This eBook was produced by Carlo Traverso, Robert Rowe, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Title: Pathologie Verbale, ou Lésions de certains mots dans le cours de l'usage Remark: First published in "Études et Glanures, pour faire suite a l'Histoire de la langue française" Language: French Encoding: ISO-8859-1 We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation of the etext through OCR. Nous remercions la Bibliothèque Nationale de France qui a mis à disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donné l'autorisation de les utiliser pour préparer ce texte. Notes: _italics_ are represented by underscores. translitteration: lpha, eta, amma, elta, psilon, eta, <_e>ta, eta, ota, appa, ambda, u, u, i, micron,

i, o, igma, au, psilon (psilon in diphthongs), i, i, i, <_o>mega, <*i>ota subscript, <`><'><^> accents (after the letter), <:> diaeresis (between the vocals), <;> question mark. rough (before the letter except ), (smooth is unmarked) Émile Littré Pathologie Verbale ou Lésions de certains mots dans le cours de l'usage Sous ce titre, je comprends les malformations (la _cour_ au lieu de la _court_, _épellation_ au lieu d'_épelation_), les confusions (_éconduire_ et l'ancien verbe _escondire_), les abrogations de signification, les pertes de rang (par exemple, quand un mot attaché aux usages nobles tombe aux usages vulgaires ou vils), enfin les mutations de signification. Notre langue est écrite depuis plus de six cents ans. Elle est tellement changée dans sa grammaire, dans ses constructions et même en son dictionnaire, qu'il faut une certaine étude, qui d'ailleurs n'est pas bien longue et que j'ai toujours recommandée, pour comprendre couramment l'ancienne. Malgré tout, un grand nombre de mots ont traversé ce long intervalle de temps, ils ont été employés par tous les Français, il est vrai, habitant le même pays, mais soumis à d'infinies variations de moeurs, d'opinions, de gouvernements. On doit admirer la constance de la tradition sans s'étonner des accrocs qu'elle a subis ça et là. Comme un médecin qui a eu une pratique de beaucoup d'années et de beaucoup de clients, parcourant à la fin de sa carrière le journal qu'il en a tenu, en tire quelques cas qui lui semblent instructifs, de même j'ai ouvert mon journal, c'est-à-dire mon dictionnaire, et j'y ai choisi une série d'anomalies qui, lorsque je le composais, m'avaient frappé et souvent embarrassé. Je m'étais promis d'y revenir, sans trop savoir comment; l'occasion se présente en ce volume et j'en profite; ce volume que, certes, je n'aurais ni entrepris ni continué après l'avoir commencé, si je n'étais soutenu par la maxime de ma vieillesse: faire toujours, sans songer le moins du monde si je verrai l'achèvement de ce que je fais. Je les laisse dans l'ordre alphabétique où je les ai relevées. Ce n'est point un traité, un mémoire sur la matière, que je compte mettre sous les yeux de mon lecteur. C'est plutôt une série d'anecdotes; le mot considéré en est, si je puis ainsi parler, le héros. Plus l'anomalie est forte, plus l'anecdote comporte de détails et d'incidents. Je suis ici comme une sorte de Tallemant des Réaux, mais sans médisance, sans scandale et sans mauvais propos, à moins qu'on ne veuille considérer comme tels les libres jugements que je porte sur les inconsistances et les lourdes méprises de l'usage, toutes les fois qu'il en commet. L'usage est de grande autorité, et avec raison; car, en somme, il obéit à la tradition; et la tradition est fort respectable, conservant avec fidélité les principes mêmes et les grandes lignes de la langue. Mais il n'a pas conscience de l'office qu'il remplit; et il est très susceptible de céder à de mauvaises suggestions, et très capable de mettre son sceau, un sceau qu'ensuite il n'est plus possible de rompre, à ces fâcheuses déviations. On le trouvera, dans ce petit recueil, plus d'une fois pris en flagrant délit de malversation à l'égard du dépôt qui lui a été confié; mais on le trouvera aussi, en d'autres circonstances, ingénieux, subtil et plein d'imprévu au bon sens du mot. Cette multitude de petits faits, dispersés dans mon dictionnaire, est ici mise sous un même coup d'oeil. Elle a l'intérêt de la variété; et, en même temps, comme ce sont des faits, elle a l'intérêt de la réalité. La variété amuse, la réalité instruit. *** _Accoucher_.--_Accoucher_ n'a aujourd'hui qu'une acception, celle d'enfanter, de mettre au monde, en parlant d'une femme enceinte. Mais, de soi, ce verbe, qui, évidemment, contient _couche_, _coucher_, est étranger à un pareil emploi. Le sens propre et ancien d'_accoucher_, ou, comme on disait aussi, de _s'accoucher_, est se mettre au lit. Comme la femme se met au lit, se couche pour enfanter, le préliminaire a été pris pour l'acte même, exactement comme si, parce qu'on s'assied pour manger à table, s'asseoir avait pris le sens de manger. _Accoucher_ n'a plus signifié qu'une seule manière de se coucher, celle qui est liée à l'enfantement; et ce sens restreint a tellement prévalu, que l'autre, le général, est tombé en désuétude. Il est bon de noter qu'il se montre de très bonne heure; mais alors il existe côte à côte avec celui de se mettre au lit. L'usage moderne réservait à ce mot une bien plus forte entorse; il en a fait un verbe actif qui devrait signifier mettre au lit, mais qui, dans la tournure qu'avait prise la signification, désigna l'office du chirurgien, de la sage-femme qui aident la patiente. Je ne crois pas qu'il y ait rien à blâmer en ceci, tout en m'étonnant de la vigueur avec laquelle l'usage a, pour ce dernier sens, manipulé le mot. C'est ainsi que l'artiste remanie souverainement l'argile qu'il a entre les mains. _Arriver_.--De quelque façon que l'on se serve de ce verbe (et les emplois en sont fort divers), chacun songe à _rive_ comme radical; car l'étymologie est transparente. En effet, dans l'ancienne langue, _arriver_ signifie uniquement mener à la rive: «Li vens les arriva.» Il est aussi employé neutralement avec le sens de venir à la rive, au bord: «Saint Thomas l'endemain en sa nef en entra; Deus (Dieu) li donna bon vent, à Sanwiz _arriva_.» Chose singulière, malgré la présence évidente de _rive_ en ce verbe, le sens primordial s'oblitéra; il ne fut plus question de _rive_: et _arriver_ prit la signification générale de venir à un point déterminé: arriver à Paris; puis, figurément: arriver aux honneurs, à la vieillesse. Mais là ne s'est pas arrêtée l'extension de la signification. On lui a donné pour sujet des objets inanimés que l'on a considérés comme se mouvant et atteignant un terme: «De grands événements arrivèrent; ce désordre est arrivé par votre faute.» Enfin la dernière dégradation a été quand, pris impersonnellement, _arriver_ a exprimé un accomplissement quelconque: «Il arriva que je le rencontrai.» Ici toute trace de l'origine étymologique est effacée; pourtant la chaîne des significations n'est pas interrompue. L'anomalie est d'avoir expulsé de l'usage le sens primitif; et il est fâcheux de ne pas dire comme nos aïeux: Le vent les _arriva_. _Artillerie_.--Ce mot est un exemple frappant de la force de la tradition dans la conservation des vieux mots, malgré le changement complet des objets auxquels ils s'appliquent. Dans _artillerie_, il n'est rien qui rappelle la poudre explosive et les armes à feu. Ce mot vient d'_art_, et ne signifie pas autre chose que objet d'art, et, en particulier, d'art mécanique. Dans le moyen âge, _artillerie_ désignait l'ensemble des engins de guerre soit pour l'attaque, soit pour la défense. La poudre ayant fait tomber en désuétude les arcs, arbalètes, balistes, châteaux roulants, béliers, etc., le nom d'_artillerie_ passa aux nouveaux engins, et même se renferma exclusivement dans les armes de gros calibre, non portatives. Il semblait qu'une chose nouvelle dût amener un nom nouveau; il n'en fut rien. Le néologisme ne put se donner carrière; et, au lieu de recourir, comme on eût fait de notre temps, à quelque composé savant tiré du grec, on se borna modestement et sagement à transformer tout l'arsenal à cordes et à poulies en l'arsenal à poudre et à feu. Seulement, il faut se rappeler, quand on lit un texte du quatorzième siècle, qu'_artillerie_ n'y signifie ni arquebuse, ni fusil, ni canon. _Assaisonner_.--Le sens propre de ce mot, comme l'indique l'étymologie, est: cultiver en saison propre, mûrir à temps. Comment a-t-on pu en venir, avec ce sens qui est le seul de la langue du moyen âge, à celui de mettre des condiments dans un mets? Voici la transition: en un texte du treizième siècle, viande _assaisonnée_ signifie aliment cuit à point, ni trop, ni trop peu, comme qui dirait mûri à temps. Du moment qu'assaisonner fut entré dans la cuisine, il n'en sortit plus, et de cuire à point il passa à l'acception de mettre à point pour le goût à l'aide de certains ingrédients; sens qu'il a uniquement parmi nous. _Assassin_.--Ce mot ne contient rien en soi qui indique mort ou meurtre. C'est un dérivé de _haschich_, cette célèbre plante enivrante. Le Vieux de la Montagne, dans le treizième siècle, enivrait avec cette plante certains de ses affidés, et, leur promettant que, s'ils mouraient pour son service, ils obtiendraient les félicités dont ils venaient de prendre un avant-goût, il leur désignait ceux qu'il voulait frapper. On voit comment le haschich est devenu signe linguistique du meurtre et du sang. _Attacher, attaquer_.--Ces mots présentent deux anomalies considérables. La première, c'est qu'ils sont étymologiquement identiques, ne différant que par la prononciation; _attaquer_ est la prononciation picarde d'attacher. La seconde est que, _tache_ et _tacher_ étant les simples de nos deux verbes, les composés _attacher_ et _attaquer_ ne présentent pas, en apparence, dans leur signification, de relation avec leur origine. Il n'est pas mal à l'usage d'user de l'introduction irrégulière et fortuite d'une forme patoise pour attribuer deux acceptions différentes à un même mot; et même, à vrai dire, il n'est pas probable, sans cette occasion, qu'il eût songé à trouver dans _attacher_ le sens d'_attaquer_. Mais comment a-t-il trouvé le sens d'_attacher_ dans _tache_ et _tacher_, qui sont les simples de ce composé? C'est que, tandis que dans _tache_ mourait un des sens primordiaux du mot qui est: ce qui fixe, petit clou, ce sens survivait dans _attacher_. Au seizième siècle, les formes _attacher_ et _attaquer_ s'emploient l'une pour l'autre; et Calvin dit _s'attacher_ là où nous dirions _s'attaquer_. Ce qui attaque a une pointe qui pique, et le passage de l'un à l'autre sens n'est pas difficile. D'autre part, il n'est pas douteux que _tache_, au sens de ce qui salit, ne soit une autre face de _tache_ au sens de ce qui fixe ou se fixe. De la sorte on a la vue des amples écarts qu'un mot subit en passant du simple au composé, avec cette particularité ici que le sens demeuré en usage dans le simple disparaît dans le composé, et que le sens qui est propre au composé a disparu dans le simple complètement. C'est un jeu curieux à suivre. _Avouer_.--Quelle relation y a-t-il entre le verbe _avouer_, confesser, _confiteri_, et le substantif _avoué_, officier ministériel chargé de représenter les parties devant les tribunaux? L'ancienne étymologie, qui ne consultait que les apparences superficielles, aurait dit que l'avoué était nommé ainsi parce que le plaideur lui avouait, confessait tous les faits relatifs au procès. Mais il n'en est rien; et la recherche des parties constituantes du mot ne laisse aucune place aux explications imaginaires. _Avouer_ est formé de _à_ et _voeu_; en conséquence, il signifie proprement faire voeu à quelqu'un, et c'est ainsi qu'on l'employait dans le langage de la féodalité. Le fil qui de ce sens primitif conduit à celui de confesser est subtil sans doute, mais très visible et très sûr. De faire voeu à quelqu'un, _avouer_ n'a pas eu de peine à signifier: approuver une personne, approuver ce qu'elle a fait en notre nom. Enfin une nouvelle transition, légitime aussi, où l'on considère qu'avouer une chose c'est la reconnaître pour sienne, mène au sens de confesser: on reconnaît pour sien ce que l'on confesse. Et l'_avoué_, que devient-il en cette filière? Ce substantif n'est point nouveau dans la langue, et jadis il désignait une haute fonction dans le régime féodal, fonction de celui à qui l'on se vouait et qui devenait un défenseur. L'officier ministériel d'aujourd'hui est un diminutif de l'avoué féodal; c'est celui qui prend notre défense dans nos procès. _Bondir_.--Supposez que nous ayons conservé l'ancien verbe _tentir_ (nous n'avons plus que le composé _retentir_), et qu'à un certain moment de son existence _tentir_ change subitement de signification, cesse de signifier faire un grand bruit, et prenne l'acception de rejaillir, ressauter; vous aurez dans cette supposition l'histoire de _bondir_. Jusqu'au quatorzième siècle, il signifie uniquement retentir, résonner à grand bruit; puis tout à coup, sans qu'on aperçoive de transition, il n'est plus employé que pour exprimer le mouvement du saut; il est devenu à peu près synonyme de sauter. Nous aurons, je crois, l'explication de cet écart de signification en nous reportant au substantif _bond_. Ce substantif, dont on ne trouve des exemples que dans le cours du quatorzième siècle, n'a pas l'acception de grand bruit, de retentissement, qui appartient à l'emploi primitif du verbe _bondir_; le sens propre en est mouvement d'un corps qui, après en avoir heurté un autre, rejaillit. C'est par le sens de rejaillissement que les deux acceptions, la primitive et la dérivée, peuvent se rejoindre. Un grand bruit, un retentissement, a été saisi comme une espèce de rejaillissement; et, une fois mis hors de la ligne du sens véritable, l'usage a suivi la pente qui s'offrait, a oublié l'acception primitive et étymologique, et en a créé une néologique, subtile en son origine et très éloignée de la tradition. _Charme_.--Le mot _charme_, qui vient du latin _carmen_, chant, vers, ne signifie au propre et n'a signifié originairement que formule d'incantation chantée ou récitée. C'est le seul sens que l'ancienne langue lui attribue; même au seizième siècle il n'a pas encore pris l'acception de ce qui plaît, ce qui touche, ce qui attire; du moins mon dictionnaire n'en contient aucun exemple. C'est vers le dix-septième siècle que cet emploi néologique s'est établi. La transition est facile à concevoir. Aujourd'hui la signification primitive commence à s'obscurcir, à cause que l'usage du charme incantation, banni tout à fait du milieu des gens éclairés, se perd de plus en plus parmi le reste de la population. Mais considérez à ce propos jusqu'où peut aller l'écart des significations: le latin _carmen_ en est venu à exprimer les beautés qui plaisent et qui attirent. L'imaginer aurait été, si l'on ne tenait les intermédiaires, une bien téméraire conjecture de la part de l'étymologiste. _Chercher_.--Le latin a _quaerere_; notre langue en a fait _quérir_, avec la même signification. Le latin vulgaire avait _circare_, aller tout autour, parcourir; notre langue en fit _chercher_, non pas avec l'acception de quérir, mais avec celle de l'étymologie, parcourir: «Toute France a _cerchie_ (il a parcouru toute la France)», dit un trouvère. Jusque-là tout va bien; et chacun de ces deux mots reste sur son terrain. Mais, à un certain moment, _chercher_ perd le sens de parcourir et prend celui de quérir. C'est un fort néologisme de signification, qui paraît avoir commencé dès le treizième siècle. Par quels intermédiaires a-t-on passé du sens primitif au sens secondaire? De très bonne heure, à côté du sens de parcourir, _chercher_ eut celui de porter les pas en tous sens, et même de porter en tous sens la main, et l'on disait chercher un pays, chercher un corps, ce que nous exprimerions aujourd'hui par fouiller un pays, fouiller un corps. A ce point nous sommes très près du sens moderne de _chercher_, qui en effet s'impatronisa dans l'usage et en bannit les deux anciennes acceptions de ce verbe. Bien plus, à mesure que le sens de s'efforcer de trouver a prédominé dans _chercher_, _quérir_ est tombé en désuétude, et aujourd'hui il est à peine usité. Le néologisme, fort ancien il est vrai, dont _chercher_ a été l'objet, n'a pas été heureux. Il eût mieux valu conserver le plein emploi de _quérir_, qui est le mot latin et propre, et garder _chercher_ en son acception primitive, incomplètement suppléée par parcourir. _Chère_.--Ce mot vient du latin vulgaire et relativement moderne _cara_, qui signifiait face, et qui était lui-même une dérivation du grec . Cette altération du sens primitif, ce sont les Latins qui s'en sont chargés. Puis est venu le vieux français qui n'emploie le mot _chère_ qu'au sens de face, de visage. Faire bonne chère, c'est faire bon visage; de là à faire bon accueil il n'y a pas loin; aussi cette acception a-t-elle eu cours jusque dans le commencement du dix-septième siècle. Ces deux sens sont aujourd'hui hors d'usage; le nouveau, qui les a rejetés dans la désuétude, est bien éloigné: faire bonne chère, mauvaise chère, c'est avoir un bon repas, un mauvais repas. Sans doute, un bon repas est un bon accueil; mais pour quelqu'un qui ignore l'origine et l'emploi primitif du mot, il est impossible de soupçonner que le sens de visage est au fond de la locution. Ce qui est pis, c'est qu'évidemment l'usage moderne s'est laissé tromper par la similitude de son entre chère et chair; chair l'a conduit à l'idée de repas, et l'idée de repas a expulsé celle d'accueil. _Chétif_.--Cet adjectif vient du latin _captivus_, captif, prisonnier de guerre; aussi dans l'ancienne langue a-t-il le sens de prisonnier. Mais de très bonne heure cette signification primitive se trouve en concurrence avec la signification dérivée, celle de misérable. Les Latins ne sont point les auteurs de la dérivation que le mot a subie; ce sont les Romans qui l'ont ainsi détourné; détournement qui, du reste, se conçoit sans beaucoup de peine, le prisonnier de guerre étant sujet à toutes les misères. A mesure que le temps s'est écoulé, le français y a laissé tomber en désuétude l'acception du captif, et il n'y est plus resté que celle du misérable. Mais une singularité est survenue; au seizième siècle, la langue savante a francisé _captivus_, et en a fait _captif_. Les procédés de la langue populaire et de la langue savante sont tellement différents, que _chétif_ et _captif_, qui sont pourtant le même mot, marchent côte à côte sans se reconnaître. Il faut convenir que, _chétif_ ayant irrévocablement perdu son sens de prisonnier, _captif_ est un assez heureux néologisme du seizième siècle. _Choisir_.--Le mot germanique qui a produit notre _choisir_ signifie voir, apercevoir, discerner. Aussi est-ce l'unique acception que _choisir_ a dans l'ancien français. _Choisir_ au sens d'élire ne commence à paraître qu'au quatorzième siècle. A mesure que _choisir_ s'établissait au sens d'élire, élire lui-même éprouvait une diminution d'emploi. Le français moderne n'a gardé aucune trace de la vraie et antique acception de _choisir_. Il n'a pas été nécessaire de donner une forte entorse au mot pour lui attacher le sens d'élire; et discerner, qu'il renferme, conduit sans grande peine à faire un choix. Ici se présente une singularité; tandis que, anciennement, _choisir_ n'a que le sens de voir, _choix_ n'a en aucun temps celui de vue, de regard: il veut toujours dire élection. Dès l'origine, le traitement du verbe a été différent du traitement du substantif. Discernement, si voisin du sens d'élection, a prévalu dans celui- ci tandis que le sens plus général de voir prévalait, selon l'étymologie, dans celui-là. Dès lors on conçoit que le quatorzième siècle ne fit pas un grand néologisme de signification quand il rendit _choisir_ synonyme d'élire. Mais _choisir_ au sens de voir en est mort; c'est un cas assez fréquent dans le cours de notre langue qu'une nouvelle acception met hors d'usage l'ancienne. _Compliment_.--_Compliment_ est le substantif de l'ancien verbe _complir_, et signifie accomplissement. Il a ce sens dans le seizième siècle. Le dix-septième siècle n'en tient aucun compte, et, laissant dans l'oubli cette acception régulière, il en imagine une autre, celle de paroles de civilité adressées à propos d'un événement heureux ou malheureux. Il aurait bien dû nous laisser entrevoir quels intermédiaires l'avaient conduit si loin dans ce néologisme de signification. Ce qui semble le plus plausible, en l'absence de tout document, c'est que, dans les paroles ainsi adressées, il a vu un accomplissement de devoir ou de bienséance; et le nom que portait cet acte (compliment ou accomplissement), il l'a transféré aux paroles mêmes qui s'y prononçaient. Notez en confirmation que le premier sens de compliment, selon le dix-septième siècle, est discours solennel adressé à une personne revêtue d'une autorité. C'est donc bien un accomplissement. _Converser_, _conversation_.--_Converser_, d'après son origine latine, veut dire vivre avec, et n'a pas d'autre signification durant tout le cours de la langue, jusqu'au seizième siècle inclusivement. _Conversation_, qui en est le substantif, ne se comporte pas autrement, et nos aïeux ne l'emploient qu'avec le sens d'action de vivre avec. Puis, tout à coup, le dix-septième siècle, fort enclin aux néologismes de signification, se donne licence dans _conversation_; et il ne s'en sert plus que pour exprimer un échange de propos. Ce siècle, qu'on dit conservateur, ne le fut pas ici; car, s'il lui a été licite de passer du sens primitif au sens dérivé, il n'aurait pas dû abolir le premier au profit du second. C'est un dommage gratuit imposé à la langue. _Converser_ a été plus heureux; il a les deux acceptions, et la tradition, d'ordinaire respectable, n'y a pas été interrompue. _Coquet, coquette_.--Un _coquet_ dans l'ancienne langue est un jeune coq. On ne peut qu'applaudir à l'imagination ingénieuse et riante qui a transporté l'air et l'apparence de ce gentil animal dans l'espèce humaine et y a trouvé une heureuse expression pour l'envie de plaire, pour le désir d'attirer en plaisant. On ne sait pas au juste quand la nouvelle acception a été attachée à _coquet_. Je n'en connais pas d'exemple avant le quinzième siècle. _Côte_.--Le sens étymologique est celui d'os servant à constituer la cage de la poitrine. Longtemps, le mot n'en a pas eu d'autre; puis, au seizième siècle, on voit apparaître celui de penchant de colline. En cette acception l'ancienne langue disait un _pendant_. La côte d'une colline a été ainsi nommée par la même suggestion qui forma _côté (costé)_ et _coteau (costeau)_. On y vit une partie latérale, assimilée dès lors sans difficulté aux os composant la partie latérale de la poitrine. C'est le seizième siècle qui a eu le mérite d'imaginer un tel rapport. Nous usons, sans scrupule, de sa hardiesse néologique qui susciterait plus d'une clameur si elle se produisait aujourd'hui. Toutefois notons que nos aïeux (les aïeux antérieurs au seizième siècle) n'avaient pas été trop mal inspirés en nommant au propre un _pendant_ ce que nous nommons une _côte_ au figuré. _Cour_.--Il y avait dans le latin un mot _cohors_ ou _chors_ qui signifiait enclos. Il se transforma dans le bas latin en _curtis_, qui prit le sens général de demeure rurale. Devenu français, il s'écrivit, étymologiquement, avec un _t_, _court_, et figure sous cette forme dans maints noms de lieux, en Normandie, en Picardie et ailleurs. Comme, sous les Mérovingiens et les Carolingiens, les seigneurs et les rois habitaient ordinairement leurs maisons des champs, _court_ prit facilement le sens de lieu où séjourne un prince souverain. On a là un exemple de l'anoblissement des mots. Celui-ci a quitté les champs pour entrer dans les villes et les palais. En la langue d'aujourd'hui, ces deux extrêmes se touchent encore: la basse-cour tient à l'usage primitif, et la cour des princes, à l'usage dérivé. Une fausse étymologie, qui naquit dans le quatorzième siècle et tira notre mot de _curia_, y supprima le _t_; mais outre que le _t_ figure dans les dérivés, _courtois_, _courtisan_, _curia_ devrait donner non pas _cour_, mais _cuire_ ou _coire_. Nous avons laissé la bonne orthographe des douzième et treizième siècles (_court_), et gardé la mauvaise du quatorzième siècle; si bien qu'il est devenu difficile de comprendre comment, organiquement, on a fait pour former le dérivé _courtisan_; et l'usage est assez penaud quand on lui représente que _courtisan_ jure avec _cour_ ainsi travesti. _Démanteler_.--Dans le seizième siècle, _démanteler_ a le sens propre d'ôter le manteau, à côté du sens figuré: abattre les remparts d'une ville. Aujourd'hui le sens propre a disparu, et l'usage n'a conservé que le sens figuré. _Démanteler_ est un néologisme dû au seizième siècle, qu'il faut féliciter d'avoir introduit ce mot au propre et au figuré. C'est vraiment une métaphore ingénieuse d'avoir comparé les remparts qui défendent une ville au manteau qui défend l'homme des intempéries. Honneur à ceux qui savent faire du bon néologisme! _Devis_, _devise_, _deviser_.--Ces mots ne sont pas autre chose que le verbe _diviser_, qui a pris une acception particulière. D'abord, nos aïeux avaient, euphoniquement, de la répugnance pour la même voyelle formant deux syllabes consécutives dans un mot; ils ont donc dit _deviser_; c'est ainsi que de _finire_ ils avaient fait soit _fenir_, soit _finer_. Puis, usant à leur guise du sens du supin latin _divisum_ qui leur avait donné _deviser_, à nous _diviser_, ils lui ont fait prendre l'acception de disposer, arranger, vu qu'une division se prête à un arrangement des parties. De là, _devise_ a signifié manière, disposition, propos, discours; ce sens a disparu de la langue moderne, qui l'a transporté sur _devis_, propos, et aussi tracé, plan, projet. Quant à la _devise_ d'aujourd'hui, elle est née du blason, qui donnait ce nom à la division d'une pièce honorable d'un écu. La _devise_ du blason est devenue facilement synonyme d'emblème ou de petite phrase d'un emblème. Au sens de partager en parties, l'ancienne langue disait non _diviser_ mais _deviser_, par la règle d'euphonie que j'ai rappelée ci-dessus. _Diviser_ est refait sur le latin et n'apparaît qu'au seizième siècle; depuis lors, il n'est plus trace de _deviser_ avec l'acception actuelle de _division_. Si la langue moderne avait gardé _deviser_ pour mettre en parties, on aurait vu tout de suite que _deviser_, tenir des propos, était le même mot; aujourd'hui _deviser_ et _diviser_ sont deux, et ce n'est qu'une étymologie subtile, mais appuyée par les textes, qui en montre l'identité. En effaçant la trace de cette identité ici et ailleurs, l'usage ôte à la langue la faculté de voir dans le mot plus qu'il ne contient, pris isolément en soi. Un des charmes des langues anciennes est que la plupart des mots se laissent pénétrer par le regard de la pensée à une grande profondeur. _Donzelle_.--_Donzelle_ est un mot tombé de haut, car l'origine en est élevée. C'est la forme française du bas latin _dominicella_, petite dame, diminutif du latin _domina_. C'était en effet un titre d'honneur dans l'ancienne langue, équivalant à _damoiselle_ ou _demoiselle_, qui ne sont d'ailleurs que d'autres formes du même primitif. _Demoiselle_ n'a pas varié dans son acception distinguée; mais _donzelle_ est devenu un terme leste ou de dédain. Les mots ont leurs déchéances comme les familles. Par un esprit de gausserie peu louable, le français moderne s'est plu à affubler d'un sens péjoratif les termes archaïques restés dans l'usage. _Donzelle_ a été une de ses victimes. _Droit_, _droite_.--L'acception de ce mot au sens de opposé à gauche ne paraît pas remonter au delà du seizième siècle; jusque-là, opposé à _gauche_ s'était dit _destre_, du latin _dexter_. C'était le vrai mot, de vieille origine et consacré par l'antiquité première ou latine et par l'antiquité seconde ou de la langue d'oïl. Mais tout à coup _destre_ tombe en désuétude; pour remplacer ce mot indispensable, l'usage va chercher l'adjectif _droit_, qui signifie direct, sans courbure, sans détours. Il a fallu certainement beaucoup d'imagination pour y trouver le côté opposé au côté gauche; néanmoins il valait bien mieux conserver _destre_ que créer une amphibologie dans le mot _droit_ en lui donnant deux sens qui ne dérivent l'un de l'autre que par une brutalité de l'usage. N'est-ce pas en effet une brutalité impardonnable que de tuer aveuglément d'excellents mots pour leur donner de très médiocres remplaçants? _Dupe_.--La _dupe_ est un ancien nom (usité encore dans le Berry sous la forme de _dube_) de la huppe, oiseau. La huppe ou dupe passe pour un des plus niais. Il a donc été facile à l'esprit populaire de transporter le nom de l'oiseau aux gens qui se laissent facilement attraper. Toutefois, il faut noter que c'est l'argot ou jargon qui a fourni cette acception détournée; ainsi nous l'apprend Du Cange dans une citation d'un texte du quinzième siècle; citation qui montre que ce n'est pas d'aujourd'hui que la langue va chercher des suppléments dans l'argot. Quand on emploie le verbe _duper_, il est certainement curieux de parcourir en pensée le chemin qu'a fait le sens du langage populaire pour tirer d'une observation de chasseur ou de paysan sur le peu d'intelligence d'un oiseau un terme aussi expressif. Malheureusement, _dupe_ comme nom de l'oiseau a complètement péri dans la langue actuelle. Quand nous disons un étourneau pour un homme étourdi, une pie pour une femme bavarde, comme étourneau et pie sont restés noms d'oiseaux, rien ne nous masque la métaphore. Mais _dupe_ n'est plus pour nous un nom d'oiseau, et, au sens de personne facile à tromper, ce n'est qu'un signe que l'on penserait conventionnel, si l'étymologie ne rendait pas son droit à l'origine concrète, réelle, du mot. _Échapper_.--Que l'on se reporte par la pensée au temps où nos aïeux parlaient encore latin, mais un latin populaire qui dérogeait beaucoup à la langue classique. A ce moment se forma le mot _capa_, que les étymologistes dérivent de _capere_, contenir, et qui désigne un vêtement embrassant tout le corps. Il fut facile d'en produire le composé _excapare_, signifiant tirer hors de la chape, ou sortir de la chape. Dans ce milieu néo-latin, le terme classique _evadere_ n'était pas en usage. Le langage, et surtout le langage populaire, a de l'inclination pour le style métaphorique. C'est à ce style qu'appartient _échapper_; on se plut à dire sortir de la chape, au lieu de dire s'évader; et le verbe nous est resté, mais sans le piquant qu'il avait à l'origine; car qui, en disant _échapper_, songe désormais à une _chape_, ou, s'il y songe, ose se fier à une si forte métaphore? _Éclat_.--Les néologismes de signification sont quelquefois à noter aussi bien que les néologismes de mot. D'origine, _éclat_ signifie un fragment détaché par une force soudaine. Dès le quinzième siècle, tout en gardant son acception primitive, il prend celle de bruit grand et soudain; mais ce n'est que dans le dix-septième siècle qu'il reçoit sa dernière transformation, celle qui, au propre et au figuré, lui attribue l'acception d'apparition d'une grande lumière. Les transformations de sens sont bien enchaînées. L'usage a mis un long temps entre chacune; la rupture d'un fragment l'a conduit à un grand bruit; puis un grand bruit l'a conduit à une grande lumière. Il n'y a qu'à le féliciter d'avoir ainsi étendu le champ occupé par le mot. _Éconduire_.--Ce verbe est un cas assez compliqué de pathologie linguistique. Il ne se trouve qu'au quinzième siècle avec le sens d'excuser, c'est-à-dire de se défaire, par paroles, de quelqu'un ou de quelque chose. Or ce sens ne peut, à aucun titre, appartenir à _éconduire_, qui représente _exconducere_, conduire hors. Mais, dans les siècles antérieurs qui n'ont pas _éconduire_, on trouve _escondire_, qui a précisément, et par l'étymologie et par l'usage, la signification d'employer la parole pour écarter quelqu'un ou quelque chose; car il vient du latin fictif _excondicere_. A un certain moment, la langue, se méprenant, a donné à _escondire_ la forme _éconduire_, en lui laissant son acception propre qui ne lui convenait plus; puis, l'étymologie reprenant ses droits, les modernes, sans lui ôter sa signification usurpée, lui ont restitué le sens légitime de conduire hors. Si au quinzième siècle l'usage n'avait pas commis la lourde faute de transformer _escondire_ en _esconduire_, on aurait gardé _escondire_ pour se défaire de... par paroles, et créé _esconduire_ pour écarter, éloigner. Au lieu de cela, il a doublé la méprise; si c'est _escondire_ qu'il a voulu garder, ce verbe ne peut signifier conduire hors; si c'est _esconduire_ qu'il a voulu créer, ce verbe ne peut signifier se défaire par paroles. Mais le mal est fait; il ne reste plus qu'à se soumettre et à juger. _Épellation_, _épeler_.--Eh quoi! va-t-on me dire, vous écrivez _épellation_ par deux _l_ et _épeler_ par une seule; soyez donc conséquent, et mettez ou _épelation_ ou _épeller_. Ami lecteur, ne m'accusez pas, c'est l'usage qui le veut; mais il n'a pas été judicieux, d'autant plus digne de blâme que _épellation_ est un néologisme qui n'aurait pas dû présenter de difformité. Il est bien vrai que nous disons _appeler_ par une seule _l_, et _appellation_ par deux; et c'est sur ce modèle qu'on s'est cru autorisé à écrire et à prononcer _épellation_; faible justification d'une faute d'orthographe. _Appellation_ dérive non de _appeler_, mais directement du latin _appellationem_, tandis qu'il n'y a point de latin _expellationem_ qui puisse donner _épellation_; ce mot vient donc _d'épeler_, et l'on n'avait pas la liberté de doubler _l_. Mais qu'est ce verbe _épeler_? un très vieux mot qu'on trouve dans nos anciens textes, qui n'a rien de commun avec _appeler_ et qui provient du germanique. Le sens propre en est expliquer, signifier; la langue moderne, le détournant de son acception générale, lui a donné l'acception spéciale de nommer les lettres pour en former un mot. Et vraiment, quand on lit dans un document du douzième siècle: _Bethsames, cest nom espelt_ (ce nom veut dire) _cité de soleil_, on touche le moderne _épeler_. Fait bien curieux, certains mots peuvent avoir une existence latente que rien ne révèle; on les croirait morts et pourtant ils ne le sont pas. _Espeler_ au sens d'expliquer, de signifier, est depuis longtemps hors d'usage; il semblait oublié; mais il ne l'était pas tellement que l'usage ne soit allé le chercher dans sa retraite, et même l'ait assez rajeuni pour lui attribuer un emploi nouveau. _Épiloguer_.--Les mots ne nous appartiennent pas; ils proviennent non de notre fonds, mais d'une tradition. Nous ne pouvons en faire sans réserve ce que nous voulons, ni les séparer de leur nature propre pour les transformer en purs signes de convention. On est donc toujours en droit de rechercher, dans les remaniements que l'usage leur inflige, ce qui reste, si peu que ce soit, de leur acception primordiale et organique. _Épiloguer_ exista dans les quinzième et seizième siècles. Je n'en connais pas d'exemple qui remonte plus haut, à moins qu'on ne suppose l'existence du verbe grâce à l'existence du substantif verbal, attestée au quatorzième siècle par une citation de Du Gange: «_Épilogacion_, c'est longue chose briefment récitée.» _Épilogue_, _epilogus_, , signifient discours ajouté à un autre discours; aussi le verbe qui en dérive n'a-t-il dans ces deux siècles que le sens de résumer, récapituler. Jusque-là tout va de soi; mais le dix-septième siècle, qui reçoit le mot, n'en respecte pas la signification, et il l'emploie sans vergogne au sens de critiquer, trouver à redire. Est-ce pure fantaisie? non, pas tout à fait; dans ces écarts il y a de la fantaisie sans doute, mais il y a aussi un rémora imposé par le passé. A ce terme manifestement d'origine savante et qui lui déplut comme terme courant, l'usage, en un moment d'humeur, s'avisa de lui infliger une signification péjorative; et, cela fait, on passa sans grande peine de résumer, récapituler, à critiquer, trouver à redire. _Espiègle_.--On peut admirer comment une langue sait faire de la grâce et de l'agrément avec un mot qui semblait ne pas s'y prêter. Il y a en allemand un vieux livre intitulé _Till Ulspiegle_, qui décrit la vie d'un homme ingénieux en petites fourberies. Remarquons que _Ulespiegel_ signifie miroir de chouette. Laissant de côté ce qui pouvait se rencontrer de peu convenable dans les faits et gestes du personnage, notre langue en a tiré le joli mot _espiègle_, qui ne porte à l'esprit que des idées de vivacité, de grâce et de malice sans méchanceté. C'est vraiment, qu'on me passe le jeu de mot, une espièglerie de bon aloi, que d'avoir ainsi transfiguré le vieil et rude _Ulespiegle_. _Fille_.--Ce mot, si noble et si doux, est un de ceux que la langue moderne a le plus maltraités; car elle y a introduit quelque chose de malhonnête. L'ancienne langue exprimait par fille uniquement la relation de l'enfant du sexe féminin au père ou à la mère; elle avait plusieurs mots pour désigner la jeune femme, _mescine_, _touse_, _bachele_ et son diminutif _bachelette_, _garce_ (voy. ce mot plus loin), enfin _pucelle_, qui n'avait pas le sens particulier d'aujourd'hui et qui représentait, non pour l'étymologie, mais pour la signification, le latin _puella_. La perte profondément regrettable de ces mots essentiels a fait qu'il n'a plus été possible de rendre, sinon par une périphrase (_jeune fille_), le latin _puella_, ou bien l'allemand _Mädchen_ et l'anglais _maid_. Mais ce n'a pas été le seul dommage: _fille_ a été dégradé jusqu'à signifier la femme qui se prostitue. L'usage est parfois bien intelligent et bien ingénieux; mais ici il s'est montré dénué de prévoyance et singulièrement grossier et malhonnête. _Finance_.--Le latin disait _solvere_ pour payer. De ce verbe, l'ancien français fit _soudre_ avec le même sens. Pourquoi ce verbe, qui satisfaisait au besoin de rendre une idée essentielle, ne devint-il pas d'un usage commun, et laissa-t-il à la langue l'occasion de chercher à détourner de leur acception effective des mots qui ne songeaient guère, qu'on me permette de le dire, à leur nouvel office? C'est ce qui n'est pas expliqué et rentre dans ce que j'appelle pathologie verbale. D'un côté, l'imagination populaire se porta sur le verbe latin _pacare_, appaiser, pour lui imposer le sens de payer; et, en effet, un payement est un appaisement entre le créancier et le débiteur. En même temps, l'ancienne langue prenait le verbe _finer_, qui signifie _finir_, et s'en servait pour dire: payer une somme d'argent; en effet, effectuer un payement c'est finir une affaire. Du participe présent de ce verbe _finer_, aujourd'hui inusité, vient le substantif _finance_, qui avait aussi dans l'ancienne langue le sens primitif de terminaison. En se détériorant de la sorte, c'est-à-dire en prenant une acception très détournée, tout en laissant tomber hors de l'usage l'acception naturelle, les mots deviennent des signes purement algébriques qui ne rappellent plus à l'esprit rien de concret et d'imagé. Si _finance_ signifiant terminaison était resté à côté de _finance_ signifiant argent, on aurait été constamment invité à se demander quel était le lien entre les deux idées; mais, l'un étant effacé, l'autre n'est plus qu'un signe arbitraire pour tout autre que l'étymologiste, qui fouille et interprète le passé des mots. _Flagorner_.--Quelle que soit l'étymologie de ce mot, qui demeure douteuse, le sens ancien (on n'a pas d'exemples au delà du quinzième siècle) est bavarder, dire à l'oreille; puis ce sens se perd, et sans transition, du moins je ne connais pas d'exemple du dix-septième siècle, on voit au dix-huitième _flagorner_ prendre l'acception qui est seule usitée présentement. Quelle est la nuance qui a dirigé l'usage pour infliger au verbe cette considérable perversion? Est-ce que, inconsciemment, on a attribué par une sorte de pudeur linguistique, à la _flagornerie_ le soin de parler bas, de ne se faire entendre que de près et à voix basse? Ou bien plutôt, est-ce que, la syllabe initiale _fla_ étant commune à _flagorner_ et à _flatter_, l'usage, qui ne sait pas se défendre contre ces sottes confusions, a cru à une communauté d'origine et de sens? _Flatter_.--Le latin avait _blandiri_, dont le vieux français fit _blandir_. Mais les couches populaires n'étaient pas un milieu où tous les beaux mots aient eu le droit ou la chance de pénétrer; et leur parler, qui fit si souvent la loi, chercha un vocable qui fût plus à leur portée. Le germanique _flat_ ou _flaz_, qui signifie plat, avait passé dans les Gaules. On en fit le verbe _flatter_, qui signifiait proprement rendre plat, puis alla figurément au sens de caresser comme avec la main, et par suite de flatter. C'est ainsi que l'on suppléa à _blandiri_, qui ne devint pas populaire, et à _adulari_, qui n'a laissé dans la langue d'oïl aucune trace. _Adulateur_ ne se trouve que dans le quatorzième siècle et _aduler_ dans le quinzième. Ce sont des mots savants, forgés directement du latin; la vieille langue en eût fait le substantif _aülere, aüleor_ et le verbe _aüler_. _Franchir_.--Personne de ceux qui emploient couramment ce verbe ne songe au sens propre et ancien. Dans la langue des hauts temps, il n'a que la signification de rendre franc, libre; et, s'il l'avait conservée jusqu'à nous, on s'indignerait de l'audace du novateur qui l'emploierait pour signifier: traverser franchement, résolument des obstacles. Ce hardi néologisme s'est opéré au quinzième siècle; et, ce qu'il y a de curieux, c'est qu'il a fait tomber en complète désuétude l'acception légitime, et qu'il est resté seul en possession de l'usage. Dans l'opinion commune, l'usage est un despote qui fait ce qu'il veut, sans autre règle que son caprice; mais son caprice même ne peut se soustraire aux conditions que chaque mot présente; et, quand on recherche ces conditions, on trouve qu'il a obéi autant qu'il a commandé. _Fripon_.--_Fripon_, au début de son emploi, signifia seulement gourmand, aimant à manger: c'est au dix-septième siècle que le changement de sens s'opère. Cependant _friponner_, qui veut dire bien manger, commence au seizième siècle, dans Montaigne, à prendre le sens actuel et moderne. Aujourd'hui le sens original est complètement oublié. Ici encore l'acception néologique a tué l'acception primitive. Tout en blâmant ces exécutions qui sacrifient complètement l'ancien au nouveau, ce qui importe ici, c'est de concevoir par quelle déviation l'usage a passé de l'un à l'autre. Le _fripon_ (gourmand) est entaché d'un défaut; de plus, il est fort enclin aux petits larcins pour satisfaire sa gourmandise. C'est là que le néologisme a trouvé son point d'appui pour faire d'un gourmand un filou. _Fripon_ aurait lieu de se plaindre d'avoir été ainsi métamorphosé. C'est une dégradation; car, d'un défaut léger et qui n'est pas toujours mal porté, on a fait un coquin, un voleur. D'autres mots tombent de plus haut; mais ce n'en est pas moins une chute. _Fronder_.--Qui aurait jamais imaginé que _fronder_, c'est-à-dire lancer une pierre ou une balle avec la fronde, engin qui n'est presque plus en usage, prendrait le sens de faire le mécontent, critiquer? C'est un hasard qui a produit ce singulier résultat. Au temps des troubles de la minorité de Louis XIV, des enfants avaient l'habitude de se réunir dans les fossés de Paris pour lancer des pierres avec la fronde, se dispersant dès qu'ils voyaient paraître le lieutenant civil et revenant quand il n'était plus là. Bachaumont compara, un jour, le parlement à ces enfants qui lançaient des pierres, que la police dispersait et qui revenaient pour recommencer. De là vint la _Fronde_, nom de la révolte contre Mazarin et contre l'autorité royale, et la _Fronde_ produisit sans peine le verbe _fronder_. _Gagner_.--Ce verbe, par son étymologie germanique, a le sens de paître, qu'il a conservé en termes de chasse, et dans _gagnage_ qui veut dire pâturage. La langue d'oïl, du sens rural de paître, a passé à l'acception rurale aussi de labourer; puis le profit fait par la culture s'est dans _gagner_ généralisé à signifier toute sorte de profits, seul sens resté en usage. La même déviation de signification se voit dans le provençal _gazanhar_ et l'italien _guadagnare_. Cette déviation mérite d'être notée à cause du fait parallèle que la langue latine présente: le latin _pecunia_, qui signifie argent monnayé, est originairement un terme rural, par _pecus_, mouton, bête de campagne. Le mot latin nous reporte à un temps très ancien où, dans la vieille Italie, les troupeaux faisaient la principale richesse. _Gagner_ est d'une époque beaucoup moins reculée; pourtant lui aussi représente un état de choses où la paissance tient un haut rang dans la fortune des hommes; c'est que l'invasion germanique, à laquelle le mot _gagner_ appartient, avait reproduit quelqu'une des conditions d'une société pastorale. _Galetas_.--Quelle déchéance! A l'origine, _galetas_ est le nom d'une tour de Constantinople. Puis ce mot vient à signifier un appartement dans la maison des templiers, à la Cour des comptes, et une partie importante d'un grand château. La chute n'est pas encore complète; mais, au quinzième siècle, le sens s'amoindrit; et, au seizième, le _galetas_ est devenu ce que nous le voyons. C'est bien la peine de venir des bords du Bosphore pour se dégrader si misérablement. N'est-ce pas ainsi que l'on voit des familles descendre peu à peu des hauts rangs et se perdre dans la misère et l'oubli de soi-même? _Garce, garçon, gars_.--Ces trois mots n'en font qu'un, proprement: _gars_ est le nominatif, du bas latin _garcio_, avec l'accent sur _gar_; _garçon_ est le régime, de _garciónem_, avec l'accent sur _o_: _garce_ est le féminin de _gars_. Dans l'ancienne langue, _gars_, _garçon_, signifie enfant mâle, jeune homme; mais, de bonne heure, il s'y mêle un sens défavorable, et souvent ce vocable devient un terme d'injure, signifiant un mauvais drôle, un lâche. Cette acception fâcheuse n'a pas pénétré dans la langue moderne. Il n'en est pas de même de _garce_. Tandis que, dans l'ancienne langue, _garce_ signifie une jeune fille, en dehors de tout sens mauvais, il est devenu dans la langue moderne un terme injurieux et grossier. Il semblerait que le mot n'a pu échapper à son destin: en passant dans l'usage moderne, _garçon_ s'est purifié, mais _garce_ s'est dégradé. Il vaut la peine de considérer d'où provient ce jeu de significations. Le sens propre de _garçon_, _garce_, est jeune homme, jeune femme. Comme les jeunes gens sont souvent employés en service, le moyen âge donna par occasion à _garçon_ l'acception de serviteur d'un ordre inférieur, au-dessous des écuyers et des sergents. Une fois cette habitude introduite, on conçoit qu'une idée péjorative ait pris naissance à l'égard de ce mot, comme il est arrivé pour _valet_. De là le sens injurieux que l'ancienne langue, non la moderne, attribua à _garçon_. Ceci est clair; mais comment garce est-il tombé si bas qu'il ne peut plus même être prononcé honnêtement? Je ne veux voir là que quelque brutalité de langage qui malheureusement a pris pied, flétrissant ce qu'elle touchait; brutalité qui se montre, à un pire degré encore, dans _fille_, dont il faut comparer l'article à celui de _garce_. _Garnement_.--_Garnement_, anciennement _garniment_, vient de _garnir_. Comment un mot issu d'une telle origine a-t-il pu jamais arriver au sens de mauvais drôle, de vaurien? Le sens original est ce qui garnit: vêtement, ornement, armure. Dans les hauts temps, il n'y en a pas d'autre. Mais, au quatorzième siècle (car ce grand néologisme d'acception ne nous appartient pas, il appartient à nos aïeux), l'usage transporte hardiment ce qui garnit à celui qui est garni; et, avec l'épithète de méchant, de mauvais, il fait d'une mauvaise vêture un homme qui ne vaut pas mieux que son habillement. Il va même (car il ne dit jamais un bon garnement) jusqu'à supprimer l'épithète méchant, mauvais, sans changer le sens: un garnement. On doit regretter que, pour la singularité des contrastes, le sens de vêtement n'ait pas été conservé à côté de celui de mauvais sujet. _Garnison_.--_Garnison_ et _garnement_ sont un même mot, avec des finales différentes et avec une signification primitive identique. Ils expriment tous les deux ce qui garnit: vêtements, armures, provisions. Longtemps ils n'ont eu l'un et l'autre que cette acception; mais, dans le cours du parler toujours vivant et toujours mobile, on a vu ce qu'il est advenu de _garnement_, qui n'a gardé aucune trace du sens qui lui est inhérent. La transformation a été moins étrange pour _garnison_. Du sens de ce qui garnit, il n'y a pas très loin au sens d'une troupe qui défend, garnit une ville, une forteresse. Mais, quand on lit, par exemple, une phrase comme celle-ci: _Le plus méchant garnement de la garnison_, quel est celui qui, sans être averti, imaginera qu'il a là sous les yeux deux mots de même origine et de même acception première? _Gauche_.--L'ancienne langue ne connaît que _senestre_, en latin _sinister_. Puis au quinzième siècle apparaît un mot (_gauche_) signifiant qui n'est pas droit, qui est de travers. Au quinzième siècle, _senestre_ commence à tomber en désuétude, et c'est _gauche_ qui le remplace. Pourquoi? peut-être parce que, le sentiment de l'usage attachant une infériorité à la main de ce côté, _senestre_ n'y satisfait pas. Il y avait satisfait dans la latinité; car _sinister_ a aussi un sens péjoratif que nous avons conservé dans le vocable moderne _sinistre_. En cet état, l'usage se porta sur gauche, qui remplit la double condition de signifier opposé au côté droit et opposé à adresse. L'italien, mû par un même mobile, a dit la main gauche de deux façons: _stanca_, la main fatiguée, et _manca_, la main estropiée. _Geindre_.--_Geindre_ est la forme française régulière que doit prendre le latin _gemere_. Avec l'accent sur la première syllabe, _gémere_ n'a pu fournir qu'un mot français où cette même première syllabe eût l'accent. Mais à côté, dès les anciens temps, existait _gémir_, qui provient d'une formation barbare, _gemêre_, au lieu de _gémere_. Ces deux verbes, l'usage moderne ne les a pas laissés synonymes. Suivant la tendance qu'il a de donner à la forme la plus archaïque un sens péjoratif, il a fait de _geindre_ un terme du langage vulgaire où le gémissement est présenté comme quelque chose de ridicule ou de peu sérieux. Au contraire, _gémir_ est le beau mot, celui qui exprime la peine morale et la profonde tristesse. _Gent_, s. f.--Il est regrettable, je dirais presque douloureux, que des mots excellents et honorables subissent une dégradation qui leur inflige une signification ou basse ou moqueuse et qui les relègue hors du beau style. _Gent_ en est un exemple. Encore au commencement du dix-septième siècle, il était d'un usage relevé, et Malherbe disait la gent qui porte turban; le cardinal du Perron, une gent invincible aux combats; et Segrais, cette gent farouche. Aujourd'hui cela ne serait pas reçu; on rirait si quelque chose de pareil se rencontrait dans un vers moderne de poésie soutenue; car _gent_ ne se dit plus qu'en un sens de dénigrement ou qu'en un sens comique. A quoi tiennent ces injustices de l'usage? à ce que _gent_, tombant peu à peu en désuétude, est devenu archaïque. Sous ce prétexte, on l'a dépouillé de la noblesse, et on en a fait un roturier ou un vilain. _Gourmander_.--_Gourmander_, verbe neutre, signifie manger en gourmand, et ne présente aucune difficulté; c'est un dérivé naturel de l'adjectif. Mais _gourmander_, verbe actif, signifie réprimander avec dureté ou vivacité; comment cela, et quelle relation subtile l'usage a-t-il saisie entre les deux significations? Malheureusement, _gourmand_ ne paraît pas un mot très ancien, du moins le premier exemple connu est du quatorzième siècle; de plus, l'origine en est ignorée; ces deux circonstances ôtent à la déduction des sens son meilleur appui. Pourtant une lueur est fournie par E. Deschamps, écrivain qui appartient aux quatorzième et quinzième siècles. Il parle d'une souffrance qui vient chaque jour vers la nuit _Pour son corps nuire et gourmander_. _Gourmander_ signifie ici léser, attaquer. Faut-il penser que de l'idée de _gourmand_ attaquant les mets, on a passé à l'idée de l'effet de cette attaque, et qu'on a fait de la sorte _gourmander_ synonyme, jusqu'à un certain point, de nuire et d'attaquer? Cela est bien subtil et bien fragile; mais je n'ai rien de mieux. _Gourmander_ est un problème que je livre aux curieux de la dérivation des significations; c'est une partie de la lexicographie qui a son intérêt. _Greffe_ (le) et _Greffe_ (la).--Parmi les personnes étrangères aux études étymologiques, nul ne pensera que le _greffe_ d'un tribunal et la _greffe_ des jardiniers soient un seul et même mot. Rien pourtant n'est mieux assuré. Les deux proviennent du latin _graphium_, poinçon à écrire; on sait que les anciens écrivaient avec un poinçon sur des tablettes enduites de cire. De poinçon à écrire, on tire le sens de lieu où l'on écrit, où l'on conserve ce qui est écrit. Voilà pour _greffe_ du tribunal. Mais c'est aussi d'un poinçon que l'on se sert pour pratiquer certaines entes; de là on tire l'action de placer une ente et le nom de l'ente elle-même. Voilà pour la _greffe_ des jardiniers. Heureusement l'usage a mis, par le genre, une différence entre les deux emplois. _Grief, griève_.--_Grief_ nous offre une déformation de prononciation; il représente le _grav_ du latin _grav-is_, qui est monosyllabique; et pourtant il est devenu chez nous disyllabique. C'est une faute contre la dérivation étymologique, laquelle ne permet pas de dédoubler un _a_ de manière à en faire deux sons distincts. Cela a été causé par une particularité de la très ancienne orthographe. Dans les hauts temps, ce mot s'écrivait _gref_ ou _grief_, mais était, sous la seconde forme, monosyllabique comme sous la première. Comment prononçait-on _grief_ monosyllabe? nous n'en savons rien. Toujours est-il que, dans les bas temps, l'orthographe _grief_ ayant prévalu, il fut impossible de l'articuler facilement en une seule émission de voix. De là est né le péché fâcheux contre l'équivalence des voyelles en _gravis_ dans le passage du latin au français. _Griffonner_.--Ce verbe est un néologisme du dix-septième siècle. On a bien dans le seizième un verbe _griffonner_ ou _griffonnier_, mais c'est un terme savant qui se rapporte au _griffon_, animal fabuleux, qu'on disait percer la terre pour en tirer l'or: griffonnier l'or, lit-on dans Cholières. Pourtant l'origine de notre _griffonner_ remonte au seizième siècle et est due à un joli néologisme de Marot. Il nomme _griffon_ un scribe occupé dans un bureau à barbouiller du papier. _Griffon_ en ce sens n'a pas duré, et nous l'avons remplacé par _griffonneur_. Comment Marot a-t-il imaginé la dénomination plaisante que je viens de rapporter? Sans doute il n'a vu dans le barbouillage du scribe qu'une opération de _griffes_; et dès lors le _griffon_, armé et pourvu de _griffes_, lui a fourni l'image qu'il cherchait. _Grivois_.--Un _grivois_, une _grivoise_, est une personne d'un caractère libre, entreprenant, alerte à toute chose; mais bien déçu serait celui qui en chercherait directement l'étymologie. Le sens immédiatement précédent, qui d'ailleurs n'est plus aucunement usité, est celui de soldat en général; le soldat se prêtant par son allure déterminée à fournir l'idée, le type de ce que nous entendons aujourd'hui par _grivois_. Est-ce tout? pas encore, et la filière n'est point à son terme. Avant d'être un soldat en général, le _grivois_ fut un soldat de certaines troupes étrangères. Encore un pas et nous touchons à l'origine de notre locution. Le _grivois_ des troupes étrangères était ainsi nommé parce qu'il usait beaucoup d'une _grivoise_, sorte de tabatière propre à râper le tabac. _Grivoise_ est l'altération d'un mot suisse _rabeisen_, râpe à tabac (proprement fer à râper). Quel long chemin nous avons fait! et quelle bizarrerie, certainement originale et curieuse, a tiré d'une espèce de râpe un mot vif et alerte, qu'il n'est pas déplaisant de posséder! _Groin_.--La prononciation offre ici le même cas pathologique que pour _grief_; elle représente par deux syllabes une syllabe unique du latin. En effet _groin_ vient de _grun-nire_, qui a donné _grogn-er_, où _grogn_ est monosyllabique comme cela doit être. La vieille langue n'avait pas, bien entendu, cette faute; elle était trop près de l'origine pour se méprendre. Mais ici, comme dans _grief_, l'_r_ a fait sentir son influence; la difficulté d'énoncer monosyllabiquement ce mot a triomphé des lois étymologiques, et le _grun_ latin est devenu le disyllabe _groin_. Je regrette, en ceci du moins, que le spiritisme n'ait aucune réalité, car j'aurais évoqué un Français du douzième siècle, et l'aurais prié d'articuler _groin_ près de mon oreille. Faute de cela, la prononciation monosyllabique de _groin_ reste, pour moi du moins, un problème. _Guérir_.--Ce mot vient d'un verbe allemand qui signifie garantir, protéger. Et en effet l'ancienne langue ne lui connaît pas d'autre acception. Au douzième siècle, _guérir_ ne signifie que cela; mais au treizième siècle la signification de délivrer d'une maladie, d'une blessure, s'introduit, et fait si bien qu'elle ne laisse plus aucune place à celle qui avait les droits d'origine. Que faut-il penser de ce néologisme, fort ancien puisqu'il remonte jusqu'au treizième siècle? En général, un néologisme qui n'apporte pas un mot nouveau, mais qui change la signification d'un mot reçu n'est pas à recommander. La langue avait _saner_ du latin _sanare_; _saner_ suffisait; il a péri, laissant pourtant des parents, tels que _sain_, _santé_ qui le regrettent. D'ailleurs, la large signification du _guérir_ primitif s'est partagée entre les verbes garantir, protéger, défendre, qui ne la représentent pas complètement. Le treizième siècle aurait donc mieux fait de s'abstenir de toucher au vieux mot; mais de quoi l'usage s'abstient-il, une fois qu'une circonstance quelconque l'a mis sur une pente de changement? _Habillement_, _habiller_.--Il n'y a dans ces mots rien qui rappelle le vêtement ou l'action de vêtir. _Vêtement_ et _vêtir_ sont les mots propres qui nous viennent du latin et que nous avons conservés, mais l'inclination qu'a le langage à détourner des vocables de leur sens primitif et à y infuser des particularités inattendues, s'est emparée d'_habiller_, qui, venant d'_habile_, signifie proprement rendre habile, disposer à. L'homme vêtu est plus habile, plus dispos, plus propre à différents offices. C'est ainsi qu'_habiller_ s'est spécifié de plus en plus dans l'acception usuelle qu'il a aujourd'hui. On ne trouve plus l'acception originelle et légitime que dans quelques emplois techniques: _habiller_ un lapin, de la volaille, les dépouiller et les vider; en boucherie, _habiller_ une bête tuée; en pêche, _habiller_ la morue, la fendre et en ôter l'arête; en jardinage, _habiller_ un arbre, en écourter les branches, les racines, avant de le planter. A ce propos, c'est le lieu de remarquer que les métiers sont particulièrement tenaces des anciennes acceptions. Ici, comme dans plusieurs autres cas, il y a lieu de regretter qu'_habiller_, prenant le sens de vêtir, puisque ainsi le voulait l'usage, n'ait pas conservé à côté son acception propre. _Habiller_, signifiant vêtir, est un néologisme assez ingénieux, mais peu utile en présence de _vêtir_, et nuisible parce qu'il a produit la désuétude de la vraie signification. _Hasard_.--_Fortuit_, du latin _fortuitus_, ne se trouve qu'au seizième siècle. _Fortuité_ est un latinisme qui n'apparaît que de notre temps. De la sorte, ce que les Latins exprimaient par le substantif _fors_ n'avait point de correspondant; et une idée essentielle faisait défaut à la langue. Il advint qu'une sorte de jeu de dés reçut dans le douzième siècle le nom de _hasart_, fourni par un incident des croisades. Le fortuit règne en maître dans le jeu de dés. L'usage, et ce fut une grande marque d'intelligence, sut tirer de là une signification bien nécessaire. Il est quelquefois obtus et déraisonnable, mais, en revanche, il est aussi, à ses moments, singulièrement ingénieux et subtil. Qui aurait songé dans son cabinet à combler, grâce à un terme de jeu, la lacune laissée par la disparition du terme latin? C'est un de ces cas où il est permis de dire que tout le monde a plus d'esprit que Voltaire. _Hier_.--La prononciation fait de ce mot un disyllabe; et pourtant il représente une seule syllabe latine, _her-i_; c'est donc une faute considérable contre l'étymologie. L'ancienne langue ne la commettait pas; elle écrivait suivant les dialectes et suivant les siècles _her_ ou _hier_, mais toujours monosyllabique. Cela a duré jusqu'au dix-septième siècle; et encore plusieurs écrivains de ce temps suivent l'ancien usage. Toutefois c'est alors que commence la résolution de l'unique syllabe archaïque en deux; résolution qui a prévalu. Notez pourtant que la conséquence n'est pas allée jusqu'au bout et que, dans _avant-hier_, _hier_ est monosyllabe. La faute qui a dédoublé l'unique syllabe latine _heri_ est toute gratuite; car elle n'a pas l'excuse de la difficulté de prononciation, comme pour _grief_ ou _groin_. _Hier_ se prononce monosyllabe aussi facilement que disyllabe; et les Vaugelas n'ont pas été des puristes assez vigilants pour faire justice d'une prévarication qui s'impatronisait de leur temps. _Intéresser_, _intérêt_.--Quand on parcourt les significations du verbe _intéresser_, on en rencontre une qui se trouve en discordance avec le sens général de ce mot; c'est celle où il devient synonyme d'endommager, léser, alors qu'on dit en parlant d'une blessure: La balle a intéressé le poumon. D'où vient cela? Pour avoir l'explication, il faut recourir au substantif _intérêt_, et encore non à l'usage moderne, mais à l'usage ancien. En lisant l'historique de ce mot, que j'ai donné dans mon Dictionnaire, on voit _intérêt_ jouer d'une manière remarquable entre dommage et dédommagement, ce qui importe (latin _interest_) se prêtant à signifier ce qui importe en mal comme ce qui importe en bien. C'est du sens de dommage impliqué dans _intéresser_ qu'est venue l'acception d'endommager. Au reste, ni le verbe ni le substantif n'appartiennent aux origines de notre idiome; la forme même l'indique; le latin _interesse_, _interfui_, aurait donné _entrestre_, _entrefu_. Ils apparaissent dans le quatorzième et le quinzième siècles probablement suggérés par des mots congénères en provençal, en espagnol, en italien. Ce néologisme a été tout à fait heureux. Il faut signaler les bienfaits comme les méfaits du néologisme. _Jument_.--Dans la très ancienne langue, _jument_ signifiait seulement bête de somme, ce qui est le sens de _jumentum_ en latin. Mais le mot s'était particularisé dès le treizième siècle, et, à côté de l'acception de bête de somme, il a aussi celle de cavale. Aujourd'hui la première est absolument oblitérée, et il ne reste plus que la seconde. En ceci, la langue s'est montrée bien mauvaise ménagère des ressources qu'elle possédait. Le latin lui avait fourni régulièrement _ive_, de _equa_, femelle du cheval. Elle n'avait aucune raison de laisser perdre cet excellent mot; mais surtout elle devait conserver à _jument_ son acception de bête de somme, non seulement à cause de la descendance directe du latin, mais aussi à cause qu'il exprimait en un seul vocable ce que nous exprimons par la locution composée bête de somme. Or un vocable simple vaut toujours mieux qu'un terme composé, autant pour la rapidité du langage que pour la précision. _Cavale_ ou _ive_ pour la femelle du cheval, _jument_ pour toute bête de somme, voilà l'état ancien et bon de la langue. La malencontreuse aperception qui, dans le terme générique de bête de somme, trouva le terme particulier de cavale, troubla tout. _Jument_ ainsi accaparé, comment faire pour rendre _jumentum_? Il n'y avait plus d'autre recours qu'au lourd procédé des vocables composés; procédé d'autant plus désagréable que le français n'a pas la ressource de faire un seul mot de plusieurs et de dire bête-somme comme l'allemand dit _Lastthier_. _Ladre_.--Il est dans l'Évangile un pauvre nommé Lazare, qui, couvert d'ulcères, gémit à la porte du riche. Le moyen âge spécifia davantage la maladie dont ce pauvre homme était affecté, et il en fit un lépreux. Après cette spécification, _Ladre_ (Lázarus, avec l'accent sur _a_, a donné Ladre au français), perdant sa qualité de nom propre, est devenu un nom commun et signifie celui qui est affecté de lèpre. Ceci est un procédé commun dans les langues. Les dérivations ne se sont pas arrêtées là. Le nom de la lèpre qui affecte l'homme a été transporté à une maladie particulière à l'espèce porcine et qui rend la chair impropre aux usages alimentaires. A ce point, ayant de la sorte une double maladie physique qui diminue notablement la sensibilité de la peau de l'individu, homme ou bête, on est passé (qui _on_? _on_ représente ici la tendance des groupes linguistiques à modifier tantôt en bien, tantôt en mal, les mots et leurs significations), on est passé, dis-je, à un sens moral, attribuant à _ladre_ l'acception d'avare, de celui qui lésine, qui n'a égard ni à ses besoins ni à ceux des autres. Il n'y a aucune raison de médire de ceux qui, les premiers, firent une telle application; ils n'ont pas été mal avisés, si l'on ne considère que la suite des dérivations et l'enrichissement du vocabulaire. Mais à un autre point de vue, qui aurait prédit au _Lazare_ de l'Evangile que son nom signifierait le vice de la lésinerie? et ne pourrait-on pas regretter qu'un pauvre digne de pitié ait servi de thème à une locution de dénigrement? Heureusement, le jeu de l'accent a tout couvert. _Lazare_ est devenu _ladre_; et, quand on parle de l'un, personne ne songe à l'autre. Ainsi sont sauvés, quant aux apparences, les respect dû à la souffrance et l'ingéniosité du parler courant. _Libertin_.--Le latin _libertinus_, qui a donné _libertin_ au français, ne signifie que fils d'affranchi. Pourtant, dans le seizième siècle, premier moment où _libertin_ fait son apparition parmi nous, ce mot désigne uniquement celui qui s'affranchit des croyances et des pratiques de la religion chrétienne. D'où vient une pareille déviation, et comment de fils d'affranchi l'usage a-t-il passé à l'acception d'homme émancipé des dogmes théologiques? Voici l'explication de ce petit problème: les _Actes des apôtres_, VI, 9, font mention d'une synagogue des _libertins_, en grec , en latin _libertinorum_. Cette synagogue, qui comptait sans doute des fils d'affranchis, était rangée parmi les synagogues formées d'étrangers. La traduction française de 1525 de Lefebvre d'Étaples porte: «Aulcuns de la synagogue, laquelle est appellée des _libertins_.» Ces _libertins_ furent suspectés par les lecteurs de cette traduction de n'être pas parfaitement orthodoxes. De là, en français, le sens de _libertin_, qui est exclusivement celui d'homme rebelle aux croyances religieuses; il prit origine dans le Nouveau Testament, fautivement interprété, et n'eut d'abord d'autre application qu'une application théologique. Ce sens a duré pendant tout le dix-septième siècle; aujourd'hui il est aboli; et il faut se garder, quand on lit les auteurs du temps de Louis XIV, d'y prendre ce vocable dans l'acception moderne. Mais il n'est pas difficile de voir comment cette même acception moderne est née. Le préjugé théologique attachait naturellement un blâme à celui qui ne se soumettait pas aux croyances de la foi. De religieux, ce blâme ne tarda pas à devenir simplement moral; et c'est ainsi que _libertin_ s'est écarté de son origine, non pas pourtant au point de désigner toute offense à la morale; il note particulièrement celle qui a pour objet les rapports entre hommes et femmes. _Limier_.--Il est curieux de remarquer les ressources de l'esprit linguistique pour dénommer les objets. Le _limier_ est une espèce de chien de chasse. Eh bien! le mot ne veut dire que l'animal ou l'homme tenu par un lien. En effet, _limier_, anciennement _liemier_, de trois syllabes, vient du latin _ligamen_, lien. Tout ce qui porte un lien pourrait être dit _liemier_. L'usage restreignit l'acception à celle du chien qui sert à la chasse des grosses bêtes. Il n'est pas besoin de signaler l'usage métaphorique de ce mot dans _limier_ de police. _Livrer_.--En passant de l'usage latin à l'usage roman, les mots n'ont pas seulement changé de forme, ils ont aussi changé d'acception. _Livrer_ en est un exemple. Il vient du latin _liberare_, qui veut dire uniquement rendre libre, mettre en liberté. On trouve dès le neuvième siècle, dans un capitulaire de Charles le Chauve, _liberare_ avec le sens de livrer, de remettre. A cette époque, le bas latin et le vieux français commençaient à ne plus guère se distinguer l'un de l'autre, le premier arrivant à sa fin, l'autre se dégageant de ses langes. Toujours est-il que le parler populaire des Gaules ne reçut pas _liberare_ avec son sens véritable, mais lui fit subir une distorsion dont on suit sans grande peine le mouvement; car affranchir, mettre en liberté, et ne plus retenir, livrer, sont des idées qui se tiennent. Mais, manifestement, le mot s'est dégradé; l'idée morale de _liberare_ a disparu devant l'idée matérielle de mettre en main, de transmettre. Faites-y attention, et vous reconnaîtrez que les mots ont leur abaissement comme les hommes ou les choses. _Loisir_.--_Loisir_ est un mot élégant du langage français, qui appartient aux plus anciens temps, avec la signification actuelle. D'origine, c'est l'infinitif, pris substantivement, d'un ancien verbe jadis fort usité, qui ne veut pas dire être en loisir, mais qui veut dire être permis; car il vient du latin _licere_, être licite. Au reste, le sens étymologique est conservé dans l'adjectif _loisible_. Ainsi, de très bonne heure, l'usage populaire a trouvé dans être permis un acheminement au sens détourné d'intervalle de temps où l'on se repose, où l'on fait ce que l'on veut. Il n'y a pas à se plaindre de cette ingéniosité d'un si ancien néologisme; car n'est-ce pas néologiser que de transformer la signification d'un verbe latin à son passage dans le français? _Marâtre.--Marâtre_ n'a plus aujourd'hui qu'un sens péjoratif et injurieux. Mais il n'en était pas ainsi dans l'ancienne langue; il signifiait simplement ce que nous nommons dans la langue actuelle belle-mère. Comme les belles-mères ne sont pas toujours tendres pour les enfants d'un premier lit et que le vers du trouvère De mauvaise marastre est l'amour moult petite, a souvent lieu de se vérifier, il n'est pas étonnant que _marâtre_ soît devenu synonyme de mauvaise belle-mère. Pourtant il convient d'exprimer ici un regret. Rien n'empêchait, tout en donnant à _marâtre_ son acception nouvelle et particulière, de conserver l'usage propre du mot. Il figurerait très bien à côté de _parastre_, perdu, lui, tout à fait, qui signifiait beau-père. C'est dommage de sacrifier des mots simples et expressifs pour leur substituer des termes composés, lourds et malaisés à manier. _Marionnette_.--Ce mot est un assez joli mot, et sa descendance est assez jolie aussi. L'ancienne langue avait _mariole_, diminutif de _Marie_, et désignant de petites figures de la Sainte Vierge. Le diminutif _mariolette_ se corrompit en _marionnette_; et, par un procédé qui n'est pas rare, l'usage transporta le nom de ces effigies sacrées à une autre espèce de figures, mais celles-là profanes. En même temps le sens ancien s'oblitéra complètement; car, autrement, comment aurait-on commis l'impiété d'appliquer le nom des figures de la Sainte Vierge à des figures de spectacle et d'amusement? La dégradation du sens s'est ici compliquée d'une offense aux bienséances catholiques. _Méchant_.--Le quatorzième siècle a inauguré (du moins on n'en voit pas d'exemple auparavant) la fortune d'un mot aujourd'hui d'un usage fort étendu: ce mot est _méchant_. C'est le participe présent du verbe vieilli _méchoir_, et d'abord il n'a désigné que celui qui a mauvaise chance. Il a passé de là aux choses de peu de valeur: un _méchant_ livre; et finalement, entrant dans le domaine moral, il s'est appliqué aux hommes d'un naturel pervers. Il y a satisfaction à suivre ainsi la logique secrète de l'usage, qui dérive les significations l'une de l'autre; il est intéressant aussi d'étudier comment il se crée des doublets sans qu'on le veuille. La langue avait _mauvais_, et _méchant_ au sens moral ne lui était pas nécessaire. Mais _méchant_ s'établit; il n'a d'abord aucune rivalité avec _mauvais_. Il n'en est plus de même quand il passe au sens moral; et dès lors les auteurs de synonymes ont à chercher en quoi _méchant_ et _mauvais_ s'accordent et différent. L'usage, dans ses actes d'un despotisme qui est loin d'être toujours éclairé, s'inquiète peu des soucis qu'il prépare aux grammairiens. _Merci_.--La pathologie en ce mot affecte le genre, qui, féminin selon l'étymologie en don d'amoureuse _merci_, est masculin dans un grand _merci_. L'usage n'aime guère les casse-tête grammaticaux, et il s'en tire d'ordinaire fort mal. Le casse-tête gît ici dans le mot grand: cet adjectif est, selon la vieille langue, très correctement masculin et féminin, comme le latin _grandis_; mais, suivant la moderne, il a les deux genres, _grand, grande_. L'usage, quand il reçut la locution toute faite _grand merci_, a pris _grand_ avec son air apparent, et du tout il a fait _un grand merci_. La signification n'est pas non plus sans quelque pathologie. Le sens primitif, qui est faveur, récompense, grâce (du latin _mercedem)_, s'est rétréci de manière à ne plus figurer que dans quelques locutions toutes faites: don d'amoureuse _merci_, Dieu _merci_. Puis le sens de miséricorde qui épargne se développe amplement, et atrophie l'acception primitive. La miséricorde n'est point dans le latin _merces_; mais elle est, on peut le dire, une sorte de faveur; et la langue n'a pas failli à la liaison des idées, même subtile, quand elle a ainsi détourné à son profit le vocable latin. _Mesquin_.--_Mesquin_ présente un singulier accident; il vient de l'espagnol _mezquino_, qui a le même sens. Même sens aussi en provençal, _mesquin_, et en italien, _meschino_. Mais, dans tout le moyen âge jusqu'au seizième siècle inclusivement, _meschin_, _meschine_, signifient jeune garçon, jeune fille, avec cette nuance pourtant que le féminin _meschine_ a le plus souvent l'acception de jeune fille qui est en service; acception qu'a aussi l'italien _meschina_. Il faut, ce semble, admettre que du sens de chétif on s'est élevé à l'idée de jeune garçon, de jeune fille, considérés comme faibles par l'âge, et qu'ennoblissant ainsi l'idée primitive du mot, on n'en a pas effacé pourtant tout ce qui était défavorable. Ce fut un anoblissement que _mesquin_ reçut alors; mais cet anoblissement fut passager; et le mot, secouant ce sens comme un oripeau, n'a plus parmi nous que son acception originelle. _Moyen_.--L'adjectif veut dire qui occupe une position intermédiaire; le substantif, entremise, ce qui sert à obtenir une certaine fin. On comprend comment l'idée d'intermédiaire a suggéré celle de manière de procéder pour obtenir un résultat. C'est certainement un bon exemple de l'art ingénieux de déduire des significations l'une de l'autre. Ce mot n'a pas toujours existé dans notre langue; et _moyen_ substantif est un néologisme. N'allez pas vous récrier; c'est un néologisme d'une antiquité déjà respectable; il remonte au quatorzième siècle. Il faut savoir gré au populaire de ce temps d'avoir créé un substantif si bon et si commode. _Nourrisson_.--A côté de: _le nourrisson_, l'ancienne langue avait _la nourrisson_, signifiant nourriture, éducation. Tous deux, _le nourrisson_ et _la nourrisson_, viennent du latin _nutritionem_, dont notre langage scientifique a fait nutrition. Le français moderne a laissé se perdre _la nourrisson_. A côté de: _la prison_, l'ancienne langue avait _le prison_, signifiant prisonnier. Tous deux, _la prison_ et _le prison_, viennent du latin _prehensionem_, dont le langage scientifique a fait _préhension_. Le français moderne n'a pas gardé _le prison_. Il paraît que _polisson_ est un mot du même genre, c'est-à-dire un masculin déduit d'un féminin latin; ce latin serait _politionem_, et le sens primitif de _polisson_ serait celui de nettoyeur, de balayeur. N'est-il pas amusant de voir l'usage tirer, si je puis ainsi parler, d'un sac deux moutures, et, suivant qu'il considère dans l'original latin l'action ou le résultat de l'action, avoir dans le premier cas un féminin et dans le second un masculin? C'était agir fort librement avec le latin que de lui changer ainsi le genre de ses substantifs. Mais, du moment qu'ils étaient entrés dans le domaine français, il était juste qu'ils acceptassent toutes les lois de leur nouvelle patrie. L'ancienne langue fut ingénieuse avec les deux genres et les deux acceptions; la langue moderne est inconséquente en gardant tantôt le masculin, tantôt le féminin, mais non les deux régulièrement. _Opiniâtre_.--_Opiniâtre_ désigne celui qui est attaché outre mesure à son opinion, et est formé d'_opinion_ et de la finale péjorative _âtre_. Certes ceux qui les premiers conçurent une pareille formation furent de hardis néologistes; et je ne sais si les plus entreprenants de nos jours s'aviseraient de faire ainsi une jonction qui ne va pas de soi; car _opinion_ se prête assez mal à entrer en composition. Quoi qu'il en soit, _opiniâtre_ et ses dérivés _opiniâtrement_, _opiniâtrer_, _opiniâtreté_, n'appartiennent pas aux temps anciens de la langue; ils ne se montrent que dans le seizième siècle. C'est un vieux mot pour nous; mais c'était un néologisme pour Amyot, pour Montaigne, pour d'Aubigné. Il faut les remercier de n'avoir pas repoussé d'une plume dédaigneuse le nouveau venu; car il est de bonne signification, et figure bien à côté d'_obstination_, _obstinément_, _obstiner_; ce sont là des termes anciens. Il est heureux qu'_opiniâtre_ ne les ait pas fait tomber en désuétude; cela arrive maintes fois. _Ordonner_.--L'ancienne forme est _ordener_; de même on disait _ordenance_. Cela est régulier; car le latin _ordinare_, avec son _i_ bref, n'a pu donner que _ordener_. _Ordonner_ ne se montre qu'au quatorzième siècle, et aussitôt il supplante tout à fait _ordener_, qui ne reparaît plus. D'où vient cet _o_ substitué à l'_e_ primitif? On ne peut y voir qu'une faute de prononciation. Les fautes de ce genre sont faciles à commettre et quelquefois très difficiles à réparer; témoin _ordener_, qui en est resté victime, et _ordonner_, dont l'usage présent ne soupçonne pas la tache originelle. _Ordre_.--Dans l'ancienne langue, _ordre_ signifie uniquement arrangement, disposition, et aussi compagnie monastique. Le sens d'injonction, prescription, ne s'y rencontre pas; on ne le voit apparaître qu'au dix-septième siècle, et alors il est courant parmi les meilleurs auteurs. C'était pourtant un vigoureux néologisme de signification. On comprend comment, d'arrangement, de disposition, _ordre_ en est venu à signifier prescription; la liaison des deux idées, une fois sentie, s'explique sans difficulté considérable. Mais l'opération mentale qui les trouva mérite qu'on la signale à l'attention, ainsi que l'époque où elle se manifeste et s'établit. Je ne nie pas que je me plais à signaler le dix-septième siècle en délits de néologisme. On lui a fait une réputation de pruderie puriste qu'il ne mérite ni en bien ni en mal. _Papelard_.--Proprement, ce mot signifie celui qui mange le lard, et encore aujourd'hui on dit, à propos de deux prétendants qui se disputent quelque chose: On verra qui mangera le lard. En italien, _pappalardo_ veut dire goinfre, bafreur; mais il signifie aussi faux dévot, hypocrite. Dans le français, même le plus ancien, il n'a pas d'autre signification que celle de faux dévot. C'est manifestement un mot de plaisanterie, et c'est en plaisantant qu'on en est venu à attribuer aux mangeurs de lard une qualification aussi défavorable que celle de l'hypocrite. Les textes ne donnent pas précisément la clef d'une dérivation si éloignée. Pourtant voici comment j'imagine qu'on peut combler la distance entre le point de départ et le point d'arrivée. «Tel fait devant le _papelart_, dit un vieux trouvère, Qui par derrière _pape lart_.» _Paper le lard_, c'est-à-dire s'adjuger les bons morceaux par-derrière, c'est-à-dire sans que les autres s'en aperçoivent, est un tour de _papelardie_, et de cette papelardie il n'y a pas loin à celle de l'hypocrisie générale qui ne se borne plus à paper le lard, mais qui se revêt du masque des vertus vénérées, le tout, il est vrai, pour faire son chemin ou sa fortune, comme ce bon M. Tartuffe. En définitive, paper le lard et faire l'hypocrite sont devenus synonymes, et la plus ancienne langue s'est gaussée de la fausse dévotion, qui trompe sous un masque respecté les imbéciles et qui s'adjuge les bons morceaux. _Papillote_.--Il faut vraiment admirer le joli de certaines imaginations dont l'usage est capable. La langue avait, à côté de _papillon_, une forme moins usitée, _papillot_. Au quinzième siècle, on va dénicher ce _papillot_ et en tirer une assimilation avec le morceau de papier qui sert à envelopper les boucles de cheveux des dames avant de les friser. Celui qui l'a fait mérite toute louange pour cet ingénieux néologisme. Notez, en outre, les sens variés de _papilloter_, tous dérivés de ce _papillon_ qu'une heureuse et riante imagination a logé dans la _papillote_. _Parole_.--Où est la pathologie à dire _parole_ ou lieu de _verbe_, qui eût été le mot propre? Elle est en ce qu'il a fallu une forte méprise pour imposer au mot roman le sens qu'il a. Quand vous cherchez l'origine d'un vocable, soyez très circonspect dans vos conjectures; hors des textes, il n'y a guère de certitude. Au moment de la naissance des langues romanes et dans les populations usant de ce que nous nommons bas latin, on se servit de _parabola_ pour exprimer la _parole_. Comment la _parabole_ en était-elle venue à un sens si détourné? On répugnait à se servir, dans l'usage vulgaire, du mot _verbum_, qui avait une acception sacrée; d'un autre côté, la _parabole_ revenait sans cesse dans les sermons des prédicateurs. Les ignorants prirent ce mot pour eux et lui attachèrent le sens de _verbum_. Les ignorants firent loi, étant le grand nombre, et les savants furent obligés de dire parole comme les autres. _Parabole_ a-t-il subi quelque dégradation en passant de l'emploi qu'il a dans le Nouveau Testament à celui que lui donne l'usage vulgaire? Sans doute; du moins, en le faisant descendre à un office de tous les jours, on a eu soin de le déguiser; car ce n'est pas le premier venu qui, sous _parole_, reconnaît _parabole_. _Persifler_.--Je n'inscris pas _persifler_ dans la pathologie, parce que le simple _siffler_ a deux _ff_, et que le composé _persifler_ n'en a qu'une; cette anomalie est bizarre, mais de peu d'importance; je l'inscris, parce que _persifler_, quand on en scrute la signification, ne paraît pas un produit légitime de _siffler_. C'est un néologisme du dix-huitième siècle, aujourd'hui entré tout à fait dans l'usage. Rien auparavant n'en faisait prévoir la création. Eh bien! supposons qu'il n'existe pas, et imaginons qu'un de nos contemporains, prenant le verbe _siffler_, y adapte la préposition latine _per_ et donne au tout le sens de: railler quelqu'un, en lui adressant d'un air ingénu des paroles qu'il n'entend pas ou qu'il prend dans un autre sens; ne verrons-nous pas le nouveau venu mal accueilli? et ne s'élèvera-t-il pas des réclamations contre de telles témérités? En effet, la signification d'une pareille composition demeure assez ambiguë. Est-ce _siffler_ au sens de faire en sifflant une désapprobation, comme quand on dit: siffler une pièce, un acteur? Non, cela ne peut être, car le persifleur ne siffle pas le persiflé. Il est vraisemblable qu'ici siffler a le sens de siffler un oiseau, c'est-à-dire lui apprendre un air. Le persifleur siffle le persiflé; et celui-ci prend bon jeu, bon argent, ce que l'autre lui dit. Le cas n'aurait pas souffert de difficulté, si le néologiste avait dit _permoquer_, moquer à outrance. _Permoquer_ nous choque prodigieusement; il n'est pourtant pas plus étrange que _persifler_; mais _persifler_ est embarrassant, parce que _siffler_ n'a pas le sens de moquer. Tout considéré, il me paraît que les gens du dix-huitième siècle, en choisissant _siffler_ et non _moquer_, ont eu dans l'idée l'oiseau qu'on siffle et qui se laisse instruire comme veut celui qui le siffle. _Personne_.--_Personne_ est un exemple des mots d'assez basse origine qui montent en dignité. Il provient du latin _persona_, qui signifie un masque de théâtre. Que le masque ait été pris pour l'acteur même, c'est une métathèse qui s'est opérée facilement. Cela fait, notre vieille langue, s'attachant uniquement au rôle public et considérable que la _persona_ jouait autrefois, et la purifiant de ce qu'elle avait de profane, se servit de ce mot pour signifier un ecclésiastique constitué en quelque dignité. C'est encore le sens que ce mot a dans la langue anglaise (_parson_), qui nous l'a emprunté avec sa métamorphose d'acception. Nous avons été moins fidèles que les Anglais à la tradition; et, délaissant le sens que nous avions créé nous-mêmes, nous avons imposé à _personne_ l'acception générale d'homme ou de femme quelconques. Le mot anglais, qui est le nôtre, n'a pas subi cette régression, ou plutôt n'a pas laissé percer le sens, ancien aussi, d'homme ou femme en général. En effet, cette acception se trouve dès le treizième siècle. On peut se figurer ainsi le procédé du français naissant à l'égard du latin _persona_: deux vues se firent jour; l'une, peut-être la plus ancienne, s'attachant surtout aux grands personnages que le masque théâtral recouvrait, fit de ces personnes des dignitaires ecclésiastiques; l'autre, plus générale, se borna à prendre le masque pour la personne. _Pistole_, _pistolet_.--La pathologie, en ces deux mots visiblement identiques, est que leurs significations actuelles n'ont rien de commun. Dans les langues d'où ils dérivent, italien et espagnol, ils signifient uniquement une petite arme à feu, et pourtant, en français, ils ont l'un, le sens d'une monnaie, l'autre, celui d'un court fusil. Autrefois, en français, _pistole_ et _pistolet_ se dirent, comme cela devait être, de l'arme portative. Puis, la forme diminutive de _pistolet_ suggéra l'idée de donner ce nom aux écus d'Espagne, parce qu'ils sont plus petits que les autres. Une fois la notion de monnaie introduite dans ces deux mots, l'usage les sépara, ne faisant signifier que monnaie à _pistole_, et qu'arme à _pistolet_. J'avoue qu'il ne me paraît pas que cela soit bien imaginé. L'italien et l'espagnol ne se sont pas trouvés mal d'avoir conservé à ces mots leur sens originel; et ici nous avons fait trop facilement le sacrifice de connexions intimes. _Placer_.--_Place_, qui vient du latin _platea_, place publique, est fort ancien dans la langue. Il n'en est pas de même du verbe _placer_. Celui-ci, à en juger par les textes, serait un néologisme de la fin du seizième siècle, néologisme fort bien accueilli par le dix-septième, qui a fait très bon usage de ce verbe et qui nous l'a légué pleinement constitué. Nul ne sait aujourd'hui quel est le hardi parleur ou écrivain qui, le premier, hasarda un verbe dérivé de _place_, et destiné à former un auxiliaire fort commode de mettre. Si ce verbe se créait aujourd'hui, l'Académie voudrait-elle l'accueillir dans son dictionnaire? _Poison_.--Deux genres de pathologie affectent ce mot: il n'a jamais dû être masculin, et jamais non plus il n'a dû signifier une substance vénéneuse. _Poison_ est féminin d'origine; car il vient du latin _potionem_; toute l'ancienne langue lui a donné constamment ce genre; le peuple est fidèle à la tradition, et il dit _la poison_, au scandale des lettrés qui lui reprochent son solécisme, et auxquels il serait bien en droit de reprocher le leur. C'est avec le dix-septième siècle que le masculin commence. Pourquoi cet étrange changement de genre? On n'en connaît pas les circonstances, et on ne se l'explique guère, à moins de supposer que _poisson_, voisin de _poison_ par la forme, l'a attiré à soi et l'a condamné au solécisme. Mais là n'est pas la seule particularité que ce mot présente; il n'a aucunement, par lui-même, le sens de venin; et longtemps la langue ne s'en est servi qu'en son sens étymologique de boisson. Toutefois, il n'est pas rare que la signification d'un mot, de générale qu'elle est d'abord, devienne spéciale; c'est ainsi que, dans l'ancienne langue, _enherber_, qui proprement ne signifie que faire prendre des herbes, avait reçu le sens de faire prendre des herbes malfaisantes, d'empoisonner. Semblablement _la poison_, qui n'était qu'une boisson, a fini par ne plus signifier qu'une sorte de boisson, une boisson où une substance toxique a été mêlée. Puis, le sens de toxique empiétant constamment, l'idée de boisson a disparu de _poison_; et ce nom s'est appliqué à toute substance, solide ou liquide, qui, introduite dans le corps vivant, y porte le trouble et la désorganisation. _Potence_.--Pour montrer la pathologie de ce mot, je suppose que le français soit aussi peu connu que l'est le zend, et qu'un érudit, recherchant dans un texte le sens de ce mot, procède comme on fait dans le zend là où les documents sont absents, par voie d'étymologie; il trouvera, avec toute raison, que _potence_ veut dire puissance. Nous voilà bien loin du sens de gibet qu'a le mot. Comment faire pour le retrouver? Suivons la filière que l'usage a suivie, filière capricieuse sans doute, mais réelle pourtant. L'ancien français, se prévalant de l'idée de force et de soutien qui est dans _potence_, s'en servit pour désigner un bâton qui soutient, une béquille qui aide à marcher. Maintenant, pour passer au sens de gibet, on change de point de vue; ce n'est point une idée, c'est une forme qui détermine la nouvelle acception, et le gibet, avec sa pièce de bois droite et sa pièce transversale, est comparé à une béquille. Il faut laisser la responsabilité de tout cela à l'usage, qui, ayant gibet, n'avait pas besoin de faire tant d'efforts pour s'engager dans un bizarre détour de significations. _Poulaine_.--Ceci est un exemple de ce que je nomme la dégradation des mots. Au quatorzième siècle, la mode voulait que les souliers fussent relevés en une pointe d'autant plus grande que la dignité de la personne était plus haute; cette pointe était dite _poulaine_, parce qu'elle était faite d'une peau nommée _poulaine_, et _poulaine_, en notre vieille langue, signifiait _Pologne_ et _de Pologne_. Comme on voit, rien n'était mieux porté. Sa chute a été profonde en passant dans le langage des marins; ils désignent ainsi dans les navires une saillie en planches située à l'avant, sur laquelle l'équipage vient laver son linge et qui contient aussi les latrines. Tout ce que le mot avait d'aristocratique a disparu en cet usage vil; il n'y est resté que la forme en pointe, en saillie. _Préalable_.--«Nous n'avons guère de plus mauvais mot en notre langue», dit Vaugelas, qui ajoute qu'un grand prince ne pouvait jamais l'entendre sans froncer le sourcil, choqué de ce que _allable_ entrait dans cette composition pour _qui doit aller_[*]. Ce grand prince avait bien raison; mais que voulez-vous? Ce malencontreux néologisme avait pour lui la prescription. Il paraît avoir été forgé dans le courant du quinzième siècle; du moins on trouve à cette date _préalablement_. Le seizième siècle s'en sert couramment. Il est visible que ce néologisme a été fait tout d'une pièce, je veux dire qu'il n'existait point d'adjectif _allable_, auquel on aurait ajouté _pré_. De cette façon, _préalable_, formé d'un verbe supposé _préaller_, est moins choquant qu'un adjectif _allable_, tiré d'_aller_ contre toute syntaxe. [*] Animé d'une indignation semblable, Royer-Collard avait déclaré qu'il se retierait de l'Académie française, si cette compagnie admettait en son dictionnaire le verbe _baser_. _Ramage_.--_Ramage_ est un mot de l'ancienne langue, où il est adjectif, non substantif. Et, de droit, il ne peut être qu'adjectif. De fait, il est devenu substantif; et c'est ce fait qui appartient à notre pathologie. Quelqu'un, que je ne supposerai ni très lettré ni très ignorant, entend parler d'étoffe à _ramage_, de velours à _ramage_, et il sait qu'en cet emploi _ramage_ signifie branches d'arbre, rameaux. D'un autre côté, il a chez lui en cage des serins dont le _ramage_ lui plaît et le distrait. Ce _ramage_--ci désigne le chant des oiseaux. S'il a quelque tendance à réfléchir sur les mots, il pourra se demander d'où vient qu'un même mot ait des sens si différents, et s'il ne faut pas chercher pour le second _ramage_ un radical qui contienne l'idée de chant. Ce serait une erreur. Quelque dissemblables de signification que soient ces deux _ramages_, il sont semblables de formation. Dans l'ancienne langue _ramage_ signifiait de rameau, branchier, et venait du latin _ramus_, branche, par le latin barbare _ramaticus_: oiseau ramage, oiseau sauvage, branchier; chant ramage, chant des rameaux, des bois, des oiseaux qui logent dans les bois. C'est de la sorte que _ramage_, devenant substantif, a pu exprimer très naturellement des figures de rameaux et le chant des oiseaux. _Regarder_.--La lutte entre la latinité et le germanisme appartient à la pathologie, car notre langue est essentiellement latine. De cette lutte _regarder_ est un témoin des plus dignes d'être entendu. Les mots latins qui signifient porter l'oeil sur, n'avaient point trouvé accueil; _respeitre_, de _respicere_, ne s'était pas formé, et _respectus_ avait fourni _respict_, avec un tout autre sens; _aspicere_ aurait pu donner _aspeitre_ et ne l'avait pas donné. Dans cette défaite de la latinité, le germanisme offrit ses ressources; il fallait, il est vrai, détourner les sens; mais l'usage, on le sait, est habile à pratiquer ces opérations. Le haut allemand a un verbe, _warten_, qui est entré dans le français sous la forme de _garder_. Outre ce sens, _warten_ signifie aussi faire attention, prendre garde; et c'est là l'acception qui s'est prêtée à devenir celle de jeter l'oeil sur. Non pas que la langue ait pris _garder_ purement et simplement; elle le pourvut d'un préfixe; et, ainsi armé, _garder_ s'employa pour exprimer certaines directions de la vue. Ce préfixe est double, _es_ ou _re_, qui sont également anciens. L'ancienne langue disait _esgarder_, qui est tombé en désuétude, mais non le substantif _esgard_ (_égard_); elle disait aussi _regarder_, qui est notre mot actuel, avec son substantif _regard_. _Égard_ et _regard_, outre leur acception quant à la vue, ont aussi celle de soin, d'attention, qui appartient au radical _warten_, et qui est la primitive. Ils sont à mettre parmi les exemples où l'on passe d'un sens moral à un sens physique. Cela est plus rare que l'inverse. _Sensé_.--C'est un des cas de pathologie que certains mots, sans raison valable, cessent de vivre. _Verborum vetus interit aetas_, a dit Horace. L'ancien adjectif _sené_ (qui vient de l'allemand _sinn_, comme l'italien _senno_, sens, jugement) a été victime de ces accidents de l'usage. Mais sa disparition laissait une lacune regrettable, et c'est vers la fin du seizième et le commencement du dix-septième siècle qu'il a été remplacé par _sensé_. Quel est le téméraire qui le premier tira _sensé_ de _sens_, ou, si l'on veut, du latin _sensatus?_ Nous n'en savons rien. Nous le saurions peut-être, si quelque Vaugelas s'était récrié contre son introduction. Personne ne se récria; le purisme du temps ne lui chercha aucune chicane; et aujourd'hui on le prend pour un vieux mot, tandis qu'il n'est qu'un vieux néologisme. _Sensualité_.--Ce ne sont pas seulement de vieux mots qui meurent, selon l'adage d'Horace; ce sont aussi de vieilles significations. On en a vu plus d'un exemple dans ce fragment de pathologie linguistique. _Sensualité_ mérite d'être ajouté à ceux que j'ai déjà rapportés. En latin, _sensualitas_ signifie sensibilité, faculté de percevoir. C'est aussi le sens que _sensualité_ a dans les anciens textes. Mais, au seizième siècle, on voit apparaître la signification d'attachement aux plaisirs des sens. Dès lors, l'acception ancienne et véritable s'oblitère; l'autre s'établit uniquement, si bien qu'on ne serait plus compris si l'on employait _sensualité_ en sa signification propre. D'où vient cette déviation? Elle vient d'une acception spéciale que reçut le mot _sens_. A côté de se signification générale, ce mot, particulièrement dans le langage mystique, prit, au pluriel, la signification des satisfactions que les sens tirent des objets extérieurs, des plaisirs plus ou moins raisonnables et matériels qu'ils procurent. C'est grâce à cet emploi que _sensualité_, dépouillant son ancien et légitime emploi, n'a plus présenté à nous autres modernes qu'une idée péjorative. _Sevrer_.--_Sevrer_ doit être mis à côté d'_accoucher_ (voy. ce mot) pour le genre de pathologie qui consiste à substituer à la signification générale du mot une signification extrêmement particulière, qui, si l'on ne se réfère aux procédés de l'usage, semble n'y avoir aucun rapport. Ainsi, il ne faudrait pas croire que _sevrer_ contînt rien qui indique que la mère ou la nourrice cesse d'allaiter le nourrisson. _Sevrer_, dans l'ancienne langue, signifie uniquement _séparer_; il est, en effet, la transformation légitime du latin _separare_. Quand on voulait dire cesser d'allaiter, on disait _sevrer_ de la mamelle, _sevrer_ du lait, c'est-à-dire séparer. L'usage a fini par sous-entendre lait ou mamelle, et, dès lors, _sevrer_ a pris le sens tout spécial dans lequel nous l'employons. En revanche, il a perdu son sens ancien et étymologique, où le néologisme _séparer_, néologisme qui date du quatorzième siècle, l'a remplacé. _Sobriquet_.--Sobriquet appartient de plein droit à la pathologie. Il lui revient par la malformation; car tout porte à croire qu'il en a été affecté, soit par vice de prononciation, soit par confusion de l'un de ses éléments avec un vocable plus usuel. Il lui revient encore par l'étrange variété de significations qui a conduit depuis l'acception originelle jusqu'à celle d'aujourd'hui. Le sens propre en est: petit coup sous le menton. Ce sens passe métaphoriquement à celui de propos railleur, et finalement à celui de surnom donné par dérision ou autrement, qui est le nôtre. En étudiant de près le mot, je m'aperçus que _soubsbriquet_ (c'est l'ancienne orthographe) est exactement synonyme de _sous-barbe_ et de _soupape_, qui signifient aussi coup sous le menton. _Sous-barbe_ s'entend de soi; quant à _soupape_, il est formé de _sous_ et de _pape_, qui veut dire la partie inférieure du menton; il est singulier que la langue ait eu trois mots pour désigner cette espèce de coup. Cela posé, _briquet_ m'apparut comme synonyme de _barbe_, de _pape_, et signifiant le dessous du menton. Mais il se refusait absolument à recevoir une telle acception. J'entrai alors dans la voie des conjectures, et il me sembla possible que _briquet_ fût une altération de _bequet_: _soubsbequet_, coup sous le bec. J'en était là de mes déductions, quand l'idée me vint de chercher dans mon _Supplément_, et je vis que cette même conjecture avait été émise de point en point par M. Bugge, savant Scandinave qui s'est occupé avec beaucoup d'érudition d'étymologies romanes. Il faut en conclure, d'un côté, que l'opinion de M. Bugge est très probable, et, d'autre côté, qu'on est exposé par les souvenirs latents à prendre une réminiscence pour une pensée à soi. Il y a bien loin de coup sous le menton à surnom de dérision; pourtant, quand on tient le fil, on a une explication suffisante de ces soubresauts de l'usage; et alors on ne le désapprouve pas d'avoir fait ce qu'il a fait. _Surnom_ est le terme général; _sobriquet_ y introduit une nuance; et les nuances sont précieuses dans une langue. _Soupçon_.--J'inscris _soupçon_ au compte de la pathologie, parce qu'il devrait être féminin comme il l'a été longtemps, et comme le montre son doublet _suspicion_. _Suspicion_ est un néologisme; entendons-nous, un néologisme du seizième siècle. C'est alors qu'on le forma crûment du latin _suspicionem_. Antérieurement on ne connaissait que la forme organique _soupeçon_, où les éléments latins avaient reçu l'empreinte française. _Soupeçon_ est féminin, comme cela devait être, dans tout le cours de la langue jusqu'au seizième siècle inclusivement. Puis tout à coup il devient masculin contre l'analogie. Nous connaissons deux cas où l'ancienne langue avait attribué le masculin à ces noms féminins en _on_: _la prison_, mais à côté _le prison_, qui signifiait prisonnier et que nous avons perdu; _la nourrisson_, que nous n'avons plus et que nous avons remplacé par le scientifique _nutrition_, et _le nourrisson_, que nous avons gardé. Il y en avait peut-être d'autres. Si elle avait employé ce procédé à l'égard de _soupeçon_, _la soupeçon_ eût été _la suspicion_, et _le soupeçon_ eût été l'homme soupçonné. Notre _soupçon_ masculin est un solécisme gratuit. En regard de _soupçon_, _suspicion_ est assez peu nécessaire. Les deux significations se confondent par leur origine, et l'usage n'y a pas introduit une grande nuance. La différence principale est que _suspicion_ n'est pas susceptible des diverses acceptions métaphoriques que _soupçon_ reçoit. _Suffisant_.--_Suffisant_ a ceci de pathologique qu'il a pris néologiquement un sens péjoratif que rien ne lui annonçait; car ce qui suffit est toujours bon. Bien plus, ce sens péjoratif est en contradiction avec l'acception propre du mot; car tout défaut est une insuffisance, comme _défaut_ l'indique par lui-même. On voit que _suffisant_ a été victime d'une rude entorse. Elle s'explique cependant, et, s'expliquant, se justifie jusqu'à un certain point. Il existe un intermédiaire aujourd'hui oublié; dans le seizième siècle, notre mot s'appliqua aux personnes et s'employa pour capable de; cela ne suscita point d'objection: un homme capable d'une chose est suffisant à cette chose. La construction de _suffisant_ avec un nom de personne ne plut pas au dix-septième siècle; du moins il ne s'en sert pas. En revanche et comme pour y marquer son déplaisir, il lui endossa un sens de dénigrement relatif à un défaut de caractère, le défaut qui fait que l'on se croit fort capable et qu'on le témoigne par son air; si bien que le _suffisant_ ne _suffit_ qu'en apparence. _Tancer_.--_Tancer_ relève, à un double titre, de la pathologie: d'abord il a, dès l'origine, deux significations opposées, ce qui semble contradictoire; puis il a subi une dégradation et, du meilleur style où il figurait, il a passé au rang de terme familier. Les deux sens opposés, tous deux usités concurremment, sont ceux de défendre et attaquer, de protéger et malmener. On explique cela, parce que le latin fictif _tentiare_, dont vient _tancer_, contient le radical _tentus_, de _tenere_, lequel peut se prêter à la double signification. Mais il n'en est pas moins étrange que les Romans, qui créèrent ce vocable, aient assez hésité sur le sens à lui attribuer pour aller les uns vers la protection et les autres vers l'attaque. C'est un phénomène mental peu sain qu'il n'est pas inutile de signaler. Durant le douzième siècle et le treizième, les deux acceptions vécurent côte à côte. Mais on se lassa de l'équivoque qui était ainsi entretenue. Le sens de protéger tomba en désuétude; celui d'attaquer, malmener, prit le dessus. Enfin, par une dernière mutation, la langue moderne en fit un synonyme de gronder, malmener en paroles. _Tante_.--_Tante_, avec sont _t_ mis en tête du mot, est un cas de monstruosité linguistique. La forme ancienne est _ante_, dont la légitimité ne peut être sujette à aucun doute; car _ante_ représente exactement le latin _amita_, avec l'accent sur _a_. Mais tandis que la pathologie dans les mots ne les atteint que postérieurement et après une existence plus ou moins longue, ici l'altération remonte fort haut. On n'a que des conjectures (qu'on peut voir dans mon dictionnaire) sur l'introduction de ce _t_ parasite, qui déforme le mot. Ce fut un malin destin qui donna le triomphe au déformé sur le bien conformé; car c'est toujours un mal quand les étymologies se troublent et que des excroissances défigurent les linéaments réguliers d'un mot bien dérivé. _Tapinois_.--Un mot est lésé et montre des signes de pathologie, quand il perd son office général, et que, mutilé dans son expansion, il ne peut plus sortir du confinement où le mal l'a jeté. Au seizième et au dix-septième siècle _tapinois_ était un adjectif ou un substantif qui s'employaient dans le langage courant: une fine _tapinoise_, un larcin _tapinois_. La langue moderne a rejeté l'adjectif ou le substantif, et n'a gardé qu'une locution adverbiale, de laquelle il n'est plus possible de faire sortir _tapinois_: en tapinois. C'est certainement un dommage; il n'est pas bon pour la flexibilité et la netteté du langage d'immobiliser ainsi des termes qui méritaient de demeurer dans le langage commun. Gaspiller ce qu'on a ne vaut pas mieux dans l'économie des langues que dans celle des ménages. _Targuer_.--_Targuer_ est entaché d'une faute contre la dérivation; il devrait être _targer_ et non _targuer_; car il provient de _targe_; peut-être les formes de la langue d'oc _targa_, _targar_, ont-elles déterminé cette altération. De plus, il a subi un rétrécissement pathologique, quand de verbe à conjugaison libre il est devenu un verbe uniquement réfléchi; les anciens textes usent de l'actif _targer_ ou _targuer_ au sens de couvrir, protéger. Jusqu'à la fin du seizième siècle _se targer_ (_se targuer_) conserve la signification propre de se couvrir d'une targe, et, figurément, de se défendre, se protéger. Mais, au dix-septième siècle, la signification se hausse d'un cran dans la voie de la métaphore, et _se targuer_ n'a plus que l'acception de se prévaloir, tirer avantage. Il est dommage que ce verbe, tout en prenant sa nouvelle signification, n'ait pas conservé la propre et primitive. Les langues, en agissant comme a fait ici la française, s'appauvrissent de gaieté de coeur. _Teint_.--Le _teint_ et la _teinte_ sont deux substantifs, l'un masculin, l'autre féminin, qui représentent le participe passé du verbe _teindre_. Mais, tandis que la _teinte_ s'applique à toutes les couleurs que la teinture peut donner, le _teint_ subit un rétrécissement d'acception et désigne uniquement le coloris du visage; et même, en un certain emploi absolu, le _teint_ est la teinte rosée de la peau de la face. Le _teint_ est ou plutôt a été un mot nouveau, car il paraît être un néologisme créé par le seizième siècle. Du moins on ne le trouve pas dans les textes antérieurs à cette époque. Toutefois il faut dire que la transformation du participe _teint_, au sens spécial d'une certaine manière d'être du visage quant à la couleur, a été aidée par l'emploi qu'en faisaient les anciens écrivains en parlant des variations de couleur que la face pouvait présenter. Ainsi, quand on lit dans _Thomas martyr_, v. 330: De maltalent e d'ire e _tainz_ e tressués, et dans le _Romancero_, p. 16: Fille, com ceste amour vous a pâlie et _tainte_, on est bien près de l'acception du seizième siècle et de la nôtre. _Tempérer_, _tremper_.--C'est un accident qu'un même verbe latin _temperare_ produise deux verbes français, _tremper_ et _tempérer_; et cet accident est dû à ce que, l'ancienne langue ayant formé régulièrement de _temperare_ (avec l'_e_ bref) _temprer_ et, par métathèse de l'_r_, _tremper_, la langue plus moderne tira crûment _tempérer_ du mot latin. Cela fit deux vocables, l'un organique, l'autre inorganique, au point de vue de la formation; mais, la faute une fois admise par l'usage, _tempérer_ prit une place que _tremper_ ne lui avait aucunement ôtée; car l'ancienne langue avait spécialisé singulièrement le sens du verbe latin; dans mélanger, allier, combiner qu'il signifie, elle n'avait considéré que le mélange avec l'eau, que l'idée de mouiller. _Trépas_, _trépasser_.--Quand un mot, perdant sa signification propre et générale, passe à une signification toute restreinte, d'où il n'est plus possible de le déplacer, c'est qu'il a reçu une atteinte de pathologie. _Trépas_ et _trépasser_, conformément à leur composition (_tres_, représentant le latin _trans_, et _passer_), ne signifiaient dans l'ancienne langue que passage au delà, passer au delà. Par une métaphore très facile et très bonne, on disait couramment _trespasser_ de vie à mort, _trespasser_ de ce siècle. C'était de cette façon qu'on exprimait la fin de notre existence. Une fois cette locution bien établie dans l'usage, il fut possible de supprimer ce qui caractérisait ce mode de passage, et _trépas_ et _trépasser_ furent employés absolument, sans faire naître aucune ambiguïté. La transition se voit dans des exemples comme celui-ci, emprunté à Jean de Meung: Non morurent, ains _trespasserent_; Car de ceste vie passèrent A celle où l'en [l'on] ne puet mourir. Ici _trespasserent_ joue sur le sens de passer au delà et de _mourir_. Jusque-là rien à objecter, et de telles ellipses sont conformes aux habitudes des langues. Mais ce qui doit être blâmé, c'est qu'en même temps qu'on donnait à _trespasser_ le sens absolu de mourir, on ne lui ait pas conservé le sens originel de passer au delà. Il faudrait que néologisme n'impliquât pas destruction. On remarquera que, tandis que _trépas_ est du style élevé, _trépasser_ a subi la dégradation qui affecte souvent les mots archaïques; il n'est pas du haut style et n'a plus que peu d'emploi. _Tromper_.--Plus d'un accident a frappé ce mot. D'abord il est neutre d'origine, et ce n'est qu'en le dénaturant qu'on en a fait un verbe actif. Puis, il est aussi éloigné qu'il est possible de la signification que l'usage moderne lui a infligée. La très ancienne langue ne connaissait en cette acception que _decevoir_, du latin _decipere_, qui avait aussi donné l'infinitif _deçoivre_, par la règle des accents. C'est seulement au quatorzième siècle que _tromper_ prit le sens qu'il a aujourd'hui. La formation de cet ancien néologisme est curieuse. _Tromper_ ne signifiait originairement que jouer de la trompe ou trompette. Par la faculté qu'on avait de rendre réfléchis les verbes neutres, on a dit, dans ce même sens de jouer de la trompe, _se tromper_, comme _se dormir_, _s'écrier_, etc., dont les uns ne sont plus usités et dont les autres sont restés dans l'usage. Dès lors il a été facile de passer à une métaphore où _se tromper_ de quelqu'un signifie se jouer de lui. C'est ce qui fut fait, et les plus anciens exemples n'ont que cette forme. Une fois ce sens bien établi, et les verbes réfléchis neutres tendant à disparaître, _se tromper_ devint _tromper_, pris d'abord neutralement, puis activement. Qui aurait imaginé, avant l'exemple mis sous les yeux du lecteur, que la _trompette_ entrerait dans la composition du vocable destiné à se substituer à _décevoir_ dans le parler courant? _Valet_.--Ce mot avec sa signification actuelle est tombé de haut; et sa dégradation est un cas de ma pathologie. De plus, il est affecté d'une irrégularité de prononciation; il devrait se prononcer _vâlet_, vu l'étymologie; prononciation qui subsiste, en effet, dans quelques localités. Écrit jadis _vaslet_ ou _varlet_, il signifiait uniquement jeune garçon; en raison de son origine (il est un diminutif de _vassal_), il prenait parfois le sens de jeune guerrier. Dans tout le moyen âge il garde sa signification relevée, et un _valet_ peut très bien être fils de roi. Mais à côté ne tarde pas à se montrer une acception à laquelle le sens de jeune garçon se prêtait facilement, celle de serviteur, d'homme attaché au service. Dès le douzième siècle on en a des exemples. Dans la langue moderne, l'usage, à tort, s'est montré exclusif; l'ancienne signification s'est perdue, sauf dans quelques patois fidèles à la vieille tradition; et l'on ne serait plus compris, si l'on donnait à _valet_ le sens de jeune garçon. Toutefois, sous la forme de _varlet_, le mot a continué de garder une signification d'honneur; mais il ne s'applique plus qu'aux personnages du moyen âge. L'_r_ dans _varlet_ est, comme dans _hurler_ (de _ululare_), un accident inorganique, mais il n'est pas mal de faire servir des accidents à des distinctions qui ne sont ni sans grâce ni sans utilité. _Viande_.--La _viande_ est pour nous la chair des animaux qu'on mange; mais, en termes de chasseur, _viander_ se dit d'un cerf qui va pâturer; certes, le cerf pacifique ne va pas chercher une proie sanglante. Donc, dans _viande_, l'accident pathologique porte sur la violence faite à la signification naturelle et primitive. Dans la première moitié du dix-septième siècle, ce mot avait encore la plénitude de son acception, et signifiait tout ce qui sert comme aliment à entretenir la vie. En effet, il vient du latin _vivendus_, et ne peut, d'origine, avoir un sens restreint. Voyez ici combien, en certains cas, la destruction marche vite. En moins de cent cinquante ans, _viande_ a perdu tout ce qui lui était propre. On ne serait plus compris à dire comme Malherbe, que la terre produit une diversité de viandes qui se succèdent selon les saisons, ou, comme Mme de Sévigné, en appellant _viandes_ une salade de concombres et des cerneaux. Pour l'usage moderne, _viande_ n'est plus que la chair des animaux de boucherie, ou de basse-cour, ou de chasse, que l'on sert sur les tables. Nous n'aurions certes pas l'approbation de nos aïeux, s'ils voyaient ce qu'on a fait de mots excellents, pleins d'acceptions étendues et fidèles à l'idée fondamentale. Vraiment, les barbares ne sont pas toujours ceux qu'on pense. _Vilain_.--La pathologie ici est une dégradation. Il y a dans la latinité un joli mot: c'est _villa_, qui a donné _ville_, mais qui signifie proprennent maison de campagne. De _villa_, le bas latin forma _villanus_, habitant d'une _villa_ ou exploitation rurale. Ainsi introduit, _vilain_ prit naturellement le sens d'homme des champs; et, comme l'homme des champs était serf dans la période féodale, _vilain_ s'opposa à gentilhomme et fut un synonyme de roturier. Mais, une fois engagé dans la voie des acceptions défavorables, _vilain_ ne s'arrêta pas à ce premier degré, et il fut employé comme équivalent de déshonnête, de fâcheux, de sale, de méchant; c'était une extension du sens de non noble. Puis il se spécialisa davantage, et de déshonnête en général devint un avare, un ladre en particulier. Enfin, des emplois moraux qu'il avait eus jusque-là, il passa à un emploi physique, celui de laid, de déplaisant à la vue. C'est ordinairement le contraire qui arrive: un sens concret devient abstrait, mais rien en cela n'est obligatoire pour les langues; et elles savent fort bien que ces inversions ne dépassent pas leur puissance. _Voler_.--Le mal qui afflige _voler_ est celui de la confusion des vocables et de l'homonymie malencontreuse. Ce mot, au sens de dérober furtivement, est récent dans la langue; je n'en connais d'exemple que de la fin du seizième siècle. Auparavant, on disait _embler_, issu du latin _involare_, qui a le même sens. Par malheur, _voler_, l'intrus, a chassé complètement l'ancien maître de la maison. _Embler_, qui a été en usage durant le seizième siècle et dont Saint-Simon (il est vrai qu'il ne craint pas les archaïsmes) se sert encore, a aujourd'hui tout à fait disparu de l'usage. Ce qui a fait la fortune de _voler_, c'est son identité avec un mot très courant, _voler_, se soutenir par des ailes. Une fois que, grâce à quelque connexion assez saugrenue, l'usage eut rattaché l'action du faucon dressé qui _vole_ (c'est le mot technique) une perdrix et l'action du coquin qui s'empare de ce qui ne lui appartient pas, _voler_, c'est-à-dire dérober, étant protégé par _voler_, c'est-à-dire se mouvoir en lair, n'eut plus aucun effort à faire pour occuper le terrain d'_embler_. Mais admirez la sottise de l'usage, qui délaisse un terme excellent pour confondre le plus maladroitement ce qui était le plus justement distinct. _Voler_ avec son sens nouveau est un gros péché contre la clarté et l'élégance. C'est le seizième siècle qui est coupable de ce fâcheux néologisme. L'ordre alphabétique est nécessairement aveugle. Pourtant il a, ici, semblé voir clair; car il fait que je termine cette esquisse par l'un des plus frappants exemples de la distorsion que de vicieuses habitudes peuvent infliger à un mot sain jusque-là. Jamais, dans l'espèce humaine, épine dorsale n'a été plus maltraitée par la pathologie. --- Provided by LoyalBooks.com ---