils ne sont jamais plaisants. C'est le plus sérieusement du monde qu'ils débitent leurs extravagances, et l'on rit d'eux autant ou plus que de ce qu'ils racontent, sans qu'ils aient l'air d'avoir pensé qu'il y eût ni en eux ni dans leurs récits le moindre mot pour rire. Le _Pulci_ au contraire n'a fait, à peu de chose près, de son poëme en vingt-huit chants, qu'un long tissu de plaisanteries. Soit que son tour d'esprit le portât naturellement au genre burlesque, ce que ses sonnets contre _Matteo Franco_[374] prouveraient assez, soit qu'il ne crût pas que l'on pût faire sérieusement des vers sur des combats de géants et des tours de magiciens, et sur les épouvantables et incroyables aventures qu'on lui donnait à raconter, il est visible qu'il n'y a pas un de ses chants où il ne se joue lui-même de ce qu'il dit, et où il n'ait l'air de se divertir aux dépens de ses héros et de son lecteur. Il met à cela non-seulement beaucoup d'esprit, mais une naïveté plaisante et originale, qui a sûrement offert au _Berni_ le premier modèle du genre auquel il a donné son nom[375]. C'est se moquer des gens que de disserter gravement, comme on l'a fait, pour savoir si le _Morgante_ est ou un poëme sérieux ou un poëme comique. Le livre est dans les mains de tout le monde; il n'y a qu'à le lire au premier endroit venu. [Note 374: Voyez ci-dessus, t. 3, p. 537.] [Note 375: Gravina, _della ragion poet._, l. II, nº. 19.] Or, n'est-il pas tout-à-fait extraordinaire que dans un siècle déjà éclairé, et pour plaire à une société supérieure à son siècle, un homme doué d'un esprit vif, étendu, orné de beaucoup de connaissances, un homme de l'âge et de l'état du _Pulci_, car il était chanoine, et il avait alors environ cinquante ans[376], invoque sérieusement, et non pas une fois, mais à vingt-huit différentes reprises, ce qu'il y a de plus sacré, pour écrire des folies, de fortes indécences, et souvent même de véritables impiétés? Cela est pourtant ainsi; les auteurs qui ont le plus loué le _Pulci_ et son poëme sont forcés de le reconnaître. Le savant et sage _Gravina_ lui en fait un très-grand crime, et s'explique même là-dessus avec une sorte de violence[377]. Le _Crescimbeni_, pour excuser le poëte, ne sait d'autre moyen que de faire le procès au siècle entier. «Il est bien vrai, dit-il, que le _Pulci_ pouvait s'abstenir un peu plus qu'il ne l'a fait d'employer le ridicule, et qu'il devait s'interdire absolument l'abus des choses divines et des pensées de la sainte Écriture. Je le condamne en cela comme Gravina lui-même; mais on doit cependant condamner beaucoup plus que lui les mauvaises moeurs qui régnaient alors. Si l'on observe attentivement les sots écrits de ce temps-là, on sera forcé d'avouer que la licence du langage était alors sans frein, et que le _Pulci_ dans son _Morgante_ est peut-être encore l'écrivain le plus modeste et le plus modéré de ce siècle[378].» [Note 376: Il était né en 1432, ou vers la fin de 1431, et mourut, dit-on, en 1487. Son poëme ne fut imprimé qu'après sa mort.] [Note 377: _Delle quali_ (_cose divine_) _così sacrilegamente si abusa che invece di riso muove indignazione ed errore_, etc. (_Della Ragione poetica_, l. II, nº. 19, p. 109.)] [Note 378: _Stor. della volgar poesia_, vol. II, part. II, l. III, nº. 38, _de Commentarj_.] Après ces considérations générales sur un poëme qui fait époque dans l'histoire de la poésie moderne, essayons, sans entrer dans trop de détails, de le faire connaître plus particulièrement. _Morgante maggiore_, ou Morgant le grand, dont le nom fait le titre du poëme, est un géant que Roland a converti, qui lui sert de second, et même d'écuyer dans quelques-unes de ses expéditions, et qui en fait aussi de son chef. C'est un personnage subalterne, mais original, mêlé de basse bouffonnerie et d'une sorte d'héroïsme qui tient à sa taille démesurée et à sa force. Il suffirait de lui pour que ce poëme ne pût jamais être sérieusement héroïque. Du reste, ce n'est point ce Morgant, mais Roland, Renaud et Charlemagne qui en sont les véritables héros. L'auteur a puisé dans l'histoire des quatre fils Aymon, et, si nous l'en croyons, dans un poëme du troubadour Arnauld, autant que dans la Chronique de Turpin. Mais c'est surtout Roland qui l'occupe; et ce n'est pas seulement sa dernière et malheureuse expédition en Espagne qu'il prend pour sujet de son poëme, c'est en quelque sorte la vie de Roland tout entière. Il est du moins très-jeune au commencement de l'action, qui se termine par sa mort, puisque, dans le premier chant, lorsque Ganelon de Mayence se plaint de lui à Charlemagne, au nom de toute la cour, il dit à l'empereur: «Nous sommes décidés à ne nous pas laisser gouverner par un enfant[379].» [Note 379: _Ma siam deliberati Da un fanciul non esser governati._ (St. 12.)] Ce sont ces plaintes qui engagent l'action du poëme. Roland les entend; il tire son épée; il veut tuer Ganelon et l'empereur lui-même. Olivier se met entre deux, et lui arrache l'épée des mains. Roland cède sans s'apaiser. Il se retire de la cour; prend le cheval et l'épée d'Oger le Danois, son ami, et se décide à aller chez les Sarrazins, chercher les occasions d'exercer son courage. Il arrive dans une abbaye, située sur les confins de la France et de l'Espagne, où il est parfaitement bien reçu. Il apprend de l'abbé, que lui et ses moines seraient très-heureux s'ils n'avaient pas pour voisins trois géants sarrazins qui se sont logés sur la montagne prochaine, qui infestent tout le pays, et jettent, toute la journée avec leurs frondes, de grosses pierres dans le couvent. «Si nos anciens pères du désert, dit-il au chevalier, menaient une vie toujours sainte, toujours juste, et s'ils servaient bien Dieu, aussi en étaient-ils bien payés. Ne croyez pas qu'ils y vécussent de sauterelles; la manne leur tombait du ciel, cela est certain. Mais ici, je n'ai souvent à recevoir et à goûter que des pierres qui pleuvent du haut de cette montagne[380].» Voilà, soit dît en passant, un échantillon de la manière de l'auteur, et du ton sur lequel il traite les sujets les plus graves. [Note 380: Cant. I, st. 25.] Roland trouve qu'il est digne de lui de délivrer le pays et les bons moines de ces tyrans. Il tue le premier, nommé Passamont, et le second qui s'appelle Alabastre. Morgant, qui est le troisième, aurait eu le sort de ses frères, s'il n'avait pas rêvé la nuit précédente qu'il était assailli par un gros serpent; que dans sa frayeur, il avait eu recours à Mahomet qui ne l'avait point secouru; mais que, s'étant adressé au Dieu des chrétiens, Jésus-Christ l'avait délivré et sauvé. Sachant donc qu'il a affaire à un chevalier chrétien, au lieu du combat il lui demande le baptême. Roland ne se fait pas prier, emmène Morgant avec lui au couvent, l'instruit en gros, chemin faisant, des vérités du christianisme, et il faut voir de quelle façon[381]. Enfin, il le présente à l'abbé qui le baptise. [Note 381: C. I, st. 49 et suiv.] Roland et son géant restèrent là quelque temps, menant bonne vie et faisant bonne chère. Morgant se rendait utile dans la maison. Un jour qu'on y manquait d'eau, Roland le charge d'en aller chercher dans un tonneau à la fontaine voisine. Il y est attaqué par deux gros sangliers, les tue, et revient au couvent, le tonneau sur une de ses épaules et les deux sangliers sur l'autre. L'eau fait grand plaisir aux moines, mais les sangliers encore plus. Ils mettent dormir leurs bréviaires, et s'empressent autour de cette viande, de manière qu'elle n'a pas besoin d'être salée, et ne court point risque de durcir et de sentir le rance; les jeûnes restent en arrière; chacun mange à en crever, et le chien et le chat se plaignent de la propreté des os qu'on leur laisse[382].--Est-il besoin de demander quelle figure une pareille scène, ainsi racontée, ferait dans un poëme sérieux? [Note 382: _Tanto che'l can sen doleva e'l gatto Che gli ossi rimanean troppo puliti._ _Ibid._, st. 66 et 67.] Cependant Roland s'ennuie de son oisiveté. Il quitte l'abbaye, pour aller chercher les combats. Avant de partir, il apprend de l'abbé lui-même que ce bon moine est de la maison de Clairmont, et par conséquent cousin de Renaud et le sien. Roland se fait connaître à son tour; ils s'embrassent, et se quittent à regret. Morgant suit le paladin à pied, n'ayant pour armes qu'un vieux bonnet de fer rouillé et une longue épée, qu'il a trouvés dans ce que les moines appelaient leur arsenal, et le battant d'une grosse cloche qui était fendue et hors de service. Ils se mettent en campagne; et dès la première occasion qu'il trouve, Morgant frappe de son battant comme un sourd. Leurs aventures seraient trop longues, même à indiquer légèrement. Faisons comme notre auteur, et revenons d'Espagne en France[383]. [Note 383: _Lasciamo Orlando star col Saracino E ritorniamo in Francia a Carlo mano._ (Cant. III, st. 20.)] Tous les paladins de Charlemagne y regrettent beaucoup Roland, et Renaud son cousin le regrette plus que les autres. Il ne peut plus tenir à l'insolence et au triomphe des Mayençais. Il part avec Dudon et Olivier pour aller chercher le comte d'Anglante. Ils arrivent à la même abbaye où il avait été reçu. Tout y était bien changé. Un frère de Morgant et des deux géants tués par Roland, géant comme eux, était venu avec une troupe de Sarrazins, venger la mort de ses frères. Il avait mis l'abbé et les moines en prison, et vivait à discrétion dans l'abbaye avec sa troupe. Les trois paladins tombent au milieu de cette canaille, qui croit pouvoir se moquer d'eux; mais elle trouve à qui parler; on en vient aux mains: le géant et ses Sarrazins sont taillés en pièces, et l'abbé remis en liberté avec ses moines. Il se fait encore une reconnaissance entre Renaud et lui. Il apprend aux chevaliers français ce qu'il sait de Roland et le chemin qu'il a pris. S'étant reposé quelques jours dans l'abbaye, ils la quittent et se remettent sur les traces de Roland. Renaud rencontre un serpent monstrueux qui était près d'étouffer un lion. Il tue le serpent. Le lion, par reconnaissance, s'attache à lui, le précède, lui indique le chemin, et se montre toujours prêt à le défendre. Renaud, qui voyage incognito, prend le nom de _Chevalier-du-Lion_[384]. Il arrive enfin dans le pays où Roland s'était arrêté depuis peu. Il y était caché sous le nom de Brunor. Le cours des événemens fait que les deux cousins se trouvent dans deux armées ennemies, et qu'ils se battent même l'un contre l'autre en combat singulier. Roland ignore que c'est Renaud; mais celui-ci, qui l'a reconnu au géant qui l'accompagne, le ménage dans le combat. Le jour finit avant qu'il y ait rien de décisif. Ils conviennent de revenir le lendemain sur le champ de bataille. Ce second jour, Renaud ne peut prendre sur lui d'agir plus long-temps en ennemi avec son cher Roland; il le tire à part, ôte son casque et se fait connaître. Les deux cousins s'embrassent et se réunissent. Ils ont, le jour même, à exercer ensemble leur valeur contre un ennemi commun. Le roi Carador, chez lequel ils se trouvent, est attaqué par le roi Manfredon, amoureux de sa fille Méridienne, et qui veut l'obtenir malgré elle et malgré son père. Roland, Renaud, Olivier et le fidèle Morgant les défendent; Manfredon est vaincu, obligé de renoncer à ses prétentions, et s'engage, par un traité, à laisser en paix Carador et sa fille. [Note 384: Cant. IV, st. 7 et suiv. Ceci paraît être pris littéralement de l'un des romans de Chrestien de Troyes, poëte français du douzième siècle. Dans ce roman, intitulé le _Chevalier-au-Lion_, Yvain trouve un lion aux prises avec un énorme serpent; il tue le serpent; le lion s'attache à lui par reconnaissance, et ne le quitte plus. Notre vieux poëte s'est plu à peindre les mouvements de sensibilité du lion: Si qu' il li comança à faire Semblant que à lui se rendoit; Et ses piés joius li estendoit, Envers terre incline sa chiere[F], S'estut[G] sur les deux piés derriere, Et puis si se rajenoilloit, Et toute sa face moilloit de larmes, etc. (Manuscrit de la Bibliothèque impériale, nº. 7535, fondé de Cangé, 69, fol. 216 verso, col. 2.)] [Note F: Sa face, _ciera_.] [Note G: Se leva, se tint debout, _stetit_.] Les paladins réunis à cette cour sont fêtés comme des libérateurs. Méridienne était devenue amoureuse d'Olivier. Elle ne peut plus se contraindre, lui découvre son amour, et veut l'engager à y répondre. «Je n'en ferai rien, dit Olivier[385]; vous êtes sarrazine et moi chrétien: notre Dieu m'abandonnerait; tuez-moi plutôt de votre main.--Eh bien! reprend Méridienne, démontre-moi clairement que notre Mahomet est un faux dieu, et je me ferai baptiser pour l'amour de toi.» Le bon Olivier se met à catéchiser sommairement Méridienne; et voici, autant que je puis me permettre de le traduire, comment se fait cette conversion. [Note 385: Cant. VIII, st. 9 et suiv.] «Olivier lui parla de la Trinité, et lui dit comment elle est à la fois une seule substance et trois personnes, et leur puissance, et leur divinité. Ensuite il lui fit une comparaison. Si vous doutez encore que l'on puisse être un et trois, un exemple vous le fera comprendre. Une chandelle allumée en allume mille, et ne cesse pas de rendre la même lumière[386]. Il lui donne d'autres explications tout aussi claires. Elle n'a rien à y répondre et demande aussitôt qu'il la baptise; Et puis après, il viennent au saint crême, Tant qu'à la fin ils rompent le carême[387]: Ce qui suit est beaucoup plus libre. Je prie qu'on ne se scandalise pas, mais qu'on veuille bien se rappeler mes doutes sur l'emploi sérieux des textes sacrés et des prières qu'on trouve si fréquemment dans le poëme du _Pulci_. Cette citation ne suffit-elle pas pour nous apprendre ce que nous en devons penser? [Note 386: Cant. VIII, st. 10.] [Note 387: _E dopo a questo vennono alla Cresima Tanto che in fine e' ruppon la quaresima._ (_Ibid._, st. 11.)] Pendant que cela se passe chez les Sarrazins d'Afrique et d'Espagne[388], le traître Ganelon appelle du Danemarck en France un autre roi sarrazin qui avait des sujets particuliers de haine contre Renaud. Ce roi, nommé Herminion, vient avec une nombreuse armée attaquer à la fois Montauban, d'où il sait que Renaud est absent, et Paris, où Charlemagne est privé du secours d'une grande partie de ses paladins. Cette guerre commence très-mal pour le roi Charles. Tous les chevaliers qui lui restent, Ogier le Danois, le vieux Naismes, Berlinguier, Auvin, Otton, Turpin, Gautier, Salomon, Avolio, sont abattus par une espèce de géant nommé Mattafol, et emmenés prisonniers. Mais le roi Herminion reçoit à son tour de tristes nouvelles de ses états. [Note 388: _Ibid._, st. 14.] Roland, Renaud et leurs compagnons avaient enfin quitté la cour de Carador. Pour revenir en France, ils avaient pris par le Danemarck; il ne faut jamais chicaner les héros de ces sortes de poëmes sur leur itinéraire. Là, nos paladins avaient appris que le roi était parti dans le dessein de détruire Montauban et de renverser le trône de Charlemagne. Ils avaient renversé le sien, tué son frère, qui gouvernait à sa place, et passé la reine, ses fils et toute la famille royale au fil de l'épée. Ils s'étaient ensuite remis en route, et accouraient en France à grandes journées. Herminion, au désespoir, envoie sommer Charlemagne de se soumettre à lui; sinon, il lui déclare qu'il fera pendre tous les paladins ses prisonniers, à commencer par le Danois. Au moment où il s'apprête à exécuter sa menace, Roland et les autres guerriers arrivent, rassurent Charlemagne, arrêtent Herminion par la crainte des représailles, l'attaquent dans son camp, et le forcent à rendre les paladins et à demander la paix[389]. [Note 389: C. IX et X.] Quelque temps après, ce roi sarrazin voit de ses yeux un fort joli miracle qui le convertit. Roland et Renaud, trompés par une ruse de Maugis, étaient prêts à se battre; ils étaient sur le pré, avaient pris du champ, et couraient la lance baissée. Un lion apparaît entre eux, tenant dans sa patte une lettre qu'il présente à Roland avec beaucoup de politesse. Maugis y expliquait le malentendu dont il était la cause. Aussitôt les deux cousins descendent de cheval, s'embrassent, se réconcilient, et le lion disparaît. Herminion, témoin de cette scène, est ravi d'admiration. «Mahomet, dit-il, est incapable d'en faire autant; et celui par qui est venu ce lion est le seul Dieu tout-puissant.» Il se détermine donc au baptême, et, pour ne pas laisser refroidir son zèle, Charles le baptise à l'instant[390]. Je demande encore ce qu'on doit penser de cette confusion des miracles du christianisme avec les effets de la magie. [Note 390: C. X, st. 112 à 119.] Le traître Mayençais ne voit pas plutôt une de ses trames rompue, qu'il en ourdit une autre. Il fait si bien que Renaud se brouille encore avec l'Empereur. Ici le poëte a probablement pris dans le roman des quatre fils Aymon quelques événements qu'il arrange à sa guise, tels que la révolte de Renaud contre Charlemagne, le tournoi ouvert à la cour, dans lequel Renaud et Astolphe osent se présenter sans se faire connaître, et renversent tous les chevaliers de la faction de Mayence; le malheur qu'Astolphe a d'être reconnu, arrêté, et le risque imminent qu'il courait d'être pendu par ordre de l'empereur, que le perfide Ganelon poussait à cet acte de tyrannie, si Roland, de concert avec Renaud, ne l'eût délivré. Charlemagne est chassé de son trône par Renaud, qui consent à l'y replacer, à condition que Ganelon sera enfin puni comme il le mérite[391]. [Note 391: C. XI.] Le Mayençais a encore l'adresse de retourner en sa faveur l'esprit de Charles, qui joue toujours le rôle d'un prince crédule et à peu près imbécille. Il l'anime de nouveau contre la maison de Montauban, surprend Richardet, le plus jeune des frères de Renaud, et le livre à Charlemagne, qui veut aussi le faire pendre, car dans ce poëme héroïque, le bourreau, la corde et la potence jouent un grand rôle. Renaud, averti à temps, délivre son frère au moment où il avait la corde au cou[392]. Le peuple de Paris se soulève pour les chevaliers de Montauban contre ceux de Mayence et contre l'empereur qui les soutient. Il met la couronne sur la tête de Renaud. Ganelon et ce qui lui restait de partisans se sauvent à Mayence. Charles va s'y cacher avec eux, et Renaud reste en possession du trône de France. Des tournois, des bals, des concerts, des fêtes de toute espèce signalent, comme de raison, son avènement. Il n'a qu'un sujet de peine, c'est que Roland n'en soit pas témoin. [Note 392: C. XII.] Roland avait été si outré du procédé de Charlemagne envers le jeune Richardet, dont il n'avait pu obtenir la grâce, qu'il s'était exilé de la cour, de Paris, de la France. Il était déjà parvenu en Perse, où il continuait de courir des aventures et de donner des preuves de sa valeur; un géant qu'il tue lui demande le baptême; il ôte son casque, y puise de l'eau dans le fleuve voisin, et baptise son géant, dont le choeur des anges emporte l'ame, en chantant dans le séjour de la gloire[393]; trait imité du mauvais roman de _la Spagna_[394], et que l'on retrouve encore dans un poëme bien supérieur au _Morgante_[395]. [Note 393: C. XII, st. 65 et 66.] [Note 394: Voyez ci-dessus, p. 196.] [Note 395: Dans _la Jérusalem délivrée_. Voyez _ibid._] Mais après cette victoire, Roland est surpris pendant son sommeil par ordre d'un roi sarrazin, et jeté dans une prison, où il doit être condamné à mort, peine prononcée dans ce pays-là contre tout chrétien qui tue un musulman. Thiéry, son écuyer, s'échappe, revient en France, et avertit Renaud du danger dont son cousin est menacé. Renaud écrit à Charlemagne, lui rend son trône, se réconcilie entièrement avec lui, et part pour aller en Asie délivrer Roland. Les grandes aventures qu'il met à fin chemin faisant, ses exploits en Perse, la nouvelle combinaison d'événements qui met encore une fois aux mains des deux cousins, dans un temps où l'un d'eux vient de sacrifier une couronne pour sauver l'autre; leur reconnaissance sur le champ de bataille; ce qu'ils font ensemble lorsqu'ils sont réunis; les intrigues d'amour qui se mêlent à leurs faits d'armes, avec une jeune Luciane, une jolie Clairette, toutes deux princesses sarrazines, et l'intrépide amazone Antée; le nouveau danger où Olivier et Richardet se trouvent d'être pendus, et leur délivrance; la guerre contre le soudan de Babylone, sa défaite et une infinité d'autres incidents, ou comiques ou merveilleux, remplissent cinq ou six chants, pendant lesquels le poëte retient ses héros et ses lecteurs en Asie. Morgant était resté en France; il est inutile de dire pourquoi. C'est alors qu'il rencontre cet autre géant nommé _Margutte_, dont Voltaire a cité quelques traits[396]. Morgant, frappé de sa taille énorme et de sa figure hétéroclite, lui demande qui il est, s'il est chrétien ou sarrazin, s'il croit en Jésus-Christ ou en Mahomet. Margutte lui répond: «A te dire vrai, je ne crois pas plus au noir qu'au bleu, mais bien au chapon bouilli ou rôti. Je crois encore quelquefois au beurre, à la bière, et, quand j'en ai, au vin doux; mais j'ai foi, par-dessus tout, au bon vin, et je crois que qui y croit est sauvé[397]. Je crois encore à la tourte et au tourteau; l'une est la mère et l'autre le fils: le vrai _Pater noster_ est une tranche de foie grillé; elles peuvent être trois ou deux, ou une seule, et celle-là du moins est vraiment du foie qu'elle dérive, etc.» Je ne fais plus de réflexions, je cite, et sans doute cela suffit. [Note 396: Préface de _la Pucelle_.] [Note 397: _Ma sopra tutto nel buon vino ho fede, E credo che sia salvo chi gli crede. E credo nella torta e nel tortello, L'una è la madre e l'altro è il suo figliuolo; Il vero pater nostro è il fegatello; E possono esser tre, e due, ed un sola, E diriva dal fegato almen quello._ (C. XVIII, st. 115 et 116.)] Margutte se vante très-prolixement de ses vices[398]. Il n'en oublie aucun; il les a tous; il a fait ses preuves, et est prêt à les recommencer. Morgant le trouve bon camarade, et part avec lui pour aller en Asie rejoindre son maître. Ils arrivent après des incidents où Margutte soutient son caractère. Sa mort est digne de sa vie. Après avoir mangé comme un glouton, il s'aperçoit qu'il a perdu ses bottes; il fait un bruit horrible; mais dans le fort de sa colère il aperçoit un singe qui les a prises, et qui les met et les ôte avec des grimaces si comiques que le géant rit d'abord un peu, puis davantage, puis plus encore, et crève enfin à force de rire[399]. C'est ainsi que finit cet épisode qui est assez long, et qui est tout entier de ce style. Et l'on douterait encore si le _Morgante_ du _Pulci_ est ou n'est pas un poëme burlesque! [Note 398: _Ibid._, st. 117 à 142.] [Note 399: _Allor le risa Margutte radoppia E finalmente per la pena scoppia._ (_Ibid._, st. 148.)] Morgant trouve Roland occupé du siége de Babylone. Il lui est d'un grand secours, et décide la victoire. Il abat, lui seul, une tour qui défendait une des portes, et fait d'autres prouesses si étranges que les habitants ouvrent leur ville, se rendent à Roland, et le proclament soudan de Babylone. Il ne l'est pas long-temps; les nouvelles qu'il reçoit de France l'engagent à y retourner. Le motif qui lui fait quitter un trône est fort généreux. Ganelon de Mayence s'est pris lui-même dans les fils compliqués d'une intrigue qu'il avait ourdie contre Renaud, Roland et Charlemagne. Il est en prison chez une vieille et horrible magicienne, mère d'une race de géants, et c'est pour l'en délivrer que nos paladins reviennent en France. C'était un fourbe et un scélérat, mais paladin comme eux, aussi brave qu'un autre les armes à la main, et beau-frère de Charlemagne. On pense bien que cette longue route ne se fait pas sans de grandes et surprenantes aventures. La plus triste pour Roland est que, avant même de partir, il perd son fidèle Morgant. En descendant d'une barque, sur le bord de la mer, le géant est pincé au talon par un petit crabe, et néglige sa plaie; elle s'envenime si bien qu'il en meurt[400]. Si l'on peut supposer un but raisonnable à l'auteur de tant d'extravagances, le _Pulci_, n'a pu en avoir d'autre que de se moquer de toutes ces aventures de géants qui étaient alors si fort à la mode, en faisant mourir ridiculement les deux plus terribles qui figurent dans son poëme, l'un à force de rire, l'autre, qui en est le héros, par la piqûre d'un crabe. Les paladins, arrivés au château de l'affreuse sorcière où Ganelon est détenu, tombent aussi dans ses pièges, et y seraient restés enchaînés si Maugis ne les en eût retirés tous par ses enchantements. De nouvelles aventures les séparent, d'autres les rejoignent; ils retournent dans le Levant, puis repassent en Europe. Charlemagne, toujours trahi par le perfide Ganelon, lui pardonne toujours. Après une longue guerre que ce traître lui avait suscitée, l'empereur de retour à Paris s'y croyait en paix. Il était vieux et en cheveux blancs; il espérait que Ganelon, à peu près aussi vieux que lui, avait perdu de sa malveillance ou de son activité. Mais Ganelon, infatigable dans sa haine comme inépuisable dans ses ressources, parvient encore à susciter contre la France deux armées de Sarrazins à la fois; l'une de Babylone, conduite par l'amazone Antée; l'autre d'Espagne, commandée par le vieux roi Marsile. Charles rassemble toutes ses forces; ses paladins font des prodiges; il en fait lui-même, et la célèbre épée _Joyeuse_ se baigne encore une fois dans le sang des infidèles. Marsile, qui est le plus sage des rois sarrazins, négocie la paix. Antée la conclut de son côté, et retourne dans ses états. Charles répond aux propositions de Marsile, mais il a l'imprudence d'accepter l'offre que lui fait Ganelon d'aller en Espagne suivre auprès de ce roi une négociation si importante. La suite en est telle qu'on l'a vue dans _la Spagna_ et dans la Chronique de Turpin; mais les détails sont fort embellis; et dans les quatre chants qui restent, le _Pulci_, lorsqu'il renonce au ton plaisant qui règne dans presque tout son poëme, se montre véritablement poëte. [Note 400: C. XX, st. 20 et 21.] La scène dans laquelle il représente Ganelon faisant son traité avec Marsile prouve qu'il l'était lors même qu'il ne s'élevait pas au style héroïque, car elle n'est pas écrite beaucoup moins familièrement que le reste. Cette scène, à cela près, forme un tableau parfait. Marsile, après une fête qu'il donne dans ses jardins à l'envoyé de Charlemagne, congédie toute sa cour, reste seul avec lui, et le conduit auprès d'une fontaine entourée d'arbres chargés de fruits[401]. Le soleil commençait à baisser. Lorsqu'ils sont assis dans ce lieu mystérieux, Marsile fait l'exposé de toute sa conduite avec Charlemagne: il remonte jusqu'au temps de la jeunesse de cet empereur, lorsqu'il était venu se cacher à la cour d'Espagne sous le nom de _Mainetto_. Il met tous les torts du côté de Charles, et prétend s'être toujours comporté en véritable ami. Pour récompense, dès que Charles a été sur le trône, il lui a déclaré la guerre; trois fois il a enlevé la couronne d'Espagne, et il la lui veut enlever encore, pour la mettre sur la tête de son neveu Roland. Pendant ce temps, Ganelon a les yeux fixés sur l'eau de la fontaine, non pour s'y voir, mais pour observer sur le visage de Marsile si ses plaintes sont sincères[402]. Marsile qui, de son côté lit dans les yeux de Ganelon, s'ouvre à lui davantage, et finit par lui faire entendre que si jamais il pouvait être défait de Roland, il ne craindrait plus rien de Charlemagne, et ne tarderait pas à s'en venger. Le Mayençais saisit cette ouverture, avoue au roi les injures personnelles qu'il a reçues de Roland et d'Olivier, la haine et le ressentiment qu'il en conserve. Il propose enfin à Marsile de lui livrer non-seulement Roland et Olivier, mais toute l'élite de l'armée de Charlemagne dans la vallée de Roncevaux. Cette proposition est acceptée, les moyens sont concertés, et le traité conclu. [Note 401: C. XXV, st. 52 et suiv.] [Note 402: _Ibid._, st. 53.] Aussitôt des prodiges et des signes éclatent dans l'air; le soleil se cache, le tonnerre gronde, la grêle tombe, une tempête affreuse s'élève; la foudre vient frapper, fendre et brûler un laurier auprès de Ganelon et du roi; à la lueur des éclairs, ils voient les eaux bouillonner, se déborder hors de la fontaine en ruisseaux rouges comme du sang, qui, partout où ils se portent, brûlent le gazon et les plantes. Un caroubier couvrait de son ombre toute la fontaine: c'est l'arbre auquel on dit que Juda se pendit; ce caroubier sua du sang, puis se dessécha tout à coup, se dépouilla de son écorce et de ses feuilles, et Ganelon sentit tomber sur sa tête un fruit qui lui fit dresser les cheveux. Il n'en exécute pas moins son plan. Il écrit à Charlemagne que Marsile consent à se reconnaître son vassal et à lui payer tribut. Ce tribut dont il lui fait un détail pompeux, il faut que Charles vienne le recevoir en personne, qu'il envoie au-devant de Marsile et de ses présents son neveu Roland, Olivier et vingt mille hommes d'élite à Roncevaux dans les Pyrénées, qu'il attende lui-même à Saint-Jean-Pied-de-Port, avec le gros de son armée. Le roi sarrazin ira jusque-là lui rendre solennellement hommage. Charles, crédule comme à son ordinaire, donne dans le piége, et fait ses dispositions, taudis que Marsile fait de son côté celles que Ganelon lui a conseillées, et que la valeur et la force surnaturelle de Roland et de ses compagnons d'armes lui ont fait juger nécessaires. Cent mille hommes les attaqueront d'abord; mais il faut s'attendre qu'ils seront détruits et qu'il n'en échappera peut-être pas un seul. Une seconde armée de deux cent mille hommes leur succédera sans intervalle; il en périra encore un bon nombre; elle sera même forcée à la retraite; mais alors une armée de trois cent mille hommes est sûre d'accabler ce qui restera de paladins et des vingt mille Français. Cela est gigantesque et déraisonnable sans doute. Il y a pourtant dans ces exagérations un sentiment de l'héroïsme français qui serait orgueil dans un poëte national, mais que dans un poëte étranger nous pourrions regarder comme un hommage; et quand on a été témoin de ce qu'ont souvent fait nos intrépides armées, on est tenté de trouver tout cela vraisemblable. Dans les romans que le _Pulci_ prenait pour guides, Renaud n'avait aucune part ni à la bataille de Roncevaux ni à ses suites. Renaud était encore une fois retourné en Orient, et le poëte avoue qu'il n'aurait su comment s'y prendre pour l'en faire revenir; mais un ange du ciel (et par-là il entend son cher Ange Politien), le lui a montré dans Arnauld, poëte provençal, qui certes lui paraît un digne auteur[403]. Il fait ici une digression plaisante, telle qu'en permet ce genre libre, dont il a donné le premier exemple. «Je sais, dit-il, qu'il me faut aller droit, que je ne puis mêler à mes récits un seul mensonge[404], que ce n'est pas ici une histoire faite à plaisir, que si je quitte d'un seul pas le droit chemin, l'un jase, l'autre critique, un autre gronde, chacun crie à me faire devenir fou. Ce sont eux qui le sont; aussi ai-je choisi la vie solitaire, car le nombre en est infini. Mon académie ou mon gymnase est le plus souvent dans mes bosquets. Là, je puis voir et l'Afrique et l'Asie: les nymphes y viennent avec leurs corbeilles, et m'apportent les plus belles fleurs. C'est ainsi que j'évite mille dégoûts trop fréquents dans les villes; c'est ainsi que je ne me rends plus à vos aréopages, messieurs les gens d'esprit, toujours si empressés à médire[405].» On reconnaît ici un genre de plaisanterie de très-bon goût dont l'Arioste et le _Berni_ ont souvent fait usage, et qu'a si bien imité parmi nous le génie flexible de Voltaire. [Note 403: _Un angel poi dal ciel m'ha mostro Arnaldo Che certo uno autor degno mi pare,_ etc. (C. XXV, st. 115.)] [Note 404: _E so che andar diritto mi bisogna Ch' io non ci mescolassi una bugia,_ etc. (St. 116.)] [Note 405: _Ibid._, st. 117.] Ce que notre poëte dit avoir trouvé dans Arnauld le Troubadour est une folie très-singulière, et comme nous n'avons pas les poésies épiques ou narratives de cet Arnauld, nous ne savons pas si c'est en effet à lui qu'il en a dû l'idée. L'enchanteur Maugis, voyant la crédulité de Charlemagne, en prévoit les funestes suites. Il voudrait qu'au moins Renaud et ses frères, absents depuis si long-temps, revinssent en France, où l'on allait avoir grand besoin de leur secours. Il charge Astaroth, le plus habile et le plus fort de ses démons, de voler en Égypte, où ils sont en ce moment, d'entrer dans le corps du cheval Bayard, de faire en sorte que Renaud monte sur lui, et de l'apporter en trois jours à Roncevaux avec son frère Richardet. Avant qu'Astaroth le quitte pour exécuter ses ordres, Maugis lui demande s'il prévoit ce qui doit arriver de toute cette affaire. Le Diable ne sait trop que lui en dire: «Les voies du ciel nous sont fermées, dit-il; nous voyons l'avenir, mais comme les astrologues, comme plusieurs savants parmi vous; car si nous n'avions pas les ailes coupées, il ne nous échapperait ni un homme ni un animal[406]. Je pourrais te parler du vieux Testament, de ce qui est arrivé dans les temps passés, mais tout ne parvient pas à notre oreille. Il n'y a qu'un seul Tout-Puissant, en qui le futur et le passé sont présents comme dans un miroir. Celui qui a tout fait est le seul qui sache tout, et il y a des choses que son fils même ne sait pas[407].» Cette proposition étonne et scandalise Maugis. «C'est, lui dit Astaroth, que tu n'as pas bien lu la Bible: il me paraît, que tu n'en fais pas grand usage. Le Fils, interrogé au sujet du grand jour, ne répond-il pas que son père seul sait cela[408]?» [Note 406: _Ibid._, st. 135.] [Note 407: _Colui che tutto fè sa il tutto solo, E non sa ogni cosa il suo figliuolo._ (St. 136.)] [Note 408: _Disse Astarotte: tu non hai ben letto La Bibbia, e par mi con essa poco uso; Che interrogato del gran dì il figliuolo Disse che il padre lo sapeva solo._ (St. 141.)] Il entre ensuite dans de longues explications sur la Trinité, sur l'essence et la substance des trois personnes. «Encore une fois, le Père qui a tout créé peut seul tout savoir, et n'étant plus de ses amis, comme il en avait été autrefois, il ne peut voir avec lui dans le miroir de l'avenir. Si Lucifer avait été mieux instruit, il n'aurait pas fait sa folle entreprise, et ils n'auraient pas été tous avec lui précipités dans l'enfer.» Cela conduit Maugis à lui demander si Dieu connaissait d'avance la révolte qu'ils devaient faire contre lui, et à parler de la prescience divine qui dans cette occasion ne s'accordait pas avec sa bonté et sa justice: enfin il se rend en forme l'accusateur de Dieu; et ce qu'il y a de bizarre, c'est que c'est le Diable qui s'en établit le défenseur, et qui soutient, comme l'aurait pu faire un franc théologien, la doctrine du libre arbitre[409]. [Note 409: St. 148 à 160.] Mais voici ce qui, dans un autre genre, doit paraître encore plus singulier que ce traité de théologie orthodoxe mis dans la bouche du Diable. Astaroth obéit, va chercher Renaud et Richardet en Égypte, leur annonce sa mission, entre dans Bayard, Farfadet son camarade dans Rabican, cheval de Richardet, et tous deux emportent à travers les airs les deux chevaux et les deux frères. Ils voyageaient depuis deux jours lorsqu'ils arrivent au-dessus du détroit de Gibraltar. Renaud, reconnaissant ce lieu, demande à son démon ce qu'on avait entendu autrefois par les Colonnes d'Hercule. «Cette expression, répond Astaroth, vient d'une ancienne erreur qu'on a été bien des siècles à reconnaître. C'est une vaine et fausse opinion que de croire qu'on ne puisse pas naviguer plus loin. L'eau est plane dans toute son étendue, quoiqu'elle ait, ainsi que la terre, la forme d'une boule. L'espèce humaine était alors plus grossière. Hercule rougirait aujourd'hui d'avoir planté ces deux signes, car les vaisseaux passeront au-delà. On peut aller dans un autre hémisphère, parce que toute chose tend vers son centre, tellement que par un mystère divin, la terre est suspendue parmi les astres. Ici dessous sont des villes, des châteaux, des empires; mais ces premiers peuples ne le savaient pas..... Ces gens-là sont appelés Antipodes: ils adorent Jupiter et Mars; ils ont comme vous des plantes, des animaux, et se font aussi souvent la guerre[410]». Il faut, pour s'étonner comme on le doit de ce passage, se rappeler que Copernic et Galilée n'existaient pas encore, et que Christophe Colomb ne partit pour découvrir le Nouveau-Monde qu'en 1492, plusieurs années après la mort de l'auteur du _Morgante_. [Note 410: St. 229, 230 et 231.] Astaroth est, comme on le voit, un géographe et un astronome très-avancé pour son siècle, mais sa grande passion est la théologie. Renaud est curieux de savoir si les Antipodes sont de la race d'Adam, et s'ils peuvent se sauver comme nous. Le Diable, tout en disant qu'il ne faut pas le questionner là-dessus, répond que le Rédempteur se serait montré partial, si ce n'était que pour nous qu'Adam eût été formé, et s'il n'avait été lui-même crucifié que pour l'amour de nous[411]. Astaroth ne doute pas qu'un jour la même foi ne réunisse tous les hommes; c'est celle des chrétiens qui est la seule véritable et certaine. Il parle de la Vierge glorifiée dans le ciel, d'Emmanuel, du Verbe saint, de l'ignorance invincible et de l'ignorance volontaire. Enfin ce Diable là est tout aussi savant que le serait un docteur de Sorbonne. Il ne faut point qu'une fausse délicatesse nous empêche de déterrer ces traits caractéristiques dans un poëme qu'on ne lit guère, et d'où on ne les a jamais tirés. Ils servent à faire connaître non-seulement une littérature, mais une nation et un siècle. [Note 411: _Dunque sarebbe partigiano stato In questa parte il vostro Redentore, Che Adam per voi quassù fosse formato E crucifisso lui per vostro amore,_ etc. (St. 233 à 244.)] Toutes ces digressions théologiques, ainsi que les passages relatifs à la forme du globe terrestre, à la navigation et aux Antipodes, ont fait penser que le célèbre Marsile Ficin, ami du _Pulci_, avait eu part à la composition de son poëme, ou au moins de ce vingt-cinquième chant. Le Tasse le dit positivement dans une de ses lettres[412]; mais sans le secours de ce philosophe platonicien, Louis _Pulci_, qui était lui-même très-savant, peut avoir eu l'idée d'étaler, dans ce singulier épisode, une partie de ses connaissances. Pour ne pas enfouir ce qu'il savait d'histoire naturelle, il fait aussi rouler sur cet objet l'entretien entre Renaud et Astaroth, dans la dernière journée de leur voyage, et le Diable décrit fort bien des animaux, les uns fabuleux, les autres réels, dont il est parlé dans les naturalistes et les historiens de l'antiquité[413]. [Note 412: _Nel Morgante, Rinaldo portato per incanto va in un giorno da Egitto in Roncisvalle a cavallo. E cito il Morgante perchè questa sua parte fu fatta da Marsilio Ficino, ed è piena di molta dottrina teologica._ (TORQUATO TASSO, _Lettere poetiche_, let. 6.) D'après ce passage, en effet très-positif, Crescimbeni affirme que le Tasse est d'avis que Marsile Ficin eut part à la composition du _Morgante_, vol. II, part. II, l. III, des _Commentaires_. Mais l'auteur de la Vie du _Pulci_ (édition du _Morgante_ donnée à Naples, sous la date de Florence, 1732, in-4º.) dit là-dessus dans une note: «_Dio sa s'è vero. Non vi è altro argomento se non che quello spirito dice molte cose teologiche; ma anche senza il Ficino può essere che il Pulci le sapesse._] [Note 413: C. XXV, st. 211 à 232.] Enfin, leur course aérienne est terminée; ils arrivent à Roncevaux. Les diables y déposent les deux chevaliers et les quittent. La bataille était commencée. Roland et les autres paladins voyant qu'on les avait attirés dans un piége, et tous décidés à mourir en braves, étaient parvenus à repousser le premier corps d'armée des Sarrazins. En ce moment, Renaud et Richardet pénètrent jusqu'à eux; ils s'embrassent avec la plus grande tendresse. La seconde armée de Marsile s'avance, et le combat recommence avec une nouvelle fureur. Il y a de très-beaux détails; il y en a de touchants, et d'autres où le tour d'esprit de l'auteur le ramène au comique et même au burlesque. Voici un exemple des traits touchants qu'il y a semés. Le jeune Baudouin de Mayence, fils vertueux du traître Ganelon, combat avec les paladins, sans se douter de la trahison de son père. Celui-ci lui a donné une soubreveste brillante, en lui ordonnant de la porter toujours par-dessus ses armes; c'est Marsile qui lui en a fait présent, et il a été convenu avec ce roi que les troupes sarrazines, averties par ce signal, épargneront Baudouin dans le combat. Roland est instruit que ce jeune homme porte la soubreveste de Marsile. Baudouin le rencontre et se plaint naïvement à lui; il ne sait à qui s'en prendre; il cherche à donner ou à recevoir la mort; il attaque les Sarrasins, et tout le monde s'écarte de lui. Roland, irrité contre le père et ne pouvant croire le fils innocent, lui répond: «Quitte ta soubreveste, tu seras bientôt éclairci, et tu verras que Ganelon ton père nous a tous vendus à Marsile.» Il lui dit cela d'un ton à lui faire entendre qu'il le regarde comme complice. «Si mon père, reprend Baudouin, nous a conduits ici par trahison, et si j'échappe aujourd'hui à la mort, j'en atteste notre Dieu, je lui percerai le coeur de mon épée; mais, Roland, je ne suis point un traître; je t'ai suivi avec une amitié parfaite; tu te repentiras de m'avoir fait cette injure.» A ces mots, il ôte sa soubreveste et s'élance au milieu des infidèles. Il en fait un grand carnage; mais enfin il reçoit deux coups de lance dans la poitrine: il est près d'expirer; Roland le rencontre une seconde fois dans la mêlée. «Eh bien! dit le brave jeune homme, maintenant je ne suis plus un traître;» et il tombe mort sur la place[414]. Il n'y a certainement point de poëme épique où cette scène fût déplacée, et l'on ne voit rien de plus intéressant dans les plus beaux combats du Tasse. [Note 414: _Ch' era già presso all' ultime sue ore, E da due lance avea passato il petto; E disse: or non son io più traditore; E cadde in terra morto, cosi detto._ (C. XXVII, st. 47.)] Une des scènes comiques où l'on reconnaît le penchant habituel de l'auteur et l'esprit de son siècle, est celle dont les deux diables qui avaient transporté Renaud et Richardet sont les acteurs. Il y avait près de Roncevaux une petite chapelle abandonnée. Ils s'y placent en embuscade pour prendre et saisir au passage toutes les ames des Sarrazins tués par les guerriers français. Ils ont, comme on le croit bien, beaucoup d'ouvrage. Le poëte décrit avec originalité leur besogne, et les grimaces de Lucifer en recevant une proie si abondante, et les réjouissances bruyantes que l'on fait à cette occasion en enfer[415]. Le ciel a aussi sa fête pour la réception des ames des guerriers chrétiens, et elle est dans le même goût. S. Pierre, qui est un peu vieux, était las d'ouvrir les portes à toutes ces ames apportées par les anges; et sa barbe et ses cheveux étaient baignés de sueur[416]. [Note 415: C. XXVI, st. 90.] [Note 416: _Sicchè la barba gli sudava e'l pelo._ (St. 91.)] La mort de Roland contraste avec ces bouffonneries de mauvais goût. Si l'on en excepte quelques traits, elle est racontée avec autant d'intérêt que de naïveté, qualité dominante et précieuse du style de l'auteur. Presque tous les chevaliers et les soldats français ont péri; à peine en reste-t-il un petit nombre qui, sans reculer d'un pas, continuent à vendre chèrement leur vie. Roland, après avoir sonné à trois reprises de son terrible cor, accablé de fatigue et de soif, se rappelle une fontaine voisine; il s'y traîne avec son bon cheval Veillantin, qui expire en y arrivant. Roland fait de tristes adieux à ce vieux compagnon de ses exploits; il sent lui-même que sa fin approche. Il essaie de briser son épée Durandal, en frappant à coups redoublés sur les rochers; mais les rochers volent en éclats, et Durandal reste dans sa main tout entière. Cependant Renaud, Richardet et le bon Turpin, demeurés seuls de tous les chrétiens, étaient parvenus à repousser encore les Sarrazins hors du vallon de Roncevaux, et les avaient poursuivis quelque temps dans les montagnes. En revenant, ils passent auprès de la fontaine où est Roland. Il les embrasse tendrement, et leur déclare qu'il se sent près de mourir. L'archevêque Turpin le confesse et l'absout. C'est encore un de ces endroits où il est difficile de ne pas soupçonner l'intention du poëte. La confession de Roland, faite tout haut, est simple et de bonne foi; mais Turpin lui répond: «Je ne t'en demande pas davantage; il suffit d'un _Pater noster_, d'un _Miserere_, ou si tu veux d'un _Peccavi_, et je t'absous par le pouvoir du grand _Cephas_, qui prépare ses clefs pour te recevoir dans l'éternel séjour[417].» C'est la traduction littérale de ce passage qui doit, comme plusieurs autres, laisser peu d'incertitude sur l'esprit dans lequel il est écrit. [Note 417: _Disse Turpino: e' basta un Pater nostro E dir sol miserere, o vuoi peccavi; Ed io t'assolvo per l'officio nostro Del gran Cefas che apparecchia le chiavi Per collocarti nello eterno chiostro._ (C. XXVII, st. 120.)] Il n'en est pas ainsi de la prière de Roland et de sa mort. La prière est un peu longue[418]; mais elle est simple et ne manque ni de vérité ni d'onction. L'ange Gabriel lui apparaît, et tient un long discours sur lequel il y aurait encore beaucoup à dire; mais ensuite on ne peut se défendre d'être ému en voyant comment expire ce fameux et intrépide champion de la foi, car dans tous ces premiers poëmes, Roland n'est pas autre chose, et il n'abandonne jamais ce caractère. Je ne sais quoi de surnaturel respire dans son air et dans tous ses mouvements. Turpin, Renaud et Richardet sont debout autour de lui, comme de tendres enfants qui regardent mourir un père. Enfin, Roland se lève, il enfonce en terre la pointe de sa redoutable épée; puis il embrasse la poignée, dont la garde forme une croix; il la serre contre sa poitrine: puisqu'il ne peut en mourant tenir ainsi l'objet de l'adoration des chrétiens, il veut que ce fer lui en tienne lieu. Il le presse, il lève les yeux au ciel, et il expire[419]. Cela est beau, cela est pathétique et sublime; cela doit plaire aux plus incrédules comme aux plus zélés croyants. [Note 418: St. 121 à 130.] [Note 419: St. 153.] Cependant Charlemagne, arrivé à Saint-Jean-Pied-de-Port, est instruit de la perte de son avant-garde et de la trahison de Ganelon son favori. Il le fait arrêter, et marche pour se venger de Marsile. Après avoir pleuré, sur le champ de Roncevaux, les braves qui l'ont inondé de leur sang, et embrassé les restes de son cher Roland, qui se raniment à sa vue, et lui remettent miraculeusement la terrible épée Durandal, l'empereur poursuit les Sarrazins, leur livre une bataille sanglante, détruit leur armée, assiége Sarragoce, où Marsile s'est réfugié, la prend d'assaut, et retient ce roi prisonnier. Instruit de l'endroit de ses jardins où il avait formé son complot avec le comte de Mayence, il l'y fait conduire attaché comme un criminel, et le fait pendre au caroubier qui ombrageait la fontaine. Le traître Ganelon est exposé sur un chariot aux insultes et à la fureur du peuple et des soldats, tenaillé et enfin écartelé. Les corps de quatorze paladins sont embaumés et transportés, chacun dans leurs états ou dans leurs terres, avec tous les honneurs dus à leur rang et à leurs exploits[420]. [Note 420: C. XXVIII.] On ne peut nier que toute cette dernière partie du poëme ne soit véritablement épique; et même, il faut le dire, on a lieu de s'étonner qu'aucun poëte français n'ait traité ce sujet national, qui, dégagé des folies, des exagérations et des invraisemblances dont les poëtes italiens l'ont chargé, serait susceptible de tous les ornements et de tout l'intérêt de l'épopée. Malgré la trempe naturelle de son génie, contre laquelle on lutte toujours en vain, et malgré le dessein qu'il avait évidemment formé de faire un poëme plaisant, pour amuser Laurent de Médicis, sa mère et leurs amis, le _Pulci_, dans ce dénoûment, est souvent pathétique, parce qu'il est poëte, et que son sujet le domine et le pousse en contre-sens de son génie. Il s'en plaint lui-même, avec son originalité ordinaire, dans le début de ce 27e. chant. «Comment, dit-il, puis-je encore rimer et chanter des vers? Seigneur, tu m'as conduit à raconter des choses capables de faire verser au soleil des larmes de pitié, et qui ont déjà obscurci sa lumière. Tu vas voir tous tes chrétiens dispersés, et tant de lances et d'épées teintes de sang, que si quelqu'un ne vient à mon secours, cette histoire finira par être une vraie tragédie. C'était pourtant une comédie que je voulais faire sur mon bon roi Charles, et Alcuin me l'avait promis[421]; mais la bataille sanglante et cruelle qui s'apprête rend ma résolution douteuse et mon ame incertaine. Ma raison hésite, et je ne vois plus aucun moyen de sauver Roland.» [Note 421: _Ed io par commedia pensato avea Iscriver del mio Carlo finalmente, Ed Alcuin così mi promettea; Ma la battaglia crudele al presente_ _Che s'apparecchia impetuosa e rea Mi fa pur dubitar drento alla mente E vo colla ragion quì dubitando, Perch'io non veggo da salvare Orlando._ (C. XXVII, st. 2.)] Cette dernière citation suffirait pour faire voir dans quelle classe il faut définitivement ranger ce poëme du _Morgante_; il est assez peu lu, même en Italie, si ce n'est par les philologues qui en recherchent les finesses natives et les anciens tours de la langue toscane; mais d'après cet aveu positif de l'auteur, à peine est-il besoin de le lire pour savoir ce qu'on en doit penser. L'éditeur de la bonne édition de Naples[422] a dit fort sensément à ce sujet: «On ne me fera jamais croire que Louis _Pulci_, doué d'un génie si vif et d'un esprit si distingué, orné de tant de connaissances et de doctrine, fût d'un autre côté formé d'une pâte si grossière, que cherchant à faire un poëme héroïque, noble et grave, il n'eût réussi qu'à en faire un souverainement ridicule, et qui l'est au point que si quelqu'un en entreprenait un exprès dans ce genre, il ne parviendrait pas, à beaucoup près, à en produire un si plaisant.» Cet éditeur aurait pu lever toute incertitude sur les intentions du poëte, en citant pour autorité ces deux stances; mais il a peut-être fait comme bien d'autres éditeurs, qui se donnent à peine le soin de lire les livres qu'ils publient. [Note 422: Sous la date de Florence, 1732, in-4º.] Il est donc certain que l'intention du _Pulci_ fut de faire un poëme comique; il ne l'est pas moins qu'à quelques endroits près, il fut très-fidèle à cette intention. Il se fit une étude de nourrir son style de tous les proverbes populaires, et de tous les dictons familiers dont la langue toscane abonde, et dont, au grand contentement des Florentins, un grand nombre qui a péri se retrouve dans son ouvrage, mais qui sont essentiellement opposés au sublime et à la gravité qu'exige la véritable épopée. Gravina ne va peut-être pas trop loin, lorsqu'il dit «que l'auteur du _Morgante_ se proposa de jeter du ridicule sur toutes les inventions romanesques des Provençaux et des Espagnols, en prêtant des actions et des manières bouffonnes à tous ces fameux paladins[423]; en renversant, dans les faits qu'il leur attribue, tout ordre raisonnable et naturel de temps et de lieux; en les faisant voyager de Paris en Perse et en Égypte, comme s'ils allaient à Toulouse ou à Lyon; en accumulant dans le cercle de peu de jours les faits de plusieurs lustres; en tournant en dérision tout ce qu'il rencontre de grand et d'héroïque; en se moquant même des orateurs publics, dont il ne manque jamais de contrefaire plaisamment les phrases affectées et les figures de rhétorique.» Mais le même critique reconnaît aussi[424] qu'à travers tout ce ridicule dans les inventions et dans le style notre poëte ne laisse pas de peindre les moeurs avec beaucoup de naturel et de vérité, soit qu'il représente l'inconstance et la vanité des femmes, ou l'avarice et l'ambition des hommes; et qu'il donne même aux princes des leçons utiles, en leur montrant à quel danger ils exposent et leurs états et eux-mêmes, lorsqu'ils mettent en oubli les braves et les sages, pour prêter l'oreille aux fourbes et aux flatteurs. [Note 423: _Ha il Pulci_ (_benchè à qualche buona gente si faccia credere per serio_) _voluto ridurre in beffa tutte l'invenzioni romanzesche, sì Provenzali come Spagnuole, con applicare opere e maniere buffonesche a que' Paladini,_ etc. (_Della Ragion poët._, Nº. 19, p. 108.)] [Note 424: _Ibid._, p. 109.] Sans prétendre trouver dans le _Morgante maggiore_ de si hautes leçons, il faut le lire, d'abord pour étudier dans une de ses meilleures sources cette belle langue toscane; et ensuite pour reconnaître dans ce poëme bizarre, où l'auteur paraît n'avoir suivi d'autre règle que l'impulsion de son génie, les traces d'un genre de composition poétique déjà essayé avant lui, genre dans lequel il a servi à son tour de modèle à des poëtes dont l'originalité a paru être le premier mérite. La véritable histoire littéraire recherche avec autant de soin l'origine et la filiation des inventions poétiques et des créations du génie, que l'histoire héraldique en met à rechercher la descendance et la source des titres et des blasons. Je ne crains donc pas de m'arrêter avec quelque détail sur ces premiers pas de l'épopée moderne. Cela est d'autant plus nécessaire qu'ils sont en général moins connus, et qu'on ne peut cependant sans les connaître, bien apprécier les ouvrages où le génie épique a prodigué toutes ses richesses, et semble avoir atteint toute sa hauteur. Quelque temps après que le _Pulci_ eut amusé, par les folies de son _Morgante maggiore_, les Médicis, déjà maîtres, quoique simples citoyens de Florence, un autre poëte, privé de la vue, et accablé d'infortunes, se proposa d'égayer, par d'autres folies, les Gonzague, souverains de Mantoue, et de s'égayer lui-même, dans des circonstances qui n'avaient souvent rien de gai, ni pour ses patrons ni pour lui. Ce poëte, qui n'a quelque célébrité que sous le nom de l'_Aveugle de Ferrare_, mais dont le nom de famille était _Bello_[425], tira aussi des vieux romans de Charlemagne, un sujet qu'il traita d'une manière originale et sans s'astreindre, comme le _Pulci_, à toutes les formes établies par les romanciers populaires des âges précédents. [Note 425: Il se nommait _Francesco Bello_, mais on ne le connaît que sous le nom de _Francesco Cieco da Ferrara_.] Son poëme, intitulé _Mambriano_[426], beaucoup moins connu que le _Morgante_, mérite cependant de l'être. Il ne peut servir autant à l'étude de la langue, qui n'y est pas, à beaucoup près, aussi pure; le goût et la décence y sont encore moins ménagés; mais son originalité même, et la position malheureuse de son auteur, inspirent une sorte d'intérêt. Plusieurs parties de sa fable n'en sont pas entièrement dépourvues, et il faut avoir au moins une légère idée du _Mambriano_, pour achever de bien connaître ce premier âge de l'épopée italienne. [Note 426: Le titre entier est: _Libra d'arme e d'amore nomato Mambriano, composto per Francisco Cieco da Ferrara._ Il fut imprimé quelque temps après la mort de l'auteur, en 1509, à Ferrare, in-4º.; réimprimé à Venise, 1511, in-4º.; à Milan, 1517, in-8º., vers la fin du quinzième siècle; réimprimé à Milan, 1517; à Venise, 1518; _ibid._, 1520; et plus correctement, _ibid._, 1549.] Mambrien est un roi de Bithynie et d'une partie de la Samothrace, jeune, beau et vaillant, mais très-mauvaise tête. Renaud de Montauban avait tué le roi Mambrin, son oncle, et s'était emparé de ses armes. Mambrien quitte ses états pour venger son oncle, après avoir juré solennellement à sa mère, soeur de Mambrin, de n'y jamais revenir qu'il n'ait tué Renaud et détruit Montauban. Il s'embarque avec une troupe choisie, malgré les conseils d'un vieillard qui veut le détourner de cette entreprise. Il est assailli d'une tempête; son vaisseau est submergé, ses compagnons noyés, et lui jeté sans mouvement sur le rivage d'une île où régnait la belle fée Carandine. Elle le recueille, le conduit dans ses jardins et dans son palais, et lui fait oublier Renaud, Montauban et tous ses projets de vengeance. Un songe les lui rappelle. Il veut quitter Carandine, et lui en avoue la cause. La magicienne lui propose d'amener Renaud dans son île; elle évoque ses démons familiers qui la conduisent en France, sur un vaisseau construit et équipé tout exprès. Elle apparaît à Renaud pendant son sommeil, l'invite à venir courir pour elle l'aventure la plus brillante. Renaud, aussi galant que brave, se réveille; et, voyant que ce n'est point un songe, s'arme, monte sur Bayard, se laisse conduire, suit Carandine sur son vaisseau; elle arrive avec lui dans son île, au bout de trois jours, comme elle l'avait promis à Mambrien. Elle dit alors à Renaud qu'elle l'a amené pour qu'il la délivre d'un guerrier déloyal qui veut sa mort; mais avant tout, elle lui accorde les mêmes droits qu'elle avait accordés à Mambrien, et qu'elle jure bien n'avoir jamais donnés à personne. Mambrien la surprend dans les bras de Renaud, l'accable de reproches, et défie son ennemi au combat. Pendant qu'ils s'y préparent, plusieurs vaisseaux abordent dans l'île. Une troupe nombreuse de Sarrazins en descend, et se met en ambuscade, à l'insu de Mambrien. Le combat commence; il est terrible. Renaud allait être vainqueur, lorsque deux cents des guerriers embusqués s'élancent avec de grands cris, et l'attaquent tous à la fois. Sans s'étonner, il se jette au milieu d'eux, tue les uns, blesse ou renverse les autres, et met ce qui reste en fuite. Le combat recommence avec Mambrien. Renaud, près de vaincre, se voit encore entouré d'une troupe plus nombreuse que la première, dont une partie l'attaque, tandis que l'autre enlève Mambrien, blessé, pâle, presque mourant, et le porte à bord d'un vaisseau qui lève l'ancre, et l'emmène. Renaud se délivre encore de cette troupe ennemie; ceux qui peuvent échapper se rembarquent, et vont rejoindre le vaisseau de Mambrien. Ils apprennent à leur roi que depuis son départ, Polinde, son lieutenant, a fait courir le bruit de sa mort, s'est emparé de son trône, et que la reine sa mère s'est tuée de désespoir. Ils lui sont restés fidèles, et se sont embarqués pour le chercher. Le hasard les a conduits dans cette île, où ils sont venus à propos pour le sauver de la fureur de Renaud. Mambrien, sur qui tant de maux fondent à la fois, se désespère. Ses fidèles sujets le consolent; il reprend bientôt ses folles espérances. Tous les rois ses amis et ses alliés lui fourniront des secours en hommes et en argent; il renversera Polinde, reviendra tuer Renaud, détruire Montauban, et même attaquer Charlemagne. Cependant Renaud est resté maître de Carandine et de son île. Il s'oublie dans les délices de l'amour et de la bonne chère. Pendant les repas, de jolies nymphes chantent les exploits du chevalier, et racontent des histoires galantes. La description des jardins de Carandine et de son palais, des peintures dont il est décoré, et dont les sujets sont tirés de la fable, de l'histoire des anciens héros et même des héros modernes[427], est le premier exemple offert dans un poëme italien, de ces sortes de descriptions qu'on trouve ensuite dans presque tous. Les images et les expressions dont l'auteur se sert pour peindre les jouissances de Renaud et de Carandine sont fort libres et souvent assaisonnées de plaisanteries peu décentes. Dans une historiette que les nymphes racontent à table, il y a des détails encore plus libres, dans lesquels le poëte se complaît beaucoup plus long-temps, et que l'on excuserait à peine dans les Nouvelles les plus licencieuses. Au reste, il demande pardon aux lecteurs de les avoir trop arrêtés à de pareils contes; mais puisque Renaud, qui était un si noble et si fameux chevalier, n'a pas été maître de lui-même, et s'est laissé enchanter dans cette île, comment lui, qui n'est qu'un vil soldat, n'aurait-il pas commis la même faute[428]? [Note 427: On y voit Cyrus, Alexandre, César et Pompée, et ensuite Lancelot-du-Lac avec la belle Genèvre, et tous les chevaliers de la Table ronde.] [Note 428: _Ma se Rinaldo, un tanto cavaliero I cui fatti nel mondo furno immensi Non potea rafrenar col divo impero De la ragion, questi sfrenati sensi, Che faro io vilissimo guerriero?_ etc. (C. III, st. 2.)] Mambrien ne perd pas ainsi son temps; mais il a bien de la peine à rassembler les secours qu'il s'était promis. La lenteur de ses amis le fait délibérer s'il n'aura point recours au grand khan des Tartares, à Tamerlan et au roi de Danemarck. Dans le conseil où il délibère, un vieux guerrier se lève, et lui raconte une fable d'Ésope, celle de l'alouette, de ses petits et du maître d'un champ, d'où il conclut qu'il ne faut point se fier sur ses voisins, mais s'aider et se servir soi-même. Ces apologues étaient fort à la mode. On en trouve jusqu'à trois dans le _Morgante_[429], où ils sont, comme ici, amenés et contés d'une manière analogue à ce genre libre et fantasque, mais qui ne le serait pas à la véritable épopée. Mambrien suit cette fois le conseil du vieux guerrier; il aborde dans ses états de Samothrace, trouve des sujets qui lui ont gardé leur foi, rassemble des troupes et marche contre l'usurpateur. Polinde, abandonné de son armée, se sauve avec trois cents hommes chez les Sabérites, peuplade féroce et guerrière retirée dans les montagnes de l'Asie, chez qui tous les biens sont en commun, même les femmes. Il les engage à prendre sa querelle, se met à leur tête, et marche vers le camp de Mambrien pour le surprendre. Heureusement pour ce dernier, un transfuge sabérite l'en instruit, et lui promet en même temps de le délivrer de ses ennemis par un moyen très-singulier. Pendant que les deux armées s'avanceront l'une contre l'autre, il fera jouer aux musiciens de celle du roi un certain air qui, chez les Sabérites, faisait danser tout le monde, jusqu'aux chevaux[430]. La chose se passe ainsi. Dès que l'air se fait entendre, les chevaux sabérites sautent, se dressent, jettent leurs cavaliers, qui se mettent à danser aussi; Mambrien et ses soldats fondent sur eux, et les taillent en pièces. Polinde s'enfuit dans un bois, où il est dévoré par une ourse devenue furieuse, parce qu'elle avait perdu ses petits. [Note 429: Le Renard et le Coq, c. IX, st. 20; le Renard tombé dans un puits, _ibid._, st. 73; les Boeufs et leur ombre dans l'eau, c. XIII, st. 31.] [Note 430: Cant. III, st. 62 et 63.] Mambrien est à peine remonté sur son trône qu'il reprend ses premiers projets de vengeance et de conquête. Il laisse à la tête des affaires un de ses conseillers les plus sûrs, et part avec une armée formidable sur une flotte de sept cents voiles. Ici se trouve un long épisode de Roland et d'Astolphe qui avait quitté la cour de Charlemagne pour chercher leur cousin Renaud. Après beaucoup d'aventures, ils en ont une fort désagréable en Espagne. Ils sont renfermés par les Sarrazins dans une caverne où ils étaient descendus pour consulter une fée. Les ennemis en ont muré l'entrée; il n'y peut pénétrer ni secours, ni vivres, ni lumière. La fée ou magicienne qui se nomme Fulvie, les aurait bien délivrés; mais ses démons ne lui obéissent plus. Ils sont tous retenus par Carandine, qui ne veut pas que Renaud lui soit enlevé, et qui craint que Maugis; cousin de Renaud, ne les emploie à le venir chercher dans son île. Pendant que Roland est ainsi retenu, et menacé de périr dans le creux d'une montagne, parce que les démons ne sont plus aux ordres de cette magicienne, Montauban, assiégé par l'armée de Mambrien, manque par la même raison du secours des enchantements de Maugis, et c'est ainsi que cet épisode est assez adroitement lié à l'action principale. Montauban est défendu par les trois frères de Renaud, Alard, Guichard et Richardet, par ses deux cousins Vivien et Maugis, et par son intrépide soeur Bradamante. C'est ici la première fois que cette héroïne paraît dans l'un de ces romans du quinzième siècle. Elle y joue un des principaux rôles; mais ce rôle, ainsi que presque tous les autres, est tantôt héroïque et tantôt plaisant; et si Bradamante est souvent terrible, elle est quelquefois aussi de fort bonne humeur. Les frères et la soeur font une sortie, et renversent tout ce qui se présente devant eux. Au moment où, malgré leurs efforts, ils sont près d'être accablés par le nombre, on vient annoncer à Mambrien que Charlemagne en personne attaque son camp, et a déjà défait un de ses sept corps d'armée. Mambrien se retourne alors contre ces nouveaux ennemis. Le combat devint furieux et la victoire incertaine. La nuit survient. Il y a des prisonniers de part et d'autre. Charlemagne envoie Oger le Danois et son fils Dudon proposer la paix à Mambrien, à condition qu'il quittera la France, et rendra les paladins prisonniers. Mambrien, qui ne connaît aucun droit des gens, reçoit mal les ambassadeurs, les fait arrêter, et déclare qu'il va les envoyer, ainsi que les autres paladins, dans des prisons éloignées et horribles, où ils seront privés de la clarté du jour. Ces nouvelles répandent le deuil dans l'armée de Charlemagne. On suspend les hostilités. Mais un des esprits retenus par les enchantements de Carandine s'était échappé vers Montauban, avait instruit Maugis du séjour de Renaud chez cette magicienne, et de ce qu'il y avait à faire pour rompre le charme qui l'y retenait. Il ne fallait que s'emparer du livre et du cor magique de Carandine. Maugis déguisé en marchand grec, et conduit par son fidèle démon, s'embarque, aborde dans l'île, est fort bien reçu de Carandine, qui aimait les contes, et à qui il en fait un très-long et très-libre[431]. Il travaille cependant de son métier d'enchanteur, parvient à endormir Carandine, se saisit pendant son sommeil du livre et du cor magique, rompt le charme, et emmène dans son vaisseau Renaud, qui ne quitte pas sans regret cette douce vie. Carandine à son réveil se livre à des plaintes amères. Elle voudrait mourir; mais peut-être au reste fera-t-elle mieux de vivre, peut-être aura-t-elle le sort d'Ariane, qui perdit un mortel et trouva un Dieu. Enfin, si elle veut mourir, que ce soit du moins comme Médée, qui commença par se venger de Jason[432]. [Note 431: C. VIII, st. 7 et 8.] [Note 432: C. VII, st. 36 à 66.] La bataille avait recommencé auprès de Montauban. Les Sarrazins avaient l'avantage. Charlemagne et le reste de ses preux, d'un côté, Bradamante et ses frères de l'autre, malgré des prodiges de valeur, étaient réduits aux dernières extrémités, lorsque Renaud arrive sur le champ de bataille avec son cousin Maugis, rallie les fuyards et fait changer la face du combat. Les Sarrazins plient et sont mis en fuite à leur tour. La nuit sépare une seconde fois les combattants. Mambrien en profite pour faire sa retraite. Il fait avant tout emmener vers la mer et embarquer les paladins prisonniers. Au point du jour, Renaud est très-fâché d'apprendre que l'armée ennemie s'est rembarquée. Il jure de délivrer les paladins, Mandrien les eût-il emmenés au bout du monde. Il lui faut une année; Maugis lui en procure une par les moyens de son art. Hommes, armes, vivres, bagages, tout est prêt dans cinq jours; tout part sous le commandement général de Maugis, sur trois cents vaisseaux de transport et deux cents galères qu'il avait équipés dans une nuit. Cependant Roland et Astolphe, toujours renfermés dans leur caverne, y étaient gardés par une troupe de mille Sarrazins. Roland, qui était très dévôt, croit qu'il n'y a plus peur en sortir d'autre moyen que la prière. Il en fait une très-fervente et très-longue. Il s'endort en la finissant, comme s'il l'eût écoutée au lieu de la faire, et pendant son sommeil, il a une vision prophétique[433]. Il croit voir le Diable qui l'accuse d'hérésie devant le tribunal de J.-C. L'archange Michel prend sa défense. Les ames de tous les païens qu'il avait convertis et fait baptiser (car on sait qu'il avait pour ces bonnes oeuvres un très-grand zèle) intercèdent pour lui. Les vierges et les saintes femmes, les vertus théologales et les cardinales embrassent aussi sa cause. La sentence du juge lui est favorable, et le serpent maudit est replongé dans les enfers, couvert de honte et de confusion. Le bon augure de cette vision se confirme dès le jour même. Les mille Sarrazins qui gardaient l'entrée de la caverne étaient commandés par deux lieutenants; ceux-ci prennent querelle au jeu; l'un d'eux tue l'autre; et n'espérant aucun pardon du roi Balugant son général, il imagine de démolir le mur qui fermait l'entrée de la caverne. Ou Roland y vit encore, et il n'aura plus rien à craindre sous la protection de ce paladin; ou il est mort, et où pourra-t-on jamais trouver d'aussi bonnes armes que les siennes? Il se met donc à l'ouvrage avec ses soldats. Le mur tombe, et les chevaliers sont délivrés. La seule nouvelle de Roland remis en liberté répand une telle terreur parmi les Sarrazins d'Espagne, que le roi Marsile se détermine à finir la guerre, et à payer tribut à Charlemagne. [Note 433: _Onde poi hebbe una alta visione Ne la qual gli parea esser citato Dinanzi a Christo a dire la sua ragione; Che Pluto d'heresia l'havea accusato._ (C. IX, st. 63.)] Roland saisit cette occasion pour convertir la magicienne Fulvie. Il la marie ensuite avec un Sarrazin qu'il a converti comme elle. Tout cela est fort exemplaire; mais ce qui ne l'est pas autant, c'est une Nouvelle racontée à table par un bouffon, aux fêtes de ce mariage. Les descriptions et les expressions en sont beaucoup plus libres que tout ce que nous avons vu jusqu'ici. On croit lire, non pas une Nouvelle de Casti, qui est plus délicat et qui écrit d'un meilleur style, mais les contes les plus orduriers[434]; et cela vient immédiatement après le chant où se trouvent une prière fervente, une vision sainte, un miracle et deux conversions; et nous verrons bientôt ce qui augmente encore la singularité de ces libertés et de ces contrastes. [Note 434: Le Bouffon raconte qu'il était fort amoureux de sa femme, qui l'était aussi de lui; mais il veut la mettre à l'épreuve pour savoir de quelle nature est cet amour. Il va à la chasse, et feint d'avoir été grièvement blessé par un sanglier dans un endroit très-sensible; il se fait rapporter tout sanglant, et enveloppé, à cet endroit, de linges baignés de sang. Il fait décider, par un chirurgien qui est dans sa confidence, que le mal est sans remède, et que désormais sa femme doit se réputer veuve, quoiqu'il vive et se porte bien. La dame donne dans le piége, et veut laisser-là feu son mari; mais il lui fait aisément voir qu'on l'a trompée, et le raccommodement s'ensuit. Ce beau récit remplit cinquante-six octaves, et le poëte prend bien soin, en commençant, d'avertir que Fulvie et toutes les dames et toutes les demoiselles étaient présentes. (C. X, st. 5.)] Le lieu de la scène a changé. Mambrien, et ensuite Renaud sur ses pas, sont arrivés en Asie avec leurs armées et ont recommencé la guerre, tandis que Roland est appelé par d'autres aventures en Afrique. Mambrien est vaincu dans plusieurs batailles. Les enchantements de Maugis se joignent contre lui aux armes de Renaud, de sa soeur et de ses trois frères. Les paladins qu'il avait emmenés prisonniers, sont délivrés par une opération toute simple. Renaud va se poster avec son armée sur une montagne, en face du fort où étaient enfermés les prisonniers, et qui était tout auprès de l'armée de Mambrien; Maugis transporte la citadelle entière sur la montagne où est Renaud, qui y entre alors sans difficulté et en tire tous ses amis. Mambrien, déconcerté par cette manière de faire la guerre, consent à traiter de la paix. Un des deux ambassadeurs qu'il envoie est Pinamont, empereur de Trébizonde. C'est un vieillard qui, malgré son grand âge, est amoureux fou de Bradamante. Il sollicite cette commission pour la voir et lui déclarer son amour. Il n'y manque pas dès la première occasion. La soeur de Renaud, guerrière intrépide, mais toujours femme, trouve plaisant de se moquer de lui. Elle feint de n'être pas insensible; elle l'appelle son ami, et lui montre enfin les dispositions les plus favorables. Mais il connaît sans doute son usage: tout chevalier qui désire sa main, doit d'abord se battre avec elle en champ clos, et s'il est vaincu, elle lui enlève son cheval, son armure, et le renvoie à pied couvert de honte, dans l'équipage d'un simple voyageur. Pinamont, plutôt que de renoncer à ce qu'il aime, accepte le combat. Le jour est pris, le lieu choisi; mais le vieux roi, trop amoureux et trop impatient, ne dort point de toute la nuit, et au lieu de se rendre de bon matin à l'endroit indiqué, il y arrive avant le jour, à cheval, tout armé, prêt à combattre. La fraîcheur du matin l'endort sur son cheval. Bradamante vient, suivie de quelques chevaliers; elle s'aperçoit que Pinamont est endormi, et s'amuse à lui jouer un tour. Elle prend son cheval par la bride, et le conduit au camp, à l'entrée de sa tente. Là, vigoureuse comme un athlète, elle enlève le cavalier malencontreux, le porte sur ses bras dans la tente, et va le coucher sur un lit. Il s'éveille enfin. Bradamante lui fait accroire qu'elle s'est battue contre lui, et qu'elle l'a renversé d'un coup de lance. Le bonhomme a beau ne se souvenir de rien, les chevaliers qui sont présents lui attestent le fait. Il finit par le croire si bien, qu'il consent à se faire saigner copieusement pour prévenir les suites du coup de lance qu'il a reçu[435]. [Note 435: C. XV.] Ce n'est pas la seule comédie que ce burlesque empereur donne à ses dépens. Il a de grandes prétentions à la danse, et veut absolument, avant de retourner à l'armée de Mambrien, danser avec Bradamante. On lui en donne le plaisir. Il danse d'abord avec sa cotte d'armes et le reste de l'habillement d'un chevalier. Cela est déjà fort ridicule; mais Renaud, pour pousser la plaisanterie jusqu'au bout, dit tout haut que Pinamont danserait bien mieux s'il se mettait à la légère, comme font les jeunes gens. En dépit de son âge et de sa dignité, le vieil empereur de Trébizonde se dépouille de son armure, et reste en habit si court, qu'en dansant et en tournant il commet les indécences les plus grotesques[436]. Il tombe, et c'est encore bien pis. Le poëte se complaît à détailler les effets de cette chute. Le pauvre roi sort tout honteux, et les chevaliers et les dames en rient long-temps et de bon coeur. Le caractère de cet épisode dit assez de quel genre est tout le poëme; mais du moins n'a-t-on jamais prétendu que le _Mambriano_ fût un poëme sérieux. [Note 436: _Rinaldo alhor scopiava da le risa Mirando quel giupon fatto a l'antica, Di sotto ai qual pendea la camisa Che gli copriva le brache a fatica,_ etc. (C. XVII, st. 17, 18 et 19.)] La paix n'ayant pu se conclure, on reprend les hostilités. La fortune continue d'être contraire à Mambrien. Après plusieurs défaites, voyant encore son armée en déroute, il se retire dans une forêt et se livre au désespoir. Privé de sommeil depuis plusieurs jours, il succombe enfin à la fatigue et s'endort. Renaud, qui l'avait suivi de loin pour le combattre, arrive peu de temps après et le trouve profondément endormi. Or, il faut savoir que Mambrien l'avait accusé hautement d'avoir tué Mambrin son oncle en trahison, et le trouvant endormi dans un bois, Renaud, qui lui avait soutenu plusieurs fois, les armes à la main, qu'il avait menti par la gorge, le lui prouve bien mieux en ce moment: il le réveille, le défie au combat, et, le trouvant désarmé de son casque, il le lui remet sur la tête et l'attache lui-même. Ils se battent à outrance. Blessés tous deux, Mambrien l'est beaucoup davantage et plus dangereusement. Il tombe; Renaud l'allait tuer, quand la fée Carandine, qui était sortie de son île, où elle s'ennuyait seule, et s'était mise à chercher ses deux amants, paraît, et demande au vainqueur la vie du vaincu. Renaud la lui accorde; mais à condition que Mambrien reconnaîtra publiquement qu'il a menti en l'accusant d'avoir tué son oncle traîtreusement; qu'il fera même graver cette déclaration sur la pierre, pour que tout l'avenir sache qu'il a tué Mambrien, non en assassin, mais en brave; qu'enfin Mambrien paiera un tribut à l'empereur Charlemagne, pour l'indemniser de la guerre injuste qu'il lui a faite. Mambrien, plutôt vaincu par la générosité de Roland que pour éviter la mort, consent à tout, tient ses promesses, épouse Carandine, et rentre paisiblement avec elle dans ses états. Roland, après avoir mis à fin de grandes aventures en Afrique, repasse en Espagne, et de là en France. Renaud y revient de son côté. L'intrigue, ou l'action principale, est finie; le reste du poëme est un pur remplissage. Ce ne sont plus que des voyages sans but, des enchantements, des tournois, des faits d'armes sans objet, des épisodes croisés par d'autres épisodes. Nous ne sommes qu'au 25° chant; les vingt qui restent sont remplis de cette manière. Enfin, Roland, Renaud, et tous les autres paladins sont réunis autour de Charlemagne, et l'auteur déclare que son poëme est fini. Il prononce comme par hasard le nom de Mambrien, dont il n'avait pas parlé depuis long-temps. «Puisque j'ai commencé par lui, dit-il, je veux que ce livre porte son nom. Turpin lui a donné un titre semblable, écrivain fameux qui, pour tout l'or du monde, n'aurait pas écrit un mensonge; qui croit le contraire est en délire et ne fait que rêver[437].» [Note 437: _Che simil titol du Turpin gli è dato, Scrittor famoso, il qual non scriveria Per tutto l'or del mondo una menzogna; E chi il contrario tien, vaneggia e sogna._] Ce sont là les derniers mots de son poëme; et il n'a pas attendu la fin pour parler sur ce ton de la prétendue chronique, d'où il feint de tirer les événements qu'il raconte, sans se soucier beaucoup qu'on le croie. C'est un genre de plaisanterie assez souvent employé par le _Pulci_, et dont, après eux, l'Arioste a su si bien faire usage. Par exemple, on reconnaît un des tours familiers au chantre de Roland, dans ce jeu d'esprit de l'Aveugle de Ferrare; seulement, l'Arioste, dont le goût était plus pur, ne s'y serait pas arrêté si long-temps. Bradamante tue un géant d'une taille si démesurée, qu'il écrase dans sa chute un roi sarrazin et son cheval, et les écrase si bien, qu'il les enfonce en terre, et les enfonce si avant, que jamais depuis on n'en a pu retrouver de traces, ni avoir de nouvelles. L'histoire en fut écrite à Montauban; on peut même encore l'y voir en passant dans ce pays-là; et ce fut Bradamante qui l'écrivit de sa main[438]. Tous les auteurs sont d'accord pour dire que ce roi fut tué du coup et enterré, il y en a seulement qui ne croient pas qu'on ne l'ait jamais pu retrouver. Cela fit beaucoup de bruit à Paris parmi les savants. «Turpin, pour décider la question, a écrit que le roi fut réduit en poussière; mais, au reste, comme ce n'est pas un article de foi, prenez là-dessus le parti qu'il vous plaira; l'auteur vous en laisse la liberté[439].» [Note 438: C. VIII, st. 34, 35.] [Note 439: _Turpin volendo poi tal question solvere Scrisse che colui s'era fatto in polvere._ (St. 36.) _Ma poi ch'el non è articulo di fede Tenete quella parte che vi piace Che l'autor liberamente vel concede._ (St. 37.)] Ce que j'ai pu laisser entrevoir des plaisanteries répandues dans le _Mambriano_ suffit pour prouver que le plus grand nombre n'est pas, à beaucoup près, d'un aussi bon genre. L'auteur était malheureux, pauvre et aveugle; il se consolait en mettant en vers toutes les folies qui lui venaient à l'esprit. Ce n'est pas sans doute ainsi que se consolait Homère; mais il y aurait une rigueur excessive à ne pas reconnaître dans ce poëme, à travers tout ce qu'il contient d'absurdités, de bizarreries et d'indécences grossières, de la verve, de la gaîté, un talent de peindre peu commun, et plusieurs des qualités qui constituent le génie poétique. J'ai dit que ce poëte ne s'était pas soumis, comme le _Pulci_, à toutes les formes qu'il avait trouvées établies. La seule cependant dont il se soit dispensé est celle qui clouait, au début et à la fin de chacun des chants, une prière chrétienne. Il conserva bien l'usage d'adresser la parole à ses auditeurs, de les renvoyer d'un chant à l'autre, d'en finir un en leur annonçant ce qu'ils verront dans celui qui doit suivre; mais à la place des invocations pieuses, des oraisons et des textes bibliques, il imagina le premier de commencer tous ses chants par une invocation poétique, ou par une digression quelconque, relative, soit à l'action du poëme, soit à ses circonstances personnelles, ou à celles dont il était environné. C'est lui, en un mot, qui a fourni le premier modèle de ces agréables débuts de chant, que l'Arioste porta bientôt après à la perfection, comme toutes les autres parties du roman épique; c'est lui du moins qui essaya le premier de transporter chez les modernes le modèle que Lucrèce avait donné chez les latins, de cette forme poétique. L'invocation de son premier chant est adressée à Clio, qu'il prie d'amener avec elle Euterpe et Polymnie[440]; celle du second l'est à Apollon[441]; une autre l'est à Mars[442]; une autre à Vénus[443]. Tantôt le poëte se recommande à cette puissance suprême de qui procède tout le bien qui est en nous[444]; tantôt, ayant à décrire les fêtes d'un grand mariage, il invoque deux fois le dieu d'Hymen[445]. Il termine un chant en disant qu'il ne peut plus chanter, tant il a soif[446]; il commence le suivant en avouant que Silène est venu à son secours, et lui a fait boire de très-bon vin, cueilli depuis plusieurs jours dans le jardin même de Bacchus, qu'il a ensuite bien dormi, et repris des forces pour continuer son histoire[447]. Il finit le treizième en disant que Renaud porte à Mambrien un coup si terrible, que lui, poëte, en quitte sa lyre de peur; et il dit en commençant le quatorzième, qu'ayant écarté la peur qui lui a fait déposer sa lyre, il la reprend pour raconter la suite de ce combat. Il vivait à Mantoue, sous les Gonzague; c'est pour eux qu'il composait ce poëme. Au début de son douzième chant, il apostrophe son génie. L'astre des Gonzague se lève plus brillant que jamais; il faut produire des fleurs et des roses poétiques, sous l'influence de ses rayons[448]. [Note 440: _O Clio, se mai benigna ti mostrati In alcun tempo, dimostrati adesso; Fortifica il mio stil tanto che basti E fa ch' Euterpe tua ti seda apresso,_ etc.] [Note 441: _O sacro Apollo, tempra la mia cetra Che possa raccontar le magne prove,_ etc.] [Note 442: C. V.] [Note 443: C. XV.] [Note 444: C. VII.] [Note 445: C. X et XI.] [Note 446: C. VIII.] [Note 447: C. IX.] [Note 448: _Svegliati ingegno mio, comincia hormai L'opera tua, che'l Gonzagesco sole Si rapresenta a te più bel che mai. Sforzati germogliar rose e viole, Mentre che lui ti porge i sacri rai,_ etc.] La description du printemps en commence plusieurs, et ferait croire que c'était dans cette saison que la veine poétique de l'auteur se rouvrait chaque année. Une fois, il invoque toutes les Muses ensemble, sans savoir même si elles pourront lui suffire[449]; et une autre fois, ce Dieu incompréhensible, triple par le nombre des personnes et unique dans son essence, qui est le principe et la fin de toutes choses[450]. Le chant suivant est adressé à sa douce Muse[451]. Dans celui où il les invoque toutes à la fois, il reconnaît qu'il aurait besoin d'avoir le style de Virgile, qu'il lui faudrait monter ses vers sur le ton retentissant de ceux de l'_Énéide_. Il rappelle, avec moins de tristesse que d'originalité, l'infirmité qui l'afflige. Il a laissé Roland enfermé dans une caverne obscure; il ne sait comment l'en retirer. «Prends patience, lui dit-il, ô brave sénateur romain! si tu es enseveli dans les ténèbres, souviens-toi que je suis privé de la lumière et forcé d'agir en aveugle[452].» [Note 449: C. XVIII.] [Note 450: _O incomprensibil Dio, bontà ineffabile, Trino in persone e unico in essentia, Principio e fin d'ogni cosa mutabile,_ etc. (C XX.)] [Note 451: _Non più riposo, o dolce mia Camena,_ etc.] [Note 452: _Habbi patienza, o senator romano; Poscia che sei fra tenebre sommerso Ricordati che lume non è meco E ch' io convegno adoperar da cieco._ (C. XVIII, st. 3.)] Le début du vingt-quatrième chant est le plus remarquable. «L'astre des saisons avait ramené le printemps; Mars, voyant la campagne ornée de fleurs, avait abandonné la Thrace, lorsque j'appris que la fureur gallicane, dont Rome garde encore la mémoire, recommençait ses ravages. Je pris ma lyre, pour ne point paraître au milieu des autres poëtes comme une pierre insensible. Mais reconnaissant que dans les affaires modernes on ne peut contenter tout le monde, que souvent un homme loue et l'autre blâme des fruits cueillis au même arbre; voyant naître parmi nous des rivalités publiques et secrètes, qui causent tant de dommages, d'inimitiés, de querelles et de malheurs, je ne parlerai plus que de tel qui, Dieu le sait, peut-être n'exista jamais[453].» [Note 453: _Dirò di tal che Dio sa se'l fu mai._ (St. 2.)] Ceci a rapport à l'expédition de Charles VIII en Italie. On voit qu'à l'approche des Français, les poëtes italiens décochèrent contre eux les traits impuissants de la satyre, et que notre poëte prit part à ce mouvement. Mais les succès de nos armes et la fureur des partis qui ne tarda pas d'éclater, l'obligèrent à faire retraite; il revint à son poëme; et, dans la crainte des véritables héros, il se remit à en célébrer d'imaginaires. C'était le parti le plus sage assurément; mais il ne s'en tint pas là: il voulut chanter le vainqueur de sa patrie; et le sort des armes ayant changé peu de temps après, il fallut, par une seconde palinodie, tâcher d'effacer la première. On le suit, presque chant par chant, dans ces vicissitudes embarrassantes; et l'on ne peut s'empêcher de reconnaître dans les divers degrés de son infortune, les suites de sa faiblesse et de sa versatilité. Mais on reconnaît aussi le poëte dans la manière dont il les exprime. Tantôt il invoque l'étoile polaire, pour qu'elle vienne guider son frêle vaisseau, assailli par la tempête et poussé par l'impétuosité des vents, dans des régions où ne brille aucune étoile[454]; tantôt il s'adresse à Persée; il lui dit de remonter sur son cheval, et de faire jaillir une autre fontaine. Celle de l'ancien Parnasse ne suffit plus; et ce n'est plus assez des neufs soeurs; il lui faut une source plus profonde et des Muses plus ingénieuses et plus vives, pour célébrer un nouveau Charles, qui a fait, en si peu de temps, de si grandes choses, que si la fin répond au commencement, il effacera la gloire de César, de Pompée, de Fabius et de Scipion[455]. [Note 454: C. XXVII.] [Note 455: C. XXXI.] Cette galanterie est adressée à Charles VIII; mais dès le chant suivant, ce n'est plus que le brouillard gallican qui est descendu des montagnes, et qui a couvert de sa maligne influence toutes les plaines où le Tésin, le Tanaro, l'Adda et la Trébie, montrent leurs eaux teintes de sang. On lui dit cependant toujours qu'il faut qu'il chante les armes, les amours, les choses les plus agréables et les plus douces; mais le temps est si contraire au chant, que chacun de ses vers se résout en larmes[456]. L'hiver survient, et lui rend son entreprise encore plus difficile à suivre[457]. Il la suit cependant avec courage. Enfin, le printemps vient lui rendre le génie et la voix[458]; mais la guerre arrive encore avec le printemps: il faut qu'il chante au bruit des armes[459]. Ses malheurs deviennent plus insupportables; il est abandonné des Muses[460], des hommes et du ciel. La pauvreté d'un côté; de l'autre, les fureurs de la guerre l'enlèvent tellement à lui-même, que souvent il compose, il écrit, sans savoir s'il est mort ou vivant[461]. Mais enfin il avance dans son ouvrage; il le termine, et n'invoque plus au dernier chant que le secours des Muses[462]. [Note 456: C. XXXII.] [Note 457: C. XXXIV.] [Note 458: C. XXXV.] [Note 459: C. XXXVI.] [Note 460: C. XXXVII.] [Note 461: _In modo che talor compono e scrivo E non discerno s'io son morto o vivo._ (C. XXXVIII, st. 3.)] [Note 462: C. XLV.] Il eut à peine le temps de l'achever. La mort le surprit avant qu'il pût corriger son poëme et y mettre la dernière main[463]. Ce fut un de ses parents qui le publia quelque temps après; et ce qui est très-remarquable quand on a vu de quelle espèce d'ornements la fable du _Mambriano_ est souvent embellie, il le dédia au cardinal Hippolyte d'Este, à ce même prélat pour qui l'Arioste composait alors son beau poëme, et qui, si l'on en croit un mot trop fameux[464], le jugea si sévèrement et si mal. L'éditeur affirme que l'intention de son malheureux parent était de changer tout le début de son premier chant, et de le consacrer à son Éminence dans des stances qu'il y comptait ajouter. Ce qu'il dit des bontés que le cardinal avait eues pour l'auteur, dans les derniers temps de sa vie, prouve que l'Aveugle de Ferrare, mécontent des Gonzague, s'était attaché à la maison d'Este, et plus particulièrement au cardinal Hippolyte; mais en cela, comme en tout le reste, il paraît que le changement ne put vaincre sa mauvaise fortune, et que Ferrare sa patrie ne lui fut pas plus favorable que Mantoue. [Note 463: Charles VIII fit son expédition en 1494 et 1495. Il parait donc que le _Cieco_ mourut vers la fin du siècle.] [Note 464: Voyez ci-après, chap. VII, Notice sur la Vie de l'Arioste.] CHAPITRE VI. _Fin des Poëmes romanesques qui précédèrent celui de l'Arioste; Orlando innamorato du Bojardo; analyse de ce poëme._ Ce fut dans une position bien différente de celle où était réduit l'Aveugle de Ferrare, que fut conçu dans le même pays le dernier poëme qui précéda celui de l'Arioste. Le comte _Matteo Maria Bojardo_, porté par sa naissance et par la faveur des ducs de Ferrare aux premiers emplois militaires[465], mêlant les travaux littéraires au métier des armes, les heureux dons du génie à ceux de la fortune, et doué d'une imagination qui ne fut jamais glacée par la pauvreté ni resserrée par le malheur, était autrement placé que l'infortuné _Bello_, pour donner à l'Italie un poëme où le merveilleux de la féerie fût enfin étalé dans toute sa richesse, et qui montrât complètement exécuté le système du roman épique, seulement ébauché jusqu'alors. Il ne lui manqua pour y réussir que plus de charme dans le style et une plus longue vie. [Note 465: Voyez ci-dessus, t. III, p. 540 et suiv.] Le _Roland amoureux_ est un trop long poëme; l'action en est trop vaste et trop compliquée pour que j'en puisse donner ici une analyse suivie. Je me bornerai à observer ce qu'il y avait de nouveau dans le plan de l'auteur et dans sa manière de concevoir l'action et les caractères, les principales inventions dont il enrichit son sujet, le point où il conduisit l'art, et où son heureux successeur le reçut de lui. Jusqu'alors, la Chronique supposée de Turpin, d'autres histoires fabuleuses de Charlemagne[466], les poésies de quelques Troubadours et quelques vieux romans espagnols et français, tels que celui des _quatre fils Aymon_, avaient fourni la matière que chaque poëte avait traitée et modifiée, selon son caprice, et d'autant plus à son aise que l'art, jeté à sa renaissance dans une autre route que l'art des anciens, n'avait pour ainsi dire encore ni règles, ni modèles. La France attaquée par les Sarrazins d'Espagne et d'Afrique, l'empereur Charlemagne entouré de ses paladins, mais souvent privé du secours des plus braves par les expéditions lointaines où ils sont entraînés, les rivalités et les trahisons de la maison de Mayence, les enchantements de Maugis, sorcier chrétien, et ceux de quelques fées sarrazines, des armes merveilleuses et enchantées, des géants pourfendus, des tournois, des combats à outrance, des batailles à ne point finir, peu de galanterie, mais des aventures plus que galantes, peu d'invention et d'imagination réelle, mais un mouvement sans repos, une sorte d'agitation dans les événements qui se précipitent les uns sur les autres, une transmigration continuelle des parties du monde les plus éloignées, de Paris à Babylone, et de Jérusalem à Montauban, tels sont à peu près les matériaux et les ressorts employés par ces premiers poëtes. [Note 466: Celles d'Alcuin, d'Eginhart, etc.] Les caractères qu'ils mettent en jeu sont assez constamment les mêmes. Charlemagne est faible, crédule, facile à irriter et à fléchir, plus occupé de tenir sa cour que de gouverner son empire; mais retrouvant quelquefois dans les combats son énergie et son courage. Roland est un prodige de force, d'intrépidité, de simplicité, de pureté de moeurs, de piété. Il y a dans ce caractère je ne sais quoi de naïf et d'antique qui intéresse, même dans les ébauches les plus imparfaites; et il est peut-être à regretter que le _Bojardo_ et l'Arioste l'aient altéré, en croyant l'embellir. Renaud aussi brave, moins fort, mais plus agile, enclin aux plaisirs, à l'amour, et aussi peu constant que sage, se bat avec une chaleur égale pour ou contre son empereur, pour sa religion ou pour une femme. Ses frères lui sont subordonnés, et sa soeur n'a encore paru que dans un poëme contemporain du _Bojardo_, achevé même depuis sa mort[467], et qu'il ne pouvait pas connaître. Astolphe est un jeune efféminé, brave, mais peu robuste, avantageux, fanfaron, ne doutant de rien, ni dans les combats, ni dans ses amours, et toujours prêt à trouver une excuse à ses mauvais succès dans les uns comme dans les autres. Olivier, Oger le Danois et les autres paladins ont des qualités qui se ressemblent: le vieux duc Naismes et l'archevêque Turpin, qui réunit l'épiscopat et la chevalerie, sont les Nestors de l'armée française et les meilleurs conseillers de Charlemagne. Ganes, ou Ganelon de Mayence, est imperturbablement un traître; implacable dans ses haines cachées et dans ses vengeances, fourbe, et par conséquent lâche de caractère, quoique brave comme un autre de sa personne. Ce sont à peu près là les premiers rôles dans le parti des chrétiens; ils sont ainsi tracés dès l'origine, et s'ils forment des oppositions et des contrastes, tels que l'art en exige, ce n'est point un effet de l'art, mais une combinaison fortuite et presque un jeu de la nature. [Note 467: Le _Bojardo_ mourut en février 1494. Or, l'on a vu que dans le _Mambriano_ il est question de l'expédition de Charles VIII, qui n'eut lieu que cette année-là même (voyez ci-dessus, p. 279 et 280); et plusieurs chants furent composés depuis.] Dans le parti contraire, il y a moins de variété, Marsile est le plus sage, comme le plus puissant des rois sarrazins d'Espagne. Balugant et Falsiron ses frères, Sacripant, Gradasse, etc., se ressemblent tous par une valeur féroce et une grande force de corps. Ferraoût, que nous nommons Ferragus[468], fils de l'un de ces rois, est le plus jeune et le plus terrible. Quant aux Sarrazins d'Afrique et d'Asie, comme ils sont tous épisodiques, chacun des poëtes en a fait à sa fantaisie, selon les épisodes qu'il a créés; et il n'en est presque aucun qui ait sa physionomie propre et son caractère particulier. [Note 468: On a vu que la Chronique de Turpin lui donne le nom significatif de _Ferractus_, ci-dessus, p. 135, note 1.] _Castelvetro_ a dit le premier, dans son exposition de la Poétique d'Aristote, que le _Bojardo_, en créant des rois imaginaires, des Agramants, des Sobrins, des Mandricards, qui n'existèrent jamais, avait emprunté ces noms de ceux de quelques familles de laboureurs de son comté de Scandiano[469]. Mazzuchelli l'a répété, en ajoutant les noms de Sacripant et de Gradasse, et nous apprenant de plus, d'après un autre auteur[470], que les mêmes noms existent toujours parmi le peuple de ces contrées. Il ajoute encore une anecdote qui montre dans le _Bojardo_ un poëte plus qu'un seigneur féodal et un chevalier. Chassant un jour dans un bois nommé _del Fracasso_, à mille pas de _Scandiano_, il cherchait un nom de caractère pour un des plus redoutables héros de son poëme. Celui de _Rodomonte_ lui vint tout à coup dans l'esprit; il en fut si enchanté qu'il remonta vite à cheval, courut à toute bride vers son château, et fit sonner en arrivant toutes les cloches du village, au grand étonnement de ce peuple qui était loin d'imaginer le motif d'un si grand tapage[471]. Mais ce trait ne détruit-il pas ce qu'on dit de l'emploi fait par le _Bojardo_ des noms de famille de ses paysans; et les noms de Mandricard, de Gradasse et de Sacripant n'auraient-ils point plutôt été pris par ces bonnes gens, en mémoire de leur seigneur et de son poëme? [Note 469: _Nomina per re gli Agramanti, i Sobrini, e i Mandricardi e simili di varie regioni del mondo non mai stati, li quali furono nomi di famiglie de' lavoratori sottoposti alla contea di Scandiano, onde egli era conte,_ etc., p. 212, édit. de 1576.] [Note 470: _Antonio Vallisnieri, Memorie ed scrizio sepolcrali de_ _conte Matteo Maria Bojardo e della sua casa in Scandiano_, t. III du Recueil de _Calogerà_.] [Note 471: _Scritt. d'Ital._, t. V, p. 1438.] Le merveilleux de la magie avait enfanté de grands prodiges, créé des armées, des flottes, transporté dans les airs des chevaliers, leurs chevaux, même des forteresses, et fait d'autres fort belles choses; mais il n'avait encore produit rien d'aimable, ni aucune de ces fictions brillantes que le génie des Arabes prodiguait dans leurs romans. Leur féerie, en se combinant avec les inventions du Nord et avec les tristes fantômes qui noircissaient les imaginations occidentales, avait perdu tout son charme et tout son éclat. L'île de la fée Carandine était la seule invention magique de ce genre[472]; mais nous devons toujours nous rappeler que le poëme où elle est placée n'était pas encore achevé quand le _Bojardo_ mourut. [Note 472: _Mambriano_, c. I. (Voyez ci-dessus, p. 257.)] Le _Morgante_ était imprimé depuis six ou sept ans; mais il en avait fallu davantage à l'auteur du _Roland amoureux_ pour concevoir et dresser son plan, et pour écrire les soixante-dix-neuf chants qu'il a laissés. Il est vrai qu'avant même d'être imprimé, le _Morgante_, composé depuis plusieurs années, connu de tout ce qu'il y avait de gens d'esprit à Florence, avait sans doute fait du bruit dans toute l'Italie; et dans ces premiers temps de l'imprimerie, les copies manuscrites des bons ouvrages se multipliaient et se répandaient quelquefois avec autant d'abondance et de rapidité, qu'avant l'invention de cet art; mais, soit que le _Bojardo_ connût ou non ce poëme, il se proposa de suivre une autre route que son auteur. Le _Pulci_ n'avait voulu que rire et faire rire; à l'exception du petit nombre de faits qui ne se prêtaient pas à la plaisanterie, il avait tout envisagé du côté plaisant; l'auteur du _Roland amoureux_ vit plus sérieusement les choses; et ce qu'il y a de très-singulier, c'est que le sujet embrassé par le _Pulci_, le conduisait nécessairement à un dénoûment tragique, tandis que celui qu'inventa le _Bojardo_ mettait le principal héros dans une position souvent comique, en lui prêtant une faiblesse d'amour, et n'y joignant pas le don de plaire. Le savant Gravina, si sévère pour le _Morgante_, montre beaucoup de partialité pour l'_Orlando innamorato_. Selon lui, le _Bojardo_ se proposa d'imiter les épiques grecs et latins dans ses inventions et dans son style. Il choisit pour héros Roland et les autres paladins, parce que leurs noms et leurs exploits étaient généralement connus; de même qu'Homère et d'autres poëtes prirent pour sujet de leurs inventions le siége de Troie, dont la renommée était répandue dans toute la Grèce, de même le _Bojardo_ prit pour fondement de sa fable le siége de Paris, déjà célébré par tant de romanciers et de poëtes. Il forma le caractère de la plupart de ses héros sur l'idée des héros d'Homère; et comme dans l'_Iliade_, les choses les plus incroyables tirent leur vraisemblance de l'intervention des dieux, il sauva ses fictions les plus extraordinaires par des magiciens et par des fées. Le critique indulgent ne s'en tient pas là. Il veut que le _Bojardo_ ait représenté, dans les différents personnages qu'il met en action, les vices et les vertus, comme les anciens les représentaient dans les divinités qu'ils faisaient agir; et qu'ainsi, à l'exemple de ces premiers poëtes, il ait produit sur la scène, sous la figure ou sous l'emblème de personnages merveilleux, toute la philosophie morale. Les Grecs, pour signifier la faiblesse de l'ame humaine, qui se laisse le plus souvent emporter aux plus funestes excès par les passions les plus légères ou les plus viles, tirèrent de la seule Hélène le sujet de tant de batailles et d'une guerre si fatale même aux vainqueurs; le _Bojardo_, voulant nous répéter la même leçon, s'est servi de la seule Angélique pour exciter une infinité de querelles meurtrières et de rixes sanglantes. Enfin, il observe que ce poëme, où tant de beautés brillent, serait exempt des taches qui le ternissent, s'il avait pu être terminé par son auteur, s'il avait reçu dans son ensemble la mesure et les proportions qu'il devait avoir, si chaque partie eût été soignée, et si le travail en eût fait disparaître quelques expressions basses, si enfin la versification en eût été renforcée dans quelques endroits[473]. [Note 473: _Della Ragione poët._, l. II, Nº. XV, p. 101, etc.] Sans adopter entièrement des éloges dont nous apercevrons bientôt l'exagération, nous devons cependant reconnaître que cette dernière observation surtout est très-fondée. On ne peut, en effet, savoir au juste ce que l'ouvrage entier eût pu devenir, si l'auteur l'eût conduit à sa fin; on ne peut même en deviner le dénoûment. Les caractères sont bien tracés et contrastés avec art; le plan est vaste et bien ordonné; les événements sont naturellement amenés, en accordant à ce merveilleux contre-nature la latitude de convention qu'il doit avoir; les différentes parties du sujet s'entrelacent sans confusion; mais à quel terme devaient-elles aboutir? c'est ce qu'il est impossible de savoir. L'imitation des anciens est sensible dans quelques parties; mais ce qui l'est plus encore, c'est que le _Bojardo_ crut, comme le _Pulci_, devoir suivre dans plusieurs points la trace des mauvais poëtes qui avaient traité avant eux ces sujets de chevalerie; comme eux, il se met en communication avec un auditoire, dont il se suppose entouré; comme eux, il cite à tout moment l'autorité de l'archevêque Turpin, lors même qu'il est visible qu'il ne suit que sa fantaisie; comme eux, il adresse la parole à ses auditeurs, en commençant et en finissant tous ses chants. Mais il a le bon esprit de se dispenser d'une prière chrétienne qui, lors même qu'elle n'est pas ironique, comme il est évident qu'elle l'est souvent dans le _Morgante_, est encore une impiété aux yeux de la religion, et une inconvenance aux yeux du goût, par son mélange avec les traits et les détails les plus profanes. Il en a dit assez; il est las: vous saurez la suite si vous revenez l'entendre.--Pour que le chant qu'il finit vous intéresse davantage, il remet au suivant la fin de l'aventure.--La bataille qui va se donner est si terrible, qu'il a besoin de prendre haleine avant de la raconter.--Ce chant est court, mais il ne veut pas y commencer une Nouvelle qu'il vous réserve tout entière pour l'autre chant.--Celui-ci est trop long; mais ceux à qui son étendue déplaira, n'ont qu'à n'en lire que la moitié, etc. Telles sont les formes variées autant qu'il peut, mais revenant toutes au même sens, qui terminent sans exception les soixante-dix-neuf chants de son poëme. Les débuts du plus grand nombre sont sans prétention, mais aussi sans art et sans poésie. Je vous ai conté, messieurs, comment l'Argail et Ferragus en étaient venus aux mains[474].--Je vous ai laissés, dans l'autre chant, au moment où Astolphe provoquait _Grandonio_ par des injures.--Vous devez vous souvenir que Renaud était fort en colère en voyant son frère Richardet emporté par un géant.--Ecoutez, messieurs, la grande bataille, telle qu'il n'y en eut jamais de plus horrible. Voilà les formules qui, dans plus de cinquante chants, remplissent les trois ou quatre premiers vers. Cela est du même style et souvent dans les mêmes mots que la plupart des débuts du méchant poëme de _la Spagna_; ni l'art ni la langue poétique ne paraissent avoir fait de l'un à l'autre aucun progrès. [Note 474: Je crois pouvoir me dispenser de citer les chants où se trouvent ces débuts, qui n'ont de remarquable que leur trivialité.] Mais dans à peu près vingt chants, le _Bojardo_ montre qu'il avait pressenti le parti qu'on pouvait tirer de cette forme reçue, qui mettait en correspondance le poëte et ceux qui venaient, ou qui étaient censés venir l'entendre. Des réflexions, des invocations, des apostrophes, des digressions enfin, telles que son imagination les lui fournit, et qui s'agencent toujours tant bien que mal dans un cadre aussi libre que celui du roman épique, remplissent une, deux, et quelquefois plusieurs des premières stances; l'auteur ajuste ensuite cela comme il peut à son récit, et le reprend où il l'avait laissé. On a vu que l'Aveugle de Ferrare faisait le même essai à peu près à la même époque, soit qu'il y eût quelque communication de l'un à l'autre, soit que cette idée assez naturelle leur fût venue à tous deux en même temps, et ne fût due qu'au progrès nécessaire de cette forme primitive, inhérente au poëme romanesque. Mais le pauvre _Bello_ s'occupe souvent de ses affaires ou de celles de sa patrie; le _Bojardo_, très à son aise, et que la guerre affectait moins, parce que c'était son métier, ne parle le plus souvent que d'une manière générale et indépendamment de toutes circonstances particulières. Voici quelques-uns de ces débuts. «Toutes les choses sublunaires, la richesse, les grandeurs, les royaumes de la terre sont sujettes au caprice de la fortune. Elle ouvre ou ferme inopinément la porte, et lorsqu'elle paraît la plus brillante, elle s'obscurcit tout à coup; mais c'est surtout à la guerre qu'elle se montre inconstante, légère, violente, et plus trompeuse que partout ailleurs. On peut le voir par l'exemple d'Agrican, qui était empereur de Tartarie, qui avait un si grand pouvoir sur la terre, à qui tant de peuples obéissaient, et qui, pour obtenir la possession d'une femme, vit son armée entière dispersée ou détruite, et perdit en un jour par la main de Roland sept rois qu'il avait sous ses ordres[475]. »Seigneurs et chevaliers amoureux, belles et gracieuses dames, vous qui êtes rassemblés pour écouter les grandes aventures et les guerres qu'entreprirent ces anciens et célèbres chevaliers, ce sont surtout Roland et Agrican qui firent par amour des choses grandes et merveilleuses, etc.[476] »Qui me donnera la voix, les paroles et les expressions élevées et profondes dont j'ai besoin pour raconter une bataille qui n'eut jamais son égale sous le soleil, auprès de laquelle toutes les autres batailles furent des violettes et des roses[477]?» [Note 475: L. I, c. XVI, st. 1 et 2.] [Note 476: C. XIX.] [Note 477: C. XXVII.] Roland et Renaud en viennent aux mains pour l'amour d'Angélique. «Celui qui n'a point éprouvé ce que c'est que l'amour, dit le poëte, pourra blâmer deux illustres barons qui se combattent avec tant de fureur, et qui devraient s'honorer l'un l'autre, étant nés du même sang et professant la même foi, surtout le fils de Milon, provocateur de ce combat; mais qui connaît l'amour et sa puissance excusera ce chevalier. L'amour en effet est plus fort que la prudence et la sagesse. Ni l'art ni la réflexion n'y peuvent rien; jeunes et vieux vont où il les mène, le bas peuple avec le seigneur altier. Il n'y a point de remède contre l'amour; il n'y eu a point contre la mort; il leur faut des sujets de tout rang et de toute espèce, etc.[478]» [Note 478: C. XXVIII.] C'est ainsi que débutent quatre chants de son premier livre; car il faut observer qu'il avait établi pour son poëme cette distribution singulière. Il est divisé en livres, qui sont subdivisés en chants. Le premier livre a trente-neuf chants; le second trente-un; le troisième est resté suspendu au neuvième chant. Ces sortes d'exordes sont plus fréquents dans le second livre, et ils y ont en général plus d'étendue. Écoutons celui du premier chant. «Dans l'agréable saison où la nature rend plus brillante l'étoile d'amour, quand elle couvre la terre de verdure, et qu'elle orne de fleurs les arbrisseaux, les jeunes gens, les dames, toutes les créatures livrent leur coeur à l'allégresse et à la joie; mais quand l'hiver arrive, et que ce beau temps est passé, le plaisir fuit et nous abandonne. Ainsi au temps où la vertu florissait parmi les anciens seigneurs et les chevaliers, la gaîté, la courtoisie régnaient; mais l'une et l'autre ont pris la fuite; elles se sont égarées long-temps, et n'avaient plus aucune idée de retour. Maintenant ce mauvais vent est passé, cet hiver est fini; la vertu refleurit dans le monde; et moi, je vais rappelant à la mémoire les prouesses des temps passés.» Au quatrième chant, il invoque sa dame, qu'il appelle lumière de ses yeux, esprit de son coeur, et qui lui a tant de fois inspiré des vers d'amour. «C'est l'amour qui inventa la poésie, la musique, qui réunit par de douces chaînes les nations étrangères et les hommes dispersés; il n'y aurait sans lui ni société ni plaisirs, la haine et la guerre sanglante couvriraient la terre. C'est lui qui bannit l'avarice et la colère; c'est lui qui inspire les belles entreprises; et jamais Roland ne donna tant de preuves de valeur que depuis le moment où il fut vaincu par l'amour.» Il se compare dans le dix-septième au premier navigateur qui cotoya d'abord les rivages, s'avança peu à peu en pleine mer, et se confia enfin aux vents et aux étoiles. De même il n'a point encore, dans ses chants, abandonné la rive; mais il lui faut entrer maintenant dans un Océan immense. Une guerre épouvantable s'apprête. L'Afrique entière passe les mers....; la France, l'Angleterre et l'Allemagne sont en feu, et Charlemagne va se voir attaqué de toutes parts. «Si ceux qui surpassèrent en gloire le monde entier, tels qu'Alexandre et César, dit-il au vingt-deuxième chant, eux qui coururent, guidés par la victoire, de la mer Méditerranée aux extrémités de l'Océan, n'avaient pas eu l'appui de la déesse de Mémoire, leur valeur aurait brillé en vain. L'audace, la prudence, les vertus les plus célèbres seraient moissonnées par le Temps; il n'en resterait plus de souvenir. O Renommée qui suis les pas des grands capitaines, Nymphe qui célèbres leurs exploits par tes doux chants, qui prolonges au-delà de la mort les honneurs qui leur sont rendus, et rends éternels ceux que tu vantes, tu es réduite à répéter les antiques amours et à raconter des batailles de géants, grâce à ce monde frivole, dont l'indifférence est telle qu'il ne se soucie ni de renommée ni de vertu! Laisse sur le Parnasse l'arbre qui y reverdit sans cesse, puisque le chemin qui y conduit s'est perdu, et viens au bas de la montagne chanter avec moi l'histoire d'Agramant, de ce Sarrazin redoutable qui se vante d'emmener captifs le roi Charles et tous ses paladins.» On voit ici que le génie de l'auteur avait de l'élévation, qu'il visait au grand, et que pour la première fois depuis le Dante il faisait entendre à l'Italie les sons de la trompette épique. Mais il était dans une cour galante, dont il faisait lui-même partie; il chantait pour elle; et son sujet, tel qu'il l'avait conçu, autant que son auditoire, le ramenaient de ce ton héroïque à celui de galanterie. Au neuvième chant de son troisième livre, à celui où il fut arrêté dans son travail, qu'il ne devait plus jamais reprendre, excité par les images voluptueuses que présente le joli épisode de Bradamante et de Fleur-d'Épine, il se croit au milieu de cette cour remplie de beautés angéliques et de cavaliers aimables; il invite l'Amour à y descendre, et lui prédit que quand il y sera une fois il n'en voudra plus sortir[479]. [Note 479: _Se tu vien tra costor, io ti sò dire Che starai nosco, e non vorrai partire._] Il est évident que le ton, les idées, les usages de cette cour influèrent beaucoup sur la composition de son ouvrage. La destination d'un grand poëme en a toujours décidé le caractère. Dans la cour de Ferrare et dans toutes ces petites cours italiennes, la galanterie dictait les moeurs; mais l'antique chevalerie maintenait encore les habitudes du courage. Les devoirs, les lois, les coutumes chevaleresques formaient une science dans laquelle le _Bojardo_ était instruit, conformément à son état et à sa naissance. Il était sûr de plaire à ses souverains et aux maîtres des autres petits états, en mettant en action les principes de cette science. On pourrait dire qu'il n'y avait alors que des cours en Italie, et qu'il n'existait point d'autre public. C'est ce qu'il ne faut pas oublier en lisant, et le poëme du _Bojardo_, et celui de l'Arioste, et tous les autres romans épiques du seizième siècle. Nous verrons même que le poëme héroïque sentit aussi cette influence, et fut marqué de cette empreinte originelle que les épopées des âges suivants ne reçurent que secondairement et comme par imitation. J'ai dit que le _Bojardo_ paraît faire peut d'attention aux circonstances orageuses qui l'entourent. Il en parle cependant une fois, et c'est à la fin de ce dernier chant, comme s'il avait été interrompu par le bruit même et par le tumulte des armes. «Tandis que je répète dans mes chants les discours amoureux de ces deux Belles, j'apprends que les coeurs s'enflamment en France du désir de venir troubler la belle Italie. Il semble que le ciel en feu nous annonce d'affreuses ruines et tous les effets de la rage; et Mars irrité montrant sa face horrible agite son glaive et nous menace de tous côtés[480].» Cela coïncide parfaitement avec l'année 1494, époque de la descente de Charles VIII en Italie et de la mort du _Bojardo_. Il nous reste à examiner dans son poëme l'invention, l'intrigue, et, avant tout, les caractères. [Note 480: _Mentre ch'io canto, ahime Dio Redentore Veggio l'Italia tutta a fiamma e a foco Per questi Galli che con gran fuore Vengon per ruinar non so che loco. Però vi lascio in questo vano amore,_ etc. C'est là tout ce que contient la dernière strophe de l'édition du _Domenichi_, 1545; maïs dans une autre bien postérieure (Venise, 1608, in-4º.), dont l'éditeur assure, dans son avis aux lecteurs, qu'il a corrigé un nombre infini de fautes, et qu'il a même quelquefois rétabli quatre, six, et jusqu'à douze strophes qui avaient été supprimées, l'avant-dernière strophe est ainsi: _Mentre ch'io canto gli amorosi detti Di queste donne da l'inganno prese, Sento di Francia riscaldarsi i petti Per disturbar d'Italia il bel paese, Alte rovine con rabbiosi effetti Par che dimostra il ciel con fiamme accese; E Marte irato con l'orrida faccia, Di quà e di là col ferro ne minaccia._ C'est la leçon que j'ai suivie en traduisant cet endroit.] Tous les poëtes, les chroniqueurs et les romanciers qui précédèrent l'auteur de l'_Orlando innamorato_ avaient fait de Roland un chevalier, non-seulement sans peur et sans reproche, mais sans faiblesse, un défenseur de la foi, un chrétien du temps des croisades, combattant les Sarrazins, mais ardent à les convertir, et ne leur proposant d'autre alternative que le baptême ou la mort; fidèle à la belle Alde sa femme, quoiqu'en étant peu occupé, et protégeant les filles et les femmes sans rien éprouver pour elles, et sans en rien exiger. Le _Bojardo_ imagina le premier de lui donner une passion amoureuse, de le mettre en rivalité avec d'autres paladins de France et des chevaliers sarrazins, et de tirer de ces passions et de ces rivalités une nouvelle source d'incidents romanesques et un nouveau mobile d'action. Pour cela il fallait créer une beauté parfaite à laquelle rien ne pût résister, et la produire dans une circonstance où les armées ayant fait trève à leur longue guerre, les chevaliers des deux partis pussent se réunir dans le même lieu, et être frappés en même temps. C'est ce qu'avait fait Turpin, si l'on en croit notre poëte; mais le bon archevêque n'avait pas voulu publier cette partie de son histoire, pour ne pas faire tort au paladin son ami[481], en faisant connaître une erreur qui avait pensé le conduire à sa perte. Pour lui, qui n'a pas les mêmes motifs, rien ne l'empêche de nous transmettre ce que Turpin avait écrit. On est déjà au fait de ces recours à l'autorité de Turpin, et l'on sait ce qu'on en doit croire. Voici donc ce que le bon archevêque avait eu la délicatesse de ne pas vouloir publier. [Note 481: _Però fu lo scritor saggio ed accorto Che far non volse al caro amico torto._ (L. I, c. I, st. 3.)] Au milieu d'un repas splendide que donnait Charlemagne aux seigneurs de sa cour et aux nobles étrangers, pour l'ouverture d'un grand tournoi, on avait vu paraître tout à coup entre quatre géants d'un aspect terrible une princesse plus belle que l'étoile du matin. C'était Angélique, fille de Galafron, roi de _Catai_, royaume qu'on ne trouve pas sur la carte d'Asie, mais que l'on dit être le même que la Chine; et il est vrai que les Tartares donnent encore aujourd'hui à la Chine le nom de _Kitai_ ou _Kitay_, qui ressemble assez à _Catai_[482]; mais il est singulier qu'on soit allé chercher une beauté chinoise pour tourner en France toutes les têtes. Quoi qu'il en soit, cette beauté surnaturelle, accompagnée d'un jeune chevalier aussi beau qu'elle-même, déclare à l'empereur qu'elle est venue des extrémités du monde avec son frère pour lui rendre hommage, et pour éprouver, dans les joûtes annoncées, la valeur de ce jeune frère contre celle de tous les chevaliers. Elle propose pour condition du combat que tout guerrier abattu d'un coup de lance demeurera leur prisonnier, sans pouvoir combattre avec d'autres armes; que si son frère est vaincu, il s'en ira avec ses géants, et qu'elle appartiendra au vainqueur. [Note 482: Voyez le _Voyage de Bell_, de Pétersbourg à Péking, traduit par M. Castera, à la suite de celui de M. Barow en Chine, vol. III, p. 316.] Aussitôt tous les chevaliers chrétiens et païens, jeunes et vieux, capables ou non de plaire, galants ou jusqu'alors insensibles, sont enflammés par tant de charmes et par l'espoir de les obtenir, se lèvent et demandent le combat. L'empereur décide qu'il n'y en aura que dix, et que leurs noms seront tirés au sort. Tout empereur et tout vieux qu'il est, il veut que le sien soit inscrit. Renaud se fait écrire des premiers; le sage Roland est entraîné comme les autres; il se reproche sa faiblesse, mais il y cède, et sa douleur est grande de voir que son nom ne sort de l'urne que le dixième. Celui du brillant et jeune Astolphe est le premier; il se rend au lieu indiqué, et court la lance en arrêt de fort bonne grâce; mais à peine est-il touché par la lance d'Argail (c'est le nom du frère d'Angélique), qu'il est jeté hors des arçons, accident au reste qui lui arrivait assez souvent. Il est ici très-fidèle à son caractère; toujours avantageux dans ses disgrâces, il ne manque pas de raisons[483] pour prouver qu'il était le plus fort, quoiqu'il ait été abattu. Il n'en reste pas moins prisonnier. Le terrible Ferragus vient le second. Malgré sa taille gigantesque et sa force démesurée, il est abattu comme Astolphe; mais il ne se rend pas. Les quatre géants s'avancent et l'entourent; il les tue. L'Argail veut lui faire entendre raison; chose impossible. Il faut qu'il se batte l'épée à la main. Le combat est des plus terribles, et recommence plusieurs fois. Angélique, incertaine du succès, s'enfuit dans la forêt des Ardennes, à l'entrée de laquelle on se bat. L'Argail la suit; Ferragus court sur ses traces, le joint, le force encore à se battre, et n'est satisfait que quand il lui a donné la mort. Le jeune chevalier ne lui demande en mourant d'autre grâce que d'être jeté avec ses armes dans le fleuve voisin, pour qu'on ne reproche pas un jour à sa mémoire qu'il s'est laissé vaincre ayant de si fortes armes. Ferragus y consent, à l'exception du casque, qu'il portera pendant quatre jours seulement, parce qu'il a perdu le sien dans le combat. Il viendra ensuite le jeter au même endroit où il aura laissé le corps et le reste de l'armure. Cela dit et convenu, l'Argail expire, et Ferragus, après lui avoir ôté son casque, et s'en être couvert, va précipiter le corps dans la rivière. Ce n'est pas sans avoir versé des larmes sur la mort prématurée de ce brave guerrier. Il reste quelque temps les yeux fixés sur l'endroit où il l'a jeté, et reprend tout pensif le chemin qui l'avait conduit au bord du fleuve[484]. On reconnaît à ce trait de nature le poëte sensible et l'homme nourri de l'étude des anciens. [Note 483: Cela est arrivé, dit-il, _per disseto della sella_, c. I, st. 62.] [Note 484: C. III, st. 67 et 68.] C'est ainsi que s'annonce le caractère de Ferragus. Ceux de Roland et de Renaud sont aussi mis en scène dès le commencement, tous deux par cet amour soudain que leur inspire Angélique. Renaud apprend le premier qu'elle s'est enfuie et que Ferragus est à sa poursuite. Il court sur leurs traces vers la forêt. Roland apprend les mêmes nouvelles, et de plus que son cousin Renaud s'est mis aussi à la recherche d'Angélique. Il le connaît; s'il peut la trouver, il sait de quoi il est capable. C'en est trop, il prend ses armes, monte sur son cheval Bride-d'Or, et galoppe vers les Ardennes. Renaud arrive dans la forêt, épuisé de fatigue et de soif. Il s'arrête auprès d'une fontaine d'eau limpide. Le poëte, mêlant ici les romans de la Table ronde avec ceux de Charlemagne et de ses paladins, feint que cette fontaine avait été enchantée par Merlin, et qu'elle inspirait à ceux qui buvaient de ses eaux la haine la plus violente pour l'objet qu'ils avaient le plus aimé[485]. [Note 485: C. III, st. 32 et 33.] Renaud en boit, et à l'instant il rougit de son amour, déteste Angélique autant qu'il l'aimait, revient sur ses pas pour sortir de la forêt, et ne s'arrête qu'auprès d'une autre fontaine plus agréable encore que la première. Il s'assied, se repose et s'endort. Ce n'était point Merlin qui avait enchanté cette fontaine; elle tenait de sa nature un effet tout contraire, et l'on ne pouvait en boire sans se sentir brûler d'amour; en un mot, c'était la fontaine de l'Amour même[486]. Angélique, échappée aux poursuites de Ferragus, arrive un instant après. La chaleur excessive et une longue course l'ont altérée; elle boit à la fontaine, et au même instant elle aperçoit Renaud endormi. L'eau magique fait son effet; Angélique approche, admire le chevalier, cueille des fleurs, les jette sur son visage. Renaud s'éveille: elle s'attend qu'il va être enchanté de la voir; mais il l'aperçoit à peine, que l'eau de la Haine agissant en lui, il se lève brusquement, remonte sur son cheval, et fuit à toute bride. Angélique le suit de toute la rapidité du sien, en lui disant, ou plutôt lui criant les choses les plus tendres[487]; mais il ne l'entend plus; Bayard l'emporte loin de la vue d'Angélique, qui revient alors tristement au lieu d'où elle était partie. Elle reconnaît la place où Renaud s'était endormi, l'herbe et les fleurs qu'il avait foulées, les arbres qui le couvraient de leur ombrage. Elle s'y arrête, adresse à tous ces objets des discours passionnés; et succombant à tant d'agitation et de fatigue, elle s'endort à son tour[488]. [Note 486: St. 38.] [Note 487: St. 43 et 46.] [Note 488: St. 49 et 50.] Roland, qui la cherchait de tous côtés, la trouve dans cette posture: elle y est si belle, que toutes les belles de la terre seraient auprès d'elle ce que les étoiles sont auprès de Diane, ce que Diane est auprès du soleil. Est-il là en effet, ou n'est-il pas dans le paradis? Il la voit, mais rien de ce qu'il voit n'est réel; il rêve, il dort véritablement[489]. Tandis qu'il se parle ainsi à voix basse, transporté d'admiration et d'amour, et regardant Angélique de fort près, Ferragus survient et lui signifie brusquement que cette Dame est la sienne, qu'il ait donc à la quitter sur-le-champ, ou à se préparer au combat. Roland accepte le défi, et le terrible duel commence. Le bruit des coups réveille Angélique; elle prend de nouveau la fuite. Les deux chevaliers continuent de se battre avec acharnement; mais ils sont interrompus par une jeune et belle dame, parente de Ferragus. Elle le cherchait partout pour lui apprendre des nouvelles qui le rappellent en Espagne à l'instant même. Les deux chevaliers se quittent, et Roland se remet de plus belle à la poursuite d'Angélique. [Note 489: St. 68 et 69.] On ne peut nier que cette intrigue romanesque ne soit ingénieusement tissue, qu'elle ne donne lieu à des développements, et surtout à des descriptions très-poétiques; mais, à la valeur près, que devient dans toutes ces poursuites le beau caractère de Roland? Et malgré ce que Gravina en a pu dire, quel rapport pouvait-il y avoir entre cette manière de concevoir et de conduire un poëme épique, à la manière grande, sage et toujours héroïque des anciens? Le caractère d'Astolphe, déjà bien annoncé, est mis à une épreuve piquante et singulière. Demeuré seul dans la tente d'où Angélique et son frère étaient partis, il se croit dispensé d'y rester. Sa lance avait été rompue: l'Argail avait laissé la sienne appuyée contre un arbre, pour se battre l'épée à la main avec Ferragus. Astolphe s'en empare sans en connaître la vertu, et reprend le chemin de Paris. Cette lance d'or était enchantée. Pour peu qu'elle touchât le chevalier le plus ferme sur les arçons, il était renversé du premier coup. Astolphe arrive à Paris. Le grand tournoi était ouvert, et la fortune y était contraire aux chevaliers français. Après des succès variés entre les deux partis, le terrible géant _Grandonio_ est entré dans l'arène, et tout tremble à son aspect. Il renverse Oger le Danois, et ensuite le vieux Turpin. Ganelon et tous les chevaliers de la maison de Mayence ont fait retraite: Griffon seul ose combattre; _Grandonio_ l'abat de même. Gui de Bourgogne, Angelier, Auvin, Avolio, Otton, Berlinguier éprouvent le même sort. _Grandonio_ tue de sa lance Hugues de Marseille: il abat Alard, Richardet, et le fameux Olivier. Il insulte à toute la chevalerie de Charlemagne. L'empereur, honteux et furieux à la fois, s'emporte contre les paladins qui ne sont pas à leur poste ou qui en sont sortis, surtout contre Ganelon, contre Renaud et contre ce traître de Roland; il l'appelle renégat, fils de p.... en toutes lettres, et jure qu'il le pendra de sa main[490]. En supposant que le _Bojardo_ voulût imiter ici les héros d'Homère, qui se disent quelquefois de grosses injures, on conviendra que c'était outrer l'imitation, et que cela est aussi par trop homérique. [Note 490: _Figliuol d'una putana, rinegato, Che se ritorni a me, poss'io morire Se con le proprie man non t'ho impiccato._ (C. II, st. 64 et 65.)] Pendant tout ce temps, Astolphe était arrivé près de l'enceinte; il avait tout vu, tout entendu; piqué de la défaite de tant de chevaliers chrétiens et de la colère de Charlemagne, il va demander à l'empereur la permission de combattre, s'arme, monte à cheval, et se présente la lance haute. Les spectateurs, malgré sa bonne mine, attendent peu de lui. Charlemagne dit à part: «Il ne manquait plus que cela à notre honte[491].» Astolphe lui-même ne se flatte pas de vaincre; mais il remplit avec courage ce qu'il regarde comme un devoir[492]. _Grandonio_ et lui prennent du champ; le premier, fier de tant de succès, le second un peu pâle de crainte, mais décidé à braver la mort, pour effacer la honte de nos armes. Les deux chevaliers se rencontrent, et dès que la lance a touché _Grandonio_, il tombe rudement et reste étendu sur le sable[493]. Tout le monde jette un cri d'admiration et de surprise; mais le plus surpris de tous était Astolphe, qui ne concevait rien à sa victoire. Il ne restait plus que deux guerriers païens qui n'eussent pas combattu: ils entrent dans la carrière et sont renversés avec une facilité que ni eux, ni les spectateurs, ni l'empereur, ni surtout Astolphe, ne peuvent comprendre. [Note 491: _E poi tra suoi rivolto con rampogna Disse: e ci manca quest'altra vergogna._ (S. 67.)] [Note 492: St. 66.] [Note 493: C. III, st. 4.] Ganelon et toute sa race mayençaise entendent parler de ce brillant succès: ils ne doutent pas que les forces d'Astolphe ne soient épuisées, et qu'ils n'aient bon marché de lui; ils rentrent dans la lice et sont tous abattus l'un après l'autre. Le dernier qui reste prend Astolphe en traître par derrière; il renverse le paladin, qui se relève furieux, tire son épée, prodigue aux Mayençais les noms de lâches et de traîtres, et les défie tous à la fois. Ils fondent en effet sur lui. Astolphe se défend en brave, et blesse quelques-uns des assaillants. Le duc Naismes, Richard, Turpin, prennent sa défense, Charlemagne veut mettre le holà. Astolphe n'entend plus rien, il se moque de l'empereur, lui dit même des injures, et continue de battre les Mayençais. Charles est enfin obligé de le faire arrêter et conduire en prison[494]. [Note 494: C. III.] Cette scène chevaleresque est pleine de chaleur et d'originalité. Si les miracles de la lance enchantée et la manière dont elle est ici mise en scène ont quelque chose de comique, c'est du comique de situation, et Astolphe, tout avantageux qu'il est, ne pouvant concevoir ce qui le rend si terrible, est une idée neuve et très-heureuse Si quelque chose y descend à un comique trop bas, c'est le rôle que joue Charlemagne. Il sort de son trône, se jette dans la mêlée, fond sur les combattants à grands coups de bâton, casse la tête à plus de trente. Quel est, dit-il, le traître, quel est le rebelle assez hardi pour troubler ma fête?... Il disait à Ganelon: qu'est-ce que cela? Il disait à Astolphe: Est-ce là ce qu'il faut faire[495]? etc. Cela ressemble un peu trop à la colère de Sganarelle ou de Mr. Cassandre, et blesse trop la dignité du caractère et du rang. [Note 495: _Dando gran bastonate a questo e quello, Ch' a più di trenta ne ruppe la testa. Chi fu quel traditor, chi fu il ribello C'havut' ha ardir a sturbar la mia festa?_ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Egli diceva a Gan: Che cosa è questa? Diceva ad Astolfo: Hor si dee così fare?_ etc. (St. 24 et 25.)] Telle est l'exposition du poëme, ou si l'on veut le premier fil d'une action extrêmement complexe. Voici comment est tissu le second. Pendant que Charlemagne ne songe qu'à donner des fêtes, un roi d'Afrique, Gradasse s'est mis en tête d'avoir le bon cheval Bayard et la terrible épée Durandal. La difficulté est que l'un appartient à Renaud et l'autre à Roland; mais cela n'arrête point Gradasse dans ses projets. Il lève une armée de 150,000 hommes. Il se rendra d'abord en Espagne, en fera la conquête, et passera ensuite en France: il vaincra Charlemagne, tuera Renaud et Roland, et prendra l'épée de l'un et le cheval de l'autre. Il réussit dans la première partie de son plan; il remporte de tels avantages sur les Sarrazins d'Espagne, qu'il force le roi Marsile, qui était en paix avec les chrétiens, de leur déclarer la guerre et de joindre une armée formidable à celle qu'il conduit lui-même en France. C'étaient là les tristes nouvelles que Ferragus avait reçues de sa patrie, tandis qu'il se battait avec Roland, et qui l'avaient fait partir sur-le-champ pour l'Espagne[496]. [Note 496: Voyez ci-dessus, p. 309.] Pour accroître les dangers de Charlemagne, il s'agit d'écarter de lui les deux paladins invincibles, Roland et Renaud, ce dernier surtout qui n'avait nulle raison pour quitter l'empereur, et que Charles venait de nommer commandant-général de ses armées. Le poëte n'y est pas embarrassé. Angélique était retournée dans les états de son père: au moyen du livre de grimoire de Maugis, elle s'y était fait transporter par les démons aux ordres de cet enchanteur. Il serait trop long de dire comment elle avait eu ce livre, et comment Maugis, pour sa peine d'avoir voulu en France s'émanciper avec elle, se trouvait alors au Catay dans une prison[497]; il y était, voilà le fait. Cependant, Angélique était plus occupée que jamais de son amour pour Renaud. Elle rend la liberté à Maugis, à condition qu'il lui amènera son cousin, par la force de ses enchantements[498]. Rien de plus facile; mais ce qui ne l'était pas autant, c'était de détruire dans Renaud l'effet de la fontaine de la Haine. [Note 497: Dès le commencement de l'action, Maugis avait surpris Angélique endormie. Armé de son livre de grimoire, il croyait la retenir dans le sommeil, et se permettre avec elle tout ce qu'il voudrait; mais elle avait au doigt un anneau magique qui la préservait de tous les enchantements. Elle s'éveille, jette un cri, éveille son frère Argail qui dormait peu éloigné d'elle; et tandis qu'elle tient Maugis fortement embrassé dans la posture où elle l'avait surpris, l'Argail le lie de la tête aux pieds avec une forte chaîne. Angélique lui prend son livre, lit une évocation; les démons accourent; elle leur ordonne de transporter Maugis enchaîné jusque dans les états de son père; et le triste magicien ayant perdu tout son pouvoir avec son livre, est porté à travers les airs, et remis à Galafron par ses propres diables. (L. I, c. I.)] [Note 498: C. V.] Avant d'arriver au Catay, dans une barque où Maugis l'a fait entrer par surprise[499], il est jeté dans une île où tout respire le plaisir. Femmes jolies, bonne chère, concerts, tout l'enchante; mais on lui annonce que la reine de ces beaux lieux, la charmante Angélique y va paraître; aussitôt tout lui déplaît, l'effraie, l'irrite: il remonte dans sa barque et s'enfuit[500]. Sur un autre rivage, il court le danger le plus terrible. Il tombe dans les piéges d'un géant monstrueux, est enchaîné, jeté dans une caverne affreuse, livré à une horrible vieille, et se voit près d'être dévoré par un dragon plus monstrueux encore que le géant. Angélique vient à son secours et tâche de le fléchir, au moins par la reconnaissance; mais c'est en vain, il lui déclare qu'il aime mieux mourir que d'être à elle. Angélique, aussi généreuse que tendre, renonce à le poursuivre, mais ne peut renoncer à l'aimer, proteste que s'il ne fallait que mourir pour lui plaire, elle se tuerait à l'instant de sa propre main[501]; retourne tristement dans son palais, et charge Maugis de sauver cet insensible. Devenu libre, Renaud erre dans l'Orient, trouvant et mettant à fin les plus merveilleuses aventures, fuyant toujours Angélique, et ne pouvant retourner en France. [Note 499: _Ibid._] [Note 500: C. VIII. On a donc été trois chants entiers sans reprendre le fil de cette aventure. Telle est la marche singulière de ces sortes de poëmes.] [Note 501: _Ella rispose: io farò il tuo volere; E s'altro far volessi io non potrei. S'io pensassi morando a te piacere Hora hora con mia man m'ucciderei._ (C. IX, st. 20.)] Roland en était sorti pour chercher celle que son cousin prenait tant de peine à éviter, et qu'il savait être de retour dans ses états. Le chemin qu'il fait par terre est long, ses aventures sont nombreuses, et comme on peut le penser, admirables; telle est, par exemple, celle du pont de la Mort, qui est sur le fleuve du Tanaïs. Roland se bat sur ce pont avec un géant énorme; le géant, blessé à mort, frappe du pied sur le pont: un filet à mailles de fer enveloppe Roland, qui ne peut s'échapper et serait mort de faim auprès du corps de son ennemi, si un autre géant, plus énorme et plus difforme que le premier, voulant tuer Roland d'un coup de sa propre épée Durandal, n'eût coupé les mailles et délivré le paladin, qui le combat aussitôt pour ravoir son épée, et le tue[502]. Il était enfin arrivé en Circassie, lorsqu'il tombe dans un piége plus dangereux que les géants, les dragons et le pont de la Mort. Une belle dame se présente à lui sur un autre pont[503], et l'invite à boire dans une coupe, dont la liqueur magique lui fait perdre tout souvenir et l'idée même d'Angélique. Il entre dans l'île enchantée de la fée Dragontine, d'où il ne songe plus à sortir. Plusieurs autres paladins et chevaliers y arrivent, et restent enchantés comme lui. [Note 502: Fin du chant V et commencement du chant VI.] [Note 503: C. VII, st. 44.] Pendant ce temps, Angélique était assiégée dans Albraque[504], capitale de son empire, aussi connue des géographes, et aussi réelle que son empire même. Agrican, roi de Tartarie, en était éperdûment épris, et n'ayant pu l'obtenir de Galafron, son père, il était entré dans leurs états, à la tête d'une formidable armée, qui, selon l'expression de l'auteur, montait à vingt-deux centaines de mille cavaliers[505], chose qu'il avoue ne s'être jamais vue, ou être du moins très-rare. Malgré les secours et la valeur de Sacripant, roi de Circassie, amoureux d'Angélique et qui a juré de la défendre jusqu'à la mort, Albraque est prise et saccagée par les Tartares. Angélique, renfermée dans la citadelle, s'échappe en mettant dans sa bouche l'anneau qui a la propriété de rompre tous les enchantements, et qui de plus la rend invisible[506]. Elle sait où est détenu Roland avec un grand nombre d'autres chevaliers. Elle veut s'en faire des défenseurs et les ramener au secours de la forteresse d'Albraque. Elle va droit aux jardins de Dragontine, touche de son anneau Roland et les autres chevaliers, parmi lesquels était Brandimart, amant de la belle Fleur-de-Lys, leur rend le bon sens, les délivre et marche à leur tête. Leur arrivée devant Albraque fait changer la fortune[507]. Roland, à qui Angélique donne des espérances pour enflammer son courage, fait des exploits prodigieux; Agrican voit périr une partie de son armée. Il est enfin vaincu lui-même et tué par Roland, après un long et terrible combat[508]. [Note 504: C. X.] [Note 505: _Venti due centinaja di migliara Di cavalier havea quel re nel campo, Cosa non mai udita, ò si è pur rara._ (_Ibid._, st. 26.)] [Note 506: C. XIV.] [Note 507: C. XV.] [Note 508: C. XVIII et XIX.] Dans cette guerre paraît pour la première fois une héroïne d'un grand caractère et qui joue dans la suite un grand rôle: c'est la belle et intrépide Marfise, reine d'une partie de l'Inde; elle commande une des armées venues au secours de Galafron et de sa fille[509]. La guerre finie, les aventures ne le sont pas. Roland sort avec gloire de toutes celles qu'il entreprend. Une combinaison singulière de circonstances l'oblige, comme dans le _Morgante_, à combattre contre son cousin Renaud, qui, ayant appris de quelle gloire il se couvrait devant Albraque, était venu de très-loin pour la partager, sans renoncer à sa haine contre Angélique. Ce combat, plus terrible encore que celui de Roland et d'Agrican, dure deux jours[510]. Le second jour, Angélique en est témoin. Elle a fait dès le matin à Roland beaucoup de coquetteries. Effrayée de sa supériorité dans le combat et du danger que court son cher Renaud, elle s'avance, retient le bras de Roland, au moment où il va frapper un coup qui peut être mortel[511], lui renouvelle toutes les promesses qu'elle lui a faites, à condition qu'il partira sur-le-champ, pour aller détruire une île enchantée, gardée par un dragon qui a dévoré tous les habitants du pays, et qui dévore encore tous les chevaliers et toutes les dames qui passent aux environs. Roland part comme un trait pour courir cette aventure. Renaud se fait panser de ses blessures; mais quoiqu'il sache bien qu'il doit la vie à Angélique, il semble qu'il ne l'en hait que davantage[512]. [Note 509: XVI, st. 29.] [Note 510: XXVII.] [Note 511: C. XXVIII, st. 28.] [Note 512: St. 35.] A cette seconde branche de l'action, qui n'est pas moins fortement conçue que la première, est attachée une partie épisodique où brille surtout le talent descriptif et l'imagination vraiment romanesque de l'auteur. Roland n'est pas long-temps sans trouver l'île enchantée de Falerine, qu'Angélique lui avait ordonné de chercher. Heureusement pour lui, il rencontre auparavant une femme à qui il rend un service; elle lui donne un livre où est tracée la description des jardins, des merveilles qu'il doit trouver dans cette île, des dangers aimables et terribles qui l'y attendent, des moyens d'y échapper et de détruire tous les enchantements[513]. Sans ce secours, il courait à une mort certaine; instruit par ce livre, il tue d'abord le dragon qui gardait l'entrée, ensuite un taureau furieux, un âne couvert d'écailles, un géant, deux autres géants qui naissent du sang du premier, enfin tous les monstres qu'il trouve dans les jardins: il se dérobe aux piéges séduisants qui lui sont tendus, et finit par couper à grands coups d'épée un bel arbre qui s'élevait au milieu d'une grande plaine[514]. Aussitôt l'air s'obscurcit, la terre tremble, des feux brillent, une fumée épaisse couvre tout le jardin. Le calme et le jour renaissent; mais les jardins ont disparu. Il ne reste que Falerine attachée au tronc de l'arbre. Elle demande la vie à Roland et l'obtient. Elle lui apprend qu'elle n'est qu'une fée secondaire, qu'elle a tout fait par les ordres de la grande et méchante fée Morgane. Elle le conduit vers un pont où est le fort de l'enchantement, gardé par un scélérat qui a attiré dans les piéges de Morgane un grand nombre de dames et de chevaliers[515]. [Note 513: L. II, c. 4.] [Note 514: C. V.] [Note 515: C. VII.] Roland entre sur le pont, combat le brigand qui le prend dans ses bras, et tombe avec lui jusqu'au fond du lac[516]. Là, se trouvait la grotte enchantée de Morgane, et tout alentour, des paysages et des prairies, comme celles qui sont sur notre terre, et éclairées du même soleil[517]. Le combat y recommence entre le chevalier et le brigand. L'intrépide Roland tue son adversaire, trouve une porte qu'il passe et pénètre dans la grotte. Les merveilles qu'il y voit seraient trop longues à raconter. La plus étonnante est la fée elle-même. Sous les formes allégoriques dont le poëte l'a revêtue, on voit que c'est la fortune. Roland l'a vue endormie et brillante de tout l'éclat de la beauté; il l'a négligée; revenant ensuite pour la saisir, il la cherche et la poursuit long-temps en vain[518]. Le Repentir, ou plutôt la Repentance[519], car c'est une femme, s'offre à lui, et lui déclare qu'elle le tourmentera jusqu'à ce qu'il soit parvenu à rejoindre la fée. Elle lui tient parole, et tandis qu'il court de toute sa force, elle le flagelle sans pitié. [Note 516: _Ibid._, st. 61.] [Note 517: C. VIII.] [Note 518: Elle danse devant lui, et chante les paroles, qui ont été imitées ou plutôt copiées par le _Marini_, dans son _Adone_: _Qualunque cerca al mondo haver tesoro Over diletto, e segue honore e stato, Ponga la mono a questa chioma d'oro Ch'io porto in fronte, e lo farò beato,_ etc. (St. 58.) Voyez le premier chant de l'_Adone_, intitulé la _Fortuna_; st. 50.] [Note 519: C. IX, st. 6. Elle se nomme elle-même en italien, _la Penitenza_; en français, il m'a fallu substituer un autre nom.] Enfin il saisit Morgane, qui, du moment qu'elle est prise, se trouve sans défense contre lui[520]. Il lui demande la clef de ses prisons, qu'elle lui donne, après avoir obtenu pour toute grâce qu'en délivrant les chevaliers ses captifs, il lui laissera le beau Ziliant dont elle est éprise et qui est nécessaire à sa vie. Roland se défiant toujours d'elle, la mène avec lui jusqu'à la porte de la prison, la tenant par où il faut, dit-on, prendre l'Occasion et la Fortune, par le toupet[521]. Il ouvre la porte et remet en liberté les dames et les chevaliers. Parmi eux se trouvaient Brandimart, Dudon, les deux fils d'Olivier, et enfin Renaud lui-même, que des aventures extraordinaires avaient conduit dans les piéges de la fée. Chacun retrouve son cheval et ses armes. Ils partent tous pour la France. Roland seul est forcé par son amour pour Angélique à retourner vers le Catay[522]. [Note 520: St. 17.] [Note 521: _Tenendo al zuffa tuttavia Morgana._ (St. 26.)] [Note 522: _Ibid._, st. 47 et 48.] Ici l'on peut dire que toutes les richesses de la féerie sont déployées pour la première fois. Ce sont enfin les fictions orientales dans toute leur brillante déraison, et il ne paraît pas douteux que le _Bojardo_, très-savant dans les langues anciennes, ne connût aussi, ou la langue arabe, ou quelques traductions des contes ingénieux du peuple le plus conteur de la terre. Cette île de Falerine et de Morgane est le véritable modèle des îles enchantées d'Alcine et d'Armide, et il faut en convenir, ni l'Arioste, ni le Tasse n'ont eu, à beaucoup d'égards, dans leurs riches descriptions, d'autre avantage sur le _Bojardo_, que celui du style. Le troisième fil de cette trame si compliquée et si étendue est attaché à Biserte en Afrique. Le jeune et puissant roi Agramant, qui prétend descendre d'Alexandre en droite ligne, et qui tient trente-deux rois sous son obéissance, les assemble dans un conseil et leur annonce qu'il a résolu de déclarer la guerre à Charlemagne et à ses paladins, pour venger la mort de Trojan son père, tué dans une des guerres précédentes en France par le comte d'Angers[523]. Ce projet déplaît aux vieux rois et plaît extrêmement aux jeunes. Parmi les premiers, on distingue le sage Sobrin, et parmi les autres, l'indomptable Rodomont. Mais enfin le parti est pris; les ordres pour le départ sont donnés. Alors le roi des Garamantes, vieillard versé dans la nécromancie, affirme qu'Agramant ne peut avoir aucun succès dans son entreprise, s'il n'emmène avec lui le jeune Roger, fils de Galacielle, soeur de son père Trojan. Cette tante d'Agramant était morte en mettant au jour, en même temps que Roger, une fille qui n'est pas moins belle. Ces deux enfants furent confiés au sage magicien Atlant, qui habite sur la montagne de Carène. Il y a nourri son pupille de moëlle et de nerfs de lions, et l'a élevé dans tous les exercices qui développent la force et le courage des héros[524]. Mais il ne veut point qu'il sorte de son asyle. Il sera difficile de trouver cette montagne, de pénétrer dans le château d'Atlant, et encore plus d'en tirer le jeune Roger, sans lequel cependant il ne faut absolument rien entreprendre. [Note 523: C'est par cette nouvelle scène que s'ouvre le second livre; la généalogie d'Agramant, ses projets, le conseil qu'il assemble et les délibérations de ce conseil en remplissent le premier chant.] [Note 524: C. I, st. 74.] Agramant qui connaît ce vieillard pour un nécromancien savant et pour un prophète, croit facilement à ses paroles, et se décide à chercher avant tout, le mont de Carène et la retraite de Roger. Un des rois de son armée va chercher partout cette montagne et ne la trouve pas[525]. On se moque alors, dans le conseil, du vieux roi des Garamantes et de ses oracles. Il répond qu'on ne connaît pas le mont de Carène, mais qu'il n'en existe pas moins, qu'il est inabordable, qu'on n'y peut monter, en un mot, si l'on ne se procure l'anneau que possède la belle Angélique. Pour convaincre enfin les incrédules, il prédit que sa mort approche, qu'il va mourir; et il meurt[526]. Alors, il faut bien le croire; mais comment aller au Catay dérober cet anneau à la fille du puissant Galafron? Agramant promet de créer roi d'un grand état quiconque lui apportera l'anneau. L'un des rois présents au conseil propose pour ce coup-de-main une espèce de nain qui est à son service, le plus hardi et le plus adroit voleur qu'il y ait au monde. On fait venir le petit Brunel, qui ne trouve rien de si facile que cette commission, et qui part sur-le-champ pour la faire[527]. Il ne perd pas de temps, et revient avec l'anneau d'Angélique, et de plus avec le cheval de Sacripant, l'épée de Marfise, l'épée et le cor de Roland, qu'il leur a volés de même à mesure qu'il les a trouvés en route[528]. Agramant tient parole à celui qui a si bien fait ses preuves, et il couronne de sa main Brunel roi de Tingitane, avec plein pouvoir sur les peuples, le territoire et toutes les dépendances[529]. [Note 525: C. III, st. 17 et 18.] [Note 526: Le poëte a mis ici un trait de sentiment qui fait voie que s'il avait conçu autrement son sujet, il pouvait y répandre des beautés d'un autre genre. «Ayant ainsi parlé, le vieux roi baissa la tête en répandant beaucoup de larmes: Je suis, dit-il, plus malheureux que les autres, car je connais avant le temps ma destinée; pour preuve de tout ce que je vous ai annoncé, je vous dis que l'heure de ma mort est arrivée, etc. (St. 31.)] [Note 527: St. 40, 41 et 42.] [Note 528: Les ruses qu'il emploie pour les avoir sont disséminées dans les chants V, X à la fin, XI, XV à la fin, et XVI. Ce sont autant de scènes comiques qui viennent couper les récits de combats et les autres aventures.] [Note 529: C. XVI, st. 14.] On se met aussitôt à chercher le mont de Carène: on le trouve à l'aide de l'anneau; mais il est d'une hauteur inaccessible. Le nouveau petit roi que rien n'embarrasse conseille de faire un grand tournoi au pied de la montagne, certain que le jeune Roger ne tiendra point à ce spectacle et voudra descendre dans la plaine. Tout arrive comme il l'avait prévu. Roger descend, malgré les avis et les prières d'Atlant[530]. Brunel fait si bien qu'il l'engage à courir lui-même dans le tournoi, où il goûte les premiers fruits de son amour inné pour la gloire[531]. Agramant l'arme chevalier[532]. Atlant obligé de céder à la fatalité qui entraîne son élève, prédit les victoires qui l'attendent en France; mais il s'y fera chrétien, et périra par les trahisons de la maison de Mayence. Les héros ses descendants surpasseront sa gloire. Ce sont les princes de la maison d'Este; et l'on trouve ici, dans six octaves seulement[533], la première ébauche des flatteries poétiques prodiguées bientôt après par l'Arioste à cette illustre maison. L'on reconnaît en général dans toute cette partie de la fable les principaux fondements de celle du _Roland furieux_, plusieurs des caractères qui doivent y figurer, et des événements dont le fil y doit être repris. [Note 530: Toute cette scène, où le jeune Roger paraît pour la première fois, est pleine d'intérêt, de mouvement et de vérité; elle remplit tout le reste du seizième chant.] [Note 531: C. XVII.] [Note 532: C. XXI.] [Note 533: Elles sont à la fin du chant XXI.] L'orage qui se préparait depuis long-temps contre la France éclate enfin. Marsile et Gradasse d'un côté[534], Agramant et Rodomont de l'autre[535], avec d'innombrables armées, attaquent à la fois Charlemagne. Il fait tête de tous côtés avec ce qui lui reste de ses paladins. Les absents reviennent l'un après l'autre, et après des aventures diverses que l'imagination du poëte sait varier autant qu'elle les multiplie. Renaud était de retour l'un des premiers. Angélique en est instruite à Albraque où Roland était allé la rejoindre. Toujours éprise de Renaud, elle persuade à Roland qu'il doit retourner en France, et lui propose de l'accompagner[536]. Roland, qui ne sait qu'obéir et espérer, se met en route avec elle, Brandimart et sa fidèle Fleur-de-Lys; et les voilà aussi livrés aux rencontres et aux aventures. Roland, dans un si long voyage, sauve Angélique de plusieurs dangers, et content de s'entretenir avec elle, i! n'ose ni la toucher, ni rien faire qui puisse lui causer le moindre déplaisir. Le _Bojardo_ témoigne assez que dans les mêmes circonstances, tout chevalier qu'il était, il n'en aurait pas fait autant, et fait voir d'un seul mot combien l'esprit de chevalerie était déchu au quinzième siècle. «Turpin, dit-il, qui ne ment jamais, racontant ce trait de son héros, dit avec raison qu'il fut un sot[537].» [Note 534: C. XXIII.] [Note 535: C. XXIX.] [Note 536: C. XIX. Nous remontons ici vers une partie de l'action que nous avions laissée en arrière pour mettre de suite des faits dépendants l'un de l'autre, et que le poëte a séparés. Notre marche doit être différente de la sienne, tâchons seulement que le lecteur suive l'une et l'autre à la fois.] [Note 537: _Turpin che mai non mente, di ragione In cotal atto il chiama un babbione._ (C. XIX, st. 50.)] Enfin ils rentrent en France par la forêt des Ardennes. Ils s'arrêtent auprès de la fontaine de Merlin: c'était, comme on l'a vu, celle de la Haine. Angélique boit de son eau, et à l'instant l'ingrat Renaud lui paraît odieux; elle ne sait plus pourquoi elle est venue le chercher de si loin. De son côté Renaud, peu de jours auparavant, ayant donné rendez-vous à Rodomont pour se battre dans cette forêt, avait bu de l'autre fontaine, et lui qui haïssait tant Angélique, l'aime maintenant avec fureur. Il la rencontre avec Roland. Les deux cousins se défient au combat, et commencent à s'en livrer un des plus terribles[538]. Angélique effrayée s'enfuit selon sa coutume. C'est alors que Charlemagne, qui se trouve dans ces cantons, instruit par elle du duel de ses deux paladins, va les séparer lui-même, accompagné d'Olivier, de Naismes, de Salomon et de Turpin. Il remet Angélique entre les mains du vieux Naismes, et promet aux deux rivaux qu'il trouvera le moyen de les accorder, sans qu'aucun des deux puisse avoir à se plaindre de sa justice[539]. [Note 538: C. XX.] [Note 539: L'extrait du _Roland amoureux_, dans la _Bibliothèque des Romans_, porte que Charlemagne promit alors Angélique à celui des deux paladins qui ferait les plus grands exploits dans la bataille qu'il allait livrer aux Sarrazins. L'Arioste le dit positivement ainsi au commencement de son _Roland furieux_, c. I, st. 9; et, ce qu'il y a de plus singulier, la table des matières placée en tête du _Roland amoureux_, le dit aussi; cependant il n'y a pas autre chose que ce que je mets ici, soit dans le texte du _Bojardo_, soit même dans l'_Orlando rifatto_ du _Berni_. Le _Bojardo_ dit, c. XXI, st. 21: _Promettendo a ciascun di terminare La cosa con tal fine e tal effetto Che ogn' huom giudicarebbe veramente Lui esser giusto ed huom saggio e prudente;_ Le _Berni, ibid._, st. 24: _Promette a tutti due Carlo fare La cosa riuscire a tale effetto Che vedran quanto porta loro amore, E come è soggio e giusto partitore._] Nous voilà au point d'où l'Arioste est parti pour commencer son poëme; mais ce n'est pas à beaucoup près celui où le _Bojardo_ termine le sien. C'est ici au contraire que commence en quelque sorte le fort de son action. Les batailles succèdent aux batailles, entre les chrétiens et les Sarrazins. Les dangers sont grands, les exploits admirables, les aventures extraordinaires. Il est vrai que le sujet principal devient alors comme dans les poëmes précédents, la France attaquée par les Sarrazins, et défendue par Charlemagne et par ses preux. Roland et Renaud n'y paraissent plus que pour être la terreur des infidèles; et l'on perd absolument de vue Angélique, leur rivalité, leur amour. Ils ne sont plus rivaux que de gloire. Parmi les Sarrazins, le jeune Roger, à qui de grandes destinées sont promises, s'en montre digne par la valeur la plus brillante. Il ose combattre Roland lui-même, mais son âge encore faible trahissant son courage, il aurait succombé si le sage Atlant n'eût attiré Roland hors du combat, en lui présentant de loin le fantôme de Charlemagne attaqué à la fois par un grand nombre d'ennemis, et l'appelant à son secours[540]. Du côté des Français, Bradamante ne se montre pas moins intrépide que ses frères. Elle tient tête aux plus redoutables Sarrazins et même à Rodomont, le plus redoutable de tous[541]. [Note 540: C. XXXI, st. 34 et 35.] [Note 541: Le poëte la met aux mains avec ce terrible adversaire, c. XXV, st. 21; mais il les quitte aussitôt pour les retrouver au même endroit, c. XXIX, st. 26. Il les quitte encore au moment où ils se portent les plus rudes coups, et ne revient à eux qu'au livre III, c. IV, st. 49.] Mais elle était réservée à des dangers d'une autre espèce. Elle rencontre l'aimable Roger, qui, tout Sarrazin qu'il est, s'offre, sans la connaître, à suivre, selon les lois de la chevalerie, son combat avec Rodomont, dans un moment où elle se croit obligée de le quitter pour voler au secours de Charlemagne[542]. Elle revient sur ses pas, ayant changé de dessein, et décidée à terminer son combat[543]. Elle arrive au moment où Roger ayant porté à Rodomont un coup qui l'étourdit et qui lui fait tomber de la main son épée, attend qu'il ait repris ses sens pour recommencer à se battre[544]. Rodomont revenu à lui, se reconnaît vaincu en courtoisie, quitte le champ de bataille et va chercher d'autres exploits. Bradamante témoin de cette scène, est curieuse de savoir quel est le jeune brave qui joint tant de générosité à tant de valeur. Roger lui raconte toute sa généalogie, qui remonte jusqu'à Hector, fils de Priam. Il en descend comme Charlemagne. Suivant la tradition romanesque[545], cet empereur venait en directe ligne du grand Constantin, qui eut pour aïeul Constant. Or, Constant avait pour frère Clodoaque, et c'est de ce Clodoaque, de père en fils, que Roger est descendu. Il termine en racontant les malheurs de sa famille, leur ville de Risa, près Reggio, détruite et livrée aux flammes, son père assassiné, sa mère Galacielle accouchant de lui et d'une fille, dans sa fuite, au bord de la mer, et mourant aussitôt après[546]; c'est alors que le magicien Atlant le prit, lui et sa soeur, les emporta sur sa montagne, où, tout en voulant l'écarter des dangers de la guerre, il lui a donné l'éducation des héros. [Note 542: _Ibidem_, st. 58, 60.] [Note 543: C. V.] [Note 544: _Ibid._, st. 9.] [Note 545: Voyez ci-dessus, p. 161 et 162.] [Note 546: Ci-dessus, p. 325.] Pendant tout ce récit, l'amour agit dans le coeur de Bradamante. Roger veut à son tour connaître le chevalier qui lui montre tant d'intérêt. La fille d'Aymon lui déclare sa famille, son nom et son sexe. Elle ôte son casque; ses blonds cheveux tombent sur ses épaules; sa beauté paraît avec un éclat qui éblouit le jeune guerrier, et fait naître dans son coeur des mouvements qui lui étaient inconnus[547]. Bradamante lui demande en grâce et au nom de l'amour, s'il en a jamais senti pour aucune dame, de lui faire voir les traits de son visage. En ce moment, ils sont interrompus par une troupe de Sarrazins qui les attaquent tous à la fois. Pour les combattre et les poursuivre, il faut que Bradamante et Roger se séparent; et dans ce qui reste du poëme, ils ne se rejoignent plus; mais on voit clairement quelle était l'intention du poëte; il semble avoir légué à l'Arioste le soin de la remplir. [Note 547: C. V, st. 41 et 42.] Bradamante attaquée à l'improviste et lorsqu'elle était sans casque, est blessée grièvement à la tête. Surprise et non effrayée, elle défie au combat tous ces lâches; elle en tue ou disperse une partie, tandis que Roger tue et disperse le reste. La guerrière n'est satisfaite que lorsqu'elle a fendu en deux jusqu'à la ceinture le Sarrazin qui l'a blessée[548]. Elle s'obstine à en poursuivre un autre qui fuit long-temps devant elle à travers les bois. Elle l'atteint enfin et le tue; mais elle est surprise par la nuit. Elle était blessée, accablée de fatigue et perdait beaucoup de sang; elle trouve heureusement un ermitage[549], où un vieil ermite la reçoit, la panse et la guérit, après avoir, selon le privilége du poëme romanesque de mêler le comique au sérieux, avoué que n'ayant pas vu d'homme le venir visiter depuis soixante ans, il l'a d'abord prise pour le diable. [Note 548: C. VI, st. 14.] [Note 549: C. VIII, st. 53.] Cette idée lui revient et le frappe bien plus encore, lorsque, voulant panser la blessure du jeune chevalier, il lui découvre la tête et voit flotter une chevelure de femme; il croit que c'est le diable en personne qui a pris cette forme pour le tenter[550]; mais enfin revenu de ses terreurs, il commence la cure en coupant les beaux cheveux de Bradamante comme ceux d'un jeune garçon[551]; et ces cheveux courts sont la source de l'erreur où tombe un moment après la tendre Fleur-d'Epine, qui la prend pour un jeune et beau guerrier, et sent pour elle tous les feux de l'amour. C'est le commencement d'une aventure fort vive, dont l'Arioste a fait un de ses épisodes les plus piquants, mais aussi l'un des plus libres[552]. [Note 550: _Meschino me dicendo, io son perito; Quest' è il demonio certo, il veggio a l'orma, Che per tantarmi a presa questa forma._ (St. 66.)] [Note 551: _Le chiome gli tagliò come a garzone; Poi le donà la sua benedettione._ (St. 67.)] [Note 552: _Orlando furioso_, C. XXV.] Là, furent interrompus les chants du _Bojardo_, et l'on ne peut savoir, ni s'il avait réservé pour dénoûment à cette douce erreur de Fleur-d'Epine l'espiéglerie de Richardet, jeune frère de Bradamante, ni ce qu'il comptait faire de Roland et de son amour pour Angélique, ni ce que seraient devenues plusieurs des autres aventures qu'il avait préparées et conduites jusqu'alors avec tant d'imagination et tant d'art. Ce qui n'est pas douteux, ce sont les desseins qu'il avait sur Roger et sur Bradamante, destinés tous deux à s'unir pour être la tige glorieuse des princes de la maison d'Este. Il est fâcheux pour sa gloire qu'il n'ait pu achever ce qu'il avait si heureusement commencé, mais l'art y a gagné sans doute; car l'Arioste ne fût pas revenu sur un sujet déjà complètement traité; et le _Roland furieux_ n'existerait pas. Le poëme du _Bojardo_, tel qu'il a été laissé par son auteur, a contre lui la grande supériorité du poëme de l'Arioste, la supériorité non moins marquée de la manière dont l'ingénieux _Berni_ le refit, après que l'Arioste eut montré la véritable façon de traiter ces romans épiques, et enfin l'insipidité du continuateur _Agostini_, qui ajouta trente-trois chants aux soixante-dix-neuf du _Bojardo_, les remplit d'inventions si pauvres, et les écrivit d'un style si plat, qu'ils sont tout-à-fait illisibles, et qu'ils détournent de lire l'ouvrage imparfait, mais beaucoup meilleur du _Bojardo_, avec lequel ils paraissent toujours. Ce _Niccolo degli Agostini_ était un Vénitien établi à Ferrare, auteur de quelques poésies médiocres[553], et d'une traduction des Métamorphoses d'Ovide, entièrement effacée par celle de l'_Anguillara_. Après la mort du _Bojardo_, et lorsqu'il existait déjà quatre ou cinq éditions de son poëme[554], il se crut en état de l'achever. On dit que ce fut un duc de Milan qui l'y engagea[555]; dans ce cas, ce serait François-Marie Sforce, qui ne fut rétabli qu'en 1525, et qui n'est connu que par ce seul trait dans l'histoire des lettres; mais il est singulier que l'idée en soit venue à ce duc, et plus singulier encore qu'elle ait pu être adoptée et exécutée par ce poëte, lorsqu'il avait déjà paru deux éditions du _Roland furieux_[556]. Il y a un degré de médiocrité que rien ne décourage. [Note 553: Entre autres d'un poëme intitulé _i Successi bellici_. Voyez _Mazzuchelli, Scritt. Ital._, t. I, part. I, p. 216.] [Note 554: 1. _In Scandiano, per Pellegrino Pasquali_, (sans date; mais elle doit avoir été faite vers 1495, par les soins du comte _Camillo_, son fils aîné, qui avait alors établi une imprimerie dans son fief de Scandiano. Tiraboschi, _Bibliothèque Modanesse_, t. I, p. 300.) 2. _Venezia_ (aussi sans date, mais antérieure à 1500, _id. ibid._) 3. _Venezia_, 1506, in-4º. 4, _ibidem_, 1511. 5. _Mediolani_, 1513, in-4º., etc.] [Note 555: _Bibliothèque des Romans_, novembre 1777, p. 115. Haym, _Biblioth. ital._, place en 1531 cette première édition de la continuation d'_Agostini_.] [Note 556: La première est de 1515 et 1516, la deuxième de 1521.] Les trois ou quatre différentes parties de l'action poétique que le _Bojardo_ avait entrepris de mener de front ne se trouvent pas de suite dans son poëme comme je viens de les exposer. L'une est interrompue vingt fois par des incidents qui appartiennent à l'autre, et l'interrompt ensuite à son tour; quelquefois elles se croisent et s'entrelacent toutes de cette manière. C'est une des formes particulières du roman épique qui y fut introduite dès l'origine. Elle est très-commode pour le poëte, mais souvent elle devient fatigante pour le lecteur. Les anciens romanciers qui manquaient d'art, voulant embrasser un grand nombre d'événements et promener leurs héros dans toutes les parties du monde, trouvèrent cet expédient pour ne se pas occuper long-temps du même objet, et pour mener ensemble autant qu'ils voudraient d'actions diverses. Ils en commencent une, et la laissent pour s'occuper d'une seconde, qu'ils abandonnent pour une troisième. Renaud est-il en scène? Ne parlons plus de Renaud, disent-ils, et voyons ce que fait Roland. Est-ce Roland dont ils vous parlent? Ils le quittent, et courent à Balugan ou à Gradasse. Bradamante est-elle en péril? Elle saura bien s'en tirer; mais courons sur les pas d'Astolphe ou du magicien Maugis. D'un repas ils vous transportent à une bataille, de la description d'un jardin à celle d'un naufrage, et d'un bout de la terre à l'autre. Depuis les premiers et informes essais de l'épopée romanesque, cela est ainsi. Beuves d'Antone, la reine _Ancroja_, _la Spagna_, le _Morgante_ même, et à plus forte raison le _Membriano_, sont tous morcelés de cette manière. Nous avons déjà vu en quoi le _Bojardo_ crut devoir imiter ses devanciers et en quoi il s'écarta d'eux. Apparemment il trouva cette méthode trop favorable pour ne la pas suivre; et comme l'intrigue de son _Roland_ est plus compliquée que celle d'aucun des autres poëmes, il a plus souvent recours à cette formule. Ce n'est pas seulement d'un chant à l'autre qu'il change et le lieu de la scène et les acteurs, c'est très-souvent quatre ou cinq fois dans le même chant. On peut ouvrir presque au hasard celui qu'on voudra, on n'aura pas lu une vingtaine d'octaves qu'on se trouvera interrompu de cette sorte, pour l'être encore quelques octaves plus loin, et passer ainsi de secousse en secousse, sans repos et en apparence sans ordre; mais il y a dans cette marche décousue un ordre caché qui fait que le poëte se retrouve toujours où il veut être, et qu'il fait aller d'un mouvement égal toutes ses intrigues à la fois. Pour varier ses transitions, il y en a qu'il ne prend pas sur son compte, et qu'il attribue à Turpin. «Turpin nous quitte ici, dit-il, pour aller retrouver Renaud, ou Roland, ou Rodomont, ou tout autre; allons le chercher avec lui.» Cette manière plaisante de faire intervenir le vieux chroniqueur Turpin pour des choses dont il n'est pas du tout question dans sa chronique est, comme nous l'avons déjà observé, une des tournures anciennes dont hérita le _Bojardo_, et qu'il transmit à ses successeurs. Par exemple, il finit le portrait de la belle Marfise en disant qu'elle était un peu brune et très-grande. Turpin l'a vue, ajoute-t-il, et c'est ainsi qu'il en parle[557].» [Note 557: _Brunetta alquanto, e grande di persona; Turpin la vidde, e ciò di lei ragiona._ (L. I, C. XXVII, st. 59.)] Cette même Marfise donne à Renaud un coup de gantelet si terrible que le sang lui jaillit par le nez, par la bouche et par les oreilles. «Je m'étonne très-fort de ce coup, dit le poëte; mais Turpin l'écrit comme je vous le dis[558].» C'est presque mot pour mot le joli trait de l'Arioste: _Mettendo lo Turpino, anch'a lo messo._ (_Orl. Fur._ C. XXVIII, st. 2.) S'il veut donner une idée de la force de Roland, «Roland, dit-il, avait une force si prodigieuse qu'il portait autrefois, comme le dit Turpin, une grande colonne toute entière depuis Anglante jusqu'à Brava; cela est ainsi dans son livre[559].» Si c'est un énorme éléphant qu'il veut peindre, il accuse Turpin d'en avoir exagéré les dimensions. «Mon auteur dit, et ja ne puis le croire, qu'il avait trente palmes de hauteur et vingt de grosseur. Si cela n'est pas entièrement vrai, je l'excuse, car il ne le savait que par ouï-dire[560].» Et un peu plus bas, en parlant des jambes de ce monstrueux animal: «Turpin dit que chacune était aussi grosse que le buste d'un homme l'est à la ceinture. Je n'ai pas, ajoute-t-il, de preuve démonstrative à vous donner, n'en ayant pas alors pris la mesure[561].» [Note 558: _Io di tal colpo assai mi maraviglio, Ma come io dico, la scrive Turpino._ (C. XVIII, st. 21.)] [Note 559: _Haveva il conte Orlando forza tanta Che già portava, come Turpin dice, Una colonna intiera tutta quanta D'Anglante a Brava; il suo libro lo dice_. (L. II, C. V, st. 11.)] [Note 560: _S'el ver non scrisse apunto, ed io lo scusso, Che se ne stette per relatione_. (C XXVIII, st. 31 et 32.)] [Note 561: _Dice Turpin che ciascuna era grossa Com' è un busto d'huom a la cintura; Io non ho prova che chiarir vi possa, Perch' io non presi althora la misura_. (St. 36.)] Où donc le savant et judicieux _Gravina_ pouvait-il trouver matière à cette si grande différence qu'il met entre le poëme de _Pulci_ et celui de _Bojardo_? Il y a sans doute dans celui-ci beaucoup moins de bouffonneries; le génie de l'auteur paraît naturellement plus grave et plus porté au grand; mais n'est-ce pas quelquefois un tort de traiter sérieusement des choses folles? Et l'une des causes de l'ennui que l'on éprouve en lisant le _Bojardo_ ne vient-elle pas de ce qu'il a eu souvent ce tort-là? Un grand et incontestable avantage qu'il a sur les autres romanciers de ce temps, c'est en général son respect pour la décence et pour les moeurs. Elles ne sont peut-être blessées qu'une ou deux seules fois dans son poëme; et parmi tant d'aventures galantes, il n'en est pas davantage, du moins quant à l'expression, où l'on puisse lui reprocher d'avoir offensé la pudeur. L'une est l'aventure de la belle et tendre Fleur-de-Lys avec son cher Brandimart; elle ne l'avait pas vue depuis long-temps; elle le retrouve seul dans un vallon délicieux et solitaire, se jette dans ses bras, le délivre elle-même de toutes les pièces de son armure, et se dédommage avec lui, sans délai comme sans réserve, du temps qu'elle avait perdu, dédommagement dont le poëte ne nous épargne aucune circonstance[562]. Le second exemple est dans le récit qu'une belle dame fait à Roland et à Brandimart de la jalousie de son vieux mari, de l'idée fausse et incomplète qu'il lui avait donnée des derniers plaisirs d'amour, et de la douce manière dont elle fut détrompée par un jeune amant[563]. Mais ces deux traits ne suffisent-ils pas pour rendre difficile à comprendre comment la sévérité de _Gravina_ s'accommodait de vivacités pareilles, et comment il trouvait tant de ressemblance entre une sorte d'épopée où l'on pouvait oser se les permettre, et la noble et chaste épopée des Grecs et des Romains? [Note 562: L. I, c. XIX, st. 61, 2 et 3.] [Note 563: C. XXII. st. 25 et 26.] Quant au style, il nous conviendrait mal de vouloir en être juges dans une langue qui n'est pas la nôtre, et dont les délicatesses sont infinies; mais il paraît que celui du _Bojardo_ n'avait ni la grandeur qui eût été nécessaire pour le projet qu'on lui suppose de donner à l'Italie un poëme rival de l'épopée antique, ni la grâce et la légèreté qu'exigeait le poëme romanesque. Ses locutions, le tour de ses vers, la chute de ses stances ne nous paraissent pas de beaucoup supérieurs à ce qu'ils sont dans les deux derniers poëmes dont nous avons parlé. Son expression n'a ni l'originalité souvent poétique du _Mambriano_, ni surtout cette élégante naïveté qui nous charme dans le _Morgante_; enfin il était certainement poëte par l'imagination; mais on risque peu de se tromper en disant qu'il l'était beaucoup moins par le style. Nous allons enfin nous occuper de celui qui le fut de toutes les manières, et que le génie, l'étude et le goût contribuèrent également à placer parmi les poëtes du premier rang. CHAPITRE VII. L'ARIOSTE. _Notice sur sa vie; observations préliminaires sur l'ORLANDO FURIOSO; analyse de ce poëme._ Il n'est peut-être aucun poëte qui ait donné lieu à des jugements si divers et si contradictoires que l'auteur du _Roland furieux_. Divinisé par les uns, presque méprisé par les autres, toujours apprécié par un enthousiasme aveugle ou par une prévention injuste, rarement par une raison éclairée et sensible, son sort fut de marcher, plus qu'aucun autre homme de génie, Entre l'Olympe et les abîmes, Entre la satire et l'encens[564]. [Note 564: Le Brun, ode à M. de Buffon.] Il faut cependant remarquer que ce n'est point le même public ni la même nation qui varient ainsi sur son compte. Dans sa patrie, il est presque généralement regardé comme le plus grand des poëtes. Ceux mêmes qui refusent de le placer seul au premier rang, n'admettent un autre poëte qu'à le partager avec lui, et n'osent faire descendre l'Arioste au second; et si l'on en excepte quelques esprits chagrins, personne ne s'est avisé de traiter avec mépris celui dont la plus grande partie de la nation ne parle qu'en lui donnant le titre de _Divin_, celui que le seul rival qui pût lui être comparé, appelait lui-même son père, son seigneur et son maître[565]. [Note 565: Le Tasse, dans une de ses lettres, dit en parlant de l'Arioste: _Ma l'honoro e me gl'inchino, e lo chiamo con nome di padre, di maestro e di signore, e con ogni più caro ed honorato titolo che possa da riverenza o da effetione essermi dettato_. (_Lettere poetiche_, Nº. 47, _ad Orazio Ariosto_.)] Cette nation, dont l'Arioste est l'idole, est, ne l'oublions pas, la même qui a vu renaître dans son sein les lettres et les arts, qui les a recueillis fugitifs du sein de la Grèce, à qui le reste de l'Europe a dû toutes ses lumières, et qui, long-temps fertile en imaginations créatrices, a peut-être plus qu'aucune autre le droit de juger des ouvrages d'imagination. C'est au moment de cette heureuse renaissance, au moment où l'on respirait de toutes parts en Italie la fleur des chefs-d'oeuvre antiques, où la voix de Léon X y rassemblait toutes les Muses, c'est à cette époque à jamais mémorable que parut le poëme de l'Arioste. Il fut mis au nombre des phénomènes de ce beau siècle, et dans cette patrie des arts et des lettres, trois siècles écoulés ont consolidé la gloire du poëte et confirmé son apothéose. C'est donc chez les peuples étrangers, ou plutôt c'est presque uniquement en France que sa prééminence poétique est encore un problème. Je voudrais qu'elle cessât de l'être, et qu'après avoir lu ce que je dirai de lui, on comprît du moins très-clairement pourquoi elle n'en est pas un dans sa patrie. Je voudrais qu'on suivît l'exemple de ce grand Voltaire, qui ne rougit point de rétracter, dans un âge avancé, le jugement trop précipité qu'il avait porté de l'Arioste dans sa jeunesse. Il avait eu le malheur de l'exclure du nombre des poëtes épiques, et d'écrire en toutes lettres que «l'Europe ne mettrait l'Arioste avec le Tasse que lorsqu'on placerait l'_Énéide_ avec _Don-Quichotte_, et Calot avec Corrége[566].» Ce n'est plus ainsi qu'il en parle dans son _Dictionnaire philosophique_. En apprenant à l'imiter dans le second de ses deux grands poëmes, qu'on nomme moins, mais qu'on relit peut-être plus que le premier, il avait appris aussi à lui rendre plus de justice; et il finit par ces paroles positives l'éloge très-étendu qu'il en fait: «Je n'avais pas osé autrefois le compter parmi les poëtes épiques; je ne l'avais regardé que comme le premier des grotesques; mais en le relisant je l'ai trouvé aussi sublime que plaisant, et je lui fais très-humblement réparation[567].» [Note 566: _Essai sur la Poésie épique_, ch. 7.] [Note 567: _Dictionn. philos._, Oeuvres, édit. de Khel, in-12, t. LI, au mot _Epopée_.] Mais avant de parler du poëme de l'Arioste, jetons un coup-d'oeil sur sa vie. Nous y verrons peu d'événements, peu de vicissitudes, un malheur assez constant, adouci par le plus heureux caractère, et par des jouissances simples dont la source était en lui, non dans la volonté des hommes ni dans le cours des choses. Quand on personnifie la Fortune, et qu'on lui suppose une action et des conseils, c'est une des injustices qu'on lui reproche le plus que de persécuter ceux mêmes qui ne l'importunent pas de leurs demandes, et de se montrer rigoureuse et sévère pour qui ne sollicite point ses faveurs. _Lodovico Ariosto_ naquit à Reggio, le 8 septembre 1474. _Niccolò Ariosto_, son père, gentilhomme ferrarais, mais d'une famille noble originaire de Bologne, avait été dans sa jeunesse majordome du duc Hercule Ier., qui l'employa dans plusieurs ambassades auprès du pape, de l'empereur et du roi de France. Sa conduite dans ces emplois lui mérita les titres de comte et de chevalier, et ce qui était plus solide, de bonnes terres. Le duc le fit ensuite capitaine, ou selon d'autres, gouverneur de Reggio, de Modène, commissaire ducal dans la Romagne, et enfin juge du premier tribunal de Ferrare. Ayant épousé à Reggio une demoiselle noble et riche[568], il aurait pu laisser une fortune honnête, s'il n'avait pas eu dix enfants, cinq garçons et autant de filles. Louis fut l'aîné de tous. Il donna de bonne heure des indices de son génie poétique. Encore enfant, il mit en vers et en scènes dialoguées la fable de Thisbé; il la représentait dans la maison paternelle avec ses frères et soeurs. Il fit même plusieurs autres essais de ce genre. Dès que les parents étaient sortis, ces jeux étaient l'occupation de toute la petite famille, sous la direction de l'aîné. [Note 568: _Daria de' Malagucci._.] Envoyé très-jeune à Ferrare pour y suivre ses études, un discours latin qu'il prononça peu de temps après, pour l'ouverture des classes, parut si supérieur à son âge, que l'auteur devint dès ce moment le modèle que tous les pères montraient à leur fils. Bientôt il lui fallut, pour obéir à son père, se mettre à étudier les lois: il le fit, comme plusieurs autres hommes de génie, sans goût, même sans capacité, sans trouver en soi assez d'esprit pour apprendre ce qu'apprennent facilement tant de gens qui n'en ont pas. Quand il eut perdu cinq ans entiers à cette étude, on lui permit enfin de retourner à celles qui lui étaient indiquées par la nature: c'est par où l'on devrait toujours commencer. Il avait alors vingt ans. Il se remit avec une nouvelle ardeur à étudier les bons auteurs latins. Le savant Grégoire de Spolète fut son guide. Il s'appliqua surtout à lui bien faire entendre les poëtes, et ce fut en expliquant Plaute et Térence que l'Arioste ébaucha ses deux premières comédies, _la Cassaria_, et _i Suppositi_. Lorsqu'il était occupé de la première, son père lui fit, n'importe sur quel sujet, une longue réprimande. L'Arioste, qui pouvait la terminer en disant comme Philoctète dans _Oedipe_: Ce n'est point moi, ce mot doit vous suffire, l'écouta très-attentivement d'un bout à l'autre; il songeait à sa comédie. Un jeune homme s'y trouvait avec son père dans la même situation que lui; il lui fallait un modèle pour le discours du père; le hasard le lui offrait; il ne songea qu'à en profiter. Il ne perdit pas un mot, pas un geste, et jamais on n'a plus véritablement pris la nature sur le fait. On ne serait pas surpris de trouver ce trait dans la vie de Molière. Le jeune _Ariosto_ regarda, et avec raison, comme un malheur le départ de son maître Grégoire de Spolète, qui suivit en France le duc de Milan, François Sforce[569], lorsqu'il y fut emmené prisonnier; et la mort de son père, qui lui laissa des affaires domestiques très-embarrassées, lui ôta peu de temps après[570] le loisir nécessaire pour ses études. Il ne les interrompit cependant pas entièrement; et c'est à cette époque qu'il fit la plupart de ses poésies lyriques, italiennes et latines. Elles le firent connaître du cardinal Hippolyte d'Este, fils du duc Hercule. Ce cardinal qui aimait et cultivait les sciences, passait pour aimer aussi les lettres, ou du moins pour les protéger; il s'attacha l'Arioste en qualité de gentilhomme, et ne tarda pas à reconnaître en lui d'autres talents que celui de poëte. Il l'employa dans des affaires délicates, et Alphonse, frère d'Hippolyte, ayant succédé au duché[571], ne lui montra pas moins de confiance. Il le députa auprès du pape Jules II, dans deux occasions importantes; la première fois[572], pour demander au pape des secours d'hommes et d'argent, lorsqu'il était menacé et attaqué par toutes les forces vénitiennes, avec lesquelles il ignorait encore que le pontife était ligué secrètement; la seconde fois[573], pour fléchir ce pape vindicatif, irrité contre lui, parce qu'il était resté attaché aux Français, quand Jules s'était tourné contre eux, n'ayant plus de service à en attendre. Il ne put rien obtenir de l'irascible pontife, qui, toujours en fureur, fit attaquer ouvertement les états du duc par ses troupes, et lança contre sa personne cette arme alors terrible, aujourd'hui considérablement émoussée, qu'on appelait excommunication; mais l'Arioste montra dans cette double mission un courage et une intelligence qui augmentèrent l'estime et le crédit dont il jouissait dans cette cour. Pendant cette petite guerre, qui fut assez vive entre le duc de Ferrare et les Vénitiens soutenus par le pape, l'Arioste montra qu'il savait servir son pays par son courage, aussi bien que par ses talents. Il se trouva surtout avec d'autres gentilshommes du duc à un combat sur les bords du Pô, et eut plus de part qu'aucun d'eux à la victoire[574]. [Note 569: Fils de Jean Galéaz Sforce. Il fut conduit prisonnier en France, avec sa mère Isabelle, en 1499.] [Note 570: En 1500.] [Note 571: En 1505.] [Note 572: Décembre 1509.] [Note 573: Juin ou juillet 1510.] [Note 574: A la prise d'un vaisseau richement chargé, qui faisait partie d'une flotille des ennemis. Au reste le _Pigna_ est le seul qui rapporte ce fait; il serait possible qu'il se fût trompé, ou bien il faut donc qu'il y ait eu deux actions à peu près semblables, dans l'une desquelles seulement l'Arioste se soit trouvé. Au commencement du quarantième chant du _Roland furieux_, il rappelle au duc Alphonse une action brillante, soutenue par ce duc contre des bâtimens vénitiens qui avaient remonté le Pô, et à laquelle il dit positivement qu'il n'assista point, parce que dans ce moment là même il se rendait à Rome en toute hâte pour demander des secours au pape; _ubi supra_, st. 3. Mais trois Arioste y étaient; il le dit dans la stance suivante; et c'est, comme l'observe Mazzuchelli (_Scritt. d'Ital._, t. II), ce qui peut avoir causé l'erreur du _Pigna_.] Mais le grand service qu'il devait rendre à sa patrie, à son siècle et aux siècles futurs, était d'une autre nature. Le désir d'être agréable aux princes d'Este et surtout au cardinal Hippolite, autant qu'il leur était utile, lui fit entreprendre enfin son grand poëme, où il se proposa d'élever un monument durable à la gloire de cette maison. Le _Bojardo_ avait eu le même but dans le poëme qu'il avait laissé imparfait. Tout imparfait qu'il était resté, le _Roland amoureux_ occupait alors les esprits. Ce succès appelait le génie inventif et libre de l'Arioste vers le roman épique, et le succès tout contraire que venait d'avoir le Trissin dans son _Italie délivrée_[575], le détournait du poëme épique régulier. Il sentait que l'épopée romanesque n'était pas portée au point de perfection dont elle était susceptible, et qu'il était capable de lui donner. Les anciens romans français et espagnols étaient devenus sa lecture favorite, si l'on n'ose pas dire sa principale étude. Il en avait même traduit plusieurs, et il est à regretter que ces esquisses se soient perdues. [Note 575: L'ordre des matières nous a fait intervertir ici l'ordre des temps; nous ne parlerons du Trissin et de son poëme qu'après avoir fini ce qui regarde le roman épique.] Parmi les différents sujets romanesques qui se présentèrent à lui, il eut quelque idée d'un poëme dont l'action était placée au temps des guerres entre Philippe-le-Bel et Edouard, roi d'Angleterre, et dont le héros était Obizon d'Este, jeune guerrier qui se fit connaître alors par des faits d'armes très-brillants. Il le commença même en tercets ou _terza rima_, et l'on a ce commencement dans ses Poésies diverses[576]. Mais ce rhythme sévère lui parut peu convenable à la majesté de l'épopée, et peu favorable au ton d'aisance et de facilité, l'une des qualités éminentes de son style. Il y substitua l'octave ou l'_ottava rima_, qui, dès qu'elle avait paru, avait obtenu l'approbation générale; forme séduisante en effet, qui prévient le dégoût et trompe la lassitude du lecteur par des retours périodiques, qui ne sont ni assez fréquents pour paraître monotones, ni assez rares pour que l'on perde le sentiment du cercle harmonieux et mesuré qui les ramène, ni assez gênants pour contraindre un poëte habile à interrompre la suite de ses pensées, pour refroidir son enthousiasme et pour arrêter son élan. [Note 576: _Canterò l'armi, canterò gli affanni D'amor, che un cavalier sostenne gravi Peregrinando in terra e'n mar molt'anni,_ etc.] Après avoir hésité quelque temps entre plusieurs sujets, il se détermina pour celui de Roland et résolut de reprendre et de suivre tous les principaux fils de la toile ourdie par le _Bojardo_. Le _Bembo_ son ami voulait qu'il l'écrivît en vers latins, tous les essais faits jusqu'alors en langue italienne lui persuadant qu'elle ne pouvait pas s'élever au ton de l'épopée. Heureusement l'Arioste ne le crut pas. J'aime mieux, lui répondit-il, être l'un des premiers entre les poëtes toscans, qu'à peine le second parmi les latins[577]. Il dit encore qu'il voulait composer un roman, mais qu'il s'y élèverait si haut par son style et par son sujet, qu'il ôterait à tout autre poëte l'espérance de le surpasser et même de l'égaler dans un poëme du même genre que le sien[578]. C'est une erreur de croire avec le _Ruscelli_[579] que ce qui le décida dans le choix de son sujet, ce furent les éloges excessifs qu'il entendait faire de la continuation du _Roland amoureux_ par _Niccolò degli Agostini_. Cette continuation ne fut jamais louée de personne. D'ailleurs le premier des trois livres qu'elle contient parut pour la première fois en 1506, et il est constaté que l'Arioste avait commencé l'année précédente son _Orlando furioso_. [Note 577: _I Romanzi, di Gio: Bat: Pigna_, p. 74, 75.] [Note 578: _Però disse voler egli romanzando alzarsi tanto che fosse sicuro di toglier la speranza ad ogn'altro di pareggiarlo, non che di superarlo nello stile e nel soggetto di poema simile al suo._ (_Camillo Pellegrino_, Dialogue sur la Poésie épique.)] [Note 579: _Annotazioni sopra i luoghi difficili del Furioso_, édiz. Valgris, 1556.] Il y travailla dix ou onze ans, non pas, il est vrai, sans être plusieurs fois interrompu dans ce travail. Il le publia enfin en 1516[580], assez différent de ce qu'il est aujourd'hui, et seulement en quarante chants, mais déjà si supérieur à tout ce qui avait paru jusqu'alors en ce genre, que sa réputation poétique éclipsa dès ce moment toutes les autres, et que toutes les voix de la renommée le placèrent au premier rang. [Note 580: Quelques auteurs et bibliographes ont distingué deux éditions de 1515 et 1516. M. _Barotti_ croit avec vraisemblance que c'est la même, commencée en 1515, et finie en 1516.] Si jamais un poëte dut s'attendre à recueillir des fruits solides de ses veilles, c'était assurément l'auteur du _Roland furieux_. Ses services, si utiles au duc et au cardinal, n'avaient point souffert de la composition de ce poëme, dont la publication jetait un éclat immortel sur eux et sur leur famille. Si le cardinal, qui avait le droit d'exiger de lui davantage, avait eu quelques petites négligences ou quelques distractions à lui reprocher[581], ce chef-d'oeuvre, consacré presque entièrement à sa gloire, était une assez belle excuse, et quelque bon traitement qu'il pût faire à l'Arioste, il restait encore son obligé; mais c'est apparemment ce que les princes n'aiment pas, surtout quand l'obligation doit avoir une grande publicité. Tout le monde sait le mot que dit le cardinal, quand l'Arioste lui eut présenté un exemplaire de son poëme. Ce mot ne peut se rendre en français[582]. «Seigneur Arioste, où avez-vous pris _tant de sottises_? est trop dur; _tant de folies_, ne dit pas assez; _tant de bagatelles_, ou _de niaiseries_, ce n'est pas encore cela. Le mot existe bien en français, mais l'italien a ses licences, un cardinal a aussi les siennes, et je ne puis que rappeler ici ce mot à ceux qui le savent, sans le dire à ceux qui l'ignorent. Il suffit de ces à peu près pour juger qu'Hippolyte d'Este, tout prince, tout cardinal et tout grand mathématicien qu'il était, dit alors une impertinence.» [Note 581: On trouve ce reproche ainsi exprimé dans les notes de _Virginio Ariosto_, pour la vie de son père: VI. _Il cardinale disse che molto gli sarrebbe stato più caro che M. Lod. avesse atteso a servilo, mentre che stava a camporre il libro._ Voyez la première satire de l'Arioste, terz. 36.] [Note 582: _Messer Ludovico, dove mai avete pigliato tante coglioneri?_ Tiraboschi en citant ce mot a mis _corbellerie_, t. VII, part. 1, p. 36; mais le texte pur du cardinal était consacré et attesté depuis long-temps par d'autres auteurs graves.] Devenu plus exigeant à mesure qu'il avait moins de bienveillance, il voulut que l'Arioste l'accompagnât en Hongrie, où des affaires l'appelaient et le retinrent plus de deux ans. Le poëte allégua en vain la faiblesse de sa santé, les soins qu'exigeaient de lui les affaires de sa famille; le cardinal ne voulut admettre aucune excuse, regarda ce refus comme une injure; l'Arioste y ayant persisté, il lui retira entièrement ses bonnes grâces, et du mécontentement il passa jusqu'à la haine. L'Arioste restait à Ferrare dans une position désagréable. Le duc Alphonse eut la générosité de l'en tirer, en le faisant passer de la cour de son frère dans la sienne[583]. Le peu d'occupation que lui donnait ce nouveau service ne lui aurait laissé beaucoup de loisir pour ses études, s'il n'y avait été troublé par des embarras domestiques qui augmentaient sans cesse. Le duc aurait pu facilement lui procurer le repos, mais il crut sans doute avoir tout fait en le faisant son gentilhomme, et en l'admettant dans sa familiarité la plus intime. Il lui ôta même, peut-être sans y penser, une de ses faibles ressources. L'Arioste recevait de lui, pour tous gages, une petite rente ou pension, assise, à ce que l'on croit, sur des gabelles, ou sur un autre impôt de ce genre. Alphonse supprima l'impôt, et l'Arioste perdit sa rente, que le duc ne songea point à remplacer. [Note 583: Selon quelques auteurs, ce ne fut qu'après la mort du cardinal; et c'est ainsi que Mazzuchelli le rapporte, _ub. supr._] Il perdit de plus un procès qu'il eut à soutenir contre la chambre ducale. Un de ses parents[584], possesseur d'un riche fief dans le Ferrerais, mourut; trois héritiers se présentèrent: l'Arioste, comme parent le plus proche, un ordre religieux pour un de ses moines qui se disait fils naturel du mort, et la chambre ducale, qui prétendait que cette terre lui était dévolue comme féodale. L'Arioste trouva dans son premier juge un ennemi personnel qui le condamna; dans le second, un homme faux et adroit qui lui persuada de renoncer à ses prétentions; et par amour de la paix, par crainte de perdre la bienveillance d'Alphonse, il y renonça. Le duc ne prit aucune couleur dans ce procès; il laissa agir ses agens d'affaires; il les laissa déployer toute leur science fiscale et féodale, et ne leur défendit point de le si bien servir. [Note 584: _Rinaldo Ariosto._] Il restait à l'Arioste une petite rente à peu près semblable à la première, sur la chancellerie de Milan, que le cardinal lui avait fait avoir et qu'au moins il ne lui ôta pas. Elle lui valait 25 écus tous les quatre mois[585], c'est-à-dire à peu près 450 ou 500 liv. par an[586]. Voilà pourtant toutes les récompenses qu'il obtint de cette famille si magnifique et si libérale; voilà le prix de ses longs services, des dangers auxquels il s'était exposé pour elle et de ses immortels travaux. Après de tels exemples, et ils ne sont pas rares, qui pourra blâmer les gens de lettres, amis de leur indépendance, qui fuient les princes et les cours? Qui pourra blâmer l'Arioste d'avoir indiqué ce résultat de ses services dans une devise qui représentait une ruche, dont un ingrat villageois chassait ou tuait les abeilles par la fumée d'un feu de paille, pour en extraire le miel, avec ce simple mot: _Ex bono malum_, le mal pour le bien. [Note 585: Cette rente provenait du tiers des honoraires dus au notaire pour chacun des contrats expédiés dans cette chancellerie. L'Arioste en jouissait en société avec un Ferrarais de la famille _Costabilli_; il en parle dans sa première satire.] [Note 586: En comptant, par écu, 6 à 7 liv. de France.] Sa position devint si cruelle qu'il se vit forcé de prier le duc, ou de pourvoir à ses besoins, ou de lui permettre de quitter son service pour chercher ailleurs des ressources. Alphonse, qui l'aimait réellement, ne rejeta point sa prière; mais comment croit-on qu'il y répondit? En le nommant son commissaire dans un petit pays appelé la _Garfagnana_, alors agité par des troubles, divisé par des factions et infesté de brigands[587]. Quel emploi pour un favori des Muses! Mais ce grand génie était en même temps un esprit conciliant, juste et flexible; il mit tant d'adresse, de patience et de douceur dans cette commission épineuse, qu'il ramena toutes les volontés, apaisa les troubles, et gagna l'affection des sujets en acquérant de nouveaux droits à l'attachement du maître. L'aventure connue qu'il eut alors avec un chef de brigands[588] qui, loin de l'attaquer, dans un lieu désert où il le pouvait avec avantage, lui prodigua, quand il sut son nom, les offres de services et les témoignages de respect, prouve que l'admiration qu'on avait pour lui était devenue, jusque dans les dernières classes, un sentiment général. [Note 587: Février 1522.] [Note 588: Philippe _Pacchione_. Ce trait est détaillé dans toutes les Vies de l'Arioste.] Il était encore dans ce triste pays quand Clément VII fut élevé au souverain pontificat. _Pistofilo_ de Pontremoli, secrétaire d'état du duc Alphonse, fut alors chargé de proposer à l'Arioste le titre d'ambassadeur résident auprès du nouveau pape. Il lui faisait envisager dans ce parti de grandes espérances de fortune. L'Arioste s'excusa d'accepter cette faveur. Il n'avait d'autres desirs que de retourner à Ferrare et d'y rester toute sa vie. Il laisse entendre dans sa réponse à son ami _Pistofilo_ qu'un tendre attachement l'y rappelle. D'ailleurs, qu'irait-t-il faire à Rome? Ses espérances se sont toutes évanouies depuis que Léon X, qui avait été son ami, ainsi que toute cette famille des Médicis, après l'avoir leurré de belles promesses, l'a doucement écarté et enfin laissé dans l'infortune, tandis qu'il élevait et enrichissait tous ses autres amis. Il aurait tort d'attendre de Clément ce qu'il n'a pas eu de Léon même[589]. [Note 589: Voyez sa septième satire, à la fin.] En effet, on a lieu d'être surpris que ce généreux protecteur des lettres, qui répandait tant de bienfaits sur les poëtes mêmes les plus médiocres, n'ait rien fait pour le premier poëte de son temps. Les liaisons de l'Arioste avec les Médicis remontaient à l'époque de leur exil. Léon, qui était alors le cardinal Jean, lui avait promis que si jamais il se trouvait en état de le servir, il se chargerait de sa fortune. Il lui avait répété les mêmes protestations à Florence, après le rétablissement de sa famille[590]. Quand il fut devenu pape, l'Arioste alla le complimenter à Rome, comme firent tous ses amis. Léon lui fit le meilleur accueil; il l'embrassa, le baisa sur les deux joues[591], et lui renouvela toutes ses promesses: cependant il ne lui donna rien, il ne fit absolument rien pour lui, si l'on ne veut compter pour un bienfait la bulle qu'il lui accorda pour l'impression de son poëme[592], cette bulle a du moins le mérite d'être plaisante par son objet; mais ni l'amitié du pape, ni celle du cardinal _Bibbiena_ n'empêchèrent qu'une partie de l'expédition du bref ne fût aux frais du poëte. Léon X régna neuf ans, et l'Arioste, dont les voeux étaient très-modérés, qui ne désirait que les deux vrais biens de la vie, le nécessaire et l'indépendance, n'obtint de lui ni l'un ni l'autre. [Note 590: Sat. 4.] [Note 591: Sat. 3.] [Note 592: Le 20 juin 1515. Ce bref est parmi les lettres écrites par le _Bembo_, au nom de Léon X. (L. X, ép. 40.)] A quoi attribuer cette conduite, si ce n'est à l'attachement de l'Arioste pour la maison d'Este? Léon X avait hérité de la haine de Jules II contre le duc Alphonse, et du projet déjà formé d'envahir Ferrare. Cette ville entrait avec Modène, Reggio, Parme et Plaisance dans un plan qu'il avait fait pour son frère Julien de Médicis[593]. Il craignit que, s'il élevait l'Arioste aux dignités ecclésiastiques, comme le _Bembo_ et Sadolet, il ne trouvât en lui dans la suite quelque obstacle à ses desseins[594]. L'Arioste avait sans doute pénétré ce motif, et il n'avait garde d'attendre du second pape Médicis ce qu'après tant de témoignages d'amitié, après tant de promesses, il avait attendu inutilement du premier. [Note 593: Guichardin, _Hist. d'Ital._, l. XII.] [Note 594: Voyez notes de _Rolli_, sur la quatrième satire de l'Arioste, édit. de Londres, 1716.] Au bout de trois ans, sa commission étant finie et la _Garfagnana_ pacifiée, il revint à Ferrare. Il y trouva le duc très-occupé de spectacles. Ce goût alors naissant en Italie faisait alors l'amusement de toutes les cours. Ce fut pour celle de Ferrare qu'il revit et qu'il corrigea quatre comédies, écrites, les unes dès sa première jeunesse, et les autres déjà depuis long-temps[595]. Le duc Alphonse n'épargna aucune dépense pour qu'elles fussent magnifiquement représentées. Il fit bâtir exprès un théâtre d'après les dessins et sous la direction du poëte lui-même; et ce fut l'un des plus beaux que l'on eut encore vus. Ces quatre pièces y furent jouées plusieurs fois dans les fêtes données à différents princes et dans d'autres occasions solennelles. Les acteurs étaient, selon l'usage de ce temps-là, des gentilshommes de la cour et d'autres personnes distinguées; l'un des fils mêmes du duc récita le prologue de l'une de ces comédies, la première fois qu'elle fut jouée[596]. L'Arioste traduisit pour les mêmes spectacles et pour les mêmes acteurs deux comédies de Térence[597]; et l'on doit encore regretter que ces traductions se soient perdues. Ses propres pièces étaient imitées de l'ancienne comédie latine, mais avec de nouvelles intrigues et des caractères nouveaux. Je reviendrai, en parlant de la poésie dramatique, sur ces premiers essais d'un art où avons surpassé les Italiens, mais dans lequel ils ont été nos maîtres comme dans tous les autres. [Note 595: _La Cassaria_, _i Suppositi_, _il Negromante_, et _la Lena_.] [Note 596: _La Lena_, jouée en 1528.] [Note 597: L'_Andrienne_ et l'_Eunuque_. Ces traductions étaient en prose, l'Arioste n'ayant pas eu le temps de les faire en vers pour les fêtes où elles furent représentées (Voyez _Gian. Bat. Giraldi_, défense de sa _Didon_, t. Ier. de son Théâtre, p. 133.)] Au milieu de ces douces, mais assujétissantes occupations, il n'oubliait pas le plus solide fondement de sa gloire. Peu satisfait de la première publication de son _Orlando_, malgré le bruit qu'il avait fait en Italie, et les éditions répétées qui en avaient paru, il y retouchait, corrigeait et ajoutait sans cesse, dès qu'il en avait le loisir. Il fit même plusieurs voyages pour recueillir les conseils des hommes les plus éclairés et les plus célèbres de ce temps-là, tels entre autres que le _Bembo_, le _Molza_, le _Navagero_, ses rivaux dans cet art où la rivalité éteint souvent jusqu'à la bienveillance, et cependant ses intimes et fidèles amis. Profitant de leurs avis, des critiques qui avaient été faites de son poëme et de ses propres réflexions, il le fit reparaître en 1532, avec des changements et des additions considérables, en quarante-six chants, et tel enfin qu'il est resté. Quelque soin qu'il prit de cette édition, l'exécution typographique en fut si détestable, que, selon l'expression de l'un de ses frères, dans une lettre au cardinal _Bembo_[598], il se plaignait hautement d'être assassiné par l'imprimeur. Il en conçut beaucoup de chagrin; il projetait même une nouvelle édition quand il fut attaqué de la maladie dont il mourut. Il ne faut croire, ni avec le _Pigna_, que depuis qu'il eut perdu la faveur du cardinal Hippolyte, les chagrins, les distractions, les affaires l'empêchèrent pendant quatorze ans de s'occuper de poésie, et de travailler à son poëme; ni avec le _Giraldi_, que pendant seize années entières, il ne passa pas un seul jour sans y toucher, ou au moins sans y penser[599]; mais il est évident que si, au lieu de cette injuste disgrâce, il eût reçu les récompenses qu'il avait droit d'attendre, si le mauvais état de sa fortune et de celle de sa famille l'eût moins tristement occupé, s'il avait eu moins d'embarras, d'inquiétudes, de procès, si le duc même, qui ne cessa point de l'aimer, avait su faire autre chose pour lui que de l'employer à des commissions difficiles, ou à des travaux littéraires si l'on veut, mais de commande, auxquels son génie se pliait, mais qu'il ne lui demandait pas, s'il eût eu enfin la délicatesse de lui procurer ce loisir sans trouble qui est l'unique ambition des véritables amis des Muses, et dont ils jeuissent si rarement, le _Roland furieux_, tout excellent qu'il est, aurait été bien plus parfait encore. [Note 598: Lettres de _Calasso Ariosto_ à _P. Bembo_, du 8 juillet 1533, vol. Ier. des _Lettere de diversi al Bembo_.] [Note 599: Note manuscrite ajoutée par le _Giraldi_ sur un exemplaire de ses _Discorsi intorno al comporre de' Romanzi_, que possédait M. _Barotti_, et qu'il cite dans ses notes sur la vie de l'Arioste.] On attribue au travail forcé qu'exigea de l'Arioste cette dernière édition de son poëme, la maladie dont il fut attaqué, maladie trop ordinaire aux gens de lettres[600], et qui en conduit un grand nombre au tombeau par le chemin de la douleur. Les médecins, et il en eut malheureusement trois, lui ordonnèrent, dit-on, des boissons apéritives qui lui ruinèrent l'estomac: pour le rétablir, il recourut à d'autres remèdes; enfin, il se travailla si bien, qu'il tomba dans l'étisie et mourut après huit mois de souffrances, dans le neuvième mois de sa cinquante-huitième année[601]. Son corps fut porté de nuit et enterré avec la plus grande simplicité, dans la vieille église de Saint-Benoît, comme il l'avait expressément demandé. Ses cendres restèrent quarante ans dans cette humble sépulture, où l'on ne voyait d'autre ornement que les vers latins et italiens dont tous les poëtes voyageurs s'empressaient de faire hommage à leur maître. En 1572, un gentilhomme ferrarais, nommé _Agostino Mosti_[602], qui avait été dans sa première jeunesse disciple de l'Arioste, lui fit ériger à ses frais, dans la nouvelle église des Bénédictins, un tombeau en très-beau marbre, orné de figures et d'autres embellissements, surmonté du buste du poëte[603]. Il y transporta, de ses propres mains les restes de son maître, le jour même de l'anniversaire de sa mort, et ce ne fut pas sans les arroser de ses larmes. Les religieux de cette maison l'accompagnèrent de leurs chants, et donnèrent la plus grande solennité à cette cérémonie touchante. C'est à de pareils traits qu'on reconnaît une religion humaine et charitable, et non aux fureurs d'un clergé fanatique refusant la sépulture à un grand poëte[604], et forçant ses cendres vénérables à chercher un asyle obscur loin de la capitale d'un grand empire qu'il avait, pendant soixante ans, éclairé par ses lumières, enchanté par ses chefs-d'oeuvre, et honoré par son génie. [Note 600: C'était une obstruction à la vessie.] [Note 601: Le 6 juin 1533. M. _Barotti_ établit très-solidement cette date, et réfute celles du _Fornari_, du _Pigna_, etc.] [Note 602: Et non pas _Agostini_, comme l'a dit l'auteur de la Vie de l'Arioste qui est en tête du sixième volume de la traduction du _Roland furieux_, publiée à Paris en 1787.] [Note 603: On y lisait au-dessous de l'inscription nominale et votive, ces huit vers latins composés par _Lorenzo Frizoli_: _Heic Areostus est situs, qui comico Aures theatri sparsit urbanas sale, Satyraque mores strinxit acer improbos; Heroa culto qui furentem carmine Ducumque curas eccinit, atque proelia; Vales coronâ dignus unus triplici, Cui trina constant quoe fuere vatibus Graiis, latinis, vixque etruscis, singula._] [Note 604: A Paris, en 1778.] Enfin, quarante autres années après, Louis Arioste, petit-fils du poëte, fit élever à sa mémoire un monument beaucoup plus riche que le premier. Les marbres, les statues, l'architecture, tout y est magnifique[605]. Les cendres de l'Arioste y furent transportées de nouveau et y sont restées depuis. Il n'est point de voyageur qui ne les visite avec respect. Des souverains mêmes y ont porté leur tribut d'admiration. L'empereur Joseph II, en 1769, passa rapidement à Ferrare. Il n'y resta qu'une heure, et ne sortit de son hôtel que pour aller voir le tombeau de l'Arioste. Les Muses italiennes n'ont pas manqué de consacrer cette visite impériale[606], aussi honorable à l'empereur qu'au poëte. [Note 605: L'inscription gravée sur ce second tombeau est plus emphatique que la première; et ne la vaut pas. L'Arioste en avait fait lui-même une autre; le ton badin qu'il y avait pris a sans doute empêché de l'employer sur l'un et sur l'autre de ces deux monuments; mais c'est ce ton même qui la rend curieuse, et qui doit engager à la recueillir. _Ludovici Areosti humantur ossa Sub hoc marmore, seu sub hâc humo, seu Sub quidquid voluit benignus hæres, Sive hærede benignior comes, sive Opportuniùs incidens viator, Nam scire haud potuit futura, sed nec Tanti erat vacuum sibi cadaver Ut urnam cuperet parare vivens; Vivens esta tamen sibi paravit Quæ inscribi voluit suo sepulchro, Olim si quod haberet is sepulchrum, Ne cum spiritus exili peracto Præscripti spatio misellus artus, Quos oegrè antè reliquerat, reponet, Hac et hac cinerem hunc et hunc revellens, Dum norit proprium, diu vagetur._ (Mazzuchelli, _ub. supr._)] [Note 606: Voyez un sonnet italien et deux épigrammes latines rapportées par M. _Barotti_, dans sa Vie de l'Arioste.] L'Arioste avait une belle figure, les traits réguliers, le teint vif et animé, l'air ouvert, bon et spirituel. Sa taille était haute et bien prise, son tempérament robuste et sain, si l'on en excepte un catarrhe dont il fut quelquefois attaqué. Il aimait à se promener à pied; et ses distractions, causées par les méditations, la composition ou les corrections dont il était continuellement occupé, le menaient souvent plus loin qu'il n'en avait eu le projet. C'est ainsi que, par une belle matinée d'été, voulant faire un peu d'exercice, il sortit de Carpi qui est entre Reggio et Ferrare, mais beaucoup plus près de Reggio, et qu'il arriva le soir à Ferrare, en pantouffles et en robe de chambre, sans s'être arrêté en chemin. Sa conversation était agréable, piquante et respirait la franchise et l'urbanité autant que l'esprit. Ses bons mots étaient pleins de sel; sa manière de raconter était originale et plaisante, et ce qui manque rarement son effet, quand il faisait rire tout le monde, il était lui-même fort sérieux. Les auteurs qui ont écrit sa vie avec le plus de détail, le représentent doué de toutes les qualités sociales, sans orgueil, sans ambition, réservé dans ses discours et dans ses manières, attaché à sa patrie, à son prince, et surtout à ses amis; aimant la solitude et la rêverie; sobre, quoique grand mangeur et sans goût pour les mets recherchés, comme pour les repas bruyants. Ils le représentent aussi peu studieux et ne lisant qu'un petit nombre de livres choisis[607]; travaillant peu de suite, très-difficile sur ce qu'il avait fait, corrigeant ses vers et les recorrigeant sans cesse. Depuis qu'il eut formé le dessein de faire un poëme épique, il joignit à ses études poétiques l'histoire et la géographie. Ses connaissances géographiques surtout s'étendaient aux plus petits détails; on le voit par ceux où il se plaît à entrer quand il fait voyager ses héros; et dans ce genre d'épopée, les héros voyagent souvent. [Note 607: Il aimait surtout Catulle, Virgile, Horace et Tibulle, et ne cessait de les relire.] L'Arioste aimait les jardins et les traitait comme ses vers, ne se lassant jamais de semer, de planter, de transplanter, de changer la distribution des carrés et des allées. Il lui arrivait souvent de prendre une plante pour l'autre; il élevait, comme précieuses, les herbes les plus communes, et les voyait éclore avec une joie d'enfant, pour n'y plus songer le lendemain. Il avait un autre goût plus cher, celui de bâtir et de faire dans sa maison des changements continuels; et il plaisantait souvent sur le malheur de ne pouvoir changer aussi facilement et à aussi peu de frais sa maison que ses vers. Il avait fait graver sur l'entrée ce joli distique latin: _Parva, sed apta mihi, sed nulli obnoxia, sed non Sordida, porta meo sed tamen oere domus._ Tout homme sage peut aimer à les traduire ainsi librement pour sa propre maison. Petite, mais commode, elle est faite pour moi: Rien de honteux ne l'a souillée[608], Personne ne m'y fait la loi[609], Et de mes propres fonds enfin je l'ai payée. [Note 608: On transporte ici au moral ce qui est au physique dans le latin, _sed non sordida_; rien n'empêche qu'une maison propre ne soit aussi une maison pure.] [Note 609: L'Arioste, en disant que sa maison n'est dépendante de personne, _nulli obnoxia_, veut indiquer par-là sa propre indépendance, dont il ne jouissait qu'en l'habitant. A la cour, il était esclave; dans sa maison il se sentait libre. C'est là le vrai sens de l'expression latine. J'en fais ici l'observation pour une raison particulière. Dans l'article ARIOSTE, de la _Biographie universelle_, j'avais rendu en prose _sed apta mihi_, _sed nulli obnoxia_, par ces mots français: _mais commode pour moi_, _mais qui ne dépend de personne._ Quelqu'un crut que je m'étais trompé, qu'_obnoxia_ signifiait _incommode_, et non pas _sujette, dépendante_, qui en est pourtant le véritable sens et même le seul. Il indiqua son observation par ces mots, _incommode à personne_, en marge de mon manuscrit; je n'y eus aucun égard; mais à l'impression, l'observation qui n'était point rayée, passa, comme il arrive souvent, dans le texte. Je n'en ai été averti que par le grand bruit qu'on a fait de cette faute, dans un prétendu _Examen de la Biographie universelle_. Le vers français auquel se rapporte cette note, et auquel je n'ai rien changé, prouve assez quelle était l'expression dont je m'étais servi pour rendre les mêmes mots latins, dans ma traduction en prose.] Ce dernier trait n'est pas indifférent. Il prouve que Paul Jove et d'autres auteurs ont eu tort de dire que l'Arioste dut cette maison aux libéralités du duc Alphonse[610], et que Tiraboschi a eu tort de le répéter[611]. L'Arioste n'aurait certainement pas déclaré publiquement sous les yeux du duc qu'il avait payé cette maison de son argent, _parta meo oere_, s'il avait dû au duc lui-même les moyens de la bâtir. Bien plus, on pourrait croire que ce vers n'est pas exempt d'une légère malignité. Dans la position où était l'Arioste avec le souverain de Ferrare, il fallait que l'inscription de sa maison contînt un remercîment ou un reproche. [Note 610: P. Jov. _Elog. Viror. Litter. illustr._] [Note 611: _Stor. della Leterr. ital._, t. VII, part. I, p. 34.] L'Arioste obtint non-seulement la bienveillance, mais l'amitié de tous ceux des hommes puissants de son siècle qui avaient le goût des lettres et l'esprit cultivé. Les cardinaux Médicis, Farnèse _Bembo_, et surtout _Bibbiena_, les ducs d'Urbin et de Mantoue, le marquis _del Vasto_, le duc Alphonse lui-même, et dans toutes ces cours les hommes de lettres et les poëtes qui y brillaient, oubliant la vanité du rang et les rivalités littéraires, semblaient lui pardonner la supériorité de son génie en faveur de ses qualités aimables. Il est faux qu'il ait été couronné solennellement à Mantoue par l'empereur Charles-Quint, comme l'ont prétendu quelques biographes[612]. Cet empereur ne s'amusait pas à couronner des poëtes; et s'il est vrai que l'on ait retrouvé un de ses diplômes où l'Arioste ait été traité de poëte lauréat[613], c'est dans ce diplôme même que consistait cette sorte de couronnement: c'était une pièce de chancellerie qui s'expédiait sans conséquence; et le laurier qu'elle décernait n'est pas celui qui a rendu le nom de l'Arioste immortel. [Note 612: Son fils _Virginio_ dit positivement, dans les notes rapportés par M. _Barotti_: _Egli è una baja che fosse coronato_.] [Note 613: Voyez Mazzuchelli, _Scrit. ital., loc. cit._] On voit par mille endroits de ses ouvrages qu'il aimait beaucoup les femmes et qu'il les connaissait parfaitement; mais s'il avoue souvent qu'il les aime, il ne nomme, ni ne désigne même jamais l'objet ou les objets particuliers de cet amour. On ne sait si ce fut de la même ou de deux différentes maîtresses qu'il eut deux enfants naturels, _Virginia_, qui prit l'état ecclésiastique et obtint de bons bénéfices, et Jean-Baptiste, capitaine dans les troupes du duc de Ferrare. L'Arioste fut toujours sur l'article de la galanterie d'une discrétion rare chez les poëtes; et c'est peut-être pour se rappeler sans cesse à l'exercice de cette vertu qu'il avait sur son encrier de bronze un petit Amour en relief, qui posait sur ses lèvres l'index de sa main droite, et semblait commander le silence[614]. [Note 614: Il est gravé dans la vie de l'Arioste écrite par _Barotti_, ainsi que sa maison, son tombeau, sa chaise, et un _facsimile_ de son écriture.] Sa plus forte passion peut-être fut celle qu'il éprouva pour une jeune veuve très-belle et très-sage, dont il devint amoureux à Florence, lorsqu'il y alla pour voir les fêtes auxquelles l'exaltation du pape Léon X donna lieu[615]. Elle se nommait Genèvre. N'osant la nommer publiquement, il se dédommagea de cette contrainte en donnant le nom de Genèvre à l'héroïne de l'un des plus touchants épisodes du _Roland furieux_. C'est elle qu'il chante sans la nommer dans plusieurs de ses poésies lyriques, ou de ses _rimes_, poésies dont on parle peu, parce que le grand éclat du _Roland_ les a pour ainsi dire effacées, mais qui, loin d'être inférieures à celles du _Bembo_, et du _Casa_, dont on parle beaucoup, joignent à ce que pouvaient mettre dans leurs vers ces deux hommes de talent et de goût, ce que l'Arioste mettait dans tout ce qui sortait de sa plume, la grâce qu'ils ont rarement et le génie qui leur manque. [Note 615: Voyez dans ses _Rime_ la _canzone_ I.] Nous retrouverons donc l'Arioste au nombre des premiers poëtes lyriques qui fleurirent dans ce beau siècle, rétablissant avec eux le style pur, élégant, harmonieux qui paraissait presque oublié depuis Pétrarque; nous le retrouverons parmi les poëtes comiques, disputant au cardinal _Bibbiena_ son ami, et la supériorité de talent, et même l'antériorité de date; nous le retrouverons enfin, et le premier de tous, entre les poëtes satiriques, créateur de la satire italienne, marchant sur les pas d'Horace, amusant comme lui ses lecteurs des moindres particularités de ses moeurs et de sa vie, censeur malin, mais sans fiel, et commençant presque toujours par essayer sur lui-même la pointe du trait dont il veut blesser les autres. C'est maintenant comme poëte épique que je dois le considérer. Le résultat de l'examen où je vais entrer prouvera, je ne crains point de l'annoncer, qu'il est dans le premier des genres de poésie le premier des poëtes modernes, et qu'ayant appliqué son talent et son génie à un genre d'épopée que les deux grands épiques anciens ne connaissaient pas, il est trop difficile de juger à quelle distance on doit le placer, ou même si l'on doit réellement le placer au-dessous d'eux. _Observations préliminaires._ Lorsque ne connaissant d'autres poëmes épiques que ceux d'Homère et de Virgile, et d'autres théories de l'épopée que les règles tracées dans les anciennes poétiques, on lit pour la première fois l'_Orlando furioso_ de l'Arioste, sans s'y être préparé par la lecture des poëmes modernes qui précédèrent le sien, on reçoit à la fois deux impressions opposées. On est saisi d'admiration pour l'imagination prodigieuse qui paraît avoir créé des machines poétiques si nouvelles, un merveilleux si surprenant, si varié, si fécond en peintures agréables et en riches descriptions, en même temps qu'il est si différent du merveilleux qu'avaient épuisé les poëtes grecs et latins; mais on se trouve comme ébloui de la diversité des objets, de leur succession rapide, de leur étonnante multiplicité; l'intérêt que tant de moyens contribuent à faire naître semble près d'expirer à chaque instant, parce que sans cesse il se partage; mais la curiosité toujours excitée le ranime et le soutient; l'imagination exaltée par le grand et par l'héroïque est tout à coup rabaissée par des objets vulgaires, ou amusée par des contes plaisants; l'esprit qui n'est point habitué à ces contrastes, n'en trouvant ni l'exemple dans aucune épopée, ni le précepte dans aucune poétique, est tenté, malgré le plaisir qu'il éprouve, d'exclure du nombre des poëmes épiques un ouvrage qu'il trouve si peu conforme et aux poëmes d'Homère et aux principes d'Aristote. C'est, comme nous l'avons vu, ce qui était arrivé à Voltaire lui-même; mais nous avons vu aussi qu'il revint de son erreur. Quand on arrive au contraire au _Roland furieux_ par le chemin qui nous y a conduits, l'admiration que l'on sent pour son auteur n'est peut-être pas moindre, mais elle est d'une autre espèce. On voit qu'il fut loin d'être l'inventeur de ce genre où il excelle; que la route lui était tracée; que le fonds de la plupart de ses fables était trouvé; que les formes mêmes qui paraîtraient le plus lui appartenir étaient employées avant lui, mais que tout cela existait en quelque sorte sans vivre, et que le génie de l'Arioste fut pour cette masse encore inerte le souffle créateur ou le flambeau de Prométhée. D'un autre côté, on commence à soupçonner que ces prétendues contradictions entre lui et le prince des poëtes épiques, entre les règles qu'il s'est faites et celles qu'avait tracées le premier législateur du Parnasse, pourraient bien n'être qu'apparentes; que l'épopée, telle qu'il l'a traitée, étant d'une espèce particulière et inconnue aux anciens, s'il a fait des fables de son temps un usage aussi heureux qu'Homère des fables du sien, s'il a observé, dans ce genre nouveau, des convenances que l'on puisse convertir en règles et en préceptes, comme Aristote convertit celles que l'instinct du génie avait dictées à Homère, on ne peut réellement s'armer contre lui ni d'Homère ni d'Aristote. Si l'on veut changer ce soupçon vague en idée nette et distincte, voici peut-être le fil de raisonnements que l'on peut suivre. Il doit nous conduire à reconnaître comment dans ce nouveau genre de poëme, c'est-à-dire dans le roman épique, l'épopée a pu se dispenser de suivre les règles connues, ou du moins leur donner une grande extension sans les enfreindre. On en convient universellement aujourd'hui, nous n'avons qu'un fragment de la Poétique d'Aristote, soit qu'il ne l'ait point achevée, soit que ce qui manque se soit perdu. Dans ce qui nous reste, il ne traite que de la poésie en général, de la tragédie et du poëme épique. Relativement à ce dernier, il se borne à parler de l'héroïque, et n'emploie presque jamais pour le désigner que le mot _épique_ ou _épopée_, quoiqu'il doive y avoir et qu'il y ait effectivement plusieurs sortes d'épopées, dont une seule est purement héroïque. D'après l'étymologie même du mot, le titre de poëme épique convient à tout poëme qui contient le _récit_ d'une action soit héroïque, soit commune: _épique_ est le genre, _héroïque_ est l'espèce; les règles qu'Aristote a établies pour l'espèce, doivent-elles être appliquées à tout le genre? Ses préceptes sont inattaquables; ce sont ceux du génie et du goût; mais sans nous en écarter donnons-leur toute l'extension qui leur convient; nous en verrons sortir plusieurs espèces de poëmes dont il n'a fait aucune mention, mais que lui-même reconnaîtrait pour des poëmes et de véritables épopées, puisqu'ils sont déduits de ses principes, et que, pour employer les termes de l'école, il en a parlé, sinon explicitement, du moins implicitement. Le récit d'une action illustre est la matière de l'épopée, et la représentation de cette action est le sujet de la tragédie: la comédie, au contraire, a pour sujet la représentation d'une action populaire ou commune. Voilà ce que dit Aristote. Ajoutons à cela que le récit d'une action populaire ou commune peut fournir une autre espèce de poëme dont il ne parle pas; tel était le _Margitès_ d'Homère, qui, selon Aristote lui-même, fut l'origine de la comédie, comme l'_Iliade_ le fut de la tragédie; car pourquoi serait-il moins permis de raconter en vers une action commune qu'une action illustre? Ce n'est pas tout. Quelques poëtes dramatiques, comme Plaute, par exemple, ont mêlé dans leurs représentations, des personnes illustres ou héroïques avec des personnes de basse condition et des gens du peuple. Faisons dans le récit ce que Plaute a fait dans la représentation, et nous aurons une troisième sorte d'épopée, dont Aristote n'a rien dit, mais qui est déduite de ses principes. Voilà donc la poésie représentative ou dramatique divisée en trois espèces, selon qu'elle _représente_ des actions illustres ou des actions communes, ou enfin des actions illustres et communes mêlées ensemble, d'où naîtront la tragédie, la comédie et la tragi-comédie; voilà aussi la poésie narrative ou épique également divisée en trois espèces, selon qu'elle _raconte_ l'une ou l'autre de ces trois sortes d'actions. La première sera l'héroïque ou l'épique d'Aristote, telle que l'_Iliade_; la seconde ressemblera au _Margitès_, ou à l'idée que la tradition nous donne de ce poëme qui s'est perdu, et elle ne racontera que des actions communes; la troisième racontera des actions communes et des actions héroïques, et ses personnages seront moitié nobles, moitié populaires, à peu près comme l'_Odyssée_, ou comme serait, si l'on veut, un poëme où il y aurait encore plus d'actions et de personnes communes. Chacune de ces espèces peut se subdiviser encore. Et comment établir des règles qui puissent convenir en même temps à tant d'espèces différentes? Homère s'était tracé un plan pour l'_Iliade_; il s'en traça un autre pour l'_Odyssée_; celui du _Margitès_ qu'on lui attribue, ne ressemblait sans doute ni à l'un ni à l'autre. L'_Amphiaraüs_ et l'_Amazonéide_, s'il est vrai qu'il les eut composés, n'avaient peut-être aucun rapport avec les trois premiers; et sans parler de la _Batrachomyomachie_, qui, soit qu'elle appartienne à un autre poëte, soit même qu'on la regarde comme son ouvrage, n'est évidemment qu'une parodie de ses grands poëmes, si ce génie fécond avait, comme l'assurent quelques auteurs, enfanté jusqu'à dix-huit poëmes[616], peut-être avait-il, dans chacun, suivi une marche particulière, et mélangé de diverses façons le caractère des personnes et des actions, l'héroïque et le populaire, le plaisant et le sérieux. [Note 616: La _Petite Iliade_, la _Phocæide_, les _Cercopes_, les _Epiciclides_, la _Prise d'Oecalie_, les _Cypriaques_, les _Épigones_ ou la _Prise de Thèbes_, etc. Selon le _Quadrio_ (_Stor. e rag. d'ogni Poësia_, t. VI, p. 648), on lui en a attribué plus de quarante. C'est, comme l'observe _Cesarotti_ (_Ragionam. Storie. critic._, en tête de sa traduction de l'_Iliade_, édit. de Pise, t. I, p. 127), c'est ce qui pourrait faire paraître moins étrange l'opinion de _Vico_, qu'Homère était un nom générique qui représentait l'idée abstraite du poëte épique, et auquel on rapportait, dans l'antiquité, tous les individus particuliers du même genre.] C'est précisément ce qu'on a fait dans le roman épique. Des personnes de tout rang, des événements de toute espèce, des batailles, des combats singuliers, des scènes domestiques, des intrigues d'amour, des voyages; des héros, des chevaliers, des rois, des villageois, des ermites, des reines et des femmes enlevées, des amantes abandonnées, des femmes guerrières, des fées, des magiciens, des démons, des géants, des nains, des chevaux volants, des montagnes de fer ou d'acier, des palais enchantés, des jardins délicieux, des déserts; enfin, tout ce que la nature produit, tout ce que l'art invente et tout ce que peut créer l'imagination la plus riche, ou si l'on veut la plus folle, tout cela est admis dans l'épopée romanesque, et y peut entrer à la fois. Supposons qu'on retrouvât le manuscrit d'un poëme grec inconnu jusqu'à présent, et qu'au style, à la manière, aux opinions mythologiques, aux traits d'histoire mêlés avec la fable, on le reconnût pour être une des productions d'Homère; supposons encore que dans ce poëme il se fût proposé de célébrer une des plus illustres familles de la Grèce, mais qu'il eût voulu masquer ce dessein et ne le présenter en apparence que comme épisodique; qu'il eût attaché cette partie principale de son sujet à une époque devenue fameuse, soit par l'histoire, soit par les fictions des autres poëtes; qu'il eût choisi dans cette époque un héros célèbre, sur lequel il eût feint et même promis par son titre, de vouloir fixer l'attention et l'intérêt; qu'il eût rassemblé un grand nombre d'autres épisodes, les uns naturels et touchants, les autres extraordinaires et merveilleux, d'autres enfin hors de toute croyance et plus étrangers encore à l'ordre naturel des choses que les breuvages de Circé, les Syrènes, les Lestrigons et le Cyclope; qu'avec des personnages héroïques, tels qu'Ulysse, Agamemnon, Hector, Achille, Diomède, etc., il en eût mêlé de vulgaires et de bas, tels qu'Eumée, Mélanthius, les suivantes de Pénélope et le mendiant Irus, mais en plus grand nombre encore, et répandus plus universellement dans la machine du poëme, et qu'habile comme il l'était à peindre la nature, il eût aussi fidèlement imité les moeurs des gens du peuple que celles des rois et des héros. Supposons enfin que pour donner à cet ouvrage un caractère particulier, au lieu de se cacher sans cesse, comme dans ses autres poëmes, derrière ses personnages, de les faire mouvoir sans se montrer lui-même, et d'attacher le lecteur par l'illusion d'une action continue et fidèlement représentée, il eût au contraire imaginé de se mettre lui-même en scène, de débiter librement des faits, tantôt naturels et tantôt fantastiques, ou des réflexions analogues à ces faits mêmes, de passer d'un sujet à un autre, comme on le fait en racontant de vive voix, mais de ne perdre de vue son principal objet que pour le retrouver et le reprendre à son gré, d'exciter la curiosité et de la satisfaire ou de la tromper tour à tour, de conserver dans les récits, mêmes les plus sérieux, cet air d'aisance et quelquefois moitié plaisant, d'un esprit fécond et facile, qui se joue de ce qu'il raconte et de ce qu'il invente. Quel serait le jugement qu'on porterait de cet ouvrage? Qui oserait dire à Homère: Vous avez fait un mauvais poëme, et il est mauvais parce qu'il ne ressemble ni à votre _Iliade_, ni à votre _Odyssée_; nous avions établi, d'après la première, des règles qui convenaient un peu moins à la seconde, mais qui ne vont point du tout à cette production nouvelle. Nous ne réformerons pas nos lois; nous avons trop long-temps soutenu qu'elles étaient les seules justes et raisonnables, il est plus simple de nier que l'ouvrage soit de vous, ou de soutenir que lorsque vous l'avez fait vous étiez en délire. Sans nous embarrasser de ce qu'Homère pourrait répondre, voyons quels rapports le _Roland furieux_ peut avoir avec un poëme de cette espèce; entrons mieux qu'on a fait jusqu'ici dans l'esprit de cet ouvrage; tâchons de distinguer ce qu'il a de commun avec les anciens, et la teinte particulière qu'il a reçue, tant du génie de son auteur que des fictions et des idées adoptées de son temps. _Analyse de l_'ORLANDO FURIOSO. Nous avons suivi dans leur développement successif les idées de ces fictions poétiques, depuis l'époque où elles amusaient le peuple dans les places publiques et dans les rues, jusqu'au temps où le _Bojardo_, y ajoutant des inventions plus riches et plus élégantes, mettant plus de décence dans les moeurs que le _Pulci_, plus d'art et de grandeur dans son plan, plus de gravité dans ses pensées et dans son style, donna le premier type de ce que devait être le roman épique, et ne laissa plus qu'un pas à faire pour le porter à sa perfection. Ce pas était encore immense; l'Arioste était destiné par la nature à le franchir. Le tableau de sa vie et de ses études nous a fait voir tout ce qu'une excellente culture avait ajouté à ses dispositions naturelles, par quels degrés il fut conduit à cette grande entreprise, la position où il était quand il la forma, ce qui détermina le choix de son sujet, et le but qu'il se proposa dans la contexture et dans la disposition de sa fable. Ce fut de célébrer l'origine de la maison d'Este. Heureuse maison, que rendirent fameuse les deux plus grands poëtes de l'Italie, mais qui paya d'ingratitude ceux à qui elle dut une partie de sa gloire, comme pour apprendre à jamais aux poëtes le fond qu'ils doivent faire sur la faveur des grands! L'Arioste, en courtisan délicat, n'annonça pas d'abord son projet; il ne donna point pour titre à son poëme le nom de Roger, que toutes les branches de la famille d'Este regardaient comme leur souche commune; il n'en parla pour ainsi dire qu'accidentellement dans son invocation adressée au cardinal Hippolyte. Par une méthode qui lui est particulière, tout son début expose dans un ordre rétrograde les matières qu'il doit embrasser. Les amours et les exploits de Roger et de Bradamante, voilà le fond de son sujet: l'amour et la folie de Roland forment son principal accessoire, il y joint d'autres exploits, d'autres amours, les faits d'armes, les aventures galantes d'une foule de dames et de chevaliers, mélange qui constitue essentiellement le roman épique, et qui le différencie de l'épopée proprement dite. Le public était alors enivré de la lecture des romans, et c'est un roman que le poëte annonce d'abord par ce grand nombre d'objets qu'il promet de réunir[617]. Le nom de Roland était devenu le plus célèbre des noms romanesques, et l'Arioste s'engage ensuite à raconter de lui des choses que personne n'a encore dites ni en vers ni en prose[618]. Enfin il prometà au cardinal Hippolyte de chanter ce Roger, le premier héros de sa race[619]. [Note 617: _Le donne, i cavalier, l'arme, gli amori Le cortesie, l'audaci imprese io canto,_ etc. (C. I, st. 1.)] [Note 618: _Diró d'Orlando in un medesmo tratto Cosa non detta in prosa mai nè in rima._ (St. 2.)] [Note 619: _Voi sentirete fra i più degni eroi Che nominar con laude m'apparecchio, Ricordar quel Ruggier che fu di voi E de' vostri avi illustri il ceppo vecchio._ (St. 4.)] L'amante de Roger, la courageuse et sensible Bradamante est mise en scène dès le premier chant, et c'est par leur union que le poëme se termine. Les enchantements, les malheurs et les divers obstacles qui les séparent font le noeud de l'action: l'événement heureux qui détruit tout ce qui s'oppose à leur bonheur fait le dénoûment; tout le reste est épisodique. C'est à cette fable principale que l'Arioste a lié toutes les prédictions faites pour flatter la maison d'Este ou pour intéresser sa nation. Ces prédictions sont reprises jusques à quatre fois dans le cours du poëme; c'est toujours Roger et Bradamante qu'elles regardent, et presque toujours à Bradamante qu'elles sont faites. Les trois derniers chants sont entièrement consacrés à réunir les deux amants. On ne perd plus Roger de vue; on partage ses périls, son incroyable générosité, son désespoir et son bonheur. C'est la dernière impression qui reste du poëme, dont sa victoire sur le terrible Rodomont forme le dénoûment. S'il n'en était pas le véritable héros, le retour si fréquent de son apparition, ou plutôt sa présence presque continuelle, l'attention sans cesse ramenée sur lui, sur son amante et sur leurs descendants, seraient des répétitions trop importunes, des fautes trop choquantes et trop nombreuses contre la convenance et contre le goût, ou plutôt le poëme entier serait une faute. L'événement célèbre auquel l'Arioste attache cette intrigue principale est la guerre des Sarrazins contre Charlemagne, guerre fabuleuse, mais qui faisait alors le sujet de tous les romans. C'est avec un art admirable que, la reprenant au point où le _Bojardo_ l'a laissée, il la conduit à sa fin, et qu'il y entrelace les amours et les exploits de Roger et de Bradamante. Les Français, d'abord vaincus et assiégés dans Paris, et réduits aux dernières extrémités, repoussent ensuite les Sarrazins jusqu'en Provence, et les forcent enfin de s'embarquer pour l'Afrique. Le roi Agramant, chef général de l'entreprise, près d'arriver dans ses états, voit sa capitale embrasée et détruite: une tempête l'oblige à relâcher dans une petite île, où il meurt de la main de Roland. La folie de ce Roland, qui sert de titre au poëme, n'en forme, à proprement parler, que le premier épisode. Sa passion constante pour l'ingrate Angélique, celle de cette reine pour Médor, la manière inattendue dont Roland en est instruit, les tourments qu'il éprouve, la démence qui en est la suite, la peinture énergique de cette fureur et de ses effets, le moyen extraordinaire qu'Astolphe emploie pour lui rendre son bon sens, et les détails ingénieux qui préparent cette cure singulière, font de ce long épisode, ou si l'on veut, de cette troisième partie de l'action, une des plus riches productions du génie poétique. Après ces généralités, qui donnent une idée trop imparfaite du vaste plan de ce poëme et de l'artifice avec lequel ces trois principales actions y sont conduites, voyons si nous ne pourrons pas en suivre plus particulièrement la triple intrigue, en la dégageant, et des retours qu'elle forme continuellement sur elle-même, et des épisodes secondaires qui s'y entremêlent à chaque instant. Il n'est pas rare de voir des personnes se plaire assez à la lecture de l'Arioste pour la recommencer plusieurs fois: il l'est beaucoup de trouver quelqu'un parmi les plus assidus de ces lecteurs, à qui il en reste dans l'esprit une idée nette, et qui s'en soit fait à soi-même une analyse un peu exacte. Celle-ci leur épargnera de la peine, et peut-être leur préparera de nouveaux plaisirs, à peu près comme ces dessins ou ces plans sans couleurs, mais fidèlement tracés, à l'aide desquels on se rappelle agréablement les paysages qu'on a parcourus, et qui font que l'on jouit mieux de leurs aspects variés et de leurs divers points de vue, lorsqu'on y voyage encore. Je me propose ici un but tout différent de celui que j'avais dans l'analyse du Dante; ma méthode différera de même. En traçant le plan de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis, je citais et faisais ressortir les beautés dont ils sont remplis, et dont la plupart étaient entièrement inconnues, du moins en France. On y connaît beaucoup mieux les principales beautés de l'Arioste; mais l'ensemble, la marche, en un mot le plan général de l'_Orlando furioso_ ne sont guère moins ignorés que ceux de la _Divina commedia_. C'est de cela uniquement que je vais m'occuper. J'analyserai toujours, sans jamais citer ni traduire. Les citations auront leur tour. S'il en résulte d'abord plus de sécheresse, moins d'agrément et de variété, on voudra bien me pardonner, pourvu qu'avec d'autres moyens je ne sois pas moins utile. L'Arioste a choisi avec beaucoup de discernement le point de l'action du _Bojardo_ où il devait commencer la sienne. C'est lorsqu'une rixe s'étant élevée entre Roland et son cousin Renaud, tous deux amoureux de la belle Angélique, Charlemagne, qui avait besoin d'eux pour la bataille qu'il allait donner, remet cette beauté dangereuse entre les mains du vieux duc de Bavière, et la promet pour récompense à celui des deux rivaux qui se sera le plus distingué dans cette journée[620]. La bataille est perdue, l'armée chrétienne en déroute, le duc fait prisonnier. Dans cette déroute, Angélique quitte la tente où elle était en dépôt, monte à cheval et s'enfuit dans la forêt voisine. Elle y rencontre Renaud qui court à pied cherchant son cheval Bayard. On se rappelle qu'Angélique avait bu à la fontaine de la Haine, et Renaud à la fontaine de l'Amour[621]. Dès qu'il l'aperçoit, il veut l'aborder; elle le reconnaît et s'enfuit à toute bride. Elle arrive au bord d'une rivière, où elle fait une autre rencontre. Le sarrazin Ferragus, baigné de sueur, avait voulu puiser de l'eau dans son casque, et l'y avait laissé tomber. Il cherchait à le ravoir, lorsqu'il entend les cris d'effroi que jette Angélique en fuyant Renaud qui la suit. Quoique sans casque, il s'élance au-devant de Renaud et l'attaque l'épée à la main. Angélique les laisse se battre et s'enfuit de plus belle. Les deux chevaliers s'en aperçoivent, suspendent leur combat, conviennent de le reprendre quand ils auront retrouvé celle qui en est l'objet, montent tous deux, l'un en selle, l'autre en croupe, sur le cheval de Ferragus, et se mettent à la poursuite d'Angélique[622]. [Note 620: J'ai observé dans l'extrait du _Bojardo_ la différence qui existe ici entre la version de l'Arioste et la sienne; ci-dessus, p. 331.] [Note 621: _Orlando innamorato_, c. III; ci-dessus, p. 307.] [Note 622: _Orlando furioso_, c. I. C'est là qu'est ce trait charmant devenu proverbe: _O gran bontà de' cavalieri antiqui!_ etc. (St. 22.)] Bientôt le chemin se partage en deux. Incertains de celui qu'elle a pu prendre, ils se séparent. Renaud s'enfonce dans la forêt; Ferragus revient au bord du fleuve d'où il était parti. Il recommence à chercher avec une longue perche son casque qui y était tombé. Tout à coup l'ombre de l'Argail, de ce jeune frère d'Angélique, qu'il avait tué peu de temps auparavant, et dont il avait jeté le corps précisément en cet endroit, s'élève du milieu du fleuve, tenant d'une main le casque que Ferragus lui avait alors promis d'y rapporter dans trois jours. Il lui reproche son manque de parole, et disparaît avec son casque; action particulière que le _Bojardo_ avait commencée[623], et que l'Arioste, en passant, termine ainsi. [Note 623: _Orlando innamorato_, c. III; ci-dessus, p. 306.] Cependant Angélique fuyant à travers la forêt et n'en pouvant plus de lassitude, était descendue dans un bosquet où des arbres et des buissons fleuris formaient le plus délicieux ombrage. Elle entend un chevalier qui, se croyant seul, poussait des soupirs et se plaignait de sa destinée. C'était Sacripant, roi de Circassie, qui, après l'avoir défendue en Orient lorsqu'elle était assiégée dans Albraque sa capitale[624], était passé en Occident pour la suivre, et croyait l'avoir entièrement perdue. Angélique pense qu'il peut la servir encore, la sauver des poursuites de Renaud, et la reconduire dans ses états. Elle sort du lieu où elle était cachée, aborde Sacripant, et lui montre les dispositions les plus favorables. Il se préparait à en profiter plus qu'elle ne le voulait peut-être, lorsqu'il est interrompu par l'arrivée d'un chevalier couvert d'une armure aussi blanche que la neige. Sacripant le défie au combat. Au premier coup de lance, ce chevalier l'abat, le laisse étendu sur le sable, et poursuit fièrement sa route. Un courrier qui vient à passer apprend au triste Circassien que ce chevalier blanc est une femme, ou plutôt une jeune fille, la belle et invincible Bradamante[625]. Sacripant, à peine relevé de sa chute, n'était pas encore revenu de sa honte, lorsqu'un autre chevalier survient à pied. C'est Renaud. Sacripant met pied à terre; nouveau combat, nouvelles terreurs d'Angélique, qui prend, comme à son ordinaire, le parti de monter sur le cheval de Sacripant et de s'enfuir[626]. [Note 624: _Orlando innam._, c. X.] [Note 625: _Orlando fur._, c. I, st. 69, 70.] [Note 626: C. II.] Elle rencontre dans la forêt un vieil ermite, nécromant de son métier. Elle lui confie son extrême desir de quitter la France, et de s'embarquer au plus vite pour échapper aux poursuites de Renaud. L'ermite qui a ses vues, évoque un démon familier, et l'envoie, sous la forme d'un valet, tromper les deux chevaliers qui se battent pour Angélique. L'esprit follet leur affirme qu'elle a retrouvé Roland, qu'en ce moment il l'enlève en se moquant d'eux et retourne à Paris avec elle. Renaud, sans dire un mot, monte sur Bayard, que son instinct, qui approchait de l'intelligence humaine, avait ramené auprès de lui, et court au galop vers Paris. C'était le moment où Charlemagne, après la bataille qu'il avait perdue contre Agramant, rassemblait le reste de ses troupes, se préparait à soutenir un siége, et pensait à envoyer en Angleterre demander du secours. Il y députe Renaud, à qui cette commission est fort désagréable, mais qui part aussitôt pour la remplir. Ce ne sont-là, pour ainsi dire, que les préliminaires de l'action; c'est ici qu'elle commence à s'engager et que l'on a besoin, pour l'entendre dans l'Arioste, de se rappeler ce qu'on en a vu dans le _Bojardo_. Cette terrible Bradamante qui traite si rudement les chevaliers les plus braves, est cependant occupée d'un soin plus analogue à son sexe et à son âge. Elle va cherchant son cher Roger, qu'elle aime tendrement et qui l'aime de même, quoiqu'ils ne se soient vus et parlé qu'une fois, le jour où ils furent séparés par une troupe de Sarrazins, et où elle se laissa emporter à la poursuite de celui qui l'avait blessée[627]. A quelque distance du lieu où elle avait renversé Sacripant elle trouve Pinabel, de cette perfide race de Mayence, ennemie de celle de Clairmont et de Montauban. Il la trompe, l'égare dans les montagnes et la précipite dans une caverne, où il croit qu'elle trouvera la mort[628]. Elle y trouve au contraire le tombeau prophétique de Merlin, et la bonne magicienne Mélisse, à qui sa venue était annoncée, et qui, après lui avoir prédit et avoir fait passer sous ses yeux tous les héros futurs de la maison d'Este, qui doivent naître de son union avec Roger, lui enseigne ce qu'elle doit faire pour le retrouver et pour le tirer du château magique où le vieil Atlant, cet ancien guide de sa jeunesse, le tient de nouveau renfermé[629]. [Note 627: _Orlando innam._, t. III, c. V; ci-dessus, p. 335.] [Note 628: _Orlando fur._, c. II, st. 75 et pénult.] [Note 629: C. III.] En passant de l'imagination du _Bojardo_ dans celle de l'Arioste, Atlant s'est enrichi d'un Hippogryphe, espèce de coursier ailé, sur lequel il s'élève dans les airs, et d'un bouclier enchanté qui jette un tel éclat lorsqu'il le découvre, que les yeux sont éblouis; on tombe privé de sentiment, presque sans vie; le magicien saisit alors celui qui l'a osé combattre et l'emporte dans son château. Il n'existe qu'un seul moyen de vaincre cet enchantement; c'est de porter à son doigt l'anneau qui avait appartenu à la belle Angélique. Or, dans ce moment là même, le petit roi Brunel, qui lui avait dérobé cet anneau[630], marchait vers le château d'Atlant pour en retirer Roger et le livrer au roi Agramant, son général. Mélisse en instruit Bradamante et lui conseille de tuer Brunel, de s'emparer de l'anneau, et de faire pour son compte ce que ce fourbe voulait faire pour celui d'Agramant. [Note 630: _Orlando innam._, l. II, c. V; ci-dessus, p. 326.] Bradamante, après avoir quitté Mélisse, trouve en effet le petit roi de Tingitane, mais elle répugne à tuer un homme vil, faible et sans défense; elle l'attache au pied d'un arbre, lui prend l'anneau d'Angélique, et marche vers le château d'Atlant[631]. Arrivée là, elle suit de point en point les leçons de Mélisse, rompt l'enchantement, délivre Roger et avec lui Gradasse, Sacripant et quelques autres guerriers qui y étaient aussi retenus. L'enchantement détruit, Atlant et son château disparaissent, mais l'Hippogryphe reste; Roger a l'imprudence de le monter; l'Hippogryphe prend aussitôt son vol et l'emporte à travers les airs[632]. L'Arioste usant du privilége, ou suivant une des lois du roman épique, a laissé Renaud embarqué pour l'Angleterre et assailli d'une tempête; il laisse ici Roger au haut des airs, emporté par l'Hippogryphe, pour raconter les aventures de Renaud en Ecosse, où la tempête l'a jeté, ou plutôt l'aventure intéressante de la belle Genèvre, que Renaud venge d'une calomnie et sauve de la mort[633]. Le poëte revient ensuite à Roger, le retrouve en l'air sur son Hippogryphe, le ramène enfin vers la terre, et le conduit dans l'île enchantée d'Alcine[634]. [Note 631: _Orlando fur._, c. IV; st. 14.] [Note 632: _Ibid._, st. 46.] [Note 633: C. IV, st. 51, jusqu'à la fin, tout le chant V, et les seize premières stances du chant VI.] [Note 634: C. VI, st. 19.] Cette fiction est liée à celle de l'île de Falerine et de Morgane dans l'_Orlando innamorato_[635]. La fée Alcine est soeur de la méchante fée Morgane, et ne vaut pas mieux qu'elle. Elle retient pour son plaisir, dans les délices et dans la mollesse, les chevaliers qui tombent entre ses mains. Elle s'en dégoûte bientôt; et pour qu'ils n'aillent pas lui faire une mauvaise réputation par le monde, elle les change, selon son caprice, en arbres, en fontaines, en animaux ou en rochers. Le vieil Atlant, à qui Roger avait échappé, a imaginé ce nouveau moyen de l'écarter des dangers de la guerre. Il a eu l'art de le faire arriver dans cette île, et celui de fixer l'inconstante Alcine. Elle lui restera fidèle, et sent que désormais elle ne peut plus changer. Mais ce plan ne s'arrange point avec ceux de la bonne Mélisse, qui ne perd pas un instant de vue Roger et Bradamante. Elle instruit la fille d'Aymon du piége où est tombé son amant, et promet de l'en retirer. Elle ne demande pour cela que l'anneau d'Angélique, que Bradamante avait gardé. Avec ce talisman infaillible, déguisée sous la forme du vieil Atlant, elle va chercher Roger dans son île, le fait rougir de l'état où elle le trouve, et pour dissiper les fausses apparences qui l'ont séduit, elle lui met au doigt l'anneau magique. Roger revoit Alcine; il la revoit telle qu'elle est, c'est-à-dire qu'au lieu d'une jeune reine, belle et charmante, il reconnaît qu'il n'a eu affaire qu'à une vieille fée, chauve, édentée et ridée. Il la fuit avec horreur[636]. [Note 635: Voyez ci-dessus, p. 321 et 324.] [Note 636: Le reste du chant VI, le chant VII tout entier, et les vingt-une premières stances du chant VIII.] L'Arioste revient alors sur ses pas jusqu'à l'endroit où il a laissé Angélique seule dans un bois avec un vieil ermite, qui a sur elle des desseins peu conformes à son état et à son âge. Elle est exposée avec lui à une aventure qui n'est ni la plus agréable, ni la plus décente du poëme[637]; surprise ensuite au bord de la mer par des corsaires et emmenée dans l'île d'Ebude, près de l'Irlande, pour être dévorée par un monstre marin[638]. Le roi de cette île avait encouru la colère de Protée. Pour l'apaiser, il fallait exposer tous les jours au pied d'un rocher une jeune fille que le monstre venait dévorer. Angélique y est conduite et attachée. Elle n'attend plus que la mort. Là, le poëte l'abandonne, pour parler enfin de Roland[639], qui n'a point encore figuré dans l'action du poëme. [Note 637: C. VIII, st. 30, 48 et 49.] [Note 638: St. 51.] [Note 639: St. 68.] Il annonce dès le début le caractère passionné qu'il a voulu donner à ce héros. Ce n'est plus le Roland de la Chronique de Turpin et des premiers poëtes romanesques: c'est celui que le _Bojardo_ a mis à sa place. C'est un amant plus encore qu'un chevalier, qui sacrifie à son amour la sûreté de son empereur, le salut même de sa patrie, en un mot, si préoccupé de sa passion qu'on ne sera pas surpris de voir cette forte préoccupation devenir une véritable folie. Paris est assiégé et réduit à de telles extrémités qu'une pluie miraculeuse a pu seule éteindre l'incendie que l'ennemi y avait allumé. Roland pendant la nuit est livré aux agitations et à l'insomnie. Ce n'est point du siége ni de l'incendie qu'il s'occupe, c'est d'Angélique. Il ne peut digérer l'affront que lui a fait Charlemagne en lui ôtant des mains celle qu'il avait conduite en France à travers tant de dangers. Elle s'est échappée; à quoi sa beauté, sa jeunesse ne l'exposent-elles pas? C'en est fait, il veut la suivre. Il ira pour la trouver jusqu'aux extrémités de la terre. Il se lève, prend des armes couvertes d'un vêtement noir, et quitte, pour n'être pas connu, ses enseignes ordinaires, où l'on voyait ce cartel, emblême de l'habit de deux couleurs dont il avait été vêtu dans son enfance[640]. Il part seul, sans prendre congé, sans dire adieu; il traverse le camp ennemi, et va cherchant dans toutes les provinces de France, la belle reine du Catay. Pendant tout l'hiver et une partie du printemps, il continue cette recherche. Enfin, il apprend en Normandie l'horrible usage de l'île d'Ebude. Une idée confuse que son Angélique peut y être exposée à une mort affreuse, le détermine à aller combattre le monstre et délivrer ce peuple malheureux. Il monte sur une barque, côtoyé quelque temps la Bretagne et veut cingler vers l'île d'Ebude. Une tempête le jette en Zélande, où il est arrêté par l'aventure épisodique du barbare Cimosque, de Biréne et de la belle et tendre Olimpie[641]. [Note 640: St. 90. Voyez ci-dessus, p. 172.] [Note 641: C. IX.] Cependant Roger avait vaincu tous les obstacles qu'Alcine avait voulu mettre à sa fuite: ferme dans son dessein, il était parvenu dans l'autre partie de l'île, où étaient les états de la fée Logistille, soeur d'Alcine et de Morgane, mais aussi bienfaisante et aussi sage qu'elles étaient méchantes, folles et perfides[642]. C'est l'emblême allégorique de la Raison et de la Vertu, comme les deux autres le sont des passions vicieuses et insensées. Roger, instruit par les leçons de Logistille, remonte sur l'Hippogryphe, qu'il a appris d'elle à gouverner comme on conduit sur terre un coursier docile. Il portait suspendu à l'arçon le bouclier magique d'Atlant, et à son doigt l'anneau enchanté que lui avait envoyé Bradamante. Il s'élève dans les airs et dirige son vol vers la France. En passant sur l'île d'Ebude, il apperçoit Angélique attachée nue sur un rocher, et déjà le monstre marin qui s'avance pour dévorer sa proie[643]. Après lui avoir porté des coups que la dureté des écailles du monstre rend inutiles, il se rappelle son bouclier et son anneau. Le bouclier, qui éblouit et endort tous ceux qui le regardent, suffira pour vaincre le monstre; mais de peur qu'Angélique n'éprouve le même éblouissement, il descend d'abord auprès d'elle et lui passe au doigt l'anneau qui rompt tous les enchantements. A l'aspect du bouclier, le monstre s'assoupit; Roger, sans perdre de temps à le tuer, délie Angélique, et la fait monter derrière lui sur l'Hippogryphe, qui s'élève de nouveau dans les airs. On se rappelle dans quel état est Angélique. La beauté de toute sa personne et la jeunesse de son libérateur ont leur effet ordinaire. Il se détourne cent fois vers elle; les caresses qu'il se permet ne font qu'irriter ses désirs. Il change son plan de voyage, cherche des yeux le premier rivage où il voie des bois et des paysages agréables, et s'abat sur les côtes de Bretagne, dans un endroit délicieux. Son premier soin, dès qu'ils sont tous deux à terre, est de se débarrasser de ses armes. Angélique voit son dessein, mais que faire? Heureusement en baissant les yeux, elle aperçoit à son doigt l'anneau que Roger y avait mis[644]. Elle le reconnaît; c'était le sien; c'était cet anneau précieux que Brunel lui avait dérobé jadis, et qui lui était rendu par ce cercle étonnant d'aventures. La vertu de cet anneau ne se bornait pas à détruire les enchantements; il en produisait un lui-même; en le mettant dans sa bouche on devenait invisible. Angélique le met sur-le-champ dans la sienne, et au moment où Roger se croit près de tout obtenir, il ne touche et ne voit plus rien. Pour comble de malheur, l'Hippogryphe qu'il avait attaché à un arbre, rompt sa bride, s'envole et disparaît. Le pauvre Roger tout honteux reprend ses armes, et s'enfonce tristement dans la forêt[645]. [Note 642: C. X.] [Note 643: St. 91.] [Note 644: C. XI, st. 3.] [Note 645: St. 15.] Pendant ce temps-là, Roland avait terminé son expédition de Zélande, tué le cruel Cimosque, et réuni Birène à l'amoureuse Olimpie[646]. Il se rembarque pour l'île d'Ebude; les vents tantôt trop lents et tantôt contraires l'en écartent long-temps. Il arrive enfin dans le moment où le monstre des mers allait s'élancer sur une nouvelle victime. Roland se sert pour le vaincre d'un moyen très-extraordinaire[647]. Il le tue enfin et s'empresse de délivrer la jeune beauté qui était attachée nue sur le rocher, comme l'avait été Angélique. Il se trouve que c'est cette même Olimpie qu'il avait réunie à Birène, que ce perfide avait enlevée, puis abandonnée sur le rivage; que les corsaires d'Ebude y avaient prise, et qui, pour récompense de l'amour le plus généreux et le plus tendre, était exposée à ce sort affreux[648]. Dans cette imitation justement célèbre de l'Ariane abandonnée de Catulle, ou plutôt de celle d'Ovide, le roi d'Irlande joue le même rôle que Bacchus. Il faisait à l'instant même une descente dans cette île. Il ne peut voir Olimpie sans l'aimer, et Roland ne part d'Ebude qu'après avoir vu celle qu'il a sauvée deux fois, devenue reine d'Irlande et vengée de son infidèle par l'amour et par l'hymen d'un roi[649]. [Note 646: St. 21.] [Note 647: Il passe du vaisseau où il était sur une petite barque, avec une ancre attachée par un gros câble, se fait avaler par le monstre, avec son ancre, et même, si le poëte ne se trompe, avec son bateau: _E se l'immerse Con quella anchara in gola, e s'io no fallo Col batello ancor_. (C. XI, st. 37.) Il enfonce les deux pointes de l'ancre dans le palais et dans la langue du monstre, et lui tient ainsi de force la gueule ouverte; il en sort à la nage, tenant toujours le câble de l'ancre, et tire facilement l'énorme animal sur le sable, où il expire.] [Note 648: St. 55.] [Note 649: St. 80.] Il revient sur le continent, où il va toujours cherchant sa chère Angélique, et courant des aventures qui amusent le lecteur et l'intéressent même quelquefois, comme celle de la tendre Isabelle, que Roland trouve dans une caverne, et qu'il délivre d'une troupe de brigands pour la rendre à son cher Zerbin[650]; mais ces aventures avancent peu l'action du poëme. Elle prend enfin une marche plus rapide et un plus grand caractère, quand le poëte nous ramène à la guerre des Sarrazins contre Charlemagne et au siége de Paris[651]. Marsile est à la tête d'une forte armée de Sarrazins d'Espagne; le jeune et présomptueux Agramant, chef général de l'entreprise, en commande une innombrable d'Africains. Les deux rois passent en revue les deux armées: elles s'approchent de Paris et le cernent de toutes parts. [Note 650: C. XII et XIII.] [Note 651: C. XIV.] Pour la première fois, depuis que Charlemagne est le sujet des romans épiques, il paraît ici tel que l'épopée héroïque l'aurait peint d'après l'histoire. Les voeux et les cérémonies de la religion l'occupent d'abord[652]. Tout Paris est en prières. Celle de l'empereur est noble et fervente. Elle est portée, par l'Ange qui veille sur ses destinées, au pied du trône de l'Éternel. Le choeur entier des anges et des saints intercède pour lui. Dieu charge l'archange Michel d'aller chercher le Silence et la Discorde; il veut que l'un conduise pendant la nuit les troupes qui viennent d'Angleterre, sous la conduite de Renaud, et que l'autre mette le trouble et la confusion dans le camp des Sarrazins. Ici, comme on voit, l'Arioste fait succéder au merveilleux de la féerie celui de la religion, mêlé avec le merveilleux allégorique. Son génie embrasse, et tout ce qui est dans la nature des choses, et tout ce que notre faible nature a imaginé dans tous les temps d'êtres supérieurs à elle, qu'elle craint ou qu'elle implore et dont elle attend ses biens ou ses maux. [Note 652: St. 68 et suiv.] La manière dont l'archange remplit sa mission ne conviendrait pas de même au poëme héroïque; elle ne pouvait figurer que dans l'épopée romanesque qui admet le genre satirique comme tous les autres. Michel ne croit pouvoir rien faire de mieux pour trouver le Silence que de l'aller chercher dans un couvent de moines; il espère y trouver aussi la Paix, la Charité, l'Humilité. Point du tout; elles en avaient été chassées par la Gourmandise, l'Avarice, la Colère, l'Orgueil, l'Envie, la Paresse et la Cruauté[653]. A la place de ce septième péché, on en attendait peut-être un autre. L'Arioste n'en parle pas. Il est vrai qu'il ne dit pas non plus que l'archange s'attendît à trouver dans ce couvent la vertu contraire. Qu'y trouve-t-il encore? Ce qu'il croyait devoir aller chercher jusqu'aux enfers, la Discorde. C'est dans ce nouvel enfer qu'elle habite parmi les saints offices et les messes[654]. [Note 653: St. 81.] [Note 654: _E ritrocolla in questo nuovo inferno_ (_Chi'l crederia?_) _tra santi uffizii e mese._ (St. 82.)] Michel ordonne à la Discorde d'aller porter ses fureurs et tous les désordres qu'elle entraîne dans le camp des Sarrazins. Il apprend ensuite de la Fraude, qui se trouve aussi dans cette maison, en quel endroit il doit aller chercher le Silence. C'est dans le palais du Sommeil, situé en Arabie, dans un vallon paisible, loin de toute habitation humaine[655]. L'archange prend son vol vers ce palais, y trouve en effet le Silence, lui donne ses ordres, et le conduit en Picardie, où Renaud était débarqué avec les troupes que les rois d'Angleterre et d'Écosse envoyaient au secours de Charlemagne. Le Silence leur est donné pour escorte. Elles arrivent sans être aperçues, à l'instant où commençait l'assaut général de Paris. [Note 655: St. 92.] La poésie moderne, ni peut-être même l'ancienne, n'ont rien à mettre au-dessus de la description de cet assaut. Charlemagne y remplit tous les devoirs d'un grand capitaine et d'un roi. Ce qui lui reste de ses paladins le seconde avec une intrépidité qu'aucun danger n'étonne. Mais ils sont attaqués par des forces supérieures et par des ennemis furieux. Le plus terrible des rois africains, Rodomont, porte de tous côtés l'incendie et le carnage; et tandis que ses propres soldats sont consumés dans les fossés de la ville par les fascines embrasées que les assiégés y jettent, il s'élance sur le mur, le franchit, et renfermé seul dans Paris, il y répand la mort et l'effroi, comme s'il était suivi de son armée[656]. Agramant attaque en même temps une des portes avec l'élite de ses troupes[657]. Charlemagne en personne la défend avec ses plus braves chevaliers. C'est alors que Renaud arrive avec ses Anglais[658]; il tombe à l'improviste sur les Sarrazins, et les oblige à tourner contre lui tous leurs efforts, tandis qu'une partie du secours qu'il amène pénètre d'un autre côté dans la ville assiégée. [Note 656: Le reste du chant XIV.] [Note 657: C. XV, st. 6. Mais le poëte s'interrompt trois stances après, pour retourner, non à Renaud, mais à Astolphe, qu'il a laissé en Angleterre. Il reprend l'assaut de Paris, c. XVI, st. 16.] [Note 658: St. 29.] Cependant Rodomont y continue ses ravages. Il ose attaquer le palais même de l'empereur[659]. Charlemagne et ses paladins accourent pour le défendre. Une foule de guerriers suit leurs pas. Ils entourent l'indomptable Africain, et l'attaquent tous à la fois[660]. Après avoir fait un grand carnage des chevaliers et des soldats, il est contraint de céder et de se retirer vers les remparts. Trois fois il se retourne contre la foule qui le suit, et trois fois sa redoutable épée se baigne dans le sang français. Enfin parvenu au pied des murs, il y monte, se précipite tout armé dans le fleuve, le passe à la nage, et rendu sur l'autre bord, il gémit profondément, et ne quitte qu'à regret sa proie[661]. Toute cette scène héroïque, animée de l'esprit des anciens, est remplie de leurs imitations les plus heureuses. C'est Pyrrhus au palais de Priam, c'est Turnus au camp retranché des Troyens, c'est, si l'on ose le dire, le génie même et le style admirable de Virgile. Le genre seul du poëme, et non le talent du poëte, peut nuire à l'effet de ce tableau, et en refroidir la chaleur. Le roman épique permet, ou plutôt commande des suspensions et des interruptions qui amènent plus d'une fois au milieu du siége de Paris des aventures, non-seulement étrangères, mais lointaines. Elles transportent le lecteur tantôt en Egypte et tantôt à Damas, et l'occupent d'Astolphe et de Marfise, de Griffon, d'Aquilant et d'Origille quand son attention était fixée sur Paris, Rodomont et Charlemagne. J'écarte à dessein toutes ces actions incidentes, et je tâche de suivre entre les mains de l'Arioste, celle des trois actions principales où il ressemble le plus aux épiques anciens; elle va le conduire par un fil presque imperceptible à une autre de ces actions, celle que son titre annonce, et pour laquelle il n'a point eu de modèle. [Note 659: C. XVII, st. 6.] [Note 660: St. 16. Ici est encore une nouvelle interruption, et il faut que lecteur s'occupe, pendant tout le reste de ce chant, de Griffon et d'Origille, dont il ne se soucie guère, et qui ne sont pas la plus heureuse des fables du _Bojardo_ que l'Arioste emprunta de lui. (_Orlando innam._, l. I, c. XXVIII et XXIX, etc.) L'attaque livrée à Rodomont par Charlemagne et par ses chevaliers n'est reprise qu'au chant suivant, c. XVIII, st. 8.] [Note 661: St. 24.] Délivré de Rodomont, Charlemagne fait sortir ses troupes par trois portes en même temps, les réunit, marche à leur tête, et attaque avec vigueur l'arrière-garde des ennemis, qui sont aux mains avec l'armée de Renaud. Le combat devient alors une horrible mêlée. Le poëte en écarte la confusion par le même artifice qu'Homère; dans cette masse générale, il dessine des groupes particuliers, et distingue par des exploits extraordinaires les principaux chefs des deux armées. Dardinel, fils d'Almont, jeune roi sarrazin, montre surtout la valeur la plus brillante, balance long-temps la victoire, tue un grand nombre de chrétiens, et tombe enfin lui-même sous les coups de Renaud. Rien ne peut plus retarder la défaite des Africains. Agramant fait rentrer dans son camp un tiers au plus de son armée. Charlemagne suit ses avantages, et l'y tient assiégé pendant la nuit. Ici se trouve encore une belle imitation de Virgile, si belle que je ne crains pas de prononcer un blasphême littéraire, en mettant, à certains égards, la copie au-dessus de l'original. L'épisode divin de Nisus et d'Euryale au neuvième livre de l'_Énéide_ est transporté presque tout entier dans le dix-huitième chant de l'_Orlando furioso_. Cloridan et le beau Médor veillent sur les remparts du camp d'Agramant, comme les deux célèbres amis à la porte du camp des Troyens. Ils conçoivent et exécutent également le dessein d'une expédition hasardeuse. Mais Nisus et Euryale ont pour objet de traverser le camp des Rutules pour aller avertir Énée du danger que courent ses compagnons et son fils; Cloridan et Médor, attachés au jeune et brave Dardinel, qui a été tué dans le combat, ne peuvent supporter l'idée de le laisser sans sépulture[662]; c'est pour remplir ce devoir pieux qu'ils se dévouent; c'est pour aller chercher sur le champ de bataille, au milieu des morts, le corps de leur malheureux roi qu'ils traversent le camp des chrétiens. Ils périssent aussi tous deux; mais quelle différence entre Euryale, qui n'est retardé dans sa fuite que par le butin qu'il a fait et qu'il ne veut pas perdre, et le sensible Médor, resté seul chargé du corps inanimé de son maître après la fuite de Cloridan, succombant sous ce fardeau sacré, le déposant enfin sur la terre, mais ne pouvant se résoudre à l'abandonner, et tombant percé de coups auprès de lui[663]! [Note 662: C. XVIII, st. 165.] [Note 663: C. XIX, st. 13.] Un autre avantage de cet épisode, c'est qu'il est intimement lié à la marche générale du poëme, et qu'il devient même le moyen particulier dont l'Arioste se sert pour conduire l'une de ses trois principales actions; tandis que l'épisode de Virgile, une fois terminé, n'a plus aucune influence sur l'action de l'_Énéide_. Nous avons vu comment Angélique s'était échappée des bras du jeune Roger. Elle était nue, mais son anneau, qui la rendait invisible, mettait sa pudeur à l'abri. Elle avait cependant trouvé, dans l'asyle d'un pauvre villageois, des habits grossiers dont elle s'était vêtue, une jument qu'elle avait montée. Elle parcourait ainsi la France, tantôt cachée et tantôt visible, plus fière et plus insensible que jamais, et ne cherchant qu'une bonne occasion pour retourner dans son empire. Elle arrive auprès de Paris; le hasard la conduit dans ce lieu même, où le jeune Médor gisait étendu sur la terre et baigné dans son sang[664]. Elle croit apercevoir qu'il respire encore. Touchée de sa jeunesse, elle descend auprès de lui, met en usage la science des simples que les filles de rois possèdent dans l'Orient, étanche d'abord le sang qui coulait de sa large blessure, le fait transporter, pour le guérir, dans la cabane d'un berger qui vient à passer en cet endroit, y reste pour achever sa cure, mais bientôt se sent elle-même atteinte d'un mal plus doux et plus difficile à guérir. Enfin, cette reine superbe, qui avait dédaigné les plus grands rois et les plus illustres chevaliers, devient la conquête d'un jeune page, qui n'a pour lui que sa beauté, mais chez lui la beauté est accompagnée d'un grand courage et de sentiments généreux dont il vient de donner des preuves. Il semble que le sort devait une récompense au dévouement qu'il a fait de sa vie, et que c'est la belle Angélique qui vient lui en apporter le prix. Elle n'en fait pas seulement son amant, mais son époux. Enchantés l'un de l'autre, ils séjournent plus d'un mois dans cette humble chaumière. Les rochers, les grottes, les arbres d'alentour sont chargés de leurs chiffres, de leurs devises, de leurs noms entrelacés. Ils y gravent de tendres serments, et l'histoire naïve de leurs amours. Mais bientôt lasse de ce bonheur obscur, pour lequel on dit qu'en général les reines ont peu de goût, Angélique veut enfin retourner dans ses états, et placer la couronne du Catay sur la tête de Médor. [Note 664: C. XIX, st. 20.] Ils quittent ensemble la France, passent les Pyrénées et prennent la route de Barcelonne. Tout à coup ils sont arrêtés par l'effrayante et hideuse rencontre d'un insensé, nu et tout couvert de fange, qui s'élance vers eux avec fureur. Que veut dire cette apparition terrible? Quelle est cette espèce de monstre humain? L'Arioste se garde bien de le dire, de le laisser même entrevoir. Il nous appelle brusquement à d'autres aventures; elles se succèdent pendant plus de deux autres chants; enfin, dans le vingt-troisième, sans nous douter de rien encore, nous retrouvons son héros dont il ne nous avait point parlé depuis long-temps. Roland n'avait cessé, ni de chercher Angélique, ni de courir, chemin faisant, de belles et de grandes aventures. En approchant de Paris, il avait attaqué et dispersé lui seul une troupe de Sarrazins qui rejoignaient l'armée d'Agramant, tué de sa main les deux rois qui les commandaient, et commencé un combat avec Mandricard, qui était accouru pour les venger. Le cheval de Mandricard, dont la bri le s'était rompue, avait emporté ce guerrier, malgré lui, à travers les bois et les plaines. Roland, retardé par un autre accident, malgré l'avance que son ennemi avait sur lui, s'était remis à sa poursuite. Excédé de chaleur et de fatigue, il arrive, pendant l'ardeur du midi, dans un paysage délicieux, au bord d'un ruisseau limpide, où tout l'invite à se rafraîchir[665]. Il jette les yeux sur l'écorce de quelques arbres. Il y voit le nom d'Angélique et croit reconnaître sa main. Un autre nom inconnu le frappe; c'est celui de Médor. Il lit, à l'entrée d'une grotte, de plus longues inscriptions, des preuves plus manifestes du bonheur de ces deux amants et de son malheur. C'étaient en effet les environs de la cabane qu'Angélique avait habitée avec Médor, où tout offrait les emblêmes et les expressions de leur amour. Le comte d'Angers, saisi d'abord d'étonnement, puis de douleur, s'efforce de douter encore. Il arrive à la cabane qui avait servi de retraite à l'Amour et de temple à l'Hymen. Il ne veut point accepter de nourriture, et ne demande qu'un lit où il puisse trouver quelque repos. Quel repos! Ce qu'il lit gravé sur les murs, sur la porte, sur les fenêtres, lui dit trop dans quelle chambre il se trouve, sur quel lit il s'est jeté! Les villageois hospitaliers ne comprenant rien à sa peine, lui racontent, pour l'adoucir, toute l'histoire dont ils amusaient ordinairement les passagers. Ils lui montrent un bracelet garni de pierres précieuses qu'Angélique leur avait donné pour les récompenser de leurs soins; et ce bracelet, c'était de Roland lui-même qu'Angélique l'avait reçu. [Note 665: C. XXIII, st. 100 et suiv.] A ce récit, à cette vue, l'infortuné verse un torrent de larmes. Il sort de ce lieu de supplice, reprend ses armes, rentre dans la forêt, parcourt les routes les plus obscures, en poussant des cris et des hurlements affreux. Il revient sur ses pas, revoit les inscriptions et les monuments d'amour. Alors il ne se connaît plus; il tire sa formidable épée, coupe les arbres, taille les rochers, les fait voler en éclats, détruit la grotte, comble de débris, de rocailles et de branchages le ruisseau et la fontaine, tombe enfin étendu sur la terre, muet de rage, sans mouvement, et les yeux tournés vers le ciel. Pendant trois jours et trois nuits, il reste dans cette attitude, privé de nourriture et de sommeil. Le quatrième jour, il se livre à de nouveaux accès de fureur; il arrache ses armes, les disperse dans la forêt, déchire ses vêtements, reste absolument nu, et court ainsi dans la campagne, brisant ou déracinant comme des herbes fragiles les chênes, les hêtres et les ormeaux. Les laboureurs de ces cantons accourent et l'environnent[666]. Il frappe et tue tout ce qui l'approche, met le reste en fuite, assomme les chevaux, les boeufs, les troupeaux entiers. De ses poings, de ses pieds, de ses dents, il rompt, fracasse et déchire. L'épouvante est dans tout le pays. On déserte les villages; il y entre, dévore les plus grossiers aliments, s'élance de nouveau dans la plaine, se renfonce dans les bois, poursuit les daims, les sangliers, les atteint, les met en pièces, et se nourrit de leurs chairs. [Note 666: C. XXIV, st. 4.] De là, il se met à parcourir la France[667]. Les rencontres qu'il fait, les actes étranges de folie qui signalent partout son passage, sont impossibles à raconter. Il va jusqu'aux Pyrénées[668], passe en Espagne, arrive auprès de Barcelonne, à l'instant même où Angélique va pour s'y embarquer avec Médor[669]. Il ne la reconnaît pas; dans l'état hideux où sa démence l'a réduit, il n'en est point reconnu. Peu s'en faut que ce furieux qu'elle a privé de la raison, ne se venge d'elle sans le savoir; elle n'échappe à sa fureur, qu'au moyen de l'anneau qui la rend invisible quand il lui plaît. Elle monte enfin sur un vaisseau, et désormais en sûreté, prend, avec son cher Médor, la route de l'Inde, où le trône du Catay les attend. Et cependant l'insensé Roland, parvenu, en traversant toute l'Espagne, jusqu'au détroit de Gibraltar, le passe à la nage, aborde sur les sables d'Afrique, et continue de s'y livrer aux mêmes extravagances et aux mêmes fureurs[670]. [Note 667: St. 14. Le poëte le quitte alors, et ne le ramène sur la scène qu'au vingt-neuvième chant, st. 40.] [Note 668: Avant d'y arriver, il trouve, auprès de Montpellier, Rodomont placé sur un pont, dont il ne permet le passage à personne. Roland s'avance, prend dans ses bras le redoutable Sarrazin, se précipite avec lui dans la rivière, et gagne à la nage l'autre bord. (_Ub. sup._)] [Note 669: _Ibid._, st. 58, et tout le reste du chant.] [Note 670: Quinze premières stances du chant XXX.] Non, ce n'est pas trop dire que d'affirmer qu'il n'y a rien dans aucun poëte ancien ni moderne que l'on puisse comparer à cette peinture si vraie, si neuve et si terrible. Elle a près de trois cents vers de suite, jusqu'au moment où Roland quitte la France; et jusque là, pour cette fois, l'Arioste ne s'est distrait ni de son objet ni de sa route; pas la plus légère interruption, pas le moindre jeu de mots ou de pensées; il paraît lui-même frappé de cette démence passionnée, profonde et sublime; il est Roland, ou il le regarde si attentivement et de si près, qu'il retrace avec des couleurs vivantes les mouvements de cet esprit aliéné et les prodiges de cette force extraordinaire. Chaque fois qu'il y revient ensuite, c'est toujours la même énergie et la même vérité. Des trois grandes parties de l'action du poëme, deux ont donc produit, jusqu'à présent, deux grands tableaux du premier ordre et qui placent dans le premier rang le peintre qui les a tracés, le siége de Paris et la folie de Roland. Nous allons voir si, dans la suite de ces deux parties, il se montrera le même, et si, quand la troisième partie constitutive de sa fable, qui en est la principale, va dominer à son tour, il saura, dans la peinture des amours de Roger et de Bradamante, en employant d'autres couleurs, déployer le même art et soutenir le même vol. CHAPITRE VIII. _Fin de l'Analyse de l_'ORLANDO FURIOSO. Roger, à peine échappé de l'île d'Alcine[671], était tombé, malgré son amour pour Bradamante, dans une erreur des sens où la beauté peut entraîner la jeunesse, et qu'ordinairement elle lui pardonne. Il en avait été puni en perdant à la fois Angélique et l'Hippogryphe. Le magicien Atlant avait alors imaginé un nouveau moyen pour s'emparer de lui. Il avait construit par enchantement un palais, et l'y avait attiré par un prestige infaillible. Roger avait cru voir sa chère Bradamante enlevée par un géant et emportée dans ce palais. Il y avait poursuivi le géant; mais au moment où il était entré, la porte s'était fermée; il n'avait plus revu ni le géant ni Bradamante[672]. Il croyait entendre la voix de sa maîtresse qui l'appelait à son secours. Il parcourait sans cesse l'édifice, et se fatiguait à chercher ce qu'il ne trouvait jamais. Et dans ce même temps, la véritable Bradamante attendait avec impatience, à Marseille, l'effet des promesses de Mélisse et le retour de son cher Roger[673]. Mélisse vient enfin lui apprendre le nouveau stratagême employé par Atlant, et l'engage à se rendre avec elle au château magique, dont elle lui apprend les moyens de détruire l'enchantement. Elles y vont ensemble; pour charmer l'ennui de la route. Mélisse prédit à Bradamante toutes les femmes célèbres qui doivent sortir de son union avec Roger, et qui ajouteront à l'illustration de la maison d'Este par leurs charmes et par leurs vertus[674]. Arrivées à la vue du château, Mélisse répète à Bradamante les instructions qu'elle lui a données, et la laisse aller seule, de peur d'être reconnue par le vieil Atlant. Mais Bradamante suit mal ces instructions. Elle croit voir Roger, et l'entendre invoquer son secours. Il fallait, pour le délivrer, qu'elle le tuât de sa main, lui, ou plutôt ce qui n'en est que le fantôme[675]. Elle hésite; Roger l'appelle à grands cris en fuyant dans le château. Elle y entre sur ses pas: la porte se referme; et la voilà close et enchantée comme Roger lui-même. Sans cesse ils courent pour se trouver l'un l'autre: ils se rencontrent à tout moment, et ne se reconnaissent pas. [Note 671: Voyez ci-dessus, p. 403.] [Note 672: C. XI, st. 19 et 20; c. XII, st. 17.] [Note 673: C. XIII, st. 45.] [Note 674: _Ibid._, st. 57 et suiv.] [Note 675: St. 52.] Qui les tirera de cette fatigante prison, et réunira deux amants qui sont à la fois si près et si loin l'un de l'autre? C'est le paladin Astolphe. J'aurais pu faire mention de lui en parlant de l'île d'Alcine: il y a joué un assez grand rôle. D'abord amant de cette fée, ensuite changé en myrte quand il avait cessé de lui plaire, c'est en cet état que Roger le trouva dans son île[676]. Quand Mélisse en retira Roger, elle délivra aussi Astolphe, qui se rendit avec lui et les autres chevaliers désenchantés, auprès de la sage Logistille. Outre les leçons de cette bonne fée, il en reçut encore deux présents très-précieux: l'un était un livre qui apprenait à détruire les enchantements les plus forts; l'autre un cor si bruyant et si terrible, qu'il mettait en fuite quiconque en entendait le son[677]. Avec ce cor, ce livre, ses bonnes armes et sa lance d'or, Astolphe, en quittant les états de Logistille, avait été conduit par mer dans le golphe Persique[678]. Il avait pris de là son chemin par terre, sur son excellent cheval Rabican, avait traversé l'Arabie, et, parvenu jusqu'en Égypte, y avait couru les aventures les plus extraordinaires, dont, au moyen de sa lance et de son cor, il était toujours sorti avec gloire. [Note 676: C. VI, st. 33.] [Note 677: C. XV, st. 13.] [Note 678: C. XV presque tout entier. Voyez ses autres aventures, c. XVIII, st. 96 et suiv.; c. XIX, st. 54; c. XX, st. 88.] Cédant enfin au désir de voir l'Europe et l'Angleterre sa patrie, il y était revenu, n'importe par quel chemin[679]. Ayant appris à Londres l'état des choses et le secours envoyé récemment à Charlemagne, il était repassé sur le continent, avait débarqué en Normandie, et s'étant avancé dans les terres jusqu'en Bretagne, auprès du château magique d'Atlant, il y avait été attiré et renfermé comme tant d'autres[680]. Mais il avait avec lui son cor et le livre de Logistille; il s'aperçoit enfin qu'il y a de la magie dans cette affaire; il consulte son livre, et y trouve de point en point ce que c'est que tout ce prestige, et ce qu'il faut faire pour le dissiper. Aussitôt il emploie la recette indiquée: son effroyable cor se fait entendre; le château est détruit de fond en comble, et, ce que je puis attester en effet, il n'en reste aucune trace dans le pays[681]. [Note 679: C. XXII, st. 7.] [Note 680: St. 14.] [Note 681: St. 23.] Bradamante et Roger s'étaient enfuis au son du cor. Il s'arrêtent en cessant de l'entendre, se trouvent l'un près de l'autre, se reconnaissent avec ravissement, s'embrassent, jouissent pour la première fois du plaisir d'aimer et de se le dire; mais Bradamante, aussi sage que tendre, exige pour se donner entièrement à Roger, qu'il renonce à Mahomet et qu'il reçoive le baptême. Lui qui se serait mis, dit-il, pour l'amour d'elle, la tête non-seulement dans l'eau, mais dans le feu[682], y consent de tout son coeur. Ils s'acheminent ensemble vers l'abbaye de Vallombreuse, où il veut être baptisé. Il sont arrêtés par diverses aventures, dans l'une desquelles Bradamante retrouve le perfide mayençais Pinabel, le reconnaît et le tue. Dans cette même occasion, Roger se battant avec un chevalier, était armé du bouclier d'Atlant, mais voilé, comme il le tenait toujours, excepté lorsqu'il avait besoin de son effet magique. Un coup de lance en déchire l'enveloppe, il brille, et le chevalier, et d'autres que Roger devait aussi combattre, et les spectateurs et les dames, tous enfin sont éblouis et renversés. Roger, honteux de sa victoire, jette et enfonce généreusement son bouclier dans une fontaine profonde, où personne ne l'a retrouvé depuis[683]. [Note 682: _Non che nell'acqua, disse, ma nel foco Per tuo amor porre il capo mi fia poco._ St. 36.] [Note 683: St. 94.] Roger et Bradamante sont séparés par les suites de ce combat. Après de longs détours, Bradamante revient à l'endroit où avait été le château d'Atlant et où il n'était plus. Astolphe y était encore. Il s'était emparé de l'Hippogryphe, et ne savait que faire de son propre cheval. En acquérant l'autre monture, il a repris son goût pour les voyages. Il avait appris de Logistille, en même temps que Roger, à dompter et à conduire ce coursier ailé. Dans cette manière de voyager, ses armes ne seraient qu'une charge incommode; il garde seulement son cor, qui suffira pour le tirer de tous les dangers. Il prie Bradamante de faire conduire à Montauban son cheval Rabican, sa lance d'or et son armure, et de les y garder jusqu'à son retour. Ainsi vêtu à la légère, il lui fait ses adieux, monte sur l'Hippogryphe, s'élève dans les airs et disparaît[684]. [Note 684: C. XXIII, st. 16.] Bradamante reprend sa route, faisant conduire devant elle le cheval d'Astolphe et ses armes. Elle s'égare de nouveau, et au lieu d'arriver à Vallombreuse, elle arrive à Montauban[685]. Malgré le tendre accueil qu'elle y reçoit de sa famille, le souvenir de Roger et leur rendez-vous manqué la tourmentent. Elle charge enfin une de ses femmes d'aller à sa recherche, d'instruire Roger du lieu où elle est et des obstacles qui l'arrêtent, de le prier, au nom de leur amour, d'aller se faire baptiser à Vallombreuse, et de venir ensuite la demander à ses parents. [Note 685: St. 24.] Roger, dans ce moment là même, rendait un grand service à Bradamante et à sa famille; il sauvait de la mort son jeune frère Richardet. On doit se rappeler ici que ce qui nous reste du _Roland amoureux_ du _Bojardo_, finit par le joli épisode de Fleur-d'Epine, fille du roi sarrazin Marsile, qui croyant voir dans Bradamante un jeune chevalier, s'était prise d'une vive passion pour elle[686]. L'Arioste a voulu terminer cette galanterie. Richardet, frère jumeau de Bradamante, lui ressemblait à s'y tromper. Profitant de cette ressemblance, il s'est introduit auprès de Fleur-d'Epine, dans le palais du roi son père, lui a fait croire ce qu'il a voulu, et a poussé l'espiéglerie jusqu'où elle pouvait aller[687]. Traité publiquement comme la compagne de Fleur-d'Epine, il ne la quitte ni le jour ni la nuit. [Note 686: Voyez ci-dessus, p. 335.] [Note 687: C. XXV, st. 26 et 70.] On sent que l'Arioste, peu gêné par les moeurs de son temps, par le genre de son poëme, par le génie de sa langue, et tout aussi peu par son propre génie, a dû prendre bien des libertés dans un pareil sujet. Nous qui, suivant l'expression d'un ancien poëte, cultivons des Muses plus sévères[688], disons seulement que quelque envieux s'aperçut enfin de la chose, que Marsile en fut instruit, qu'il fit prendre au lit Richardet, et le condamna au dernier supplice, que le jeune et beau chevalier allait être brûlé vif, lorsque Roger arrive fort à propos pour être son libérateur[689]. Il fond avec l'impétuosité de la foudre sur la canaille qui entoure le bûcher, sur les satellites, sur les bourreaux, frappe, blesse, tue tout ce qui ne s'enfuit pas. Richardet, détaché du poteau fatal, le seconde avec les premières armes qui lui tombent sous la main. Ils sortent ensemble de cette ville maudite; et c'est alors que Richardet raconte à Roger le tour de page qui a été sur le point de finir si mal. [Note 688: _Qui Musas colimus severiores_.] [Note 689: _Ub. sup._, st. 10.] La nuit suivante, Roger, au lieu de dormir, est agité par ses pensées. La promesse qu'il a faite à Bradamante de se faire chétien, est-ce le moment de la remplir? Un courrier lui avait annoncé la position où se trouve Agramant, son seigneur et son roi. Ce serait une lâcheté que de l'abandonner quand la fortune l'abandonne, et lorsqu'il est attaqué dans son camp par toutes les forces de Charlemagne. Il suivra, quoi qu'il lui en coûte, la loi de l'honneur et du devoir. Il écrit à Bradamante, l'instruit de sa résolution, et lui jure de nouveau que dès qu'il aura délivré Agramant, il tiendra toutes ses promesses[690]. [Note 690: St. 86.] Le lendemain il sauve encore d'un grand péril Vivien et Maugis, cousins de Bradamante. En marchant à leur délivrance avec leur frère Andigier et Richardet, ils rencontrent la guerrière Marfise qui se réunit avec eux. Elle a déjà paru plusieurs fois dans le poëme. Déjà plusieurs exploits l'ont fait voir en Orient et en Europe telle qu'elle est annoncée dans le roman du _Bojardo_; mais ce n'est qu'ici qu'elle se lie à l'action principale. Elle contribue puissamment à délivrer Vivien et Maugis d'une troupe de Mayençais, car c'est toujours de cette race perfide qu'il faut sauver ou venger les héros de la maison de Montauban. Les trois chevaliers et Marfise tuent ou mettent en fuite tous les traîtres. Vivien et Maugis sont libres et se joignent à leurs libérateurs[691]. Ils font ensuite, soit ensemble, soit séparément, plusieurs exploits. Ils se quittent enfin pour aller où le devoir les appelle; Roger et Marfise au secours de leur roi Agramant qui rassemble toutes ses forces pour résister à Charlemagne, les autres auprès de cet empereur qui se prépare à l'attaquer avec toutes les siennes. [Note 691: C. XXVI, st. 26.] En même temps que Roger et Marfise arrivent au camp d'Agramant, l'Esprit infernal, qui veut causer au roi Charles de nouveaux malheurs, y rassemble aussi Rodomont, Sacripant, Mandricard et Gradasse, qui en étaient éloignés depuis long-temps[692]. Les Sarrazins, d'assiégés qu'ils étaient, redeviennent assiégeants. Ils font un grand carnage des chrétiens. Charlemagne rentre en désordre dans Paris. Ce qui lui restait de paladins sont faits prisonniers, excepté Oger et Olivier qui sont blessés, et Brandimart qui lui seul ne l'est pas. Les cris et les plaintes des femmes et des enfants qui se voient exposés dans Paris à de nouveaux désastres, parviennent à l'archange Michel[693]. Il s'aperçoit que ses ordres n'ont été qu'à moitié suivis, et que la Discorde n'a pas fait son devoir[694]. Il revole au saint monastère où il l'avait déjà trouvée. Il l'y retrouve siégeant dans un chapitre de moines pour l'élection des grands officiers de l'ordre. Elle s'amusait à voir ces révérends pères se jeter leurs bréviaires à la tête. L'ange la prend par les cheveux, lui donne des coups de pied, des coups de poing, lui rompt un manche de croix sur la tête, sur le dos et sur les bras; et de cette manière qui n'était admissible que dans l'épopée romanesque, et qu'on aimerait encore mieux n'y pas voir, l'envoie au camp d'Agramant, en lui promettant pis encore si elle en sort avant d'avoir armé les uns contre les autres tous les rois et tous les chevaliers sarrazins. [Note 692: C. XXVII, st. 7 et suiv.] [Note 693: St. 34 et suiv.] [Note 694: Voyez ci-dessus, p. 407.] Le monstre obéit: aussitôt toutes les têtes de ces guerriers s'enflamment[695]. Rodomont et Mandricard se disputent Doralice. Marfise, précédemment insultée par Mandricard, a commencé avec lui un combat qu'elle veut finir. Rodomont s'est emparé du cheval Frontin, qui appartenait à Roger; celui-ci veut qu'il le rende ou qu'il se batte. Tous demandent à la fois le combat. Le roi Agramant ne sait auquel entendre. Il les fait tirer au sort, à qui rompra la première lance. La lice est ouverte entre le camp et Paris; tous les rois et toutes les reines sont assis; les juges du camp sont placés. On attend avec impatience le signal du combat. Rodomont et Mandricard sont les deux premiers champions désignés par le sort. Conduits chacun dans une tente, aux deux extrémités du champ clos, leurs amis les aident à revêtir leurs armes; mais ces armes sont tout à coup dans les deux tentes le sujet de nouvelles querelles. L'un reconnaît une épée, l'autre un cheval qui lui appartient. Tandis que le roi Agramant, descendu de son trône, tâche d'accorder dans l'une des tentes Gradasse, Mandricard et Roger, Rodomont et Sacripant sont aux mains dans l'autre tente, et il faut qu'il coure les séparer. On vient aux éclaircissements. Le cheval que ces deux guerriers se disputent, est celui que Brunel avait jadis volé à Sacripant, le même jour où il déroba l'anneau d'Angélique et l'épée de Marfise. Marfise, qui se trouve là, apprend pour la première fois, que c'est Brunel qui lui a volé son épée, et que c'était pour ces beaux faits, qui méritaient la corde, qu'Agramant en avait fait un roi[696]. Ce misérable était assis sur l'estrade, parmi les rois; Marfise le voit, court à lui, le saisit d'un bras robuste, l'enlève et le porte devant Agramant. Elle déclare au roi d'Afrique, qu'elle veut faire justice de ce voleur, et désigne l'endroit où elle va se rendre pour cette exécution. Elle attendra trois jours que quelqu'un vienne le défendre; passé ce terme, c'est un parti pris, elle le pendra. Cela dit, elle monte à cheval, place le pauvre Brunel en travers devant elle, et malgré ses contorsions et ses cris, l'emporte hors de la carrière. Agramant trouve cela trop fort; il se met en colère et veut suivre Marfise, pour lui arracher Brunel et venger le respect dû à sa couronne. Le sage Sobrin s'y oppose, mais il a bien de la peine à le retenir. La Discorde triomphe. Elle jette un horrible cri de joie qui retentit sur les bords de la Seine, du Rhône, de la Garonne et du Rhin. [Note 695: St. 40 et suiv.] [Note 696: Voyez ci-dessus, p. 327.] Voilà encore un tableau des plus originaux, des plus animés, des plus fortement conçus et des mieux peints qui soient dans aucun poëme[697]. Bien des gens le placent dans celui-ci au premier rang avec ceux de l'assaut de Paris et de la folie de Roland; et il serait difficile d'en trouver dans d'autres poëmes modernes que l'on pût mettre à côté de ces trois-là. [Note 697: Il remplit une grande partie du c. XXVII.] Agramant ne pouvant apaiser Rodomont et Mandricard, propose de s'en rapporter à Doralice du choix qu'elle voudra faire entre eux. Ils y consentent. Rodomont l'avait eue long-temps pour maîtresse; Mandricard la lui avait enlevée; mais il croit bien que c'est par force, et qu'elle ne va pas manquer de revenir à lui. L'armée entière, témoin de tout ce que Rodomont a fait pour se l'attacher, le croit de même. Doralice interrogée, baisse modestement les yeux, et se décide pour Mandricard. Rodomont, furieux, veut en appeler à son épée; mais obligé de céder, par les lois de la chevalerie, il sort du camp, jurant de ne jamais pardonner cet outrage, maudissant les femmes[698], les combats, les lois, Mandricard, Agramant et surtout Doralice. [Note 698: C. XXVII, st. 117.] C'est dans cette disposition d'esprit qu'il arrive à une hôtellerie, dont l'hôte jovial et bon homme raconte devant lui l'histoire graveleuse de Joconde[699], que l'Arioste conseille si plaisamment aux dames et à ceux qui les aiment de ne pas lire, parce qu'elle contient des exemples de la fragilité des femmes trop honteux et trop injurieux pour elles, mais qu'il a si agréablement narrée, qu'il en est peu qui suivent rigoureusement ce conseil. On sait que notre La Fontaine a tiré de cet épisode un de ses plus jolis contes, et que le sévère Boileau, dans sa jeunesse, lorsqu'il n'était pas encore le législateur de notre Parnasse, écrivit pour défendre le Joconde[700] de La Fontaine, contre celui de M. de Bouillon, que de sots juges ne manquaient pas de lui préférer, et aussi profondément ignoré aujourd'hui qu'ils le sont eux-mêmes. Boileau, non content de prouver que La Fontaine vaut mieux que Bouillon, veut aussi qu'il vaille mieux que l'Arioste. Cette question n'est pas de nature à pouvoir être discutée ici. Je dirai seulement, avec tout le respect dont je fais profession pour Boileau, qu'il paraît n'avoir pas assez connu la langue de l'Arioste ni le genre dans lequel il a écrit, pour le juger sainement. Il parle du _Roland_ comme d'un poëme _héroïque_ et _sérieux_, dans lequel il le blâme d'avoir mêlé _une fable et un conte de vieille_. D'abord ce n'est point là un conte de vieille, au contraire. Ensuite ce genre de poëme n'est héroïque et sérieux que quand il plaît au poëte. Le roman épique admet tous les tons, et surtout ce ton de demi-plaisanterie que l'Arioste possède si bien, mais que l'on ne peut véritablement sentir que quand on connaît toutes les finesses et les délicatesses de la langue italienne. La preuve que Boileau ne poussait pas loin cette connaissance, c'est qu'il trouve le ton de l'Arioste sérieux, même dans cette nouvelle de Joconde[701]. [Note 699: C. XXVIII.] [Note 700: Et non pas _la Joconde_, comme on le dit ordinairement, et comme le dit Boileau lui-même.] [Note 701: Boileau reproche aussi à l'Arioste d'avoir fait, dans un conte de cette espèce, jurer le roi sur l'_Agnus Dei_, et d'avoir fait une généalogie plaisante du reliquaire que Joconde reçut de sa femme en partant. Ce n'est plus ici la langue que le censeur ne connaît pas, ce sont les moeurs du pays et du siècle. En Italie, pourvu que l'on reconnût l'autorité du pape, on a toujours été très-coulant sur ces sortes d'objets.] Après l'avoir entendue, Rodomont, toujours rongé de fureur, de honte et de ressentiment, continue de marcher vers le Midi de la France, où il veut s'embarquer pour retourner dans son royaume d'Alger. L'état où il est approche de l'aliénation; peut s'en faut que, comme il ressemble à Roland par la valeur et par la force, il ne lui ressemble aussi par la folie. Il arrive auprès de Montpellier, dans un lieu retiré, mais agréable, où il trouve une petite chapelle que les désastres de la guerre avaient fait abandonner, mais voisine d'un village habité, tout auprès d'une rivière[702]. Il s'arrête dans cette solitude. C'est là que l'Arioste a placé un intéressant épisode qui forme un contraste admirable avec le précédent. En mettant l'acte de vertu et de fidélité le plus sublime immédiatement après des friponneries d'amour, il a prouvé combien il était loin de penser mal des femmes, et d'imputer au sexe en général les torts particuliers que quelques individus peuvent avoir. [Note 702: C. XXVIII, st. 93.] La tendre Isabelle conduisait tristement vers Marseille, dans une bière, le corps de son cher Zerbin, tué sous ses yeux par Mandricard. Elle passe auprès de la retraite de Rodomont. Frappé de sa beauté, il veut qu'elle le venge de Doralice; il lui fait des propositions très-claires qu'elle repousse avec douceur. Ne pouvant persuader, il se prépare à employer la violence. Isabelle imagine alors un stratagême héroïque, pour se délivrer de la vie plutôt que d'être infidèle à la mémoire de Zerbin. Elle confie à Rodomont qu'elle sait composer avec des plantes une eau qui rend invulnérable. Cette composition finie, elle propose d'en faire l'épreuve sur elle-même, s'en frotte le cou, et dit à Rodomont d'y assener hardiment un coup de sabre. Il frappe, la tête tombe, et Isabelle n'est plus[703]. L'Algérien, tout barbare qu'il est, se repent du sang qu'il a versé. Pour l'expier, il fait de cette chapelle un tombeau; il y place le corps d'Isabelle, fait élever à grands frais un monument prodigieux où la chapelle est renfermée, et construire sur la rivière un pont étroit où il force à combattre tout chevalier, chrétien ou sarrazin, qui veut passer. Toujours vainqueur, il suspend leurs armes en trophée autour du tombeau[704]. [Note 703: C. XXIX, st. 25.] [Note 704: C'est sur ce pont que Roland, devenu insensé, le rencontre. Voyez ci-dessus, p. 417, note 3.] Cependant le camp d'Agramant continue d'être en proie à la discorde. Gradasse et Roger se disputent à qui se battra le premier contre Mandricard[705]. On tire au sort une seconde fois, et c'est Roger que le sort favorise. Son combat avec Mandricard est long et terrible; on tremble plus d'une fois pour Roger: rassemblant enfin toutes ses forces, il porte à son ennemi un coup mortel; mais celui-ci lui en donne, en tombant, un si violent sur la tête, qu'il y fait une profonde blessure; le vainqueur tombe évanoui à côté du vaincu; Agramant le fait porter dans sa tente, lui fait prodiguer tous les secours de l'art, et en prend lui-même le plus grand soin. [Note 705: C. XXX, st. 18.] Bradamante ignore l'état dangereux où est Roger; mais elle est tourmentée par d'autres craintes[706]. La confidente qu'elle avait envoyée à sa recherche l'a rencontré lorsqu'il était encore avec Vivien, Maugis, Richardet et Marfise. L'amitié qui s'était formée entre Marfise et Roger n'a point échappé aux yeux de cette femme; il l'a chargée de remettre à sa maîtresse la lettre qu'il avait écrite[707]; et Bradamante en recevant à Montauban les excuses de Roger, a su ses liaisons avec Marfise. Il n'en fallait pas davantage pour lui faire éprouver tous les tourments de la jalousie. Sur ces entrefaites Richardet, Vivien et Maugis arrivent à Montauban; Alard et Guichard y étaient déjà. Renaud, fatigué de chercher en vain Roland et Angélique, car depuis son retour d'Angleterre il n'a pour ainsi dire fait autre chose, vient se réunir un instant à sa famille, et embrasser son père Aymon, sa mère, ses frères, sa femme et ses enfants. Il repart presque aussitôt pour se rendre enfin auprès de Charlemagne, suivi de ses cousins et de ses frères, petite troupe des plus braves guerriers. La seule Bradamante reste; incertaine encore du parti qu'elle doit prendre, elle se dit malade pour se dispenser de les suivre. Elle disait vrai, ajoute le poëte; mais son mal était le mal d'amour. [Note 706: St. 76.] [Note 707: Ci-dessus, p. 427.] Cette troupe d'élite se grossit encore, en marchant vers Paris, de Guidon le Sauvage, des deux fils d'Olivier et de Sansonnet de la Mecque. Ils sont suivis de six ou sept cents hommes d'armes que Renaud entretenait toujours autour de Montauban, soldats intrépides et déterminés à le suivre jusqu'à la mort. Arrivés auprès du camp d'Agramant, Renaud les cache dans un bois en attendant la nuit[708]. La nuit venue ils sortent en silence, trouvent à l'une des portes du camp la garde endormie, l'égorgent et se jettent sur les Sarrazins en criant: Renaud! Montauban! et au son éclatant et subit des clairons et des trompettes. Charlemagne prévenu dans Paris de cette attaque nocturne, sort avec des troupes choisies, attaque de son côté les ennemis, et en fait un grand carnage. Les Sarrazins sont mis en pièces. Agramant se sauve à la hâte, et se retire vers Arles avec les débris de son armée[709]. [Note 708: C. XXXI, st. 50.] [Note 709: St. 84.] Espérant encore y soutenir la guerre, il expédie en Afrique l'ordre de lui envoyer des renforts. Marsile en fait venir d'Espagne. Agramant appelle à Arles tous les chefs qui peuvent l'y venir joindre. Rodomont, quelque chose qu'on fasse auprès de lui, refuse de quitter son pont et son tombeau. Marfise, au contraire, n'attend pas qu'on la prie; dès qu'elle apprend la déroute d'Agramant, elle vient le trouver à Arles. Depuis sa sortie du camp devant Paris, elle s'était tenue éloignée de l'armée; elle n'y venait plus que pour voir Roger, retenu dans sa tente par les suites de son combat; elle passait auprès de lui les jours entiers, et retournait le soir dans sa retraite. Malgré les menaces qu'elle avait faites en emportant Brunel, elle n'avait pu se résoudre à le pendre; elle le ramène avec elle, et le remet généreusement entre les mains du roi d'Afrique. Agramant enchanté de son retour, et touché de cet acte de générosité, ne veut pas demeurer en reste, et par politesse pour Marfise, il fait pendre par le bourreau le petit roi de Tingitane[710]. [Note 710: C. XXXII, st. 8.] Bientôt de tristes nouvelles parviennent à Bradamante. Avec le combat de Roger et ses blessures, elle apprend les assiduités de Marfise auprès de lui[711]. Marfise et Roger, lui dit-on, ne se quittent plus; ils doivent s'épouser dès que Roger sera guéri: c'est le bruit général de l'armée. Bradamante est au désespoir. Elle ignore la défaite d'Agramant, et qu'il s'est retiré loin de Paris. Elle s'arme, prend la lance d'or qu'Astolphe lui a laissée, et dont elle ignore, ainsi que lui, la vertu magique, part de Montauban, et se met seule en chemin vers Paris. Elle veut aller accabler Roger de reproches, et se venger de Marfise. Elle ne manque pas, chemin faisant, de faire diverses rencontres, et de courir des aventures chevaleresques. La plus remarquable est celle du château fort de Tristan[712], où, d'après une loi établie, elle fait coucher dehors, pendant la nuit et sous la pluie, trois rois du Nord qu'elle a renversés à coups de lance. Elle y fait aussi lever de table une très-belle dame islandaise venue avec eux, et qu'un tribunal, composé de femmes et de deux vieillards, juge lui céder en beauté. La loi veut que la moins belle sorte non-seulement de table, mais du château. Le temps qu'il fait afflige autant la dame d'Islande que la sentence l'humilie; mais Bradamante, toujours aussi généreuse et aussi bonne qu'elle est intrépide et qu'elle est belle, prend la défense de celle qu'elle a vaincue, et plaide si éloquemment sa cause qu'elle la gagne. La dame reste; on soupe gaiement dans une salle ornée de belles peintures prophétiques, où l'enchanteur Merlin a fidèlement représenté les guerres des Français en Italie depuis Pharamond jusqu'à François Ier. [Note 711: St. 30.] [Note 712: St. 65 et suiv.] Bradamante, après une nuit agitée, comme le sont toutes les siennes depuis qu'elle croit Roger infidèle, sort du château et reprend le chemin de Paris. Elle apprend la défaite d'Agramant et sa retraite vers Arles; sûre que Roger est avec lui, elle y tourne ses pas. En approchant d'Arles, elle est instruite que Rodomont, dont on lui conte toute l'histoire, a fait prisonniers plusieurs chevaliers français: elle se détourne de sa route, va le défier sur son pont, lui reproche la mort d'Isabelle, et lui déclare que c'est une femme qui se présente pour la venger[713]. Les conditions du combat sont que si elle est abattue, elle sera aussi sa prisonnière, mais que si elle l'abat, il mettra en liberté tous ses prisonniers; de plus, il lui remettra ses armes qu'elle suspendra, en expiation, au mausolée, après en avoir détaché toutes les autres. Rodomont accepte. Ses prisonniers, il est vrai, ont été envoyés en Afrique[714], mais si, par un hasard impossible, il est vaincu, il ne faudra pour les délivrer que le temps d'envoyer quelqu'un les chercher dans ses états; il en expédiera l'ordre sur-le-champ. L'orgueilleux se croit sûr de la victoire; mais la lance d'or, comme à l'ordinaire, le renverse du premier coup. Rodomont reste quelque temps à terre, frappé d'étonnement et de stupeur. Il se relève sans dire un mot, fait quelques pas, arrache ses armes, les jette loin de lui, ordonne à un de ses écuyers d'aller en Afrique délivrer les chevaliers français, s'éloigne, disparaît, et va cacher sa honte loin des humains, dans une caverne obscure[715]. [Note 713: C. XXXV, st. 43.] [Note 714: On verra plus bas ce qu'ils sont devenus, et à quoi, dès ce moment, le poëte les destine, sans paraître y songer.] [Note 715: St. 52.] Bradamante arrive enfin à Arles. Agramant y était avec son armée. Elle fait avertir Roger qu'un chevalier le défie au combat, pour lui prouver qu'il est un traître et qu'il lui a manqué de foi[716]. Tandis que Roger se prépare à descendre dans la plaine, et qu'il se perd en conjectures sur le nom de l'ennemi qui ose le défier, d'autres chevaliers demandent au roi Agramant la permission d'aller combattre. Serpentin, _Grandonio_, Ferragus, y vont l'un après l'autre; Bradamante les abat sans la moindre peine, aide chacun d'eux à remonter sur son cheval, et ne leur impose d'autre loi que d'aller dire dans la ville que c'est un plus fort et un plus brave qu'eux qu'elle attend. «Je ne vous refuse pas, dit-elle à Ferragus, mais j'en aurais préféré un autre.--Et qui? demande Ferragus; elle répond: Roger; et à peine peut-elle prononcer ce nom; et en le prononçant, une couleur aussi vermeille que la rose se répand sur son charmant visage.» Trait délicieux de nature et de sentiment, qui rappelle toujours que cette redoutable guerrière est une jeune fille belle et sensible. Une autre guerrière qui n'a point ces faiblesses aimables, Marfise vient ensuite; elle est désarçonnée jusqu'à trois fois[717]. Pendant ce temps-là, des guerriers sarrazins sortent en foule d'Arles, et des guerriers chrétiens campés à peu de distance sortent aussi de leur camp. Bientôt le combat s'engage entre eux. Roger paraît enfin; Bradamante l'attaque, mais d'un bras faible, et lui qui l'a reconnue se défend de même; il ne sait à quoi attribuer la fureur dont elle paraît animée. Enfin, il crie à Bradamante qu'il la prie en grâce de l'entendre. Ils se retirent de la mêlée, et se rendent dans un bois de cyprès, au milieu duquel est un tombeau en marbre blanc[718]. [Note 716: St. 60.] [Note 717: C. XXXVI, st. 20.] [Note 718: St. 42.] Marfise les voit de loin; elle croit qu'ils n'ont d'autre intention que de finir leur combat; elle les suit et arrive presqu'en même temps qu'eux. Bradamante ne doute point que ce ne soit l'amour qui la conduise. Furieuse, elle jette sa lance, met l'épée à la main et se précipite sur Marfise. Leurs épées ne suffisent pas: elles s'attaquent avec leurs poignards. Roger s'efforce de les séparer; il saisit d'un bras vigoureux Marfise, qui se met en colère, lui reproche de lui avoir arraché la victoire, reprend son épée, et fond sur lui à son tour. Il se défend, reçoit un coup très-rude sur la tête, se met aussi lui en fureur, et d'un coup qu'il adressait à Marfise enfonce son épée très-avant dans le tronc de l'un des cyprès dont ce bois est planté[719]. [Note 719: St. 58.] Aussitôt, la terre tremble, une voix sort du tombeau et leur crie: «Cessez de vous combattre; toi Roger et toi Marfise, vous êtes frère et soeur.» Ils s'arrêtent, la voix continue; elle leur apprend la mort funeste de Roger leur père, celle de leur mère Galacielle[720], et comment lui Atlant (car c'est ce vieux magicien dont on entend la voix), les avait transportés sur le mont de Carène, et les avait fait allaiter par une lionne. Marfise lui fut enlevée encore enfant par des Arabes; il avait continué d'y élever Roger. Long-temps il avait espéré le soustraire au mauvais sort qui lui était prédit; voyant enfin tous ses efforts inutiles, il en était mort de douleur; il s'était élevé lui-même ce tombeau, où il attendait que leur arrivée, qu'il avait prévue, lui fournît l'occasion de les instruire de leur destinée. [Note 720: Voyez ci-dessus, p. 325 et 334.] La voix se tait, Roger et Marfise s'embrassent. Le frère instruit la soeur de son amour pour Bradamante, de leurs engagements, de leurs projets. Les deux guerrières font la paix et se jurent une sincère amitié. Roger, qui était très-instruit de sa généalogie, la leur conte rapidement, depuis Hector jusqu'à Roger second son père; et c'est, il faut l'avouer, plus à l'orgueil de la maison d'Este, qu'au plaisir du lecteur que l'Arioste a songé dans ces retours fréquents sur une antiquité fabuleuse. Il tire cependant parti de la fin de ce récit pour la suite de son action. Il en résulte non-seulement que depuis Constantin les aïeux de Roger et de Marfise ont été chrétiens, mais que leur père et leur mère ont péri par les embûches et les cruautés du père, de l'aïeul et de l'oncle d'Agramant[721]. Marfise veut se rendre sur-le-champ à l'armée du roi Charles, recevoir le baptême et ne plus combattre que pour la foi de ses aïeux. Roger voudrait en faire autant; mais avant tout Agramant a reçu son serment de fidélité. C'est ce roi qui l'a armé chevalier; il l'a comblé d'honneurs et de bienfaits; il est tombé dans le malheur; ce n'est pas là le moment de le quiter. Il restera donc auprès de lui jusqu'à ce que le cours des événements l'ait dégagé de sa parole et lui permette d'obéir au penchant de son coeur. Bradamante et Marfise n'ont rien à répondre: elles connaissent trop les lois de l'honneur. Après une aventure épisodique qui les arrête peu de temps[722], Roger les quitte et revient à Arles, tandis qu'elles se rendent au camp de Charlemagne qui marche à l'ennemi pour achever sa défaite et en purger enfin la France. [Note 721: C. XXXVI, st. 76.] [Note 722: Celle de Marganor et des trois femmes à qui ce brigand avait coupé les jupes. C. 37, st. 26 et suiv.] Un de ses paladins, éloigné depuis long-temps de son armée, le servait alors dans des pays lointains plus utilement que s'il ne l'eût pas quitté. Astolphe, que nous avons laissé s'élevant en l'air sur l'Hippogryphe, lorsqu'il se fût séparé de Bradamante après la destruction du château magique d'Atlant[723], voyagea quelque temps sans but et seulement pour son plaisir. Il parcourut la France et l'Espagne, passa en Afrique et remonta jusqu'en Éthiopie. Là régnait le puissant roi Senape, le plus riche de tous les rois. Astolphe descend dans son empire et va le visiter à sa cour. Senape était aveugle par une punition divine, et de plus affamé par les Harpies. On a reproché à l'Arioste cette imitation de Virgile et d'Ovide: quoi qu'il en soit de ce reproche, après qu'Astolphe a mis en fuite les Harpies par les sons redoublés de son terrible cor, qu'il les a poursuivies dans l'air et forcées de se précipiter dans une caverne, au pied d'une montagne où est l'entrée des enfers; après qu'il a bouché cette caverne avec de grosses pierres, pour que les Harpies n'en sortent plus, il s'élève sur l'Hippogryphe jusqu'au sommet de la montagne[724]. [Note 723: C. XXXIII, st. 96 et suiv.] [Note 724: C. XXXIV, st. 48.] Il y trouve une plaine charmante et des jardins enchantés: c'est le paradis terrestre. Un vieillard vénérable et très-poli lui fait le plus gracieux accueil, et ce vieillard est l'évangéliste S. Jean. L'auteur conclut d'un passage de l'Évangile que cet apôtre ne devait pas mourir, et il le place avec Énoch et Élie dans ce beau séjour, où ils attendent la seconde venue du Messie[725]. Quoique l'Arioste ne passe pas pour un docteur très-grave en ces matières et qu'il soit un peu singulier de voir saint Jean figurer dans un poëme après Joconde, les bulles données par deux papes en faveur du _Roland furieux_ nous autorisent à croire que tout cela est parfaitement orthodoxe. [Note 725: _Ibid._, st. 59.] Astolphe ignorait encore que son cousin Roland était devenu fou; l'apôtre le lui apprend. Il ajoute que c'est Dieu qui lui a envoyé cette infirmité pour le punir d'avoir trop aimé une païenne, ennemie de la foi dont il était le défenseur. Mais trois mois de folie suffisent pour expier son erreur; Dieu lui-même a fixé ce terme, et c'est sa volonté toute-puissante qui a conduit Astolphe sur la montagne du paradis, pour y apprendre les moyens de rendre au comte d'Angers son bon sens. Mais il lui reste un autre voyage à faire. Ce n'est point dans la paradis terrestre que se trouve le remède à ce mal, c'est dans la Lune. Le char d'Élie est là tout prêt pour y transporter Astolphe et son guide. Ils y montent; et sans trop s'arrêter à considérer les merveilles du monde lunaire, il vont droit à une vallée où se trouve rassemblé avec ordre tout ce qui se perd confusément dans celui-ci, non-seulement les sceptres, les richesses et les autres vanités que donne et qu'enlève la Fortune, mais celles mêmes sur lesquelles elle n'a point de prise, les réputations fragiles, les voeux et les prières adressés à Dieu par nous autres pécheurs, les larmes et les soupirs des amants, le temps que l'on emploie au jeu, le loisir des ignorants, les vains projets, les vains désirs, enfin tout ce qu'il y a d'inutile ou de perdu sur la terre. Il serait trop long d'en achever ici l'énumération piquante et variée. Elle finit par ce joli trait: Là, tout se trouve enfin, excepté la folie, Qui nous reste ici-bas, pour n'en sortir jamais[726]. [Note 726: _Sol la puzzia non v'è, poca nè assai, Chè sta quaggiù, nè se ne parte mai._ (_Ibid., st._ 81.)] Le paladin et l'apôtre arrivent au magasin du bon sens. Il y en a une masse aussi haute qu'une montagne. Ce sont des fioles bien fermées, remplies d'une liqueur subtile et qui s'évapore facilement. Les unes sont plus grosses, les autres moins, selon le volume du bon sens qu'elles renferment. Celle du comte d'Anglante est la plus forte de toutes. On lit dessus en grosses lettres: _Bon sens du paladin Roland._ Astolphe la met à part pour l'emporter avec lui. Toutes les autres ont aussi leurs étiquettes. Astolphe y trouve les fioles de beaucoup de gens qu'il avait crus fort sages, et surtout qui se croyaient tels. L'Arioste n'oublie ni les astrologues, ni les sophistes, ni les poëtes; mais ce qu'Astolphe attendait le moins, c'est qu'il y trouve aussi une partie de son bon sens. L'auteur de l'obscure Apocalypse[727] (ce sont les propres mots du texte), lui permet de prendre sa fiole; il l'ouvre, respire avidement tout ce qu'elle contient; et depuis ce temps, à peu de chose près, ce fut, de l'aveu de Turpin, un homme parfaitement sage. [Note 727: _Lo scrittor dell'oscura Apocalisse._ (St. 86.)] Avant de quitter le globe de la lune, l'apôtre le conduit à un palais situé sur le bord d'un fleuve. C'est le palais des Parques; elles y filent les destinées des mortels. Les quenouilles sont de soie, de lin, de coton ou de laine de diverses couleurs, les unes obscures et les autres éclatantes. Sur chacune est inscrit le nom de celui à qui elle doit appartenir. La quenouille la plus belle, de la plus fine soie et de la couleur la plus brillante, porte le nom d'Hippolyte d'Este, et ce n'est pas sans doute à ce trait délicat de flatterie que pensait le cardinal quand il se servit de l'expression inconvenante que je n'ai osé redire après lui[728]. Un vieillard agile, qui ne se repose jamais, enlève toutes ces inscriptions. Dirigeant son vol le long du cours du fleuve, il les y laisse tomber sans cesse, et en va prendre de nouvelles qu'il y fait pleuvoir encore[729]. La plus grande partie est submergée, et sur cent mille qui vont au fond, à peine y en a-t-il une qui surnage. [Note 728: Ci-dessus, p. 357.] [Note 729: C. XXXV, st. 12.] Des troupes de corbeaux, de vautours avides et d'autres oiseaux de proie, volent au-dessus du fleuve, en poussant des cris aigus et discordants, guettent le moment où le vieillard jette et disperse ces noms, et les saisissent dans leur bec ou dans leurs griffes; mais ils ne peuvent les porter loin. Les écriteaux retombent dans le fleuve et ne s'y enfoncent que plus vite et plus avant. Parmi tous ces oiseaux on aperçoit deux cygnes blancs comme la neige; eux seuls portent où ils veulent les noms qu'ils ont choisis. En dépit du malin vieillard qui veut noyer tous ces noms dans le fleuve, ils en sauvent quelques-uns. Ils les portent vers un temple qui s'élève sur une colline à quelque distance du fleuve. Une belle nymphe sort de ce temple en voyant approcher les deux cygnes. Elle va prendre dans leur bec les noms qu'ils apportent, et revient les afficher dans le temple, où ils restent pour toujours consacrés à la Déesse. Saint-Jean explique à Astolphe toute cette ingénieuse allégorie. «Ce fleuve est le fleuve d'Oubli; ce vieillard est le Temps qui y précipite les noms des hommes; ces oiseaux sont les courtisans, les flatteurs, les délateurs et les bouffons qui vivent dans les cours, et y sont beaucoup mieux accueillis que l'homme de talent et l'honnête homme[730]; ces deux cygnes sont les poëtes qui peuvent seuls sauver de l'oubli les noms des hommes, et les rendre immortels.» Là-dessus le bon évangéliste se met à faire l'éloge des poëtes, et de leur influence sur la gloire et sur la renommée. Il parle avec action, il s'enflamme, et pour excuser la chaleur qu'il met dans son discours, il ajoute: J'aime fort les auteurs, et dois penser ainsi, Car chez vous autrefois je fus auteur aussi[731]. [Note 730: _Che vivono a le corti, e che vi sono, Più grati assai che'l virtuoso e'l buono._ (_Ibid._ st. 20.)] [Note 731: _Gli scrittori amo, e fo il debito mio, Ch'al vostro mondo fui scrittore anch'io._ (St. 28.) Deux stances après, le poëte laisse Astolphe dans le ciel, et redescend sur la terre, pour nous ramener à Bradamante et à la suite de ses exploits et de ses amours.] Ce trait est encore un de ceux qu'assurément la Sorbonne, de prohibitive mémoire, n'eût point laissé passer dans un poëme français, mais qui, en Italie, le pays du monde cependant où l'on devait s'y connaître le mieux, n'ont jamais été regardés que comme des plaisanteries fort innocentes. Redescendu sur la montagne du paradis, avec Astolphe qui emporte la fiole du bon sens de Roland[732], l'évangéliste lui fait connaître une herbe qu'il lui suffira d'appliquer sur les yeux du roi Senape, pour lui faire recouvrer la vue. Engagé par ce service et par le premier qu'Astolphe lui a rendu en le délivrant des Harpies, Senape lui fournira une forte armée pour attaquer les états d'Agramant. Le paladin quitte enfin son guide, et revient sur l'Hippogryphe à la cour du roi d'Éthiopie. Il le guérit de sa cécité. Senape, par reconnaissance, lui donne toutes les troupes qu'il lui demande et cent mille hommes de plus. Mais dans cette innombrable armée, il n'y a point de cavalerie, faute de chevaux. Astolphe se sert, pour en créer, d'un moyen très-économique. Du haut d'une montagne, où il s'est mis en prière, il jette des pierres dans la plaine. Ces pierres se changent en chevaux tout équipés; et quatre-vingt mille[733] cent deux pitons sont ainsi changés en cavaliers, dans un seul jour. [Note 732: C. XXXVIII, st. 24.] [Note 733: _Ottanta mila, cento e due in un giorno Fè di pedoni Astolfo cavalieri._ (St. 35.) Tout cela est conté avec un sérieux très-comique; et dans la stance précédente, après avoir peint le paladin faisant à genoux sa prière, le poëte s'écrie plus sérieusement encore: _O quanto, a chi ben crede in Cristo, lece!_ Si je ne pas craignais d'ennuyer, je rappellerais encore ici, mais seulement comme une singularité remarquable, les bulles de Léon X et de Clément VII.] Cette armée se met aussitôt en campagne, entre dans les riches états d'Agramant, et y met tout au pillage. Il reçoit en France ces tristes nouvelles; il veut repasser en Afrique; mais avant de partir, il fait proposer à Charlemagne de vider leur querelle par un combat singulier entre les deux guerriers les plus braves des deux armées. Charles choisit Renaud, et Agramant Roger. Celui-ci, tout fier qu'il est de cet honneur, est au désespoir d'être obligé de se battre contre le frère de sa maîtresse. Le poëte nous fait entrevoir dans cette situation nouvelle un grand intérêt pour la suite de cette partie de son action; mais une autre partie qu'il a suspendue le rappelle en Afrique; il nous y ramène avec lui. Astolphe à la tête d'une armée qui aurait suffi, dit l'Arioste, pour conquérir sept Afrique[734], continuait à ravager les états d'Agramant. Il veut, de plus, délivrer la Provence des Sarrazins qui y avaient réuni toutes leurs forces. Il lui faut une flotte. On vient de voir comment il s'était fait une cavalerie nombreuse; il crée à peu près de même une armée navale; il jette à pleines mains dans la mer, des feuilles de laurier, de palmier et de cèdre; et ces feuilles se changent en vaisseaux. Le poëte félicite avec raison le petit nombre d'hommes à qui le ciel permet de faire de si grandes choses à si peu de frais[735]. [Note 734: C. XXXIX, st. 25.] [Note 735: _O filici, dal ciel ben dilette alme, Grazia che Dio raro a' mortali infonde!_ (St. 26.) Voyez l'avant-dernière note.] Tandis que cette flotte, pourvue de tous ses équipages, attend un bon vent, le hasard amène au milieu des vaisseaux celui qui portait les prisonniers français qu'on se rappelle que Rodomont avait envoyés en Afrique[736]. Le vent l'avait écarté du port d'Alger où le pilote voulait entrer, et il ne s'aperçut qu'il était au milieu d'une flotte ennemie que lorsqu'il n'était plus temps. Dans ce vaisseau se trouvaient Brandimart, Sansonnet, Olivier et plusieurs autres paladins qui se réunirent avec joie au bon Astolphe. Il avait délivré, peu de jours auparavant, par un échange, Dudon, fils d'Oger le Danois, depuis long-temps prisonnier en Afrique. Tous ces braves étaient rassemblés, lorsqu'un bruit soudain se fait entendre. Le trouble se répand parmi le camp sur le rivage. Un homme furieux, seul et nu, cause tout ce tumulte[737]. Armé d'un énorme bâton, il a osé attaquer l'armée. Il a déjà tué plus de cent soldats; les autres n'osent plus le combattre que de loin et avec des flèches. [Note 736: Voyez ci-dessus, p. 441, et note 2.] [Note 737: C. XXXIX, st. 26.] Astolphe et les autres paladins accourent au bruit: ils voient cet insensé; et à sa force prodigieuse, et à ce qu'on pouvait encore distinguer de ses traits, ils reconnaissent le malheureux comte d'Anglante. C'était en effet Roland qui, ayant passé, comme on l'a vu[738], le détroit de Gibraltar, suivait la côte d'Afrique, et qui, conservant son intrépidité au milieu de sa folie, dès qu'il avait aperçu une armée, s'était déterminé à l'attaquer. Les chevaliers, ses frères d'armes et ses amis, ne peuvent retenir leurs larmes en le voyant dans un si déplorable état; mais il faut le guérir et non le pleurer. Astolphe va chercher dans sa tente la fiole qui renferme le bon sens du comte d'Angers. Les autres l'environnent avec adresse, et le serrent de si près, tous à la fois, qu'ils parviennent à le saisir, à lui passer des cordes aux bras et aux jambes, et enfin à le faire tomber. Alors ils se jettent sur lui, attachent fortement tous ses membres, et le mettent hors d'état de se défendre. On le porte au bord de la mer, on le lave de toute la fange dont il est couvert. Astolphe vient à bout de placer la fiole de manière que Roland la respire d'un trait. A l'instant il redevient aussi raisonnable qu'il l'ait jamais été. Son amour disparaît en même temps que sa folie[739]. On lui donne des vêtements et des armes; il ne songe plus qu'à servir sa patrie, et à la délivrer de ses ennemis. L'armée navale cingle vers les côtes de Provence; l'armée de terre assiége Biserte, capitale des états d'Agramant. Astolphe la commande, et Roland est avec lui. [Note 738: Ci-dessus, p. 418.] [Note 739: St. 61 à 64.] Cependant le combat avait commencé en France entre Roger et Renaud[740]. Le premier ne pouvait s'empêcher de ménager l'autre, et se défendait mollement. La sage Melisse vient mettre fin à cette lutte inégale. Elle trompe Agramant par de fausses apparences, le pousse à rompre le pacte qu'il a fait et à livrer aux chrétiens une bataille générale. Les deux champions sont séparés par la foule des combattants. Agramant est vaincu encore une fois. Il rentre avec peine dans Arles[741]; et, de là, ayant fait embarquer les faibles restes de son armée, dont il a perdu plus des trois quarts en France, il met à la voile pour retourner en Afrique. [Note 740: C. XXXIX, ci-dessus, p. 453.] [Note 741: St. 66 et suiv.] Le malheur qui le poursuit veut qu'il rencontre en pleine mer la flotte créée par Astolphe et commandée par le brave Dudon. Attaqués à l'improviste pendant la nuit, ses vaisseaux sont tous brûlés, pris ou coulés à fond. Après tant de combats sur terre, ce combat naval et nocturne offre un nouveau spectacle et une riche variété. Les couleurs n'en sont pas moins vigoureuses, moins chaudes, ni moins terribles[742]. Agramant a beaucoup de peine à se sauver dans un esquif, accompagné du sage Sobrin. Il passe à travers la flotte victorieuse, et arrive à la vue de terre au moment où Biserte, sa capitale, est prise d'assaut par l'armée d'Astolphe, et mise à feu et à sang. Agramant qui voit de loin la flamme, ne peut que gémir et se désespérer. Il veut se tuer; Sobrin l'arrête, et lui redonne encore quelque espoir. Tout à coup une tempête horrible s'élève, le repousse loin du rivage, et le jette dans une petite île déserte[743]. [Note 742: Même chant, st. 81, jusqu'à la fin. Le poëte s'interrompt alors, et commence le chant XL, en rappelant au duc Alphonse une petite action assez chaude que ce duc avait soutenue contre des bâtiments vénitiens qui avaient remonté le Pô, et qu'Alphonse força de redescendre. Il revient à son sujet, st. 6.] [Note 743: _Ibid._, st. 45.] Gradasse, roi de Sericane, venait d'y aborder dans une autre barque. Après avoir agité entre eux plusieurs projets, ayant appris comment les choses se sont passées à Biserte, et quels sont les guerriers qui l'ont détruite, ils s'arrêtent au dessein d'envoyer défier Roland de venir, lui et deux autres chevaliers chrétiens, se mesurer avec eux trois dans l'île de Lipaduse, entre la côte d'Afrique et l'île où ils ont abordé. Roland accepte avec joie. Il choisit pour second son cousin Olivier, et le plus cher de ses amis, Brandimart. Ils montent tous trois sur une barque, et arrivent d'un côté à Lipaduse, en même temps que leurs adversaires y arrivent de l'autre côté[744]. Voici encore un combat, mais plus terrible que tous les autres, et qui a un caractère particulier. Ce n'est point un triple duel, c'est un combat mêlé et à outrance entre ces six redoutables champions, qui font, dans une petite île déserte et ignorée, des prodiges de valeur dignes des regards de toute la terre. Brandimart est tué[745], Olivier grièvement blessé; mais à la fin Roland reste vainqueur[746]. Il tue Agramant et Gradasse. Sobrin était étendu près d'Olivier, baigné dans son sang et presque sans vie; Roland fait panser ses blessures, et prend de lui autant de soin que d'Olivier même. Il ne peut se réjouir de sa victoire, ni se consoler de la mort de son cher Brandimart[747]. [Note 744: L'Arioste les y quitte encore, st. 61, et nous laisse dans l'attente jusqu'à la st. 36 du c. XLI, où, après nous avoir instruit de la manière dont les trois chevaliers étaient armés, il les fait descendre à terre, et peint les préparatifs du combat; mais notre attente est encore trompée; il s'interrompt de nouveau, pour aller retrouver Roger, et ce n'est qu'à la st. 68 que le combat commence enfin.] [Note 745: St. 102.] [Note 746: C. XLII, st. 7 et suiv.] [Note 747: St. 18.] Pendant que cela se passe en Afrique, Roger n'ayant pu en France terminer son combat avec Renaud, ni empêcher la défaite totale de l'armée d'Agramant, croit toujours qu'il est de son devoir de s'attacher à lui jusqu'à la fin, et de le suivre, s'il n'a pu l'accompagner dans sa fuite. Après quelques aventures, car jamais un des héros de l'Arioste ne fait route sans en trouver, il s'embarque pour l'Afrique[748]. La même tempête qui a repoussé Agramant attaque le vaisseau où est Roger. Elle le pousse vers des rochers où il va se briser: point d'autre moyen de salut que de se précipiter dans les flots, et de nager vers ces rochers[749]. Tout en nageant, Roger se rappelle la promesse qu'il a faite tant de fois de se faire chrétien; il le promet de nouveau, et cette fois du fond du coeur[750]. Arrivé seul dans cette île déserte, il y trouve un saint ermite à qui sa venue était annoncée. L'ermite lui reproche ses trop longs délais, lui en fait voir le danger, le persuade, le baptise, et, doué du don de prophétie, lui prédit encore une fois les destinées qui l'attendent et la gloire de ses descendants[751]. [Note 748: C. XLI, st. 7.] [Note 749: St. 22.] [Note 750: Il craint, dit le poëte, que J.-C. ne se venge de lui, et que pour s'être si peu soucié d'être baptisé dans l'eau épurée, quand il en avait le temps, il ne le soit dans l'onde amère et salée: _Teme che Christo ora vendetta faccia, Che poi che battezar nell'acque mondo, Quando ebbe tempo, si paco gli calse, Or si battezzi in queste amore e salse._ (St. 47.)] [Note 751: St. 61 et suiv.] Renaud de son côté, tout-à-fait guéri de son amour pour Angélique, et ayant trouvé, par une rencontre heureuse et imprévue, dans la fontaine de la Haine, le remède contre les effets de celle de l'Amour[752], ne songeait plus qu'à retrouver Roland, dont il avait appris la maladie et la guérison. Le bruit de son combat à Lipaduse avait passé la mer; Renaud l'y veut aller trouver. Il traverse une partie de l'Italie. S'il ne court pas beaucoup d'aventures, il en entend raconter tantôt dans une hôtellerie, et tantôt dans une barque. L'histoire de la Coupe enchantée[753], celle du petit Chien qui secoue de l'or et des pierreries[754] amusent le paladin voyageur; et imitées par notre bon La Fontaine, elles ont amusé plus d'une fois parmi nous ceux mêmes qui les connaissaient dans l'Arioste. Enfin Renaud fait voile vers l'île de Lipaduse, où il trouve Roland occupé, au milieu de sa victoire, à pleurer son cher Brandimart[755]. Ils passent ensemble en Sicile pour lui faire des funérailles dignes de lui[756]. Olivier était avec eux, encore languissant de ses blessures. Ils cherchaient pour lui un médecin habile; on leur indique le saint ermite qui avait recueilli Roger[757]. Ils se font conduire sur son rocher dans une barque. L'ermite se met en prières, bénit le malade et le guérit. Sobrin qui les accompagnait, et qui était encore plus malade qu'Olivier, témoin de ce miracle, est touché de la Grâce, demande le baptême, le reçoit, et recouvre au même instant toute sa première vigueur. [Note 752: C. XLII, st. 63.] [Note 753: C. XLIII, st. 11 à 46.] [Note 754: St. 72 à 143.] [Note 755: St. 151 et suiv.] [Note 756: Elles sont simples et touchantes; les regrets de Roland sont exprimés avec une éloquence naturelle, très convenable à son caractère, qu'il a retrouvé tout entier depuis qu'il est guéri de son amour.] [Note 757: St. 187 et suiv.] Roger était encore dans l'ermitage. L'ermite le fait connaître pour ce qu'il est aux paladins de France, qui, sachant qu'il s'est fait chrétien, lui font le meilleur accueil[758]. Renaud surtout conçoit pour lui une véritable amitié. Il avait eu, les armes à la main, des preuves de sa valeur; il savait d'ailleurs que son jeune frère Richardet lui devait la vie; instruit par l'officieux ermite de son amour pour Bradamante, il lui donne, devant tous, sa parole que sa soeur n'aura jamais d'autre époux[759]. Ils s'embarquent enfin pour la France et arrivent à Marseille. Ils y sont joints par Astolphe, qui, ayant terminé tout ce qu'il avait à faire en Afrique, était remonté sur l'Hippogryphe, et s'était abattu sur les côtes de France, à Marseille même, où il met définitivement en liberté sa monture aérienne[760]. [Note 758: St. 199.] [Note 759: C. XLIV, st. 11.] [Note 760: St. 25 et 26.] Charlemagne était à Arles depuis l'entière défaite des Sarrazins et la fuite d'Agramant. Il fait la réception la plus honorable aux destructeurs de Biserte. Roger lui est présenté; sa soeur Marfise, Bradamante et lui sont enchantés de se voir réunis. On croit le roman et le poëme près de finir, quand un nouvel incident en renoue avec plus de force l'intrigue principale. On a déjà vu la preuve de ce que je crois avoir fait observer le premier, qu'en dépit du titre, ce n'est point la folie ou la fureur de Roland qui est le sujet du poëme, que ce n'est point lui qui en est le héros. Maintenant que les deux autres principales actions sont terminées, que Roland a recouvré sa raison, que les Sarrazins sont chassés de France et que leurs rois ont porté la peine de leur folle entreprise, on va voir plus clairement qu'on ne l'a fait encore que le vrai héros du poëme est Roger, et que son union avec Bradamante en est le véritable sujet. Renaud fait part au duc Aymon son père des engagements qu'il a pris pour sa soeur avec Roger[761]. Le vieux duc est fort en colère: il l'a engagée de son côté avec Léon, fils de l'empereur Constantin Copronyme. Sa femme Béatrice et lui veulent absolument que leur fille soit impératrice. La sensible Bradamante se désespère. Roger forme le dessein d'aller défier au combat ce Léon, cet Auguste, ce fils d'un empereur grec, de les détrôner son père et lui, et de se rendre ainsi, aux yeux mêmes des parents de sa maîtresse, digne d'être son époux. Bradamante n'ose opposer à ses parents aucune résistance, mais elle va trouver Charlemagne, et obtient de lui qu'il ordonne qu'aucun chevalier ne puisse obtenir sa main, à moins qu'il ne l'ait vaincue en combat singulier. Aymon et Béatrice, mécontents de cet ordre sollicité par leur fille, la renferment dans un château fort, entre Perpignan et Carcassonne. Bradamante se soumet à ses parents avec autant de respect et de modestie qu'une jeune fille qui ne les aurait jamais perdus de vue[762]. Cette peinture de moeurs est admirable. Quoiqu'elle soit idéale, on sent qu'elle est de la plus grande vérité, tant il y a de différence en poésie, de l'idéal à ce qui n'est que fantastique. Bradamante devient plus intéressante que jamais au moment où elle et Roger occupent presque seuls la scène. L'Arioste a fort bien senti que la destinant à servir de tige à l'illustre maison d'Este, il devait réunir en elle, dans la vie domestique, toutes les vertus et toute la sensibilité de son sexe à l'éclatante valeur qu'elle fait briller dans les combats. Intrépide et chaste comme Marfise, elle est aussi tendre amante, fille aussi obéissante et aussi timide que si jamais elle n'eût quitté le toit paternel. [Note 761: St. 35.] [Note 762: _Ibid._, st. 39 à 74.] Roger part pour exécuter son entreprise. Il trouve auprès de Belgrade l'empereur Constantin à la tête d'une armée, qui veut reprendre cette ville sur les Bulgares[763]. Les deux armées sont aux mains, et si peu égales en nombre que les Grecs sont quatre contre un. Léon, fils de l'empereur, tue de sa main le roi des Bulgares, qui sont mis en déroute et fuient de toutes parts. Roger se met à leur tête, les ramène au combat, et parvient, malgré la supériorité du nombre, à repousser les Grecs. Léon qui lui voit faire de tels prodiges, l'admire sans le connaître et se prend d'une forte amitié pour lui. Les Bulgares, après la bataille, veulent pour chef et pour roi celui qui la leur a fait gagner; mais il refuse toute espèce de titre jusqu'à ce qu'il ait arraché la vie au fils de Constantin. Il se met à sa poursuite, non plus à la tête d'une armée, mais seul, en simple chevalier[764]. [Note 763: St. 78.] [Note 764: St. 99.] Il arrive dans une ville et descend dans une auberge où, à ses armes et à son bouclier sur lequel était peinte une licorne, il est reconnu pour le guerrier qui avait arraché la victoire des mains de l'empereur, et détruit une partie de son armée. Le commandant de la ville le fait arrêter dans son lit pendant son sommeil, le fait mettre en prison, et en donne avis à l'empereur[765]. Léon, ferme dans les sentiments qu'il a conçus pour Roger, espère tirer parti de la position critique où il se trouve pour obtenir son amitié. Mais Roger avait tué dans le combat le fils de Théodora, soeur de Constantin; elle sollicite sa mort, et la demande avec tant d'instance que l'empereur ne peut la refuser. Roger est livré à cette mère vindicative. Il est jeté dans un cachot souterrain, chargé de fers, et menacé du plus honteux et du plus cruel supplice. [Note 765: C. XLV, st. 10 et suiv.] Cependant Charlemagne avait, suivant sa promesse, fait publier dans tout son empire que celui qui voudrait obtenir Bradamante devait se présenter les armes à la main pour la combattre[766]. Aymon et Béatrice sont forcés de céder à l'autorité de l'empereur et de ramener leur fille à la cour. Roger n'y était plus: elle ne sait à quoi attribuer son absence, et tombe dans de nouvelles perplexités. Elle était loin de soupçonner le péril qu'il courait alors. La cruelle Théodora pressait son supplice: mais le généreux Léon ne peut se résoudre à voir périr honteusement un si brave guerrier[767]. Il corrompt les gardes de Roger, pénètre dans la prison, l'en retire et le cache dans sa propre maison, en attendant qu'il puisse lui rendre ses armes et le renvoyer en sûreté. La haine de Roger ne peut tenir à de si grands et de si généreux services: il ne sait comment témoigner sa reconnaissance à celui à qui il doit la vie. [Note 766: St. 22.] [Note 767: St. 42.] Il s'en présente un moyen auquel il ne s'attendait pas. Le cartel publié par ordre de Charlemagne parvient à la connaissance de Léon[768]. Il s'avoue à lui-même son infériorité dans les armes, et il imagine d'engager le chevalier inconnu à se présenter au combat en son nom et couvert de son armure. Il met tant d'instances à lui demander ce service, que Roger, qui lui doit tout et qui ne veut pas se faire connaître, ne peut le refuser. On conçoit quelle agitation s'élève dans son coeur, et combien est neuve et intéressante la situation où il se trouve. Il part avec Léon: le jour du combat est fixé; les armes, dont il a eu le choix, sont l'épée seule et à pied, parce qu'il ne veut pas être reconnu à son cheval Frontin; du reste, il est couvert de la soubreveste de Léon et armé du bouclier où est la devise de ce prince. Le combat dure tout le jour, et d'après la convention faite, Bradamante n'ayant pu vaincre, est déclarée vaincue. Roger, de retour dans la tente de Léon, reçoit de lui les caresses les plus tendres et les plus vifs remercîments; il n'y répond que par un silence morne et glacé. Dès qu'il peut s'y soustraire, il se fait rendre ses armes, monte sur Frontin, et part au milieu de la nuit. Il entre dans une forêt solitaire, où il veut se laisser mourir[769]. [Note 768: St. 53.] [Note 769: St. 86.] Bradamante n'est pas moins désespérée que lui. Marfise vient à son secours. Elle se présente devant l'empereur, et affirme que Bradamante n'est plus libre; que devant elle, devant Roland, Renaud et Olivier, elle a donné sa foi à Roger, qu'elle ne peut donc plus recevoir la main d'un autre, et qu'elle Marfise le soutiendra contre tout chevalier qui osera dire le contraire[770]. Bradamante interrogée est moins affirmative que Marfise, mais ne la contredit pas. Roland et Olivier déposent pour elle; toute la cour se partage entre Roger, que l'on croit absent, et Léon à qui l'on attribue le combat contre Bradamante. Marfise fait une nouvelle proposition. Puisque son frère est vraiment l'époux de Bradamante, nul autre ne le peut être de son vivant; que Léon et lui se battent donc l'un contre l'autre, et que Bradamante soit le prix du vainqueur. Léon, qui croit toujours avoir auprès de lui le chevalier de la Licorne, ne craint pas plus Roger qu'il n'avait craint Bradamante: il accepte le défi; mais il apprend bientôt la fuite de son chevalier; il tombe alors dans de grandes inquiétudes, et fait chercher de tous côtés si l'on n'en a point de nouvelles. [Note 770: St. 103, jusqu'à la fin du chant.] Le noeud va toujours se serrant et se brouillant de plus en plus. C'est la bonne et sage Mélisse qui vient enfin le dénouer[771]. Elle va trouver Léon, lui apprend que ce guerrier qu'il cherche est prêt à perdre la vie, et qu'il dépend de lui de la lui conserver. Sans lui en dire davantage, elle le conduit dans la forêt, où ils trouvent Roger, couché sur la terre depuis trois jours, et décidé à y mourir. Léon l'interroge avec tant de chaleur et d'amitié, qu'il arrache enfin à Roger le secret de son nom et celui de son amour. On prévoit alors le dénoûment. Léon ne veut pas se laisser vaincre en générosité; il embrasse son rival et renonce à toutes prétentions sur sa maîtresse. C'est lui-même qui va présenter Roger à Charlemagne, qui lui déclare hautement tout ce qui s'est passé, et qui demande pour son ami la main de Bradamante. [Note 771: C. XLVI, st. 21.] Pour que rien ne manque au bonheur de Roger, des ambassadeurs arrivent de la part des Bulgares. Ces peuples ont persisté à vouloir pour leur roi le chevalier de la Licorne, à qui ils ont dû leur salut et une si grande victoire. Leurs députés sont venus le chercher à la cour de Charlemagne; et trouvant en lui ce même Roger que tout le monde admire, ils font auprès de lui leur ambassade. Le sceptre et la couronne l'attendent à Andrinople, capitale de ses nouveaux états. Alors, l'ambitieuse Béatrice elle-même n'a plus rien à dire. Bradamante, sa fille, sera reine, si elle n'est pas impératrice. Le mariage est donc conclu et célébré à la cour par les fêtes les plus splendides. L'Arioste, pour rappeler aux lecteurs son but principal, charge Mélisse de préparer aux deux époux un logement magnifique[772]. La bonne magicienne, enfin venue à bout de ses projets, met au nombre des objets rares et somptueux qu'elle rassemble un pavillon prophétique, sur lequel est brodée en relief une partie de l'histoire de la maison d'Este, et surtout dans un long détail celle du cardinal Hippolyte. [Note 772: _Ibid._, st. 76.] Ces fêtes, où la joie éclate, ne sont troublées que par l'apparition subite et inattendue du seul ennemi qui restât, en France, à Roger et à l'empereur. Seul de tous les rois africains, Rodomont n'était point reparti pour ses états. Retiré dans une caverne[773], il s'était imposé à lui-même un an de pénitence, c'est-à-dire de suspension de faits d'armes. Ce terme étant expiré, il se présente, couvert d'armes toutes noires et de l'air le plus menaçant, devant la table de Charlemagne où les jeunes époux sont assis, dans un festin solennel, l'un à droite, l'autre à gauche de l'empereur[774]. Il interpelle Roger à haute voix, lui soutient qu'il est traître à sa religion et à son roi, et le défie au combat. La cour entière, et surtout la tendre Bradamante tremblent à ce terrible défi. Roger, incapable de crainte, se lève, prend ses armes, entre en lice, et après le combat le plus effrayant et peut-être le plus poétique et le plus chaudement écrit de tout le poëme, il renverse Rodomont et le tue. Sa mort termine le _Roland furieux_, comme celle de Turnus termine l'_Énéide_; mais ce n'est point en gémissant[775], c'est en blasphêmant que s'enfuit cette ame indignée, qui avait été, dans le monde, si orgueilleuse et si hautaine[776]. [Note 773: Ci-dessus, p. 441.] [Note 774: St. 101.] [Note 775: _Vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras._ (Énéide.)] [Note 776: _Bestemmiando fuggi l'alma sdegnosa Che fu sì altera al mondo e sì orgogliosa._ (Rol. fur.)] CHAPITRE IX. _Observations générales sur l_'ORLANDO FURIOSO; _beautés de ce poëme; fragment de l'Arioste, appelé les cinq Chants; caractères particuliers et distinctifs de l'épopée romanesque._ Si j'ai réussi à donner une idée claire de cette triple et immense action du _Roland furieux_, il me semble qu'on en doit également admirer l'étendue, la hardiesse et les ressorts; qu'on doit reconnaître un art prodigieux dans la manière dont toutes les parties en sont entrelacées et conduites, dont les oppositions y sont ménagées et les événements préparés. Peu d'imaginations auraient suffi à mener ensemble et presque de front ces trois parties importantes de l'ouvrage; mais l'imagination de l'Arioste était en quelque sorte insatiable d'inventions. A peine semble-t-il l'avoir satisfaite par le nombre presque infini d'épisodes répandus dans l'économie générale de son poëme, les uns qu'on pourrait nommer principaux, les autres secondaires, selon qu'ils sont plus ou moins inhérents aux grands fils de sa triple intrigue. A peine ai-je pu indiquer un petit nombre des plus remarquables, tels que les histoires intéressantes d'Ariodant et de la belle Genèvre, de la tendre Olimpie et de l'ingrat Birène, du beau Médor et d'Angélique, si long-temps fière et dédaigneuse, devenue sensible pour lui, et de cette constante Isabelle, fidèle jusqu'à la mort et au martyre à la mémoire de son cher Zerbin. J'aurais dû (mais pouvais-je tout dire, pouvais-je même tout indiquer dans une analyse aussi rapide?) j'aurais dû surtout y ajouter celle de l'aimable et tendre Fleur-de-Lys, dont Brandimart ne peut achever en mourant le nom chéri[777], qu'il laisse désolée, inconsolable, qui s'enferme dans le tombeau de son amant, et s'obstine à y finir tristement sa vie. [Note 777: Roland, après leur grand combat dans l'île de Lipaduse, le trouve expirant. Brandimart, après l'avoir conjuré de prier Dieu pour lui, ajoute: _Ne men ti raccomando la mio Fiordi... Ma non potè dir, ligi, e quì finìo._ (C. LXII, st. 14.)] Il est vrai qu'à ces épisodes touchants il s'en joint d'autres d'un différent genre, tels que la changeante Doralice, Joconde, la Coupe enchantée, Gryphon, Martan et la coupable Origille, l'aventure de Richardet et quelques autres encore; parmi tant de personnages nobles, on trouve, il est vrai, la veille et hideuse Gabrine, un vilain Ogre, imitation malheureuse du Polyphême d'Homère, un maître d'hôtellerie et une troupe de voleurs. Mais plus il est évident que l'Arioste pouvait se passer de les introduire dans son poëme, plus il l'est aussi qu'il ne les y a placés que pour délasser l'esprit du lecteur et le tenir en haleine par une plus grande variété. «Il y a, dit Voltaire, presque autant d'événements touchants dans son poëme que d'aventures grotesques; son lecteur s'accoutume si bien à cette bigarrure, qu'il passe de l'un à l'autre sans en être étonné[778].» Et quand il en résulterait quelques disparates et quelques inégalités, a-t-on droit d'exiger que dans une mine si riche et si féconde toutes les veines soient d'un or également pur? [Note 778: _Diction. philos._, édit. de Kelh, t. LI, in-12, au mot _Épopée_.] L'allégorie charmante et profondément morale des îles d'Alcine et de Logistille; celle de ce fleuve où le Temps jette les noms des hommes, et de ces cignes mélodieux qui les portent au temple de l'Immortalité; l'idée aussi originale que philosophique de ce bon Astolphe qui, tout en cherchant dans la lune la fiole qui contient la raison de son cousin Roland, retrouve une partie de la sienne; celle de cette arme perfide dont se sert le barbare Cimosque, d'où une poudre qui s'enflamme chasse une balle meurtrière, que Roland enlève à son lâche possesseur, et qu'il précipite dans la mer en la chargeant de malédictions[779]; mille autres fictions dans lesquelles se réunissent la raison, l'esprit, la poésie et les grâces, ne méritent-elles pas qu'on pardonne au petit nombre de celles qu'un goût trop sévère refuserait d'approuver? Et ce très-petit nombre, qu'avec une connaissance parfaite de la langue, de son génie, de celui de l'auteur, du but qu'il se propose et du genre de poëme qu'il a choisi, on est encore très-porté à excuser, suffirait-il pour contrebalancer tant de beautés et pour faire descendre de son rang l'un des poëtes les plus vraiment poëtes que la nature ait jamais produits? [Note 779: C. IX, st. 90 et 91.] Chez lui, la variété, l'abondance, la vérité des caractères est égale à la fertilité des inventions. Charlemagne, Roland, Renaud, Roger, Brandimart, Olivier, Astolphe, pour ne parler que des principaux, ont chacun leur manière de parler et d'agir. La valeur de Bradamante ne ressemble point à celle de Marfise, comme sa tendresse n'est point celle d'Olimpie ou d'Isabelle. Entre Sacripant et Ferragus, entre l'imprudent et jeune Agramant et le vieux et sage Sobrin, entre le présomptueux Gradasse et le querelleur Mandricard, entre tous ces guerriers et l'indomptable Rodomont, il y a des nuances infinies. Il y a dans tous une peinture vive et fidèle des caractères et des passions, des vertus et des vices. Le talent d'imaginer est partout joint à l'art de peindre, et surtout à l'art important d'annoncer et de mettre en scène tous ces personnages si différents. Si l'on veut par un seul exemple juger de la supériorité de cet art sur le talent des portraits, qui fait l'un des plus grands mérites de quelques poëmes modernes, on n'a qu'à se rappeler comment paraît pour la première fois la principale héroïne de ce poëme, l'intrépide Bradamante; comment, passant dans une forêt, défiée au combat par Sacripant qui la prend pour un chevalier, sans daigner lui répondre, presque sans s'arrêter, elle le renverse sur la poussière, continue dédaigneusement sa route, et comment ce n'est que d'un courrier qui la suit, que Sacripant, et le lecteur avec lui, apprennent que ce redoutable chevalier est une fille jeune et charmante[780]. Quel portrait pourrait égaler cette peinture vive et animée? L'Arioste a presque toujours le même art, en le variant sans cesse. Il est, pour les caractères, pour le moins égal au Tasse, inférieur au seul Homère, et supérieur à tous les autres poëtes connus. [Note 780: Voyez ci-dessus, p. 394.] Ce qu'il décrit, on croit le voir. Je ne parle pas seulement des descriptions innombrables de palais, de jardins, de fleuves, d'îles, de campagnes, qui, toujours entremêlées à celles des armées et des combats, font de cette suite de tableaux, la galerie la plus riche et la plus variée; je parle de ce talent admirable de faire mouvoir tous ses acteurs de manière qu'on voit leurs gestes, leur démarche, leur attitude, qu'on les reconnaît, qu'on les distingue, qu'on a devant les yeux, non un mélange informe d'objets qui se croisent et se confondent, mais des images claires et ressemblantes, ou plutôt des êtres vivants et de véritables actions. L'histoire, la fable, la féerie sont trois sources fécondes où il puise tour à tour, sans apprêt, sans effort et comme sans projet. Il ne cherche rien, tout vient à lui, tout est sous sa main. Tous les genres de merveilleux sont bons pour lui, sont à ses ordres; on le voit employer tour à tour, non-seulement la féerie moderne et l'ancienne mythologie, mais les personnages allégoriques, mais nos saints, nos anges et même De la foi des chrétiens les mystères terribles. Je ne dis pas qu'en cela il soit à imiter, mais enfin c'est par tous ces moyens réunis qu'il arrive, et qu'il vous fait arriver avec lui, sans fatigue, jusqu'à la fin d'un si long poëme. La connaissance parfaite qu'il avait de la géographie brille dans toutes les parties de son ouvrage. A l'exemple d'Homère, il ne fait voyager aucun de ses héros, sans nommer, sans indiquer clairement les pays qu'ils parcourt. Lors même qu'Astolphe ou Roger voyagent en l'air sur l'Hippogryphe, on passe avec eux en revue tous les lieux sur lesquels ils sont emportés. Chaque région, chaque ville, ne fut-elle que nommée, est le plus souvent accompagnée d'une expression courte, mais pittoresque, quelquefois d'une seule épithète qui suffit pour la désigner. Si le poëte s'étend davantage, c'est avec une exactitude qui n'est jamais en défaut. On reconnaît encore Paris dans la description qu'il en a faite. On y suit Rodomont dans les rues qu'il ravage, sur les ponts où ces rues aboutissent, devant le palais qu'il assiége, à la pointe de l'île d'où il se précipite dans la Seine. Enfin, voici une chose plus singulière et qui prouve mieux encore avec quelle exactitude l'Arioste s'attachait aux plus petits détails géographiques. Dans une course qu'il fait faire à Roland le long des côtes de Bretagne pour passer à l'île d'Ebude, il va jusqu'à donner à une ville de cette côte son nom Bas-Breton, auquel tous les traducteurs français sont trompés. _Breaco e Landriglier lascia a man manca_[781]. [Note 781: C. IX, st. 16.] _Breaco_ est Saint-Briene, et _Landriglier_ Treguier, dont le nom breton est _Landriguer_. Les traducteurs disent Bréac et Landrillier, qu'ils chercheraient inutilement sur la carte. La beauté de ses récits, la vivacité de ses peintures sont encore relevées par des comparaisons fréquentes, dans lesquelles on ne sait ce qu'on doit le plus admirer, de l'abondance ou de la perfection; du génie qui invente sans cesse des traits, des circonstances et des détails nouveaux, ou du talent qui exprime et qui peint. Le Tasse, quoiqu'il en ait d'admirables, est tellement inférieur dans cette partie, que ceux mêmes qui le préfèrent d'ailleurs au chantre de Roland, donnent pour une des causes de cette infériorité que l'Arioste étant venu le premier, avait transporté dans son poëme les plus belles comparaisons employées par les poëtes grecs et latins[782]. [Note 782: _Perche l' Ariosto fu primo e trasportó nel suo poema le più belle e vaghe comparationi usate da' greci e latini poeti...... in questa parte si può dire che avanzó il Tasso._ (_Camillo Pellegrino, Dial. della Poesia epica._)] Il n'en est pas tout-à-fait ainsi de la partie dramatique. On croit généralement que le Tasse y a tout l'avantage; que ses héros et ses héroïnes parlent plus convenablement à leur situation et à leur caractère. Cela est plutôt vrai de la partie oratoire; on trouverait difficilement dans l'Arioste rien qui fût comparable à la première harangue de Godefroi, à celle de l'ambassadeur égyptien et à quelques autres de cette espèce. Dans les dialogues, ou les discours alternatifs que se tiennent l'un à l'autre les différents personnages diversement placés, on peut encore regarder les deux poëtes comme égaux, c'est-à-dire comme également parfaits. Mais dans la plupart des discours passionnés et des plaintes amoureuses, comme dans celles de Tancrède, d'Armide et même d'Herminie, la _Jérusalem délivrée_ offre trop souvent, comme nous le verrons dans la suite, aussi peu de vérité, ou même beaucoup moins que le _Roland furieux_, avec cette différence encore entre les deux poëtes, que le Tasse ayant écrit tout son poëme dans un style grave et pompeux, les jeux d'esprit et les écarts qu'il se permet en blessent davantage, au lieu que l'Arioste, qui paraît toujours se jouer de sa matière et converser avec ses lecteurs, peut, sans les choquer, se donner beaucoup plus de licences. Cette correspondance continuelle entre les lecteurs et le poëte est encore un caractère particulier aux poëmes romanesques, que l'Arioste adopta et dont on lui a fait un reproche: on a même critiqué ces charmants prologues, qui commencent presque tous ses chants: on a prétendu que cela détruit l'illusion, que l'action est interrompue, et que les acteurs disparaissent dès que le poëte se montre. D'abord, quand ce serait une faute, il faudrait avouer du moins qu'elle est heureuse et que la plupart de ces exordes ont un charme dont il serait à regretter que la sévérité de l'art nous eût privés; mais soyons de bonne foi; quel est le lecteur infatigable qui parcourt d'une haleine la carrière immense qui lui est ouverte dans l'_Iliade_, dans l'_Odyssée_, dans l'_Énéide_, à plus forte raison dans la _Pharsale_, dans la _Thébaïde_, ou dans la _Guerre punique_ de Silius[783]? Si les auteurs de ces poëmes ont pensé que le lecteur ne se reposerait pas, pourquoi lui ont-ils marqué des lieux de repos, et pourquoi paraissent-ils se reposer eux-mêmes, en divisant leurs poëmes par livres, comme les Italiens les ont divisés par chants? [Note 783: J'ai dit _à plus forte raison_, quoique ces trois poëmes soient plus courts que ceux d'Homère, et ne crois pas avoir besoin d'expliquer pourquoi je l'ai dit.] Avouons encore que la lecture des poëtes est, généralement parlant, un délassement, non une occupation; que pour bien goûter les vers, il ne faut pas les lire trop vite, et qu'on peut en effet se reposer quand on a lu tout un livre d'Homère de Virgile ou du Tasse. Le lendemain, en reprenant votre lecture, que vous importe si le poëte s'interrompt, puisque vous vous êtes interrompu? Il vous parle en son nom ce jour-là, comme il faisait la veille dans sa proposition, dans son invocation; où est pour le second, pour le troisième, pour le vingtième chant l'inconvénient qui n'existait pas pour le premier? Allons plus loin. S'il reprend crûment son récit au même endroit où il l'avait laissé, ne risque-t-il pas de vous trouver froid et distrait dans le plus chaud de son action? Ne fera-t-il pas mieux de fixer de nouveau votre attention par quelques réflexions qui lient ce qui précède à ce qui suit, et de ne se remettre au courant que lorsque vous y serez vous-mêmes? Pour bien juger de l'Arioste, figurez-vous la cour de Ferrare, l'une des plus polies, des plus nombreuses qui fussent au seizième siècle en Italie, formant tous les soirs un cercle brillant, dont Alphonse d'Este et le cardinal Hippolyte étaient le centre; oubliez les torts qu'eut bientôt après ce prince de l'Église; ne songez qu'à l'éclat qui l'environnait, à l'amour des lettres et à la bienveillance pour l'Arioste qu'on lui supposait alors. Dans cette assemblée aussi imposante qu'aimable, représentez-vous le poëte fixant pendant quarante-six soirées, une heure entière et souvent plus, tous les yeux et tous les esprits. Le premier jour, il propose son sujet; il s'adresse au cardinal son patron; il promet de célébrer l'origine de son illustre race; il s'engage dans son récit; mais dès qu'il peut craindre que l'attention ne se fatigue, il s'arrête, en disant: Ce qui arrive ensuite, je vous le réserve pour un autre chant. Le lendemain, on se rassemble, on attend avec impatience; le poëte paraît, et de courtes réflexions sur les injustes caprices de l'amour ramènent ses auditeurs au point d'où il était parti la veille. Le troisième jour, il change de ton et de méthode; il va consacrer toute cette séance à prédire la gloire de la maison d'Este. «Qui me donnera, dit-il, une voix et des expressions propres à un si noble sujet[784]? qui prêtera des ailes à mes vers pour les élever à la hauteur de mes pensées?» Quand il a fourni cette carrière, il fait encore une pause; il en fait tous les jours autant, et jamais il ne manque de congédier son auditoire en promettant pour l'autre chant la suite de son récit. Il ajoute quelquefois: Pourvu qu'il vous soit agréable d'entendre cette histoire; quelquefois même: Vous entendrez le reste dans l'autre chant, si vous revenez m'écouter. Il avait trouvé toutes ces formes établies par les premiers poëtes romanciers; il les jugea naturelles et commodes, et il les emprunta d'eux. Comme eux encore, dans le cours même de ses chants, il ne perd point de vue l'assemblée; il s'adresse aux princes qui la président, aux dames qui l'embellissent; comme eux enfin, s'il hasarde un fait incroyable, et qui passe les bornes de la vraisemblance poétique: Cela est fort extraordinaire, dit-il, vous ne le croirez pas, et je n'en suis pas sûr moi-même; mais Turpin l'ayant mis dans cette histoire, je l'y mets aussi[785]. [Note 784: L'Arioste, qui a pris en général dans le _Bojordo_ l'idée de ces débuts, y a pris même ici le premier vers de son vingt-septième chant (liv. I), qui est ainsi mot pour mot: _Chi mi dara la voce e le parole,_ etc. Voyez ci-dessus, p. 296.] [Note 785: _Mettendo lo Turpino, anch'io lo messo._ Il nous donne souvent cette excuse plaisante, surtout quand son imagination l'a emporté dans des exagérations un peu trop fortes. «Le bon Turpin, dit-il ailleurs, qui sait bien qu'il dit vrai, laisse un chacun maître d'en croire ce qu'il voudra:» _Il buon Turpin che sa che dice vero, E lascia creder poi quel che all' uom piace,_ etc. (C. XXVI, st. 23.) Les lances de deux chevaliers se brisent dans le combat; les éclats volent jusqu'au ciel; cette expression hyperbolique est assez ordinaire, mais il ne s'en contente pas; il ajoute: «Turpin écrit, et dans cet endroit il dit vrai, que deux ou trois de ces morceaux retombèrent tout en flamme, parce qu'ils étaient allés jusqu'à la sphère du feu:» _Scrive Turpin, verace in questo loco, Che due o tre giù ne tornaro accessi Ch' eran saliti alla sfera del foco._ ( C. XXX, st. 49.) Nous avons vu cette plaisanterie dans tous les poëmes précédents. Cela était devenu une formule dont il paraît qu'aucun poëte romanesque ne croyait pouvoir se dispenser.] Placez-vous dans ce point de vue; asseyez-vous parmi cette cour attentive; écoutez, admirez avec elle ce génie fécond, ce conteur inimitable, ce courtisan adroit, ce poëte sublime; arrêtez-vous quand il s'arrête; égayez-vous, élevez-vous, enflammez-vous avec lui; laissez là ce goût trop sévère qui diminuerait vos plaisirs. Écoutez surtout l'Arioste dans sa propre langue; étudiez-en les finesses; apprenez à en sentir la grâce, la force, l'harmonie, et vous verrez alors ce que vous devez penser des censeurs atrabilaires qui ont osé traiter si injustement un si beau génie. Je suis involontairement ramené aux injustices qui ont été faites à l'Arioste, surtout en France. J'ai parlé de celle de Voltaire et de sa réparation éclatante. Ce grand homme, dont le goût était si pur, jugeait cependant quelquefois avec tant de précipitation et de légèreté ce qui n'était que du ressort du goût, que dans cette rétractation même il lui est échappé trois singulières erreurs. Elles sont d'autant plus singulières qu'il commence par assurer que «l'Arioste (ce sont ses termes) est si plein, si varié, si fécond en beautés de tous les genres, qu'il lui est arrivé plus d'une fois, après l'avoir lu tout entier, de n'avoir d'autre désir que d'en recommencer la lecture.» Plus une pareille assertion doit inspirer de confiance, plus il paraît nécessaire de relever ici les erreurs qui l'accompagnent. Ce sont des fautes dans un _errata_. «Le poëme de l'Arioste, dit l'auteur du _Dictionnaire philosophique_, est à la fois l'_Iliade_, l'_Odyssée_ et _Don Quichotte_; car son principal chevalier errant devient fou comme le héros espagnol, et est infiniment plus plaisant[786].» Où Voltaire avait-il donc vu cela? Dans toutes les descriptions de la folie de Roland il n'y a pas une seule plaisanterie. L'Arioste se garde bien de le rendre plaisant. C'est partout un fou terrible que l'on fuit, mais dont on ne rit pas. Non-seulement sa démence est l'effet d'une passion profonde, elle est encore une punition divine. Un seul rire du lecteur détruirait ce caractère; mais ce rire, qu'un trait d'extravagance pourrait quelquefois appeler, est toujours repoussé par un acte de violence qui frappe de terreur. La terreur et la pitié sont les seuls sentiments que le poëte ait voulu exciter, et qu'il excite en effet dans ce tableau sublime et entièrement neuf en poésie. Comparer Roland à Don Quichotte, c'est prendre, comme Don Quichotte lui-même, les objets pour ce qu'ils ne sont pas. [Note 786: _Ubi supr._, tom. LI, au mot _Epopée_.] «Le fond du poëme, dit encore Voltaire, est précisément celui de notre roman de _Cassandre_.... Ce fond du poëme est que la plupart des héros et les princesses qui n'ont pas péri pendant la guerre, se retrouvent dans Paris après mille aventures, comme les personnages du roman de _Cassandre_ se retrouvent dans la maison de Polémon[787].» Peu nous importe aujourd'hui ce qu'est le fond du roman de Cassandre; mais le fond du poëme de Roland n'est point du tout cela. Il est tel que j'ai tâché de le faire entendre; et il est inconcevable qu'ayant relu tant de fois ce poëme, un tel lecteur ne l'ait pas mieux entendu. [Note 787: _Ibid._] Enfin Voltaire, après avoir dit que l'Arioste fut le maître du Tasse, et il entend par-là qu'il fut son modèle, ajoute: «l'_Armide_ est d'après l'_Alcine_; le voyage des deux chevaliers, qui vont désenchanter Renaud, est absolument imité du voyage d'Astolphe.» Ceci est plus inconcevable encore. Voltaire confond Roger avec Roland; c'est Roger que l'on va chercher dans l'île d'Alcine, et c'est à Roland qu'Astolphe rend la raison. Son voyage n'a certainement aucun rapport avec celui des deux chevaliers du Tasse; ils vont en bateau aux îles Fortunées, et lui dans la Lune sur l'Hippogryphe. L'île enchantée d'Armide est imitée de celle d'Alcine, cela est très-vrai; Renaud est amolli par la volupté dans l'une, comme Roger dans l'autre; ils en sont retirés, et sont rendus à la gloire par deux moyens différents, et qui pourtant se ressemblent. Le voyage des deux chevaliers qui vont désenchanter Renaud, est imité, non du voyage aérien d'Astolphe, mais du voyage de Mélisse, qui, sous la figure d'Atlant, va trouver Roger dans l'île d'Alcine, lui met au doigt l'anneau merveilleux, comme les chevaliers présentent à Renaud le bouclier magique, le fait rougir de son repos, et le désenchante. Qu'il nous suffise d'avoir rectifié ces trois erreurs. Ne nous y appesantissons pas, ne cherchons pas à les expliquer, et surtout n'en faisons point un crime au vieillard illustre qui, voulant en réparer une de sa jeunesse, les a laissé tomber de sa plume élégante, rapide et amie de la vérité; mais faisons-en notre profit; et dans nos jugements sur la littérature étrangère, instruits par un tel exemple, n'en devenons que plus circonspects. Ce serait ici le lieu de nous étendre plus particulièrement sur les différentes beautés qui frappent à chaque instant dans la lecture du _Roland furieux_; de citer au moins quelques-unes de ces descriptions si poétiques, quelques-uns de ces combats trop nombreux peut-être dans le _Roland_ comme dans l'_Iliade_, mais aussi beaux, plus variés que ceux d'Homère, et que le poëte a peut-être plus habilement distribués dans l'économie générale de son poëme; quelques-uns de ces charmants épisodes, dont la diversité enchante, et dont la multitude étonne; quelques-unes de ces comparaisons si belles, les unes prises immédiatement dans la nature, les autres, et en plus grand nombre, imitées des anciens, et qui sont encore alors de fidèles imitations de la nature; quelques-uns de ces admirables prologues que Voltaire a si justement loués, et auxquels il devait tant de reconnaissance, puisqu'ils lui ont donné l'idée des siens. Des morceaux de tous ces divers genres, même médiocrement traduits, ne pourraient manquer de plaire; mais dans une telle surabondance, que choisir, et où s'arrêter? Comment aussi m'interdire à moi-même, et envier au lecteur, du moins un léger aperçu de ce que lui pourrait offrir une moisson de ce genre faite avec choix dans le _Roland furieux_, si je ne consultais que son agrément et mon plaisir? Des épisodes cependant et des combats, il n'y faut pas songer; ces morceaux, vus par extrait, ne sont plus les mêmes, et leur étendue défend de les citer tout entiers. Mais les exordes de quelques chants, mais quelques-unes de ces descriptions qui mettent sous les yeux l'objet réel ou idéal que le poëte a voulu peindre, mais un petit nombre de ces belles comparaisons qui décrivent, en les rapprochant, deux objets à la fois, n'auront pas le même inconvénient, et nous dédommageront un peu. «Il y a dans l'_Orlando furioso_, dit Voltaire[788], un mérite inconnu à toute l'antiquité[789], c'est celui de ses exordes. Chaque chant est comme un palais enchanté, dont le vestibule est toujours dans un goût différent, tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque. C'est de la morale, ou de la gaîté, ou de la galanterie, et toujours du naturel et de la vérité.» Nous trouverons facilement des exemples dans tous ces genres. Il en cite trois; il en pouvait citer bien davantage. Mais n'oublions pas, pour être justes, que si l'Arioste est le plus parfait dans ce genre, il n'a pas été le premier, et que le _Bojardo_, qui lui avait fourni le fond de sa fable, lui avait encore donné le modèle de cet embellissement[790]. [Note 788: _Ubi supr._] [Note 789: Il aurait pu en excepter Lucrèce.] [Note 790: Voyez ci-dessus, p. 296 à 300.] C'est l'événement que le poëte commence ou continue de raconter qui lui dicte le sujet et le ton de chaque exorde. Quand le jeune Médor fut au milieu des bois et de la nuit, chargé du corps inanimé de son roi, «personne, dit le poëte[791], (et l'on voit que sa position, souvent orageuse, à la cour de Ferrare, lui a fourni, autant que celle de Médor, l'idée de ces maximes), personne ne peut savoir de qui il est aimé, tandis qu'il est heureux et assis au haut de la roue. Il est alors entouré de vrais et de faux amis, qui lui montrent tous une fidélité pareille; mais si son bonheur se change en infortune, la foule adulatrice tourne ailleurs ses pas; celui qui l'aime de coeur reste seul avec courage; et même après la mort, il l'aime encore. Si le coeur se montrait comme le visage, tel qui dans une cour est au nombre des grands et opprime tous les autres, et tel qui jouit peu de la faveur du maître, changeraient entre eux de destinée; cet homme obscur deviendrait bientôt le premier, et ce grand seigneur serait confondu dans les derniers rangs. Mais revenons à Médor qui fut si reconnaissant et si fidèle, que pendant la vie et après la mort de son maître, il l'aima toujours également.» [Note 791: C. XIX.] Renaud a délivré une jeune femme à qui des brigands allaient arracher la vie[792]. Cette férocité indigne l'Arioste; et sans savoir encore l'histoire que cette femme va raconter, il fait que nous en sommes indignés comme lui. «Tous les autres animaux qui sont sur la terre, ou sont d'un naturel tranquille et vivent en paix, ou s'ils prennent querelle entre eux et s'ils se font la guerre, le mâle ne la fait point à sa femelle; l'ourse erre avec l'ours en sûreté dans les bois; la lionne repose auprès du lion; la louve est sans défiance avec le loup, et la génisse n'a rien à craindre du taureau. Quelle peste abominable, quelle Mégère est venue troubler le coeur de l'homme? On entend sans cesse l'époux répéter contre son épouse des propos injurieux; on le voit outrager son visage et y imprimer des marques noires et livides; on voit l'épouse baigner de larmes le lit nuptial; et même quelquefois la colère insensée ne le baigne pas uniquement de pleurs, mais de sang. L'homme ne paraît pas seulement commettre un grand crime, mais un crime contre nature, et un acte de rébellion contre Dieu, s'il va jusqu'à frapper une belle femme au visage ou à lui rompre un seul cheveu; mais que celui qui lui donne du poison, ou qui lui arrache la vie par le lacet ou le poignard, que celui-là soit un homme, je ne le croirai jamais; c'est, avec une face humaine, un esprit échappé des enfers.» [Note 792: C. V.] Quelquefois, il s'embarrasse lui-même dans les interruptions fréquentes de ses récits, et il est le premier à rire avec vous de l'embarras où il se jette. «Je me souviens[793] que je devais vous chanter l'histoire de ce soupçon qui avait fait tant de peine à l'amante de Roger, je l'avais promis, et ensuite cela m'est sorti de l'esprit. S'y devais ajouter cette jalousie plus forte et plus cruelle qui, depuis le récit de Richardet, avait dévoré son coeur. C'est ce que je voulais vous chanter, et Renaud s'étant jeté à la traverse, j'ai commencé une autre histoire; ensuite Guidon m'a donné bien de l'ouvrage en venant arrêter quelque temps Renaud dans son chemin; je me suis si bien égaré d'une chose dans l'autre, que je me suis mal souvenu de Bradamante; je m'en souviens à présent, et je veux vous parler d'elle, avant d'en revenir à Gradasse et à Renaud.» [Note 793: C. XXXII.] Quelquefois, la fantaisie poétique l'emporte loin de son sujet, et il suffit des moindres rapports pour qu'il se permette d'aller où il veut et de revenir comme il lui plaît. Roland qui cherche partout Angélique, ne ressemble pas tout-à-fait à Cérès qui cherche sa fille, et cependant écoutez ce début du douzième chant: «Lorsque Cérès, empressée de revenir du mont Ida, où sa mère est adorée, dans la vallée solitaire où le mont Ethna presse le corps d'Encelade écrasé par la foudre, ne retrouva plus sa fille qu'elle y avait laissée, ayant fait, loin de tout chemin fréquenté, sentir les effets de sa douleur à ses joues, à son sein, à sa chevelure, à ses yeux, elle arracha deux pins, les alluma au feu de Vulcain, leur donna la propriété de ne jamais s'éteindre, et les portant de chaque main, montée sur un char traînée par des dragons, parcourut les forêts, les champs, les monts, les plaines, les vallées, les fleuves, les étangs, les torrents, la terre et la mer; et quand elle eut cherché sur toute la surface du globe, elle alla jusqu'au fond du Tartare. Si Roland avait eu le même pouvoir, il eût parcouru de même, en cherchant Angélique, le ciel, la terre et les enfers; mais n'ayant ni char ni dragons, il l'allait cherchant du mieux qu'il pouvait[794].» Cette chute naïve, après le luxe poétique étalé dans ce qui précède, est un de ces contrastes qui sont toujours sûrs de leur effet. [Note 794: _Ma poi che'l carro e i draghi non avea, La gìa cercando al meglio che potea._] Il paraît ne pas prendre un ton moins élevé lorsqu'il veut terminer le voyage d'Astolphe dans la lune, où il a retrouvé dans une fiole le bon sens de son cousin Roland[795]; mais tout à coup son vol s'abaisse; il continue et finit dans le goût d'Anacréon ce qu'il avait commencé du style de Pindare. «Qui montera au ciel pour moi, madame, et m'en rapportera ma raison que j'ai perdue? Depuis qu'est sorti de vos yeux le trait qui m'a percé le coeur, je vais la perdant de plus en plus. Je ne me plains pas de cette perte, pourvu qu'elle ne s'accroisse pas, et qu'elle en reste à ce point-là; mais si cela continue, je crains bien de devenir moi-même tel que j'ai peint Roland. Pour retrouver mon esprit, il me semble que je n'ai pas besoin de m'élever jusqu'au cercle de la lune ou dans le paradis; je ne crois pas qu'il se soit logé si haut; c'est dans vos beaux yeux qu'il va errant; c'est sur votre charmant visage, sur votre sein d'ivoire et sur ses deux monts d'albâtre; c'est là que mes lèvres l'iront cueillir quand il vous plaira de me le rendre.» C'est ce que Voltaire a traduit, non pas exactement, mais on pourrait dire fidèlement, puisqu'il en a conservé l'aisance et la grâce, dans ces vers bien étonnants pour un vieillard plus que septuagénaire: Oh! si quelqu'un voulait monter pour moi Au paradis! s'il pouvait reprendre Mon sens commun! s'il daignait me le rendre! Belle Aglaé, je l'ai perdu pour toi; Tu m'as rendu plus fou que Roland même; C'est ton ouvrage: on est fou quand on aime. Pour retrouver mon esprit égaré, Il ne faut pas faire un si long voyage. Tes yeux l'ont pris, il en est éclairé; Il est errant sur ton charmant visage, Sur ton beau sein, ce trône des amours. Il m'abandonne. Un seul regard peut-être, Un seul baiser peut le rendre à son maître; Mais sous tes lois il restera toujours[796]. [Note 795: C. XXXV.] [Note 796: _Ub. supr._, p. 82.] L'idée du début du dernier chant est originale et très-heureuse[797]. Après une si longue et si pénible route, le poëte se voit enfin près du port, et prenant tout à coup dans le sens propre cette expression figurée: «Oui, dit-il, je vois la terre, je vois le rivage se déployer devant moi; j'entends un cri d'allégresse, dont l'air frémit et dont les ondes retentissent; j'entends le son des cloches et des trompettes qui se mêle à ce cri de la joie publique; je commence à distinguer quels sont ceux qui couvrent les deux rives du port. Ils paraissent tous se réjouir de me voir venu à bout d'un si long voyage. Oh! combien de belles et vertueuses dames; oh! combien de braves chevaliers; oh! combien d'amis à qui je suis éternellement obligé pour la joie qu'ils témoignent de mon retour!» Et là-dessus, il nomme d'abord les dames et les chevaliers, puis les amis, les compagnons d'études, les poëtes; seize octaves lui suffisent à peine pour cette revue vive et animée, semée d'éloges délicats, qui auraient dû flatter toutes celles et tous ceux qu'il y a placés, mais qui parut, dit-on, trop familière à quelques grandes dames et à de hauts et puissants seigneurs. C'est un art difficile que celui de flatter les grands; leur orgueil est quelquefois blessé, même de ce qu'on fait pour lui. Ce devrait être le sujet d'un chapitre à part dans les poétiques modernes; mais on n'en trouverait ni les principes dans Aristote, ni les exemples dans Homère. [Note 797: C. XLVI.] L'Arioste, qui tenait à la fois d'Homère et d'Ovide par son génie, ressemble surtout à ce dernier dans ses descriptions; c'est, pour ainsi dire, un long tissu de descriptions que le _Roland furieux_ tout entier, comme les _Métamorphoses_ tout entières; mais Ovide paraît lui avoir plus particulièrement servi de modèle quand il décrit des êtres métaphysiques auxquels il donne, non-seulement un corps et des attributs, mais un séjour assorti à leur nature idéale. La grotte du Sommeil, si bien décrite dans le onzième livre des _Métamorphoses_, était sans doute présente à son souvenir quand il la décrivit de nouveau dans le quatorzième chant de son poëme; mais quoique la peinture en soit plus longue et plus détaillée dans Ovide, peut-on mettre au-dessous de l'original une imitation si belle? Ovide n'a peint que le Sommeil, et c'est un Songe qu'Iris va chercher auprès de lui; l'archange Michel, dans l'Arioste, y va prendre le Silence, dont il a besoin pour exécuter les ordres de l'Éternel. C'est le Silence surtout que le poëte a voulu représenter; aussi ne s'arrête-t-il point à peindre le Sommeil lui-même; dès qu'il a trouvé le Silence, il ne le quitte plus. «Dans l'Arabie[798], s'étend, loin des cités et des villages, une petite et agréable vallée, ombragée par deux montagnes, et toute plantée d'antiques sapins et de robustes ormeaux. Le soleil y ramène en vain la clarté du jour; l'ombre épaisse des rameaux en défend si bien l'entrée à ses rayons qu'ils n'y pénètrent jamais[799]. Cette noire forêt couvre une grotte profonde et spacieuse qui pénètre dans le sein du rocher. Le souple lierre en parcourt à pas tortueux toute l'entrée. C'est dans ce séjour que gît le pesant Sommeil. D'un côté l'Oisiveté au corps épais et chargé d'embonpoint, de l'autre la Paresse qui ne peut marcher et se tient mal sur ses pieds, sont assis près de lui sur la terre. L'Oubli distrait est à la porte; il ne laisse entrer, ne reconnaît personne, n'écoute aucun message, n'en reporte aucun, et repousse également tout le monde. Le Silence rôde alentour et fait sentinelle. Sa chaussure est de feutre; il est couvert d'un manteau noir. Tous ceux qu'il aperçoit de loin, il leur fait, avec la main, signe de ne pas avancer. L'Ange de Dieu s'approche de son oreille, et lui donne tout bas l'ordre dont il est chargé pour lui. Le Silence, par un seul signe de tête, répond qu'il obéira; et aussitôt, sans rien dire, il marche sur les pas de Michel.» On compare souvent la peinture à la poésie, mais quel tableau pourrait représenter aussi bien le Silence? [Note 798: C. XIV, st. 92.] [Note 799: _Est prope Cimmerios lungo spelunca recessus, Mons cavus, ignavi domus et penetralia somni,_ etc. (Métam., l. II, v. 592.) L'imitation s'arrête au cinquième vers d'Ovide, et au mot français sur lequel porte cette note.] Les descriptions de lieux champêtres, de jardins, et de paysages charmants, offrent dans presque tous les chants au lecteur des repos qui le délassent et l'enchantent. Ceci nous rappelle aussitôt les jardins d'Alcine; mais ils sont destinés à nous fournir un parallèle intéressant, et nous devons les tenir en réserve pour cet usage. Sans chercher loin dans le poëme, arrêtons-nous dès le premier chant dans ce bosquet où se réfugie Angélique effrayée et poursuivie par Renaud. «Elle fuit parmi des forêts effroyables et sombres[800], dans des lieux inhabités, déserts et sauvages; le moindre mouvement des feuilles et de la verdure qu'elle entend sur les chênes, les hêtres et les ormeaux, lui cause des terreurs subites, et la fait errer, ça et là, dans les sentiers écartés. A chaque ombre qu'elle aperçoit sur la montagne ou dans la vallée, elle craint toujours d'avoir Renaud sur ses traces. Telle qu'un jeune daim, ou un chevreau timide, qui a vu, sous le feuillage du bosquet où il a reçu le jour, un léopard étrangler sa mère et lui ouvrir la poitrine et les flancs, fuit de forêts en forêts loin du barbare; il tremble de peur et de crainte[801]; à chaque tige qu'il heurte en passant, il se croit sous la dent de la bête cruelle. [Note 800: C. I, st. 38 et suiv.] [Note 801: _E di paura trema e di sospetto._ Je crois pouvoir mettre la même nuance en français entre peur et crainte, qu'il y en a en italien entre _paura_ et _sospetto_. La peur est l'effet d'une explosion ou d'une apparition subite, ou d'un danger présent et réel; la crainte est causée par l'apparence du mal; c'est une sorte de prévoyance du danger à venir, ou, comme le dît l'abbé Roubaud dans ses _Synonymes_, un calcul de probabilité. On a peur de ce qu'on voit, on craint ce qu'on imagine.] »Tout ce jour, et toute la nuit, et la moitié du lendemain, elle s'égara dans mille détours et marcha sans savoir où. Elle se trouve enfin dans un bosquet agréable, que le frais zéphir agite légèrement; deux clairs ruisseaux l'entourent en murmurant, y entretiennent une herbe tendre et toujours nouvelle, et rendent un son qui charme l'oreille, en brisant entre de petits cailloux leur cours paisible. Angélique s'y croit en sûreté s'arrête, descend parmi les fleurs, et laisse son cheval errer sur l'herbe fraîche qui borde ce claires eaux. Elle aperçoit, tout auprès, un buisson d'épines fleuries et de roses vermeilles, qui semble se mirer dans l'onde limpide, garanti du soleil par des chênes au vaste ombrage. Au milieu, un espace vide offre sous l'ombre la plus épaisse un frais asyle; et le feuillage et les rameaux y sont si bien entrelacés que le soleil même et à plus forte raison une vue moins perçante n'y peuvent pénétrer. L'herbe tendre y forme un lit qui invite à s'y reposer. La belle fugitive se place au milieu; elle s'y couche et s'endort. Elle est bientôt réveillée par le bruit que fait un guerrier qui descend de cheval auprès de l'un des ruisseaux, se couche sur le bord, et la tête appuyée sur sa main, se met à rêver profondément. Il s'y répand en plaintes amères contre la dame à qui il avait donné son coeur et qui a donné le sien à un autre; et cette dame est Angélique elle-même; et ce guerrier est un de ses amants; et dans ses plaintes amoureuses il mêle cette charmante imitation de Catulle, que tout le monde sait par coeur: La jeune fille est semblable à la rose, Au beau matin sur l'épine naïve, etc.[802] [Note 802: _La verginella è simile alla rosa Che in bel giardin su la nativa spina,_ etc. (St. 43.) _Ut flos in septis secretis nascitur hortis._ (Catul. _Epithat. Jul. et Manl._)] Il faut avouer qu'un poëme qui, dès le début, offre de telles peintures, où ces peintures sont presque innombrables, et qui, lorsque le sujet l'exige, en présente d'aussi fortes et d'aussi terribles que celles-ci est douce et gracieuse, n'a, quant aux descriptions, aucune rivalité, ni aucun parallèle à craindre. C'est surtout dans les fréquentes descriptions de combats que sont employées ces fortes et terribles couleurs. L'un des moyens dont le poëte se sert pour ajouter encore à la représentation effrayante de ces grandes scènes de destruction, ce sont les comparaisons; et il en prend alors le plus souvent les objets parmi les animaux féroces, dont l'homme semble vouloir imiter les fureurs. Quelquefois, à l'exemple d'Homère, il accumule ces comparaisons pour augmenter la terreur, et paraît encore moins occupé de frapper l'imagination du lecteur que de soulager la sienne. Voyez Rodomont dans Paris, lorsqu'à la voix de l'empereur marchant contre lui en personne, le peuple qui fuyait se rassure, lorsque de tous les remparts, de toutes les rues, accourant sur la place où le redoutable Sarrazin est entouré de morts, on reprend à la fois, et les armes, et le courage. «De même que, pour les plaisirs du peuple, si l'on a renfermé dans sa loge, loin du taureau indompté, une vieille lionne exercée aux combats[803], ses lionceaux qui voient comment le fier et courageux animal erre en mugissant dans l'arène, et qui n'ont jamais vu de cornes si hautes[804], se tiennent à part, timides et confus; mais si leur intrépide mère s'élance sur lui, si elle lui enfonce dans l'oreille sa dent cruelle, ils veulent aussi se baigner dans le sang, et s'avancent hardiment à son secours: l'un mord le dos du taureau, l'autre son ventre; autant en fait tout ce peuple contre la fier Sarrazin; des toits, des fenêtres et de plus près, une nuée épaisse de traits pleut sur lui de toutes parts.».... Il est enfin accablé par le nombre. Il se lasse de tuer des ennemis qui semblent renaître; son haleine devient fréquente et pénible; il sent que s'il ne sort pas tandis qu'il a encore toute sa force, il le voudra trop tard. Il se voit entouré, resserré, pressé par la foule, mais il saura se faire jour avec son épée. «Celui qui a vu sur la place rompre des barrières entourées des flots d'un peuple immense, un taureau sauvage poursuivi par les chiens, excité, blessé pendant tout le jour[805]; le peuple fuir épouvanté devant lui; l'animal furieux les atteindre tour à tour et les enlever avec ses cornes; celui-là doit penser que tel et plus terrible encore parut le cruel Africain quand il commença sa retraite.» Chaque fois qu'il se retourne, il jonche la terre de morts. Il sort enfin sans donner aucun signe de crainte, et marche vers la pointe de l'île d'où il veut se jeter dans la Seine. «Tel que dans les forêts des Massyliens ou des Numides, l'animal généreux, poursuivi par des chasseurs[806], montre encore, même en fuyant, son noble courage; c'est en menaçant et à pas lents qu'il se renfonce dans les bois; tel Rodomont environné d'une épaisse forêt de lances, d'épées et de traits lancés dans les airs, sans se laisser avilir par la crainte, se retire vers le fleuve, lentement et à grands pas.» [Note 803: C. XVIII, st. 14.] [Note 804: Il ne faut point dissimuler dans une traduction ces traits naïfs qui appartiennent au génie de l'auteur, et qui sont le cachet du maître.] [Note 805: St. 19.] [Note 806: St. 22.] Non-seulement cette comparaison, mais cette grande scène tout entière est imitée de Virgile[807]; et si dans quelques parties la supériorité appartient au chantre d'Enée, dans d'autres aussi, et surtout dans les vastes proportions de ce tableau terrible, on oserait dire que l'avantage paraît rester au chantre de Roland. [Note 807: Elle l'est en partie de l'assaut de Pyrrhus au palais de Priam (_Énéid._, l. II), et en partie de l'irruption de Turnus dans le camp des Troyens (_ibid._, l. IX). C'est de là qu'est prise cette dernière comparaison: _Seu soevum turba leonem Cùm telis premit infensis,_ etc. (V. 757.)] Dans les comparaisons en général, soit que l'Arioste invente, soit qu'il imite, il va de pair avec les plus grands poëtes. Voyez encore dans l'assaut de Biserte, cet autre tableau si fortement conçu et si vigoureusement tracé[808], lorsque Brandimart s'étant élancé de l'échelle sur le rempart, l'échelle se rompt, les guerriers qui le suivaient retombent, et il se trouve exposé seul, comme Turnus et comme Rodomont, à une foule d'ennemis. Roland, Olivier, Astolphe, d'autres encore dressent d'autres échelles et montent pour le secourir. Alors la ville assiégée perd tout espoir de se défendre. «Comme sur la mer où frémit la tempête[809], un vaisseau téméraire est assailli par les flots. A la proue, à la poupe, ils y cherchent une entrée, et l'attaquent avec rage et avec fureur. Le pâle nocher soupire et gémit; c'est de lui qu'on attend du secours, et il n'a plus ni coeur ni génie; une vague survient enfin qui couvre tout le navire, et dès qu'elle entre, elle est suivie de tous les flots; ainsi, dès que ces trois paladins se sont emparés des murs, ils y font un si large passage, que tous les autres peuvent les suivre en sûreté: mille échelles sont dressées, et l'on s'avance à la fois par toutes les brèches au secours de l'intrépide Brandimart. Avec la même fureur que le superbe roi des fleuves[810], quand il renverse quelquefois ses digues et ses rivages, s'ouvre un chemin dans les champs de Mantoue[811], emporte avec ses ondes, et les sillons fertiles, et les abondantes moissons, et les troupeaux entiers avec les cabanes, et les chiens avec les bergers[812]; avec la même fureur la troupe impétueuse entre par tous les endroits où la muraille est ouverte, le fer et la torche à la main, pour détruire ce peuple réduit aux derniers abois.» [Note 808: C. XL.] [Note 809: St. 29.] [Note 810: St. 31. Imité de Virgile (_Géorg._, l, I, v. 446); mais l'imitation se réduit à ces trois vers: _Produit insano contorquens vertice sylvas Fluviorum rex Eridanus, camposque per omnes Cum stabulis armenta tulit._] [Note 811: _Ne i campi Ocnei._ Ocnus fut le fondateur de Mantoue, et donna à cette ville le nom de sa mère _Manto_.] [Note 812: Je passe à dessein les deux derniers vers, où l'Arioste, après s'être si heureusement rappelé Virgile, s'est moins heureusement souvenu d'Horace: _Guizzano i pesci a gli olmi in su la cima, Ove solean volar qli augelli in prima;_ ces deux vers rendent librement et poétiquement les deux vers latins: _Piscium et summa genus hoesit ulmo Nota quoe sedes fuerat columbis._ Mais cette petite image ôte à sa comparaison une partie de son effet, et ralentit pour ainsi dire le mouvement de la terreur.] Mais de toutes les belles comparaisons qui s'offrent presque à chaque page dans le _Roland furieux_, la plus sublime peut-être est celle dans laquelle l'Arioste compare Médor entouré d'ennemis auprès du corps de son roi, et ne pouvant ni l'abandonner ni le défendre, à l'ourse surprise par des chasseurs dans son antre avec ses petits. C'est ainsi que le génie poétique rapproche les objets les plus éloignés, et trouve des rapports là où la nature n'avait mis que des différences. «Comme une ourse que le chasseur des montagnes vient attaquer dans sa tanière rocailleuse[813], se tient debout sur ses petits, le coeur incertain, et frémit avec l'accent de la tendresse et de la rage, la colère et sa cruauté naturelle la poussent à étendre ses griffes, à baigner ses lèvres dans le sang; l'amour l'attendrit et la ramène vers ses petits, qu'elle regarde encore au milieu de sa fureur.» Cette admirable octave, que je suis loin d'avoir pu rendre, avec la triple infériorité de la langue, de la prose et du talent, est imitée et même presque littéralement traduite de Stace; mais traduire aussi poétiquement un poëte, c'est l'égaler et presque le vaincre; copier ainsi, c'est créer[814]. [Note 813: C. XIX, st. 7.] [Note 814: Voici la comparaison de Stace (_Théb._, l, X): _Ut Lea quam sævo foetam pressere cubili Venantes numidæ, natos erecta superstat Mente sub incertâ, torvum ac miserabile frendens, Illa quidem turbare globos et frangere morsu Tela queat, sed prolis amor crudelia vincit Pectora, et in mediâ catulos circumspicit irâ._ Et voici la traduction de l'Arioste: _Come Orsa che l'alpestre cacciatore Ne la pietrosa tana assalita abbia, Sta sopra i figli con incerto core E freme in suono di pietà e di rabbia; Ira la invita e natural furore A spiegar l'ugne e a insanguinar le labbia; Amor la intenerisce, e la ritira A riguardare ai figli in mezzo all'ira._ Cette traduction est si exacte, que le traducteur de la _Thébaïde_, _Cornelio Bentivoglio_, cardinal, sous le nom de _Selvaggio Forpora_, en a conservé trois vers, qu'il ne pouvait rendre autrement: _Qual Leonessa in cavernoso monte Cui cinse intorno il cacciator numida, «Stà sopra i figli con incerto cors E freme in suono di pietà e di rabbia._» _A saltar nello stuolo, a franger dardi Furor la spinge; amor l'arresta e sforza_ «_A riguardare i figli in mezzo all'ira._» J'ai rapproché précédemment (t. III, p. 523) cette belle comparaison de l'Arioste d'une comparaison semblable, tirée des _Stances_ du Polotien, et qui sans doute fut puisée à la même source.] Je m'aperçois, peut-être un peu tard, que je me laisse entraîner au plaisir de citer de si beaux traits. Ils ne font que m'en rappeler d'autres que je voudrais citer encore, et si je m'arrêtais à ces derniers, ils me laisseraient le même désir. Au reste, le _Roland furieux_, sans être encore véritablement traduit dans notre langue, y a cependant plusieurs traductions que l'on peut lire, et qui sont entre les mains de tout le monde; au lieu de multiplier les citations, je dirai donc même à ceux qui n'entendent pas l'italien: Lisez le _Roland furieux_; ou plutôt je leur répéterai: Apprenez l'italien pour le lire dans sa langue originale, et ne dussiez-vous jamais y lire autre chose que le _Roland furieux_, apprenez toujours l'italien. Il me reste à donner une nouvelle preuve de cette avidité d'inventions dont l'imagination de l'Arioste était tourmentée, et qui semblait réellement aller jusqu'à l'insatiabilité. On a conservé de lui un grand fragment épisodique si dépendant de l'action générale de son poëme, qu'on ne lui peut assigner aucune destination différente, et si étranger cependant à toutes les parties de cette action, comprises dans le _Roland furieux_, que personne n'a pu deviner quelle en pouvait être la place. Ce fragment divisé en cinq chants, que l'on trouve dans la plupart des bonnes éditions, mis à la suite du poëme, n'est point connu sous un autre titre que celui même des cinq chants, _I cinque canti_. Le premier de ces cinq chants commence sans exposition et paraît lui-même une suite de quelque autre chant. Le dernier ne va pas jusqu'à un point de l'action qui puisse en annoncer le terme. On n'a donc pu former que des conjectures sur le poëme, ou le projet de poëme, dont ils faisaient partie. On voit à la simple lecture que c'est une suite du _Roland furieux_. Les mêmes personnages y pariassent, l'action commence où finit celle du _Roland_; le même merveilleux y est employé; les mêmes formes y sont suivies; les débuts de chant, les interruptions, les adieux à l'auditoire ou aux lecteurs à la fin de chacun des chants, tout annonce, ou une partie du _Roland_ qui en a été retranchée, ou un second roman épique qui aurait fait suite au premier. Charlemagne et ses pairs conduits à leur perte par les intrigues de Ganelon de Mayence en sont visiblement le sujet. On voit du moins une grande trahison ourdie contre eux par ce paladin perfide. Il est a remarquer que lui, qui joue un rôle si odieux dans tous les poëmes dont Charlemagne et les chevaliers de la maison de Clairmont sont les héros, ne paraît point dans le _Roland furieux_. Le comte Anselme et son fils Pinabel sont les seuls de cette odieuse race que l'on voie tendre des piéges et y tomber. Ici, c'est Ganelon même qui revient sur la scène; mais il n'agit pas de son propre mouvement; il est l'instrument de la vengeance des fées, et surtout d'Alcine, furieuse de la perte de Roger. Charles, après de premiers avantages contre les ennemis que Ganelon lui suscite, éprouve déjà une défaite; précipité d'un pont, qu'il défendait en personne, il tombe dans la rivière; son cheval a de la peine à le ramener au bord. C'est là que finit le fragment, et l'Arioste n'a laissé aucune note ni aucune esquisse du reste. Aussi les avis ont-ils été partagés en Italie sur ce que c'était que ces cinq chants et sur leur destination. Les uns, choqués des imperfections et des fautes dont ils sont remplis, ont soutenu qu'ils ne sont point de l'Arioste; les autres, que c'est le commencement d'un second poëme romanesque qu'il avait projeté; d'autres, mais sans aucune vraisemblance, que ce sont des fragments que l'Arioste comptait répandre çà et là dans son poëme. Il suffit de les lire, de voir à quel moment commence l'action, et quelle en est la nature, pour reconnaître qu'ils ne pouvaient, comme je l'ai dit, que faire suite au _Roland furieux_. En effet, le _Ruscelli_[815] rapporte un fait si positif, et qui donne une explication si satisfaisante, qu'il ne semble devoir laisser dans l'esprit aucun doute. Il tenait ce fait d'anciens amis de l'Arioste, et entre autres de _Galasso Ariosto_, l'un de ses frères. Le premier dessein du poëte avait été que son _Roland furieux_ eût cinquante chants. Il voulait y faire entrer la mort de Roger et la défaite des paladins à Roncevaux. Il avait rempli ce nombre de chants, et il s'en fallait beaucoup qu'il fût à la fin. Il consulta le _Bembo_ et d'autres amis qui le détournèrent de ce dessein. Outre que le poëme serait devenu excessivement long, le dénouement en eût été triste et funeste, ce qu'Homère et Virgile avaient soigneusement évité. [Note 815: Voyez sa note intitulée: _de i cinque canti_, après l'Avis aux lecteurs, dans la bonne édition de Valgrisi, 1556.] L'Arioste se rendit judicieusement à ces raisons. Il retrancha tout ce qui venait après la victoire de Roger sur Rodomont, et laissa le lecteur satisfait de voir la France délivrée des Sarrazins, et Bradamante unie à son cher Roger. Ayant ainsi réduit son action à la juste étendue qu'elle devait avoir, il donna tous ses soins à perfectionner et à polir les chants qu'il avait conservés, il oublia entièrement les cinq dont il avait fait le sacrifice. Cela explique parfaitement et leur composition et les défauts que l'on y trouve. Ce ne sont pas seulement des lacunes et des négligences, mais des fautes de versification et même de langue. Elles sont si graves et en si grand nombre que le _Ruscelli_ ne semble pas trop dire quand il assure que si l'auteur était rendu à la vie, il serait très-affligé de voir qu'on eût publié sous son nom, après sa mort, ce qu'il n'avait jamais eu l'intention de rendre public. Mais quoique ce ne soient que des ébauches, on y trouve des morceaux qui ne seraient pas déplacés dans un ouvrage complet et achevé. Telle est, au premier chant, l'assemblée générale des fées dans le magnifique palais de leur roi Démogorgon; telle est encore la description de l'Envie et de l'antre où ce monstre habite; telle est surtout dans le second chant la peinture du Soupçon personnifié, dont Alcine fait choix pour l'envoyer troubler le coeur de Didier, roi des Lombards, et pour exciter ce roi à se soulever contre Charlemagne. Cet ingénieux épisode mérite d'être connu. Dans l'exorde de ce chant, le poëte commence par faire un bel éloge des bons rois, et par féliciter les nations qui vivent sous leur empire[816]. Il s'élève ensuite contre les mauvais rois et les tyrans; mais, dit-il, s'ils font horriblement souffrir les peuples, ils ont eux-mêmes dans le coeur une peine plus horrible encore[817]. Cette peine, c'est le Soupçon, le plus cruel des supplices et le plus grand de tous les maux. «Heureux celui qui, loin de pareils tourments, ne nuit à personne, et que personne ne hait! Plus malheureux encore les tyrans à qui, ni la nuit ni le jour, cette peste cruelle ne laisse de repos! Elle leur rappelle leurs injustices et des meurtres ou publies ou cachés; elle leur fait sentir que tous les autres n'ont qu'un seul homme à craindre, et qu'eux ils craignent tout le monde[818].» [Note 816: _Pensar cosa miglior non si può al mondo, D'un signor giusto e in ogni parte buono,_ etc.] [Note 817: _Ma nè senza martir sono essi ancora, Ch' al cor lo sta non minor pena ogn'ora._ (St. 6.)] [Note 818: _Quinci dimostra che timor sol d'uno Han tutti gli altri, ed essi n' han d'og'uno._ (St. 9.)] «Ne vous ennuyez pas de m'entendre, ajoute-t-il à sa manière accoutumée; je ne suis pas si loin de mon sujet que vous pensez. J'ai même à vous raconter quelque chose qui vous fera voir que tout ceci vient fort à propos. Un de ceux dont je vous parlais, celui qui le premier se laissa croître la barbe pour écarter de lui des gens qui pouvaient d'un seul coup lui ôter la vie, fit bâtir dans son palais une tour environnée de fossés profonds et de gros murs; elle n'avait qu'un pont-levis; point d'autre ouverture qu'on balcon étroit par où le jour et l'air pouvaient à peine entrer. C'était là qu'il dormait la nuit. Sa femme, qu'il y tenait renfermée, lui jetait une échelle par laquelle il montait. Un dogue énorme gardait cette entrée.... Mais tant de précautions furent inutiles; sa femme finit par l'assassiner avec sa propre épée. Son ame alla droit aux enfers, et Rhadamante l'envoya dans les lieux où sont les plus cruels supplices. Au grand étonnement de son juge, il s'y trouva fort à son aise. Le Soupçon, disait-il, lui avait fait souffrir dans sa vie de si cruelles tortures, que la seule pensée d'en être délivré le rendait insensible à toutes les douleurs. Les sages des enfers s'assemblèrent. Ils ne voulurent pas qu'un tel scélérat pût rester impuni; ils décrétèrent donc qu'il retournerait sur la terre; que le Soupçon rentrerait en lui pour ne le plus quitter. Alors le Soupçon s'en empara si bien qu'il se changea en sa propre substance. De soupçonneux que ce tyran était d'abord, dit énergiquement le poëte, il était devenu le Soupçon même[819]. Sa demeure est sur un rocher élevé de cent brasses au-dessus de la mer, ceint tout alentour de précipices escarpés. On n'y monte que par un sentier tortueux, étroit et presque imperceptible. Avant de parvenir au sommet, on trouve sept ponts et sept portes. Chaque porte a sa forteresse et ses gardes; la septième est la plus forte de toutes. C'est là que, dans de grandes souffrances et dans une profonde tristesse, habite le malheureux. Il croit toujours avoir la mort à ses côtés; il ne veut personne auprès de lui, et ne se fie à personne. Il crie du haut de ses créneaux, et tient ses gardes toujours éveillées. Jamais il ne repose, ni le jour ni la nuit. Il est vêtu de fer mis par dessus du fer, et par dessus du fer encore; et plus il s'arme, moins il est en sûreté[820]. Il change et ajoute sans cesse quelque chose aux portes, aux serrures, aux fossés, aux murs. Il a des munitions plus qu'il n'en faudrait pour en céder à plusieurs autres, et ne croit jamais en avoir assez.» Certainement cette peinture est aussi énergique et aussi vive qu'ingénieuse; et il n'y a point, à la perfection du style près, dans tout le _Roland furieux_, de fiction plus poétique et plus philosophique à la fois. [Note 819: _Di sospettoso ch'era stato in prima Hor divenuto era il sospetto stesso._ (St. 17.)] [Note 820: _E ferro sopra ferro e ferro veste, Quanto più s'arma è tanto men sicuro._ (St. 20.)] Le quatrième chant en contient une moins heureuse. Son extravagance paraît passer toutes les bornes de ce merveilleux même de la féerie, dont cependant la latitude semble presque impossible à fixer. Roger embarqué sur un vaisseau qui prend feu, se jette dans la mer tout armé. Il est englouti par une énorme baleine qui suivait le vaisseau depuis long-temps[821]. Le ventre du monstre est un abîme où il descend comme dans une grotte obscure. A peine y est-il arrivé qu'il voit paraître de loin, à l'extrémité de cette caverne, un vieillard vénérable qui tient à la main une lumière. Ce vieillard vient à lui, et lui apprend qu'il est retombé dans les fers d'Alcine. [Note 821: St. 32 et suiv.] C'est ainsi que cette détestable fée reprend et punit le peu de ses anciens amants qui ont pu s'enfuir de son île. Elle fait si bien qu'elle leur inspire le désir de voyager sur mer; elle envoie à la suite de leur vaisseau sa baleine, qui tôt ou tard parvient à les engloutir. Ils y vieillissent, et ils y meurent. Leurs tombeaux remplissent les lieux les plus bas de ce séjour. A mesure qu'ils se succèdent, ils se rendent les uns aux autres les derniers devoirs. Lui qui parle, et qui est parvenu à la plus extrême vieillesse, y arriva très-jeune; il y trouva deux vieillards qui étaient là depuis le temps de leur adolescence, et y avaient rencontré d'autres vieillards, descendus dès leur premier printemps dans ce gouffre, d'où l'on ne peut jamais sortir. Deux chevaliers y sont arrivés depuis peu; ils étaient trois; Roger fera le quatrième. Le vieillard l'exhorte à prendre son parti sur un mal sans remède, et à jouir, en attendant, du peu de douceurs qu'ils peuvent encore se procurer. Ils vivent de poisson, qu'ils pèchent dans un réservoir formé par les eaux que la baleine absorbe en respirant. Il y a au bord de cette espèce d'étang un petit temple en façon de mosquée, un appartement tout auprès, où l'on se repose sur des lits commodes; une cuisine[822], un moulin pour moudre du blé; enfin tant de folies qu'on en reste comme étourdi. Roger, en entrant dans ce lieu, trouve que l'un des deux nouveaux venus est Astolphe, qui lui raconte par quelle suite d'aventures il a été repris comme lui[823]. Les quatre reclus se mettent à table, et le poëte les laisse là, sans que l'on devine comment il comptait les en tirer[824]. Quelque folle que soit cette imagination, nous verrons dans la suite que l'auteur de _Richardet_ ne l'a pas trouvée indigne de figurer dans son poëme, et l'y a transportée tout entière, avec un couvent de plus, des cloches, des moines et un réfectoire[825]. [Note 822: Qu'on ne soit pas inquiet de la fumée: _Che per lungo condotto di fuor esce Il fumo a i luoghi onde sospira il pesce._ (St. 51.)] [Note 823: St. 52 à 74.] [Note 824: St. 89.] [Note 825: Voyez _il Ricciardetto_, c. V.] Nous avons vu éclore et croître par degrés en Italie le roman épique proprement dit. Quand l'Arioste préféra ce genre à celui de l'épopée héroïque, il s'en était formé dans son esprit un modèle idéal, supérieur à ce qu'on avait fait jusqu'alors; et ce modèle, il l'exécuta si bien que l'on a pu tracer, d'après son poëme, les règles de l'épopée romanesque, de même qu'on a tracé, d'après l'_Iliade_, l'_Odyssée_ et l'_Énéide_, les règles du poëme héroïque. Plusieurs auteurs italiens, tels que le _Pigna_, le _Giraldi_ et d'autres encore ont fait des livres sur cette matière. Il serait facile, mais superflu de tirer de ces livres la poétique particulière à ce genre d'épopée. Ce qui précède suffit pour faire voir qu'avec plusieurs règles communes, le poëme romanesque et le poëme héroïque ont entre eux des différence constitutives. De toutes ces différences, il est vrai, aux yeux de critiques austères, tels que le _Muzio_ dans son Art poétique en vers, le _Minturno_ dans sa Poétique en prose, le _Castelvetro_ dans son commentaire sur la Poétique d'Aristote, et le _Quadrio_ lui-même, il ne résulte dans l'épopée romanesque que des vices, qui en font un genre inférieur au poëme héroïque; ces vices sont même si graves que le poëme romanesque le plus parfait est encore nécessairement un mauvais poëme. Quand même cet arrêt serait rigoureusement juste, ce serait peut-être l'un de ces cas où la justice excessive est une excessive injustice. Et que peut-on opposer au plaisir et à l'approbation de toute une nation éclairée et sensible, à la constance et à l'universalité de son admiration depuis trois siècles? La multiplicité d'actions et de personnages principaux, l'étendue illimitée des lieux, les effets prodigieux des puissances magiques, tout cela dirigé par le goût, comme il faut sans doute qu'il le soit, n'ouvre-t-il pas un champ plus vaste aux créations du génie et aux jouissances du lecteur? La nature entière est à la disposition du poëte romancier: il se crée une seconde nature, où il puise de nouveaux trésors. Il les dispose, les ordonne et les met en oeuvre à son gré. Tout ce que la raison la plus saine et l'imagination la plus libre ont jamais dicté aux hommes lui appartient. Il en use comme de son bien propre; et s'il est véritablement poëte, s'il l'est surtout par le style, lors même qu'il ne fera qu'employer les inventions des autres, il passera pour inventeur. Singulier et bien remarquable privilége du génie de style, ou du talent d'exécution! Nous ignorons ce qu'inventa réellement Homère; des faits héroïques dont la mémoire était récente, des fictions mythologiques qui formaient la croyance commune; en un mot des traditions de toute espèce, qu'il employa comme il les avait reçues, mais mieux sans doute que d'autres poëtes ne les avaient employées jusqu'alors, forment évidemment la plus grande partie de ses deux poëmes. Des traditions historiques, des fables déjà surannées, mais encore en quelque crédit, et les fictions mêmes d'Homère, font presque toute la matière du poëme de Virgile. Enfin l'Arioste, celui de tous les poëtes qui ont existé depuis Homère, qui ait eu peut-être plus de rapports avec lui, n'a fait que continuer une action commencée par un autre poëte, faire mouvoir des caractères déjà créés et déterminés, employer un merveilleux universellement convenu, se servir de formes inventées avant lui, prendre presque à toutes mains des événements, des aventures, des contes même de toute espèce, et les encadrer dans son plan; et cependant il passe pour celui de tous les poêles modernes dont l'imagination a été la plus féconde et le génie le plus inventif. C'est qu'il invente beaucoup dans les détails, beaucoup dans le style, et que toutes ses imitations sont parfaites; en un mot, pour ne pas répéter ce que j'ai dit de lui, c'est qu'il possède au degré le plus éminent deux talents, qui sont peut-être les premiers de tous dans un poëte, le talent d'écrire et celui de peindre, ou si l'on veut, le dessin et le coloris. Au reste, quelque jugement définitif que l'on porte, ce genre d'épopée est un genre à part; il a ses chefs-d'oeuvre et ses modèles, comme l'épopée des anciens. Il appartient en propre à l'Italie moderne. Il se vante d'avoir produit un de ces grands poëmes qui font époque dans l'histoire de l'esprit humain, qui éternellement critiqués peut-être, mais aussi éternellement loués, ne risquent jamais de tomber dans ce gouffre de l'oubli qui en engloutit tant d'autres, et seront à jamais un objet d'intérêt et de discussion parmi les hommes; où tous les arts puisent, toutes les imaginations s'alimentent, tous les esprits des générations qui se succèdent vont chercher d'agréables délassements. Voilà ce qui est certain, ce qui suffit pour autoriser l'admiration, même l'enthousiasme, ce qui doit porter les étrangers à faire de l'Arioste, non pas une lecture superficielle, mais une étude attentive, je dirais même approfondie, si cette idée d'une étude profonde n'était pas propre à effrayer; si elle ne faisait pas craindre quelque chose de fatigant et de pénible qu'on ne risque jamais de trouver dans le _Roland furieux_, de quelque façon qu'on l'étudie. Ce n'est pas qu'on ne pût aussi relever dans cet admirable ouvrage quelques défauts, dont aucune production humaine n'est exempte; mais ces sortes de défauts, et le _Roland furieux_ en est la preuve, n'empêchent point de vivre un grand poëme, quand le nombre des beautés les surpasse et demande grâce pour eux. Gravina, critique philosophe, dont j'aime toujours à citer les décisions, quoique j'aie quelquefois pris la liberté de les combattre, attribue la plus grande partie de ces défauts de l'Arioste à l'imitation de _Bojardo_. «Telles sont, dit-il, l'interruption ennuyeuse et importune des narrations, les bouffonneries répandues quelquefois au milieu des choses les plus sérieuses, l'inconvenance des paroles, et de temps en temps même celle des sentiments, les exagérations trop excessives et trop fréquentes, les formes populaires et abjectes, les digressions oiseuses, ajoutées pour complaire aux nobles assemblées de la cour de Ferrare, où l'Arioste chercha plutôt à se rendre agréable aux dames qu'il ne songea aux jugements sévères de la poésie et du goût. Et pourtant, ajoute cet austère critique, et pourtant, à mon avis, avec tous ces défauts, il est infiniment supérieur à ceux qui n'ont pas, il est vrai, les mêmes vices, mais à qui manquent aussi ses grandes qualités. Ils ne ravissent point le lecteur par cette grâce native, dont l'Arioste sait assaisonner même ses fautes, qui obtiennent ainsi le pardon avant d'avoir pu offenser. Ses négligences plaisent mieux que tous les artifices des autres. Il a enfin un génie si libre et un style si agréable, que le critiquer paraîtrait une sévérité pédantesque et une incivilité.»[826] [Note 826: _Della ragione poetica_, l. II, Nº. XVI, p. 104.] Ne le critiquons donc pas, et arrêtons-nous ici, non dans la crainte de paraître incivils, car on peut bien reprendre ce qu'il y a de répréhensible dans un grand poëte, sans cesser d'être poli, mais dans la crainte d'être ennuyeux, accident plus fâcheux, et qui, dans l'exercice de la critique, est peut-être, et c'est beaucoup dire, encore plus commun que l'impolitesse. CHAPITRE X. _Roland amoureux, refait par le Berni; Premières entreprises de Roland, poëme du Dolce; Angélique amoureuse, poëme du Brusantini, suite et fin des poëmes romanesques sur Charlemagne, Roland, Renaud et les autres paladins de France_. Le _Bojardo_ était tombé dans la très-grande erreur de traiter trop sérieusement les jeux de son imagination chevaleresque, et de vouloir presque toujours parler du ton de la raison, dans des sujets qui y sont aussi naturellement étrangers que toutes ces fables de la chevalerie errante et de la féerie; cette même faute fut commise par le plus grand nombre de ses imitateurs. L'Arioste, avec une finesse de goût égale à l'étendue de son génie, avait aperçu le premier quelle liberté de ton, quelle variété de style y était nécessaire. Il avait donné le vrai modèle de cette sorte de poëmes. Plusieurs poëtes tâchaient de l'imiter; mais ce n'était pas assez, pour y réussir, de sentir que la route qu'il avait frayée était la meilleure; il fallait avoir, pour la suivre, un talent aussi flexible que le sien, et de plus, un esprit original qui garantît l'imitateur de ne paraître qu'un copiste. Il existait alors un poëte qui poussait l'originalité jusqu'à la bizarrerie, dont le principal talent était celui de la satyre, et qui, secondé de quelques esprits fantasques et capricieux comme lui, avait introduit dans ce genre, essentiellement ami de la raison, le langage de la folie et une liberté presque sans frein. C'était _Francesco Berni_. Sa Vie appartient à la classe des poëtes satyriques, et je dois en rejeter la notice jusqu'au moment où je m'occuperai d'eux; mais c'est ici le lieu de parler, plus particulièrement que je ne l'ai fait, de son travail sur le _Roland amoureux_ du _Bojardo_. On avait beaucoup lu ce poëme avant que l'Arioste eût publié le sien. Mais le _Roland furieux_ fit totalement oublier l'autre; on eut beau y faire une suite, comme _degli Agostini_; on eut beau le réformer, comme le _Domenichi_, la seule réforme à y faire était de le refondre tout entier, de le dégager des formes trop sérieuses que le _Bojardo_ lui avait données, et d'emprunter, pour le repeindre, des couleurs à la palette de l'Arioste. Le _Berni_ osa l'entreprendre; et ce qu'il y a de plus étonnant, ce n'est pas qu'il y ait réussi, c'est qu'avec un génie si libre et si indépendant, il se soit assujéti à suivre l'auteur original, chant par chant, et presque octave par octave. C'est donc presque uniquement le style qu'il a refait; mais encore une fois, c'est surtout le style qui fait vivre les poëmes; et comme le _Roland amoureux_, refait par le _Berni_, et celui de tous les romans épiques italiens qui s'approche le plus du _Roland furieux_, quant au style, c'est aussi, après le _Roland furieux_, le roman épique qu'on lit le plus. Ce n'est pas que le _Berni_ s'élève jamais aussi haut que l'Arioste le fait quelquefois, ni qu'il ait cette vigueur poétique que l'Homère de Ferrare sait presque toujours mêler aux grâces habituelles de son style. Il ne manque cependant pas, quand il le faut, d'une certaine force; mais c'est la facilité, l'abandon qui surtout le caractérisent. Il se joue plus souvent encore que l'Arioste _de son art_, _du lecteur_, _de lui-même_[827]; et il descend plus bas que lui. Tiraboschi lui a reproché d'avoir défiguré son ouvrage par les plaisanteries et les récits trop libres, et même impies qu'il y a insérés[828]. Cependant les circonstances sont presque toujours les mêmes, rendues le plus souvent dans le même nombre de vers; le coloris seul est changé. Il n'est pas, il faut le dire, beaucoup plus libre que celui de l'Arioste; et il est plus brillant, plus poétique que celui du _Bojardo_. Les locutions prosaïques, populaires, contraires à l'harmonie ont disparu; une expression vive, nombreuse, singulièrement facile et qui paraît toujours couler de source, en a pris la place. Tout est refait, mais à neuf, et sans que l'on reconnaisse nulle part la première main. [Note 827: M. Delille, poëme de l'_Imagination_, c. V.] [Note 828: Tome VI, part. II, l. III, c. III. _Così non ne avessi egli offuscati i pregi co' motti e co' racconti troppo liberi ed empi, che vi ha inseriti._ Pag. 177.] Cette façon de s'emparer du bien d'autrui et de se le rendre propre ne manqua pas de censeurs. L'Arétin dans le prologue de sa comédie de l'_Hypocrite_, le Doni dans sa _Librairie_ et dans ses _Mondes_, blâmèrent durement le _Berni_. Il les laissa dire: les éditions de son _Roland amoureux_ se multiplièrent. On avait cessé, dès auparavant, d'en faire de celui du _Bojardo_, et ce qu'il y a de très-vrai, quoique cela paraisse contradictoire, c'est qu'en l'effaçant par la manière dont il refit son ouvrage, il lui conserva sa renommée. Elle eût péri si le _Bojardo_ n'eût été que l'auteur d'un poëme qu'on eût cessé de lire; mais en relisant ce poëme refait par le _Berni_, on se rappelle toujours, on revoit même toujours au titre du livre qu'il fut d'abord fait par le _Bojardo_, et c'est grâce au style du second de ces deux poëtes que l'on jouit des inventions du premier. D'autres critiques ont pensé que le _Berni_ avait voulu faire du _Roland amoureux_ un poëme burlesque et une pure facétie. Le Gravina lui-même est de cet avis[829]; mais le _Quadrio_ n'en est pas. Il penche plutôt à croire qu'en refaisant ainsi ce poëme, il avait prétendu l'élever jusqu'à pouvoir lutter avec le _Roland furieux_, qui entraînait alors comme un torrent la faveur publique et l'applaudissement universel. «S'il n'a pu réussir, ajoute le même critique, à procurer au _Bojardo_ une gloire égale à celle de l'Arioste, au moins lui en a-t-il acquis une qui n'est pas beaucoup au-dessous, puisqu'aujourd'hui même on ne le lit et on ne l'aime pas beaucoup moins que l'Arioste[830].» [Note 829: _Il Berni, colla piacevolezza del suo stille l'ha voluto cangiare in facezia._ (Ragion. poet., l. II, XV.)] [Note 830: _Storia e Reg. d'ogni poesia_, vol. VI, p. 155.] Ce que le _Berni_ a le plus heureusement imité de l'Arioste, ce sont ses exordes ou débuts de chant. Il y en a de tous les tons et de tous les genres. Le genre satyrique, qui était habituellement le sien, domine souvent, il est vrai, dans ces petits prologues, et le sel en est quelquefois assez âcre, tandis que l'Arioste dans quelques-uns des siens, non plus que dans ses satyres, ne va jamais au-delà d'une censure sans aigreur et d'une malignité riante. Mais il y en a dans le poëme du _Berni_ où l'on croit entendre plaisanter l'Arioste lui-même. En voici, je crois, un exemple, dans le début du quatrième chant: «Je ne suis ni assez ignorant ni assez savant pour pouvoir parler de l'amour ni en bien ni en mal; pour dire s'il est au-dessus ou au-dessous du jugement et du langage que nous tenons de la nature; si l'homme est porté de lui-même à être tantôt humain et tantôt féroce, ou s'il y est porté par l'amour; s'il y a de la fatalité ou du choix, si c'est une chose que l'homme prenne et quitte quand il veut. Quand on voit dans un pâturage deux taureaux combattre pour une génisse, ou deux chiens pour une chienne, il paraît alors que c'est la nature qui les force à se traiter de cette étrange façon. Quand on voit ensuite que la vigilance, le soin, l'occupation, l'absence nous garantissent de cette peste, ou si vous voulez de cette galanterie, alors il semble qu'elle ne vient que de notre choix. Tant d'hommes de bien en ont parlé, en ont écrit, en grec, en latin, en hébreu, à Rome, à Athènes, en Égypte! L'un tient que c'est chose excellente; un autre, chose détestable. Je ne sais qui a tort ou raison: je ne veux prendre les armes ni pour ni contre: tant y a que l'amour est un mal étrange et dangereux, et Dieu garde chacun de nous de tomber en sa puissance!» Voici qui me paraît encore aimable et gracieux comme les plaisanteries de l'Arioste. Roland et Renaud se battaient pour Angélique; c'est elle-même qui les sépare, et qui trompe le comte d'Angers pour l'éloigner du champ de bataille. «J'ai envie aussi moi, dit le _Berni_[831], d'être amoureux d'Angélique, puisque tant d'autres le sont; car elle m'a fait un plaisir plus grand qu'elle ne leur en fit jamais à tous tant qu'ils peuvent être: elle m'a délivré de ce dégoût que j'éprouvais tout à l'heure à raconter cette querelle maudite de Roland et du fils d'Aymon. Quoique ni l'un ni l'autre n'eût besoin de secours, je suis cependant le très-humble esclave de celle qui est ainsi venue se jeter entre eux. Je suis d'une nature telle que je ne voudrais jamais qu'on se querellât, ni qu'on se battît, à plus forte raison quand la querelle est entre des gens que j'aime. Il n'y a personne qui haïsse le bruit autant que moi; mais pour l'amour de Dieu, parlons d'autre chose.» [Note 831: L. I, c. XXIX.] Quelquefois, comme au cinquième chant, l'Arioste n'aurait pas mieux philosophé sur l'amitié; quelquefois, comme au dix-huitième, ou ne serait pas étonné que ce fût lui qui raisonnât ainsi sur les vertus et sur les imperfections des femmes. Mais on reconnaît peut-être une pointe satyrique plus acérée que la sienne dans ce prologue du septième chant: «Malheur à vous qui ne dormez jamais, à vous qui désirez de devenir de grands personnages, qui, avec tant de fatigues et tant de peines, courez après les dignités et les honneurs! On doit avoir grande pitié de vous puisque vous êtes toujours hors de vous-mêmes; et vous ne connaissez pas bien ce que vous cherchez, car vous ne feriez pas les folies que vous faites. Cette grandeur, cet empire, cet état, cette couronne, il faut l'avoir justement ou injustement; il faut que celui qui l'obtient en soit digne ou ne le soit pas. Dans le premier cas, c'est un vrai métier d'homme de peine[832]; dans le second, l'on est le but, l'objet, le point de mire de la haine, de l'envie; on est livré soi-même à la crainte jalouse, et il n'y a point d'ennemi, de maladie, de souffrance d'enfer comparable à la vie d'un tyran. J'ai comparé l'un de ces rois à un homme qui est, en-dessous, dévoré de maladies honteuses, et couvert, en-dessus, d'un beau vêtement d'or, qui empêche de voir sa misère. Encore ont-ils de plus toutes ces galanteries que je vous ai dites, la haine, l'envie, et les complots que l'on fait chaque jour contre eux. Ce pauvre homme de Charlemagne[833] avait toujours quelque triste fusée à débrouiller. Tout le monde avait les yeux sur lui, etc.» [Note 832: _E una gran facchineria._ Pour saisir le sens de ce mot, il ne faut pas oublier que _facchino_ en italien ne signifie point du tout ce que nous appelons en français un _faquin_, mais un crocheteur, un homme de peine.] [Note 833: _Quel povero uom di Carlo sempre aveva Da pettinar qualche lana sardesca._ (St. 5.)] Dans le poëme du _Bojardo_, parmi quelques débuts de chant qui s'écartent un peu de la manière sèche, ou des formules légendaires des premiers romanciers, et qui donnèrent sans doute à l'Arioste l'idée de ses charmants prologues, j'ai cité celui du seizième chant, où le _Bojardo_ fait des réflexions philosophiques sur l'inconstance de la fortune et sur la fragilité des grandeurs et des trônes, en considérant la chute d'Agrican, qui du sommet de la puissance est précipité en un jour par la main de Roland, lui et tout le faste qui l'entourait, et les sept rois qu'il avait sous ses ordres[834]. Le _Berni_ n'a pas manqué, au même endroit, de s'emparer de ce cadre satyrique; mais il l'a rempli d'une autre manière, et surtout il a traité plus rudement les rois et les grands de ce monde[835]. [Note 834: Ci-dessus, p. 296.] [Note 835: Voyez c. XVI, st. 3.] Il paraît même qu'il ne craignait pas de se faire des querelles dans l'autre, et qu'il en traitait fort cavalièrement les puissances. On le voit par ce début d'un de ses chants, dont le premier vers rappelle qu'il était ecclésiastique et chanoine[836]: «Si l'on ne risquait pas de devenir _irrégulier_, (c'est-à-dire, en termes du métier, d'être déclaré incapable de remplir toutes fonctions), je dirais que je désirerais ardemment d'avoir vu ce combat magique dans lequel Maugis fut vaincu, pour savoir si le diable est réellement tel qu'on le dit, s'il est aussi laid qu'on le représente; car je ne vois pas qu'il soit partout le même; là, il a plus de cornes, et ici un peu plus de queue. Mais qu'il soit ce qu'il voudra, je ne le crains guère; il ne peut faire de mal qu'aux méchants et aux désespérés; et j'ai d'ailleurs un remède qui me rassure, car je sais faire le signe de la croix[837].» Peut-être est ce là un de ces traits que le sévère Gravina regardait comme impies; mais les juges les plus compétents dans cette matière, n'en jugèrent apparemment pas ainsi, puisqu'ils ne mirent jamais à l'_index_ le _Roland amoureux_ du _Berni_. [Note 836: _Se non si diventasse irregolare_, etc. (L. II, c. XXIII.)] [Note 837: _Ed un remedio anc' ho che m'assicura, Che mi so fare il segno della croce._ (St. 2.)] Je n'en dirai pas davantage sur cette production, heureuse sous plus d'un rapport, puisqu'elle dut, au fond, coûter peu de peine à l'auteur, qu'elle est pourtant le fondement le plus solide de sa réputation, qu'elle a mis au nombre des lectures les plus agréables un roman épique plein d'invention, mais qui, privé de style, serait peut-être depuis long-temps dans l'oubli, et qu'elle a ainsi, comme je l'ai dit, conservé la renommée du premier auteur au lieu de l'éteindre. Une renommée moins brillante que celle du _Bojardo_ et du _Berni_ est celle de Louis _Dolce_; et cependant il fut loin d'être un écrivain et un poëte sans mérite; ce fut surtout un des auteurs les plus laborieux et les plus féconds qui aient jamais écrit. Grammairien, rhéteur, orateur, historien, philosophe, poëte tragique, comique, épique, lyrique, satyrique, éditeur, traducteur, commentateur infatigable, il s'essaya dans tous les genres, mais il n'excella dans aucun[838]. Il naquit à Venise vers l'an 1508. Sa famille était une des plus anciennes de cette république[839], mais à ce qu'il paraît, peu favorisé de la fortune. Il passa toute sa vie dans sa ville natale, enseveli dans des travaux littéraires qui lui procurèrent quelque estime, peu de réputation et encore moins de richesses. Il présida pendant plusieurs années à la correction des éditions du célèbre imprimeur Gabriel _Giolito_, éditions justement recherchées pour la beauté des caractères et du papier, mais qui, en dépit d'un si habile correcteur, sont le plus souvent incorrectes[840]. Cette vie si occupée du _Dolce_ ne fut troublée que par quelques querelles littéraires, surtout avec le _Ruscelli_, qui corrigeait comme lui les éditions de _Giolito_[841]. On n'en connaît point d'autres circonstances. Il mourut d'hydropisie en 1569, selon _Apostolo Zeno_[842], et selon Tiraboschi[843], dès 1566. [Note 838: Tiraboschi, t. VII, part. II, p. 343.] [Note 839: _Apostolo Zeno_, notes sur _Fontanini_, l. I, p. 147.] [Note 840: _Ibid._, t. II, p. 461.] [Note 841: _Ibid._, p. 65.] [Note 842: _Ibid._, p. 286.] [Note 843: _Ub. supr._] Parmi ses nombreux ouvrages, on ne compte pas moins de six romans épiques, plus remarquables par leur nombre et par leur longueur, que par leur mérite. Le premier fut une production de sa jeunesse. Un des rois sarrazins, amants d'Angélique, qui figurent dans les romans du _Bojardo_ et de l'Arioste, Sacripant, roi de Circassie, en est le héros[844]. Ses entreprises et ses aventures sont extravagantes. Le _Dolce_, dont l'esprit était naturellement sage, se dégoûta lui-même de ses folies; il n'eut pas le courage d'aller jusqu'à la fin; mais il n'eut pas non plus celui de supprimer le commencement, et il publia en 1536 les dix chants qu'il en avait faits. Ce ne fut que vingt-cinq ans après qu'il revint à la poésie romanesque; et l'on dirait que, depuis ce temps, il ne fit plus rien que conter. Quatre des cinq longs poëmes qu'il écrivit alors sont étrangers à cette famille de Charlemagne et de ses preux; nous verrons dans le chapitre suivant le peu qu'il est bon d'en savoir. L'auteur fut plus heureux dans le cinquième. Il prit pour son héros ce même Roland qui avait été celui de tant d'autres; mais il choisit une époque qui était encore, à peu de chose près, reléguée dans les romans en prose, et que la poésie burlesque, comme nous le verrons dans la suite, avait seule jusqu'alors essayé de traiter; c'est l'époque de la naissance, de l'enfance de Roland et de ses premiers exploits. _Le Prime imprese d'Orlando_[845], tel est son titre; mais il prend les choses de haut, et commence les premières entreprises, ou les premiers exploits de Roland par les amours de Milon son père avec Berthe, soeur de Charlemagne. [Note 844: _Sacripante Paladino, Venezia_, 1536, in-4º., _canti_ X, _ibidem_, 1604.] [Note 845: _Canti_ XXV, _Venezia_, 1572, in-4º.] Il faut nous rappeler ici des faits déjà séparés de nous par bien des fictions poétiques et des aventures romanesques[846]; le brave chevalier Milon d'Anglante, aimé de la jeune Berthe, l'enlevant d'une tour où l'empereur son frère l'avait enfermée, fuyant avec elle en Italie jusqu'à Sutri; les deux époux réfugiés dans une caverne, où Berthe accouche de Roland; cet enfant, destiné à tant de gloire, donnant au sein de la misère où il est plongé, des preuves d'un courage et d'une force extraordinaires, osant, quand la faim le presse, enlever de quoi la satisfaire à la table même de l'empereur, reconnu enfin par Charlemagne, qui se réconcilie avec Berthe sa soeur, et ramène en France la mère et le fils. Cette action qui est le sujet du dernier livre des _Reali di Francia_[847], forme en quelque sorte l'avant-scène de celle du poëme de Louis _Dolce_. Il est en vingt-cinq chants, et elle en remplit les quatre premiers. [Note 846: Voyez ci dessus, chap. IV, p. 169 et suiv.] [Note 847: _Ub supr._] Dans les suivants, l'auteur a réuni avec assez d'adresse aux aventures de Milon, père de Roland, celles de Roger, père de ce jeune héros qui paraît avec tant d'éclat dans le poëme de l'Arioste. Garnier, frère d'Agolant roi d'Afrique, dont Charlemagne a tué le père dans une de ses guerres d'Espagne, vient attaquer l'Italie. Charles envoie contre lui des troupes commandées par Milon, qu'il a rappelé de son exil. Garnier est vaincu et tué. Agolant rassemble une armée formidable pour venger à la fois son frère et son père. Il se fait précéder par son fils Almont, qui vient assiéger dans Risa le brave Roger. Il le défie en combat singulier. Roger l'abat, dédaigne de le tuer, et refuse même de le faire prisonnier. Galacielle, soeur guerrière d'Almont, veut prendre la revanche de son frère. Roger l'abat de même; et comme elle était aussi belle que brave, au lieu de la refuser pour prisonnière, il l'emmène dans sa ville, en devient amoureux; elle de lui; elle se fait chrétienne, il l'épouse. Cependant le siége continue. Roger avait un frère nommé Bertrand, aussi lâche et aussi traître qu'il était brave et loyal. Ce Bertrand devient éperduement épris de Galacielle sa belle-soeur. Il cherche à la séduire, tandis que Roger est sorti de Risa pour une partie de chasse. Repoussé par elle, il livre, pour se venger, la ville aux assiégants. Roger et Galacielle surpris pendant la nuit, tentent vainement de se défendre. Roger est tué par Almont, et Galacielle enceinte est mise dans les fers. Almont veut renvoyer sa soeur en Afrique: il la fait embarquer; mais lorsqu'elle est en pleine mer, elle saisit des armes, attaque à l'improviste les matelots, tue les uns, jette les autres à la mer, et restée seule, aborde sur une plage inconnue: elle y est à peine qu'elle met au jour un garçon et une fille, et meurt dans les douleurs de l'enfantement. C'est là que le magicien Atlan trouva et recueillit le frère et la soeur, qui furent Roger et Marfise, comme on l'a vu dans le _Roland furieux_[848]. [Note 848: Ci-dessus, p. 444.] Agolant passe enfin en Italie avec son armée. Charlemagne y envoie contre lui de nouvelles troupes. Milon rétablit les affaires, et remporte plusieurs victoires sur les Africains. L'empereur se rend lui-même à Rome. La guerre devient plus terrible. Almont tue dans un combat le brave Milon. Charlemagne en veut tirer vengeance; il cherche Almont, le rencontre, l'attaque. Le jeune Roland survient sans armes. Il avait quitté la France, où Charles le croyait encore. Il cherchait partout son père: il apprend sa mort, il trouve l'empereur aux mains avec son meurtrier; c'est à lui de venger un père; il saisit une moitié de lance armée de fer, et avec cette arme seule attaque intrépidement Almont et le tue. Charlemagne, enchanté de cet exploit, arme Roland chevalier, et lui donne l'épée Durandal, le casque magique et les autres armes que portait Almont. Roland ainsi armé continue de faire des choses admirables. Agolant est tué dans une bataille, mais par un autre guerrier que Roland. Trojan, fils d'Agolant, part d'Afrique avec une nouvelle armée, pour venger son père, comme Agolant en était parti pour venger le sien; et il a le même succès. Roland est envoyé contre lui et le tue de sa main. Ce coup finit la guerre. Dans les fêtes qui se donnent alors à la cour de Charlemagne, Roland devient amoureux d'Alde-la-Belle, soeur du marquis Olivier. Les exploits qu'il fait pour lui plaire, les obstacles qui traversent son amour, les victoires qu'il remporte sur ses rivaux, remplissent les derniers chants du poëme, et l'union des deux amants le termine[849]. [Note 849: Aux dix dernières octaves près, qui sont remplies par un complot des Mayençais contre Renaud. Ils se mettent en embuscade sur son chemin; il les combat, malgré leur nombre, et les tue tous jusqu'au dernier.] L'action, comme on voit, en est triple, ou plutôt divisée en trois parties qui se succèdent, et qui embrassent au moins l'espace de vingt-cinq ans. Mais un des priviléges du roman épique est de n'être soumis à aucune limite, ni de temps, ni de lieu; et ici le poëte en a usé librement. Du reste, le bonheur de cette fable de Charlemagne et de Roland ne s'est point démenti entre ses mains. Sa narration est claire et assez vive, son style médiocre mais naturel, ses caractères passablement soutenus. Les formes sont à peu près les mêmes que dans les autres romans épiques. A la fin de tous les chants, le poëte renvoie le lecteur au chant suivant pour la suite de l'aventure; il les commence tous par une maxime, qu'il tire le mieux qu'il peut de son sujet; mais on voit qu'il manque d'essor et d'haleine pour se livrer à des digressions aimables, il est pressé de reprendre son récit, et une demi-octave, ou tout au plus une octave entière lui suffit pour y revenir. De temps en temps, selon la coutume constante de ses devanciers, il invoque l'autorité plus que suspecte du bon archevêque Turpin, qui est à la fois un de ses personnages et le prétendu auteur de son histoire[850]; mais tout cela comme pour obéir à un usage établi, et d'un ton si peu plaisant qu'il vaudrait peut-être mieux qu'il y eût été moins docile. Quelques épisodes répandus dans l'action du poëme ne manquent pas d'intérêt et y mettent de la variété; il y en a dans les événements; et la lecture de cet ouvrage, nécessaire pour compléter les aventures et la vie du fameux comte d'Angers, n'est pas dépourvue d'agrément. Peut-être le _Dolce_ l'écrivit-il moins précipitamment que ses autres poëmes et le soigna-t-il davantage. Ce fut l'occupation de ses dernières années, peut-être la consolation de ses souffrances; et les _Prime imprese d'Orlando_ ne furent publiées que quelques années après sa mort[851]. [Note 850: Il dit dans son dixième chant, st. 48: _Il buon e saggio vescovo Turpino quale è autor de l'Istoria presente;_ et ailleurs, en parlant des armes du roi sarrazin Almont: _Ch'erano fatte per industria ed opra, Come scrive Turpin, già di Vulcano._ (C. IX, st. 63.)] [Note 851: La première édition parut en 1572, et il était mort trois, ou même six ans auparavant. Voyez ci-dessus, p. 532.] Il avait voulu donner, en quelque sorte, un commencement aux deux _Roland_ du _Bojardo_ et de l'Arioste; un autre poëte osa vouloir donner une suite au _Roland furieux_ et faire pour ce poëme ce que l'Arioste avait fait pour celui du _Bojardo_. L'entreprise était hardie, et le poëte, quoiqu'il ne fût pas sans talent, n'était pas de force à pouvoir la soutenir. _Vincenzo Brusantini_ ou _Brugiantini_ était un gentilhomme de Ferrare, d'un esprit bizarre et capricieux. Après avoir inutilement tenté fortune à Rome, il y parla plus indiscrètement et plus haut qu'il n'était permis sur certaines matières, fut mis en prison, en sortit plus pauvre qu'auparavant, et parcourut ensuite l'Italie, réussissant auprès de tous les princes, mais perdant toujours, par son humeur fantasque et par ses imprudences, les occasions de corriger son sort, que lui procuraient sa vivacité d'esprit et ses talents. Il se retira enfin dans sa patrie, sous la protection du duc Hercule II, à qui il dédia son poëme; et il y mourut d'une maladie pestilentielle, vers l'an 1570[852]. Le titre de ce poëme est _Angelica innamorata_[853]; le sujet est la mort de Roger, tramée par les intrigues de la coupable maison de Mayence, et la vengeance que sa fidèle Bradamante et Marfise sa soeur, tirent de Ganelon son meurtrier[854]. La continuation de la guerre entre Marfise et les Sarrasins d'Espagne d'une part, Charlemagne et ses paladins de l'autre, est toujours le grand fond sur lequel cette action particulière est placée. _Angélique amoureuse_ n'est pas seulement ici le principal épisode, comme _Roland furieux_ dans le poëme de l'Arioste; même après la mort de Roger, ses aventures continuent et ne se terminent qu'avec le poëme. On ne peut dire pourtant qu'elle en soit l'héroïne; ce noble titre lui conviendrait mal, pour des causes que l'on va voir. [Note 852: _Mazzuchelli, Script. d'Ital._, tom. II, part. IV, p. 2235. On a du même poëte un autre ouvrage encore moins heureux que son _Angélique_; c'est le _Décaméron_ de Boccace mis tout entier en vers: _Le cento Novelle di Vincenzo Brusantini dette in ottava rima_, Venezia, 1554, in-4º.] [Note 853: _Venezia_, 1550, 1553, in-4º.] [Note 854: _Voi qui l'acerba morte empia e crudele Vedrete di Ruggier saggio e cortese, E che di ciò cagion fu la infedele E scelerata stirpe maganzese; Poi come la consorte sua fedele Cercollo con Marphisa in stran paese, E la vendetta che da giusta mano Fatta nel sangue fu de l'empio Gano._ (C. I, st. 3.) Dans les deux premières stances, l'auteur annonce des guerres, de glorieuses entreprises, des enchantements, des joutes, des querelles, de terribles accidents et de nouvelles histoires; puis des actes de courtoisie, d'ardentes amours, la foi, la vertu, la valeur, et des triomphes et des honneurs immortels; il n'oublie dans tout cela que de parler d'Angélique; l'exposition et l'invocation remplissent six octaves, et le nom d'Angélique ne s'y trouve pas, elle entre tout de suite en action à la huitième.] De qui est-elle donc _amoureuse_, cette superbe reine du Cathay? Hélas! de tout le monde; par enchantement, il est vrai, et par l'effet des vengeances de la méchante fée Alcine, qui croit que c'est elle qui lui a enlevé Roger; mais cet abandon général qu'elle fait de sa personne, quoiqu'involontaire et forcé, imprime au caractère de cet objet de la passion de tant de héros un avilissement, qui détruit tout l'intérêt qu'avait inspiré son amour pour Médor. Dans le palais enchanté où son ennemi la retient, la malheureuse Angélique s'enflamme pour le premier venu, se livre, est prise et quittée chaque jour, et passe de plaisirs imparfaits à la honte et à des regrets amers. Elle est si peu maîtresse d'elle-même, qu'elle se donne au vil _Martano_, à cet ancien amant de la coupable Origille, fouetté par la main du bourreau dans le poëme de l'Arioste[855]. Origille aussi, vêtue en chevalier et couverte d'armes qu'elle a dérobées, arrive à ce palais; Angélique prend feu pour elle; et quand, pendant la nuit, elle s'est aperçue qu'elle aime en vain, elle n'en aime pas moins; et c'est un nouveau genre de peine qu'Alcine lui réservait encore. [Note 855: _Orlando fur._, c. XVIII, st. 92.] Alcine de son côté s'est remparée de Roger, qu'elle a réussi à séparer de Bradamante, comme Angélique de Médor. Roger, à qui le sage Logistille l'avait fait voir auparavant[856] ridée, chauve, décrépite, en un mot un objet d'horreur, la revoit, par de nouveaux enchantements, brillante de tous les attraits de la jeunesse, et s'oublie de nouveau dans ses bras. La fée Ungande, n'importe par quel moyen, délivre à la fois Roger et Angélique, rompt le charme, détruit le palais et rend à la vieille Alcine sa hideuse décrépitude. Roger à peine réuni à sa fidèle Bradamante et à sa soeur Marfise, en est de nouveau séparé par une ruse des Mayençais, leurs implacables ennemis. Ganelon et les siens ont enfin ourdi un piége où ils l'attirent. Roger entre dans le château de Ponthieu, et y est massacré pendant la nuit. [Note 856: _Ibid._, c. VII, st. 72 et 73.] Sa femme et sa soeur le cherchent inutilement en France et en Italie. Bradamante était enceinte et près de son terme; forcée de s'arrêter entre l'Adige et la Brenta, dans un lieu qui devient le berceau de la maison d'Este, elle y met au monde un fils dont les princes de cette maison doivent descendre. Après avoir confié son enfant aux bons habitants de ce lieu, elle rentre en France avec Marfise cherchant toujours son cher Roger. Arrivée jusqu'à Montauban sans en avoir eu de nouvelles, Roger lui apparaît en songe, lui révèle le crime des Mayençais, et l'endroit même où son corps est enterré, à la porte du château. Bradamante et Marfise y vont, creusent la terre et trouvent les restes inanimés de Roger. Elles les envoient à Paris dans une caisse construite au village voisin, et quand elles ont rempli ce devoir pieux, elles entrent dans le château, le fer et le feu à la main, tuent tout ce qu'elles rencontrent de Mayençais, le perfide Ganelon le premier, Cino, Ginami, Laran, Emeril, enfin toute la race; mettent le feu au château de Ponthieu, à celui de Hanterive, et détruisent de fond en comble tout ce qui avait appartenu à ces perfides. Angélique, depuis sa délivrance, allait partout cherchant Médor. Elle le retrouve enfin, et se garde bien de lui dire la conduite qu'elle a tenue, malgré elle à la vérité, dans le château d'Alcine. Malgré elle tant qu'on voudra; le bon Médor ne s'en trouve pas moins dans une position ridicule; et ni son Angélique, ni lui ne sauraient plus inspirer d'intérêt. Ils sont près de la mer; ils cherchent un vaisseau, y montent, s'arrangent avec le patron, et cinglent vers le Cathay. Le poëte, qui ne veut pas qu'Angélique ait rien de caché pour nous, nous apprend ici son âge. Elle avait alors quarante ans, et paraissait plus belle que jamais[857]. De retour dans ses états, après une nouvelle suite d'aventures, elle trouve enfin l'occasion de se venger d'Alcine. L'Hippogryphe lui sert pour cette dernière expédition. A l'aide de cette monture et de son anneau qu'elle a recouvré, elle arrive au nouveau séjour d'Alcine, détruit tous ses enchantements, la fait elle-même prisonnière, et lui pardonne avec tant de générosité qu'elle ôte à cette méchante fée jusqu'à la volonté de lui nuire. La guerre des chrétiens contre les Sarrazins est terminée. Charlemagne reste paisible possesseur de ses états et de ses conquêtes, et le poëme finit au trente-septième chant. [Note 857: _Era ella giunta al quadragesimo anno, Ed era quasi alhor più che mai bella._ (C XXIV, st. 27.)] On sent facilement le vice radical de ce poëme, écrit d'ailleurs d'un style froid, lourd, et totalement dépourvu d'enjouement et de grâces. L'auteur a beau y semer les épisodes, les descriptions, les comparaisons, les combats; il a beau, à l'imitation de l'Arioste, commencer tous ses chants par des maximes sur la valeur des chevaliers, sur les vices et les vertus, sur la jalousie, sur l'amour; il a beau remettre en scène presque tous les personnages du _Roland furieux_, employer les mêmes machines, faire jouer les mêmes ressorts; les enchantements ont beau y être encore, les illusions n'y sont plus. Depuis que le signal fut donné de chanter les hauts faits de Charlemagne, de Roland et des autres paladins, un nombre presque infini de poëtes, attirés par cette facilité que semblait offrir l'épopée romanesque, se jetèrent sur ce sujet fertile, et le traitèrent selon les caprices de leur imagination et la mesure de leur talent. Les uns, même après la publication du _Roland furieux_, continuèrent de traiter ces sujets à leur fantaisie, comme s'ils avaient écrit un siècle auparavant, et comme s'il n'y avait eu dans le monde ni un Arioste, ni un _Bojardo_; les autres voulurent marcher sur les traces de l'Arioste et se proposèrent de l'imiter. Ils forment comme une école, où l'on reconnaît quelquefois, dans les élèves, la manière et les couleurs du maître, mais dont aucun n'a pu ni le suivre de près, ni à plus forte raison l'égaler. Si l'on veut remonter jusqu'à la fin du quinzième siècle, et même avant le temps où parut le poëme du _Bojardo_, on en trouve un autre dont l'action est antérieure à celle au _Roland amoureux_. Le sujet de ce dernier est la guerre que le jeune roi Agramant fit à Charlemagne pour venger son père Trojan; les deux héros de cet autre roman, imprimé près de vingt ans avant le _Roland amoureux_, sont ce même Trojan et son frère _Altobello_[858]. Ces deux princes africains viennent en France attaquer Charlemagne; ils sont vaincus, et perdent tous les deux la vie. Les hauts faits de Roland, de Renaud et des autres paladins, remplissent les trente-cinq chants de ce poëme, dont il n'y a rien de plus à dire, sinon qu'il en produisit un autre quelques années après; que ce second poëme, qui fait suite au premier, a pour héros _Persiano_, fils d'_Altobello_[859]; que ce _Persiano_, au lieu de venger son père, éprouve le même sort dans sa guerre contre la France, et qu'il paraît n'en avoir pas eu un aussi heureux auprès des lecteurs, puisque le poëme où il figure n'a jamais eu que deux tristes éditions, tandis que celui d'_Altobello_, tout mauvais qu'il est, en a eu six ou sept assez soignées. Les auteurs de ces deux romans épiques sont inconnus; et ce qu'ils pouvaient faire de mieux pour leur honneur était en effet de garder l'anonyme. [Note 858: Le poëme est intitulé: _Altobello e Rè Trojano suo fratello, historia, nella quale se leze_ (_si legge_) _li gran facti di Carlo Magno e di Orlando suo nipote_, Venezia, 1476, in-fol., 1553, in-8º., et réimprimé plusieurs fois.] [Note 859: _Persiano figliuolo d'Altobello_, Venezia, 1493, 1506, in-4º.] On ignore aussi l'auteur d'un poëme en soixante-quatorze chants, dont Charlemagne lui-même est le héros. C'est du moins à son sujet, et pour une fantaisie d'amour qui lui prend dans sa vieillesse, que sont entreprises toutes les guerres qui font la matière de ce très-ennuyeux roman. Lorsqu'on en lit le titre: _Innamoramento di Re Carlo_[860], on s'attend à voir les aventures fabuleuses de la jeunesse de Charles, et ses amours avec Galerane, fille du roi sarrazin, chez lequel il s'était réfugié; mais ce n'est point du tout cela. C'est le vieil empereur Charlemagne à qui Lottier son bouffon de cour fait un si beau portrait de Bélisandre, fille du roi païen Trafumier que l'empereur en devient amoureux fou; il veut l'avoir absolument, et conjure le brave Renaud de lui rendre ce petit service. Renaud prend pour second son cousin Roland. Ils passent en Espagne, où ils s'embarquent pour Brimeste, capitale des états de Trafumier, située sur la côte d'Afrique, dans l'atlas particulier que se sont fait les poëtes romanciers. Les deux paladins se déguisent en marchands. Ils ont l'adresse d'attirer sur leur vaisseau ce pauvre Trafumier et sa fille qui les ont très-bien reçus. Renaud tue le roi, enlève la fille, revient en France, et l'emmène avec lui à Montauban. Il ne la remet entre les mains de Charles que quand l'empereur lui a fait payer comptant dix bonnes sommes ou charges d'argent qu'il lui avait promises; car ce n'est jamais pour rien qu'on fait ce joli métier. [Note 860: Après ce titre on lit: _Incomincia et primo libro de re Carlo Magno, e de li suoi paladini Orlando e Rinaldo_, Venezia, _canti_ LXXII, 1514, 1523, in-4º., etc.] Telle est la cause peu édifiante et tout aussi peu noble de la guerre que _Fondano_, frère de Trafumier et oncle de Bélisandre, déclare à la France pour venger son frère et ravoir sa nièce. Roland, Renaud, Olivier, y font, comme à leur ordinaire, de grandes prouesses, et Ganelon des trahisons viles et odieuses. Renaud se brouille avec l'empereur, et se révolte contre lui. Il devient roi de Russie; mais enfin il se réconcilie avec Charlemagne, délivre ses paladins, qui étaient presque tous prisonniers, chasse avec eux les Africains, laisse là ses Russes, et revient à Montauban. Ce poëme, quoique imprimé seulement au seizième siècle, paraît être au moins du quinzième. C'est bien la même platitude, la même incorrection, les mêmes impropriétés, en un mot le même style que celui des romans de cette première époque; et l'auteur ne manque pas de commencer tous ses chants, comme on le faisait alors, par une prière à Dieu le père, à Dieu le fils, au S.-Esprit, à la Vierge, à S.-Pierre, à S.-Marc, à Ste.-Madeleine, à tous les Saints. Mais il y a dans le _Beuve d'Antone_ et dans la _Spagna_ une sorte d'intérêt qui n'est point dans celui-ci, où l'on ne voit que des guerres extravagantes, qui n'ont, dans l'origine, d'autre cause que la fantaisie libertine d'un vieux débauché d'empereur. On n'imprima non plus qu'au seizième siècle un long poëme qui reprend les choses de plus haut, et qui dut être rimé vers la fin du siècle précédent, puisque c'était alors que florissait l'_Altissimo_ son auteur[861]. Ce poëte, qui annonçait tant de prétentions par le nom qu'il s'était donné, et qui les soutenait si mal par son style, mit tout simplement en vers et en quatre-vingt-dix-huit chants les _Reali di Francia_[862]. Ce sont bien des rimes perdues; car lorsqu'on a la fantaisie de lire ce vieux roman, on préfère toujours le lire en prose. [Note 861: J'ai parlé de lui comme poëte lyrique, ci-dessus, t. III, p. 546.] [Note 862: _I Reali di Francia di Cristofano Altissimo_, Venezia, 1534, in-8º.] L'_Aspramonte_[863] est un autre roman épique dont l'auteur est inconnu, et mériterait de ne pas l'être. Il montre parfois de l'esprit; son style est beaucoup meilleur, et quelques-uns des vingt-trois chants qui composent son poëme ne sont pas sans intérêt et sans agrément[864]. Le sujet est tout guerrier. Ce sont principalement les exploits que firent, dans Aspremont, Charlemagne, Milon d'Anglante, Aymon de Dordogne, Gautier de Montléon, Salomon de Bretagne, et les autres paladins français contre les Sarrazins d'Afrique, quand Garnier, roi de Carthage, Agolant, Almont, Trojan et plusieurs autres vinrent attaquer Rome et ensuite la France, à la tête d'une innombrable armée, pour venger la mort de Braïbant leur roi. L'action commence par leur débarquement en Sicile; ils passent en Calabre, pour ravager Rome, traversent l'Italie, viennent en France, et trouvent enfin dans Aspremont un terme à leurs victoires. La mort du roi Trojan, la défaite entière des Sarrazins et le mariage du jeune Roland avec Alde-la-Belle forment le dénoûment. Ce poëme parut environ un an après le _Roland furieux_. On n'y voit point de traces d'imitation; mais le style, quoique beaucoup inférieur, porte l'empreinte du même temps. [Note 863: _Libro chiamato Aspramonte, nel qual si contiene molte battaglie, massimamente dello advenimento d'Orlando, e de molti altri Reali di Francia_, etc., Milano, 1516, Venezia, 1523, 1594, in-4°.] [Note 864: Le _Quadrio_, t. VI, p. 551.] Je n'en dirais pas autant du poëme intitulé Trébisonde[865], qui ne fut cependant publié que deux ans après. Il est tiré d'un roman espagnol dans lequel Renaud devient empereur de cette ancienne cité grecque. L'auteur s'est fait connaître; il se nomme _Francesco Tromba da Gualdo di Nocera_. J'ai tort de dire qu'il s'est fait connaître, car on n'a de lui que sa _Trébisonde_; et quoique ce poëme ait eu, comme la plupart de ces anciens romans, quatre ou cinq éditions, il est enseveli aujourd'hui avec son auteur dans une obscurité méritée. Le même poëte ne fut pas plus heureux vingt-quatre ans après, lorsqu'il fit sur le même héros un _Rinaldo furioso_[866], titre qu'il copia de l'Arioste sans pouvoir lui rien emprunter de son talent ni de son génie. [Note 865: _Trebisonda..... nella quale se contiene molte battaglie con la vita e morte di Rinaldo_, etc., Venezia, 1518, in-4°., 1554, 1568, 1616, in-8°.] [Note 866: Venezia, 1542, in-4°.] _Dragoncino_ se nomma de même en tête d'un poëme sur les amours de Guidon le Sauvage[867], fils naturel de Renaud de Montauban; et il est aussi profondément ignoré. Ce roman, que personne ne lit, quoiqu'il n'ait que sept chants, n'est pas son seul ouvrage. Il a fait de plus la _Marfise bizarre_ en quatorze chants[868], et c'est à peu près la même chose que s'il n'en avait fait aucun. [Note 867: _Innamoramento di Guidon Selvaggio_, etc., _di Giamb. Dragoncino da Fano_, Milano, 1516, in-4°.; Bologna, 1678, in-16.] [Note 868: _Marfisa bizarra_, in-8º., sans date; Vinegia, 1532, in-4º.; Verona, 1622, in-8º.] Il y a au moins de l'originalité dans _la Mort d'Oger le Danois_, d'un certain _Casio da Narni_[869]. Ce poëme singulier est divisé en trois livres; le premier contient neuf chants, le second seize, le troisième sept. Les exploits de Roland, de Renaud et des autres paladins, et la mort de ce brave Danois, en sont le sujet; mais l'auteur a mêlé tout cela de facéties, et tantôt employé le style narratif, tantôt le dramatique, selon que sa tête l'a voulu. Il a mêlé dans son récit des sonnets, des églogues, des épitaphes, un _capitolo_ à la louange des dames, un autre à la louange de la Vertu; enfin une assez longue dissertation de Renaud sur la question de savoir lequel des deux sexes jouit le plus dans les plaisirs de l'amour; le tout en un style souvent trivial, et qui est loin de se sentir de l'admiration dont l'auteur fait profession pour l'Arioste, qu'il appelle quelque part son précepteur et son père. Il commence, comme son maître, tous ses chants par des exordes ou des prologues, dont quelques-uns, sans approcher d'un si parfait modèle, ne sont cependant pas sans agrément. Il écrivait à Ferrare, et il rend de fréquents hommages aux jeunes princes de la maison d'Este[870], quoiqu'il ne leur ait pas dédié son poëme. On ne sait rien de la vie de ce _Casio da Narni_, et l'on ignore si la protection d'Hercule et d'Hippolyte d'Este lui fut plus utile que celle du duc leur père ne le fut à l'auteur du _Roland furieux_. La bizarrerie de son esprit se fait voir jusque dans une note qui est à la fin de son poëme. Il s'aperçoit qu'il a laissé Roland dans le ventre d'une baleine, et il promet de l'en retirer dans un autre ouvrage, qu'il fera sans doute tout exprès[871]. [Note 869: _La Morte del Danese, poema di Casio da Narni_, Ferrara, 1521, in-4º.; Venezia, 1534, _idem_ (avec un titre beaucoup plus étendu). Il ne faut pas confondre ce poëme avec le _Danese Uggieri_ d'un certain _Girolamo Tromba da Nocera_, sans doute parent, peut-être fils de l'auteur de _Trébisonde_, et qui s'en montre digne par la platitude de son style. Son poëme n'en est pas moins intitulé _Opera bella, e piacevale d'armi e d'amore_. Il fut imprimé à Venise en 1599 seulement, et réimprimé en 1611 et 1638. Quoique né vers la fin du seizième siècle, il mérite d'être assimilé aux premiers essais du quinzième.] [Note 870: Hercule et Hippolyte, fils d'Alphonse Ier.] [Note 871: _E perche ha lassato Orlando ne la balena, te promette in l'altra opera de cavarlo._] On ne cessa point, pendant tout le seizième siècle, de retourner de cent manières les aventures fabuleuses de Charlemagne et de ses pairs. Il serait aussi ennuyeux qu'inutile de s'arrêter sur tous les romans épiques plus ou moins volumineux, et presque tous aussi mauvais les uns que les autres, dont ils furent l'inépuisable sujet. Que nous importe qu'un _Anthée le Géant_, roi de Lybie, descendant de ce fils de la terre qu'étouffa jadis Hercule, soit venu attaquer la France et Charlemagne, lorsque cet empereur était encore dans la fleur de l'âge; que Charles, après l'avoir vaincu, le poursuive jusqu'en Lybie, lui livre une grande bataille, le fasse prisonnier, lui et tous ses géants, les ramène enchaînés en France, et rentre à Paris en triomphe en les traînant après son char[872]? Que nous importe que Roland et Renaud, jaloux l'un de l'autre, soient tous deux sortis de France, soient allés commander, le premier une armée de Scythes, le second une armée de Persans qui étaient en guerre l'une contre l'autre, que le géant _Oronte_ profite de ce moment pour attaquer la France, et qu'à la fin il soit vaincu et tué de la main du comte d'Angers[873]; qu'un _Falconet des batailles_, fils du roi de Dardanie, vienne en Italie venger un roi de Perse qui s'y était fait tuer, et dont il avait épousé la fille; qu'il y vienne avec deux innombrables armées, dont l'une est commandée par sa femme; que ce Falconet soit encore tué par l'invincible Roland, et que sa femme Duseline en meure de douleur[874]; qu'un _Antifior_ ou _Antifor de Barosie_ fasse d'aussi folles entreprises, et qu'elles aient le même succès[875]; qu'une madame _Rovence_, reine et géante africaine, armée d'une massue de fer, sème l'effroi parmi les paladins de Charlemagne, et tombe enfin sous les coups de Renaud[876]; que le sarrazin _Scapigliato_, l'Echevelé, pour plaire à une princesse russe, se vante de venir en France faire prisonniers Roland et Renaud, et de les conduire enchaînés aux pieds de sa princesse et qu'il reçoive de Renaud le prix ordinaire de toutes ces belles expéditions[877]? Qu'importe même que parmi de grands faits d'armes, et de Roland, et de Renaud, et de tous les paladins de France, une belle princesse, _Leandra_, fille du soudan de Babylone, amoureuse de Renaud, et ne pouvant s'en faire aimer, se précipite du haut d'une tour[878], puisqu'on ne peut s'intéresser même à une princesse qui se rompt le cou par amour, dans un long roman, qu'on ne peut lire? Qu'importe enfin que le terrible sarrazin Rodomont ait laissé après lui un fils et un neveu; qu'un poëte ait chanté les _prouesses_ de ce fils[879], un autre les _folies amoureuses_ de ce neveu[880]; et que gagnerions-nous à savoir quelles folies un Rodomont II, fils d'une soeur de Rodomont Ier., peut faire pour une belle _Lucefiamma_, fille de _Meandro_, riche seigneur d'un beau château situé sur la rivière de Gênes, les exploits et les prodiges de valeur qu'il fait pour elle, et qui lui réussissent si mal qu'il est tué par _Fedelcaro_, l'un de ses rivaux? Cela ne pouvait intéresser qu'Octave Farnèse, prince de Parme et de Plaisance, à qui ce poëme est dédié, et dont la gloire est encadrée, avec celle de toute sa race, dans une vision ou dans une prophétie, selon le noble et uniforme usage de tous ces romans. [Note 872: _Antheo Gigante di Francesco de' Ludovici da Venezia_, etc., _canti_ XXX, _in ottava rima_, Vinegia, 1524, in-4º.] [Note 873: _Oronte Gigante de l'eximio poeta Antonino Lenio Salentino; continente le battaglie del re di Persia e del re di Scithia, fatte per amore della figliuola del re di Troja_, etc., Vinegia, 1532, in-4º. Le poëme est divisé en trois livres; le premier livre en seize chants, le second en douze, et le troisième en six, _in ottava rima_.] [Note 874: _Libro chiamato Falconetto delle battaglie, che lui fece con gli paladini in Francia, et de la sua morte_, Bressa, 1546, in-8º., en quatre chants seulement.] [Note 875: _Libro chiamato Antifor_, d'autres éditions portent _Antifior di Barosia, el qual tratta de le gran battaglie d'Orlando e di Rinaldo_, etc., Venezia, 1583, in-8º., _canti_ XLII.] [Note 876: _Libro chiamato dama Rovenza dal Martello, nel quale si può vedere molte sue prodezze_, etc., Brescia, 1566, Venezia, 1671, in-8º., etc., _canti_ XIV.] [Note 877: _La gran guerra e rotta della Scapigliato_. Firenze, _senta anno_ (vers 1550), in-4º.] [Note 878: _Libro d'arme e d'amore chiamato Leandra nel quale tratta delle battaglie e grand facti delli baroni di Francia e principalmente di Orlando e di Rinaldo_, etc., _composta per maestro Pier. Durante da Gualdo_ (_in sesta rima_), in-8º., sans date et sans nom de lieu; et ensuite à Venise, 1563, in-8º.] [Note 879: _Le prodezze di Rodomontino, figliuolo di Rodomonte, libro d'arme e d'more_, etc., _canti_ IV; _per Antonio Legname Padovano_, Padova, 15.., Piacenza, 1612, in-8º.] [Note 880: _Le pazzie amorose di Rodomonte seconde; poema di Mario Teluccini soprannominato il Bernia_, Parma, 1568, _canti_ XX, in-4º.] Il faudrait au moins qu'au milieu de ces contes prolixes de géants et de magiciens, de coups de lance, d'épée et de massue, au milieu de ces éternels combats et de ces tristes enchantements, il se trouvât quelque idée moins rebattue, quelque invention moins triviale qui prouvât que l'auteur, sans savoir, si l'on veut, ni bien penser, ni bien écrire, ni conduire avec un peu d'art une fable susceptible de quelque intérêt, ne se traînât pas toujours dans des routes tant de fois battues, essayât de s'en frayer d'autres, et fît quelque tentative nouvelle, dût-elle n'être pas plus heureusement imaginée, ni plus habilement conduite que les autres. C'est ce qu'on entrevoit dans un seul peut-être de tous ces poëmes romanesques, et ce qui peut engager à s'y arrêter un peu plus que sur les autres. Il est d'un certain _de' Lodovici_[881], poëte vénitien, qui était en quelque faveur à la cour de Ferrare[882], et qui s'était déjà essayé dans ce genre par un autre roman épique, par cet _Anthée_ le géant, dont j'ai cru, plus haut, pouvoir me dispenser de citer autre chose que le titre. Ce second poëme est intitulé _les Triomphes de Charlemagne_[883], titre qui est accompagné d'une longue énumération de choses grandes, belles, nouvelles et totalement différentes de ce qu'on avait vu jusqu'alors. La première nouveauté que présente l'ouvrage, c'est qu'au lieu d'être écrit en octaves, ou _ottava rima_, comme le sont presque sans exception tous les autres, il est en _terza rima_, ou en tercets. L'auteur l'a divisé en deux parties, chacune de deux parties en cent chants, et chacun des deux cents chants en cinquante tercets, ou cent cinquante vers, ni plus ni moins; ce qui, en ajoutant le vers de surplus qui dans les _terze rime_ suit le dernier tercet de chaque chant, fait juste trente mille deux cents vers. [Note 881: _Francesco de' Lodovici_ voyagea en France lors même qu'il composait ce poëme, comme on le voit par un vers du trente-huitième chant de la deuxième partie. Renaud demande à la Fortune le nom d'une belle dame que la Nature s'est plu à former, et qu'elle doit à son tour combler de ses dons. La Fortune lui répond: _Questa haverà il nome il quale ha questa C' hora vien teco in Francia a tuo contento._] [Note 882: Ce qui le prouve, c'est que son _Anteo gigante_ est dédié à Lucrèce Borgia, femme du duc Alphonse Ier.; que c'est par ordre de cette princesse que _de' Ludovici_ fit ce poëme, et que ce fut elle-même qui en fut en quelque sorte l'éditeur, comme nous l'apprend l'Avis du lecteur qui précède le poëme.] [Note 883: _Triomphi di Carlo, libro novo di romanzo...... a modo novo da tutti gli altri diverso_, etc., Vinegia, 1535, in-4º.] Presque tous les chants ont un exorde, ou un prologue sur différents sujets, selon la fantaisie de l'auteur. La plupart de ces digressions sont assez étendues, et l'agrément n'en est pas, à beaucoup près, en proportion de la longueur. Quoique les chants soient très-courts, souvent l'auteur s'arrête au milieu d'un chant, pour parler de ce qui lui plaît. L'action du poëme est donc à tout moment interrompue; et à peu près un quart des vers y est tout-à-fait étranger. Ce n'est pas dans la partie de cette action qui regarde personnellement Charlemagne qu'il faut chercher de la nouveauté; ce sont toujours de grandes guerres contre des soudans d'Égypte et de Babylone, et des trahisons de Ganelon de Mayence, et toujours des victoires, des conquêtes et des triomphes magnifiques, et des fêtes et des tournois. Mais dans ce roman, comme dans beaucoup d'autres, Renaud se brouille avec Charlemagne et avec son cousin Roland: exilé de France, il va courir le monde, et c'est dans ses voyages que le poëte a fait l'essai d'un merveilleux différent de celui des enchantements et des fées. Des êtres moraux personnifiés, la Nature, l'Amour, le Vice, la Vertu, la Fortune, et même un dieu de l'ancien paganisme[884], sont des personnages qu'il emploie, et dont il tire ou des leçons morales, ou des satires contre les moeurs de son temps, ou des prédictions en faveur de Renaud et surtout en faveur d'André _Gritti_, alors doge de Venise, à qui le poëme est dédié. [Note 884: Vulcain.] Le dessein de Renaud est de passer la mer, de voyager en Syrie, en Palestine; enfin de parcourir la terre jusqu'à la fin de son exil. Je laisse là tout ce qu'il fait avant de s'embarquer; le voilà sur mer, traversant la Méditerranée et parvenu jusqu'auprès de la Sicile. Il n'avait jamais vu de volcans; il en voit un tout en feu dans l'une des îles de Lipari; il demande ce que c'est: son pilote lui répond, comme aurait pu faire celui d'Ulysse ou d'Énée, que c'est là que Vulcain habite et qu'il forge les foudres de Jupiter. Renaud veut aller voir Vulcain dans sa fournaise; il se fait mettre à terre, trouve au pied de la montagne volcanique un petit sentier qui conduit jusqu'au fond du gouffre, y descend l'épée à la main, et arrive enfin à la porte de l'atelier où Vulcain travaillait à grand bruit avec ses cyclopes; il enfonce cette porte d'un coup de pied, dit des injures au dieu boiteux, et n'oublie de lui reprocher ni les difformités de sa taille, ni la parure de son front[885]. Vulcain se met en colère, et veut le frapper de son marteau. Renaud, d'un second coup de pied, le jette en l'air jusqu'au haut du soupirail, d'où le pauvre dieu retombe au beau milieu de la fournaise. Il en sort la barbe et les cheveux grillés. Tapi dans un coin, et tremblant de frayeur, il reconnaît de loin dans la main de Renaud l'épée Frusberte qu'il avait forgée autrefois: alors il reconnaît aussi Renaud, se jette à ses pieds, se réconcilie avec lui, et lui fait présent d'un bouclier et d'un casque, fabriqués jadis pour le dieu Mars; ils se quittent enfin les meilleurs amis du monde. Renaud remonte sur la terre, et de là sur son vaisseau qui reprend aussitôt sa route. [Note 885: _Dunque tu se' colui di cui si spande, Disse Rinaldo, che le corna porti Là dove portan gli altri le ghirlande?_ (Part. I, c. XL.)] Le vaisseau fait naufrage: une baleine engloutit Renaud, mais c'est pour son bien[886]; car cette baleine va plus vite qu'un trait vers les côtes de Barbarie; et comme il lui cause de grandes douleurs d'entrailles, en s'escrimant de son épée pour tâcher de sortir de prison, elle le vomit en l'air avec une énorme quantité d'eau; il va tomber au loin sur le sable, entre la mer et le mont Atlas: il se trouve sur ses pieds comme un chat, qui, de quelque hauteur qu'on le jette, s'y retrouve toujours. Ce n'est pas de moi qu'est cette comparaison; elle est littéralement du poëte[887]. Dès que le paladin peut se reconnaître, il s'achemine assez tristement vers le mont Atlas; il aperçoit au pied de la montagne un trou creusé dans le roc: par ce trou sort continuellement une foule innombrable d'animaux, de créatures et de figures de toute espèce; toujours curieux d'objets nouveaux, il se décide à y descendre: il s'engage dans un long et obscur défilé, où la foule est si pressée, qu'il a mille peines à la percer; il parvient enfin dans un vaste souterrain tout resplendissant de lumière. Au milieu s'élevait un monticule de terre fine qui n'était mêlée d'aucune matière dure; une femme était auprès, vêtue légèrement, et sans cesse occupée à tirer de ce monticule de la terre, dont elle formait rapidement tous ces êtres que Renaud avait vus sortir des flancs de la montagne. Cette femme, c'est la Nature: c'est dans ce grand atelier qu'elle forme tous les animaux, bipèdes, quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles, etc.; à mesure qu'elle les crée, ils s'échappent en foule par l'issue qui a servi d'entrée à Renaud, et ils vont remplir le monde. La terre amoncelée dont ils sont formés, se régénère à chaque instant; et la masse est toujours la même[888]. [Note 886: _Che forse 'l tranguggiò pel suo men male._ (C. XLV.)] [Note 887: _E come gatto ben sempre si serra D'alto cadendo, si che nel terreno A dar de' propri piedi unqua non erra, Cosi Rinaldo,_ etc.] [Note 888: C. L.] Après la première surprise de part et d'autre, Renaud interroge la Nature, qui lui répond et l'instruit sans quitter un instant son ouvrage. Il avait cru que l'esprit de Dieu, l'intelligence divine, était la Nature; que c'était là que tout était créé, et que nul autre que Dieu même ne pouvait rien tirer du néant. Il avait cru de même que la Fortune n'était que la volonté de Dieu; mais puisque la Nature est un être existant par soi-même, il est possible qu'il en soit ainsi de la Fortune. Cela est vrai, lui dit la Nature; la Fortune est ma soeur: Dieu nous créa le même jour; il lui donna l'empire universel sur toutes les choses que je produis. Tu m'as trouvée sous terre en Afrique: tu la trouveras en Asie dans une plaine magnifique et riante; mais il existe une autre femme plus grande que nous deux, que je ne puis te nommer, et que tu trouveras en Europe sur une haute montagne. Renaud jure d'aller chercher cette troisième femme dès qu'il aura trouvé la seconde. Il propose ensuite des doutes, que la Nature s'empresse de résoudre. De questions en questions, il en fait une dont la solution est remarquable: «Si vous ne créez, dit-il, que le même esprit dans tous les animaux à qui vous donnez la vie, d'où vient que ceux qui sont privés de raison meurent tout entiers, et que de nous autres hommes il reste un autre esprit qui nous rend immortels? D'où vient que la raison se manifeste à l'homme, qu'il a un entendement, et que dans tous les autres animaux, ni la raison, ni l'entendement, ne s'éveillent jamais?--Elle lui répond: Je distribue également les esprits vitaux dans les animaux brutes et dans les hommes; mais j'y place des degrés très-différents d'intelligence: le chien en a plus que le mouton, le serpent plus que la belette, et le dauphin plus que tous les autres poissons. J'en mets encore beaucoup plus dans l'homme, et c'est pourquoi votre savoir surpasse de si loin celui des autres animaux. Quant à cet autre esprit que tu dis être immortel en vous, il n'est point mon ouvrage: si Dieu le fait, qu'il le fasse; je ne sais ce que c'est. Il est très-possible qu'il lui plaise, quand je forme les corps, de mettre quelque chose en vous qui retourne dans ses bras à votre dernier moment; et cela, si tu veux, tu peux le croire[889].» Cette traduction est littérale; le texte prouve de plus en plus ce que j'ai répété plusieurs fois, que les opinions philosophiques les plus hardies étaient communes en Italie au seizième siècle, et que pourvu qu'on n'élevât point de doute sur la discipline, la hiérarchie, et l'autorité du pape, on en pouvait former publiquement sur tout le reste. [Note 889: _Quell'altro poi ch'in voi dici immortale Io non lo fa, se Dio lo fa, se'l faccia; Che cosa ella si sia non so, ne quale._ _Puote esser molto ben ch' a lui ne piaccia Far, quando i corpi io so, qual cosa in voi Che torni al vostro fin ne le sue braccia; E questo, s' a te par, creder lo puoi._ (C. LV, à la fin.)] Renaud demande ensuite comment il se peut que la Nature faisant tous les hommes égaux, les uns soient nobles dans le monde et les autres ne le soient pas; pourquoi les uns portent des ornements que n'ont point les autres, etc. La Nature le renvoie à sa soeur la Fortune pour la solution de ce doute. «Je ne donne, dit-elle, à qui que ce soit plus de noblesse qu'aux autres hommes; c'est la Fortune qui distribue à son gré la noblesse, puisque vous appelez ainsi sur la terre ce que le vulgaire entend par ce mot; mais si tu veux parler de cette illustration, de cette noblesse qui est la véritable, alors je répondrai autrement. Je donne à un petit nombre d'hommes des dispositions particulières à cette noblesse réelle; mais si l'orgueilleuse Fortune ne favorise ceux que j'ai ainsi doués, ils obtiennent rarement et fort tard la noblesse qui dépend d'elle. Elle a sa volonté, moi la mienne. Interroge-la sur ce point quand tu pourras l'entretenir; mais il arrive peu qu'elle donne la raison de ce qu'elle fait; sa réponse ordinaire est: Je le veux[890].» [Note 890: C. LVI.] Toutes ces explications n'interrompent pas un instant le travail dont s'occupe la Nature. Elle continue de fabriquer une foule d'êtres divers qui s'échappent aussitôt du souterrain; elle donne à Renaud un singulier spectacle. Elle forme un très-joli enfant, lui imprime une petite croix sur l'épaule gauche, et dit au paladin: Cet enfant que tu vois naît en cet instant même à Montauban. Aussitôt l'enfant disparaît, comme tous les autres êtres à mesure qu'ils sont créés. «Ta femme Clarice, reprend la Nature, vient de mettre au monde ce bel enfant, ou plutôt c'est moi qui l'ai produit par ses organes douloureux. Quand tu seras retourné paisiblement auprès d'elle, tu verras qu'il n'y a dans ce fait aucune erreur. Chose admirable! s'écrie le poëte, quand le paladin fut de retour dans sa patrie, après de longs voyages, il y trouva l'enfant que sa femme lui avait donné. Calculant l'année, le mois et le jour, il vit que cet enfant était précisément celui que la Nature avait formé devant lui, et il le reconnut à la petite croix qu'elle lui avait empreinte sur l'épaule[891].»--Si la réputation de Clarice n'était pas aussi bonne qu'elle l'est, on pourrait soupçonner qu'il y a ici quelque allégorie, et que ce petit croisé, fils de la Nature, désignait peut-être un enfant naturel né pendant l'absence de Renaud; mais la dame de Montauban est au-dessus du soupçon, et nous avons ici la preuve que quoique Renaud eût déjà bien fait du chemin depuis qu'il avait quitté la France, il y avait tout au plus neuf mois qu'il en était sorti. [Note 891: _Ibid._] Il soumet encore une question à la Nature. A-t-elle jamais fait quelque chose qu'elle regarde elle-même comme au-dessus de toutes les autres? Elle lui avoue que dans tous les temps elle a fait de fort belles choses, qu'elle ne s'est pourtant pas entièrement satisfaite, qu'elle prépare de loin deux ouvrages plus parfaits, dont elle n'a fait encore que concevoir l'idée, et qu'elle mettra plusieurs siècles à mûrir. L'un est un homme et l'autre une femme. La Nature fait voir à Renaud quelques-uns des éléments qui doivent entrer dans leur composition. Par exemple, elle conserve, dans un vase de l'albâtre le plus précieux, et dans une liqueur odorante au-dessus de tous les parfums, le coeur du grand César. Renaud est curieux de savoir à quel héros elle le destine, et dans quel temps ce héros vivra. La Nature désigne dans sa réponse le temps même où vivait l'auteur; quant au nom du héros, c'est le doge André _Gritti_[892], homme en effet d'un grand caractère, et dont le gouvernement eut beaucoup d'éclat, et dans la guerre, et dans la paix; mais quoique la république vénitienne fût alors très-puissante, il y avait encore loin d'un doge de Venise à César. [Note 892: C. LVIII.] Pour la créature de l'autre sexe que la Nature projette de former, elle a réuni dans une salle parfumée des plus douces odeurs des objets d'une richesse et d'une beauté qui n'ont rien d'égal sur la terre. Il faudra bien des siècles pour fondre ensemble et amalgamer ces riches matériaux, et pour en faire une femme au-dessus de tout ce que son sexe a jamais eu de plus parfait. La nature indique le temps et le lieu de sa naissance. Elle refuse de dire son nom; mais le poëte l'a reconnue à tant de merveilles. Une seule femme existe en qui on les admire toutes. Là dessus, il désigne si bien la dame de ses pensées, qui était à ce qu'il paraît une très-grande dame, que ses contemporains et surtout elle-même durent facilement l'entendre. Il serait difficile aujourd'hui de le deviner; mais on a peu d'intérêt à le savoir. Il est temps enfin que Renaud sorte du grand atelier de la Nature. Il avait été jeté par une baleine sur les sables qui conduisent au mont Atlas; la Nature crée un autre gros poisson, à qui elle ordonne de l'engloutir, et qui s'échappe aussitôt par un canal vers la mer Atlantique[893]. Il nage rapidement pendant une demi-journée, et vomit aussi Renaud sur une côte éloignée et déserte[894], où il rencontre d'abord une femme presque nue, dans le plus misérable accoutrement. Sa figure est pâle et hâve, mais son attitude et son langage ont encore de la dignité. A ses pieds sont des balances brisées et un glaive; en un mot, c'est la Justice, autrefois triomphante dans le monde, mais bannie depuis long-temps, et réduite à ce triste état. Elle doit pourtant un jour régner encore sur la terre; et c'est, comme on le prévoit sans doute, au grand André _Gritti_ qu'il appartient de l'y rappeler. [Note 893: C. LXI.] [Note 894: C. LXXI. Les dix chants intermédiaires sont remplis par Charlemagne, Roland, Olivier et les autres paladins.] Renaud s'enfonce dans l'Afrique. Ayant pénétré jusqu'en Éthiopie, il trouve dans un bois charmant un enfant ailé, qui voltige sur les branches et le menace de ses flèches[895]. C'est l'Amour, dont le règne est passé comme celui de la Justice, mais qui espère comme elle un nouveau règne, quand la Nature aura produit le second chef-d'oeuvre qu'elle prépare. En attendant, il blesse Renaud d'un de ses traits. C'est dans l'Inde qu'il doit trouver la Beauté qui peut le guérir. Il y a loin; et cette fois ce n'est plus par eau qu'il fait le voyage, c'est dans l'air. Un dragon fond sur lui, le prend dans ses griffes, s'envole, et arrive en douze heures au-delà du Gange avec sa proie[896]. Il l'enlevait ainsi pour le dévorer; mais Renaud une fois à terre, combat le dragon et le tue. Il se met à chercher une belle Juive, dont la renommée lui a fait le portrait. Chemin faisant, il trouve l'Espérance, qui le prend d'abord par la main et pénètre ensuite dans son coeur. Quoiqu'il marchât très-vite, il trouvait encore le chemin long et pénible; mais il rencontre aussi le Temps, qui le prend sur ses épaules, et l'emporte dans son vol rapide. Avec l'Amour, l'Espérance et le Temps, il arrive enfin chez le père de sa belle Juive[897]. [Note 895: C. LXXX.] [Note 896: C. XCV.] [Note 897: C. XCVI.] Je ne dis rien de ses amours, ni de ses guerres contre le roi de Cathay, son rival, ni de toutes les autres aventures qui lui arrivent dans ce pays. La meilleure est qu'il parvient à plaire à sa maîtresse, et qu'il l'engage à prendre avec lui le chemin de la France; mais elle n'y consent qu'à une condition un peu dure. Jusqu'alors elle a été chaste, et veut l'être sept ans encore[898]. Renaud est donc obligé de jurer qu'il ne la troublera point dans ce projet; il le jure, elle le croit, et ils se mettent en route. Je passe encore leurs aventures et leurs rencontres en chemin. La plus singulière est ce qui leur arrive dans une certaine ville de Scythie, dont tous les habitants étaient aveugles. Ils avaient pour roi un maudit borgne, qui abusait tyranniquement de la supériorité que son oeil lui donnait sur eux. Renaud le lui crève, et rétablit ainsi l'égalité[899]. [Note 898: Part. II, c. IV.] [Note 899: C. XX et XXI.] Entre le mont Immaüs et la mer, les deux amants trouvent un homme tout défiguré, difforme, sale et dégoûtant. Sa conversation avec eux est curieuse. Jusqu'alors il a mené, leur dit-il, une vie errante et vagabonde: il veut faire une fin et se fixer. Le lieu qui lui paraît le plus propre à son but, c'est Rome; et il va s'y rendre, dans le dessein de n'en plus sortir. Il est sûr de réussir si bien auprès des habitants de ce pays, qu'il y portera toujours la couronne[900]. Le poëte s'adresse alors à cette Rome si sainte, si inviolable dans sa foi et dans l'exercice de toutes les vertus. «Prends garde, lui dit-il, d'admettre jamais cet être hideux dans ton sein. S'il y pénètre une fois, il te rendra, de glorieuse que tu es, infâme, sale et infecte comme lui; le monde te nommera source de maux et de colère, mère des Erreurs et de la Fraude. On ne verra plus en toi cette Rome chaste, humble et pieuse; mais une courtisane effrontée. Tu ne seras plus Rome enfin, mais la coupable Babylone, et les hommes appelleront sur ta tête le feu du ciel.» Renaud est indigné de ce projet, et promet à celui qui l'annonce qu'il n'y réussira pas. «Je connais le monde mieux que toi, reprend le monstre, et je te réponds que je vais à Rome, que j'y serai bien accueilli, que tant qu'elle existera, j'y existerai aussi très-agréablement. Plus je vieillis, plus j'acquiers de forces. On m'y traitera bien, te dis-je, et je suis certain de mon fait puisque l'on m'appelle LE VICE. On ne m'y nourrira point comme la Vertu, d'eau et de gland, mais de mets succulents, que les Dieux mêmes préféreraient à l'ambroisie. On ne vêtira point mon corps de bure ou d'étoffes grossières, mais de pourpre, de soie et d'or. J'y logerai dans des appartements vastes et magnifiques, dans les palais des plus grands seigneurs; et plus ils seront grands, plus ils s'empresseront de me loger; et j'habiterai, si je ne me trompe, dans le plus grand de tous les palais, avec ceux qui seront les premiers.» Renaud est outré de tant d'impudence; il repousse le monstre et le chasse en le couvrant de malédictions. Mais quel malheur que ces malédictions aient été vaines! Car enfin le Vice a tenu parole: avec le temps, il est parvenu jusqu'à Rome. Il s'y est fixé: il y habite avec les plus grands personnages. Alors le poëte se donne carrière; et il invoque les puissances de la terre et du ciel pour qu'elles viennent mettre fin à tant de désordres et de scandales[901]. [Note 900: _. . . . . . . . . La mia persona Sarà da quelle genti si gradita Ch'io portarò fra lor sempre corona._ (C. XXVIII, à la fin.)] [Note 901: C. XXIX.] On voit par ce morceau satyrique, qui, s'il était écrit avec plus de force, ne serait pas indigne du Dante, que depuis la Ligue de Cambrai, Venise, quoique réconciliée en apparence avec les papes, conservait d'amers souvenirs, et que le doge _Gritti_ n'était point du tout ami de Rome; mais il faut se rappeler aussi quelle était l'existence politique et morale de Rome lorsque ce poëme fut écrit, c'est-à-dire sous Léon X et Clément VII. Une autre rencontre était prédite depuis long-temps au paladin français. La Nature lui avait annoncé qu'il trouverait la Fortune sa soeur dans les plaines d'Asie. Il la trouve en effet au-delà de l'Euphrate[902]. Le poëte emploie six chants entiers à décrire sa parure, ses attributs, son char brillant et mobile, la foule innombrable qui la suit, les efforts que font pour monter sur le char tous ceux qui peuvent en approcher, les vicissitudes rapides qui les y élèvent et les en précipitent, enfin tout ce qui peut entrer dans cette grande allégorie. Renaud interroge la Fortune; elle dévoile dans ses réponses l'inconséquence qui la dirige et le caprice de ses choix. Ce qu'elle dit sur le genre de noblesse qu'elle distribue n'est pas propre à en inspirer l'estime[903]. Renaud finit par lui demander quand elle fixera l'inconstance de sa roue; et la Fortune ne manque pas d'indiquer le temps où vivront André _Gritti_ et la grande et belle dame qu'elle désigne encore, mais qu'elle ne nomme pas. [Note 902: C. XXXIII.] [Note 903: C. XXXVI.] Le héros voyageur se préparait à revenir en Europe, lorsqu'il apprend que Charlemagne approche de l'Euphrate avec ses paladins pour aller conquérir la Terre-Sainte. Il va au-devant des chrétiens avec sa belle Juive, arrive au moment où ils sont aux mains avec l'innombrable armée du soudan d'Égypte, et contribue puissamment à la victoire. Elle avait été long-temps disputée; aussi les Sarrazins perdirent-ils dans cette journée un million d'hommes, moins 44,000, tandis que la perte des Francs ne fut que de vingt-trois personnes[904]. Renaud rentre en grâce, par cet exploit, auprès de Charlemagne; mais il lui reste un voyage à faire, et malgré tout ce que l'empereur emploie pour le retenir, sa belle Juive et lui vont chercher la montagne au haut de laquelle habite la Vertu[905]. Le pays où elle est située est la Grèce, et cette montagne n'est autre que le Parnasse[906]. Les deux amants y gravissent ensemble, et après avoir traversé le séjour harmonieux d'Apollon et des Muses dont ils entendent les concerts, ils arrivent sur le sommet, au temple que la Vertu habite. Ce temple est rempli de siéges, brillants d'or et de pierreries, placés à différents degrés d'élévation, et plus ou moins près du trône de la déesse[907]. Les deux siéges qui en sont le plus voisins sont vides. Sur les autres, ou vides ou occupés par des personnages vénérables, on voit inscrits les noms de ceux qui les remplissent ou qui doivent un jour les remplir. Dans les premiers, sont assis tous les anciens sages, les philosophes, les héros, les femmes célèbres par leurs vertus, les poëtes. Sur les siéges destinés à ces derniers, mais encore vacants, on lit d'abord les noms de Dante, de Pétrarque et de Boccace; puis un grand nombre de noms plus ou moins illustres dans la poésie et dans les lettres aux quatorzième et quinzième siècles, ensuite une seconde liste de noms fameux dans la seizième. L'auteur y fait entrer ceux de ses plus illustres contemporains et de ses meilleurs amis. Il croit même que Renaud y a lu le nom de _Lodovici_, qui est le sien[908]. La déesse trace tout à coup sur les deux siéges qui étaient le plus près d'elle les deux noms qui y manquaient encore; et ce sont toujours ceux du doge _Gritti_ et de cette grande et belle dame, pour qui l'auteur se consume inutilement depuis dix années. Nouveaux éloges et de _Gritti_ et de la dame. Renaud descend enfin de la montagne, l'ame remplie des grandes leçons qu'il a reçues: il s'embarque, prend le chemin de France, et trouve en mer, non la flotte, mais l'immense vaisseau impérial, orné de tous les attributs du triomphe, que Charlemagne, après avoir conquis Jérusalem et toute la Terre-Sainte, avait fait construire pour revenir, avec ses paladins, dans ses états. Renaud est reçu à bord avec la plus grande joie; et Charles arrive enfin triomphant en Provence, non sans avoir encore remporté, avec son seul vaisseau, sur la grande flotte des infidèles, une brillante victoire. [Note 904: _Moriro alhor di men d'un millione_ _Quaranta quattro millia Sarracini; E'n quei di Francia venti tre personne._ (C. LXVII.) Roland seul avait tué de sa main quatre-vingt mille quarante-huit hommes et six géants; les autres paladins autant à proportion.] [Note 905: Il est singulier que l'auteur, qui en général est fort grave, ait gardé pour ce moment la rencontre de deux pélerins et de _Rosanella_ leur maîtresse à frais communs, qui s'arrêtent la nuit dans un ermitage, où frère Antenor fait avec _Rosanella_ ce que font en pareil cas tous les moines du _Décaméron_, et qu'il ait conté cette aventure plus librement que Boccace lui-même (c. LXXII et LXXIII). Un peu plus loin, Renaud et sa compagne trouvent dans les bois un homme nu, qui a quatre grandes cornes, et qui va se cachant et pleurant à chaudes larmes. Ils apprennent de lui qu'il avait cru posséder la jeune femme la plus vertueuse et la plus chaste; pour preuve de sa confiance, il avait conjuré le ciel de manifester par des signes visibles si elle lui était fidèle ou si elle ne l'était pas; et aussitôt ce quadruple ornement s'était montré sur sa tête. Renaud, d'un seul coup de son épée Frusberte, lui abat cette incommode parure, veut l'engager à se consoler et à quitter les bois; mais le sauvage y veut rester, et continue de se désoler, quoique Renaud lui assure que ce qui lui est arrivé arrive à tout le monde, et que tout le monde s'en fait un jeu: _C'haver le corna in testa adesso è un gioco._ (C. LXXXVII.) On ne conçoit pas comment le poëte a réservé ces deux traits d'un moine libertin et de deux paires de cornes, pour les placer entre la conquête de la Terre-Sainte et le voyage au temple de la Vertu.] [Note 906: C. LXXX et suiv.] [Note 907: C. LXXXVI.] [Note 908: C. LXXXVIII.] Il est trop aisé de sentir les vices d'une pareille fable, interrompue à tout moment par les expéditions de Charlemagne et par les digressions de l'auteur. Les visions allégoriques de Renaud, amenées et présentées sans art et sans vraisemblance, ont néanmoins un but philosophique très-remarquable et qui peut-être les ferait lire, s'il ne manquait au poëme entier ce qui seul fait lire les ouvrages, le style. C'est un défaut commun au plus grand nombre des poëmes de cette époque et de ce genre. La tentative que fit _Lodovici_ d'employer la _terza rima_, dans l'épopée ne réussit pas; et personne n'osa la renouveler après lui. Les noms de Charlemagne, de Roland et de Renaud ne décorèrent pas seuls les titres de ces poëmes: Roger fut le sujet de quatre ou cinq, dans lesquels des poëtes peu connus célébrèrent ses exploits[909], ses regrets[910], sa mort[911], sa vengeance[912], et même _Ruggieretto_ son fils[913]. [Note 909: _Di Ruggiero, canti_ IV _di battaglia_, par un certain _Bartolommeo Horiuolo_, Venezia, 1543, in-4º.] [Note 910: _Il pianto di Ruggiero, di Tommaso Costo, da lui medesimo correcto, ampliato_, etc., Napoli, 1582, in-4º.] [Note 911: _La morte di Ruggiero continuata alla meteria dell'Ariosto, di Giamb. Pescatore, canti_ XXX, Vinegia, 1549, petit in-4º, 1551, 1557, in-8º.] [Note 912: _Le vendetta di Ruggiero continuata alla materia dell'Ariosto, di Giamb. Pescatore, canti_ XXV, Vinegia 1556, in-4º. On a encore sur ce sujet, outre l'_Angelica innamorata_ dont nous avons parlé ci-dessus, _la continuazione di Orlando furioso colla morte di Ruggiero, di Sigismondo Paoluccio delle il Filogenio_, Venezia, 1543, in-4º. _canti_ LXIII.] [Note 913: _Ruggieretto figliuolo di Ruggiero, re di Bulgaria con ogni riuscimento di tutte le magnanime sue imprese_, etc., _per M. Panfilo de' Rinaldi da Siruolo, Anconitano_, Vinegia, 1555, in-4º., _canti_ XLVI.] D'autres chantèrent les amours de Marfise, sa soeur[914], et ses bizarreries[915]; elle fut aussi chantée par cet effronté de Pierre Aretin, dont l'esprit inconstant se portait sur tous les genres et ne réussit véritablement que dans celui qui l'a rendu le chef des écrivains sans retenue et sans pudeur: il entreprit un poëme de Marfise[916], et n'alla pas plus loin que le second chant: il en entreprit un autre _des larmes d'Angélique_[917], et son essor poétique s'arrêta de même au second pas. Une _Bradamante jalouse_[918] ne put aller au-delà de cinq chants; un _Richardet amoureux_ resta imparfait au quatrième[919]. Astolphe parut aussi deux fois dans le monde poétique, sous deux titres différents[920]. On y vit paraître un _Artemidoro_, fils prétendu de Charlemagne[921], et un _Argentino_, qui, dans trois différentes parties, ne comprend pas moins que la délivrance de la Terre-Sainte, de Trébisonde, de Paris et de Rome[922]. On vit enfin un Belisard, frère de Roland[923]; et pour finir cette liste par le nom du paladin, principal acteur dans tous ces poëmes chevaleresques, la vie et la mort de Saint-Roland furent la matière d'un poëme[924] qui promet de l'édification, mais où l'on ne trouve que de l'ennui. [Note 914: _Amor di Marfisa del Danese Cataneo_, Venezia, 1561, in-4º. Ce poëme n'est qu'en vingt-quatre chants; il en avait quarante, mais l'auteur, qui était Vénitien, s'étant trouvé à Rome lorsqu'elle fut saccagée par l'armée du connétable de Bourbon, y perdit les seize autres chants. Il mourut à Padoue en 1573. Le Tasse a fait l'éloge du poëme de _Cataneo_ dans l'Avis aux lecteurs qui précède son _Rinaldo_; il le loue surtout d'avoir observé les préceptes d'Aristote. (Voyez _Opere di T. Tasso_, Florence, 6 vol. in-fol., 1724, t. II.) Maïs, comme l'observe le _Quadrio_ (t. VI, p. 575), peut-être le Tasse, dans un âge plus mûr, en eût-il jugé autrement.] [Note 915: Voyez ci-dessus, p. 552, note 2.] [Note 916: _Due primi canti di Marfisa del divino Pietro Aretino_, in-4º., sans date.] [Note 917: _Delle lagrime d'Angelica di M. Pietro Aretino, due primi canti_, 1538, in 8º. Ces deux essais de poëmes ont été réimprimés ensemble, et ensuite réunis à un autre petit poëme du même auteur, intitulé _la Sirena_, en soixante octaves, à Venise, 1630, in-24.] [Note 918: _Bradamante gelosa, di M. Seconda Tarentino_, première édition inconnue; la deuxième corrigée et ornée de figures, Venise, 1619, in-8º.] [Note 919: _Quattro canti di Ricciardetto innamorato, di M. Giovan Pietro Civeri, colle figure di messer Cipriano Fortebraccio_, Venezia, 1595, in-8º.; Piacenza, 1602, in-8º.] [Note 920: _Astolfo borioso di Marco Guazzo, Mantovano_, Venezia, 1523, in-4º.; _tutto riformato ed accresciuto dall' autore_, Venezia, 1532, in-4º.--_Astolfo innamorato di Antonio Legname, Padovano, libro d'arme e d'amore_, Vinegia, 1532; _canti_ XI, in-4º.] [Note 921: _Artemidoro di Mario Teluccini soprannomia ato il Bernia, dove si contengono le prodezze degli antipodi_, Venezia, 1566, in-4º., _canti_ XLIII.] [Note 922: _Libro nuovo di battaglie, chiamato Argentino nel quale si tratta della liberazione di Terra-Santa_, etc., _di Michele Bonsignori Perugino_. Peruzia, 1521, in-4º.] [Note 923: _Belisardo fratello del conte Orlando, dal strenuo milite_ _Marco di Guazzi, Mantovano_, Venezia, 1525, 1533 et 1534, in-4º., divisé en trois livres, contenant vingt-neuf chants, et laissé imparfait par l'auteur. Il avait donné auparavant l'_Astolfo boioso_, voyez page précédente, note 3; il était né à Padoue, mais d'une famille originaire de Mantoue, et prit dans tous ses ouvrages le titre de _Mantavano_. Il s'y nomme tantôt _di Guazzi_, et tantôt simplement _Guazzo_.] [Note 924: _Di Orlando santo, vita e morte con venti mila cristiani uccisi in Roncisvalle, cavata dal Catalogo de' santi, di Giulio Cornelio Gratiano, libri_ (_cioè canti_) VIII, Trivigi, 1597, in-12; Venezia, 1639, in-12.] Dans la généalogie fabuleuse de Charlemagne, on a vu que Beuve d'Antone descendait de Constantin au même degré que Pepin, père de Charles[925]. Beuve eut trois fils, dont le second fut Sinibalde; et l'un des descendants de ce Sinibalde fut un certain Guérin de _Durazzo_, prince de Tarente, surnommé _il Meschino_ (le malheureux ou le misérable), soit à cause des aventures de sa jeunesse, soit parce que _Fioravante_, l'un de ses aïeux, avait porté le même surnom. Ce Guérin fut le héros d'un ancien roman, soit français très-anciennement traduit en italien, soit italien traduit en très-vieux français. Le succès qu'il avait eu en prose italienne, où il avait été réimprimé plusieurs fois, engagea Tullie d'Aragon, femme poëte, alors très-célèbre, à le mettre en vers[926]. J'ai dit précédemment ce qui m'a paru de plus vraisemblable sur le roman, où l'on a prétendu que le Dante avait pu prendre en partie l'idée de son Enfer[927]; j'ajouterai ici quelque chose sur le poëme et sur son auteur; et c'est par-là que je terminerai cette longue série de poëmes relatifs à Charlemagne, à ses paladins, à leurs familles, et aux Sarrazins ses ennemis. [Note 925: Voyez ci-dessus, p. 167.] [Note 926: Elle assure dans son Avis aux lecteurs qu'elle l'a versifié d'après un livre écrit en langue espagnole; mais il serait singulier qu'elle ne connût que cette traduction, tandis que le roman italien, imprimé dès 1473, réimprimé trois fois avant la fin du quinzième siècle, et plusieurs fois encore dans le seizième, devait être moins rare en Italie qu'une traduction espagnole.] [Note 927: Voyez t. II de cette _Hist. littér._, p. 24, 25 et 26.] Tullie d'Aragon porta toute sa vie avec orgueil ce nom illustre, quoiqu'il lui rappelât une naissance illégitime, dont on ne croirait pas que l'orgueil pût tirer parti. La fille naturelle d'un archevêque, d'un cardinal avait sans doute des préjugés contre elle dans le monde, mais ce cardinal était d'une maison qui avait régné à Naples, qui régnait encore en Espagne, et dès-lors d'autres préjugés combattaient et faisaient taire les premiers. Le cardinal _Tagliavia_ d'Aragon, archevêque de Palerme, père de Tullie[928], lui assura deux grands biens, une éducation très-cultivée et une fortune indépendante. La nature avait plus fait encore en lui donnant tout ce que l'esprit, la grâce et la beauté réunis ont d'attrait et de puissance. Elle paraissait toujours avec un éclat de parure qui relevait encore ses dons naturels; sa voix, son chant, son entretien, ses poésies achevaient le charme; et l'historien le plus sage[929] ne nie pas que si cette fille de l'amour en alluma souvent la flamme dans les autres, il n'y ait eu, pour son propre compte, quelque chose à lui reprocher. A Rome, où elle habita plusieurs années, elle tenait une espèce de cour; on y voyait des littérateurs, des poëtes, des prélats, des cardinaux; et ses galanteries furent si publiques, qu'à son départ pour Bologne, le mordant Pasquin lança contre elle les traits les plus piquants[930]. Son ami le plus intime et le plus favorisé paraît avoir été le poëte _Muzio_, dont nous aurons plus d'une occasion de parler. A Bologne, à Ferrare, à Venise, sa vie fut à peu près la même[931]; l'âge l'avertit enfin d'en changer. Elle se retira de bonne grâce, alla se fixer à Florence, sous la protection de la duchesse Éléonore de Tolède, femme de Cosme Ier., qui n'était encore que duc de Florence. Elle y vécut avec dignité, atteignit la vieillesse, et pour dernière faveur de la fortune, fut dispensée par la mort du malheur de la décrépitude. [Note 928: Sa mère, que le cardinal connut à Rome, était une jolie femme de Ferrare, qu'on ne connaît que sous le nom de _Giulia_.] [Note 929: Tiraboschi, t. VII, part. III, p. 45, dit en parlant d'elle: _Questa celebre rimatrice che fu frutto d'amore e ne accese, non senza qualche sua taccia, le fiamme in molti._] [Note 930: Dans un _capitolo_ satyrique, intitulé; _Pasione d'amor di maestro Pasquino per la partita della signora Tullia, e martello grande delle pavere cartigiane di Roma con le allegrezze delle Bolognese._ (Tirab., _ub. sup._)] [Note 931: Nous verrons bientôt (chap. XII) des preuves de la manière dont elle vécut à Venise.] Ses _Rime_ ou poésies diverses[932] lui donnent un rang parmi les lyriques italiens de ce siècle. Elle n'a écrit en prose qu'un dialogue sur l'amour[933], où elle examine très-sérieusement avec deux philosophes de ses amis[934], si l'amour et l'action d'aimer sont ou ne sont pas la même chose; si l'amour doit ou ne doit pas avoir un terme ou une fin, et autres questions pareilles. Ce fut depuis sa réforme qu'elle écrivit son poëme, dont le héros est un modèle de piété autant que de courage, et n'est pas moins bon chrétien que brave guerrier[935]. Elle souffrait de voir que tous les livres qui servaient à l'amusement des femmes fussent remplis de choses lascives et déshonnêtes[936]. Boccace surtout lui donnait un terrible scandale; elle lui reprochait sévèrement de n'avoir épargné l'honneur ni des femmes mariées, ni des veuves, ni des religieuses, ni des vierges vivant dans le monde, ni enfin quelque honneur que ce soit[937]. Elle reprochait de même à tous les poëmes romanesques, depuis le _Morgante_ jusqu'au _Roland furieux_, de contenir de ces détails si licencieux et si lascifs que non-seulement les religieuses, les demoiselles, les veuves, les femmes mariées, mais les filles publiques mêmes prenaient bien garde que l'on ne vit ces poëmes dans leurs maisons; «car ce n'est pas chose nouvelle, ajoute la bonne Tullie, de voir qu'il arrive à une femme, soit par nécessité, soit par quelque autre mésaventure, de faire folie de son corps[938], et qu'il ne lui convienne peut-être pas plus qu'aux autres femmes d'être malhonnête et dissolue dans son langage et dans le reste de sa conduite.» Elle se mit donc à chercher quelque histoire honnête et récréative qu'elle pût mettre en vers et qui ne procurât aux personnes de son sexe que d'innocents plaisirs. Elle s'arrêta enfin à celle de Guérin _Durazzo_, histoire toute chaste, toute pure, toute chrétienne, que la vierge la plus intacte peut lire sans scrupule et sans danger. [Note 932: Venise, 1547, in-8º., réimprimées plusieurs fois.] [Note 933: _Dialogo dell' infinita d'amore_, Venise, 1547, in-8º.] [Note 934: L'un est le célèbre _Benedetto Varchi_, l'autre Lactance _Benucci_, beaucoup moins connu.] [Note 935: _Il Meschino altramente detto il Guerrino fatto in ottava rima dalla signora Tullia d'Aragona_, etc., Venetia, 1560, in-4º.] [Note 936: C'est elle-même qui le dit dans l'Avis aux lecteurs qui précède son poëme.] [Note 937: _Non perdonando ad onor di donne maritate, non di vedove, non di monache, non di vergini secolari, non di commari, non di compari, non d'amici fra loro, non di preti, non di frati, e finalmente non di prelati, ne di Cristo et di Dio stesso,_ etc. (_Loc. cit._)] [Note 938: Vieille expression proverbiale qui me paraît rendre le mieux celle dont Tullie se sert ici: _Non essendo però cosa nuova che ad una donna per necessità, o per altra malaventura sua, sia avenuto di cader_ in errore del corpo suo, _e tutta via si disconvenga, non men forse a lei che all'altre, l'esser disonesta e sconcia nel parlare e nell'altre case._ (_Ibid._)] En effet, cet intrépide chevalier qui ignore sa naissance, qui va partout cherchant son père, se recommandant à Dieu, redressant les torts, replaçant les rois sur leurs trônes, pourfendant les géants et les oppresseurs, arrivant, comme Énée, chez la Sibylle de Cumes, apprenant d'elle, et de quel sang il est né, et ce qu'il doit faire pour pénétrer jusqu'au centre de la terre, par le puits de St.-Patrice; allant en Irlande chercher ce puits, y descendant instruit par de bons ermites à conjurer par le nom de Jésus tous les dangers qui vont le menacer, toutes les diableries dont il va être témoin, se faisant, dans toutes ces longues épreuves, un rempart de ce nom et du signe révéré des chrétiens, n'a rien qui puisse effaroucher la pudeur. Et pourtant une de ces épreuves se sent beaucoup trop encore des anciens penchants de Tullie; c'est celle que l'antique Sibylle lui fait subir dans sa demeure souterraine. Elle s'y est conservée toute jeune et toute fraîche, au moyen d'un changement de peau qu'elle éprouve toutes les semaines, lorsqu'elle est transformée en couleuvre, car l'imagination moderne du vieux romancier n'a pas manqué de faire de cette Sibylle une fée. Elle reçoit donc le chevalier comme l'aurait reçu Alcine. Le soir enfin, après un souper délicat et splendide, voulant prendre sa revanche d'une première tentative qui lui avait mal réussi, elle conduit Guérin dans une chambre éclairée par deux grosses escarboucles; elle le fait mettre au lit, s'y met sans façon près de lui, et nul détail n'est épargné pour nous faire comprendre à quel péril le _Meschino_ était exposé, s'il n'eût employé la recette du saint nom, qui le tire de tous les mauvais pas[939]. [Note 939: _Fe por nel letto il cavaliero intanto, Ed ella ignuda gli si pose a canto. Se sarai buon guerrier, se sarai forte, Contr' a i colpi mortali, or fia mestiero Guerrin, se vuoi scampar l'eterna morte._ _Pur sei di carne e d' ossa, cavaliero; Eccoti le belleze accanto scorte, Rimira il viso bello e non altiero. La luce quel bel petto ti dimostra Dove di pari amor con gli occhi giostra, Ecco le svelte e pure braccia, dove Vena non macchia il terso avario puro; Nessuna delle tonde peppe move Ordin dal luogo suo; come si duro Quivi ti tien_? etc. . . . . . . . . _Ella, ch' a gli occhi il debita tributo Ha dato di Guerrin, per fare a pieno Che'l piacer sia d'apresso conosciuto, Accosta il petto del Meschino al seno, E comincia il carnal dolce saluto. Il cavalier si strugge e si vien meno, Com' à uno a chi bevanda avelanata In una sete estrema gli sia data._ . . . . . . . . . . . . . . . . . . _Tornagli a mente il dir di quei romiti E disse al fin, per no restar cattivo: Tu via e veritade e somma vita, Tu Cristo Nazareno, ora m'aita. Tre volte nel suo cor tacito disse Queste di sacro pien sante parole Ch' ebbero forza far ch' ella partisse, Del letto, se ben vuole ò se non vuole,_ etc. (C. XXV.)] Je dois ajouter, en conscience, que les plus vifs de ces détails ne sont point dans le vieux roman italien en prose[940], et ne sont dus qu'à la muse dévote qui s'était emparée de ce sujet, tant les premières habitudes ont d'empire! Au reste ce chant comme tous les autres, commence par une prière ou invocation adressée au Très-Haut, et ensuite à la Sainte-Trinité, pour qu'ils soient toujours en aide au bon chevalier. Tous ces débuts de chants sont des prières à peu près semblables. Enfin, à ce seul endroit près, que l'on peut passer si l'on veut, comme on est averti dans l'Arioste de passer la Nouvelle de Joconde, tout respire dans ce poëme l'édification la plus parfaite. Si l'on en excepte ce seul chant, ni femme, ni veuve, ni vierge ne se durent croire obligées de cacher un si chaste ouvrage. Mais éprouvèrent-elles le même attrait à le lire; et ce dangereux _Orlando_ ne se glissa-t-il pas souvent sous le pupître, sur lequel l'édifiant _Meschino_ était ouvert? [Note 940: Voyez le chap. CXLVI de la première édition, 1473, in-fol. _Come la Sibilla molto instava Guerrino di Luxuria_, etc.] NOTES AJOUTÉES. Page 157, addition à la note[3].--Ce titre de _Lancelot de la Charrette_, donné par Chrestien de Troyes à l'un de ses romans, n'est fondé, ni, comme quelques auteurs l'avaient avancé, sur ce que la mère de Lancelot était accouchée de lui dans une charrette, ni, comme l'a plus récemment écrit M. Chénier, parce que la méchante fée Morgane enferma plusieurs fois Lancelot dans le château de _la Charrette_. Ce n'est pas non plus, comme il l'a cru, la seconde partie seulement, ajoutée par Godefroy de Ligny, qui porte ce titre, c'est le roman tout entier commencé par Chrestien, et fini par ce continuateur; et l'auteur lui donne ce titre à cause du grand rôle qu'une charrette y joue. Lancelot, qui cherche de tous côtés la reine Genèvre, est engagé par un méchant nain à monter, pour la joindre plus vite, dans une charrette qu'il conduit. Or cette voiture était alors celle où l'on ne plaçait que les criminels condamnés à mort pour des crimes honteux. De ce servoit charrette lors Dont li piloris servent ors; Et en chascune boene vile Ou ors en a plus de trois mile, N'en avoit à cel tens que une Et cele estoit à ces comune. . . . . . . . . . . . . . . . . . Qui a forfeit estoit repris S'estoit sur la charrette mis Et menez par totes les rues; S'avoit totes honors perdues, Ne puiz n'estoit à Cort oïz Ne énorez, ne conjoïz[941]. [Note 941: Manuscrit de la Bibl. imp., fonds de Cangé, Nº. 78.] Lancelot, qui a été vu dans cet équipage, fait long-temps les exploits les plus étonnants, sans pouvoir effacer le mauvais effet que la vue de sa voiture a produit; ce qui fait naître, l'un après l'autre, plusieurs incidents singuliers. Dans le grand roman de Lancelot-du-Lac, ce héros est en effet détenu par la fée Morgane au _château de la Charrette_; mais le romancier ne dit pas l'origine de ce nom; rien n'annonce dans ce château ce qui le lui a fait donner, et il n'y a aucune liaison entre cet épisode et le roman commencé par Chrestien de Troyes. Dans son discours sur les anciens romans français, imprimé en 1809 (_Mercure_ du 14 octobre), M. Chénier, dont la perte prématurée a été si douloureuse pour tous ceux qui préfèrent la gloire littéraire de la France à un sot esprit de parti, a fort bien démêlé quelques erreurs des écrivains qui ont traité avant lui cette matière; mais il est lui-même tombé dans quelques autres. Il ne croit point que les romans en prose aient précédé nos vieux romans en vers; il fait deux poëtes de Huistace, auteur du _Brut_, et de Gasse auteur du _Rou_, quoique maître Gasse, Vace, Vistace, Huistace, et comme quelques-uns l'ont appelé, Eustace ou Eustache, ne soient très-probablement que le même poëte. Au contraire, il veut que Chrestien de Troyes soit le même que Manessier ou Menessier, et il affirme que ce dernier nom est le véritable (erreur, au reste, qu'il partage avec la plupart de nos historiographes et biographes littéraires), tandis que Manessier ne fut que le second continuateur du roman de Perceval le Gallois, que Gaultier de Denet continua le premier après Chrestien; il fait vivre sous Léon X le _Bojardo_, qui était mort avant la fin du quinzième siècle, etc. Ces inexactitudes et quelques autres semblables n'empêchent pas qu'il ne soit infiniment à regretter que M. Chénier n'ait pas achevé l'ouvrage dont ce Discours fait partie. En revoyant son travail, il les eût facilement reconnues et corrigées, et nous aurions sur l'histoire de notre littérature un bon ouvrage qui nous manque, et que personne n'est en état de faire aussi bien que lui. Page 160, ligne 10.--«Il est certain que le succès de cette dernière fiction (Artus et sa Table ronde) avait précédé de plus d'un siècle, même en France, celui de l'autre (Charlemagne et ses pairs.)»--Cependant, si l'on en croit M. de Caylus[942], la fable de Charlemagne avait non-seulement précédé la fable d'Artus, mais lui avait servi de modèle. Les Anglais ne voulurent pas nous céder en fictions héroïques; ils opposèrent un de leurs héros au nôtre, et une chevalerie britannique à notre chevalerie. Les choses allèrent même plus loin. Les Français prétendaient descendre de Francus et d'Hector; les Anglais voulurent descendre de Brutus, fils d'Ascagne et petit-fils d'Énée. L'histoire prétendue de Geoffroy de Monmouth consacra cette filiation. A l'égard de l'antiquité, les choses devenaient donc égales entre eux et nous; et le choix qu'ils firent d'Artus pour leur héros dans le moyen âge, leur donnait sur nous l'avantage d'environ deux siècles d'antériorité; en sorte, comme le dit M. de Caylus[943], que le règne de Charlemagne devenait une copie du sien. [Note 942: _Academ. des Inscr._, t. XXIII, Histoire, p. 239.] [Note 943: _Ibidem._] Les rapports entre Charlemagne et Artus sont sensibles, et en accordant, avec M. de Caylus, la priorité aux fables qui portent le nom de Turpin, l'imitation dans les autres est mal voilée. «Artus et Charlemagne, dit-il, ont chacun un neveu très-brave, qu'ils ont aimé uniquement; Roland et Gauvain ont joué le même rôle. Personne n'ignore la quantité de guerres que Charlemagne eut à soutenir; Artus, aussi grand guerroyeur, en a soutenu douze. Ils ont tous deux combattu les païens; tous deux ont eu affaire aux Saxons; tous deux ont fait grand nombre de voyages; la générosité à donner le butin à leurs capitaines est la même dans l'un et dans l'autre. Charlemagne était sobre, sa table était frugale; il n'y admettait ses amis et les grands de son royaume qu'aux jours de fêtes solennelles. Artus a tenu exactement la même conduite. Les douze pairs de l'un répondent aux douze chevaliers de la Table ronde de l'autre....» S'il n'est parlé des douze pairs dans notre histoire que long-temps après Charlemagne, l'établissement de la Table ronde ne se trouve nulle part; l'auteur du _Brut_ convient lui-même que toute cette histoire est pleine de fables[944]; il dit aussi que ce qu'on rapporte du roi Artus n'est ni tout-à-fait vrai, ni tout-à-fait faux[945], mais qu'on a fait beaucoup de contes auxquels son courage et ses grandes qualités ont donné lieu, etc. «Il est donc très-vraisemblable, conclut M. de Caylus, que toute l'histoire d'Artus s'est formée sur celle de Charlemagne; que le règne de ce dernier prince a été la source de toutes les idées romanesques qui ont germé dans les siècles suivants; et qu'avant les romans qui nous restent, il y en avait de plus abrégés qui ont servi de canevas à tant d'imaginations bizarres[946].» [Note 944: Fist Artus la réonde table Dont Bretons dient mainte fable.] [Note 945: Ne tot mensonge ne tot voir, Ne tot folie ne tot savoir.] [Note 946: _Ub. supr._, p. 243.] Cela est très-bien s'il ne s'agit de décider qu'entre la Chronique de Turpin et celle de Geoffroy de Montmouth; mais si Thélésin et Melkin ont existé dès le sixième siècle; si l'un, contemporain d'Artus, a fait un livre des exploits de ce roi[947]; si l'autre a écrit peu de temps après sur Artus et sa Table ronde[948], l'imitation restant sensible, c'est nous, et non plus les Anglais qui sommes les imitateurs. Il resterait à examiner si ces deux auteurs, dont deux bibliographes ont parlé, mais dont M. Warton, dernier historien de la poésie anglaise, ne parle pas[949], ont en effet existé, et s'ils ont écrit les histoires qu'on leur attribue, mais dont il n'existe aucune édition, et dont on ne cite aucun manuscrit: c'est une question que je crois n'avoir point été encore examinée, et que je renvoie, comme digne de l'être, aux archéologues britanniques. [Note 947: _Acta regis Arthuri_, l. I. Voyez ci-dessus, p. 123, note 1.] [Note 948: _De regis Arthuri mensâ rotundâ_, l. I. _Ibid._, note 2.] [Note 949: Il ne parle du moins de Thélésin que comme d'un barde, et ne dit mot de Melkin. Voyez ci-dessus, p. 132, note 1.] Page 342, ligne 1.--«Il (le _Bojardo_) était certainement poëte par l'imagination; mais on risque peu de se tromper en disant qu'il l'était beaucoup moins par le style.»--La preuve en est dans la réforme que le poëme entier a subie, et qui rend très-difficile, en Italie même, à plus forte raison en France, de se le procurer dans l'état où le _Bojardo_ l'avait laissé. Après quatre ou cinq éditions du texte seul, après les deux ou trois qui avaient paru avec la continuation d'_Agostini_, le _Domenichi_ en voulut donner une qui fût purgée de tous les défauts que l'auteur y eût corrigés lui-même, si la mort ne l'eût prévenu, et de ceux que l'état de corruption où la langue était retombée de son temps, ne lui avait pas permis d'apercevoir. Son édition a pour titre: _Orlando innamorato del sig. Matteo Maria Bojardo, conte di Scandiano, insieme co i tre libri di Niccolo degli Agostini, nuovamente riformato per M. Lodovico Domenichi_, etc., _Vinegia, appresso Girolamo Scotto_, 1745, in-4º. Il dit dans sa dédicace, adressée à _Giberto Pio di Sassuolo: «V. S. illma. havrà da me l'Orlando innamorato del Bojardo..... e l'havrà riformato in meglio in quei luoghi, dove l'autore prevenuto dalla morte e impedito dalla rozzezza del suo tempo, nel quale questa lingua italiana desiderava la pulitezza de i nostri giorni, non gli puote dar quello ornamento, ch' era dell' animo suo._» Cette édition est celle dont j'ai tiré les citations répandues dans les notes de ce chapitre VI. J'ai pensé qu'étant plus rapprochées du style moderne, elles conviendraient à plus de lecteurs. J'avais cependant sous les yeux la dernière édition antérieure à la réformation du _Domenichi_, _Vinegia_, 1539, in-4º.; et, pour satisfaire ceux qui peuvent être curieux de ces détails, je finirai ce qui regarde l'_Orlando innamorato_, en rapprochant ici les trois premières stances originales du _Bojardo_ de celles de son réformateur. STANCES ORIGINALES. Signori e cavallier che v'adunati Per odir cose dilettose e nove Stati attenti, quieti, et ascoltati La bell' historia che'l mio canto move. Et odereti i gesti smisurati, L'alta fatica e le mirabil prove Che fece il franco Orlando per amore, Nel tempo del re Carlo imperatore. Non vi par già, signor, maraviglioso Odir contar d'Orlando innamorato Che qualunque nel mondo è più orgoglios E d'amor vinto al tutto e soggiogato, Nè forte braccio, nè ardire animoso, Nè scudo ò maglia, ne brando affilato, Nè altra possanza può mai far diffesa Ch' al fin non sia d'amor battuta e presa. Questa novella è nota a poca gente, Perchè Turpino istesso la nascose Credendo forsi a quel conte valente, Esser le sue scritture dispettose, Poichè contra ad amor pur fu perdente Colui che vinse tutte le altre cose, Dico d'Orlando, il cavalier adatto; Non più parole, hormai veniamo al fatto. STANCES RÉFORMÉES. Se come mostra il taciturno aspetto, Signori e cavallier, sete adunati Per haver dal mio canto alcun diletto, Piaciavi di silentio esser mi grati; Che dirve cose nuove io vi prometto Prove d'arme ed affetti innamorati D'Orlando, in seguitar Marte e Cupido; Onde n'è giunto al secol nostro il grido. Forse parrà di maraviglia degno, Che ne l'alma d'Orlando entrasse amore, Sendo egli stato a più d'un chiaro segno Di maturo saper, di saggio core; Ma non è al mondo così scaltro ingegno, Che non s'accenda d'amoroso ardore, Testimonio ne fan l'antiche curie Dove ne son mille memorie sparte. Questa historia fin hor poco palese E stata per industria di Turpino;_ _Che di lasciarla uscir sempre contese Per non ingiuriar il paladino; Il qual poiche ad Amor prigion si rese Quasi a perder se stesso andò vicino. Però fu lo scrittor saggio ed accorto, Che far non volse al caro amico torto. On peut juger par cet exemple de ce que c'est, presque d'un bout à l'autre du poëme, que ce qu'on appelle la réformation du _Domenichi_. FIN DU QUATRIÈME VOLUME. IMPRIMERIE DE MOREAU, RUE COQUILLIÈRE, Nº 27. --- Provided by LoyalBooks.com ---