Distributed Proofreaders LES GRANDS ORATEURS DE LA REVOLUTION MIRABEAU--VERGNIAUD--DANTON--ROBESPIERRE par FRANCOIS-ALPHONSE AULARD [Illustration] MIRABEAU _I.--L'EDUCATION ORATOIRE DE MIRABEAU_ Nul homme ne fut peut-etre mieux prepare que Mirabeau a la carriere oratoire. Ces conditions de savoir universel reclamees par les anciens, il les remplissait mieux que personne en 1789. Sa lecture etait prodigieuse, grace aux longues annees qu'il avait passees en prison. Ni au chateau d'If, ni au fort de Joux, ni au donjon de Vincennes, les livres ne lui furent interdits. Il en demande et en obtient de toutes sortes: romans, histoire, journaux, pamphlets, traites de geometrie, de physique, de mathematiques affluent dans sa cellule, et, si on tente de les lui refuser, son eloquence irresistible seduit et conquiert geoliers et gardiens. Loin d'etre isole, par sa captivite, du mouvement des idees, il reste en contact quotidien avec le developpement intellectuel de son epoque. C'est peu de lire: il prend des notes, fait des extraits, envoie chaque jour a Sophie un journal ou ses impressions de lecteur tiennent autant de place que ses effusions d'amoureux, commente et traduit Tacite, compose son _Essai sur les lettres de cachet et sur les prisons d'Etat_, un essai sur la _Tolerance_, et, pour l'education de l'enfant que va lui donner sa maitresse, une mythologie, une grammaire francaise, un cours de litterature ancienne et moderne; enfin, pour decider Sophie a vacciner cet enfant, un traite de l'inoculation. Ce ne sont la que ses griffonnages de prisonnier. Les livres qu'il publie attestent une diversite d'etudes plus grande encore: le commerce, la finance, les eaux de Paris, le magnetisme, l'agiotage, Bicetre, l'economie politique, la statistique, il n'est aucun sujet a la mode a la fin du XVIIIe siecle, meme la litterature obscene, qu'il n'ait aborde et qu'il n'ait traite avec eclat, scandale, succes. Il n'ignorait rien de ce qui interessait ses contemporains et ce qu'il avait appris, il se l'assimilait assez vite pour paraitre l'avoir su de naissance. Oui, comme l'orateur antique, il pouvait discourir heureusement sur n'importe quel sujet et etonner l'Assemblee constituante de la variete de ses connaissances: qu'il s'agisse de politique generale, de finances, de mines ou de testaments, il parait tour a tour specialiste dans chacune de ces questions. Que dis-je specialiste? Ceux-la meme auxquels il doit sa science recente s'instruisent a l'entendre, et c'est ainsi que les rheteurs d'Athenes et de Rome se representaient l'orateur digne de ce nom: "Que Sulpicius, dit Ciceron, ait a parler sur l'art militaire, il aura recours aux lumieres de Marius; mais ensuite, en l'entendant parler, Marius sera tente de croire que Sulpicius sait mieux la guerre que lui." Mais si Mirabeau avait appris un peu de tout, ce n'etait pas seulement pour devenir "un honnete homme" a la mode du XVIIIe siecle, ou, comme nous disons aujourd'hui, par curiosite de dilettante: le but de ces etudes ne cessa d'etre, a son insu peut-etre, l'art de la parole. Directement ou indirectement, tout ce qu'il lit, tout ce qu'il ecrit ne va servir qu'a perfectionner en lui ce don de l'eloquence qui lui etait naturel. Tous ses livres sont des discours, et il n'ecrit pas une phrase qui ne soit faite pour etre lue a haute voix, declamee. Meme dans ses lettres d'amour, meme dans ses confidences a Sophie, il est orateur, il s'adresse a un public que son imagination lui cree, et, apres avoir tutoye tendrement son amie, il s'ecrie: "_Voyez_ la Hollande, cette ecole et ce theatre de tolerance....". Disculpant sa maitresse, il introduit par la pensee tout un auditoire dans sa cellule de Vincennes: "_Voulez-vous_, dit-il dans une lettre a Sophie, qu'elle ait fait une imprudence? elle seule l'a expiee. Personne au monde, qu'elle et son amant, n'a ete puni de leur erreur, si vous appelez ainsi leur demarche. Mais comment nommerez-vous le courage avec lequel elle a soutenu le plus affreux des voeux? la perseverance dans ses opinions et ses sentiments? la hauteur de ses demarches au milieu de la plus cruelle detresse? la decence de sa conduite dans des circonstances si critiques?... Si ce ne sont pas la des vertus, je ne sais ce que vous appellerez ainsi." Il s'exerca plus directement a l'eloquence, du fond meme de son cachot de Vincennes, dans les suppliques qu'il adressa aux ministres. N'est-ce pas une veritable peroraison que la fin de cette lettre a M. de Maurepas pour lui demander a prendre du service en Amerique ou aux Indes? "Ici, dit-il, j'ai cesse de vivre et je ne jouis pas du repos que donne la mort. J'y vegete inutilement pour la nature entiere. Laissez-moi mettre les mers entre mon pere et moi. Je vous promets, Monsieur le comte, ah! oui, je vous jure qu'on ne rapportera de moi que mon extrait mortuaire, ou des actions qui dementiront bien haut mes laches, mes perfides calomniateurs, et feront peut-etre regretter les annees qu'on m'a otees. Relegue au bout du monde, je ne serai pas moins prisonnier relativement a la France que je ne le suis ici; et le roi aura un sujet de plus qui lui devouera sa vie." Le memoire a son pere, ecrit de Vincennes, est un long plaidoyer qui marque un grand progres dans l'eloquence de Mirabeau. C'est a la posterite qu'il s'adresse, c'est nous qui lui servons d'auditoire, et il nous charme et nous ravit, sans que jamais l'interet languisse. Tout est calcule avec un art surprenant pour rendre l'_Ami des hommes_ odieux et son fils sympathique, et aucun effet ne manque, aucun trait ne tombe ou ne devie. Son pere l'avait exile a Maurique, a cause des dettes qu'il avait contractees aussitot apres son mariage: "Entiere resignation de ma part, dit-il, profonde tranquillite, rigoureuse economie. Et ne croyez pas, s'il vous plait, mon pere, que ce fut impossible de trouver de l'argent. Non, je vous jure; je m'en fusse aisement procure et a bon marche; la preuve en est qu'au moment ou je crus madame de Mirabeau grosse pour la seconde fois, je m'assurai des fonds necessaires pour la reception de mon enfant a Malte, si son sexe lui permettait d'y entrer. Je trouvai, a 4p. 100, cet argent, que je laissai en depot jusqu'a l'evenement. Si je n'empruntais pas, c'est donc parce que je ne voulais pas emprunter; j'etais severement resolu d'etre invariablement range. Alors vous me fites interdire." Veut-on un exemple de narration rapide et de modestie oratoire? Les Parlements Maupeou avaient la faveur du pere de Mirabeau: "On sait que les nouveaux parlementaires cabalaient avec vehemence contre nous (les nobles). Mon beau-pere lutta vigoureusement contre eux dans l'assemblee de la noblesse. On pretendit que j'avais contribuee rechauffer et a le soutenir, ce dont assurement il n'avait pas besoin; car on ne peut etre meilleur ami ni meilleur patriote. On opinait d'apparat. Le hasard fit que mon discours produisit quelque sensation. Nous triomphames. C'etait un grand crime; mais enfin, ce crime m'etait commun avec tous les honnetes gens...." La peroraison est longue et pathetique. Il faut en citer une partie pour montrer ce qu'etait deja Mirabeau dix ans avant son election aux Etats generaux: "Je vous ai supplie d'etre juge dans votre propre cause; je vous supplie de vous interroger dans la rigidite de votre devoir et le plus interieur de votre conscience. Avez-vous le droit de me proscrire et de me condamner seul? de vous elever au-dessus des lois et des formes pour me proscrire? Quoi! mon pere, vous, le defenseur celebre et eloquent de la _propriete_, vous attentez, de votre simple autorite, a celle de ma personne! Quoi! mon pere, vous, l'_Ami des hommes_, vous traitez avec un tel despotisme votre fils! Quoi! mon pere, on ne peut statuer sur la liberte, l'honneur ou la vie du moindre de vos valets, que sept juges n'aient prononce, et vous decidez arbitrairement de mon sort!" Alors, par un procede familier aux avocats, il suppose que l'_Ami des hommes_ fait lui-meme le plaidoyer de son fils. "Voila, mon pere, l'ebauche de ce que je pouvais dire. Ce n'est pas le langage d'un courtisan, sans doute; mais vous n'avez point mis dans mes veines le sang d'un esclave. J'ose dire: _je suis ne libre_, dans les lieux ou tout me crie: _non, tu ne l'es pas_. Et ce courage est digne de vous. Je vous adresse des verites respectueuses, mais hautes et fortes, et il est digne de vous de les entendre et d'en convenir.... "Je ne puis soutenir un tel genre de vie, mon pere, je ne le puis. Souffrez que je voie le soleil, que je respire plus au large, que j'envisage des humains; que j'aie des ressources litteraires, depuis si longtemps unique soulagement a mes maux; que je sache si mon fils respire et ce qu'il fait.... "Quoi qu'il en soit, je jure par le Dieu auquel vous croyez, je jure par l'honneur, qui est le dieu de ceux qui n'en reconnaissent point d'autre, que la fin de cette annee 1778 ne me verra point vivant au donjon de Vincennes. Je profere hardiment un tel serment; car la liberte de disposer de sa vie est la seule que l'on ne puisse oter a l'homme, meme en le genant sur les moyens. "Il ne tient maintenant qu'a vous, mon pere, d'user de ce droit qu'avaient les Romains, et qui fait fremir la nature. Prononcez mon arret de mort, si vous etes altere de mon sang, et votre silence suffit pour le prononcer. Rendez-moi la liberte, ce bien inalienable, cette ame de la vie, si vous voulez que je conserve celle-ci...." Ainsi, Mirabeau passa une partie de sa vie a plaider sa cause aupres de son pere, a chercher le point faible de cet homme cuirasse d'orgueil et de prejuges, plus difficile a emouvoir que ne le sera jamais l'Assemblee constituante, meme en ses jours de mefiance. C'est un discours que le futur orateur recommence chaque jour et a chaque lettre qu'il ecrit soit a son pere, soit a son oncle. C'est un theme eternel qu'il ne cesse de traiter, dont il refait cent fois la forme, essayant ses forces a cette tache ardue, s'assouplissant a cette gymnastique quotidienne, epurant, fortifiant son genie. Inappreciable service que rendit a son fils, bien malgre lui, le jaloux et le plus intraitable des tyrans domestiques, auquel l'eloquence meme et le genie de sa victime deplaisaient! Il se trouva que Mirabeau dut a son pere, a l'escrime terrible qu'il lui imposa par sa rigueur muette, quelque chose de la prestesse et de la solidite de son jeu, et peut-etre son attitude impassible a la tribune. Telle fut la premiere ecole de Mirabeau: c'est ainsi qu'il preluda, par des _declamations_ dont le sujet etait emprunte a sa vie, aux exercices de la tribune politique. Il lui arrivait, dans cette rhetorique, ce qui arrivait aux orateurs romains dans leurs _suasories_ et leurs _controverses_: il n'evitait pas le mauvais gout, recherchait l'antithese et le trait, tombait dans ces defauts dont le contact du public et la verite des choses debarrassent plus tard les vrais orateurs, mais qui brillent comme des qualites dans toutes les conferences de jeunes avocats. Une autre ecole plus serieuse acheva de le former et de le murir; ce furent ses proces, dans lesquels il voulut se defendre lui-meme. Le barreau l'attirait. En prison, chose singuliere! il est l'avocat consultant de ses geoliers, par bon coeur et aussi pour satisfaire, ne fut-ce que par ecrit, ses besoins oratoires. Ainsi, au chateau d'If, il compose un memoire pour le commandant Dallegre, qui avait un proces; au fort de Joux, il ecrit sur les affaires municipales de la ville de Pontarlier, et il redige une defense d'un portefaix nomme Jeanret, sans compter un memoire sur les salines de Franche-Comte. L'_Avis aux Hessois_, publie a Cleves (1777), pendant son sejour en Hollande, est un veritable plaidoyer contre la traite des blancs. Il collabora la meme annee a un memoire publie par sa mere contre son pere. Enfin, prisonnier volontaire a Pontarlier, il publie contre M. Monnier d'eloquents memoires qui lui procurent une transaction honorable et dont il peut dire fierement: "Si ce n'est pas la de l'eloquence inconnue a nos siecles barbares, je ne sais ce que c'est que ce don du ciel si precieux et si rare." Son proces avec sa femme, qu'il ne perdit que parce qu'il le plaida lui-meme, mit le dernier sceau a sa reputation par les qualites extrajuridiques qu'il y deploya. Il s'y montra, sinon bon avocat, du moins grand orateur, grand moraliste, grand acteur, soulevant et apaisant d'un geste les plus tragiques passions, tour a tour tendre et vehement, suppliant et imperieux, melant la modestie la plus gracieuse a des coleres de Titan. Il s'eleva si haut dans sa plaidoirie du 29 juin 1783, qu'il forca l'admiration meme de son pere. Celui-ci ecrivit au bailli: "C'est dommage que tous ne l'entendissent pas: car il a tant parle, tant hurle, tant rugi, que la criniere du lion etait blanche d'ecume et distillait la sueur." Quant a son adversaire, Portalis, "qu'il a fallu, ecrit le bailli, emporter evanoui et foudroye hors de la salle, il n'a plus releve du lit depuis le terrible plaidoyer de cinq heures dont il le terrassa". Quelle preparation a la tribune que cette joute oratoire avec un homme comme Portalis, devant une foule immense et a moitie hostile, au milieu d'une ville agitee de passions deja politiques et revolutionnaires! Et ce fut une bonne fortune pour Mirabeau de n'avoir remporte comme orateur, avant d'entrer dans la vie politique, que des succes difficiles. Quel piege en effet pour un homme public de debuter devant des auditoires bienveillants et gagnes d'avance, qui retrouvent et applaudissent leurs propres pensees sur ses levres, qui lui otent l'occasion de dissiper des preventions, de refuter des interruptions, d'echauffer une atmosphere glacee, en un mot de s'instruire en luttant et de connaitre toute l'etendue de ses forces! Ces favoris d'un college electoral, un Mounier, un Lally, arrivent au parlement emousses par les louanges, ignorants d'eux-memes, faciles a deconcerter. A la premiere contradiction, qu'ils prennent pour un echec, ils s'irritent, se degoutent, se taisent ou s'en vont. Mirabeau ne connut pas ces fortunes dangereuses: il avait appris a plaider sa cause, de vive voix ou la plume a la main, dans les conditions les plus defavorables, contre l'universelle malveillance dont son pere menait le choeur. Il sera bien difficile d'intimider un athlete si habitue au peril, si cuirasse contre le decouragement: les orages parlementaires, les interruptions, et, ce qui est plus dangereux aux novices, les conversations qu'on devine et qu'on n'entend pas, ces difficultes ne seront pour lui que jeux d'enfant. Mais, quand meme Mirabeau aurait apporte aux Etats generaux une instruction plus etendue encore, une experience oratoire plus consommee, un genie plus eminent, tous ces avantages n'auraient pas suffi a faire de lui un grand orateur politique, s'il ne s'y etait joint une qualite supreme dont l'absence cause et explique l'inferiorite parlementaire de plus d'un homme d'esprit: je veux parler du gout passionne des affaires publiques. Bien avant la reunion des Etats, il se fait donner une mission diplomatique a Berlin, visite les ministres, leur ecrit, les conseille, considere comme de son ressort tout ce qui interesse la politique de la France, chef de parti sans parti, journaliste sans journal, orateur sans tribune, homme public dans un pays ou il n'y avait pas de vie publique. Econduit, ridiculise, calomnie, il ne se rebute pas: il faut qu'il fasse les affaires de la France, qu'il parle, qu'il ecrive pour son pays. Il voit mieux et plus loin que les plus avises; il conseille et predit la reunion des Etats generaux quand personne n'y songeait encore. Prisonnier, l'avenir de la France l'interesse plus que le sien. Plaideur malheureux, il s'occupe moins de son proces que du proces intente par la nation au despotisme. Perdu de dettes, il s'inquiete, du fond de sa misere, des finances de son pays. En veut-on une preuve? Au moment ou il songeait a forcer son pere a rendre ses comptes de tutelle, il etait venu de Liege a Paris pour consulter ses avocats et ses hommes d'affaires. Sa maitresse, la tendre madame de Nehra, n'y tenant plus d'impatience et d'anxiete, court l'y rejoindre et lui demande des nouvelles de son proces: "Oui, a propos, me dit-il, je voulais vous demander ou j'en suis?--Comment! lui dis-je, ce voyage a ete entrepris en partie pour vous en occuper; vous avez vu MM. Treilhard et Gerard de Melsy?--Moi? dit-il; non, en verite: j'ai vu a peine Vignon, mon curateur. J'ai eu bien d'autre chose a faire que de penser a toutes ces bagatelles. Savez-vous dans quelle crise nous sommes? Savez- vous que l'affreux agiotage est a son comble? Savez-vous que nous sommes au moment ou il n'y a peut-etre pas un sou dans le Tresor public? Je souriais de voir un homme dont la bourse etait si mal garnie y songer si peu et s'affliger si fort de la detresse publique." Il accumulait dans son portefeuille les statistiques, les renseignements sur l'opinion des provinces, une correspondance enorme venue de tous les coins de la France, s'entourait de collaborateurs et d'agents politiques, preparation a la vie publique dont nous avons vu de nos jours un exemple celebre, mais dont on ne pouvait s'expliquer la raison sous l'ancien regime. La seule carriere possible pour Mirabeau, c'etait la carriere d'homme d'Etat, d'orateur. Que cette carriere ne s'ouvrit pas devant lui, que la Revolution tardat, ses vices ne suffisant plus a le distraire, il mourait maniaque ou fou, a la fois ridicule et deshonore. Cette vocation fatale, irresistible, s'alliait a une sante de fer, a une figure imposante dans sa laideur, a une voix sonore et a un air de dignite noble et paisible. Ses defauts exterieurs, choquants chez un homme prive, devenaient autant de qualites chez un tribun. Son attitude et son costume, de mauvais ton dans un salon, [1] s'harmonisaient, au contraire, a la tribune, avec sa tete eloquente, ses regards extraordinaires. En realite, il n'avait tout son prix, au moral et au physique, que quand il parlait en public. Le Midi seul forme ces natures merveilleuses, faites pour la representation, pour la vie tumultueuse en plein air, pour le contact incessant de la foule, natures que la solitude rapetisse et enlaidit, que la publicite grandit et transfigure, et pour lesquelles l'eloquence est le plus imperieux des besoins. Note: [1] "En voyant entrer Mirabeau, M. de la Marck fut frappe de son exterieur. Il avait une stature haute, carree, epaisse. La tete, deja forte au dela des proportions ordinaires, etait encore grossie par une enorme chevelure bouclee et poudree. Il portait un habit de ville dont les boutons, en pierres de couleur, etaient d'une grandeur demesuree; des boucles de soulier egalement tres grandes. On remarquait enfin dans toute sa toilette, une exageration des modes du jour, qui ne s'accordait guere avec le bon gout des gens de la cour. Les traits de sa figure etaient enlaidis par des marques de petite verole. Il avait le regard couvert, mais ses yeux etaient pleins de feu. En voulant se montrer poli, il exagerait ses reverences; ses premieres paroles furent des compliments pretentieux et assez vulgaires. En un mot, il n'avait ni les formes ni le langage de la societe dans laquelle il se trouvait, et quoique, par sa naissance, il allat de pair avec ceux qui le recevaient, on voyait neanmoins tout de suite a ses manieres qu'il manquait de l'aisance que donne l'habitude du grand monde.... ".... Mais, apres le diner, M. de Meilhan ayant amene la conversation sur la politique et l'administration, tout ce qui avait pu frapper d'abord comme ridicule dans l'exterieur de Mirabeau disparut a l'instant. On ne remarqua plus que l'abondance et la justesse de ses idees, et il entraina tout le monde par sa maniere brillante et energique de les exprimer." (_Correspondance de Mirabeau et de La Marck_, t. I. p. 86.) [Illustration: HONORE GABRIEL COMTE DE MIRABEAU] _Depute de la Senechaussee d'Aix a l'Assemblee Nationale en 1789. Elu president le 29 Janvier 1791. Mort le 2 Avril 1791._ A Paris, chez l'AUTEUR, Quay des Augustins No. 71 au 3e.] Tel etait Mirabeau a la veille d'entrer dans la vie publique, reunissant dans sa personne toutes les conditions d'eloquence parfaite qu'ont enumerees un Ciceron et un Quintilien. Il semble qu'un tel homme, porte par la nature et par les circonstances, va depasser ce Ciceron, qu'il aimait a lire, et qui sait? atteindre Demosthene, d'autant plus que ces grandes verites, ces admirables lieux communs qui ont fait vivre jusqu'a nous les harangues antiques, il aura la bonne fortune d'etre le premier a les exprimer a la tribune francaise qu'il inaugure. Un public tout neuf au plaisir d'ecouter, voila son auditoire. Les passions et les idees de toute la France, et de la France du XVIIIe siecle encore philosophe, enthousiaste, heroique, voila la matiere de ses harangues. Jamais le genie ne rencontra de si belles et de si faciles circonstances. Et pourtant, si sublimes que soient les accents du discours sur la banqueroute, si brillante que nous apparaisse la carriere oratoire de Mirabeau, nous revions mieux. Apres ces elans sublimes, pourquoi ces chutes, ces langueurs, ces sommeils? Pourquoi la pensee du grand homme se derobe-t-elle parfois comme a dessein, au lieu de se developper d'un discours a l'autre avec harmonie et clarte? Pourquoi la declamation succede-t-elle tout a coup a l'accent sincere, aux beautes solides et simples? C'est qu'il manquait a Mirabeau un avantage que ses collegues de la Constituante possedaient presque tous: la consideration publique. Aujourd'hui que nous ne voyons plus de l'orateur que le cote glorieux, nous ne pouvons nous figurer avec quel mepris il fut accueilli a Versailles. On ne lui parlait pas; on considerait, meme a gauche, sa presence comme un scandale. Outre que ce transfuge de la noblesse n'inspirait nulle confiance, une legende deshonorante s'attachait a son nom. Les calomnies de son pere avaient fait leur chemin, et tous les vices semblaient marques hideusement sur cette figure ravagee. L'_Ami des hommes_, qui avait obtenu contre son fils jusqu'a dix-sept lettres de cachet, avait laisse publier, lors du proces d'Aix, un recueil de ses lettres intimes ou il disait de Mirabeau tout ce que pouvaient lui inspirer la haine et une colere habilement attisee par M. de Marignane. Mauvais fils, disait-on, mauvais epoux, mauvais pere, Mirabeau pouvait-il etre un bon citoyen? Et encore on lui eut pardonne ses vices et ses crimes, mais on l'accusait d'avoir manque meme a l'honneur. On parlait tout haut de sa bassesse et de sa venalite. Son eloquence au debut etonnait, effrayait, ne convainquait pas. _On ne croyait pas ce qu'il disait._ Il parvint a seduire, a arracher l'assentiment, a decider certains votes par l'eclat eblouissant de la verite; il obtint une grande influence, mais il n'atteignit jamais a l'autorite. Souvent son genie meme se tournait contre lui, et plus les imaginations etaient flattees, plus les consciences resistaient. Deboires, affronts, mepris les moins deguises, il subit tout, accepta tout, dans la pensee de se rehabiliter enfin. Il n'y parvint jamais tout a fait. "Dans certains moments, ecrit Etienne Dumont, il aurait consenti a passer au travers des flammes pour purifier le nom de Mirabeau. Je l'ai vu pleurer, a demi suffoque de douleur, en disant avec amertume: "J'expie bien cruellement les erreurs de ma jeunesse". Voila pourquoi il tombait quelquefois dans la declamation. Desireux de donner au public une bonne idee de lui-meme, il n'y pouvait parvenir; le desaccord de sa vie et de ses paroles etait trop flagrant. Or, le triomphe de l'orateur, comme le dit justement un philosophe ancien, c'est de paraitre a ses auditeurs tel qu'il veut paraitre en effet. Et c'etait bien la le but secret de Mirabeau; il voulait paraitre honnete. Mais, comme l'ajoute Ciceron en termes qui s'appliquent cruellement au pauvre grand homme, on n'arrive a cette eloquence supreme que par la dignite de la vie: _id fieri vitae dignitate_. _II.--LA POLITIQUE DE MIRABEAU_ Quelle etait la politique de Mirabeau? A cette question souvent posee, aucune reponse satisfaisante n'a ete faite. Ceux qui ont ecrit avant la publication de la correspondance de Mirabeau et de La Marck (1851) ne connaissaient, dans Mirabeau, que l'homme exterieur, que ses desseins avoues, que sa politique officielle. Ceux qui ont ecrit depuis n'ont plus vu que l'homme interieur, que l'intrigant paye, que le conspirateur mysterieux. La, dit-on, c'est un tribun, presque un demagogue; ici c'est un Machiavel, un professeur de tyrannie. En public, excite et lance la Revolution; en secret il la retient et semble lui preparer des pieges. Comment demeler sa veritable pensee au milieu de ces contradictions? Ecartons d'abord une hypothese qui se presente tout de suite a l'esprit. Mirabeau, pourrait-on dire, n'eut pas a proprement parler de politique: il vecut d'expedients, au jour le jour, eloquent si le hasard lui faisait rencontrer la verite, languissant ou obscur quand il se trompait.--Sans doute il n'est pas d'homme politique dont chaque pas soit guide par un dessein immuable: il n'en est pas non plus qui ne reve un certain etat de choses plus heureux pour ses concitoyens et pour lui. Eh bien, Mirabeau croyait que l'etat politique le plus souhaitable pour la France et pour lui-meme, c'etait un etat mixte, moitie absolutisme et moitie liberte, ou subsisterait ce qui etait supportable dans l'ancien regime et ce qui etait immediatement possible dans les systemes nouveaux. Ce qu'il veut, c'est la monarchie parlementaire telle que nous l'avons eue vingt-cinq ans plus tard. Dans une note secrete pour la cour, ecrite le 14 octobre 1790, il resume en ces termes les principes de sa politique: "Que doit-on entendre par les bases de la Constitution? "Reponse: "Royaute hereditaire dans la dynastie des Bourbons; corps legislatif periodiquement elu et permanent, borne dans ses fonctions a la confection de la loi; unite et tres grande latitude du pouvoir executif supreme dans tout ce qui tient a l'administration du royaume, a l'execution des lois, a la direction de la force publique; attribution exclusive de l'impot au corps legislatif; nouvelle division du royaume, justice gratuite, liberte de la presse; responsabilite des ministres; vente des biens du domaine et du clerge; etablissement d'une liste civile, et plus de distinction d'ordres; plus de privileges ni d'exemptions pecuniaires; plus de feodalite ni de parlement: plus de corps de noblesse ni de clerge; plus de pays d'etats ni de corps de province:--voila ce que j'entends par les bases de la Constitution. Elles ne limitent le pouvoir royal que pour le rendre plus fort; elles se concilient parfaitement avec le gouvernement monarchique." Dans sa pensee, le defenseur naturel des droits du peuple, c'est le roi, et le soutien du roi, c'est le peuple. Appuyes l'un sur l'autre, ils triomphent du clerge et de la noblesse, et a cette alliance le roi gagne son pouvoir, le peuple sa liberte. C'est la _democratie royale_ de Wimpffen, c'est l'idee de la Constituante et de la France en 1789. Mais quelle est l'autorite la plus ancienne, la plus forte, celle du roi ou celle du peuple? Le 8 octobre 1789, cette question se pose, a propos de la formule a employer pour la promulgation des lois. Doit-on continuer a dire: _Louis, par la grace de Dieu_...? Oui, dit Mirabeau.-- Et les droits du peuple? "Si les rois, repond-il, sont rois par la grace de Dieu, les nations sont souveraines par la grace de Dieu. On peut aisement tout concilier."--Operer cette conciliation (non aisee, mais impossible), telle est la fonction du gouvernement, du ministere.-- Conciliation? non: assujettissement de l'un des deux souverains a l'autre, du corps a la tete, du peuple au roi. Il faut flatter, duper, aveugler le peuple, lui faire accepter sa servitude comme une liberte, sous pretexte qu'elle est volontaire. Gouverner, c'est capter l'opinion publique, et pour cette capture les moyens les plus caches sont les plus efficaces. Que l'on ne recule pas devant aucune fraude pour duper le peuple; c'est pour le bonheur du peuple. Le mot de republique, Mirabeau ne le prononce qu'avec horreur ou risee. La republique, c'est pour lui le retour a l'etat de barbarie; c'est le chaos; c'est la destruction de l'etat social. Et il montre cependant plus de sens politique que les rares republicains qui existaient alors, en ce qu'il craint l'arrivee prochaine de la republique, tandis que ceux-la ne l'esperent meme pas. Il voit clair dans l'avenir, et, comme cela arrive, il se trompe sur les desseins de ses adversaires en leur attribuant la clairvoyance qu'il est seul a posseder. En voyant combien les Constituants ont affaibli le pouvoir royal, il ne peut s'imaginer qu'ils ne preparent pas secretement les voies a la republique, et il ecrit a la cour le 14 octobre 1790: "Je sais que ... les legislateurs, consultant les craintes du moment plutot que l'avenir, hesitant entre le pouvoir royal dont ils redoutaient l'influence, et les formes republicaines dont ils prevoyaient le danger, craignant meme que le roi ne desertat sa haute magistrature, ou ne voulut reconquerir la plenitude de son autorite; je sais, dis-je, qu'au milieu de cette perplexite, les legislateurs n'ont forme, en quelque sorte, l'edifice de la constitution qu'avec des pierres d'attente, n'ont mis nulle part la clef de la voute, et ont eu pour but secret d'organiser le royaume de maniere qu'ils pussent opter entre la republique et la monarchie, et que la royaute fut conservee ou inutile, selon les evenements, selon la realite ou la faussete des perils dont ils se croiraient menaces. Ce que je viens de dire est le mot d'une grande enigme." C'est faire beaucoup d'honneur aux Lameth et a Barnave que de leur preter des vues aussi profondes: les evenements les menaient; ils ne se doutaient pas toujours du lendemain: comment croire qu'ils songeassent a un avenir, qui, en 1790, semblait eloigne d'un siecle. Cette aversion de Mirabeau pour la democratie pure et pour les theories du _Contrat social_ s'exprime, dans sa bouche, par une apologie du pouvoir royal. Fortifier ce pouvoir, c'est son but, c'est son conseil sans cesse repete, a la tribune meme (10 octobre 1789): "Ne multipliez pas de vaines declamations; ravivez le pouvoir executif; sachez le maintenir, etayez-le de tous les secours des bons citoyens; autrement, la societe tombe en dissolution, et rien ne peut nous preserver des horreurs de l'anarchie." Son royalisme n'est pas seulement theorique; il se considere personnellement comme le champion necessaire de la royaute. Ne croyons pas que le besoin d'argent l'ait rapproche de la cour; il se sent ne pour la servir et pour la bien servir, et, tout de suite, il s'offre. Quand cela? En 1790, quand il succombe a la misere et que la situation politique l'effraie? Non: a son arrivee dans la vie politique, a la premiere heure, a la premiere minute, au moment meme ou il songe a entrer aux Etats generaux, _cinq mois avant les elections_. Il ecrit, le 28 decembre 1788, a M. de Montmorin: "Sans le concours, du moins secret, du gouvernement, je ne puis etre aux Etats generaux.... En nous entendant, il me serait tres aise d'eluder les difficultes ou de surmonter les obstacles; et certes il n'y a pas trop de trois mois pour se preparer, lier sa partie, et se montrer digne et influent defenseur du trone et de la chose publique." Ce role de defenseur du trone, si beau qu'il put paraitre en 1788, est- il vraiment celui auquel son genre d'eloquence semblait destiner Mirabeau? Pourquoi ne voulut-il pas etre en effet un tribun populaire, le conseiller, l'interprete, l'initiateur de la democratie? Pourquoi, victime de l'ancien regime, ne reva-t-il pas une republique dirigee par sa voix puissante? Ses sentiments aristocratiques lui venaient, non de l'education, mais de la naissance. C'est a son pere qu'il devait cet orgueil de caste qu'il ne prit jamais la peine de cacher. On sait qu'apres l'abolition des titres de noblesse, il continua a se faire appeler Monsieur le comte, a sortir en voiture armoriee. Voila la premiere raison pour laquelle il etait royaliste. La seconde, c'est que, si l'absolutisme l'avait mis a Vincennes, le regime democratique l'aurait laisse de cote, dans les rangs obscurs. Il comprenait tres bien que le dereglement de sa vie lui aurait ferme la carriere politique dans un pays libre. La monarchie qu'on appelle parlementaire, ou plutot cette monarchie qu'il imaginait, dans laquelle le peuple et le roi ne faisaient qu'un contre les ordres privilegies, semblait lui assurer un role digne de son genie. Il excellait, nous le savons, dans l'eloquence et dans l'intrigue: la tribune du parlement lui permettait d'etre orateur, et la necessite de concilier deux choses inconciliables, la souverainete populaire et la souverainete royale, ouvrait un champ illimite a son habilete un peu policiere. Eblouir par son eloquence, seduire par son adresse, jouer un beau role representatif et, en secret, preparer par de petits moyens, par des hommes secondaires, de grands effets politiques, c'etait la son ideal. Et que ne le realisa-t-il? Les d'Orleans etaient sous sa main; il pouvait leur donner la royaute. C'etait meme le seul moyen de realiser son reve de monarchie mitigee. Mais des qu'il vit le duc d'Orleans, en 1788, chez le comte de La Marck, il le jugea et dit "que ce prince ne lui inspirait ni gout ni confiance". Plus tard il repetait qu'_il n'en voudrait meme pas pour son valet_. C'est donc avec la branche ainee qu'il veut fonder le seul regime dont il puisse etre l'orateur et le ministre. Ses opinions, on le voit, sont fondees sur son interet, ou, si on aime mieux, sur l'interet de son genie. Il lui faut, ce sont ses propres expressions, un grand but, un grand danger, de grands moyens, une grande gloire. C'est heureux sans doute qu'il ait prepare les conditions les plus favorables a l'epanouissement de son eloquence, mais avouons que sa politique ne reposait sur aucune conviction morale. Et voila la troisieme raison pour laquelle il n'embrassa pas franchement et completement la cause du XVIIIme siecle. Ses contemporains, philosophes et politiques, precurseurs et acteurs de la revolution, different de doctrine et de systeme; mais ils se rapprochent en un point, c'est qu'ils ont une foi ardente en l'humanite; ils la croient bonne, raisonnable, perfectible; ils l'aiment et la plaignent. Leur but est de lui oter ses chaines, de lui rendre ses droits, de l'amener a la virilite par la liberte. Ils croient fermement a la justice: c'est la l'evangile de 1789, qu'aucune erreur, qu'aucun accident n'a encore obscurci. Cette foi est etrangere a Mirabeau: ce n'est ni sur la raison ni sur le droit qu'il compte pour etablir son systeme, mais sur le genie, sur la ruse. Sa politique, toute florentine, est plus vieille ou plus jeune que cet age. Quand, en decembre 1790, deja paye par la cour, il presente son plan secret de resistance, le comte de La Marck ecrit finement a Mercy-Argenteau: "Ce plan est trop complique, ainsi que vous l'avez remarque, monsieur le comte, on dirait qu'il est fait pour d'autres temps et pour d'autres hommes. Le cardinal de Retz, par exemple, l'aurait tres bien fait executer; mais nous ne sommes plus au temps de la Fronde." Si la foi lui manquait, il la niait ou ne la voyait pas chez les autres. Il se refusait, ce trop fin politique, a croire au desinteressement de ce peuple de 1789, affame pourtant de justice. "Tous les Francais, disait-il, veulent des places ou de l'argent; on leur ferait des promesses, et vous verriez bientot le parti du roi predominant partout." Il calomniait son temps, et, osons le dire, le jugeait d'apres lui-meme. Non, ce n'est pas pour le seul bien-etre que nos peres se leverent contre la royaute. Le sens profond de la Revolution echappait a Mirabeau. Dans les questions religieuses, il montrait la meme ingeniosite et le meme aveuglement. Croirait-on qu'il ne s'etait jamais serieusement demande si la liberte etait compatible avec le catholicisme? Il n'a pas de solution pour ce grave probleme. Dans son _Essai sur les lettres de cachet_, il pretend montrer qu'une societe civile peut vivre sans detruire une religion hostile au principe meme de cette societe. Il suffit, dit-il, que les "ministres des autels soient circonscrits dans leur etat", et il passe. Le meme homme vote et defend la constitution civile du clerge, et ce n'est que des circonstances qu'il apprend l'hostilite irreconciliable de l'Eglise. En decembre 1789, il disait a sa soeur, Mme du Saillant: "La liberte nationale avait trois ennemis: le clerge, la noblesse et les parlements. _Le premier n'est plus de ce siecle, et la triste situation de nos finances nous aurait suffi pour le tuer._" Telles sont les vues de Mirabeau: il croit morts des hommes qui vont faire reculer la Revolution! C'est qu'au fond il est indifferent en religion. Les grands problemes qu'il appelle dedaigneusement metaphysiques n'ont jamais preoccupe ce meridional. Les pensees hautes et generales sur la destinee de l'homme lui sont inconnues et repugnent a sa nature. Dans les discussions religieuses, il apporte une dexterite et un tact infinis, mais aucune idee superieure. Qu'en resulte-t-il? C'est qu'en eloquence comme en politique il ne demande pas ses succes a ce qu'on appelle l'eternelle morale. On ne trouvera pas dans ses discours un seul de ces lieux communs qui sont beaux dans tous les temps; nul appel a la conscience humaine; nul elan vers une justice plus haute; nul accent d'amour ou de piete pour les hommes. Ces mots se trouvent, il le faut bien, dans ses harangues; mais les choses memes n'y sont pas, puisqu'elles n'etaient pas dans son ame. Il y a des cordes que les orateurs de second ordre, un Rabaut Saint- Etienne, un Thouret, savent faire vibrer, et que Mirabeau ne touche jamais. Qu'on ne s'y trompe pas: c'est la le caractere de cet orateur, d'avoir ete grand sans puiser son inspiration aux sources morales; c'a ete son originalite et sa faiblesse a la fois. Comment donc se fait-il applaudir? D'abord par son incontestable patriotisme, par les paroles vraiment _nationales_ qu'il sait prononcer avec un accent vrai, et puis par la maniere emouvante dont il parle de lui, encore de lui, toujours de lui. C'est sans cesse son _moi_ tragique et superbe qui occupe la scene. Ses discours ne sont qu'une vaste apologie de sa personne, un plaidoyer sans cesse renouvele, une recherche acharnee et une revendication anxieuse de l'estime des hommes, qu'il va conquerir et qui lui echappe toujours. Le sentiment qui anime cette eloquence, ce n'est pas la dignite, c'est l'orgueil. Ange dechu, il vante ses fautes et justifie sa vie devant ses contemporains, exaltant dans un style passionne ses souffrances et ses coleres. Que ce soit aux Etats de Provence, a l'Assemblee constituante, lors de l'affaire du Chatelet, ou encore dans sa correspondance secrete avec la cour, je retrouve partout cette meme poursuite de la rehabilitation. C'est peu d'etre admire: il veut etre estime, et, naivement, il intrigue pour forcer l'estime. L'Assemblee ne se lasse pas de cette magnifique apologie; elle applaudit sans accorder ce qu'on lui demande, pas meme la presidence, qu'on n'obtiendra qu'une fois, et encore en mendiant les voix de l'extreme droite. Le jour ou Mirabeau touche au ministere, a un honneur qui peut refaire sa reputation, l'Assemblee le precipite en souriant. Ses idees, elle les accueille, elle les vote; mais sa personne, elle n'en veut pas. Ses oreilles sont flattees de cette eloquence incomparable; sa raison en est satisfaite: son coeur n'en est pas touche. C'est un duel qui l'interesse et qui desespere Mirabeau: il en meurt. _III.--LES DISCOURS DE MIRABEAU_ Justifions ces remarques generales sur la politique et l'inspiration oratoire de Mirabeau par quelques exemples empruntes a ses principaux discours. Aux Etats de Provence, il defend le reglement royal contre la noblesse qui voulait faire les elections selon l'antique constitution de la "nation provencale". C'est la pour lui un admirable terrain, qui lui donne confiance et lui permet de lutter contre le mepris de ses collegues: "Si la noblesse veut m'empecher d'arriver, disait-il, il faudra qu'elle m'assassine, comme Gracchus." Cependant les outrages dont on l'abreuva, malgre sa bonne volonte, le forcerent a prendre une allure d'opposition qui etait bien loin de ses principes. "Ces gens-la, ecrivait-il alors, me feraient devenir tribun du peuple malgre moi, si je ne me tenais pas a quatre." Il tenait neanmoins a l'estime de la noblesse et il chercha a se justifier devant elle dans un discours que la prorogation des Etats l'empecha de prononcer, mais qu'il fit imprimer et repandre. C'est la premiere en date de ses justifications publiques: "Qu'ai-je donc fait de si coupable? J'ai desire que mon ordre fut assez habile pour donner aujourd'hui ce qui lui sera infailliblement arrache demain; j'ai desire qu'il s'assurat le merite et la gloire de provoquer l'assemblee des trois ordres, que toute la Provence demande a l'envi.... Voila le crime de l'_ennemi de la paix_! ou plutot j'ai cru que le peuple pouvait avoir raison.... Ah! sans doute, un patricien souille d'une telle pensee merite des supplices! Mais je suis bien plus coupable qu'on ne suppose, car je crois que le peuple qui se plaint a toujours raison; que son infatigable patience attend constamment les derniers exces de l'oppression pour se resoudre a la resistance; qu'il ne resiste jamais assez longtemps pour obtenir la reparation de tous ses griefs; qu'il ignore trop que, pour se rendre formidable a ses ennemis, il lui suffirait de rester immobile, et que le plus innocent comme le plus invincible de tous les pouvoirs est celui de se refuser a faire.... Je pense ainsi; punissez l'ennemi de la paix." S'adressant aux nobles et aux membres du clerge, il profere ces paroles menacantes et souvent citees: "Dans tous les pays, dans tous les ages, les aristocrates ont implacablement poursuivi les amis du peuple, et si, par je ne sais quelle combinaison de la fortune, il s'en est eleve quelqu'un de leur sein, c'est celui-la surtout qu'ils ont frappe, avides qu'ils etaient d'inspirer la terreur par le choix de la victime. Ainsi perit le dernier des Gracques de la main des patriciens; mais, atteint du coup mortel, il lanca de la poussiere vers le ciel, en attestant les dieux vengeurs; et de cette poussiere naquit Marius: Marius, moins grand pour avoir extermine les Cambres, que pour avoir abattu dans Rome l'aristocratie de la noblesse!" Dans une peroraison d'un caractere tout personnel, il tire de tres grands effets de l'affirmation de sa sincerite, affirmation qui n'etait pas inutile: "Pour moi, qui dans ma carriere publique n'ai jamais craint que d'avoir tort; moi qui, enveloppe de ma conscience et arme de principes, braverais l'univers, soit que mes travaux et ma voix vous soutiennent dans l'assemblee nationale, soit que mes voeux vous y accompagnent, de vaines clameurs, des protestations injurieuses, des menaces ardentes, toutes les convulsions, en un mot, des prejuges expirants, ne m'en imposeront pas. Eh! comment s'arreterait-il aujourd'hui dans sa course civique, celui qui, le premier d'entre les Francais, a professe hautement ses opinions sur les affaires nationales, dans un temps ou les circonstances etaient bien moins urgentes, et la tache bien plus perilleuse? Non, les outrages ne lasseront pas ma constance; j'ai ete, je suis, je serai jusqu'au tombeau l'homme de la liberte publique, l'homme de la Constitution. Malheur aux ordres privilegies, si c'est la plutot etre l'homme du peuple que celui des nobles! Car les privileges finiront, mais le peuple est eternel." Exclu de l'assemblee de la noblesse comme _non-possedant_, c'est avec dechirement qu'il se separa des hommes de sa condition, et qu'il se vit force de prendre un masque de tribun. Cette aristocratie provinciale fut assez aveugle pour voir en Mirabeau un seditieux; elle le traitait volontiers d'_enrage_. A quoi il repondait: "C'est une grande raison de m'elire, si je suis un chien enrage; car le despotisme et les privileges mourront de ma morsure." Mais ce n'est la qu'un acces de colere: ce pretendu demagogue, quelques jours plus tard, calme le peuple de Marseille, souleve contre une taxe du pain, par les conseils les plus sages, les plus moderes. Et pourquoi le peuple doit-il se resigner? Pour faire plaisir au roi. C'est le grand argument par lequel il termine une proclamation ou il avait mis a la portee de tous quelques verites economiques: "Oui, mes amis, on dira partout: les Marseillais sont de bien braves gens; le roi le saura, ce bon roi qu'il ne faut pas affliger, ce bon roi que nous invoquons sans cesse; et il vous aimera, il vous en estimera davantage. Comment pourrions-nous resister au plaisir que nous lui allons faire, quand il est precisement d'accord avec nos plus pressants interets? Comment pourriez-vous penser au bonheur qu'il vous devra, sans verser des larmes de joie?" Nous avons dit que Mirabeau ne partageait ni ne comprenait l'enthousiasme de ses contemporains, et qu'il traitait de metaphysique le culte des principes. Dans un des premiers discours qu'il prononca aux Etats generaux, il formula en ces termes son empirisme politique: "N'allez pas croire que le peuple s'interesse aux discussions metaphysiques qui nous ont agites jusqu'ici. Elles ont plus d'importance qu'on ne leur en donnera sans doute; elles sont le developpement et la consequence du principe de la representation nationale, base de toute constitution. Mais le peuple est trop loin encore de connaitre le systeme de ses droits et la saine theorie de la liberte. Le peuple veut des soulagements, parce qu'il n'a plus de forces pour souffrir; le peuple secoue l'oppression, parce qu'il ne peut plus respirer sous l'horrible faix dont on l'ecrase; mais il demande seulement de ne payer que ce qu'il peut et de porter paisiblement sa misere.... "Il est cette difference essentielle entre le metaphysicien, qui, dans la meditation du cabinet, saisit la verite dans son energique purete, et l'homme d'Etat, qui est oblige de tenir compte des antecedents, des difficultes, des obstacles; il est, dis-je, cette difference entre l'instructeur du peuple et l'administrateur politique, que l'un ne songe qu'a _ce qui est_ et l'autre s'occupe de _ce qui peut etre_. "Le metaphysicien, voyageant sur une mappemonde, franchit tout sans peine, ne s'embarrasse ni des montagnes, ni des deserts, ni des fleuves, ni des abimes; mais quand on veut arriver au but, il faut se rappeler sans cesse qu'on marche sur la terre, et qu'on n'est plus dans le monde ideal [Note: Seance du 15 juin 1789.]." Faut-il s'etonner que ce cours de politique appliquee n'ait pas ete chaudement accueilli? Ce n'etait certes pas le moment, en juin 1789, de se rappeler qu'on "marchait sur la terre", et de quitter le "monde ideal". Il fallait au contraire ne pas regarder les difficultes, les perils, les baionnettes dont on etait entoure, marcher la tete haute, les yeux fixes vers l'ideal populaire et vaincre, comme on le fit, par la foi. Que les communes, au contraire, eussent recours aux recettes d'une politique prudente, elles etaient perdues. N'est-ce pas d'ailleurs un piege que leur tend Mirabeau, quand, dans ce meme discours, il propose a ses collegues de s'intituler _representants du peuple francais_? Comment fallait-il entendre le mot _peuple_? Etait-ce _populus_ ou _plebs_? N'y avait-il pas a craindre que la cour ne voulut comprendre _plebs_ et que le Tiers ne se trouvat avoir consacre la distinction des ordres? L'abbe Sieyes vit le danger, retira sa formule (_Assemblee des representants connus et verifies_) et se rallia a celle de Legrand (_Assemblee nationale_), qui contenait deja la Revolution. Quant a Mirabeau, il affecta de ne pas comprendre le sens des objections et, en rheteur, repondant a ce qu'on ne lui disait pas, il s'indigna du mepris ou l'on tenait ce beau mot de peuple: "Je persevere dans ma motion et dans la seule expression qu'on en avait attaquee, je veux dire la qualification de _peuple francais_; je l'adopte, je la defends, je la proclame, par la raison qui la fait combattre. "Oui, c'est parce que le nom du peuple n'est pas assez respecte en France, parce qu'il est obscurci, couvert de la rouille du prejuge; parce qu'il nous presente une idee dont l'orgueil s'alarme et dont la vanite se revolte; parce qu'il est prononce avec mepris dans les chambres des aristocrates; c'est pour cela meme, Messieurs, que nous devons nous imposer, non seulement de le relever, mais de l'ennoblir, de le rendre desormais respectable aux ministres et cher a tous les coeurs.... "Representants du peuple, daignez me repondre. Irez-vous dire a vos commettants que vous avez repousse ce nom de peuple? que si vous n'avez pas rougi d'eux, vous avez pourtant cherche a eluder cette denomination qui ne vous parait pas assez brillante? qu'il vous faut un titre plus fastueux que celui qu'ils vous ont confere? Eh! ne voyez-vous pas que le nom de _representants du peuple_ vous est necessaire, parce qu'il vous attache le peuple, cette masse imposante sans laquelle vous ne seriez que des individus, de faibles roseaux qu'on briserait un a un! Ne voyez- vous pas qu'il vous faut le nom du peuple, parce qu'il donne a connaitre au peuple que nous avons lie notre sort au sien, ce qui lui apprendra a reposer sur nous toutes ses pensees, toutes ses esperances! "Plus habiles que nous, les heros bataves qui fonderent la liberte de leur pays prirent le nom de _gueux_; ils ne voulurent que ce titre, parce que le mepris de leurs tyrans avait pretendu les en fletrir, et ce titre, en leur attachant cette classe immense que l'aristocratie et le despotisme avilissaient, fut a la fois leur force, leur gloire et le gage de leur succes. Les amis de la liberte choisissent le nom qui les sert le mieux, et non celui qui les flatte le plus; ils s'appelleront les _remontrants_ en Amerique, les _patres_ en Suisse, les _gueux_ dans les Pays-Bas. Ils se pareront des injures de leurs ennemis; ils leur oteront le pouvoir de les humilier avec des expressions dont ils auront su s'honorer." (Seance du 16 juin 1789.) Ces declamations furent accueillies par des murmures merites, et le role que Mirabeau joua en cette circonstance critique ne contribua pas peu a eloigner de lui la confiance de l'Assemblee. Que voulait-il donc? Maintenir les ordres privilegies? Nous avons vu qu'il les considere comme un obstacle a la liberte, et qu'il les supprime dans ses programmes secrets. Il voulait seulement embarrasser la marche des communes dont l'audace l'inquietait deja, comme elle inquietait la cour. Le "defenseur du trone" tremblait, des les premiers jours de la Revolution, pour le pouvoir royal. Il voulait que les communes soumissent leurs decrets a la sanction de Louis XVI. Cette sanction, ce _veto_ etait pour lui le palladium des libertes publiques: "Je crois, avait-il dit la veille, le _veto_ du roi tellement necessaire, que j'aimerais mieux vivre a Constantinople qu'en France, s'il ne l'avait pas." A cette epoque, Mirabeau n'avait encore aucune relation avec la cour; mais l'attitude qu'il venait de prendre semblait devoir le designer a l'attention du roi. Il se posait en conciliateur entre les deux partis. Il marquait d'avance les limites de la Revolution. Voyant qu'on ne venait pas a lui, il alla, par l'entremise de Malouet, voir Necker. Il en recut l'accueil le plus injurieux. Justement depite, il changea d'allure, resolut de montrer sa force et sa popularite et de s'imposer en menacant. C'est ainsi qu'il faut expliquer les discours democratiques par lesquels il releva le courage de l'Assemblee, apres la seance royale du 23 juin, et notamment l'apostrophe au marquis de Dreux-Breze. Cette apostrophe si celebre a donne le change sur la veritable politique de Mirabeau: l'attitude qu'il prit ce jour-la est restee fixee dans la memoire populaire. La legende represente le pretendu tribun montrant du doigt la porte au courtisan terrifie, sortant a reculons comme devant le roi. Ce coup de theatre fit de Mirabeau l'idole du peuple, comme s'il avait ce jour-la menace le pouvoir absolu. La cour fut effrayee de cette infraction insolente a l'etiquette, si bien que de part et d'autre on se trompa sur les veritables intentions du grand orateur, et l'on vit une politique la ou il n'y avait qu'une boutade, qu'un acces d'impatience et de colere. Il fut inquiet lui-meme d'avoir revele d'un geste et d'un mot la fragilite du pouvoir royal, et dans la seance du 27 juin il essaya visiblement de reparer son imprudence: "Messieurs, je sais que les evenements inopines d'un jour trop memorable ont afflige les coeurs patriotes, mais qu'ils ne les ebranleront pas. A la hauteur ou la raison a place les representants de la nation, ils jugent sainement les objets et ne sont point trompes par les apparences qu'au travers des prejuges et des passions on apercoit comme autant de fantomes. "Si nos rois, instruits que la defiance est la premiere sagesse de ceux qui portent le sceptre, ont permis a de simples cours de judicature de leur presenter des remontrances, d'en appeler a leur volonte mieux eclairee; si nos rois, persuades qu'il n'appartient qu'a un despote imbecile de se croire infaillible, cederent tant de fois aux avis de leurs Parlements,--comment le prince qui a eu le noble courage de convoquer l'Assemblee nationale n'en ecouterait-il pas les membres avec autant de faveur que des cours de judicature, qui defendent aussi souvent leurs interets personnels que ceux des peuples? En eclairant la religion du roi, lorsque des conseils violents l'auront trompe, les deputes du peuple assureront leur triomphe; ils invoqueront toujours la liberte du monarque; ce ne sera pas en vain, des qu'il aura voulu prendre sur lui-meme de ne se fier qu'a la droiture de ses intentions et de sortir du piege qu'on a su tendre a sa vertu...." Et il proposait une adresse aux commettants aussi rassurante pour le roi que pour le peuple: "Tels que nous nous sommes montres depuis le moment ou vous nous avez confie les plus nobles interets, tels nous serons toujours, affermis dans la resolution de travailler, de concert avec notre roi, non pas a des biens passagers, mais a la condition meme du royaume; determines a voir enfin tous nos concitoyens, dans tous les ordres, jouir des innombrables avantages que la nature et la liberte nous promettent, a soulager le peuple souffrant des campagnes, a remedier au decouragement de la misere, qui etouffe les vertus et l'industrie, n'estimant rien a l'egal des lois qui, semblables pour tous, seront la sauvegarde commune; non moins inaccessibles aux projets de l'ambition personnelle qu'a l'abattement de la crainte; souhaitant la concorde, mais ne voulant point l'acheter par le sacrifice des droits du peuple; desirant enfin, pour unique recompense de nos travaux, de voir tous les enfants de cette immense patrie reunis dans les memes sentiments, heureux du bonheur de tous, et cherissant le pere commun dont le regne aura ete l'epoque de la regeneration de la France." Le lendemain de la prise de la Bastille, l'Assemblee resolut de demander pour la troisieme fois au roi le renvoi des troupes, et Mirabeau, s'adressant a la deputation, improvisa ce discours, qui porte a un si haut degre l'empreinte de son genie, et qui fut inspire par une colere non jouee: "Eh bien! dites au roi que les hordes etrangeres dont nous sommes investis ont recu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses, et leurs exhortations, et leurs presents; dites-lui que, toute la nuit, ces satellites etrangers, gorges d'or et de vin, ont predit dans leurs chants impies l'asservissement de la France, et que leurs voeux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblee nationale; dites-lui que, dans son palais meme, les courtisans ont mele leurs danses au son de cette musique barbare, et que telle fut l'avant-scene de la Saint-Barthelemy. "Dites-lui que ce Henri dont l'univers benit la memoire, celui de ses aieux qu'il voulait prendre pour modele, faisait passer des vivres dans Paris revolte, qu'il assiegeait en personne, et que ses conseillers feroces font rebrousser les farines que le commerce apporte dans Paris fidele et affame." Sur ces entrefaites, on annonce la visite du roi, et quelques historiens pretendent que ce fut Mirabeau qui conseilla de ne pas applaudir et ajouta: "Le silence des peuples est la lecon des rois." Quand meme il aurait prononce ces paroles qui, avec l'apostrophe a la deputation, sont les plus fortes qu'il se soit permises publiquement contre le roi, on ne peut pas dire qu'il ait manque un instant a son role de "defenseur du trone". L'indignation et l'ecoeurement que lui faisait eprouver la politique de la cour expliquent aisement ces sorties. Et puis, ne voulait-il pas faire peur a l'entourage de Louis XVI, affirmer une fois de plus son influence populaire, et, en se mettant au premier rang des revolutionnaires, se designer plus nettement comme l'homme indispensable? Cette intention s'accuse plus clairement, le 16 juillet, quand il presente un projet d'adresse au roi pour le renvoi des ministres. Mounier proteste, au nom de la separation des pouvoirs, et s'attire cette replique, ou se trouvent les idees les plus sages, les plus vraies de Mirabeau, celles aussi qu'il a le plus a coeur: "Vous oubliez que nous ne pretendons point a placer ni deplacer les ministres en vertu de nos decrets, mais seulement a manifester l'opinion de nos commettants sur tel ou tel ministre. Eh! comment nous refuseriez- vous ce simple droit de declaration, vous qui nous accordez celui de les accuser, de les poursuivre, et de creer le tribunal qui devra punir ces artisans d'iniquites dont, par une contradiction palpable, vous nous proposez de contempler les oeuvres dans un respectueux silence? Ne voyez-vous donc pas combien je fais aux gouverneurs un meilleur sort que vous, combien je suis plus modere? Vous n'admettez aucun intervalle entre un morne silence et une denonciation sanguinaire. Se taire ou punir, obeir ou frapper, voila votre systeme. Et moi, j'avertis avant de denoncer, je recuse avant de fletrir, j'offre une retraite a l'inconsideration ou a l'incapacite avant de les traiter de crimes. Qui de nous a plus de mesure et d'equite? "Mais voyez la Grande-Bretagne: que d'agitation populaire n'y occasionne pas ce droit que vous reclamez! C'est lui qui a perdu l'Angleterre.... L'Angleterre est perdue! Ah! grand Dieu! quelle sinistre nouvelle! Eh! par quelle latitude s'est-elle donc perdue, ou quel tremblement de terre, quelle convulsion de la nature a englouti cette ile fameuse, cet inepuisable foyer de si grands exemples, cette terre classique des amis de la liberte? Mais vous me rassurez.... L'Angleterre fleurit encore pour l'eternelle instruction du monde: l'Angleterre developpe tous les germes d'industrie, exploite tous les filons de la prosperite humaine, et tout a l'heure encore elle vient de remplir une grande lacune de sa constitution avec toute la vigueur de la plus energique jeunesse, et l'imposante maturite d'un peuple vieilli dans les affaires publiques.... Vous ne pensiez donc qu'a quelques discussions parlementaires (la, comme ailleurs, ce n'est souvent que du partage, qui n'a guere d'autre importance que l'interet de la loquacite); ou plutot c'est apparemment la derniere dissolution du parlement qui vous effraie." Nous avons dit que Mirabeau faisait peu de cas des "principes metaphysiques", et il le prouva en s'abstenant de paraitre a la nuit du 4 aout et en blamant autant qu'il le pouvait sans se depopulariser, non l'insuffisance des sacrifices consentis, mais l'enthousiasme avec lequel on avait procede. Il n'en parle jamais qu'avec mauvaise humeur, comme d'une puerilite. Il fut cependant rapporteur du Comite charge d'elaborer la Declaration des droits, mais rapporteur plus docile que convaincu. Tantot il demande l'ajournement, tantot que la declaration ne figure pas en tete, mais a la fin de la Constitution. Il faut lire dans Etienne Dumont combien Mirabeau et ses collaborateurs se moquaient du rapport qu'il deposa. Cette "metaphysique" leur semble un jouet d'enfant. Il etait encourage dans son mepris pour l'idee revolutionnaire par Etienne Dumont et les Genevois pedants qui l'entouraient, mais surtout par son intime, le comte de La Marck, prince d'Arenberg, etranger depute au parlement francais par suite d'un vieux droit feodal, ancien serviteur de l'Autriche, conseiller de la reine, ami de Mercy-Argenteau et ame de ce que le peuple appelait justement le comite autrichien. "Le comte Auguste de La Marck, dit Madame Campan, se devoua a des negociations utiles au roi aupres des chefs des factieux." Ce fin diplomate, cet intrigant emerite capta bientot la confiance de Mirabeau, quoiqu'il siegeat a l'extreme droite: "Avec un aristocrate comme vous, lui disait Mirabeau, je m'entendrai toujours facilement." La Marck fut charme de trouver si monarchique celui qu'il prenait pour un demagogue. Il caressa son reve d'etre ministre et lui reprocha son opposition: "Mais, repondait Mirabeau, quelle position m'est-il donc possible de prendre? Le gouvernement me repousse, et je ne puis que me placer dans le parti de l'opposition, qui est revolutionnaire, ou risquer de perdre ma popularite qui est ma force." C'est a ce moment, encore pur d'argent, qu'il prononce son discours sur le _veto_ (1er septembre), qui reflete fidelement ses hesitations et ses contradictions intimes. Son raisonnement est celui-ci: Le roi a les memes interets que le peuple: ce qu'il fait pour lui-meme, il le fait pour le peuple. Or les representants peuvent former une aristocratie dangereuse pour la liberte. C'est contre cette aristocratie que le _veto_ est necessaire. Les representants auront aussi leur _veto_, le refus de l'impot. C'est la theorie de la _democratie royale_ que nous connaissons deja.-- Voici l'objection telle que Mirabeau la presente: "Quand le roi refuse de sanctionner la loi que l'Assemblee nationale lui propose, il est a supposer qu'il juge que cette loi est contraire aux interets nationaux, ou qu'elle usurpe sur le pouvoir executif qui reside en lui et qu'il doit defendre; dans ce cas, il en appelle a la nation, elle nomme une nouvelle legislature, elle confie son voeu a ses nouveaux representants, par consequent elle prononce; il faut que le Roi se soumette ou qu'il denie l'autorite du tribunal supreme auquel lui-meme en avait appele." Et il avoue la toute-puissance de cette objection en termes curieux, qui montrent combien peu il se laissait prendre a ses propres sophismes: "Cette objection est tres specieuse, et _je ne suis parvenu a en sentir la faiblesse_ qu'en examinant la question sous tous ses aspects; mais on a pu deja voir et l'on remarquera davantage encore: "1 deg. Qu'elle suppose faussement qu'il est impossible qu'une seconde legislature n'apporte pas le voeu du peuple; "2 deg. Elle suppose faussement que le roi sera tente de prolonger son _veto_ contre le voeu connu de la nation; "3 deg. Elle suppose que le _veto suspensif_ n'a point d'inconvenient, tandis qu'a plusieurs egards il a les memes inconvenients que si l'on n'accordait au roi aucun _veto_." Si le roi n'a pas le droit de s'opposer a certaines lois, il les executera a contre-coeur; peut-etre meme usera-t-il de violence ou de corruption envers l'Assemblee. Si, au contraire, il a sanctionne des lois, il s'est engage par cela meme a les faire executer fidelement. C'est ainsi que le _veto_ devient le _Palladium_ des libertes publiques, d'apres Mirabeau. Il reprend donc l'attitude qu'il avait prise lors de la discussion sur la denomination de l'Assemblee. Ce n'est plus l'homme qui apostropha Dreux-Breze, c'est un candidat a la faveur royale. Le peuple de Paris, qui n'etait pas dans le secret, ne voulut pas en croire ses oreilles: le soir meme on repetait au Palais-Royal que Mirabeau avait parle contre l'infame _veto_. Cependant La Marck prenait chaque jour plus d'influence sur l'idole populaire. En septembre 1789, peu apres ce discours, il lui preta cinquante louis et s'engagea a renouveler ce pret chaque mois. Il acquit ainsi le droit de morigener le grand orateur, et il en usa: "Dans plusieurs circonstances dit-il, lorsque je fus irrite de son langage revolutionnaire a la tribune, je m'emportai contre lui avec beaucoup d'humeur.... Eh bien! je l'ai vu alors repandre des larmes comme un enfant et exprimer sans bassesse son repentir avec une sincerite sur laquelle on ne pouvait se tromper." Il est le mentor de Mirabeau, qui lui ecrit: "Je boite sans soutien quand j'ai ete vingt-quatre heures sans vous voir." Et: "Allez, mon cher comte, et faites a votre tete, car vous en savez plus que moi, et votre jugement exquis vaut mieux que toute la verve de l'imagination ou les elans de la sensibilite toujours mobile." Ce La Marck fut le mauvais genie de Mirabeau: il l'enfonca chaque jour davantage dans les idees de la reaction, lui faisant honte de ses tendances liberales, surveillant severement son eloquence factieuse. Veut-on une preuve de cette influence? Des que La Marck s'absente, voyage, Mirabeau s'emancipe, et La Marck ecrit qu'il est afflige "de le voir rentrer de plus en plus dans les idees revolutionnaires". Mais des que le tentateur revient, Mirabeau se modere et se calme. Apres les journees des 5 et 6 octobre (auxquelles il ne prit aucune part, puisqu'il passa ces deux jours chez La Marck), il remit a celui-ci un memoire pour _Monsieur_, ou il conseille au roi de se retirer en Normandie, d'y appeler l'Assemblee, et dans ses conversations avec son ami, il va jusqu'a demander et appeler de ses voeux la guerre civile "qui retrempe les ames". Tout le mois d'octobre se passe en intrigues; on lui laisse entrevoir le ministere, et neanmoins la reine dit a La Marck: "Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour etre reduits a la penible extremite de recourir a Mirabeau." Cependant, il a besoin d'une grande place tres lucrative. On lui propose l'ambassade de Constantinople: il refuse. La Fayette lui offre cinquante mille francs pris sur la partie de la liste civile dont il a la disposition. Mais ce qu'il veut, c'est le ministere. Enfin il va faire sauter Necker sur la question des subsistances et il espere le remplacer, quand ses esperances sont a jamais brisees par le decret de l'Assemblee du 7 novembre 1789, qui interdit l'acces du ministere aux deputes. A cette occasion, il prononca un discours eloquent, ironique, desespere. Apres avoir brievement resume sa doctrine et montre l'utilite d'un ministere pris dans le Parlement, il declara ces principes si evidents que la proposition devait avoir un but secret, qu'elle devait viser ou l'auteur de la motion ou lui-meme: "Je dis d'abord l'auteur de la motion, parce qu'il est possible que sa modestie embarrassee ou son courage mal affermi aient redoute quelque grande marque de confiance, et qu'il ait voulu se menager le moyen de la refuser en faisant admettre une exclusion generale. (Ironie ecrasante: il s'agit d'un Blin!) .... Voici donc, Messieurs, l'amendement que je vous propose: c'est de borner l'exclusion demandee a M. de Mirabeau, depute des communes de la senechaussee d'Aix." Quel commentaire a ce discours que la lecture des lettres de Mirabeau de septembre a octobre, dont chaque ligne exprime son desir fievreux d'etre ministre! Le decret de l'Assemblee fut pour lui un coup terrible. C'est en mars 1790 que la cour se decide enfin a faire demander a La Marck par l'intermediaire de Mercy-Argenteau, de revenir en France (il etait aux Pays-Bas), et d'offrir a Mirabeau, non pas le ministere, mais la fonction de conseiller secret. Menee a l'insu du cabinet, la negociation aboutit, et Mirabeau remet un plan ecrit (10 mars 1790): il s'agit surtout de faire evader le roi et de traiter avec La Fayette, ou de l'ecarter et de le perdre. La reine, enchantee, offre de payer les dettes de Mirabeau, 208.000 livres. Le roi remet a La Marck, pour Mirabeau, quatre bons de 250.000 livres chacun, payables a la fin de la legislature. Mirabeau ne devait jamais toucher ce million, puisqu'il mourut avant cette date; mais il toucha des appointements fixes de 6.000 francs par mois, plus 300 francs pour son secretaire et confident De Comps. Quand ces conditions furent fixees, "il laissa echapper, dit La Marck, une ivresse de bonheur, dont l'exces je l'avoue m'etonna un peu". Il prit, malgre les representations de La Marck, un grand train de maison, chevaux, domestiques, table ouverte, et fit des achats considerables de livres rares, dont il avait la passion. Enfin, le 3 juillet 1790, il eut avec la reine, a Saint-Cloud, une entrevue secrete dont il sortit enthousiasme pour "la fille de Marie-Therese ... le seul homme que le roi ait pres de lui". Il remit des notes secretes pleines de conseils conformes a sa politique machiavelique, poussant le roi a renvoyer Necker, ce qu'on voulait bien, et a l'appeler lui-meme au ministere, ce qu'on ne voulait a aucun prix. Il dut le comprendre, se resigna a son role mysterieux et resta le chef d'une camarilla obscure. Il voulait du moins que son autorite fut, sinon apparente, du moins serieuse et durable, et il proposait en ces termes la formation d'un _ministere secret_: "Puisqu'on est reduit a choisir de nouveaux ministres, on doublerait sur-le-champ leurs forces, ou plutot on aurait un _ministere secret_ a l'abri des orages, susceptible d'une grande duree, propre a correspondre et avec la cour et avec les conseillers du dehors, capable des combinaisons les plus habiles, et dont les ministres, sans que leur amour-propre en fut blesse, ne seraient que les organes; car l'art de s'emparer de l'esprit des chefs, l'art de les maitriser sans qu'ils le voulussent, sans meme qu'ils s'en doutassent, serait le premier trait d'habilete des hommes dont je veux parler.... De tels hommes pourraient avoir les rapports les plus etendus, sans qu'aucune de leurs liaisons eveillat la mefiance. Livres a une longue carriere, ils conserveraient, d'un ministere a l'autre, le fil des memes idees, des memes projets, et l'on pourrait enfin etablir l'art de gouverner sur des bases permanentes." Il n'obtint meme pas ce ministere secret, il ne fut meme pas un conseiller ecoute; on lisait ses _notes_ et on n'en tenait pas compte; on ne comprenait meme pas a quel grand politique on avait affaire. "Eh quoi! disait-il amerement, en nul pays du monde la balle ne viendra-t- elle donc au joueur?" Et voici comment il appreciait cette cour a laquelle il se vendait: "Du cote de la cour, oh! quelles balles de coton! quels tatonneurs! quelle pusillanimite! quelle insouciance! quel assemblage grotesque de vieilles idees et de nouveaux projets, de petites repugnances et de desirs d'enfants, de volontes et de _nolontes_, d'amour et de haines avortees!... Ils voudraient bien trouver, pour s'en servir, des etres amphibies qui, avec le talent d'un homme, eussent l'ame d'un laquais." Il meprise ceux qui sont aux affaires: "Jamais des animalcules plus imperceptibles n'essayerent de jouer un plus grand drame sur un plus vaste theatre. Ce sont des cirons qui imitent les combats des geants." Quant a l'Assemblee, dont il ne peut obtenir l'estime, il la hait et, dans son grand memoire de decembre 1790, qui est tout un plan de gouvernement par la corruption, il indique cyniquement les moyens de perdre l'Assemblee trop populaire: "J'indiquerai, dit-il, quelques moyens de lui tendre des pieges pour devoiler ceux qu'elle prepare a la nation; d'embarrasser sa marche pour montrer son impuissance et sa faiblesse; d'exciter sa jalousie pour eveiller celle des corps administratifs; enfin, de lui faire usurper de plus en plus tous les pouvoirs pour faire redouter sa tyrannie." Ici, ne craignons pas de le dire, il est un traitre, et il excuse d'avance ceux qui expulseront ses cendres du Pantheon. Ainsi, conseiller secret de la cour, mais conseiller a demi dedaigne, orateur _paye, mais non vendu_, en ce sens qu'il ne changeait pas d'opinion pour de l'argent, mais qu'il recevait le salaire de ses services, aprement desireux d'etre ministre et desesperant de le devenir, a la fin ennemi haineux de cette assemblee dont il ne pouvait forcer la confiance, tel il fut depuis le 10 mars 1790 jusqu'a sa mort, et c'est a cette lumiere qu'il faut lire ses discours. En voici trois, que nous examinerons rapidement a ce point de vue: le discours sur le droit de paix et de guerre (20 et 22 mai 1790); le discours sur l'adoption du drapeau tricolore (21 octobre 1790), et le discours sur le projet de loi relatif aux emigres (28 fevrier 1791). On sait dans quelles circonstances la discussion fut ouverte sur le droit de paix et de guerre. L'Angleterre armait contre l'Espagne: le ministere francais, alleguant le pacte de famille, demanda les fonds necessaires pour armer quatorze vaisseaux. Mais a qui appartient le droit de declarer la guerre? A la nation, d'apres Lameth, Barnave et les patriotes. Au roi, d'apres Mirabeau, et il prononce un discours confus, embarrasse, louche, ou il met en lumiere, l'inconvenient d'accorder ce droit au Corps legislatif: "Voyez les assemblees politiques; c'est toujours sous le charme de la passion qu'elles ont decrete la guerre. Vous le connaissez tous, le trait de ce matelot qui fit, en 1740, resoudre la guerre de l'Angleterre contre l'Espagne. _Quand les Espagnols m'ayant mutile, me presenterent la mort, je recommandai mon ame a Dieu et ma vengeance a ma patrie_. C'etait un homme bien eloquent que ce matelot; mais la guerre qu'il alluma n'etait ni juste ni politique: ni le roi d'Angleterre ni les ministres ne la voulaient; l'emotion d'une assemblee, quoique moins nombreuse et plus assouplie que la notre aux combinaisons de l'insidieuse politique, en decida.... "Ecartons, s'il le faut, les dangers des dissensions civiles. Eviterez- vous aussi facilement celui des lenteurs des deliberations sur une telle matiere? Ne craignez-vous pas que votre force publique ne soit paralysee, comme elle l'est en Pologne, en Hollande et dans toutes les Republiques? Ne craignez-vous pas que cette lenteur n'augmente encore, soit parce que notre constitution prend insensiblement les formes d'une grande confederation, soit parce qu'il est inevitable que les departements n'acquierent une grande influence sur le Corps legislatif? Ne craignez-vous pas que le peuple, etant instruit que ses representants declarent la guerre en son nom, ne recoive par cela meme une impulsion dangereuse vers la democratie, ou plutot l'oligarchie; que le voeu de la guerre et de la paix ne parte du sein des provinces, ne soit compris bientot dans les petitions, et ne donne a une grande masse d'hommes toute l'agitation qu'un objet aussi important est capable d'exciter? Ne craignez-vous pas que le Corps legislatif, malgre sa sagesse, ne soit porte a franchir lui-meme les limites de ses pouvoirs par les suites presque inevitables qu'entraine l'exercice du droit de la guerre et de la paix? Ne craignez-vous pas que, pour seconder le succes d'une guerre qu'il aura votee, il ne veuille influer sur sa direction, sur le choix des generaux, surtout s'il peut leur imputer des revers, et qu'il ne porte sur toutes les demarches du monarque cette surveillance inquiete qui serait par le fait un second pouvoir executif? "Ne comptez-vous encore pour rien l'inconvenient d'une assemblee non permanente, obligee de se rassembler dans le temps qu'il faudrait employer a deliberer; l'incertitude, l'hesitation qui accompagneront toutes les demarches du pouvoir executif, qui ne saura jamais jusqu'ou les ordres provisoires pourront s'etendre; les inconvenients meme d'une deliberation publique sur les motifs de faire la guerre ou la paix, deliberations dont tous les secrets d'un Etat (et longtemps encore nous aurons de pareils secrets) sont souvent les elements?" Le roi aura donc le droit de paix et de guerre, mais avec l'obligation de convoquer aussitot le Corps legislatif, qui siegera pendant toute la guerre et reunira aupres de lui la garde nationale. Or, quel etait le but de Mirabeau en prononcant ce discours? De trancher une question de "metaphysique" gouvernementale? Il la jugeait sans doute peu importante. Mais, attache a la cour depuis le 10 mars, il cherchait a realiser les plans secrets qu'il lui soumettait. Tous ces plans se resument en ceci: que le roi se retire dans une place forte, et qu'entoure de l'armee il commence, s'il le faut, cette guerre civile "qui retrempe les ames". En attribuant au roi le droit de paix et de guerre, Mirabeau ne songe qu'a lui donner le commandement de la force armee. La Marck l'avoue: "L'autorite du roi, dit-il, ne pouvait etre retablie que par la force armee; il fallait donc mettre cette force a sa disposition. L'opinion de Mirabeau sur le droit de paix et de guerre, qui est sans doute, de tous ses travaux legislatifs, celui qui lui a fait le plus d'honneur, n'avait pas d'autre but." Ce n'est pas sans hesitations que Mirabeau s'etait decide a cette demarche, exigee sans doute par la cour, et dont il sentait toute la gravite. La veille il avait sonde les dispositions de ses ennemis, les Triumvirs. "Il etait venu, dit Alexandre de Lameth, s'asseoir sur le banc immediatement au-dessus du mien, afin de pouvoir causer avec moi. --Eh bien! lui dis-je, nous allons donc etre demain en dissentiment, car on assure que le decret que vous proposerez ne sera guere dans les principes....--Qui a pu vous dire cela? Je n'ai communique mon projet a personne.--Si l'on ne m'a pas dit la verite, il ne tient qu'a vous de me detromper; montrez-le moi.--Si vous voulez nous coaliser, j'y consens, repond Mirabeau en se penchant vers moi.--Mais nous sommes tous coalises, repris-je a mon tour, car si vous voulez sincerement la liberte et le bien public, vous nous trouverez toujours a cote de vous. --Ce n'est pas ici le lieu de nous expliquer, ajouta-t-il; mais, si vous voulez aller dans le jardin des Feuillants, je vous y suivrai." Je m'y rendis, et il vint promptement m'y rejoindre. Il me fit lire son decret; je ne le trouvais point clair, je le combattis. Il repliqua par l'exposition de ses motifs. Nous ne pumes nous accorder et, comme il n'etait pas sans inconvenient d'etre apercu en conversation suivie avec Mirabeau, je lui proposai de se rendre le soir chez Laborde, ou il me trouverait avec Duport et Barnave." La on chercha a seduire Mirabeau en lui offrant toute la gloire de la prochaine discussion. Il paraissait tente, mais repetait qu'il avait des engagements, et disait qu'il _avait fait le calcul des voix_, qu'il etait sur de la victoire. On sait comment, au contraire, il fut vaincu par Barnave, mais sut se menager une retraite en faisant remettre la discussion au lendemain, et, le lendemain, obtint un succes d'eloquence qui masqua sa defaite. Il fit plus: il trouva moyen de desavouer et d'alterer son discours pour ressaisir la popularite qui lui echappait. Impopulaire en effet, il etait perdu, et la cour le repoussait dedaigneusement. Or, quand on sut au dehors dans quel sens il avait parle, ce fut une explosion de surprise et de douleur. C'est alors qu'on cria dans les rues le fameux libelle: _Grande trahison decouverte du comte de Mirabeau_, ou on disait: "Prends garde que le peuple ne fasse distiller dans ta gueule de vipere de l'or, ce nectar brulant, pour eteindre a jamais la soif qui te devore; prends garde que le peuple ne promene ta tete, comme il a porte celle de Foullon, dont la bouche etait remplie de foin. Le peuple est lent a s'irriter, mais il est terrible quand le jour de sa vengeance est arrive; il est inexorable, il est cruel ce peuple, a raison de la grandeur des perfidies, a raison des esperances qu'on lui fait concevoir, a raison des hommages qu'on lui a surpris." Effraye de son impopularite naissante, il modifia son discours pour l'impression et l'envoya, ainsi modifie, aux 83 departements. Dans le texte du _Moniteur_, il deniait formellement au Corps legislatif le droit de deliberer directement sur la paix et sur la guerre; dans le texte destine aux departements, il deplacait la question et se demandait seulement s'il etait juste que le Corps legislatif deliberat _exclusivement_, et se bornait a proposer que le roi concourut a la declaration de guerre. Mirabeau, evidemment, se retractait, mais ne voulait point paraitre le faire. Alexandre de Lameth publia alors une brochure intitulee: _Examen du discours du comte de Mirabeau sur la question du droit de paix et de guerre_, par Alexandre Lameth, depute a l'Assemblee nationale, juin 1790. Il y devoile la mauvaise foi de Mirabeau et publie, en deux colonnes paralleles, les deux editions de son discours, en soulignant les passages modifies. Voici quelques-uns de ces passages: Dans son discours, Mirabeau avait dit que les hostilites de fait etaient la meme chose que la guerre, et que le Corps legislatif, ne pouvant empecher ces hostilites, ne pouvait empecher la guerre. Il imprime maintenant _etat de guerre_ partout ou il avait mis _guerre_ et il prend _etat de guerre_ dans le sens d'_hostilite de fait_, disant que si le Parlement ne peut pas empecher l'etat de guerre, il peut empecher la guerre, mais a condition d'etre d'accord avec le roi, ce qui est juste l'oppose de ce qu'il avait dit a la tribune. Dans la premiere edition on lit: "Faire deliberer directement le Corps legislatif sur la paix et sur la guerre..., ce serait faire d'un roi de France un stathouder, etc." 2e ed.: "Faire deliberer _exclusivement_ le Corps legislatif, etc." 1re ed.: "Ce serait choisir, entre deux delegues de la nation celui qui... est cependant le moins propre sur une telle matiere a prendre des deliberations utiles." 2e ed.: "... celui qui ne peut cependant prendre seul et exclusivement de l'autre des deliberations utiles sur cette matiere." Ces contradictions peu honorables s'expliquent d'elles-memes sans se justifier, si l'on connait la politique secrete de Mirabeau, qui est de tromper le peuple pour son bien, c'est-a-dire pour le roi, puisque le roi, c'est le peuple. C'est pour reconquerir cette popularite qui lui echappe et pour masquer sa servitude que, parfois, il retrouve des accents de tribun, et, oubliant son role d'homme paye, soulage sa conscience par une magnifique apologie de la Revolution. Tel il apparait quand, le 21 octobre 1790, il glorifie avec colere le drapeau tricolore que l'on hesitait a substituer au drapeau blanc sur la flotte nationale: "He bien, parce que je ne sais quel succes d'une tactique frauduleuse dans la seance d'hier a gonfle les coeurs contre-revolutionnaires, en vingt-quatre heures, en une nuit, toutes les idees sont tellement subverties, tous les principes sont tellement denatures, on meconnait tellement l'esprit public, qu'on ose dire a vous-memes, a la face du peuple qui nous entend, qu'il est des prejuges antiques qu'il faut respecter, comme si votre gloire et la sienne n'etaient pas de les voir aneantir, ces prejuges qu'on reclame! Qu'il est indigne de l'Assemblee nationale de tenir a de telles bagatelles, comme si la langue des signes n'etait pas partout le mobile le plus puissant pour les hommes, le premier ressort des patriotes et des conspirateurs, pour le succes de leur federation ou de leurs complots! On ose, en un mot, vous tenir froidement un langage qui, bien analyse, dit precisement: Nous nous croyons assez forts pour arborer la couleur blanche, c'est-a-dire la couleur de la contre-revolution ... (_Murmures violents de la partie droite; les applaudissements de la gauche sont unanimes_), a la place des odieuses couleurs de la liberte! Cette observation est curieuse sans doute, mais son resultat n'est pas effrayant. Certes, ils ont trop presume.... (_Au cote droit:_) Croyez-moi, ne vous endormez pas dans une si perilleuse securite, car le reveil serait prompt et terrible!... (_Au milieu des applaudissements et des murmures, on entend ces mots: C'est le langage d'un factieux._) "Calmez-vous, car cette imputation doit etre l'objet d'une controverse reguliere; nous sommes contraires en faits; vous dites que je tiens le langage d'un factieux. (_Plusieurs voix de la droite: Oui! oui!_) "Monsieur le president, je demande un jugement, et je pose le fait.... (_Murmures._) Je pretends, moi, qu'il est, je ne dis pas irrespectueux, je ne dis pas inconstitutionnel, je dis profondement criminel de mettre en question si une couleur destinee a nos flottes peut etre differente de celle que l'Assemblee nationale a consacree, que la nation, que le roi ont adoptee, peut etre une couleur suspecte et proscrite! Je pretends que les veritables factieux, les veritables conspirateurs sont ceux qui parlent des prejuges qu'il faut menager, en rappelant nos antiques erreurs et les malheurs de notre honteux esclavage? (_Applaudissements._) "Non, Messieurs, non! leur sotte presomption sera decue; leurs sinistres presages, leurs hurlements blasphemateurs seront vains! Elles vogueront sur les mers, les couleurs nationales! Elles obtiendront le respect de toutes les contrees, non comme le signe des combats et de la victoire, mais comme celui de la sainte confraternite des amis de la liberte sur toute la terre, et comme la terreur des conspirateurs et des tyrans!..." Vertement tance par son ami La Marck pour cette sortie "demagogique", il lui repond avec orgueil: "Hier, je n'ai point ete un demagogue; j'ai ete un grand citoyen, et peut-etre un habile orateur. Quoi! ces stupides coquins, enivres d'un succes de pur hasard, nous offrent tout platement la contre-revolution, et l'on croit que je ne tonnerai pas! En verite, mon ami, je n'ai nulle envie de livrer a personne mon honneur et a la cour ma tete. Si je n'etais que politique, je dirais: "J'ai besoin que ces gens-la me craignent". Si j'etais leur homme, je dirais: "Ces gens- la ont besoin de me craindre". Mais je suis un bon citoyen, qui aime la gloire, l'honneur et la liberte avant tout, et, certes, Messieurs du retrograde me trouveront toujours pret a les foudroyer." Helas! une des causes de cette grande colere, c'etait aussi qu'il avait appris que la course faisait conseiller, a son insu, par Bergasse. Blesse, indigne, il fut pour un instant l'homme que le peuple croyait voir en lui. Mais cet acces d'independance tomba vite; on revint a lui, et il se justifia, s'excusa: "Mon discours, ecrit-il a la cour, qu'une attaque violente rendit tres vif, c'est-a-dire tres oratoire, fut cependant tourne tout entier vers l'eloge du monarque. Voila ma conduite; qu'on la juge!" Des lors, le _ministre secret_ resta docile et ne prononca plus de discours revolutionnaires. Il rendit a l'Assemblee mepris pour mepris, toujours soupconne, toujours applaudi, s'enfoncant davantage dans les intrigues secretes et se faisant l'illusion qu'on allait executer ses plans. Quand le Comite de constitution proposa une loi contre les emigres, il s'eleva avec force contre cette loi qui, a ses yeux, avait surtout l'inconvenient de mettre entre les mains de l'Assemblee une prerogative du pouvoir executif. Il combattit la motion avec hauteur: "La formation de la loi, dit-il, ne pouvant se concilier avec les exces, de quelque espece qu'ils soient, l'exces du zele est aussi peu fait pour preparer la loi que tous autres exces. Ce n'est pas l'indignation qui doit proposer la loi, c'est la reflexion, c'est la justice, c'est surtout elle qui doit la porter; vous n'avez pas voulu faire a votre comite de constitution l'honneur que les Atheniens firent a Aristide, vous n'avez pas voulu qu'il fut le propre juge de la moralite de son projet de loi; mais le fremissement qui s'est manifeste dans l'Assemblee en l'entendant a montre que vous etiez aussi bons juges de cette moralite qu'Aristide lui-meme, et que vous aviez bien fait de vous en reserver la juridiction. Je ne ferai pas a l'Assemblee cette injure, de croire qu'il soit necessaire de demontrer que les trois articles qu'il vous propose auraient pu trouver une digne place dans le code de Dracon, mais que certes ils n'entreront jamais dans les decrets de l'Assemblee nationale de France. "Ce que j'entreprendrais de demontrer peut-etre, si la discussion portait sur cet aspect de la question, c'est que la barbarie meme de la loi qu'on vous propose est la plus haute preuve de l'impraticabilite de cette loi. (_On crie d'une partie du cote gauche: non; et applaudissements du reste de la salle._) J'entreprendrai de demontrer et je le ferai, si l'occasion s'en presente, que nul autre mode legal, puisqu'on veut donner cette epithete de legal, puisqu'on l'a donnee jusqu'ici du moins a toutes les promulgations faites par les autorites legitimes, et qu'aucun autre mode legal qu'une commission dictatoriale n'est possible contre les emigrations. Certes je n'ignore pas qu'il est des cas urgents, qu'il est des situations critiques ou des mesures de police sont indispensablement necessaires, meme contre les principes, meme contre les lois recues: c'est la la dictature de la necessite. Comme la societe ne doit etre consideree alors que comme un homme tout- puissant dans l'etat de nature, certes, cette mesure de police doit etre prise, on n'en doute pas. Or le corps legislatif formera la loi; des lors que cette proposition aura recu la sanction du controleur de la loi ou du chef supreme de la police sociale, nul doute que cette mesure de police ne soit aussi sacree, tout aussi legitime, tout aussi obligatoire que toute autre ordonnance sociale. Mais entre une mesure de police et une loi, il est une distance immense; et vous le sentez assez, sans que j'aie besoin de m'expliquer davantage. "Messieurs, la loi sur les emigrations est, je le repete, une chose hors de votre puissance, d'abord en ce qu'elle est impraticable, c'est-a-dire infaisable; et il est hors de votre sagesse de faire une loi que vous ne pouvez pas faire executer, et je declare que moi-meme, en anarchisant toutes les parties de l'empire, il m'est prouve, par la serie d'experiences de toutes les histoires, de tous les temps et de tous les gouvernements, que, malgre l'execution la plus tyrannique, la plus concentree dans les mains des Busiris, une loi contre les emigrants a toujours ete inexecutee, parce qu'elle a toujours ete inexecutable. (_Applaudissements, murmures._) Une mesure de police statuee et mise a execution par une autorite legitime est sans doute dans votre puissance. "Il resterait a examiner s'il est dans votre devoir, c'est-a-dire s'il est utile et convenable, si vous voulez appeler et retenir en France les hommes autrement que par le benefice des lois, autrement que par le seul attrait de la liberte. Car, encore une fois, de ce que vous pouvez prendre une mesure, il ne s'ensuit pas que vous deviez statuer sur cette mesure de police; c'est donc une toute autre question, et si je m'etendais davantage sur ce point, je ne serais plus dans la question. La question est de savoir si le projet que propose le comite est deliberable, et je le nie. Je le nie, declarant que, dans mon opinion personnelle (ce que je demanderais a developper, si j'en trouvais l'occasion), je serais, et j'en fais serment, delie a mes propres yeux de tout serment de fidelite envers ceux qui auraient eu l'infamie d'etablir une inquisition dictatoriale. (_Applaudissements; murmures du cote gauche._) "Certes, la popularite que j'ai ambitionnee (_murmures a gauche_), et dont j'ai eu l'honneur de jouir comme un autre, n'est pas un faible roseau, c'est un chene dont je veux enfoncer la racine en terre, c'est- a-dire dans l'imperturbable base des principes de la raison et de la justice. "Je pense que je serais deshonore a mes propres yeux, si, dans aucun moment de ma vie, je cessais de repousser avec indignation le droit, le pretendu droit de faire une loi de ce genre: entendons-nous; je ne dis pas de statuer sur une mesure de police, mais de faire une loi contre les emigrations et les emigrants: je jure de ne lui obeir dans aucun cas, si elle etait faite. J'ai l'honneur de vous proposer le decret suivant: "L'Assemblee nationale, oui le rapport de son Comite de constitution, considerant qu'aucune loi sur les emigrants ne peut se concilier avec les principes de sa Constitution, passe a l'ordre du jour." (_Grands murmures du cote gauche._) Dans cette phrase souvent repetee: _Je jure de ne lui obeir en aucun cas_, la lecture des notes secretes nous montre autre chose qu'une figure oratoire. Mirabeau tendait a deconsiderer les decrets de cette Assemblee qu'il voulait perdre et ruiner, parce qu'elle repugnait a sa politique contre-revolutionnaire. Ce discours est la formule parlementaire des theories dont il entretenait le comte de La Marck et la reine. Nous avons dit que ce n'etait pas aux principes de la morale eternelle, a la conscience humaine, que Mirabeau demandait son inspiration oratoire. Met-il en lumiere une seule grande verite dans les discours que nous avons cites? La forme est vehemente, le fonds est une serie d'arguments ingenieusement combines, mais tous empruntes au sentiment de l'interet. Prenons maintenant le discours le plus celebre de Mirabeau, et, dans ce discours, les passages que l'on cite comme chefs-d'oeuvre d'eloquence. Deux emprunts successifs avaient echoue. Necker propose un plan de finances realisant diverses economies, mais dont la mesure la plus grave etait un impot provisoire d'un quart du revenu. Mirabeau, tres habilement, propose de voter ce plan auquel on n'a rien a substituer immediatement, et d'en laisser la responsabilite au ministre (26 septembre 1789): ".... Deux siecles de depredation, dit Mirabeau, et de brigandages ont creuse le gouffre ou le royaume est pres de s'engloutir; et il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien! voici la liste des proprietaires francais: choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens, mais choisissez; car ne faut-il pas qu'un petit nombre perisse pour sauver la masse du peuple? Allons, ces deux mille notables possedent de quoi combler le deficit; ramenez l'ordre dans vos finances, la paix et la prosperite dans le royaume; frappez, immolez sans pitie ces tristes victimes, precipitez-les dans l'abime; il va se refermer.... Vous reculez d'horreur ... hommes inconsequents, hommes pusillanimes! Eh! ne voyez-vous donc pas qu'en decretant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inevitable sans la decreter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel; car, enfin, cet horrible sacrifice ferait du moins disparaitre le _deficit_. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas paye, que vous ne devrez plus rien? Croyez-vous que les milliers, les millions d'hommes qui perdront en un instant, par l'explosion terrible ou par ses contre- coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-etre leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime? Contemplateurs stoiques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France; impassibles egoistes qui pensez que les convulsions du desespoir et de la misere passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, etes-vous bien surs que tant d'hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre, ni la delicatesse?... Non, vous perirez, et dans la conflagration universelle que vous ne fremissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos detestables jouissances.... Votez donc ce subside extraordinaire; puisse-t-il etre suffisant! Votez- le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non eclaires, vous n'en avez pas sur sa necessite, et sur notre impuissance a le remplacer, immediatement du moins. Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que nous serions comptables de tout delai. Gardez-vous de demander du temps, le malheur n'en accorde jamais.... Eh! Messieurs, a propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles, ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguere ces mots forcenes: _Catilina est aux portes de Rome, et l'on delibere!_ Et certes, il n'y avait autour de nous ni Catilina, ni perils, ni factions, ni Rome.... Mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est la; elle menace de consumer, vous, vos proprietes, votre honneur ... et vous deliberez!" Le succes de Mirabeau fut prodigieux. "Il parlait, dit son collegue, le marquis de Ferrieres, avec cet enthousiasme qui maitrise le jugement et les volontes. Le silence du recueillement semblait lier toutes les pensees a des verites grandes et terribles. Le premier sentiment fit place a un sentiment plus imperieux; et comme si chaque depute se fut empresse de rejeter de sur sa tete cette responsabilite redoutable dont le menacait Mirabeau, et qu'il eut vu tout a coup devant lui l'abime du deficit appelant ses victimes, l'Assemblee se leva tout entiere, demanda d'aller aux voix et rendit a l'unanimite le decret." Assurement, ce discours si brillant, si anime, si rapide, n'est pas exempt de rhetorique; mais la rhetorique ne deplaisait pas toujours aux Constituants, et l'_air de bravoure_ qu'on leur chanta les souleva de leurs bancs. S'ils se laisserent aller a l'enthousiasme, c'est que Mirabeau leur demandait tout autre chose que leur confiance, un vote de salut public ou sa personne n'etait pour rien. Ces artistes, ces amateurs de beau langage ne furent-ils pas heureux d'applaudir au talent de l'orateur, sans avoir a donner a l'homme la marque d'estime qu'ils lui avaient toujours refusee? Quoi qu'il en soit, notons que, dans cette belle tirade sur la banqueroute, aucun principe de haute morale ni de haute politique n'est invoque; c'est pourquoi, tout en l'admirant, nous ne craignons pas d'y trouver des traces de declamation. Cet _abime, ces hommes qui reculent_, toute cette rhetorique pouvait etre cachee par l'attitude et le geste; elle parait aujourd'hui et nous empeche d'assimiler cette tirade aux beaux endroits des orateurs antiques. La vraie inspiration de Mirabeau, avons-nous dit, c'est son _moi_. Il est surtout grand, simple, sincere, quand il parle de lui pour se defendre et se louer. Nulle declamation, nulle recherche; rien de factice ou d'apprete. Ecoutez-le, quand il repond a Barnave vainqueur, le 22 mai 1790: "C'est quelque chose, sans doute, pour rapprocher les oppositions, que d'avouer nettement sur quoi l'on est d'accord et sur quoi l'on differe. Les discussions amiables valent mieux pour s'entendre que les insinuations calomnieuses, les inculpations forcenees, les haines de la rivalite, les machinations de l'intrigue et de la malveillance. On repand depuis huit jours que la section de l'Assemblee nationale qui veut le concours de la volonte royale dans l'exercice du droit de la paix et de la guerre est parricide de la liberte publique; on repand les bruits de perfidie, de corruption; on invoque les vengeances populaires pour soutenir la tyrannie des opinions. On dirait qu'on ne peut, sans crime, avoir deux avis dans une des questions les plus delicates et les plus difficiles de l'organisation sociale. C'est une etrange manie, c'est un deplorable aveuglement que celui qui anime ainsi les uns contre les autres des hommes qu'un meme but, un sentiment indestructible, devraient, au milieu des debats les plus acharnes, toujours rapprocher, toujours reunir; des hommes qui substituent ainsi l'irascibilite de l'amour-propre au culte de la patrie, et se livrent les uns les autres aux preventions populaires. "Et moi aussi, on voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe; et maintenant on crie dans les rues: _La grande trahison du comte de Mirabeau_.... Je n'avais pas besoin de cette grande lecon pour savoir qu'il est peu de distance du Capitole a la Roche Tarpeienne; mais l'homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisement pour vaincu. Celui qui a la conscience d'avoir bien merite de son pays, et surtout de lui etre encore utile; celui que ne rassasie pas une vaine celebrite, et qui dedaigne les succes d'un jour pour la veritable gloire; celui qui veut dire la verite, qui veut faire le bien public, independamment des mobiles mouvements de l'opinion populaire, cet homme porte avec lui la recompense de ses services, le charme de ses peines et le prix de ses dangers; il ne doit attendre sa moisson, sa destinee, la seule qui l'interesse, la destinee de son nom, que du temps, ce juge incorruptible qui tait justice a tous. Que ceux qui prophetisaient depuis huit jours mon opinion sans la connaitre, qui calomnient en ce moment mon discours sans l'avoir compris, m'accusent d'encenser des idoles impuissantes au moment ou elles sont renversees, ou d'etre le vil stipendie des hommes que je n'ai pas cesse de combattre; qu'ils denoncent comme un ennemi de la Revolution celui qui peut-etre n'y a pas ete inutile, et qui, cette revolution fut-elle etrangere a sa gloire, pourrait la seulement trouver sa surete; qu'ils livrent aux fureurs du peuple trompe celui qui depuis vingt ans combat toutes les oppressions, qui parlait aux Francais de liberte, de constitution, de resistance, lorsque ses calomniateurs sucaient le lait des cours et vivaient de tous les prejuges dominants: que m'importe? Les coups de bas en haut ne m'arreteront pas dans ma carriere." Cet exorde superbe, digne de l'antique, forca l'admiration des plus implacables ennemis de Mirabeau. La, rien n'a vieilli, tout est vivant parce que tout est vrai. Les memes qualites apparaissent dans la courte apologie qu'il fit de lui-meme a propos des pretendues revelations de l'agent secret, Thouard de Riolles (11 septembre 1790): "Depuis longtemps, dit-il, mes torts et mes services, mes malheurs et mes succes, m'ont egalement appele a la cause de la liberte; depuis le donjon de Vincennes et les differents forts du royaume ou je n'avais pas elu domicile, mais ou j'ai ete arrete pour differents motifs, il serait difficile de citer un fait, un discours de moi qui ne montrat pas un grand et energique amour de la liberte. J'ai vu cinquante-quatre lettres de cachet dans ma famille; oui, Messieurs, cinquante-quatre, et j'en ai eu dix-sept pour ma part: ainsi vous voyez que j'ai ete partage en aine de Normandie. Si cet amour de la liberte m'a procure de grandes jouissances, il m'a donne aussi de grandes peines et de grands tourments. Quoi qu'il en soit, ma position est assez singuliere: la semaine prochaine, a ce que le Comite me fait esperer, on fera un rapport d'une affaire ou je joue le role d'un conspirateur factieux; aujourd'hui on m'accuse comme un conspirateur contre-revolutionnaire. Permettez que je demande la division. Conspiration pour conspiration, procedure pour procedure; s'il faut meme supplice pour supplice, permettez du moins que je sois un martyr revolutionnaire." Inutile de dire que, dans cette circonstance, Mirabeau ne jouait pas la comedie. La Marck s'y trompa cependant et le felicita cyniquement de son habile mensonge. Mais Mirabeau s'indigna que son ami n'eut pas senti la sincerite de son accent. "En verite, mon cher comte, lui ecrivit-il brutalement, je suis bien catin, mais je ne le suis pas a ce point." Quand il se defendit, a propos de la procedure du Chatelet, d'avoir pris part aux journees du 5 et du 6 octobre 1789, son eloquence triste et vehemente produisit une grande impression qu'aujourd'hui encore on ressent en lisant ce long et admirable plaidoyer (2 octobre 1790). L'exorde est un modele de convenance et de dignite: "Ce n'est pas pour me defendre que je monte a cette tribune; objet d'inculpations ridicules dont aucune ne m'est prouvee et qui n'etablirait rien contre moi lorsque chacune d'elles le serait, je ne me regarde point comme accuse; car si je croyais qu'un seul homme de sens (j'excepte le petit nombre d'ennemis dont je tiens a honneur les outrages) put me croire accusable, je ne me defendrais pas dans cette assemblee. Je voudrais etre juge, et votre juridiction se bornant a decider si je dois ou ne dois pas etre soumis a un jugement, il ne me resterait qu'une demande a faire a votre justice, et qu'une grace a solliciter de votre bienveillance: ce serait un tribunal. "Mais je ne puis pas douter de votre opinion, et si je me presente ici, c'est pour ne pas manquer une occasion solennelle d'eclaircir des faits que mon profond mepris pour les libelles et mon insouciance trop grande peut-etre pour les bruits calomnieux ne m'ont jamais permis d'attaquer hors de cette assemblee; qui, cependant, accredites par la malveillance, pourraient faire rejaillir sur ceux qui croiront devoir m'absoudre je ne sais quels soupcons de partialite. Ce que j'ai dedaigne, quand il ne s'agissait que de moi, je dois le scruter de pres quand on m'attaque au sein de l'Assemblee nationale, et comme en faisant partie. "Les eclaircissements que je vais donner, tout simples qu'ils vous paraitront sans doute, puisque mes temoins sont dans cette assemblee, et mes arguments dans la serie des combinaisons les plus communes, offrent pourtant a mon esprit, je dois le dire, une assez grande difficulte. "Ce n'est pas de reprimer le juste ressentiment qui oppresse mon coeur depuis une annee, et que l'on force enfin a s'exhaler. Dans cette affaire, le mepris est a cote de la haine, il l'emousse, il l'amortit, et quelle est l'ame assez abjecte pour que l'occasion de pardonner ne lui semble pas une jouissance! "Ce n'est pas meme la difficulte de parler des tempetes d'une juste revolution sans rappeler que, si le trone a des torts a excuser, la clemence nationale a eu des complots a mettre en oubli; car, puisqu'au sein de l'Assemblee le roi est venu adopter notre orageuse revolution, cette volonte magnanime, en faisant disparaitre a jamais les apparences deplorables que des conseillers pervers avaient donnees jusqu'alors au premier citoyen de l'empire, n'a-t-elle pas egalement efface les apparences plus fausses que les ennemis du bien public voulaient trouver dans les mouvements populaires, et que la procedure du Chatelet semble avoir eu pour premier objet de raviver? "Non, la veritable difficulte du sujet est tout entiere dans l'histoire meme de la procedure; elle est profondement odieuse, cette histoire. Les fastes du crime offrent peu d'exemples d'une sceleratesse tout a la fois si deshonoree et si malhabile. Le temps le saura, mais ce secret hideux ne peut etre revele aujourd'hui sans produire de grands troubles. Ceux qui ont suscite la procedure du Chatelet ont fait cette horrible combinaison que, si le succes leur echappait, ils trouveraient dans le patriotisme meme de celui qu'ils voulaient immoler le garant de leur impunite; ils ont senti que l'esprit public de l'offense tournerait a sa ruine ou sauverait l'offenseur.... Il est bien dur de laisser ainsi aux machinateurs une partie du salaire sur lequel ils ont compte: mais la patrie commande ce sacrifice, et, certes, elle a droit encore a de plus grands. "Je ne vous parlerai donc que des faits qui me sont purement personnels; je les isolerai de tout ce qui les environne. Je renonce a les eclairer autrement qu'en eux-memes et par eux-memes; je renonce, aujourd'hui du moins, a examiner les contradictions de la procedure et ses variantes, ses episodes et ses obscurites, ses superfluites et ses reticences, les craintes qu'elle a donnees aux amis de la liberte et les esperances qu'elle a prodiguees a ses ennemis; son but secret et sa marche apparente; ses succes d'un moment et ses succes dans l'avenir; les frayeurs qu'on a voulu inspirer au trone, peut-etre la reconnaissance que l'on a voulu en obtenir. Je n'examinerai la conduite, les discours, le silence, les mouvements, le repos d'aucun acteur de cette grande et tragique scene; je me contenterai de discuter les trois principales accusations qui me sont faites, et de donner le mot d'une enigme dont votre comite a cru devoir garder le secret, mais qu'il est de mon honneur de divulguer." Ce discours dura plusieurs heures; mais il fut ecoute dans un religieux silence, et l'Assemblee decreta qu'il n'y avait pas lieu a accusation. Jamais, a notre avis, Mirabeau ne fut plus eloquent que dans ce long plaidoyer: c'est que ce jour-la il fut honnete et sincere. _IV.--MIRABEAU A LA TRIBUNE_ Parmi les discours de Mirabeau, il en est beaucoup dont nous savons qu'ils furent non seulement prepares, mais entierement ou presque entierement rediges par des collaborateurs, le marquis de Cazaux, Durovenay, Pellenc, Reybaz et surtout Etienne Dumont. C'est le genie de Mirabeau qui inspirait et coordonnait les travaux. C'est le genie de Mirabeau qui, a la tribune, par l'action et la decision, leur donnait la vie [Note: J'ai longuement etudie cette part de la collaboration dans mon ouvrage sur _Les Orateurs de la Constituante_ (2e ed., Paris, F. Rieder et Cie, 1905-07, in-8 deg., p. 137 a 168).]. Aujourd'hui que les contemporains ont disparu, comment se faire une idee de cette action oratoire? Est-il possible de montrer Mirabeau a la tribune? Pourrions-nous donner autre chose qu'une image de fantaisie? Bornons-nous a citer quelques souvenirs des contemporains. Voici d'abord une impression de femme: "On remarquait surtout, dit Madame de Stael, le comte de Mirabeau, et il etait difficile de ne pas le regarder longtemps, quand on l'avait une fois apercu; son immense chevelure le distinguait entre tous. On eut dit que sa force en dependait comme celle de Samson. Son visage empruntait de l'expression a sa laideur meme; et toute sa personne donnait l'idee d'une puissance irreguliere, mais enfin d'une puissance telle qu'on se la representait dans un tribun du peuple." "Je vais, dit Dulaure, decrire la figure de Mirabeau. Sa stature etait moyenne. Ses membres muscles, ses formes athletiques, correspondaient a la force de son ame. Sa tete volumineuse, couverte d'une chevelure abondante; de plus son visage, dont les ravages de la petite verole avaient deforme les traits, constituaient sa laideur. Mais la largeur de son front, l'evasement de ses temporaux, signes du genie, son oeil vif et percant, la chaleur de son action, embellissaient sa figure, et lui composaient une physionomie eloquente qui subjuguait ses auditeurs, et les disposait d'avance a soumettre leur opinion a la sienne." Vergniaud, dans son _Eloge funebre_ de Mirabeau (p. 23), s'exprime ainsi: "D'abord sa prononciation etait lente, sa poitrine semblait oppressee: on eut dit qu'il travaillait a forger la foudre. Bientot son debit s'animait, des eclairs partaient de ses yeux, sa main menacante balancait d'un geste terrible les honteux destins des ennemis de la patrie. Les voutes du temple retentissaient des sons de sa voix devenue eclatante; il remplissait la tribune de sa majeste, il en etait le dieu." Mais c'est Etienne Dumont qui nous donne les details les plus precis: "Il comptait parmi ses avantages son air robuste, sa grosseur, des traits fortement marques et cribles de petite verole. _On ne connait pas_, disait-il, _toute la puissance de ma laideur_, et cette laideur il la croyait belle. Sa toilette etait fort soignee. Il portait une enorme chevelure artistement arrangee, et qui augmentait le volume de sa tete. _Quand je secoue_, disait-il, _ma terrible hure, il n'y a personne qui osat m'interrompre..._ "A la tribune, il etait immobile. Ceux qui l'ont vu savent que les flots roulaient autour de lui sans l'emouvoir, et que meme il restait maitre de ses passions au milieu de toutes les injures.... Dans les moments les plus impetueux, le sentiment qui lui faisait appuyer sur les mots, pour en exprimer la force, l'empechait d'etre rapide. Il avait un grand mepris pour la volubilite francaise... Il n'a jamais perdu la gravite d'un senateur; et son defaut etait peut-etre un peu d'appret et de pretention a son debut.... "La voix de Mirabeau etait pleine, male, sonore; elle remplissait l'oreille et la flattait [1]; toujours soutenue, mais flexible, il se faisait entendre aussi bien en la baissant qu'en l'elevant; il pouvait parcourir toutes les notes, et prononcait les finales avec tant de soin, qu'on ne perdait jamais ses derniers mots. Sa maniere ordinaire etait un peu trainante. Il commencait avec quelque embarras, hesitait souvent, mais de maniere a exciter l'interet. On le voyait, pour ainsi dire, chercher l'expression la plus convenable, ecarter, choisir, peser les termes, jusqu'a ce qu'il fut anime, et que les soufflets de la forge fussent en fonction." [Note: Arnault parle de la voix _argentine_ de Mirabeau apostrophant Dreux-Breze. (_Souvenir d'un sexagenaire_, t. I, p. 179.)--Mme Roland dit au contraire: "Mirabeau lui-meme, avec la magie imposante d'un noble debit, n'avait pas un timbre flatteur ni la prononciation la plus agreable." (_Memoires particuliers_, IIIe partie.)--Voir aussi, sur Mirabeau a la tribune, le temoignage du jeune Thibaudeau (le futur conventionnel), dans son ecrit posthume: _Biographie et Memoires_.] On voit combien Victor Hugo a tort de pretendre que Mirabeau se demenait a la tribune et faisait de grands gestes: "Malheur a l'interrupteur! s'ecrie le poete. Mirabeau fondait sur lui, le prenait au ventre, l'enlevait en l'air, le foulait aux pieds. Il allait et venait sur lui, il le broyait, il le pilait. Il saisissait dans sa parole l'homme tout entier, quel qu'il fut, grand ou petit, mechant ou nul, boue ou poussiere, avec sa vie, avec son caractere, avec son ambition, avec ses vices, avec ses ridicules; il n'omettait rien, il n'epargnait rien, il ne manquait rien; il cognait desesperement son ennemi sur les angles de la tribune; il faisait trembler, il faisait rire; tout mot portait coup, toute phrase etait fleche, il avait la furie au coeur; c'etait terrible et superbe, c'etait une colere bonne." Au contraire, Mirabeau repondait tres mal aux objections. C'etait la son point faible. "Ce qui lui manquait, dit Etienne Dumont, comme orateur politique, c'etait l'art de la discussion dans les matieres qui l'exigeaient: il ne savait pas embrasser une suite de raisonnements et de preuves; il ne savait pas refuter avec methode; aussi, etait-il reduit a abandonner des motions importantes lorsqu'il avait lu son discours, et apres une entree brillante, il disparaissait et laissait le champ a ses adversaires; ce defaut tenait en partie a ce qu'il embrassait trop et ne meditait pas assez. Il s'avancait avec un discours qu'on avait fait pour lui, et sur lequel il avait peu reflechi: il ne s'etait pas donne la peine de prevoir les objections et de discuter les details; aussi etait-il bien inferieur sous ce rapport a ces athletes que nous voyons dans le parlement d'Angleterre." Les coleres leonines que prete a Mirabeau la legende inventee par Victor Hugo n'ont jamais existe que dans l'imagination du poete. Mirabeau etait toujours calme et grave. Son sang-froid etait imperturbable, et Etienne Dumont en cite un exemple etonnant: "Ce qui est incroyable, c'est qu'on lui faisait parvenir au pied de la tribune, et a la tribune meme, de petits billets au crayon; qu'il avait l'art de lire ces notes tout en parlant, et de les introduire dans le corps de son discours avec la plus grande facilite. Garat le comparait a ces charlatans qui dechirent un papier en vingt pieces, l'avalent aux yeux de tout le monde, et le font ressortir tout entier." On sait maintenant tout ce que les contemporains nous ont dit de precis sur le physique et l'action de Mirabeau. On sait aussi quelle etait sa politique. On peut entreprendre, avec ce fil conducteur, une lecture qui autrement ennuierait et rebuterait. Nous avons donc atteint notre but, qui etait de mettre le lecteur a meme de gouter les oeuvres du grand orateur: d'autres les ont jugees et les jugeront mieux et avec plus de loisir que nous ne pouvons le faire dans ce livre. [Illustration] VERGNIAUD _I.--LA JEUNESSE ET LE CARACTERE DE VERGNIAUD_ Pierre-Victurnien Vergniaud appartenait, par son pere et sa mere, a l'ancienne bourgeoisie du Limousin. "Sans posseder une grande fortune, dit son neveu Alluaud, le pere de Vergniaud jouissait d'une honnete aisance, qu'il augmentait avec le produit de ses entreprises." Comme fournisseur des armees du roi, il se trouvait en relations avec l'intendant de la province, Turgot, qui se prit d'amitie avec le petit Vergniaud et l'admit souvent a sa table. L'enfant avait recu dans la maison paternelle une education soignee, sous la direction d'un Jesuite instruit, l'abbe Roby, ami de la famille, homme verse dans les langues anciennes et auteur d'une traduction limousine, en vers burlesques, de l'_Eneide_ de Virgile. Vergniaud entra bientot au college de Limoges, et il etait en troisieme, d'apres une tradition, quand "une fable que le jeune eleve avait composee fit pressentir au celebre administrateur quel serait un jour son talent". Lorsqu'il eut termine avec succes ses cours de mathematiques et ses humanites, Turgot lui procura une bourse au college du Plessis, ou lui-meme avait fait ses etudes. Ce bienfait vint d'autant plus a propos qu'a ce moment-la le pere de Vergniaud eut de grands revers de fortune. La disette de 1770 a 1771 le ruina completement, en l'empechant de tenir ses engagements comme fournisseur des vivres du regiment de cavalerie en garnison a Limoges. Il dut vendre tout ce qu'il avait, "et ne se reserva pour toute ressource, dit Alluaud, que quatre maisons, sur lesquelles la fortune de sa femme etait assise. La valeur de ces maisons representait a peine le montant des dettes qui restaient encore a payer". Cet evenement changea la destinee du jeune Vergniaud. Apres avoir fait sa philosophie au college du Plessis, ou il retrouva son compatriote Gorsas, il dut songer a une carriere ou la pauvrete ne fut pas un obstacle, et il rentra au seminaire. Mais la vocation lui manqua, comme elle avait manque a Turgot lui-meme. Il ne put se devouer a porter toute sa vie un masque sur le visage, et renonca bientot a l'etat ecclesiastique. "Je l'ai pris, ecrivait-il a son beau-frere, sans savoir ce que je faisais; je l'ai quitte parce que je ne l'aimais pas." C'est probablement en 1775 qu'il faut placer la sortie de Vergniaud du seminaire. Il pouvait esperer que son protecteur, alors ministre, lui donnerait les moyens de gagner honorablement sa vie. On sait seulement que Turgot le presenta a Thomas, chez lequel il connut, en 1778, M. Dailly, directeur des vingtiemes, qui lui donna une place de surnumeraire dans ses bureaux, avec la promesse d'une recette en Limousin. Mais il perdit bientot cette place, dont les occupations lui etaient antipathiques, dit son neveu, et, n'osant avouer la verite, il inventa un pretexte, dont sa famille connut bientot la faussete. Il fit alors presenter a son pere, par son beau-frere, ses excuses et ses regrets, mais du ton embarrasse d'un homme qui ne veut pas tout dire. "Quelque chose qu'on ait pu dire a mon pere sur ma conduite, ce ne sont certainement pas les plaisirs qui m'ont detourne de mon devoir." Et il se blame d'avoir recule l'instant ou il ne sera plus un fardeau pour son pere. "C'est assez d'en etre un pour moi-meme; je suis accable par une melancolie qui m'ote l'usage de mes facultes. J'ai beau faire mes efforts pour la cacher aux yeux de ceux que je vois: elle reste toujours. Je vis par convulsion, et mon coeur partage rarement la fausse joie qui se peint sur ma figure. Vous voyez que je vous parle avec franchise. Je vous devoile un caractere qui n'est pas fort aimable, mais qui, j'espere, ne changera pas vos sentiments." Est-ce un Obermann qu'il faut voir dans ce jeune homme de vingt-six ans, a la melancolie pesante, au rire convulsif? Sans doute, on distinguera plus tard, en 1793, sur sa figure si noble, une ombre de tristesse vague et presque philosophique. Mais, en 1779, cet echappe de seminaire rime de petits vers faciles et riants, et semble plus preoccupe de la vie mondaine que de sa propre psychologie. Peut-etre faut-il voir, dans ce cri douloureux, un echo d'un sentiment plus vrai et plus profond que ceux dont il faisait le sujet de ses madrigaux. En tout cas, de 1779 a 1780, Vergniaud semble avoir passe par une crise morale, au sortir de laquelle il sentit la sterilite et le vide de ses annees de jeunesse. Il rougit d'etre encore a la charge des siens, et revint a Limoges en 1780, repenti et confus, mais sans etat et sans dessein. "Son beau-frere, dit M. Alluaud, le surprit un matin improvisant un discours. Etonne de la facilite de son elocution: "Que ne prends-tu donc l'etat d'avocat, lui dit-il, si tu te sens les dispositions necessaires pour y reussir? "--Je ne demanderais pas mieux, repond Vergniaud; mais comment subvenir a ma depense jusqu'a ce que je sois en etat de plaider?--Je t'aiderai." Et cette reponse decida de son avenir. Il alla aussitot faire son droit a Bordeaux, et, en aout 1781, il etait avocat. Le voila sauve, grace au bon Alluaud, grace a Dupaty, qui l'avait connu a Paris chez Thomas, et qui, nomme president a Bordeaux, se l'attacha comme secretaire, aux appointements de 400 livres. Il fit plus, il revela Vergniaud a Vergniaud lui-meme, et, par ses ecrits eleves, par sa conversation superieure a ses ecrits, animee de la belle philosophie humaine du XVIIIe siecle, il elargit le coeur et il feconda l'esprit de celui qui n'etait encore qu'un versificateur et qui, a Bordeaux meme, s'etait rappele au souvenir de son protecteur par un compliment en vers. Oui, quelque chose de la haute bonte de Dupaty a passe dans le genie de Vergniaud, et ce n'est pas la moindre gloire de ce disciple de Montesquieu, litterateur secondaire et oublie, mais philanthrope admirable, d'avoir prepare et nourri l'eloquence du plus grand des Girondins. * * * * * Vergniaud plaida sa premiere cause le 13 avril 1782. Ce n'etait pas sans impatience qu'il avait subi tant de delais, abreges cependant par la faveur de Dupaty. "Je ne vous cache point, ecrivait-il a son beau-frere, des le 13 juillet 1780, que l'habitude d'entendre plaider tous les jours me donne une envie demesuree de me mettre en mesure d'entrer le plus tot possible en lice." Quand enfin il _entre en lice_, quand il a parle, il se sent orateur et ne peut contenir sa joie. "Enfin, mon cher frere, j'ai plaide ce matin...." Il a eu des succes; presque tous les avocats lui ont fait compliment, et M. Dupaty l'a loue. Des lors sa fortune s'annonce. Il ne renonca pas cependant encore a ces exercices de versification qui avaient si souvent charme sa paresse, et, la meme annee, il publia dans le _Mercure de France_ une _Epitre aux astronomes_, signee _Vergniaud, avocat au Parlement de Bordeaux_, badinage en vers libres, a la gloire de deux jolies femmes, Henriette et Nancy. Ce sont, dit le poete, deux astres plus agreables a observer que ceux du firmament; allons les surprendre dans le bocage ou elles se cachent: La, regardez a travers l'ombre Scintiller ces deux yeux fripons, Et sur ces cols si blancs flotter ces cheveux blonds; C'est en vain que la nuit est sombre: Quand on est eclaire du flambeau de l'amour, On voit la nuit comme le jour. Il ne quitta cette veine mediocre qu'une fois depute. Jusqu'en 1791, la litterature l'occupe autant que le barreau. Il est membre de cette brillante academie du Musee qui avait organise des cours publics et des recitations. En 1790, il s'en separe avec eclat, pour fuir l'intolerance des ultra-royalistes, et il fonde, avec Ducos, Fonfrede et un de leurs amis, Furtado, un cercle litteraire qu'on appela ironiquement le _Comite des quatre_. Mais Guadet, Gensonne et d'autres patriotes s'adjoignirent bientot a Vergniaud et se grouperent autour de lui. C'est le noyau de la future Gironde, qui se trouve ainsi avoir une origine litteraire dont elle gardera toujours la marque. Les membres du Musee firent des vers satiriques contre les transfuges. Vergniaud riposta par des epigrammes assez gaies, mais sans grande portee. En pleine maturite, a 37 ans, le gout litteraire de Vergniaud n'etait ni tres pur ni tres eleve. Dans ses papiers, saisis en 1793 et conserves a la bibliotheque de Bordeaux, il y a tout un cahier d'extraits poetiques, dont beaucoup sont copies de sa main et qui denotent les preferences les plus frivoles. On voit aussi qu'il tenta d'ecrire un roman par lettres, une comedie, une bergerie. Mais ce ne sont que des esquisses a peine ebauchees. On lui prete un roman en deux volumes: _Les amants republicains ou les Lettres de Nicias et de Cynire_, qui parut en 1783 et qu'on attribue aussi a J.-P. Deranger de Geneve. Il est probable que Vergniaud y collabora dans une certaine mesure, mais comme reviseur et correcteur du style: le fond, qui est une allusion continuelle a la revolution de Geneve, ne peut etre que d'un Genevois. On y trouve quelques descriptions de la nature, assez notables a cette date ou Bernardin de Saint-Pierre n'avait pas encore paru, mais moins originales qu'on ne pourrait le croire, puisqu'elles sont tres posterieures aux ecrits de Jean-Jacques. De l'emphase, de la fadeur, avec quelque tendresse dans les sentiments, un style colore, tel est le caractere de cette oeuvre mediocre, qui, si Vergniaud y a touche, n'ajoute rien a l'idee que ses vers nous avaient donnee de sa litterature. Ainsi, ce grand orateur, en ses velleites litteraires, ne montra aucune originalite, aucune inspiration un peu virile. Alors que Mirabeau et Brissot abordaient dans leurs ecrits les problemes economiques, et que la plupart de ceux qui devaient briller apres 1789 preparaient deja, chacun dans son milieu, la Revolution, Vergniaud, indolent et gracieux, se laissait aller a la mode, et vivait en bel esprit, content de ses succes mondains et ne semblant pas ecouter la voix sourde, mais deja susceptible de la nation qui se reveillait. * * * * * Nous touchons la au trait dominant de ce caractere, a une apathie que les circonstances seules pouvaient secouer. Pour ce temperament mou, penser etait une fatigue, une lutte. Il preferait rever. Regarder couler l'eau, quel plaisir ineffable! Ainsi debutait une piece de vers composee par lui a Bordeaux et adressee a la famille Deseze. Un jour il arriva chez ses amis a la campagne, avec un gros porte-manteau. "Qu'avez-vous la? lui demanda Mme Deseze.--Des dossiers qu'il me faut etudier ces vacances, repond Vergniaud. Huit jours apres, il faisait ses preparatifs de depart. "Mais vous n'avez pas delie vos paperasses", lui dit Mme Deseze. Vergniaud tire de sa poche deux ecus: "J'ai encore six livres, repond-il: me croyez-vous assez sot pour travailler?" Le procureur Duisabeau racontait aussi "que, destinant un jour deux affaires importantes au jeune avocat, il se rendit dans son cabinet, et lui donnait une idee du premier proces, lorsque Vergniaud, qui baillait depuis un instant, se leve, va ouvrir son secretaire, et, s'apercevant qu'il lui reste encore quelque argent, engage le bienveillant procureur a s'adresser a un autre". M. Vatel, dans l'importante biographie qu'il a consacree a Vergniaud [1], croit que les contemporains prirent pour de la somnolence un travail constant et conscient de meditation interieure. Les esprits distingues qui jugerent Vergniaud ont-ils pu commettre cette meprise grossiere? Mme Roland regrette qu'il lui manque "la tenacite d'un homme laborieux". Etienne Dumont l'appelle "un homme indolent, qui parlait peu et qu'il fallait exciter". Meillan dit: "Il me fallut un jour reveiller son amour-propre par des duretes, pour l'engager a combattre je ne sais quelle proposition atroce qui venait d'etre faite a la tribune." Paganel pretend que la paresse _etait son Armide_. Louvet s'ecrie dans ses memoires: "Digne et malheureux Vergniaud, pourquoi n'as-tu pas plus souvent surmonte ton indolence naturelle?" Enfin Bailleul ajoute un trait de plus: "Apres un admirable discours, il retombait dans son apathie accoutumee; il musait, jouait avec les petits enfants de Boyer- Fonfrede, et le moins enfant des trois n'etait pas celui qu'on pensait." Pour tout le monde il est _l'indolent Vergniaud_. [Note: _Recherches historiques sur les Girondins: Vergniaud, manuscrits, lettres et papiers, pieces pour la plupart inedites, classees et annotees_, Paris, Bordeaux et Limoges, 1873, 2 vol. in-8.] Il faut entendre par la qu'il ne travaillait que par acces, quand la necessite brutale dissipait ses reveries, quand il se sentait touche au vif par une injustice ou eperonne par un danger. Alors, les admirables facultes qui sommeillaient en lui entraient brusquement en jeu; sa torpeur se secouait d'elle-meme; il pensait fievreusement et vite; il faisait beaucoup en peu de temps. C'etait comme une crise qui se denouait a la tribune. Quand il en descendait, on retrouvait le Vergniaud des jours ordinaires, apathique, indulgent, plus fataliste encore qu'imprevoyant, sans haine des personnes, sans crainte des evenements. Il assistait au drame de la Revolution comme un spectateur dans son fauteuil. L'effarement, la trepidation de ses amis le laissaient calme. Il fut imperturbable dans la journee du 10 mars 1793, pret a s'offrir pour le gouffre au 31 mai. Quand ce fut son tour d'aller mourir, il se leva froidement de sa place et se laissa emmener, en continuant je ne sais quel reve commence. Ainsi, nul ne fut plus actif que lui dans les moments ou il preparait ses discours et ou il les debitait; nul ne fut plus insouciant dans les nombreux entr'actes de sa vie politique. Son temperament ne le portait ni a diriger, ni a prevoir. Son role lui semblait etre de parler a la tribune: quand il ne parlait plus, il se considerait comme un acteur dans la coulisse, et il regardait jouer les autres, sans souffler et sans applaudir, comme si sa tache etait finie. Voila pourquoi les nombreux efforts de son genie et ses "cent trente discours" ne le preserverent pas de l'accusation de paresse: il la meritait en partie par les nombreux conges qu'il donnait a son activite. Mais, sans ces conges, qui l'empecherent en effet d'etre un homme d'Etat, son eloquence aurait-elle eu la meme puissance, la meme fraicheur? Si l'historien doit lui reprocher ces abdications volontaires, qui nuisirent a son parti et a la Revolution, le critique litteraire doit-il essayer de les nier ou de les pallier? N'est-ce pas l'originalite de Vergniaud que cette tension subite de son genie, apres de si completes detentes? Cet homme, qui se reveille comme d'un songe pour faire entendre tout a coup une eloquence elevee et poetique, et qui, a la tribune, comme s'il rejetait loin de lui par un brusque effort tous les elements un peu lourds de sa nature, devient sublime et terrible, sait exciter la colere et l'amour, mene a son tour cette tragedie qu'il ecoutait tout a l'heure en spectateur, et dont il est maintenant premier role, n'a-t-il pas donne a ses contemporains, par la magie meme d'une telle metamorphose, des jouissances intellectuelles qu'ils auraient vainement demandees a un autre orateur? N'otons donc pas son indolence a Vergniaud: elle fait partie de son genie et de sa gloire; elle est la condition meme de son eloquence. Admettons seulement que cette indolence n'etait pas tout a fait oisive, qu'un travail latent s'operait dans son ame a son insu, pendant qu'il regardait _couler l'eau_, et que cette secrete preparation aux luttes oratoires, analogue a cette vie interieure de la nuit qui nous rend le lendemain nos idees de la veille plus nettes et plus fortes, etait d'autant plus feconde que lui-meme n'en avait nulle conscience. Aussi, quand le jour venu, il ouvrait en lui les sources mysterieuses de son inspiration, elles se trouvaient toutes remplies, et il y puisait a pleines mains les grandes idees, les belles formes, toute la matiere de son eloquence. Pendant qu'il revait ou qu'il badinait, son oeuvre s'etait comme cristallisee d'elle-meme au plus profond de son ame. De meme, il voyait les evenements sans les regarder; et lui qui se piquait de n'etre pas observateur, recevait et gardait en lui des notions nettes et justes des hommes et des choses de son temps. Quoique son activite, pour ainsi dire exterieure, fut absorbee dans sa jeunesse par des soucis frivoles, il respirait a son insu la philosophie du temps, et il se formait en lui une experience, qu'il ne dirigea pas, mais qui se trouva nourrie et prete la premiere fois qu'il eut a s'occuper de politique. Quand il ecrit de Bordeaux a sa famille, le 6 mai 1780, qu'il ne peut donner de nouvelles, _etant des plus ignorants en politique_, il faut entendre par la, qu'il n'aimait pas a s'enquerir et que le menu detail lui deplaisait. Mais il etait penetre jusqu'au fond, sans qu'il s'en doutat peut-etre, des genereuses coleres qui fermentaient alors dans le coeur du peuple. A-t-il a plaider, en 1790, pour des paysans contre leur ancien seigneur? il lui echappe la peinture de l'etat de la France en 1790, la plus philosophique qu'aucun ecrivain de cette epoque nous ait laissee. C'est donc un caractere complexe et, je crois, mal compris. D'autres traits, plus apparents neanmoins, ont ete meconnus ou exageres. On a vu en lui un epicurien, un viveur. Rien, dans sa correspondance, ne revele chez Vergniaud des vices meme elegants. Tout indique une bonne sante morale et physique, une gaite sociable. S'il ecrit a son beau-frere, en 1789, qu'il craint de perdre une de ses causes, il ajoute: "Nous nous consolerons en buvant du Saint-Emilion." Bailleul nous l'a montre jouant avec les enfants de Fonfrede. "Dis a Vergniaud, ecrit Mme Ducos a son mari, qu'il n'oublie pas la jolie chanson de _Nanette-Nanon_, parce qu'elle servira a endormir notre enfant." Il n'avait nul pedantisme, nulle morgue, mais plutot la fantaisie d'un artiste. Il arrange mal ses affaires; ses dettes le poursuivent toute sa vie; en juillet 1792, il ne sait comment payer son boulanger; president de l'Assemblee legislative, il vit en etudiant pauvre. De sa probite scrupuleuse, il ne faut rien dire. Les hommes de la Revolution n'etaient pas seulement probes; ils etaient, en matiere d'argent, d'une delicatesse presque naive. Ce n'est pas seulement vrai de Vergniaud, mais aussi de Marat, de Robespierre, de Billaud-Varenne, de presque tous. Quand le pere de Vergniaud mourut, il laissa des dettes considerables que son fils dut payer et dont il ne parait pas avoir pu s'acquitter completement. Sa pauvrete ne vient donc pas uniquement de sa nonchalance. Comment se comportait-il sur l'article des femmes, dirait Sainte-Beuve? Il les aima; et nous avons vu, par une de ses lettres, qu'il connut peut-etre la passion. Mais il faut avouer que nous ne savons rien de precis la-dessus, et oublier les belles pages de Lamartine et de Michelet sur ses amours avec Sophie Candeille et sa collaboration a la _Belle fermiere_. Non, la comedienne n'est pas responsable, devant la posterite, des distractions et des absences reprochees a l'orateur par ses amis: il est a peu pres prouve qu'elle ne lui a jamais parle. On a retrouve, dans le dossier des Girondins, des lettres de femme adressees a Vergniaud: elles sont tendres et assez gracieuses. Une personne qui signe E... remercie le conventionnel, alors prisonnier chez lui, de l'avoir choisie pour l'_objet de ses distractions politiques_. Ce sont liaisons legeres et fragiles, qui n'alterent pas son genie oratoire. Il avait le culte de l'amitie, et il eut des amis passionnes Ducos et Boyer-Fonfrede, plus jeunes que lui, se disaient ses eleves et le regardaient comme un pere. Ils voulurent mourir pour lui et avec lui. Ses deux qualites eminentes etaient la franchise et la modestie. Baudin (des Ardennes), dans son eloge officiel des Girondins, montre "ce Vergniaud si modeste, si parfaitement etranger a toute intrigue, dont il ignorait les routes tortueuses....". Sa franchise paraitra dans sa carriere politique. Sa modestie etait peut-etre un peu defiguree par son attitude distraite et songeuse; mais elle frappait ceux qui savaient observer, et elle eclate dans ses lettres. Tel etait Vergniaud, grand coeur, esprit superieurement doue, caractere apathique, n'agissant que par intervalles et comme par crise. De manieres affables et gaies, il aimait le monde, la litterature frivole, et cependant une gravite meditative etait au fond de lui, et on a raison de le representer dans une attitude reveuse. Ses contemporains nous ont laisse peu de details sur son physique. "Il n'etait pas beau a voir, dit Rousselin de Saint-Albin; mais il etait divin a entendre." M. Chauvot, qui a interroge les contemporains, dit que, dans la foule, il n'eut arrete les regards de personne: sa figure etait sans expression, sa demarche languissante. Mais Harmand (de la Meuse), son collegue, affirme que "sa physionomie, plutot laide que belle, respirait l'esprit et la bonte". Parmi les portraits de Vergniaud, un des plus authentiques est un dessin a la plume et a l'encre de Chine par Labadye. Il justifie le mot de Rousselin: "Vergniaud n'etait pas beau a voir." Et pourtant l'artiste a represente l'orateur souriant d'un sourire un peu melancolique, et il a mis dans ses yeux quelque animation. Le front est assez haut et renverse en arriere; le nez et le menton un peu forts, la figure usee, presque ridee. On dirait d'un homme de cinquante ans de temperament maigre. L'ensemble laisse une impression confuse et peu satisfaisante [1]. Il est possible que l'artiste ait voulu montrer le veritable et intime Vergniaud sous le Vergniaud apparent et quotidien; mais ces deux hommes differaient trop pour qu'on put les fondre en une meme image. [Note: M. Vatel, qui a donne une iconographie complete de Vergniaud dans ses _Recherches historiques sur les Girondins_, signale aussi un petit buste en terre cuite, qui fut sculpte d'apres nature a la fin de mai 1793, et qu'Alluaud a attribue au fils de Dupaty (M. Vatel l'attribuait plutot a Houdon ou a Pajou). Il se trouvait, en 1873, en la possession de Mme. veuve Abel Blouet, chez qui M. Vatel l'a vu. Cette dame est decedee eu 1887, et ses heritiers, interroges par nous, ignorent ce qu'est devenu le buste, dont se sont inspires Cartellier, auteur de la statue qui est maintenant au musee de Versailles, et Maurin, auteur de la lithographie qui se trouve dans l'_Iconographie_ de Delpech. Ch. Vatel a donne, dans son livre sur Vergniaud, une reproduction photographique de l'oeuvre de Cartellier.] [Illustration: VERGNIAUD] A la tribune, ce physique se transformait. La carrure un peu lourde ne semblait que robuste; les larges epaules n'etaient plus massives, mais majestueuses. "Alors, dit M. Chauvot, l'historien du barreau de Bordeaux [Note: Le barreau de Bordeaux de 1775 a 1815, Paris, 1856, in-8.], il portait la tete haute; ses yeux noirs, sous des sourcils proeminents, se remplissaient d'eclat: ses levres epaisses semblaient modelees pour jeter la parole a grands flots." Ajoutons "que le son de sa voix, d'une rondeur pleine, sonore et melodieuse, saisissait l'oreille et allait a l'ame". Son geste, calme, reserve au debut, etait large et noble. _II.--L'EDUCATION ORATOIRE DE VERGNIAUD_ Comment Vergniaud se prepara-t-il a l'eloquence politique? Il n'eut certes pas, nous le savons deja, l'education oratoire d'un Mirabeau. Il n'etait pas curieux, et il laissa plutot l'experience venir a lui qu'il ne la provoqua. Toutefois, il ne faut pas se le representer comme un ignorant. Il avait fait de bonnes etudes classiques. Il avait lu Montesquieu et le possedait, comme tous les Francais instruits en 1789. Si ses tentatives poetiques ne lui avaient pas appris grand'chose, ses relations mondaines lui avaient fait connaitre les hommes. Mais il manquait, sur presque toutes les questions economiques, de connaissances precises, et il y avait, dans son bagage intellectuel, des lacunes notables. Son instinct lui faisait sentir son insuffisance et le portait a preferer les idees generales aux faits et a user en toute occasion de cette philosophie genereuse et vague, qu'il devait a quelques lectures et a beaucoup de reverie. En toutes circonstances, il comptait sur son genie, sur les rencontres heureuses de son imagination. Il n'avait travaille serieusement qu'une partie de l'eloquence, la forme, et il etait devenu un artiste habile. Encourage par les applaudissements du pretoire de Bordeaux, il avait pris une confiance presque naive dans l'infaillibilite de sa rhetorique. Il y a des traces de preciosite et de mauvais gout dans ses premiers plaidoyers, comme dans ses essais poetiques. "On m'accuse, fait-il dire a une fille accusee d'infanticide, on m'accuse d'avoir fletri le printemps de mes jours, d'avoir cede au desir de devenir mere avant qu'un noeud sacre eut legitime ce desir et que la religion l'eut epure aux autels de l'hymen. Que dis-je? on m'accuse, non pas d'avoir perdu toute pudeur, outrage la vertu, offense la religion; je ne suis pas seulement une maratre injuste et cruelle; je suis un monstre, l'horreur de l'humanite! On m'accuse d'avoir porte des mains parricides sur le fruit de mes debauches, de lui avoir donne pour sepulture des lieux immondes qu'on ose a peine nommer, d'ou il a ete tire ensuite par des animaux que la voracite appelait dans ce cloaque pour y chercher pature." C'est ainsi que Vergniaud parlait vers l'age de trente ans. Quatre ans plus tard, plaidant contre un homme qui avait voulu enlever, de nuit, des bestiaux sequestres, il est encore subtil et pretentieux. "S'ils vous appartenaient, dit-il, developpez-nous les causes de cet enlevement furtif que vous meditiez, les motifs de cette extraordinaire generosite par laquelle vous cherchiez a seduire le gardien d'une marchandise dont vous auriez ete le proprietaire? _N'aimez-vous a jouir que dans les tenebres?_" Il se corrigea peu a peu de ces traits qui rappelaient trop l'_Almanach des Muses_ ou les recitations du Musee. En 1790, dans un plaidoyer pour des paysans d'Allassac, souleves contre leur ancien seigneur, son genie parait et s'eleve assez haut pour interpreter les passions des miserables et des ignorants, etonnes d'etre libres et grises de cet air nouveau. Quoique les succes de Vergniaud au barreau eussent ete reels, quoiqu'on l'eut applaudi plus d'une fois, contrairement a l'usage, [1] il n'etait pas, comme avocat, en possession de l'incontestable autorite qu'il exercera comme orateur. Nous avons entendu celui-la meme qui devait demander la proscription des Girondins a la tete des sections de Paris, le fougueux Rousselin, declarer qu'il etait _divin a entendre_. Les Bordelais furent plus refractaires a son eloquence, et il resulte du jugement porte par l'auteur du _Barreau de Bordeaux_, d'apres les traditions locales, qu'a Bordeaux on trouvait les artifices de Vergniaud un peu trop visibles, et que les malveillants affectaient de voir en lui un charlatan. "Rheteur admirable, dit M. Chauvot, _simulant a merveille la conviction la plus profonde_, Vergniaud tient surtout sa superiorite de la faculte qu'il possede de parler, avec l'imagination, le langage du coeur. Esprit plus etendu que juste, esprit poetique, enrichi par de serieuses etudes et par la contemplation des beautes de la nature, qui eurent toujours pour lui tant de charmes, il devait au calcul, bien plus qu'a l'inspiration, ces formes eloquentes par lesquelles il excellait a rendre sa pensee: de la ces emprunts frequents a l'histoire, a la mythologie, ou il moissonnait avec bonheur; de la encore ce calme qui ne l'abandonne jamais, cette parole elegante et chatiee. On sent que son coeur s'echauffe rarement; mais, par une puissance que la nature a departie a peu d'hommes, il parait que l'enthousiasme le plus vrai illuminait ses traits et voilait les combinaisons de son art. Aussi, quand la cause interessait Vergniaud, son plaidoyer devenait-il un drame, et un drame joue par un merveilleux acteur." [2] [Note 1: C'est lui-meme qui nous l'apprend dans sa correspondance; Vatel, _ouv. cite_, t. I, p. 115, 129, 135.] [Note 2: _Le Barreau de Bordeaux_, p. 99.] Qu'il y eut du rheteur dans cet avocat, il n'en faut pas disconvenir; mais c'etait un rheteur sincere. Ce qui donnait le change aux Bordelais, c'etait le contraste qu'ils remarquaient entre le flegme ordinaire de Vergniaud et sa vehemence a la barre. Ce changement a vue leur semblait une comedie. Ils se trompaient, je crois: Vergniaud ne se masquait, ni ne se grimait en revetant la toge; il montrait un cote de sa nature que le public ne pouvait connaitre. Il etait reellement _autre_ quand il parlait, aussi naturel et aussi sincere dans sa surexcitation des grands jours que dans son apathie quotidienne. * * * * * Mais ce n'est pas seulement au barreau que Vergniaud put se preparer a l'eloquence politique. En 1790, les electeurs de la Gironde l'appelerent a l'administration du departement ou il soutint, comme membre du Conseil, les mesures les plus populaires. C'est surtout aux Jacobins de Bordeaux qu'il preluda a son role futur d'orateur et de redacteur de manifestes. Sa politique est alors d'interpreter la Constitution dans le sens liberal, [1] mais de s'y tenir, et, dans les questions religieuses, d'etaler une orthodoxie qui n'altera en rien l'independance de ses opinions intimes. [Note: Apres la fuite a Varennes, il n'hesita pas, dans une adresse a la Constituante, a demander la mise en jugement du roi.] MM. Chauvot et Vatel ont depouille les proces-verbaux du club de Bordeaux et donne les extraits des principaux discours de Vergniaud. On voit qu'en 1791, plus artiste qu'homme de parti, il professait pour Mirabeau une admiration presque idolatre, quoique celui-ci deviat visiblement de la ligne populaire. Mais, dans un voyage a Paris, il avait entendu l'orateur et vu en lui le dieu de l'eloquence. Il revait deja de l'imiter, et en effet il l'imitera plus d'une fois. Le 7 fevrier 1791, il decida les Jacobins de Bordeaux a commander au peintre Boze le portrait de Mirabeau et, le 17 avril, en qualite de president, il prononca un eloge funebre du grand tribun, ou je releve des indications curieuses sur l'ideal oratoire qu'il se proposait des lors. Pour lui, le genie est tout. Racontant le duel de tribune que la discussion sur le droit de paix et de guerre avait amene entre Barnave et Mirabeau, il admire si fort l'exorde de celui-ci qu'il s'aveugle sur la faiblesse et sur le peu de sincerite de ses arguments: il n'admet pas que tant d'eloquence puisse avoir tort. A ses yeux, le vrai politique est avant tout un poete. N'est-ce pas son role futur qu'il trace a grands traits dans ce portrait de l'homme de genie? "Il embrasse, dans sa pensee bienfaisante, tous les temps, tous les lieux, tous les hommes. Il n'est borne ni par la mer, ni par les montagnes. Les siecles futurs sont tous en sa presence, et il ne craint pas de regler leurs destinees. Quand il a pose les principes generaux, il en fait decouler les principes secondaires...." Ce n'est pas seulement, pour Vergniaud, une theorie politique de poser d'abord les principes; ce sera la forme meme de son argumentation oratoire. L'amour des idees generales amene la pompe du style, et le Girondin loue precisement dans Mirabeau cette qualite dangereuse qui sera plus d'une fois l'ecueil de son propre talent, "qui garantit la precision, dit-il, d'une secheresse fatigante, qui embellit la raison, qui donne un coloris magique a la plus aride discussion et qui fait jeter un voile seducteur jusque sur les ecarts d'une eloquence dominee quelquefois par la fougue du patriotisme." Ce _coloris magique_ et ce _voile seducteur_ seront precisement les artifices de Vergniaud, tour a tour agreables et fatigants. Il aime a orner ses sentiments les plus vrais. Sincerement emu a l'idee de louer publiquement Mirabeau, pourquoi dit-il qu'il s'est senti _frappe d'un saisissement religieux_? Camille Desmoulins avait raconte avec son coeur la mort du grand homme. Vergniaud fait un recit d'ecolier: "Mirabeau ... c'est en vain que sa patrie l'appelle, il ne l'entend plus: celui qui invita l'univers a porter le deuil du genie tutelaire de l'Amerique, parvenu lui-meme au faite de la gloire, vient de tomber a son tour au milieu de l'univers en pleurs. Mirabeau!... Il est mort." Le citoyen P.- H. Duvigneau s'etait ecrie dans la meme seance: Ou va ce peuple en desespoir? D'ou naissent cet effroi, ces publiques alarmes?... Vergniaud ne resta pas en arriere. Sur ce theme: "Mirabeau meritait les honneurs du Pantheon," voici comment il brode: "Mais que vois-je? Un temple auguste s'eleve vers les cieux: il est le chef-d'oeuvre des arts. J'approche pour admirer et je lis: _Aux grands hommes la patrie reconnaissante._ Ah! c'est un elysee qu'elle a cree pour ceux qui la rendirent heureuse." Suit tout un developpement selon les roueries de la rhetorique scolaire: P.-H. Duvigneau n'a pas fait mieux. Il etait temps, on le voit, que Vergniaud fut appele sur un plus vaste theatre et quittat cette ecole bordelaise. Il avait besoin d'aller respirer l'air de Paris: il n'y perdra pas toute sa rhetorique, mais il deviendra plus difficile sur le choix de ses artifices, et d'ailleurs le sentiment du danger, en elevant son ame, epurera son gout. Il trouvera, lui aussi, le plus pur de son eloquence, non dans ses recettes compliquees dont il est trop fier, mais dans son patriotisme qui lui inspire deja, dans l'eloge de Mirabeau, cette parole simple et vraie: "Si, comme lui, nous voulons mourir avec gloire, il faut, comme lui, consacrer notre vie au bonheur de la patrie et a la defense de la liberte." * * * * * Le 31 aout 1791, Vergniaud fut nomme a l'Assemblee legislative, le quatrieme sur douze, avant Guadet, Gensonne et Grangeneuve. Les deputes de la Gironde partirent ensemble dans la meme voiture publique. "Un temoin fort respectable, dit Michelet, nullement enthousiaste, Allemand de naissance, diplomate pendant cinquante ans, M. de Reinhart, nous a raconte qu'en 1791, il etait venu de Bordeaux a Paris par une voiture publique qui amenait les Girondins. C'etaient les Vergniaud, les Guadet, les Gensonn, les Ducos, les Fonfrede, [Note 1: C'est une erreur: Fonfrede ne fit pas partie de la Legislative.] etc., la fameuse pleiade en qui se personnifia le genie de la nouvelle assemblee. L'Allemand, fort cultive, tres instruit des choses et des hommes, observait ses compagnons, et il en etait charme. C'etaient des hommes pleins d'energie et de grace, d'une jeunesse admirable, d'une verve extraordinaire, d'un devouement sans borne aux idees. Avec cela, il vit bien vite qu'ils etaient fort ignorants, d'une etrange inexperience, legers, parleurs et batailleurs, domines (ce qui diminuait en eux l'invention et l'initiative) par les habitudes du barreau. Et, toutefois, le charme etait tel qu'il ne se separa pas d'eux. Des lors, disait-il, je pris la France pour patrie, et j'y suis reste." Cette ardeur des Girondins, si poetiquement depeinte par Michelet, se montra, des les premieres seances de cette Assemblee composee d'hommes nouveaux et obscurs, qui se regardaient entre eux avec curiosite et inquietude. Ce fut la deputation de la Gironde qui rompit la glace, commenca la bataille parlementaire et inaugura la tribune, etablissant du coup son autorite sur l'Assemblee. Le 5 octobre 1791, Grangeneuve et Guadet ouvrent le feu, a propos du mode de correspondance entre le roi et le pouvoir legislatif. Vergniaud prend deux fois la parole pour soutenir ses amis. C'est dans cette seance qu'on rendit le decret agressif sur le ceremonial avec lequel il convenait de recevoir le roi. Le rapport de ce decret, demande le lendemain, fut combattu par Vergniaud en un petit discours fort applaudi. Le 7 octobre, il est nomme membre de la deputation chargee d'aller au-devant du roi. Le 17, il est elu vice-president. Le 25, il prononce un grand discours sur la question des emigres. Le voila definitivement en scene. Il a la confiance et la sympathie de l'Assemblee. Desormais, sa biographie se confond avec l'histoire de la Legislative, et ce serait nous ecarter de notre but que de suivre pas a pas la carriere de Vergniaud. Examinons plutot la matiere de ses discours, c'est-a-dire sa politique; nous citerons ensuite des exemples de son eloquence, et nous etudierons sa methode. _III.--LA POLITIQUE DE VERGNIAUD_ Quand on parle de la politique des Girondins, il faut entendre que l'on signale seulement quelques traits de ressemblance entre des hommes fort divers, et qui n'obeissaient ni a un chef, ni presque jamais a un dessein concerte. Or, ce parti sans discipline ne comptait peut-etre pas de membre plus indiscipline que Vergniaud. Si la Gironde etait fiere de le posseder, il lui appartenait moins, dit Paganel, "par sa propre ambition et par ses opinions politiques, que par les sentiments de l'honneur, que par une sorte de fraternite d'armes". Il vit a l'ecart avec Fonfrede et Ducos, tous deux a demi montagnards. Gensonne parla, au Tribunal revolutionnaire, de reunions de "quelques patriotes" qui auraient eu lieu chez Vergniaud. Mais aucun contemporain n'a confirme cette deposition, peut-etre arrangee apres coup dans le _Bulletin_ du Tribunal, dont ce ne serait pas le seul mensonge. Les ennemis des Girondins avaient interet a leur preter un concert qui leur manquait et a cacher l'independance de Vergniaud et son isolement relatif, qui l'eussent lave trop visiblement de l'accusation de conspirer. Il n'allait guere chez Valaze, ni meme chez M'me Roland. Il n'etait donc ni un chef de parti, ni meme un homme de parti; et Brissot, disculpant ses amis d'etre d'une faction, disait de Vergniaud _qu'il portait a un trop haut degre cette insouciance qui accompagne le talent et le fait aller seul_. Cette insouciance native de Vergniaud, il est difficile de n'y pas revenir dans une esquisse de sa politique. "C'etait un Demosthene, dit son collegue Paganel, auquel on pouvait reprocher ce que l'orateur grec reprochait aux Atheniens, l'insouciance, la paresse et l'amour des plaisirs. Il sommeillait dans l'intervalle de ses discours, tandis que l'ennemi gagnait du terrain, cernait la Republique et la poussait dans l'abime avec ses defenseurs.... Je n'ai pas connu d'homme plus impropre a jouer un premier role sur le theatre de la Revolution. Dans l'imminence du danger, il se montra plus dispose a attendre la mort qu'a la porter dans les rangs ennemis." Et Paganel ajoute cette comparaison piquante: "Representez-vous un homme que d'autres hommes entourent et entrainent, qui ne cherche pas une issue pour s'echapper, mais qui resterait la, si le cercle se rompait et le laissait libre. Tel etait Vergniaud parmi les Girondins." Il ne faut pas demander a ce reveur nonchalant les idees pratiques d'un Mirabeau ou d'un Danton. Il n'a guere le sentiment de ce qu'il convient de faire aujourd'hui ou demain. Ses conseils ne sont jamais ni nets ni imperieux. Il dira, par exemple (3 juillet 1792): "Je vais hasarder de vous presenter quelques idees...." Ce n'est pas avec ces formules timides qu'on decide les hommes. Ne cherchez pas davantage, dans ses discours, une theorie suivie, un _credo_ politique. Il ne parle jamais en oracle ou en possesseur de la verite. Il aime au contraire a protester contre cette "theologie politique qui erige, dit-il, ses decisions sur toutes questions en autant de dogmes, qui menace tous les incredules de ses autoda-fe et qui, par ses persecutions, glace l'ardeur revolutionnaire dans les ames que la nature n'a pas douees d'une grande energie". On l'a presente comme un disciple convaincu de Montesquieu. D'autre part, il appelle J.-J. Rousseau le _philosophe immortel_ et lui emprunte, dans son discours du 25 octobre 1791, la distinction de l'homme naturel et de l'homme social, ce qui ne l'empeche pas, le 17 avril 1798, de refuter cette distinction dans un debat sur la Declaration des Droits dont l'interpretation du _Contrat social_ etait le point de depart. A-t-il meme conscience de posseder une doctrine? En tout cas, ce n'est pas dans les idees religieuses qu'il faut chercher le point de depart de sa politique ou l'inspiration de son eloquence. Vrai fils du XVIIIe siecle, il croit qu'avec un sourire railleur il supprimera le probleme religieux, n'en veut pas voir les cotes sociaux et passe outre avec dedain. Son ideal est celui que l'on peut preter a la Gironde en general: un etat ou les plus instruits, les mieux doues gouverneraient la masse ignorante; ou les sciences, les arts, toute la floraison de l'esprit humain, se developperaient dans les conditions les plus libres et les plus favorables; ou il s'agirait moins de rendre l'humanite plus vertueuse que de la rendre plus belle et plus heureuse; ou le pouvoir viendrait aux plus eloquents et aux plus persuasifs, plutot qu'aux plus impeccables et aux plus forts. C'est autre chose que la republique puritaine de Billaud-Varenne et de Saint-Just. Si c'est une erreur de croire, avec un de ses collegues, qu'il ne fut jamais republicain, _ni par gout, ni par conviction_, il est vrai de dire qu'il ne fut jamais democrate, meme a la facon de Brissot. Il aima la plebe comme galerie applaudissante; mais il ne prit jamais les artisans et les paysans au serieux comme citoyens. Ou placait-il donc la souverainete? De qui son aristocratie de merite tiendrait-elle ses pouvoirs? Il ne mettait pas de precision dans ses reveries: pour lui, le genie devait se designer tout seul et s'imposer par son rayonnement. Ainsi, quoiqu'il fut penetre, autant que ses contemporains, de Montesquieu et de Rousseau, ni le systeme anglais, ni la democratie pure ne satisfaisaient son imagination. Il revait autre chose et se laissait hanter par une belle et vague chimere, irreductible en projets de loi, et qui le degoutait de la realite. Il s'eprit, en artiste heroique, du role le plus courageux, parce qu'il lui semblait le plus beau; et toute sa politique pratique ne fut en verite que d'etre chevaleresque. Tant que la cour sembla dangereuse, il la combattit; quand le parti populaire sembla le plus fort, il l'attaqua et perit dans la lutte. Le roi et la plebe etaient en effet les deux ennemis de ses instincts liberaux, et il eprouvait une egale repugnance pour le despotisme des Tuileries et pour le despotisme de la rue. Aussi resta-t-il seul, charmant les oreilles, mais sans influence veritable sur les ames. Nous avons saisi dans son caractere un cote fataliste: sa conduite politique est inspiree aussi par un fatalisme que ses amis prenaient pour de l'aveuglement. "Pourquoi ses yeux, disait Louvet, ont-ils refuse de voir? Apres le 10 mars, ils se fermaient encore. Ils ne se sont ouverts qu'au 31 mai, helas! et trop tard." Ses yeux voyaient, quoi qu'en dit Louvet, mais sa raison ne trouvait pas le remede. Il s'enveloppait alors dans sa reverie et attendait. Ou bien, detournant ses regards de la politique, il se refugiait dans la vie privee, dans la famille que lui formaient ses amis. Il etait aussi l'hote assidu de Sauvan dont la gracieuse fille Adele le rasserenait, et de Talma, dont la Julie le captivait par son esprit et sa bonte. Il lui fallait une societe brillante, et il aimait le theatre avec passion. Il recherchait partout la beaute et le genie: je crois bien qu'au fond, c'etait la toute sa politique. Ai-je besoin de dire qu'avec toute sa nonchalance, il etait patriote? Qui ne l'etait, dans cet age de foi? Mais le patriotisme de Vergniaud eut tout de suite une exuberance guerriere. Apres Brissot, qui fut plus ardent a pousser la France dans son duel avec l'Europe? Je ne crois pas qu'il ait ete sensible aux raisons politiques de cette declaration de guerre heroique: son imagination fut sans doute touchee de la beaute de cette lutte d'un seul peuple contre tous les rois; il aimait la guerre en poete. En resume, il reve une republique irrealisable et il s'abstient du maniement des affaires. Ce n'est pas assez pour lui de renoncer a toute influence directe: il considere son role de representant du peuple comme purement oratoire. Puisqu'il ne peut realiser ses reves, il dira du moins de grandes et belles choses. "Gardons-nous des abstractions metaphysiques, dit-il le 9 novembre 1792. La nature a donne aux hommes des passions; c'est par les passions qu'il faut les gouverner et les rendre heureux. La nature a surtout grave dans le coeur de l'homme l'amour de la gloire, de la patrie, de la liberte: passions sublimes, qui doublent la force, exaltent le courage et enfantent les actions heroiques qui donnent l'immortalite aux hommes et font le bonheur des nations qui savent entretenir ce feu sacre." C'est son seul dessein pratique d'entretenir ainsi le feu sacre et d'encourager, par ses nobles periodes, l'energie revolutionnaire. Il donna aux hommes de 1792 une haute idee d'eux-memes; il embellit a leurs propres yeux leurs actes et leurs passions; il leur fit voir l'harmonie et la beaute de ce desordre apparent ou s'agitait la France. Dans cet ordre d'idees, plus il fut poete, plus il fut utile. _IV.--LES DISCOURS DE VERGNIAUD JUSQU'AU 10 AOUT 1792_ Comment ces idees et ces tendances un peu vagues, inspirent-elles son eloquence? D'abord, cette republique _liberale_ qu'il revait se laisse entrevoir dans son discours sur la Constitution (8 mai 1793). Mais il ne pose aucun principe formel: il attaque la republique de Saint-Just et de Robespierre, plus encore qu'il ne propose la sienne: "Rousseau, Montesquieu, dit-il, et tous les hommes qui ont ecrit sur les gouvernements nous disent que l'egalite de la democratie s'evanouit la ou le luxe s'introduit, que les republiques ne peuvent se soutenir que par la vertu, et que la vertu se corrompt par les richesses. Pensez-vous que ces maximes, appliquees seulement par leurs auteurs a des Etats circonscrits, comme les republiques de la Grece, dans d'etroites limites, doivent l'etre rigoureusement et sans modification a la republique francaise? Voulez-vous lui creer un gouvernement austere, pauvre et guerrier, comme celui de Sparte? Dans ce cas, soyez consequents comme Lycurgue: comme lui, partagez les terres entre tous les citoyens; proscrivez a jamais les metaux que la cupidite humaine arracha aux entrailles de la terre; brulez meme les assignats dont le luxe pourrait aussi s'aider, et que la lutte soit le seul travail de tous les Francais. Etouffez leur industrie, ne mettez entre leurs mains que la scie et la hache. Fletrissez par l'infamie, l'exercice de tous les metiers utiles. Deshonorez les arts, et surtout l'agriculture. Que les hommes auxquels vous aurez accorde le titre de citoyens ne paient plus d'impots. Que d'autres hommes, auxquels vous refuserez ce titre, soient tributaires et fournissent a vos depenses. Ayez des etrangers pour faire votre commerce, des ilotes pour cultiver vos terres, et faites dependre votre subsistance de vos esclaves." Il continue a refuter par l'absurde le gouvernement puritain de ses adversaires: "Ainsi ce legislateur serait insense, qui dirait aux Francais: Vous avez des plaines fertiles, ne semez pas de grains; des vignes excellentes, ne faites pas de vin. Votre terre, par l'abondance de ses productions et la variete de ses fruits, peut fournir et aux besoins et aux delices de la vie, gardez-vous de la cultiver. Vous avez des fleuves sur lesquels vos departements peuvent transporter leurs productions diverses, et par d'heureux echanges etablir dans toute la Republique l'equilibre des jouissances: gardez-vous de naviguer. Vous etes nes industrieux: gardez- vous d'avoir des manufactures. L'Ocean et la Mediterranee vous pretent leurs flots pour etablir une communication fraternelle et une circulation de richesses avec tous les peuples du globe: gardez-vous d'avoir des vaisseaux. Il ne manquerait plus que d'ajouter a ce langage: Dans vos climats temperes, le soleil vous eclaire d'une lumiere douce et bienfaisante, renoncez-y; et, comme le malheureux Lapon, ensevelissez- vous six mois de l'annee dans un souterrain. Vous avez du genie, efforcez-vous de ne point penser; degradez l'ouvrage de la nature, abjurez votre qualite d'hommes, et, pour courir apres une perfection ideale, une vertu chimerique, rendez-vous semblables aux brutes." Apres cette satire des discours montagnards, Vergniaud suppose a toute theorie constitutionnelle ce point de depart: "Je pense que vous voulez profiter de sa sensibilite, pour le porter aux vertus qui font la force des republiques; de son activite industrieuse, pour multiplier les sources de sa prosperite; de sa position geographique, pour agrandir son commerce; de son amour pour l'egalite, pour en faire l'ami de tous les peuples; de sa force et de son courage, pour lui donner une attitude qui contienne tous les tyrans; de l'energie de son caractere trempe dans les orages de la Revolution, pour l'exciter aux actions heroiques; de son genie enfin, pour lui faire enfanter ces chefs-d'oeuvre des arts, ces inventions sublimes, ces conceptions admirables qui font le bonheur et la gloire de l'espece humaine." Il part de la pour proposer l'etablissement d'_institutions morales_, destinees, dit-il, a faire aimer le gouvernement, a corriger les defauts et perfectionner les qualites du caractere national, a inspirer l'enthousiasme de la liberte et de la patrie. Mais quelles seront ces institutions? Il n'en dit rien. Trace-t-il au moins l'esquisse d'une Constitution? Pas davantage. Il conclut en proposant une serie de questions ou il est impossible de demeler une pensee politique. Mais n'avons-nous pas devine son ideal dans ce passage, ou il semble donner pour but a la politique "de faire enfanter ces chefs-d'oeuvre des arts, ces inventions sublimes, ces conceptions admirables qui font le bonheur et la gloire de l'espece humaine"? Deja ses preoccupations a ce sujet avaient paru, des le 19 octobre 1791, dans la reponse qu'il fit, en qualite de vice-president de l'Assemblee legislative, a une deputation d'artistes demandant un reglement plus liberal pour l'exposition annuelle de peinture: "La Grece, dit-il, se rendit celebre dans l'univers par son amour pour la liberte et pour les beaux-arts. Dans la suite, ces deux passions repandirent sur l'Italie un eclat immortel. Encore aujourd'hui, tous les hommes sensibles accourent a Rome pour y pleurer sur la cendre des Catons et admirer les chefs-d'oeuvre du genie. Le peuple francais, charge de chaines, mais cree par la nature pour etre grand, a vu s'elever de son sein des hommes qui ont rivalise avec les artistes de la Grece et de l'Italie, et qui ont conquis a leur patrie plusieurs siecles de gloire. Enfin, il est devenu libre, ce peuple genereux; et sans doute que son genie, prenant un essor plus hardi, va desormais, par des conceptions nouvelles, commander les respects de la posterite. Sans doute que, brulant de l'amour de la patrie, avide de la liberte et de la gloire, le coeur encore palpitant des mouvements qu'imprima la Revolution, l'artiste heureux, avec un ciseau createur ou un pinceau magique, va reproduire pour les generations futures le plus memorable des evenements, et les hommes qui, par leur courage ou leur sagesse, l'ont prepare et consomme. Croyez que l'Assemblee nationale encouragera de toutes ses forces des arts qui, par un si bel emploi, peuvent exciter aux grandes actions, et contribuer ainsi au bonheur du genre humain. Elle sait que les barrieres qui vous separent de l'Academie ne vous separent point de l'immortalite. Elle sait que c'est etouffer le genie que de l'entraver par des reglements inutiles; et, dans le decret que vous sollicitez, elle conciliera les mesures a prendre pour les progres des arts avec la liberte, qui seule peut les porter a leur plus haut degre de perfection. L'Assemblee nationale vous invite a sa seance." Vergniaud est a peu pres le seul a parler ainsi des effets que doit produire la Revolution dans le domaine de l'art. Il est a peu pres le seul a conserver des besoins esthetiques dans une crise qui absorbe toute l'imagination de ses collegues. Au milieu de la tourmente, quand l'emotion enerve ou affole tous les autres, il garde sa curiosite de dilettante et un vif sentiment du _decorum_ parlementaire, meme au point de vue du local ou siege l'Assemblee. Ainsi, il souffre de la laideur de la salle du Manege: "L'homme qu'enflamme l'amour de la liberte, dit-il le 13 aout 1792, et en qui la nature a grave le sentiment du beau dans les arts, ne peut arreter sa pensee et ses regards sur cette etroite enceinte, sans se demander a lui-meme s'il est bien vrai que ce soit la le sanctuaire de nos lois...." * * * * * Avant le 10 aout, Vergniaud attaque les intrigues de la cour; apres le 10 aout, il combat les exces populaires. Il y a donc deux periodes distinctes dans l'histoire de son eloquence. Dans la premiere, il a pour lui le peuple, l'Assemblee, l'opinion. Des le 25 octobre 1791, il s'est rendu celebre par son discours sur les emigrations, discours soigneusement prepare, ou il n'ose pas encore s'abandonner, comme plus tard, a toutes les inspirations de son genie, mais ou il se montre vraiment indigne contre les intrigues de la famille royale, emigree ou complice. Il examine d'abord une premiere question: Est-il des circonstances dans lesquelles les droits naturels de l'homme puissent permettre a une nation de prendre une mesure quelconque relative aux emigrations? Il demontre que les doctrines memes du _Contrat social_, sagement interpretees, donnent a la societe le droit de defendre sa vie menacee par des membres deserteurs. Alors il se demande si la France se trouve dans ces circonstances. "Je n'ai point l'intention, dit-il, d'exciter ici de vaines terreurs dont je suis bien eloigne d'etre frappe moi-meme. Non, ils ne sont point redoutables, ces factieux aussi ridicules qu'insolents, qui decorent leur rassemblement convulsif du nom bizarre de _France exterieure_! Chaque jour leurs ressources s'epuisent; l'augmentation de leur nombre ne fait que les pousser plus rapidement vers la penurie la plus absolue de tous moyens d'existence; les roubles de la fiere Catherine et les millions de la Hollande se consument en voyages, en negociations, en preparatifs desordonnes, et ne suffisent pas d'ailleurs au faste des chefs de la rebellion: bientot on verra ces superbes mendiants, qui n'ont pu s'acclimater a la terre de l'egalite, expier dans la honte et la misere les crimes de leur orgueil, et tourner des yeux trempes de larmes vers la patrie qu'ils ont abandonnee! Et quand leur rage, plus forte que leur repentir, les precipiterait les armes a la main sur son territoire, s'ils n'ont pas de soutien chez les puissances etrangeres, s'ils sont livres a leurs propres forces, que seraient-ils, si ce n'est de miserables pygmees qui, dans un acces de delire, se hasarderaient a parodier l'entreprise des Titans contre le ciel? (_On applaudit._)" Mais a defaut de danger immediat, il y a une conspiration criminelle contre laquelle il faut se premunir. Attend-on d'avoir des preuves legales pour la combattre? "Des preuves legales! Vous comptez donc pour rien le sang qu'elles vous couteraient! Des preuves legales! Ah! prevenons plutot les desastres qui pourraient nous les procurer! Prenons enfin des mesures vigoureuses; ne souffrons plus que des factieux qualifient notre generosite de faiblesse; imposons a l'Europe par la fierte de notre contenance; dissipons ce fantome de contre-revolution autour duquel vont se rallier les insenses qui la desirent; debarrassons la nation de ce bourdonnement continuel d'insectes avides de son sang, qui l'inquiete et la fatigue; rendons le calme au peuple! (_Applaudissements._)" Ou tendent ces objections? A endormir le peuple dans une fausse securite. "On ne cesse depuis quelque temps de crier que la Revolution est faite; mais on n'ajoute pas que des hommes travaillent sourdement a la contre-revolution: il semble qu'on n'ait d'autre but que d'eteindre l'esprit public, lorsque jamais il ne fut plus necessaire de l'entretenir dans toute sa force; il semble qu'en recommandant l'amour pour les lois, on redoute de parler de l'amour pour la liberte! S'il n'existe plus aucune espece de danger, d'ou viennent ces troubles interieurs qui dechirent les departements, cet embarras dans les affaires publiques? Pourquoi ce cordon d'emigrants qui, s'etendant chaque jour, cerne une partie de nos frontieres? Qu'on m'explique ces apparitions alternatives de quelques hommes de Coblentz aux Tuileries et de quelques hommes des Tuileries a Coblentz. Qu'ont de commun des hommes qui ont fait serment de renverser la Constitution avec un roi qui a fait serment de la maintenir?" Quelles sont les mesures que la nation doit prendre? Il faut d'abord frapper les emigres dans leurs biens. Il faut ensuite inviter les princes a rentrer, sous peine d'etre dechus de leur droit. Louis XVI ne s'y refusera pas: "Quels succes d'ailleurs ne peut-il pas se flatter d'obtenir aupres des princes fugitifs par ses sollicitations fraternelles, et meme par ses ordres, pendant le delai que vous leur accorderez pour rentrer dans le royaume? Au reste, s'il arrivait qu'il echouat dans ses efforts, si les princes se montraient insensibles aux accents de sa tendresse en meme temps qu'ils resisteraient a ses ordres, ne serait-ce pas une preuve aux yeux de la France et de l'Europe que, mauvais freres et mauvais citoyens, ils sont aussi jaloux d'usurper par une contre-revolution l'autorite dont la constitution investit le roi, que de renverser la constitution elle-meme? (_Applaudissements._) Dans cette grande occasion, leur conduite lui devoilera le fond de leur coeur, et s'il a le chagrin de n'y pas trouver les sentiments d'amour et d'obeissance qu'ils lui doivent, que, defenseur de la constitution et de la liberte, il s'adresse au coeur des Francais, il y trouvera de quoi se dedommager de ses pertes. (_Longs applaudissements._)" Cette habilete genereuse repondit aux sentiments du peuple, qui etait tout pret a acclamer Louis XVI, s'il se fut montre loyal. Le meme souffle populaire se retrouve dans les discours de Vergniaud contre Duportail (28 octobre 1791), a propos de Saint-Domingue (17 novembre), contre les deputes de la Droite qui troublent l'ordre pendant sa presidence, et dont "les etranges motions, les cris tumultueux sont plus dangereux pour la patrie que les rassemblements de Worms et de Coblentz", sur les pretres refractaires (18 novembre), contre la proposition d'imprimer le discours du ministre de la guerre (10 decembre). Le 27 decembre, il lut un projet d'adresse au peuple, que l'Assemblee ecarta comme declamatoire, sur cette observation d'un des membres: "Sous certains points de vue, cette adresse est purement declamatoire, et par consequent inconvenante, puisque l'Assemblee ne doit parler que le langage des faits." On voit que les collegues de Vergniaud faisaient, des lors, plus de cas de son eloquence que de son tact politique. Mais il excelle a flageller les hommes de la cour. Le 13 janvier 1792, le ministre de la marine, Bertrand, avait donne des explications peu franches sur les emigrations des officiers de marine. "Je ne veux point, dit Vergniaud, faire de discours. Je ne presenterai qu'un syllogisme fort simple. Le ministre a trompe l'Assemblee sur le nombre des officiers qui sont dans les ports: c'est un principe en morale qu'il faut adopter en politique, que tout homme qui trompe est indigne de la confiance." Le 18 janvier, il prononce un grand discours sur la necessite de declarer la guerre a l'empereur, et il est l'interprete, non seulement de la Gironde, mais de la France: "Vos ennemis, dit-il, savent que la conquete de la liberte a exige de vous de grands sacrifices pecuniaires, ils savent que vos preparatifs de defense sont ruineux, ils esperent que des citoyens qui ont abandonne, a la voix de la patrie, leurs femmes, leurs enfants, qui ont prefere les perils et les travaux de la guerre aux douceurs paisibles qu'ils goutaient dans leurs foyers, ils esperent, dis-je, que ces citoyens devoues et courageux, fatigues d'habiter un camp devant lequel il ne se presente pas d'ennemi, quitteront vos frontieres et les laisseront sans defense; tandis que dans l'interieur, quelques millions semes avec adresse precipiteront la chute de vos changes vers le terme le plus desastreux, augmenteront le prix des matieres de premiere necessite, susciteront des insurrections, ou le peuple egare detruira lui-meme ses droits en croyant les defendre. Alors vos ennemis feront avancer une armee formidable pour vous donner des fers. Voila la guerre qu'on vous fait; voila celle qu'on veut vous faire. (_On applaudit._) "Le peuple a jure de maintenir la Constitution, parce qu'il est certain d'etre heureux par elle; mais si vous le laissez dans un etat qui demande chaque jour des sacrifices plus penibles, des efforts plus courageux; si vous epuisez le tresor national par cette guerre de preparatifs, le jour de cet epuisement ne sera-t-il pas le dernier moment de la Constitution? L'etat ou nous sommes est un veritable etat de destruction qui peut nous conduire a l'opprobre et a la mort. (_On applaudit a plusieurs reprises._) Aux armes donc, aux armes! Citoyens, hommes libres, defendez votre liberte, assurez l'espoir de celle du genre humain, ou bien vous ne meriterez pas meme sa pitie dans vos malheurs. (_Les applaudissements recommencent._)" Il n'est pas moins eloquent contre les ennemis de l'interieur, contre la cour elle-meme, quand, le 10 mars 1792, il appuie la demande d'accusation contre le ministre des affaires etrangeres, Delessart. Il n'a peut-etre pas prononce de discours plus vehement, ni plus applaudi: "J'ajouterai, dit-il, un fait qui est echappe a la memoire de M. Brissot. Et, ici, ce n'est plus moi que vous allez entendre, c'est une voix plaintive--qui sort de l'epouvantable glaciere d'Avignon. Elle vous crie: Le decret de reunion du Comtat a la France a ete rendu au mois de novembre dernier; s'il nous eut ete envoye sur-le-champ, peut-etre qu'il nous eut apporte la paix et eut eteint nos funestes divisions. Peut-etre que le moment ou nous aurions connu legalement notre reunion a la France nous aurait tous reunis au meme sentiment; peut-etre qu'en devenant Francais, nous aurions abjure l'esprit de haine, et serions devenus tous freres; peut-etre, enfin, que nous n'aurions pas ete victimes d'un massacre abominable, et que notre sol n'eut pas ete deshonore par le plus atroce des forfaits. Mais M. Delessart, alors ministre de l'interieur, a garde pendant plus de deux mois ce decret dans son portefeuille, et dans cet intervalle, nos dissensions ont continue; dans cet intervalle, de nouveaux crimes ont souille notre deplorable patrie; c'est notre sang, ce sont nos cadavres mutiles qui demandent vengeance contre votre ministre. (_On applaudit a plusieurs reprises._) "Permettez-moi une reflexion. Lorsqu'on proposa a l'Assemblee constituante de decreter le despotisme de la religion chretienne, Mirabeau prononca ces paroles: "De cette tribune ou je vous parle, on apercoit la fenetre d'ou la main d'un monarque francais, armee contre ses sujets par d'execrables factieux, qui melaient des interets personnels aux interets sacres de la religion, tira l'arquebuse qui fut le signal de la Saint-Barthelemy." Et moi aussi je m'ecrie: De cette tribune ou je vous parle, on apercoit le palais ou des conseillers pervers egarent et trompent le roi que la Constitution nous a donne, forgent les fers dont ils veulent nous enchainer, et preparent les manoeuvres qui doivent nous livrer a la maison d'Autriche. Je vois les fenetres du palais ou l'on trame la contre-revolution, ou l'on combine les moyens de nous replonger dans les horreurs de l'esclavage, apres nous avoir fait passer par tous les desordres de l'anarchie, et par toutes les fureurs de la guerre civile. (_La salle retentit d'applaudissements._) "Le jour est arrive ou vous pouvez mettre un terme a tant d'audace, a tant d'insolence, et confondre enfin les conspirateurs. L'epouvante et la terreur sont souvent sorties, dans les temps antiques, et au nom du despotisme, de ce palais fameux. Qu'elles y rentrent aujourd'hui au nom de la loi. (_Les applaudissements redoublent et se prolongent._) Qu'elles y penetrent tous les coeurs. Que tous ceux qui l'habitent sachent que notre Constitution n'accorde l'inviolabilite qu'au roi. Qu'ils sachent que la loi y atteindra sans distinction les coupables, et qu'il n'y sera pas une seule tete convaincue d'etre criminelle, qui puisse echapper a son glaive. Je demande qu'on mette aux voix le decret d'accusation. (_M. Vergniaud descend de la tribune au milieu des plus vifs applaudissements._)" Les memes sentiments se retrouvent dans ses discours tres democratiques sur le licenciement de la garde du roi (29 mai) et sur la lettre de La Fayette. Mais il faut en venir a la grande harangue du 3 juillet 1792, sur la situation de la France, ou son exaltation revolutionnaire est au plus haut point. Ce fut, dit justement Louis Blanc, un grand jour que celui-la dans l'histoire de l'eloquence. A ce moment, la trahison de la cour etait visible. Vergniaud fit fremir la nation en en rassemblant les preuves. Il parla d'abord de la politique de Louis XVI a l'interieur: "Le roi a refuse sa sanction a votre decret sur les troubles religieux. Je ne sais si le sombre genie de Medicis et du cardinal de Lorraine erre encore sous les voutes du palais des Tuileries; si l'hypocrisie sanguinaire des jesuites Lachaise et Letellier revit dans l'ame de quelque scelerat, brulant de voir se renouveler les Saint-Barthelemy et les Dragonnades; je ne sais si le coeur du roi est trouble par des idees fantastiques qu'on lui suggere, et sa conscience egaree par les terreurs religieuses dont on l'environne. "Mais il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser d'etre l'ennemi le plus dangereux de la Revolution, qu'il veut encourager, par l'impunite, les tentatives criminelles de l'ambition pontificale, et rendre aux orgueilleux suppots de la tiare la puissance desastreuse dont ils ont egalement opprime les peuples et les rois. Il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser d'etre l'ennemi du peuple, qu'il approuve ou meme qu'il voie avec indifference les manoeuvres sourdes employees pour diviser les citoyens, jeter des ferments de haine dans le sein des ames sensibles, et etouffer, au nom de la Divinite, les sentiments les plus doux dont elle a compose la felicite des hommes. Il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser lui-meme d'etre l'ennemi de la loi, qu'il se refuse a l'adoption des mesures repressives contre le fanatisme, pour porter les citoyens a des exces que le desespoir inspire et que les lois condamnent; qu'il aime mieux exposer les pretres insermentes, meme alors qu'ils ne troublent pas l'ordre, a des vengeances arbitraires, que les soumettre a une loi qui, ne frappant que sur les perturbateurs, couvrirait les innocents d'une egide inviolable. Enfin, il n'est pas permis de croire, sans lui faire injure et l'accuser d'etre l'ennemi de l'empire, qu'il veuille perpetuer les seditions et eterniser les desordres et tous les mouvements revolutionnaires qui poussent l'empire a la guerre civile et le precipitent, par la guerre civile, a sa dissolution." Ces ironies redoutables faisaient tomber le masque de Louis XVI et le montraient trahissant la Revolution a l'interieur et a l'exterieur. La, Vergniaud affecte de separer la cause du roi de celle de ses courtisans, et il commence ce tableau celebre des intrigues royalistes et ces apostrophes terribles, ou il donne toute la mesure de son genie. Citons entierement ces paroles, qui ont eu la fortune rare de se graver dans la memoire des contemporains: "C'est au nom du roi, dit-il, que les princes francais ont tente de soulever contre la nation toutes les cours de l'Europe; c'est pour _venger la dignite_ du roi que s'est conclu le traite de Pilnitz, et formee l'alliance monstrueuse entre les cours de Vienne et de Berlin; c'est pour _defendre le roi_ qu'on a vu accourir en Allemagne, sous les drapeaux de la rebellion, les anciennes compagnies des gardes du corps; c'est pour _venir au secours du roi_ que les emigres sollicitent et obtiennent de l'emploi dans les armees autrichiennes, et s'appretent a dechirer le sein de leur patrie; c'est pour joindre ces preux chevaliers de la _prerogative royale_, que d'autres preux, pleins d'honneur et de delicatesse, abandonnent leur poste en presence de l'ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, travaillent a corrompre leurs soldats, et placent ainsi leur gloire dans la lachete, le parjure, la subordination, le vol et les assassinats; c'est contre la nation ou l'Assemblee nationale seule, et pour le _maintien de la splendeur du trone_, que le roi de Boheme et de Hongrie nous fait la guerre, et que le roi de Prusse marche vers nos frontieres; c'est _au nom du roi_ que la liberte est attaquee, et que, si l'on parvenait a la renverser, on demembrerait bientot l'empire pour en indemniser de leurs frais les puissances coalisees; car on connait la generosite des rois, on sait avec quel desinteressement ils envoient leurs armees pour desoler une terre etrangere, et jusqu'a quel point on peut croire qu'ils epuiseraient leurs tresors pour soutenir une guerre qui ne devrait pas leur etre profitable. Enfin, tous les maux qu'on s'efforce d'accumuler sur nos tetes, tous ceux que nous avons a redouter, c'est le nom seul du roi qui en est le pretexte ou la cause. "Or, je lis dans la Constitution, chap. II, section 1re, art. VI: "Si le roi se met a la tete d'une armee et en dirige les forces contre la nation, ou s'il ne s'oppose pas par un acte formel a une telle entreprise qui s'executerait en son nom, il sera cense avoir abdique la royaute." "Maintenant, je vous demande ce qu'il faut entendre par un acte formel d'opposition; la raison me dit que c'est l'acte d'une resistance proportionnee, autant qu'il est possible, au danger, et faite dans un temps utile pour pouvoir l'eviter. "Par exemple, si, dans la guerre actuelle, 100.000 Autrichiens dirigeaient leur marche vers la Flandre, ou 100.000 Prussiens vers l'Alsace, et que le roi, qui est le chef supreme de la force publique, n'opposat a chacune de ces deux redoutables armees qu'un detachement de 10 ou 20.000 hommes, pourrait-on dire qu'il a employe des moyens de resistance convenables, qu'il a rempli le voeu de la Constitution et fait l'acte formel qu'elle exige de lui? "Si le roi, charge de veiller a la surete exterieure de l'Etat, de notifier au Corps legislatif les hostilites imminentes, instruit des mouvements de l'armee prussienne, et n'en donnant aucune connaissance a l'Assemblee nationale; instruit, ou du moins, pouvant presumer que cette armee nous attaquera dans un mois, disposait avec lenteur les preparatifs de repulsion; si l'on avait une juste inquietude sur les progres que les ennemis pourraient faire dans l'interieur de la France, et qu'un camp de reserve fut evidemment necessaire pour prevenir ou arreter ces progres; s'il existait un decret qui rendit infaillible et prompte la formation de ce camp; si le roi rejetait ce decret et lui substituait un plan dont le succes fut incertain, et demandat pour son execution un temps si considerable que les ennemis auraient celui de la rendre impossible; si le Corps legislatif rendait des decrets de surete generale; que l'urgence du peril ne permit aucun delai; que cependant la sanction fut refusee ou differee pendant deux mois; si le roi laissait le commandement d'une armee a un general intrigant, devenu suspect a la nation par les fautes les plus graves, les attentats les plus caracterises a la Constitution; si un autre general, nourri loin de la corruption des cours, et familier avec la victoire, demandait pour la gloire de nos armes un renfort qu'il serait facile de lui accorder; si, par un refus, le roi lui disait clairement: Je te defends de vaincre; si, mettant a profit cette funeste temporisation, tant d'incoherence dans notre marche politique, ou plutot une si constante perseverance dans la perfidie, la ligue des tyrans portait des atteintes mortelles a la liberte, pourrait-on dire que le roi a fait la resistance constitutionnelle, qu'il a rempli, pour la defense de l'Etat, le voeu de la Constitution, qu'il a fait l'acte formel qu'elle lui prescrit? "Souffrez que je raisonne encore dans cette supposition douloureuse. J'ai exagere plusieurs faits, j'en enoncerai meme tout a l'heure, qui, je l'espere, n'existeront jamais, pour oter tout pretexte a des applications qui sont purement hypothetiques, mais j'ai besoin d'un developpement complet pour montrer la verite sans nuages. "Si tel etait le resultat de la conduite dont je viens de tracer le tableau, que la France nageat dans le sang, que l'etranger y dominat, que la Constitution fut ebranlee, que la contre-revolution fut la, et que le roi vous dit pour sa justification: "Il est vrai que les ennemis qui dechirent la France pretendent n'agir que pour relever ma puissance qu'ils supposent aneantie; venger ma dignite, qu'il supposent fletrie; me rendre mes droits royaux, qu'ils supposent compromis ou perdus; mais j'ai prouve que je n'etais pas leur complice; j'ai obei a la Constitution, qui m'ordonne de m'opposer par un acte formel a leurs entreprises, puisque j'ai mis des armees en campagne. Il est vrai que ces armees etaient trop faibles, mais la Constitution ne designe pas le degre de force que je devais leur donner. Il est vrai que je les ai rassemblees trop tard; mais la Constitution ne designe pas le temps auquel je devais les assembler. Il est vrai que des camps de reserve auraient pu les soutenir; mais la Constitution ne m'oblige pas a former des camps de reserve. "Il est vrai que, lorsque les generaux s'avancaient en vainqueurs sur le territoire ennemi, je leur ai ordonne de s'arreter; mais la Constitution ne me prescrit pas de remporter des victoires; elle me defend meme les conquetes. Il est vrai qu'on a tente de desorganiser les armees par des demissions combinees d'officiers, et je n'ai fait aucun effort pour arreter le cours de ces demissions, mais la Constitution n'a pas prevu ce que j'aurais a faire en pareil delit. Il est vrai que mes ministres ont continuellement trompe l'Assemblee nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements; que j'ai garde le plus longtemps que j'ai pu ceux qui entravaient la marche du gouvernement constitutionnel, le moins possible ceux qui s'efforcaient de lui donner du ressort; mais la Constitution ne fait dependre leur nomination que de ma volonte, et nulle part elle n'ordonne que je donne ma confiance aux patriotes et que je chasse les contre-revolutionnaires. Il est vrai que l'Assemblee nationale a rendu des decrets utiles ou meme necessaires, et que j'ai refuse de les sanctionner; mais j'en avais le droit: il est sacre, car je le tiens de la Constitution. Il est vrai, enfin, que la contre-revolution se fait, que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer; que je vous punirai d'avoir eu l'insolence de vouloir etre libres; mais j'ai fait tout ce que la Constitution me prescrit; il n'est emane de moi aucun acte que la Constitution condamne; il n'est donc pas permis de douter de ma fidelite pour elle, de mon zele pour sa defense. (_On applaudit a plusieurs reprises._) "Si, dis-je, il etait possible que, dans les calamites d'une guerre funeste, dans un bouleversement contre-revolutionnaire, le roi des Francais leur tint ce langage derisoire; s'il etait possible qu'il leur parlat jamais de son amour pour la Constitution avec une ironie aussi insultante, ne seraient-ils pas en droit de lui repondre: "--O roi qui sans doute avez cru, avec le tyran Lysandre, que la verite ne valait pas mieux que le mensonge, et qu'il fallait amuser les hommes par des serments, ainsi qu'on amuse les enfants avec des osselets; qui n'avez feint d'aimer les lois que pour parvenir a la puissance qui vous servirait a les braver; la Constitution, que pour qu'elle ne vous precipitat pas du trone, ou vous aviez besoin de rester pour la detruire; la nation, que pour assurer le succes de vos perfidies en lui inspirant de la confiance: pensez-vous nous abuser aujourd'hui avec d'hypocrites protestations, nous donner le change sur la cause de nos malheurs, par l'artifice de vos excuses et l'audace de vos sophismes? "Etait-ce nous defendre que d'opposer aux soldats etrangers des forces dont l'inferiorite ne laissait pas meme d'incertitude sur leur defaite? Etait-ce nous defendre que d'ecarter les projets tendant a fortifier l'interieur du royaume, ou de faire des preparatifs de resistance pour l'epoque ou nous serions deja devenus la proie des tyrans? Etait-ce nous defendre que de choisir des generaux qui attaquaient eux-memes la Constitution, ou d'enchainer le courage de ceux qui la servaient? Etait- ce nous defendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la desorganisation continuelle du ministere? La Constitution vous laissa-t- elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine? Vous fit- elle chef de l'armee pour notre gloire ou notre honte? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de grandes prerogatives pour perdre constitutionnellement la Constitution et l'Empire? Non, non, homme que la generosite des Francais n'a pu emouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n'avez pas rempli le voeu de la Constitution; elle est peut-etre renversee: mais vous ne recueillerez point le fruit de votre parjure: vous ne vous etes point oppose par un acte formel aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberte; mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes: vous n'etes plus rien pour cette Constitution que vous avez si indignement violee, pour ce peuple que vous avez si lachement trahi. (_Les applaudissements recommencent avec plus de force dans la tres grande majorite de l'Assemblee._)" _V. LES DISCOURS DE VERGNIAUD DU 10 AOUT 1792 AU 2 JUIN 1793_. Ou les mots n'ont aucun sens, ou le discours du 3 juillet 1792 signifie qu'il n'y a plus rien a faire avec le prince. Cependant, les conclusions de Vergniaud ne tendent ni a detruire la royaute, ni a changer de roi. Apres avoir perdu Louis XVI moralement dans cette redoutable philippique, il se refuse a le perdre politiquement. Personne n'avait pu croire que cette hypothese si magnifiquement deroulee fut autre chose qu'une habilete oratoire destinee a rendre plus sanglante l'accusation insinuee. O puissance de la rhetorique! Vergniaud en vient a prendre au serieux cette figure, et, la crainte d'une victoire populaire aidant, il se dit que ce traitre est peut-etre moins incurablement traitre qu'il ne l'a laisse entendre lui-meme. Il s'oppose a une revolution parlementaire et paisible qui aurait economise a la France le sang verse au 10 aout, et, le 24 juillet, il decide l'Assemblee a passer a l'ordre du jour sur une petition qui demandait la decheance. Il fait plus: il signe avec Guadet, dans les derniers jours de juillet, la fameuse consultation redigee par Gensonne et envoyee aux Tuileries par l'intermediaire du peintre Boze. Le 29 juillet, il ecrit lui-meme a Boze une lettre ou il donne au roi les conseils les plus propres a le sauver. Sans desavouer son discours, il promet la paix a Louis s'il veut defendre sincerement la Constitution et former un ministere ou prendraient place des patriotes de la Constituante, par exemple Roederer et Petion. Assurement, il n'y eut pas la l'ombre d'une trahison ou d'une defection, et quand, le 3 janvier 1793, Gasparin et Robespierre jeune denoncerent cette demarche comme criminelle, la Convention eut raison de passer a l'ordre du jour. Toutefois, c'est un epilogue bien inattendu au discours du 3 juillet que ces conseils donnes secretement au "tyran Lysandre" par celui-la meme qui l'avait si severement demasque. Il n'etait guere politique de chercher a raffermir un trone qu'on avait soi-meme declare vermoulu. On avait provoque une revolution, et maintenant on la redoutait. "Un nouveau ferment revolutionnaire, ecrivait Vergniaud a Boze, tourmente dans sa base une organisation politique que le temps n'a pas consolidee. Ce desespoir peut en accelerer le developpement avec une rapidite qui echapperait a la vigilance des autorites constituees et a l'action de la loi." Vergniaud craignait ce _ferment revolutionnaire_; il essaya cette demarche imprudente, par exces de prudence et par defiance de l'insurrection imminente. La Commission extraordinaire attendit fievreusement la reponse du roi, bien decidee a ne point faiblir, si la cour ne cedait pas. Thierry envoya des phrases evasives et presque dedaigneuses. Des lors, on discuta serieusement les avantages compares de la decheance et de la suspension. Mais ces hesitations avaient enleve a la Gironde toute influence sur les evenements. Le 10 aout se fit en dehors d'elle, et elle ne put que le ratifier par la suspension, dont Vergniaud lui-meme devait rediger la formule. Il sortit amoindri et blesse de ces demarches honorables, en somme, mais irreflechies. Ce republicain, dans la crainte de voir surgir une autre republique que la sienne, fut sur le point de croire a la parole du "tyran Lysandre". Heureusement pour lui qu'on ne repondit pas a ses avances: perdu dans l'opinion, il n'aurait pas pu rendre a la Revolution les services qu'elle recut de lui dans le mois de septembre 1792. Ces services consisterent a aider Danton de son eloquence dans ses efforts pour dresser la France contre l'ennemi. Sans rancune contre l'homme du 10 aout, et plus patriote en cela que ses amis politiques, Vergniaud joua un role utile en electrisant les ames par ses paroles ardentes. Il s'agissait d'elever les courages au-dessus de la realite, au-dessus meme des impossibilites physiques. L'homme pratique, dans ces conditions critiques, fut justement le chimerique Vergniaud; et sa grandiose rhetorique exalta efficacement les volontes. Les deux appels au camp retentirent dans tous les coeurs: "Pourquoi, disait-il, le 2 septembre, les retranchements du camp qui est sous les remparts de la cite ne sont-ils pas plus avances? Ou sont les beches, les pioches, et tous les instruments qui ont eleve l'autel de la Federation et nivele le Champ-de-Mars? Vous avez manifeste une grande ardeur pour les fetes, sans doute vous n'en aurez pas moins pour les combats; vous avez chante, celebre la liberte; il faut la defendre. Nous n'avons plus a renverser des rois de bronze, mais des rois environnes d'armees puissantes. Je demande que la commune de Paris concerte avec le pouvoir executif les mesures qu'elle est dans l'intention de prendre. Je demande aussi que l'Assemblee nationale, qui, dans ce moment-ci, est plutot un grand Comite militaire qu'un Corps legislatif, envoie a l'instant, et chaque jour, douze commissaires au camp, non pour exhorter par de vains discours les citoyens, mais pour piocher eux-memes, car il n'est plus temps de discourir; il faut piocher la fosse de nos ennemis, et chaque pas qu'ils font en avant pioche la notre. (_Des acclamations universelles se font entendre dans les tribunes. L'assemblee se leve tout entiere, et decrete la proposition de Vergniaud._)" Il est notable que, dans ces paroles inspirees par la politique dantonienne, Vergniaud prend la precision, la familiarite, le style de Danton. Le 16 septembre 1792, il repete cet appel au camp, en y melant un blame discret des journees de septembre: "O citoyens de Paris! je vous le demande avec la plus profonde emotion, ne demasquerez-vous jamais ces hommes pervers qui n'ont, pour obtenir votre confiance, d'autres droits que la bassesse de leurs moyens et l'audace de leurs pretentions? Citoyens, lorsque l'ennemi s'avance, et qu'un homme, au lieu de vous inviter a prendre l'epee pour le repousser, vous engage a egorger froidement des femmes ou des citoyens desarmes, celui-la est ennemi de votre gloire, de votre bonheur, il vous trompe pour vous perdre. Lorsqu'au contraire un homme ne vous parle des Prussiens que pour vous indiquer le coeur ou vous devez frapper, lorsqu'il ne vous propose la victoire que par des moyens dignes de votre courage, celui-la est ami de votre gloire, ami de votre bonheur, il veut vous sauver. Citoyens, abjurez donc vos dissensions intestines; que votre profonde indignation pour le crime encourage les hommes de bien a se montrer. Faites cesser les proscriptions, et vous verrez aussitot se reunir a vous une foule de defenseurs de la liberte. Allez tous ensemble au camp: c'est la qu'est votre salut. "J'entends dire chaque jour: Nous pouvons eprouver une defaite. Que feront alors les Prussiens? Viendront-ils a Paris? Non, si Paris est dans un etat de defense respectable; si vous preparez des postes d'ou vous puissiez opposer une forte resistance: car alors l'ennemi craindrait d'etre poursuivi et enveloppe par les debris des armees qu'il aurait vaincues, et d'en etre ecrase comme Samson sous les ruines du temple qu'il renversa. Mais, si une terreur panique ou une fausse securite engourdissent notre courage et nos bras; si nous livrons sans defense les postes d'ou l'on pourra bombarder cette cite, il serait bien insense de ne pas s'avancer vers une ville qui, par son inaction, aurait paru l'appeler elle-meme; qui n'aurait pas su s'emparer des positions ou elle aurait pu le vaincre. Au camp donc, citoyens, au camp! Eh quoi! tandis que vos freres, que vos concitoyens, par un devouement heroique, abandonnent ce que la nature doit leur faire cherir le plus, leurs femmes, leurs enfants, demeurerez-vous plonges dans une molle oisivete? N'avez-vous d'autre maniere de prouver votre zele qu'en demandant sans cesse, comme les Atheniens: _Qu'y a-t-il aujourd'hui de nouveau?_ Ah! detestons cette avilissante mollesse! Au camp, citoyens, au camp! Tandis que nos freres, pour notre defense, arrosent peut-etre de leur sang les plaines de la Champagne, ne craignons pas d'arroser de quelque sueur les plaines de Saint-Denis, pour proteger leur retraite. Au camp, citoyens, au camp! Oublions tout, excepte la patrie! Au camp, au camp!" Le _Journal des Debats et Decrets_ appelle ce discours "le plus beau morceau d'eloquence qu'on ait improvise dans l'Assemblee actuelle". Celle-ci en fut si touchee qu'elle enjoignit a Vergniaud de donner a son improvisation la forme d'une adresse au peuple, et cette adresse fut decretee le lendemain 17 septembre. Son patriotisme n'etait pas de la xenophobie. C'etait un patriotisme large et humanitaire. Ainsi, plus tard, a la Convention, le 9 novembre 1792, a propos des victoires remportees en Belgique, il dira: ".... Ne negligeons pas d'entretenir ce feu sacre par tous les moyens que nous offrent les circonstances. "L'aliment le plus efficace pour le vivifier, ce sont les fetes publiques. Rappelez-vous la federation de 1790. Quel coeur n'a pas, dans ces moments d'enthousiasme et d'allegresse, palpite pour la patrie? Vous rappelez-vous les fetes funebres que nous celebrames pour les patriotes morts dans la journee du 10 aout? Quel est celui d'entre nous qui, le coeur oppresse de douleur, mais l'ame exaltee par l'enthousiasme de la vraie gloire, ne sentit pas alors le desir, le besoin de venger ces heros de la liberte? Eh bien! c'est par de pareilles fetes que vous ranimerez sans cesse le civisme. Chantez donc, chantez une victoire qui sera celle de l'humanite. Il a peri des hommes, mais c'est pour qu'il n'en perisse plus. Je le jure, au nom de la fraternite universelle que vous allez etablir, chacun de vos combats sera un pas de fait vers la paix, l'humanite et le bonheur des peuples. (_On applaudit._)" Tel est le caractere de l'eloquence patriotique dans Vergniaud: on sent qu'il est heureux de s'elever au-dessus de la lutte des partis, et d'oublier, dans ces discours heroiques, la politique interieure et ses propres contradictions. En effet, il a deja commence sa lutte contre la Commune de Paris et les exces revolutionnaires. Nous avons vu que, patriotiquement, il avait d'abord jete un voile sur les journees de septembre, qu'il alla meme jusqu'a laisser tomber le mot d'_insurrection legitime_, et qu'il reserva toute sa colere contre les meneurs, surtout contre les signataires de la celebre circulaire qui enjoignait aux departements d'imiter Paris. Des le 17 septembre 1792, il s'etait eleve en ces termes contre la tyrannie de la Commune: "Il est temps de briser ces chaines honteuses, d'ecraser cette nouvelle tyrannie; il est temps que ceux qui ont fait trembler les hommes de bien tremblent a leur tour. Je n'ignore pas qu'ils ont des poignards a leurs ordres. Eh! dans la nuit du 2 septembre, dans cette nuit de proscription, n'a-t-on pas voulu les diriger contre plusieurs deputes et contre moi? Ne nous a-t-on pas denonces au peuple comme des traitres? Heureusement, c'est en effet le peuple qui etait la; les assassins etaient occupes ailleurs. La voix de la calomnie ne produisit aucun effet, et la mienne peut encore se faire entendre ici; et, je vous en atteste, elle tonnera de tout ce qu'elle a de force contre les crimes et les tyrans. Eh! que m'importent des poignards et des sicaires! qu'importe la vie aux representants du peuple, quand il s'agit de son salut! Lorsque Guillaume Tell ajustait la fleche qui devait abattre la pomme fatale qu'un monstre avait placee sur la tete de son fils, il s'ecriait: Perissent mon nom et ma memoire, pourvu que la Suisse soit libre! (_On applaudit._) "Et nous aussi nous dirons: Perisse l'Assemblee nationale et sa memoire, pourvu que la France soit libre! (Les deputes se levent par un mouvement unanime en criant: _Oui, oui, perisse notre memoire, pourvu que la France soit libre!_ Les tribunes se levent en meme temps, et repondent par des applaudissements reiteres au mouvement de l'Assemblee.) Perisse l'Assemblee nationale et sa memoire, si elle epargne un crime qui imprimerait une tache au nom francais; si sa vigueur apprend aux nations de l'Europe que, malgre les calomnies dont on cherche a fletrir la France, il est encore, et au sein meme de l'anarchie momentanee ou des brigands nous ont plonges, il est encore dans notre patrie quelques vertus publiques, et qu'on y respecte l'humanite! Perisse l'Assemblee nationale et sa memoire, si, sur nos cendres, nos successeurs plus heureux peuvent etablir l'edifice d'une constitution qui assure le bonheur de la France, et consolide le regne de la liberte et de l'egalite! Je demande que les membres de la Commune repondent sur leur tete de la surete de tous les prisonniers. (_Les applaudissements recommencent et se prolongent._)" * * * * * Ce sont les dernieres paroles que Vergniaud prononca a la Legislative. Il fut elu, a une grande majorite, depute de la Gironde a la Convention, le premier d'une liste ou il avait fait mettre les noms de Sieyes et de Condorcet. Il accepta son mandat avec resignation et tristesse: il se sentait impuissant et prenait deja des attitudes de victime fiere. "Quant a ma nomination, ecrivait-il a son beau-frere, je vous avoue que l'epuisement de mes forces morales me la rend aussi penible que flatteuse; et si les temps eussent ete calmes, si l'horizon de Paris ne paraissait pas encore charge d'orages, s'il n'y avait eu aucun danger a courir en restant, si je n'avais pas cru que je pouvais etre utile pour lutter contre quelques scelerats dont je connais ou je soupconne les projets, je n'aurais pas hesite a refuser. Mais, dans les circonstances actuelles, c'eut ete une lachete et un crime, et je reste." Des le 24 septembre 1792, il reprend la lutte contre la Montagne en appuyant un projet de loi de Kersaint contre ceux qui poussent a l'anarchie et a l'assassinat. Le 25, les ecrits de Marat sont denonces. Marat se defend. "S'il est un malheur, repond Vergniaud, pour un representant du peuple c'est, pour mon coeur, celui d'etre oblige de remplacer a cette tribune un homme charge de decrets de prise de corps qu'il n'a pas purges." Cette pudeur et ce style de legiste souleverent des murmures. Marat cria: "Je m'en fais gloire." Chabot dit: "Sont-ce les decrets du Chatelet dont on parle?" Et Tallien: "Sont-ce ceux dont il a ete honore pour avoir terrasse La Fayette?" Vergniaud reprit: "C'est le malheur d'etre oblige de remplacer un homme contre lequel il a ete rendu un decret d'accusation, et qui a eleve sa tete audacieuse au-dessus des lois; un homme enfin tout degoutant de calomnies, de fiel et de sang." Il donne ensuite lecture de la circulaire de la Commune signee Sergent, Panis, Marat, etc. "Que dirai-je, s'ecrie-t-il, de l'invitation formelle qu'on y fait au meurtre et a l'assassinat? Que le peuple, lasse d'une longue suite de trahisons, se soit enfin leve, qu'il ait tire de ses ennemis connus une vengeance eclatante: je ne vois la qu'une resistance a l'oppression. Et s'il se livre a quelques exces qui outrepassent les bornes de la justice, je n'y vois que le crime de ceux qui les ont provoques par leurs trahisons. Le bon citoyen jette un voile sur ces desordres partiels; il ne parle que des actes de courage du peuple, que de l'ardeur des citoyens, que de la gloire dont se couvre un peuple qui sait briser ses chaines; et il cherche a faire disparaitre, autant qu'il est en lui, les taches qui pourraient ternir l'histoire d'une si memorable revolution. Mais que des hommes revetus d'un pouvoir public qui, par la nature meme des fonctions qu'ils ont acceptees, se sont charges de parler au peuple le langage de la loi, et de le contenir dans les bornes de la justice par tout l'ascendant de la raison; que ces hommes prechent le meurtre, qu'ils en fassent l'apologie, il me semble que c'est la un degre de perversite qui ne saurait se concevoir que dans un temps ou toute morale serait bannie de la terre." Arrivons au grand discours de Vergniaud sur l'appel au peuple (31 decembre 1792), qui est en meme temps son acte politique le plus important. Il n'est pas douteux qu'il n'ait voulu sauver Louis XVI; il n'admet pas un instant que les electeurs puissent voter la mort. Il donne contre le rejet de sa proposition toutes les raisons qui militent, d'apres lui, contre la condamnation du roi. "Il est probable, dit-il, qu'un des motifs pour lesquels l'Angleterre ne rompt pas ouvertement la neutralite, et qui determinent l'Espagne a la promettre, c'est la crainte de hater la perte de Louis par une accession a la ligue formee contre nous. Soit que Louis vive, soit qu'il meure, il est possible que ces puissances se declarent nos ennemies; mais la condamnation donne une probabilite de plus a la declaration, et il est sur que si la declaration a lieu, sa mort en sera le pretexte." Est-il possible de dire plus nettement que voter l'appel au peuple, c'est laisser la vie au roi? Et pourquoi veut-il donc le sauver? est-ce par sympathie? Il lui adresse de durs reproches a plusieurs reprises. Est-ce par souvenir des relations indirectes qu'il a eues avec lui par l'intermediaire de Boze? Peut-etre ne se sent-il pas le droit de faire perir celui qu'il a conseille. La principale raison, c'est qu'il voit dans cette condamnation une victoire demagogique. Avec Brissot et toute la Gironde, il veut, par l'appel au peuple, submerger la volonte de Paris dans celle des departements. Ses amis furent enthousiasmes. "Vergniaud, dit le _Patriote francais_, a fait preuve d'un prodigieux talent, en parlant d'abondance sur cette grande affaire, mais en parlant comme les fameux orateurs de l'antiquite, lorsqu'ils traitaient des interets de la republique dans les assemblees du peuple." En terminant il avait dit: "En tout cas, je declare que, quel que puisse etre le decret qui sera rendu par la Convention, je regarderais comme traitre a la patrie celui qui ne s'y soumettrait pas. Les opinions sont libres jusqu'a la manifestation du voeu de la majorite; elles le sont meme apres; mais alors, du moins, l'obeissance est un devoir." Cette declaration explique son brusque changement d'attitude apres le rejet de l'appel au peuple. Il avait voulu se soustraire a la responsabilite d'un juge. Mais, force de juger et convaincu de la culpabilite de Louis, il se croit oblige d'appliquer la loi telle qu'elle est, et vote la mort. Justement il presidait, et il eut a prononcer l'arret. "Citoyens, dit-il, je vais proclamer le resultat du scrutin. Vous allez exercer un grand acte de justice; j'espere que l'humanite vous engagera a garder le plus profond silence. Quand la justice a parle l'humanite doit avoir son tour." Il fut consequent avec lui-meme en votant contre le sursis. Cette conduite a la fois loyale et complexe, qui devait suggerer aux royalistes les plus basses calomnies, ne fut pas comprise par le peuple de Paris. Vergniaud avait voulu faire juger Louis XVI par ces assemblees primaires, qui l'auraient acquitte sans doute: donc, il etait royaliste. Cet homme franc et limpide prit, aux yeux des tribunes, la figure d'un traitre a la solde des emigres et des Autrichiens; et son hostilite envers les revolutionnaires avances, en s'accentuant de jour en jour davantage, accrut ces soupcons, sinceres chez la multitude, affectes chez les Robespierristes, et avives avec art par tous ceux qui n'aimaient ni le genie, ni l'insouciance un peu dedaigneuse du plus eloquent des Girondins. Des lors, la vie de Vergniaud fut un combat a mort contre la Montagne. Le 10 mars 1798, il s'eleva contre l'institution du Tribunal revolutionnaire: "Lorsqu'on vous propose, dit-il, de decreter l'etablissement d'une inquisition mille fois plus redoutable que celle de Venise, nous mourrons tous plutot que d'y consentir." Il reconnaissait pourtant (discours du 13 mars) que "ce tribunal, s'il etait organise d'apres les principes de la justice, pourrait etre utile". Le lendemain de l'insurrection avortee du 10 mars, les Girondins sentirent le besoin de s'unir plus etroitement. Une vingtaine d'entre eux, dit Louvet, s'assemblerent et chargerent Vergniaud de denoncer a la France le recent attentat contre la Convention. Ce ne fut pas sans peine que Vergniaud, interrompu par Marat, put commencer son discours. Il chercha surtout a montrer que c'etait l'impunite des exces populaires qui avait amene cette dictature de l'emeute, et il protesta contre l'intolerance des terroristes: "On a vu, dit il, se developper cet etrange systeme de liberte, d'apres lequel on vous dit: Vous etes libres; mais pensez comme nous sur telle ou telle question d'economie politique, ou nous vous denoncons aux vengeances du peuple. Vous etes libres; mais courbez la tete devant l'idole que nous encensons, ou nous vous denoncons aux vengeances du peuple. Vous etes libres; mais associez-vous a nous pour persecuter les hommes dont nous redoutons la probite et les lumieres, ou nous vous designerons par des denominations ridicules, et nous vous denoncerons aux vengeances du peuple. Alors, citoyens, il a ete permis de craindre que la revolution, comme Saturne devorant successivement tous ses enfants, n'engendrat enfin le despotisme avec les calamites qui l'accompagnent." Mais il evite avec soin, dans son recit des evenements du 10 mars, toutes les recriminations personnelles qui auraient pu diviser davantage les patriotes. Sa peroraison n'a rien d'amer, et il preche plutot la reconciliation: "Et toi peuple infortune, seras-tu plus longtemps dupe des hypocrites, qui aiment mieux obtenir tes applaudissements que les meriter, et surprendre la faveur, en flattant tes passions, que de te rendre un seul service?... "Un tyran de l'antiquite avait un lit de fer sur lequel il faisait etendre ses victimes, mutilant celles qui etaient plus grandes que le lit, disloquant douloureusement celles qui l'etaient moins pour leur faire atteindre le niveau. Ce tyran aimait l'egalite, et voila celle des scelerats qui te dechirent par leurs fureurs. L'egalite, pour l'homme social, n'est que celle des droits. Elle n'est pas plus celle des fortunes que celle des tailles, celle des forces, de l'esprit, de l'activite, de l'industrie et du travail. "On te la presente souvent sous l'embleme de deux tigres qui se dechirent. Vois-la sous l'embleme plus consolant de deux freres qui s'embrassent. Celle qu'on veut te faire adopter, fille de la haine et de la jalousie, est toujours armee de poignards. La vraie egalite, celle de la nature, au lieu de les diviser, unit les hommes par les liens d'une fraternite universelle. C'est celle qui seule peut faire ton bonheur et celui du monde. Ta liberte! des monstres l'etouffent, et offrent a ton culte egare la licence. La licence, comme tous les faux dieux, a ses druides qui veulent la nourrir de victimes humaines. Puissent ces pretres cruels subir le sort de leurs predecesseurs! puisse l'infamie sceller a jamais la pierre deshonoree qui couvrira leurs cendres? "Et vous, mes collegues, le moment est venu: il faut choisir enfin entre une energie qui vous sauve et la faiblesse qui perd tous les gouvernements, entre les lois et l'anarchie, entre la republique et la tyrannie. Si, otant au crime la popularite qu'il a usurpee sur la vertu, vous deployez contre lui une grande vigueur, tout est sauve. Si vous mollissez, jouets de toutes les factions, victimes de tous les conspirateurs, vous serez bientot esclaves." Patriotiquement, Vergniaud attribuait aux manoeuvres de l'aristocratie et de Pitt tous les exces du peuple, et en particulier le complot du 10 mars. Les Girondins furent tres mecontents de ces menagements, et le Comite Valaze chargea Louvet de reparer la pretendue maladresse de Vergniaud; mais Louvet ne put obtenir la parole. On voit que Vergniaud planait toujours plus haut que les rancunes, les recriminations et les romans ou se complaisaient la plupart de ses amis. Il n'attaque que pour se defendre, comme lorsqu'il repondit, le 10 avril 1793, aux accusations de Robespierre; mais alors son dedain est accablant: "J'oserai repondre a M. Robespierre qui, par un roman perfide, artificieusement ecrit dans le silence du cabinet, et par de froides ironies, vient provoquer de nouvelles discordes dans le sein de la Convention; j'oserai lui repondre sans meditation: je n'ai pas, comme lui, besoin d'art; il suffit de mon ame. "Je parlerai non pour moi: c'est le coeur navre de la plus profonde douleur que, lorsque la patrie reclame tous les instants de notre existence politique, je vois la Convention reduite, par des denonciations ou l'absurdite seule peut egaler la sceleratesse, a la necessite de s'occuper de miserables interets individuels; je parlerai pour la patrie, au sort de laquelle, sur les bords de l'abime ou on l'a conduite, les destinees d'un de ses representants, qui peut et qui veut la servir, ne sont pas tout a fait etrangeres; je parlerai non pour moi, je sais que dans les revolutions la lie des nations s'agite, et s'elevant sur la surface politique, parait quelques moments dominer les hommes de bien. Dans mon interet personnel, j'aurais attendu patiemment que ce regne passager s'evanouit; mais puisqu'on brise le ressort qui comprimait mon ame indignee, je parlerai pour eclairer la France qu'on egare. Ma voix qui, de cette tribune, a porte plus d'une fois la terreur dans ce palais d'ou elle a concouru a precipiter le tyran, la portera aussi dans l'ame des scelerats qui voudraient substituer leur tyranie a celle de la royaute." Il passe ensuite en revue les dix-huit chefs d'accusation que Robespierre a portes contre la Gironde, et les refute d'autant plus aisement qu'on avait choisi, non les plus vraisemblables, mais les plus redoutables. On avait dit, par exemple, que les Girondins calomniaient Paris et qu'ils etaient des moderes: "Robespierre, repond Vergniaud, nous accuse d'avoir _calomnie Paris_. Lui seul et ses amis ont calomnie cette ville celebre. Ma pensee s'est toujours arretee avec effroi sur les scenes deplorables qui ont souille la Revolution; mais j'ai constamment soutenu qu'elles etaient l'ouvrage, non du peuple, mais de quelques scelerats accourus de toutes les parties de la republique, pour vivre de pillage et de meurtre, dans une ville dont l'immensite et les agitations continuelles ouvraient la plus grande carriere a leurs criminelles esperances; et pour la gloire meme du peuple, j'ai demande qu'ils fussent livres au glaive des lois. "D'autres, au contraire, pour assurer l'impunite des brigands et leur menager sans doute de nouveaux massacres et de nouveaux pillages, ont fait l'apologie de leurs crimes, et les ont tous attribues au peuple; or, qui calomnie le peuple, ou de l'homme qui le soutient innocent des crimes de quelques brigands etrangers, ou de celui qui s'obstine a imputer au peuple entier l'odieux de ces scenes de sang? (_Applaudissements._--_Marat_: Ce sont des vengeances nationales!)" La reponse a l'accusation de moderantisme est noble et juste: "Enfin Robespierre nous accuse d'etre devenus tout a coup des _moderes_, des Feuillants. "Nous moderes! Je ne l'etais pas, le 10 aout, Robespierre, quand tu etais cache dans ta cave. Des moderes! Non, je ne le suis pas dans ce sens que je veuille eteindre l'energie nationale. Je sais que la liberte est toujours active comme la flamme, qu'elle est inconciliable avec ce calme parfait qui ne convient qu'a des esclaves. Si on n'eut voulu que nourrir ce feu sacre qui brule dans mon coeur aussi ardemment que dans celui des hommes qui parlent sans cesse de l'impetuosite de leur caractere, de si grands dissentiments n'auraient pas eclate dans cette assemblee. Je sais aussi que, dans des temps revolutionnaires, il y aurait autant de folie a pretendre calmer a volonte l'effervescence du peuple, qu'a commander aux flots de la mer d'etre tranquilles quand ils sont battus par les vents. Mais c'est au legislateur a prevenir autant qu'il peut les desastres de la tempete par de sages conseils; et si, sous pretexte de revolution, il faut, pour etre patriote, se declarer le protecteur du meurtre et du brigandage, je suis _modere_. "Depuis l'abolition de la royaute, j'ai beaucoup entendu parler de revolution. Je me suis dit il n'y en a plus que deux possibles: celle des proprietes ou la loi agraire, et celle qui nous ramenerait au despotisme. J'ai pris la ferme resolution de combattre l'une et l'autre et tous les moyens indirects qui pourraient nous y conduire. Si c'est la etre modere, nous le sommes tous: car tous nous avons vote la peine de mort contre tout citoyen qui proposerait l'une ou l'autre. "J'ai aussi beaucoup entendu parler d'insurrection, de faire lever le peuple et je l'avoue, j'en ai gemi. Ou l'insurrection a un objet determine, ou elle n'en a pas: au dernier cas, c'est une convulsion pour le corps politique qui, ne pouvant lui produire aucun bien, doit necessairement lui faire beaucoup de mal. La volonte de la faire naitre ne peut entrer que dans le coeur d'un mauvais citoyen. Si l'insurrection a un objet determine, quel peut-il etre? de transporter l'exercice de la souverainete dans la republique. L'exercice de la souverainete est confie a la representation nationale. Donc ceux qui parlent d'insurrection veulent detruire la representation nationale; donc ils veulent remettre l'exercice de la souverainete a un petit nombre d'hommes, ou le transporter sur la tete d'un seul citoyen; donc ils veulent fonder un gouvernement aristocratique, ou retablir la royaute. Dans les deux cas, ils conspirent contre la republique et la liberte, et s'il faut, ou les approuver pour etre patriote, ou etre modere en les combattant, je suis modere. (_On applaudit._) Lorsque la statue de la Liberte est sur le trone, l'insurrection ne peut etre provoquee que par les amis de la royaute. A force de crier au peuple qu'il fallait qu'il se levat, a force de lui parler, non pas le langage des lois, mais celui des passions, on a fourni des armes a l'aristocratie; prenant la livree et le langage du sans-culottisme, elle a crie dans le departement du Finistere: Vous etes malheureux, les assignats perdent, il faut vous lever en masse. Voila comment des exagerations ont nui a la Republique. "Nous sommes des moderes! Mais au profit de qui avons-nous montre cette grande moderation? Au profit des emigres? Nous avons adopte contre eux toutes les mesures de rigueur que commandaient egalement et la justice et l'interet national. Au profit des conspirateurs du dedans? Nous n'avons cesse d'appeler sur leur tete le glaive de la loi; mais j'ai repousse la loi qui menacait de proscrire l'innocent comme le coupable. On parlait sans cesse de mesures terribles, de mesures revolutionnaires. Je les voulais aussi, ces mesures terribles, mais contre les seuls ennemis de la patrie. Je ne voulais pas qu'elles compromissent la surete des bons citoyens, parce que quelques scelerats auraient interet a les perdre; je voulais des punitions et non des proscriptions. Quelques hommes ont paru faire consister leur patriotisme a tourmenter, a faire verser des larmes. J'aurais voulu qu'il ne fit que des heureux. La Convention est le centre autour duquel doivent se rallier tous les citoyens. Peut-etre que leurs regards ne se fixent pas toujours sur elle sans inquietude et sans effroi. J'aurais voulu qu'elle fut le centre de toutes les affections et de toutes les esperances. On a cherche a consommer la revolution par la terreur, j'aurais voulu la consommer par l'amour. Enfin, je n'ai pas pense que, semblablement aux pretres et aux farouches ministres de l'Inquisition, qui ne parlent de leur Dieu de misericorde qu'au milieu des buchers, nous dussions parler de liberte au milieu des poignards et des bourreaux. (_On applaudit._) "Nous, des _moderes_! Ah! qu'on nous rende grace de cete moderation dont on nous fait un crime. Si, lorsque dans cette tribune on est venu secouer les torches de la discorde et outrager avec la plus insolente audace la majorite des representants du peuple; si, lorsqu'on s'est ecrie avec autant de fureur que d'imprudence: _plus de treve, plus de paix entre nous_, nous eussions cede aux mouvements de la plus juste indignation, si nous avions accepte le cartel contre-revolutionnaire que l'on nous presentait: je le declare a mes accusateurs, de quelques soupcons dont on nous environne, de quelques calomnies dont on veuille nous fletrir, nos noms sont encore plus estimes que les leurs; on aurait vu accourir de tous les departements, pour combattre les hommes du 2 septembre, des hommes egalement redoutables a l'anarchie et aux tyrans. Nos accusateurs et nous, nous serions peut-etre deja consumes par le feu de la guerre civile. Notre moderation a sauve la republique de ce fleau terrible, et par notre silence nous avons bien merite de la patrie. (_On applaudit._)" Le discours de Vergniaud obtint, dit le conventionnel Baudin (des Ardennes), _le silence de l'admiration_, non seulement des Girondins, "mais aussi d'un auditoire evidemment devoue a ses detracteurs". Les evenements se precipitent. Le 15 avril, les sections demandent l'expulsion des Brissotins. C'est ici que se montra la grandeur d'ame de Vergniaud. Ses amis proposaient un appel au peuple qui eut sauve la Gironde et compromis la France: il fit repousser cette mesure: "La convocation des assemblees primaires, dit-il heroiquement, est une mesure desastreuse. Elle peut perdre la Convention, la Republique et la liberte; et s'il faut ou decreter cette convocation, ou nous livrer aux vengeances de nos ennemis; si vous etes reduits a cette alternative, citoyens, n'hesitez pas entre quelques hommes et la chose publique. Jetez-nous dans le gouffre et sauvez la patrie!" Rien de plus cornelien n'a ete dit a la tribune, et il n'y a peut-etre pas, dans l'antiquite, de trait de devouement a la patrie qui soit plus sincere et plus sublime. Le grand coeur de Vergniaud lui montre ici la veritable necessite politique ou leurs fautes ont accule les malheureux Girondins. La Revolution ne peut plus avancer, si deux partis d'egale force la tire en sens contraire. Il faut que le mieux organise elimine l'autre, et c'est un Girondin qui par une divination de son patriotisme, offre de sacrifier la Gironde! Danton etait-il present? Entendit-il ces paroles magnanimes? Comme il dut fremir! C'etait son style, son ame; c'etait lui-meme qu'il retrouvait, mais trop tard dans Vergniaud. Unis, ces deux hommes, le poete et le politique, auraient represente les deux instincts de la revolution, et presque tout le genie de la France. Sans doute, la Convention improuva la petition comme calomnieuse; mais Vergniaud ne se fit aucune illusion et se prepara a tomber dans une attitude digne de lui. Pendant ces deux derniers mois, ce nonchalant developpa une activite surprenante et parla sur les sujets les plus divers, sur les subsistances et sur le maximum (17 avril 1793), sur la liberte de conscience (19 avril), sur les secours aux familles des defenseurs de la patrie (4 mai), sur la formation d'une armee de domestiques (8 mai), enfin sur la Constitution (meme jour). Le 17 mai, il repond a Couthon, qui avait demande aux Girondins leur demission: "Celui d'entre nous qui se retirerait pour echapper a des soupcons calomniateurs serait un lache; et certes Couthon a, la, suggere a l'aristocratie un moyen infaillible de dissoudre l'Assemblee; il lui suffirait, pour la desorganiser, d'en attaquer successivement tous les membres par les memes impostures. Quant a moi et a ceux de mes collegues contre lesquels, peut-etre, s'est dirigee la proposition de Couthon, je demande acte a la Convention de l'extreme moderation avec laquelle j'ai parle au milieu des interruptions les plus violentes; du serment que je fais d'employer constamment tous mes efforts pour prevenir cet incendie des passions qui nous fait tant de mal. Mais je declare aussi, et il est bon que tous les Parisiens m'entendent, je declare que si, a force de persecutions, d'outrages, de violences, on nous forcait en effet a nous retirer; si l'on provoquait ainsi une scission fatale, le departement de la Gironde n'aurait plus rien de commun avec une ville qui aurait viole la representation nationale, et rompu l'unite de la republique. (_Nous faisons tous la meme declaration! s'ecrient un grand nombre de membres._)" Cette menace de guerre civile n'est guere dans le ton du discours si genereux du 20 avril: ce n'est pas du Vergniaud, c'est du Guadet, du Buzot. Ici, il a cede pour un instant a l'influence de ses amis, presque tous alteres de vengeance et inspires par une femme. Le 20 mai, il protesta contre les interruptions des tribunes et les desordres qui paralysent la Convention: "Citoyens, nous avons deux ennemis puissants a vaincre: le despotisme arme au dehors, qui presse et attaque la Republique sur tous ses points exterieurs; l'anarchie au dedans, qui travaille sans relache a la dissolution de toutes ses parties interieures. Nous ne pouvons combattre nous-memes le premier de ces ennemis terribles. La gloire en est reservee a nos bataillons. Combattons corps a corps le second, c'est notre devoir: assez et trop longtemps il nous a tourmentes; assez et trop longtemps nous avons soutenu contre lui une lutte aussi penible pour nous, que desastreuse pour la patrie; il faut voir enfin qui l'emportera, du genie de la liberte ou de celui des brigands: offrons, sans palir, nos coeurs aux poignards, mais delivrons la patrie d'un fleau qui la devore. Nos bataillons versent, chaque jour, leur sang pour abattre les tyrans; versons le notre, s'il le faut, pour terrasser l'anarchie; triomphons enfin, ou perissons, ou ensevelissons-nous a jamais sous les ruines du temple de la liberte." Le 24, il appuie en ces termes les mesures energiques proposees par la Commission des Douze: "Citoyens, montrez-vous dignes enfin de votre mission, osez attaquer de front vos assassins; vous les verrez rentrer dans la poussiere. Voulez-vous attendre lachement qu'ils viennent vous plonger le poignard dans le sein? S'il en est ainsi, vous trahissez le plus sacre de vos devoirs! vous abandonnez le peuple sans constitution a la fureur de vos meurtriers; et vous etes les complices de tous les maux qu'ils lui feront souffrir. L'unite de la Republique tient a la conservation de tous les representants du peuple. On ne saurait le publier a cette tribune, aucun de nous ne mourra sans vengeance, nos departements sont debout. Les conspirateurs le savent; et c'est parce qu'ils le savent, c'est pour faire naitre une guerre civile generale, qu'ils conspirent. Sans doute, la liberte survivrait a ces nouveaux orages; mais il pourrait arriver que, sanglante, elle fut contrainte a chercher un asile dans les departements meridionaux. Pourquoi vous rendriez-vous coupables de l'esclavage du Nord? n'a-t-il pas verse assez de sang pour la liberte, et ne devez-vous pas lui en assurer la jouissance? Sauvez, par votre fermete, l'unite de la Republique; sauvez, par votre fermete, la liberte pour tous les Francais, surtout ne vous y meprenez pas, la faiblesse ici serait lachete. Frappez les coupables: vous n'entendrez plus parler de conjuration, la patrie est sauvee. N'en avez-vous point le courage? Abdiquez vos fonctions, et demandez a la France des successeurs plus dignes de sa confiance. * * * * * Nous sommes au 31 mai. Au debut de la seance, il s'oppose a la discussion immediate sur la suppression de la Commission des Douze: "La Convention ne doit pas a mon avis, s'occuper en ce moment de cette deliberation. Elle ne doit pas entendre le rapport, parce que ce rapport heurterait necessairement les passions, ce qu'il faut eviter dans un jour de fermentation. Il s'agit de la dignite de la Convention. Il faut qu'elle prouve a la France qu'elle est libre. Eh bien! pour le prouver, il ne faut pas qu'elle casse aujourd'hui la Commission. Je demande donc l'ajournement a demain. Il importe a la Convention de savoir qui a donne l'ordre de sonner le tocsin, de tirer le canon d'alarme. (_Quelques voix_: La resistance a l'oppression!) Je rappelle ce que j'ai dit en commencant: c'est que s'il y a un combat, il sera, quel qu'en soit le succes, la perte de la Republique. Je demande que le commandant general soit mande a la barre et que nous jurions de mourir tous a notre poste." Au meme moment, on entendit le canon d'alarme que les violents avaient reussi a faire tirer. Paris s'etait deja mis aux portes pour voir passer l'insurrection. Mais les heures s'ecoulaient, l'apres-midi se passait, et la tranquillite regnait encore quoique tout fut prepare pour une revolution, Vergniaud crut habile et juste de constater, par un hommage rendu a Paris, l'echec du gouvernement: "Citoyens, dit-il, on vient de vous dire [1] que tous les bons citoyens devaient se rallier: certes, lorsque j'ai propose aux membres de la Convention de jurer qu'ils mourraient tous a leur poste, mon intention etait certainement d'inviter tous les membres a se reunir pour sauver la Republique. Je suis loin d'accuser la majorite ni la minorite des habitants de Paris; ce jour suffira pour faire voir combien Paris aime la liberte. Il suffit de parcourir les rues, de voir l'ordre qui y regne, les nombreuses patrouilles qui y circulent, pour decreter que Paris a bien merite de la patrie. (_Oui, oui, aux voix!_ s'ecrie-t-on dans toutes les parties de la salle.) Oui, je demande que vous decretiez que les sections de Paris ont bien merite de la patrie en maintenant la tranquillite dans ce jour de crise, et que vous les invitiez a continuer d'exercer la meme surveillance jusqu'a ce que tous les complots soient dejoues." [Note: Couthon avait dit: "Que tous ceux qui veulent sauver la Republique se rallient; je ne suis ni de Marat ni de Brissot, je suis a ma conscience. Que tous ceux qui ne sont que du parti de la liberte se reunissent et la liberte est sauvee."] Ces propositions, dit le _Proces-verbal de la Convention_, sont vivement applaudies et decretees dans les termes suivants: "La Convention nationale declare a l'unanimite que les sections de Paris ont bien merite de la patrie, par le zele qu'elles ont mis aujourd'hui a retablir l'ordre, a faire respecter les personnes et les proprietes et a assurer la liberte et la dignite de la representation nationale. La Convention nationale invite les sections de Paris a continuer leur surveillance jusqu'a l'instant ou elles seront averties par les autorites constituees du retour du calme et de l'ordre public." Mais bientot la situation se modifie. Une deputation de la Commune reclame le decret d'accusation contre les vingt-deux. Puis le directoire du departement de Paris parait a la barre et demande par la bouche de Lulier, procureur general syndic, le meme decret d'accusation. Alors Barere, au nom du Comite de Salut public, presente un projet de decret contre la Commission des Douze. A ce moment plusieurs membres du cote gauche passent au cote droit et y siegent pour ceder leurs places aux petitionnaires, qui, tout a l'heure, voteront avec la Montagne. La Convention est entouree par la force armee. Vergniaud ne perd pas courage; et, comme Osselin soutient "l'adoption en masse des projets de Barere", il interpelle le president Mallarme et demande qu'il consulte l'assemblee pour savoir si elle veut deliberer. Repousse, il propose que, conformement a l'article 1er du projet de Barere, le commandant de la force armee, de service aupres de la Convention, soit mande pour recevoir les ordres du president. On lui ferme la bouche en criant: _Aux voix!_ Alors il tente une demarche tres hardie et qui aurait eu de graves resultats, si elle avait reussi: "La Convention nationale ne peut pas deliberer, dit-il, dans l'etat ou elle est. Je demande qu'elle aille se joindre a la force armee qui est sur la place, et se mette sous sa protection." Et il sort. Quelques membres du cote droit le suivent. Il y eut alors une seconde d'hesitation, mais presque tous resterent, intimides par ce cri de Chabot: "Je demande l'appel nominal afin de connaitre les absents!" Si la majorite de la Convention avait suivi Vergniaud, la face des evenements changeait. Mais, laisse seul, il rentra bientot au milieu des huees des galeries. Deja Robespierre etait a la tribune. En voyant rentrer Vergniaud, il dit: "Je n'occuperai point l'assemblee de la fuite ou du retour de ceux qui ont deserte ses seances." Vergniaud indomptable s'ecria: "Je demande la parole." Robespierre continua en defendant avec prolixite le projet Barere. Vergniaud l'interrompit avec son dedain: "Concluez donc", dit-il. Oui, repartit Robespierre, je vais conclure, et contre vous, contre vous qui...." Et il improvisa ce celebre mouvement qui porta le coup de grace a la Gironde. Le projet de Barere fut vote. Alors le veritable peuple envahit la salle et fraternisa avec les representants. Le lendemain, 1er juin, les hostilites recommencerent par une proposition de Vergniaud lui-meme, qui demanda que le Comite de Salut public fut charge de faire un rapport sur ce pouvoir revolutionnaire "que nous ne reconnaissons pas, dit-il, puisqu'il n'y a plus de revolution a faire". La Convention vota aussitot cette motion. Elle s'occupa, quelques instants, de la fixation de l'ordre du jour. Puis Barere apporta a la tribune, non plus le rapport demande par Vergniaud, mais un projet de proclamation aux Francais, ou il presentait sous un jour favorable les evenements de la veille, allant jusqu'a dire que la liberte des opinions avait regne "meme dans la chaleur des debats de la Convention". Vergniaud proposa d'envoyer, pour toute adresse, le decret portant que les sections ont bien merite de la patrie. C'etait sagement decreter l'oubli des exces commis. C'etait, au fond, dire la meme chose que Barere. Mais les Girondins desavouerent encore une fois Vergniaud. Louvet traita le projet de Barere de projet de mensonge. Lasource proposa une adresse tres courte, mais ou les divisions des patriotes etaient imprudemment constatees et ou etaient denonces "les malveillants qui ont forme un complot". Legendre s'ecria: "Ce sont tous les patriotes qui ont sonne le tocsin!" Et Chabot insulta les Girondins. Se tournant du cote de Vergniaud, il parla de ceux "qui avaient abandonne lachement leur poste apres avoir fait serment d'y mourir". Vergniaud, harcele a la fois par ses adversaires et ses amis, se rallia par point d'honneur au projet de Lasource. Il parla, suivant l'expression du _Patriote francais_, avec une energie qui semblait croitre avec le danger: "On parle sans cesse d'etouffer les haines et sans cesse, on les rallume. On nous reproche aujourd'hui d'etre des moderes; mais je m'honore d'un moderantisme qui peut sauver la patrie, quand nous la perdons par nos divisions. "Je pense que faire une adresse au peuple francais serait prendre une mesure indiscrete. Je respecte la volonte du peuple francais; je respecte meme la volonte d'une section de ce peuple; et, si les sections de Paris avaient elles-memes sonne le tocsin et ferme les barrieres, je dirais a la France: C'est le peuple de Paris; je respecte ses motifs; jugez-les. [Illustration: JOURNEES DES 31 MAI, 1ER ET 2 JUIN 1793. ou 12, 13 et 14 Prairial An 1er de la Republique] "Mais pouvons-nous dissimuler que le mouvement opere ne soit l'ouvrage de quelques intrigants, de quelques factieux? Vous en faut-il la preuve? Un homme en echarpe, j'ignore s'il est de la municipalite, alla dire aux habitants du faubourg Saint-Antoine: _Eh quoi! vous restez tranquilles, quand la section de la Butte-des-Moulins est en contre-revolution, que la cocarde blanche y est arboree!_ Alors les genereux habitants de ce faubourg, toujours amis de la liberte, sont descendus avec leurs canons pour detruire ce nouveau Coblentz. Cependant on excitait a la defiance les habitants de la section de la Butte-des-Moulins. Bientot on est en presence, mais on s'explique, on reconnait la ruse, on fraternise, et l'on s'embrasse. Les sentiments du peuple sont bons, tout nous l'a prouve; mais des agitateurs l'ont fait parler. Il ne faut rien dire qui ne soit vrai." On sait le reste: la Commune revint a la charge, et, le lendemain, la Convention, violentee, vota l'arrestation des Girondins. _VI.--LES LETTRES POLITIQUES DE VERGNIAUD ET SA DEFENSE_ Vergniaud, arrete, ecrivit le lendemain, au president de la Convention, une lettre qui n'est pas seulement instructive pour l'histoire du 2 juin; elle est aussi eloquente que ses plus beaux discours: "Citoyen president, je sortis hier de l'Assemblee entre une et deux heures. Il n'y avait alors aucune apparence de trouble autour de la Convention. Bientot on vint me dire dans une maison ou j'etais avec quelques collegues que les citoyens des tribunes s'etaient empares des passages qui conduisent a la salle de nos seances, et, que la ils arretaient les representants du peuple, dont les noms se trouvent sur la liste de proscription dressee par la Commune de Paris. Toujours pret a obeir a la loi, je ne crus point devoir m'exposer a des violences qu'il n'est plus en mon pouvoir de reprimer. "J'ai appris, cette nuit, qu'un decret me mettait en arrestation chez moi: je me soumets. "On a propose comme moyen de retablir le calme, que les deputes proscrits donnassent leur demission. Je n'imagine pas qu'on puisse me soupconner de trouver de grandes jouissances dans les persecutions que j'eprouve depuis le mois de septembre; mais je suis tellement assure de l'estime et de la bienveillance de tous mes commettants, que je craindrais de voir ma demission devenir, dans mon departement, la source de troubles beaucoup plus funestes que ceux que l'on veut apaiser et qu'il etait si facile de ne pas exciter. Dans quelque temps, Paris sera bien etonne qu'on l'ait tenu trois jours sous les armes pour assieger quelques individus dont tous les moyens de defense contre leurs ennemis consistent dans la purete de leurs consciences. "Puisse, au reste, la violence qui m'est faite n'etre fatale qu'a moi- meme. Puisse le peuple, dont on parle si souvent et qu'on sert si mal, le peuple qu'on m'accuse de ne pas aimer, lorsqu'il n'est aucune de mes opinions qui ne renferme un hommage a sa souverainete et un voeu pour son bonheur; puisse, dis-je, le peuple n'avoir pas a souffrir d'un mouvement auquel viennent de se livrer mes persecuteurs! Puissent-ils eux-memes sauver la patrie! Je leur pardonnerai de grand coeur et le mal qu'ils m'ont fait, et le mal plus grand peut-etre qu'ils ont voulu me faire." La Convention avait decrete que le Comite de Salut public lui ferait, sous trois jours, un rapport sur les complots dont les Girondins etaient accuses. Mais ce rapport fut indefiniment ajourne et Vergniaud ecrivit, le 6 juin 1793, au president de la Convention, une lettre d'un tout autre ton que la precedente, ou il traite ses accusateurs d'imposteurs et demande leur tete pour leurs crimes contre la Convention et contre la patrie. Le 28 juin, il redigeait encore une _Lettre a Barere et a Robert Lindet, membres du Comite de Salut public_, sorte d'appel a l'opinion, ou toute sa douleur se donne carriere avec une sorte d'aprete a la maniere d'Andre Chenier. "Hommes qui vendez lachement vos consciences et le bonheur de la Republique pour conserver une popularite qui vous echappe, et acquerir une celebrite qui vous fuit! "Vous peignez dans vos rapports les representants du peuple, illegalement arretes, comme des factieux et des instigateurs de la guerre civile. "Je vous denonce a mon tour a la France comme des _imposteurs_ et des _assassins_. "Et je vais prouver ma denonciation: "Vous etes des _imposteurs_, car si vous pensiez que les membres que vous accusez fussent coupables, vous auriez deja fait un rapport et sollicite contre eux un decret d'accusation, qui flatterait tant votre haine et la fureur de leurs ennemis. "Vous etes des _imposteurs_ car, si ce que vous dites, si ce que vous avez a dire etait la verite, vous ne redouteriez pas de les rappeler pour entendre les rapports qui les interessent, et de les attaquer en [leur] presence. "Vous etes des _assassins_; car vous ne savez les frapper que par derriere; vous ne les accusez pas devant les tribunaux ou la loi leur accorderait la parole pour se defendre; vous ne savez les insulter qu'a la tribune, apres les en avoir ecartes par la violence, et lorsqu'ils ne peuvent plus y monter pour vous confondre. "Vous etes des _imposteurs_; car vous les accusez d'exciter dans la republique des troubles que vous seuls et quelques autres membres dominateurs de votre Comite avez fomentes." Et il continue sa denonciation vengeresse en repetant toujours, comme un refrain, ces deux mots: _assassins, imposteurs_. C'est un veritable discours, un des plus oratoires meme que Vergniaud ait composes, le plus nerveux peut-etre. Voici sa peroraison: "Je reprends. Vous n'aviez aucune inculpation fondee a presenter contre les membres denonces. "Vous avez dit: "Si nous faisons sur-le-champ un rapport, il faut proclamer leur innocence et les rappeler. "Mais alors qu'est-ce que notre revolution du 31 mai? "Que dirons-nous au peuple et aux hommes dont nous nous sommes servis pour la mettre en mouvement? "Comment, dans le sein de la Convention, soutiendrons-nous la presence de nos victimes? "Si nous ne faisons point de rapport, l'indignation soulevera plusieurs departements contre nous. Eh bien! nous traiterons cette insurrection de rebellion. Il ne sera plus question de celle que nous avons excitee a Paris, ni de justifier ses motifs. "L'insurrection des departements, qui ne sera que le resultat de notre conduite, nous en accuserons les hommes que nous avons si cruellement persecutes. "Leur crime, ce sera la haine que nous aurons meritee, en foulant aux pieds, pour mieux les opprimer, et les droits des representants du peuple et ceux meme de l'humanite. "Laches! voila vos perfides combinaisons! "Ma vie peut etre en votre puissance. "Vous avez dans les dilapidations effrayantes du ministere de la guerre, pour lesquelles vous vous montrez si indulgents, une liste civile qui vous fournit les moyens de combiner de nouveaux mouvements et de nouvelles atrocites. "Mon coeur est pret: il brave le fer des assassins et celui des bourreaux. "Ma mort serait le dernier crime de nos modernes decemvirs. "Loin de la craindre, je la souhaite: bientot le peuple eclaire par elle, se delivrerait enfin de leur horrible tyrannie." Incarceres d'abord au palais du Luxembourg, Vergniaud et ses amis furent repartis entre les prisons ordinaires, apres que la Convention les eut decretes d'accusation, le 28 juillet 1793. Vergniaud fut transfere a la Force avec Valaze, et le 12 aout, il ecrivit a la Convention pour demander des juges. Cette fois, son ton est calme; il ne se plaint pas du decret d'accusation porte contre lui; il veut seulement parler a des juges et au peuple: "Je veux enfin, dit-il, developper devant le peuple toute mon ame, toutes mes pensees, toutes mes actions. Son estime est tout pour moi. On a voulu me la ravir; peut-etre a-t-on reussi. Eh bien, je veux la reconquerir, et j'ai dans ma conscience la certitude du succes. "Si ensuite mes ennemis veulent ma vie, je la leur abandonnerai volontiers. "Ils m'ont exclu de la Convention parce que mes opinions n'etaient pas toujours conformes aux leurs. "Ils n'ont voulu gouverner que d'apres leurs vues politiques. "Qu'ils gouvernent! qu'ils assurent le triomphe de la liberte sur les despotes coalises contre elle! qu'ils fassent le bonheur du peuple! qu'ils fassent fleurir la France par de sages lois! "Je ne me vengerai du mal qu'ils m'ont fait qu'en proclamant moi-meme le service qu'ils auront rendu a la patrie!" Cette lettre ne fut ni lue ni publiee: faire connaitre ces patriotiques paroles, ce desinteressement si noble, c'eut ete sauver Vergniaud. Le 6 octobre 1798, il fut transfere a la Conciergerie et le 18, Dumas l'interrogea. Il repondit nettement a des questions perfidement posees. Il nia avoir provoque un soulevement departemental, et, en effet, dans sa correspondance avec les Jacobins de Bordeaux, tant incriminee, il n'y a qu'une demande eventuelle d'un secours pour venir, en cas d'insurrection parisienne, "forcer a la paix les hommes qui provoquent a la guerre civile". Il entra, a ce sujet, dans des developpements qui embarrasserent tellement Dumas, qu'il refusa de les inserer dans le proces-verbal de l'interrogatoire ou ce refus est constate. Deja on fermait la bouche a Vergniaud. Cependant il preparait soigneusement sa defense. Il se croyait presque sur d'un acquittement, si on le laissait parler, tant etait grande la confiance des Girondins en la toute-puissance de la parole! Un contemporain raconte qu'ils trepignaient de joie, dans leur prison, quand ils avaient trouve un bon argument. On sait comment les choses se passerent. Vergniaud n'eut la parole que pour repondre aux depositions des temoins, et encore ses reponses furent-elles tronquees et peut-etre defigurees dans le compte-rendu officiel. La plupart cependant paraissent dignes de son caractere. D'abord, a la deposition de Pache, maire de Paris, qui avait reproche aux Girondins leur projet de garde departementale, il repond en rappelant qu'il a vote contre ce projet, et il refute brievement d'autres inculpations du meme temoin. Chaumette deposa ensuite. "Il est etonnant, s'ecria Vergniaud, que les membres de la municipalite et ceux de la Convention, nos accusateurs, viennent deposer contre nous." Puis il justifia son role au 10 aout; dans les explications qu'il donne sur les termes dans lesquels il proposa la suspension, il y a une obscurite, qui n'est evidemment pas la faute de son talent, mais celle des perfides redacteurs du compte-rendu. Serre de pres par Chaumette, qui objectait l'article du projet de decret relatif au gouverneur du prince royal, il repartit: "Lorsque je redigeais cet article, le combat n'etait pas fini, la victoire pouvait favoriser le despotisme, et, dans ce cas, le tyran n'aurait pas manque de faire le proces aux patriotes; c'est au milieu de ces incertitudes que je proposai de donner un gouverneur au fils de Capet, afin de laisser entre les ennemis (_sic_: les mains?) du peuple un otage qui lui serait devenu tres utile dans le cas ou il aurait ete vaincu par la tyrannie." Mais il prononca un veritable discours, qui dura plus d'une heure, en reponse a la deposition de Hebert. Le _Bulletin_ du Tribunal a beau le mutiler et en eteindre la flamme, l'extrait qu'il en donne est admirable. "Le premier fait que le temoin m'impute est d'avoir forme, dans l'Assemblee legislative, une faction pour opprimer la liberte. Etait-ce former une faction oppressive de la liberte que de faire preter un serment a la garde constitutionnelle du roi et de la faire casser ensuite comme contre-revolutionnaire? Je l'ai fait. Etait-ce former une faction oppressive de la liberte que de devoiler les perfidies des ministres, et, particulierement celles de Delessart? Je l'ai fait. Etait-ce former une faction oppressive de la liberte lorsque le roi se servait des tribunaux pour faire punir les patriotes, que de denoncer le premier ces juges prevaricateurs. Je l'ai fait. Etait-ce former une faction oppressive de la liberte que de venir au premier coup de tocsin, dans la nuit du 9 au 10 aout, presider l'Assemblee legislative? Je l'ai fait. Etait-ce former une faction oppressive de la liberte que d'attaquer La Fayette? Je l'ai fait. Etait-ce former une faction oppressive de la liberte, que d'attaquer Narbonne, comme j'avais fait de La Fayette? Je l'ai fait. Etait-ce former une faction oppressive de la liberte, que de m'elever contre les petitionnaires designes sous le nom des huit et des vingt-mille, et de m'opposer a ce qu'on leur accordat les honneurs de la seance? Je l'ai fait, etc." Vergniaud continue cette enumeration de faits qui prouvent la division qui existait, en 1791 et au commencement de 1792, entre son parti et celui de Montmorin, Delessart, Narbonne, La Fayette; il allegue que cette conduite doit le dispenser de repondre aux reproches qui lui sont faits pour sa conduite posterieure au 10 aout; il pense qu'il ne doit pas etre soupconne d'avoir, comme on l'en accuse, varie dans les principes, pour former une coalition nouvelle sur les debris de celle que l'insurrection du peuple avait renversee. En effet, dit-il, "j'ai eu le droit d'estimer Roland, les opinions sont libres, et j'ai partage ce delit avec une partie de la France. J'atteste qu'on ne m'a vu diner que cinq a six fois chez lui, et ceci ne prouve aucune coalition." Il se defend meme d'avoir eu des intimites avec Brissot et Gensonne. Il repond aussi au reproche de s'etre oppose obstinement a la decheance, quand on pouvait la decreter. "Le 25 juillet, un membre, ajoute-t-il, emporte par son patriotisme, demanda que le rapport sur la decheance fut fait le lendemain. L'opinion n'etait pas encore formee; alors, que fis-je? Je cherchai a temporiser, non pour ecarter cette mesure que je desirais aussi, mais pour avoir le temps d'y preparer les esprits. "Le temoin a encore parle de la reponse que j'ai faite au tyran, le 18 avril, et de la protection que je lui ai accordee. J'ai deja repondu a cette inculpation, et certes il est etonnant qu'on veuille faire de cette reponse un acte d'accusation contre moi, quand l'Assemblee elle- meme ne l'improuva pas. "Le temoin nous a accuses d'avoir voulu dissoudre et diffamer la municipalite de Paris. Qu'on ouvre les journaux, et l'on verra si jamais j'ai fait une seule diffamation. "Voila ce que j'avais a repondre a la deposition du citoyen Hebert." Quel dommage qu'une pretendue raison d'Etat ait ainsi mutile cette defense de Vergniaud! Encore ne lui prete-t-on, dans cette analyse, que des paroles conformes a son caractere et a la verite. Mais la perfidie du redacteur s'exerce sur la reponse qu'il fit a l'accusation d'avoir adresse aux Jacobins de Bordeaux, apres le 31 mai, de veritables appels a la guerre civile. On sait que Vergniaud, resta, jusqu'au bout, observateur formaliste des lois, tout comme Robespierre; et on peut voir que ses lettres aux Bordelais n'ont rien de seditieux. Son patriotisme etait oppose au soulevement de la province contre Paris. Pour le perdre, il fallait lui preter la reponse ambigue que voici: "Citoyens jures, vous avez entendu la lecture de deux copies de lettres que le desespoir et la douleur m'ont fait ecrire a Bordeaux. Ces deux lettres, j'aurais pu les desavouer, parce qu'on ne reproduit pas les originaux; mais je les avoue parce qu'elles sont de moi. Depuis que je suis a Paris, je n'avais ecrit que deux lettres dans mon departement, jusqu'a l'epoque du mois de mai. Citoyens, si j'avais ete un conspirateur, me serais-je borne d'ecrire a Bordeaux, et n'aurais-je point tente de soulever d'autres departements? Et si je vous rappelais les motifs qui m'ont engage d'ecrire a Bordeaux dans cette circonstance, peut-etre paraitrais-je plus a plaindre qu'a blamer." Non, Vergniaud n'a pas pu prendre cette attitude contrite d'un coupable surpris et convaincu. Il n'a pas fait ce plaisir a ses ennemis, ni ce tort a sa cause. La preuve, c'est que, quelques heures plus tard, comme on revenait sur sa correspondance avec Bordeaux, il dit fierement: "Depuis mon arrestation, j'ai ecrit plusieurs fois a Bordeaux. Dire que dans ces lettres j'ai fait l'eloge de la journee du 31 serait une lachete, et, pour sauver ma vie, je n'en ferai point. Je n'ai pas voulu soulever mon pays en ma faveur; j'ai fait le sacrifice de ma personne." Voila le veritable Vergniaud: les mensonges du compte-rendu ne peuvent le defigurer completement. Mais s'il ne put prononcer la longue apologie qu'il avait preparee, il laissa du moins des notes qui nous permettent de retrouver son plan et ses arguments. [Note: Arch. nat., W, 292. Ces notes ont ete publiees pour la premiere fois par M. Vatel, _Vergniaud_, t. II, p. 253.] Il avait divise son discours en cinq parties ou il repondait a cinq chefs d'accusation: "Je suis accuse, dit-il: 1 deg. De royalisme; 2 deg. De federalisme; 3 deg. D'avoir voulu la guerre civile; 4 deg. La guerre avec toute l'Europe; 5 deg. D'avoir tenu a une faction." 1 deg. _Royalisme_. Il trouve des arguments en sa faveur dans son attitude du 6 octobre 1791 a propos du ceremonial a observer avec le roi, dans ses discours sur le serment de la garde royale (20 avril 1792), sur la sanction du decret relatif a la Haute-cour nationale, sur Delessart, sur la cassation de la garde du roi, sur l'affaire Lariviere, sur la situation generale (3 juillet); dans sa presidence du 9 au 10 aout; dans la proposition qu'il fit du decret de suspension; enfin dans ses travaux depuis le 10 aout a la Commission des Vingt-et-un. Il refute ensuite ce qu'on a dit sur son attitude royaliste aux approches du 10 aout. Quant a la lettre a Boze, il rappelle combien la denonciation de Gasparin a ete tardive. Ses intentions patriotiques sont prouvees par les circonstances dans lesquelles il a signe cette lettre, par son ignorance du mouvement revolutionnaire, par sa conduite posterieure. S'il ne proposa que la suspension et non pas la decheance, c'etait pour eviter la nomination d'un regent; et si un article du decret portait qu'il sera nomme un gouverneur au prince royal, c'etait a la fois pour donner un otage au peuple et "pour ne pas manifester l'envie de renverser la Constitution". On lui a reproche la maniere dont il presenta le decret de suspension: "Si j'avais eu des regrets monarchiques, me serais-je mis en avant?"-- S'il a vote l'appel au peuple, c'etait pour eloigner de la Convention la responsabilite du jugement; mais il a vote pour la mort et contre le sursis. Et Dumouriez?--Il n'a eu aucune relation avec lui ni pendant son ministere, ni pendant son generalat. Il ne l'a jamais defendu comme l'ont fait certains Montagnards. "Nous avons parle comme Dumouriez?-- Oui, quand il a parle comme les patriotes." Il repond avec dedain et en peu de mots a l'accusation d'avoir voulu retablir "le petit Capet" sur le trone, a celle d'etre le complice de Dillon. Lui royaliste! Quels etaient ses moyens pour faire un roi? Lui ambitieux! "Je n'ai eu ni l'ambition des places, ni celle du credit, ni celle de la fortune: j'ai vecu pauvre. Quel titre au-dessus de celui de Representant du peuple?" 2 deg. _Federalisme_. "Quel interet? N'est-il pas plus beau pour un ambitieux de gouverner une grande Republique qu'un departement?" Mais il a voulu la garde departementale? C'est faux. Mais il a calomnie Paris pour l'isoler des departements? C'est faux. Qui a plus calomnie Paris qu'un de ses adversaires, Barere? "Personne plus que moi n'idolatre la gloire de Paris. Si j'ai parle contre les provocations au pillage, c'etait pour eviter que, lorsque Paris serait appauvri, on ne nous accusat." Et il rappelle le decret qu'il fit rendre au 31 mai en l'honneur de Paris. Mais, dit-il, "nous faisons une revolution d'hommes libres, et non pas de brigands. Peut-etre ne serait-il pas difficile de prouver que l'on connaissait les preparatifs de ce pillage que quelques pretendus amis de la liberte appellent du saint nom d'insurrection.--Si je voulais salir ma bouche des paroles d'un journaliste atroce ou insense, trop connu parmi nous pour que je veuille le nommer, vous verriez que, sans etre ni sorcier ni prophete, on pouvait presager ce qui vient d'arriver.--Disons toute la verite. Il est des hommes qui veulent legitimer le vol, qui flagornent et bercent les citoyens peu fortunes de je ne sais quelles idees subversives de tous les principes sociaux." 3 deg. _Guerre civile_. "L'ai-je voulue, avant ou depuis le 31 mai? Avant? quel but? Pour un roi? Pour le federalisme? Quelles de mes actions induisent a le croire? Mon opinion sur l'appel? J'y declare que je regarde comme traitres [ceux qui pousseraient a la guerre civile]." "On dit que j'ai mis le trouble dans la Convention. Jamais je n'ai denonce, jamais je n'ai repondu aux injures. J'ai pu montrer quelquefois de l'aigreur, mais j'ai toujours ramene le calme." Il prouve ensuite, par un recit detaille de sa conduite avant le 31 mai, que, denonce, menace, en danger de mort, il n'a jamais provoque a la guerre civile. Quant a Toulon livre, c'est la faute du 2 juin, et non celle de Vergniaud. 4 deg. _Guerre avec toute l'Europe_. Il justifie la declaration de guerre, et montre que Danton et Barere y ont contribue. 5 deg. _Faction_. Il y avait entre les Girondins des relations d'estime, aucune coalition d'opinions. Et Vergniaud rappelle la diversite de leurs votes dans le proces de Louis XVI. Quant a sa camaraderie avec Fonfrede et Ducos, elle n'a jamais influence leurs opinions. "Leur crime et ma consolation [c'est] de m'avoir aime." Et il plaide genereusement leur cause: "S'il faut le sang d'un Girondin, que le mien suffise. Ils pourraient reparer par leurs talents et leurs services [les torts qu'on leur a faits dans l'esprit du peuple]. D'ailleurs ils sont peres, epoux. Quant a moi, eleve dans l'infortune..., ma mort ne fera pas un malheureux." _Conclusion_. "Comment tant d'accusations, si nous sommes innocents?" Il reconnait la les haines aveugles de l'esprit du passe: "On nous a assimiles au cote droit de l'Assemblee constituante et a celui de l'Assemblee legislative. Quelle erreur! Aucun decret contraire au peuple n'a ete appuye par nous." Il s'est eleve contre les arrestations arbitraires, qui sont maintenant _des couronnes civiques_; il a voulu defendre l'innocence: c'est pour cela qu'on l'a accuse de moderantisme. Mais "existe-t-il une representation nationale sans liberte d'opinions?" L'Assemblee se detruira elle-meme, si elle fait le proces a la minorite. "Que d'hommes timides n'oseront plus defendre les interets du peuple! Point de parti d'opposition dans un senat, point de liberte." Pour lui, il a vote tantot avec la Montagne, tantot contre. Pourquoi rendre les Girondins responsables des malheurs de la France? Apres tout, quand nous avons eu de l'influence, il y a eu des victoires, tandis que, "par un hasard singulier, les echecs d'Aix-la-Chapelle, la guerre de la Vendee, l'affaire du 10 mars ont eclate dans le meme temps". Lui aristocrate! Ce n'est ni son interet, ni son caractere. "Je n'ai pas flatte pour mieux servir." "J'ai prefere quelquefois deplaire au peuple et ouvrir un bon avis. Malheur a qui prefere sa popularite!" Et il enumere tous les services qu'il a rendus au peuple. Il lui a aussi consacre sa vie; "vous la lui devez, s'il la veut.--S'il faut des victimes a la liberte, nous nous honorerons de l'etre (_sic_). Vous la lui devez encore [ma vie], si la liberte court des dangers.--Sauvez-moi de la tache de la Vendee.--Je mourrai content si c'est pour les republicains." Si habile que soit cette defense, quand meme Vergniaud aurait pu la prononcer, elle n'aurait pas sauve sa tete. Mais telle qu'elle est, dans sa forme rudimentaire, elle preserve sa memoire des reproches qu'ont merites d'autres Girondins. Si Buzot et Guadet ont paru preferer le soin de leur vengeance au salut de la Revolution, on voit que Vergniaud resta toujours, meme dans les miseres et dans les tentations d'une injuste captivite, le patriote sublime qui disait aux Montagnards: "Jetez-nous dans le gouffre et sauvez la patrie." C'est avec douleur qu'il a connu les commencements de guerre civile tentes par ses amis fugitifs. C'est avec angoisse qu'il a vu comme une ombre de deshonneur se projeter sur tout le parti de la Gironde. Les Girondins pactisant avec les royalistes et l'etranger! Il n'a pu supporter cet opprobre et il a ecrit noblement: "Sauvez-moi de la tache de la Vendee!" Cet orateur a la conduite politique un peu flottante, a l'ideal trop eleve, aux degouts de reveur raffine, s'est senti, dans sa prison, delivre des laideurs de la realite, separe du spectacle ecoeurant des hommes et des choses, et il a pu realiser en son coeur sa chimere, assouvir dans l'infortune sa soif d'heroisme, et mourir en republicain. On connait l'issue du proces. Mais ce qu'on sait moins, c'est que l'opinion, quoi qu'en dise Michelet, ne fut pas indifferente au sort des Girondins. On a cinq lettres de Pache a Hanriot, datees du 3 au 10 brumaire, et qui temoignent de l'inquietude inspiree a la Montagne et a la Commune par les sympathies qui restaient aux accuses. Pache previent d'abord Hanriot _qu'il y a beaucoup de monde dans la grande salle du palais de justice_, et l'invite a envoyer un renfort pour maintenir la tranquillite et le silence. Le 6 brumaire, il l'engage a surveiller les abords de la Conciergerie. Le 9 brumaire, la parole des Girondins et de Vergniaud produit sans doute un grand effet; car, dit Pache, "il serait possible que les malveillants redoublassent d'efforts aujourd'hui pour occasionner du mouvement". Le 10 brumaire, quand le jugement est rendu, Pache demande qu'on prenne des precautions pour assurer la tranquillite, et donne l'ordre de ne pas faire de visites domiciliaires, vu les circonstances. Ce luxe de precautions permet-il de dire, avec Michelet, que _l'attention de Paris etait ailleurs_? Et n'est-ce point une satisfaction de penser que les accents supremes de Vergniaud ne resterent pas sans echo? Il demeura impassible en presence de la scene emouvante qui suivit le prononce du jugement: il paraissait, dit Vilate, ennuye de la longueur d'un spectacle si dechirant. Riouffe, qui a laisse des details sur les derniers instants des Girondins, dit de Vergniaud: "Tantot grave, tantot moins serieux, il nous citait une foule de vers plaisants dont sa memoire etait ornee, et quelquefois il nous faisait jouir des derniers accents de cette eloquence sublime, qui etait deja perdue pour l'univers, puisque les barbares l'empechaient de parler." Il s'etait muni d'un poison tres subtil que lui avait donne Condorcet; "mais lorsqu'il vit que ses jeunes amis (Fonfrede et Ducos), pour lesquels il avait eu des esperances partageaient son malheur, il remit sa fiole a l'officier de garde et resolut de perir avec eux". L'aumonier de l'Hotel-Dieu essaya vainement de le confesser: il mourut en philosophe. _VII.--LA METHODE ORATOIRE DE VERGNIAUD_ Nous connaissons maintenant les principaux traits de la carriere oratoire de Vergniaud. Il reste a parler de sa methode et de son style. Et d'abord, improvisait-il? Comme avocat, il ecrivait et lisait ses plaidoiries: on le voit et on le sait. Il ne fit d'ailleurs que suivre en cela les usages du barreau de Bordeaux. A la tribune, il ne lisait pas. Mais recitait-il? Mme Roland, dans le portrait qu'elle a trace de lui, parle de _ses discours prepares_, et dit _qu'il n'improvisait pas, comme Guadet_. Cependant il parla sans preparation, le 16 mai 1792, sur les pretres insermentes, et dit lui- meme de la motion qu'il fit dans cette occasion: "Au reste, je la livre a votre reflexion; n'ayant pu prevoir que cette matiere serait mise inopinement a l'ordre du jour, je n'ai pu moi-meme la mediter ni en preparer les developpements." Son grand discours du 31 decembre 1792, sur l'appel au peuple, donna aux contemporains l'impression d'une eloquence improvisee. Il en fut de meme de son opinion du 13 mars 1793. La Convention en avait vote l'impression. Craignant qu'il n'en attenuat les phrases les plus vives et les plus compromettantes pour la Gironde, Thuriot et Tallien demanderent qu'il deposat son manuscrit sur le bureau de l'Assemblee. Vergniaud laissa entendre qu'il avait improvise: "S'il fallait donner la copie litterale, dit-il, de ce que j'ai prononce, j'avouerai que cela ne me serait pas possible: ainsi, a ce sujet, je demande moi-meme le rapport du decret qui en a ordonne l'impression." Enfin sa longue reponse a Robespierre (10 avril 1793), qu'il prononca seance tenante, est generalement consideree comme une improvisation. On hesite cependant a appeler Vergniaud un improvisateur dans le sens propre du terme. Sans doute, il imagina brusquement, pour le fond et pour la forme, nombre de petites harangues dont il ne pouvait avoir prevu ni l'occasion ni le sujet, comme celles que lui inspirerent, sur- le-champ, les evenements du 31 mai. Mais est-il possible d'admettre qu'il inventa de meme les developpements si methodiques, si combines, si proportionnes entre eux, qui forment le fond des discours sur l'appel au peuple, sur la journee du 10 mars, sur les accusations de Robespierre? Sans doute il n'est pas en etat, le 13 mars 1793, de deposer son manuscrit sur le bureau de la Convention; mais il avait ete charge, par le Comite Valaze, quarante-huit heures auparavant, de prendre la parole dans cette circonstance au nom des Girondins. Il avait donc eu le temps de se preparer. Le discours sur l'appel au peuple fut peut-etre debite sans le secours d'un manuscrit; mais s'il est un sujet que Vergniaud ait eu le temps de mediter, c'est le proces de Louis XVI. L'occasion de sa reponse a Robespierre ne pouvait etre prevue; mais l'accusation meme flottait, pour ainsi dire, dans l'air; il avait pu la saisir dans toutes les feuilles montagnardes. Son apologie s'etait preparee d'elle-meme dans sa tete; son discours etait fait; il ne restait plus qu'a l'adapter a la circonstance qui le forcerait a le prononcer, ce qu'il fit d'ailleurs avec une prestesse heureuse. Il n'improvisait qu'a moitie ses grands discours. Il les avait prepares fortement, et parlait d'ordinaire sur des notes. Nous savons deja, grace au manuscrit de sa defense, quel etait le caractere de ces notes. La charpente du discours s'y trouvait marquee avec beaucoup de relief, dans un plan solide, clair, classique. Tout s'y ramenait a cinq ou six idees maitresses, comme dans la rhetorique de la chaire. On voit que la premiere preoccupation de l'orateur etait de repartir en des paragraphes nettement delimites les principaux chefs de son argumentation. Ainsi, pour sa defense, cinq points, comme dans un sermon de Bourdaloue, et un numerotage dont il n'aurait sans doute pas fait grace a l'auditeur: 1 deg. _royalisme_; 2 deg. _federation_; 3 deg. _guerre civile_; 4 deg. _guerre etrangere_; 5 deg. _faction_. Et chacun de ces developpements aura un certain nombre de subdivisions. Ainsi le premier developpement, _royalisme_, comprend seize paragraphes, soit neuf arguments et sept objections avec reponse. Peu de phrases completes: des indications sommaires faciles a distinguer d'un coup d'oeil et qui guideront la memoire de l'orateur ou dont la presence le rassurera, sans qu'il ait presque besoin de baisser les yeux sur son papier. Vergniaud montait donc a la tribune avec un plan ecrit, dont les divisions et les subdivisions se detachaient et ou les arguments etaient ranges selon une graduation rigoureuse: d'abord le dessein general du discours, puis les groupes d'idees qui forment ce dessein, puis les idees isolees, enfin les faits complexes et les faits simples sur lesquels s'appuient les arguments. On dirait d'un ouvrage de menuiserie complique, dans lequel cinq ou six tiroirs, ouverts l'un apres l'autre, laisseraient voir des cases qui contiendraient d'autres boites plus petites, lesquelles, ouvertes a leur tour, en renfermeraient de minuscules. C'est dans ces dernieres seulement que l'ouvrier a place les faits, ces faits qui, dans notre eloquence contemporaine, viennent en premiere ligne, et auxquels, a cette epoque, Danton fut le seul a donner une place d'honneur. Aide de cette machine savante, mais dont il a le secret, Vergniaud n'a pas de crainte de s'egarer: il n'a qu'a toucher dans un ordre determine les differents ressorts; les compartiments s'ouvrent et se ferment tour a tour, et toute l'argumentation en sort, sans encombre et sans erreur. L'orateur est sur de ne rien oublier, de ne rien intervertir, de donner a chaque argument toute sa valeur. Son esprit se tranquillise sur la conduite meme de son discours: toute son imagination peut jouer, sans inquietude, le role qu'il lui a assigne. Ce role, c'est l'elocution proprement dite, et c'est ici que Vergniaud improvise davantage; c'est ici qu'il depend des circonstances, du hasard, de son humeur. Il s'agit de trouver sur l'heure meme, la forme de ces arguments, encore nus sur le papier et dessines d'un trait sommaire. Ou plutot les idees, dans le manuscrit, sont presentees sous forme implicite; il s'agit de les derouler et de leur donner tout leur lustre. C'est alors que Vergniaud ecoute son demon interieur et qu'il met en jeu ses plus hautes facultes. Si le plan est fait d'avance, le style et l'action sont en partie improvises, et, comme l'orateur n'est pleinement lui-meme qu'a la tribune, ce second effort se trouve etre plus heureux que le premier; l'execution vaut mieux que la matiere, et il y a plus d'art inspire dans la draperie que dans le corps meme du discours. Mais cette part laissee a l'imprevu, Vergniaud la restreint encore, en joueur habile qui se defie de la fortune. Ainsi tout le style n'est pas improvise. Certains ornements sont esquisses d'avance; il ne reste plus qu'a en finir le detail. Par exemple, ces comparaisons antiques, qui semblent suggerees au girondin dans la chaleur meme de la parole et de l'action ne lui echappent jamais: il les a prevues; il en a calcule le nombre et fixe la place. Sa defense devait renfermer quatre allusions a l'antiquite. 1 deg. Premiere partie, paragraphe septieme: "Sur le reproche de Billaud-Varenne d'avoir vote pour l'appel et pour la mort, voyez l'histoire de la soeur de Caligula." Vergniaud veut dire: "Vous m'avez fait voter la mort du roi, et vous me reprochez ce vote. Vous faites comme Caligula qui, apres avoir debauche ses soeurs, les exila comme adulteres." 2 deg. Troisieme partie: Il veut dire qu'il saurait souffrir pour ses opinions, et il ajoute cette indication a developper: "Presentez-moi le rechaud de Scaevola." 3 deg. Un peu plus loin, il ecrit les noms de Rutilius et d'Aristide, qui furent exiles pour leur vertu, comme Vergniaud va etre guillotine pour son amour de la justice. Mais il s'apercoit que l'exil a Smyrne de P. Rutilius Rufus n'est pas assez connu du public, et, en marge de ses notes, il remplace ce nom par celui de Themistocle. 4 deg. Enfin, dans la cinquieme partie, a l'appui de cette idee qu'il ne faut pas preferer sa popularite a la verite, il se proposait d'alleguer les grands hommes de l'antiquite victimes de leur droiture. Le meme nombre d'allusions, comme l'a justement remarque M. Vatel, se retrouve dans les quatre grands discours de Vergniaud, ou elles sont espacees a peu pres de la meme maniere que dans le projet de defense, amenees avec art et sobrement developpees. Ainsi, dans le discours du 3 juillet 1792, il represente les deputes comme "places sur les bouches de l'Etna pour conjurer la foudre". Il compare Louis XVI au tyran Lysandre. Il se demande si le jour n'est pas venu "de reunir ceux qui sont dans Rome et ceux qui sont sur le mont Aventin". Il offre a ses collegues un moyen de vivre dans la memoire des hommes: "Ce sera d'imiter les braves Spartiates qui s'immolerent aux Thermopyles; ces vieillards venerables qui, sortant du senat romain, allerent attendre, sur le seuil de leurs portes, la mort, que des vainqueurs farouches faisaient marcher devant eux." L'orateur avait fait en sorte que chaque developpement recut un ornement antique. Dans le discours sur l'appel au peuple, il est question de Catilina et de la minorite insolente qui le suivait; les Montagnards sont appeles des "Catilinas" et ironiquement "ces vaillants Brutus". Si les Girondins sont denonces au peuple, ils savent "que Tiberius Gracchus perit par les mains d'un peuple egare qu'il avait constamment defendu". Il n'y a pas grand courage a frapper Louis vaincu: "Un soldat cimbre entre dans la prison de Marius pour l'egorger. Effraye a l'aspect de sa victime, il s'enfuit sans oser le frapper. Si ce soldat eut ete membre d'un senat, doutez-vous qu'il eut hesite a voter la mort du tyran?"--Meme nombre, meme distribution d'allusions classiques que dans le projet de defense. Le 13 mars 1793, alors que "les emissaires de Catilina ne se presentent pas seulement aux portes de Rome, mais qu'ils ont l'insolente audace de venir jusque dans cette enceinte deployer les signes de la contre- revolution", il ne peut garder un silence qui deviendrait une veritable trahison. Il montre la Revolution, "comme Saturne, devorant successivement tous ses enfants [1]". Si la Convention a echappe au peril, c'est que "plus d'un Brutus veillait a sa surete et que, si parmi ses membres elle avait trouve des decemvirs, ils n'auraient pas vecu plus d'un jour". "Un tyran de l'antiquite, dit-il au peuple, avait un lit de fer sur lequel il faisait etendre ses victimes, mutilant celles qui etaient plus grandes que le lit, disloquant douloureusement celles qui l'etaient moins pour leur faire atteindre le niveau. Ce tyran aimait l'egalite; et voila celle des scelerats qui te dechirent par leur fureur." [Note: Cette comparaison avait deja ete plus d'une fois apportee a la tribune. Ainsi Francais (de Nantes), s'adressant a la Rome papale, avait dit; "Es-tu donc comme Saturne a qui il faut tous les soirs des holocaustes nouveaux?" _Moniteur_, reimpression, t. XII, p. 305.] Enfin, dans sa replique a Robespierre (10 avril 1793), il s'eleve contre ceux "qui s'efforcent de nous faire entr'egorger comme les soldats de Cadmus, pour livrer notre place vacante au premier despote qu'ils ont l'audace de vouloir nous donner". Repoussant l'accusation de hair Paris, il rappelle qu'il a dit dans la Commission des Vingt-et-un: "Si l'Assemblee legislative sortait de Paris, ce ne pourrait etre que comme Themistocle sortit d'Athenes, c'est-a-dire avec tous les citoyens, etc." A propos de Fournier, l'Americain mande au Tribunal revolutionnaire comme temoin et non comme accuse: "C'est a peu pres comme si, a Rome, le senat eut decrete que Lentulus pourrait servir de temoin dans la conjuration de Catilina." Il est a remarquer que, dans ces quatre exemples, les allusions antiques offrent comme un resume de toute l'argumentation: c'est que Vergniaud, a dessein, en a orne de preference les points les plus saillants de son discours. Son but est de laisser dans la memoire de l'auditeur une formule elegante et classique qu'il ne puisse oublier et qui fasse vivre l'idee qu'elle contient. Il y a reussi dans la comparaison de la Revolution avec Saturne, qui est restee populaire. Il a ete moins heureux dans les autres comparaisons, comme dans celle des soldats de Cadmus. Ce sont de froides et laborieuses elegances. S'il allegue aussi les modernes, Cromwell, quelques orateurs contemporains, et Mirabeau, qu'il imite ou cite a plusieurs reprises, c'est aux orateurs anciens, c'est a Demosthene qu'il fait allusion plus volontiers. Le 16 septembre 1792, il dit aux Atheniens de Paris: "N'avez-vous pas d'autre maniere de prouver votre zele qu'en demandant sans cesse, comme les Atheniens: _Qu'y a-t-il de nouveau aujourd'hui?_" Le 18 janvier de la meme annee, a propos de la guerre, il avait recite un des passages les plus celebres des _Philippiques:_ "Je puis appliquer a vos mesures le langage que tenait en pareille circonstance Demosthene aux Atheniens: "Vous vous conduisez a l'egard des Macedoniens, leur disait-il, comme ces barbares qui paraissent dans nos jeux, a l'egard de leurs adversaires. Quand on les frappe au bras, ils portent la main au bras..." Et, apres avoir cite tout le passage, il reprend: "Et moi aussi, s'il etait possible que vous vous livrassiez a une dangereuse securite, parce qu'on vous annonce que les emigres s'eloignent de l'Electorat de Treves, si vous vous laissiez seduire par des nouvelles insidieuses, ou des faits qui ne prouvent rien, ou des promesses insignifiantes, je vous dirais: Vous apprend-on qu'il se rassemble des emigres a Worms et a Coblentz? vous envoyez une armee sur les bords du Rhin. Vous dit-on qu'ils se rassemblent dans les Pays-Bas? vous envoyez une armee en Flandre. Vous dit-on qu'ils s'enfoncent dans le sein de l'Allemagne? vous posez les armes. "Publie-t-on des lettres, des offices dans lesquels on vous insulte? alors votre indignation s'excite, et vous voulez combattre. Vous adoucit-on par des paroles flatteuses, vous flatte-t-on de fausses esperances? alors vous songez a la paix. Ainsi, Messieurs, ce sont les emigres de Leopold qui sont vos chefs. Ce sont eux qui disposent de vos armees. Ce sont eux qui en reglent tous les mouvements. Ce sont eux qui disposent de vos citoyens, de vos tresors: ils sont les arbitres de votre destinee. (_Tres vifs applaudissements reiteres. Bravo! bravo!_)" Certes, il faut savoir gre a Vergniaud de n'avoir pas prodigue davantage ces ornements chers a son temps. On peut meme, a tout prendre, le ranger parmi ceux qui, a la tribune, ont le moins abuse de la Grece et de Rome. Mais qu'il est loin, sous ce rapport, de la discretion de son rival Danton! L'orateur cordelier rencontre les allusions classiques, tandis que l'orateur girondin les cherche. Celui-la mele des noms romains ou grecs a quelques passages de ses discours, parce que c'est la langue courante de ses contemporains, parce que ce pedantisme est une maniere d'etre plus clair; celui-ci ajoute apres coup une parure antique savamment choisie. C'est un peu le procede laborieux d'Andre Chenier dans ses oeuvres en prose. Ce n'est pas la spontaneite et l'exuberance de Camille Desmoulins, qui a su, par son genie, raviver ces fleurs fanees, en semer tout son style, sans ennuyer, et rendre agreables, meme pour nous, tant de Brutus, de Themistocles, de Publicolas, de Nerons, si fastidieux chez les autres. La prose de Vergniaud n'a pas cette verve et ce naturel. Tout y est calcule pour emouvoir dans les regles et plaire de la bonne facon, c'est-a-dire avec la methode des orateurs antiques et des grands sermonnaires francais. La noblesse et la majeste sont les deux qualites que recherche l'orateur et qu'il rencontre le plus souvent. Il excelle a elever le debat au-dessus des miseres et des laideurs de la realite. Il emporte les esprits dans les regions sereines ou sa propre reverie le fait vivre d'ordinaire. Ce ne sont qu'idees sublimes ou delicates, que periodes harmonieuses comme celles d'un Massillon, que beaux mots et beaux sons dont jouissent l'oreille et l'esprit tout a l'heure blesses par les cris brutaux des tribunes ou les balbutiements diffus des orateurs sans genie. L'orateur ecarte avec adresse tout ce qui, dans les choses dont il parle, peut donner des impressions chagrines, ou triviales, ou ecoeurantes. Son art n'admet aucune idee qui ne soit belle ou haute, aucune forme qui ne soit elegante ou splendide et ici son art est d'accord avec son ame. Mais trop souvent, si ses idees paraissent elevees, elles sont vagues et abstraites; si ses mots sont souvent nobles, ils sont rarement precis et vrais. Lui aussi, dans la tourmente revolutionnaire, il veut sacrifier aux graces academiques. Il nomme les objets par les termes les plus generaux; il designe par des periphrases decentes les hommes et les choses qui lui semblent indignes d'entrer sans parure dans sa trop belle prose oratoire. A-t-il a preciser un detail technique? Sa delicatesse s'effarouche, et, dans un discours sur les subsistances (17 avril 1793), il prend des precautions presque pudiques pour parler de la necessite de restreindre la consommation des boeufs: "Une autre mesure, dit-il, que je vais vous soumettre vous paraitra peut-etre ridicule au premier aspect..." Il fallait que le bon gout classique exercat encore une tyrannie bien puissante pour qu'un homme si grand, en de si grandes circonstances, en avril 1793, eut encore peur du ridicule litteraire! Certes, Marat fut injuste, quoique fin connaisseur en exercices de style, quand, a la tribune, le 13 mars 1793, il traitait l'eloquence de Vergniaud de _vain batelage_. Mais avait-il completement tort quand il souriait des "discours fleuris" et des "phrases parasites" de son adversaire? N'y a-t-il pas trop de fleurs et trop de fard dans le discours du 3 juillet 1792? Partout, n'y a-t-il pas trop d'epithetes, trop de synonymes, trop de mots places la pour completer plutot le son que l'idee? Sauf dans les passages ou l'indignation lui fait oublier l'art, rarement Vergniaud rencontre du premier coup le mot juste. C'est par une accumulation de termes qu'il approche de la clarte, qu'il en donne l'illusion et qu'il seduit son auditeur plus encore qu'il ne l'eclaire et le convaincre. C'est la faute de sa methode. Ses notes sont si completes, a en juger par celles de sa defense, que la part laissee a l'improvisation est vraiment trop reduite. L'ecrivain, par la multiplicite et la precision des traits qu'il a fixes sur le papier, n'a laisse a l'improvisateur qu'une besogne d'arrangeur, je ne dis pas de phrases, mais de mots. Parfois cette besogne est capitale, tant la forme importe dans l'art de l'eloquence. Parfois, nous l'avons vu, Vergniaud s'y montre artiste de genie. Mais trop souvent, empeche, par la rigueur de son plan, d'improviser des idees, il ne peut satisfaire son imagination que par un exercice sterile de paraphrase: alors il tourne sans fin et sans fruit sa periode, demesurement chargee de mots inutiles, quelquefois impropres, souvent emphatiques, sans que l'idee progresse d'un pas; alors, avec toute sa sincerite, il est rheteur, et Marat a raison de sourire. Il est rare, toutefois, qu'il paraisse franchement declamateur. A le lire, on hesite souvent sur le sentiment qu'on eprouve. Plus d'un passage de Vergniaud, meme parmi les plus celebres, semble a egale distance du bon et du mauvais gout, de l'eloquence et de la mauvaise rhetorique, comme l'apostrophe aux emigres dans le discours du 25 octobre 1791. Il abuse aussi des expressions qu'on ne peut ni proscrire ni louer, et il dira volontiers: "Ouvrez les annales du monde..." Il aime ces metaphores trop communes et trop vagues. A vrai dire, ses comparaisons un peu prolongees sont rarement justes dans toutes leurs parties. Je sais bien qu'il a heureusement rapproche les inquietudes causees par les emigres a la nation _du bourdonnement continuel d'insectes avides de son sang_; mais cette justesse familiere n'est qu'une exception dans son style: trop souvent il se mele a ses comparaisons autant d'inexactitude que de noblesse, comme quand il dit, dans son discours sur l'appel au peuple: "Craignez qu'au milieu de ses triomphes, la France ne ressemble a ces monuments fameux qui, dans l'Egypte, ont vaincu le temps. L'etranger qui passe s'etonne de leur grandeur; s'il veut y penetrer, qu'y trouve-t-il? des cendres inanimees et le silence des tombeaux." On voit que ce mauvais gout consiste moins dans l'exageration des pensees que dans le vague et dans l'inexactitude des comparaisons. C'est un mauvais gout propre a Vergniaud. Il ne donne guere toutefois dans le genre d'emphase qui est a la mode autour de lui, excepte dans ce passage du meme discours: "Irez-vous trouver ces faux amis [les inspirateurs de septembre], ces perfides flatteurs, qui vous auraient precipites dans l'abime? Ah! fuyez-les plutot; redoutez leur reponse; je vais vous l'apprendre. Vous leur demanderiez du pain, ils vous diraient: Allez dans les carrieres disputer a la terre quelques lambeaux sanglants des victimes que nous avons egorgees; ou voulez-vous du sang? prenez, en voici. Du sang et des cadavres, nous n'avons pas d'autre nourriture a vous offrir... Vous fremissez, citoyens! O ma patrie! je demande acte a mon tour des efforts que je fais pour te sauver de cette crise deplorable." Mais les figures de rhetorique que Vergniaud aime ne deplaisent pas toujours. Il en est une qui revient sans cesse dans ses discours, qu'il ramene avec insistance toutes les fois qu'il veut frapper un grand coup, et qui ne laisse pas, si visible que soit l'artifice, de produire, meme sur nous, le plus grand effet. Je veux parler de la _repetition_, qu'il avait employee deja avec predilection dans ses plaidoyers et qui devait jouer un grand role, on le voit, dans le developpement de sa defense. Rien de plus brillant et de plus fort que ce procede tel qu'il le renouvelle par son genie. Rien de plus calcule et rien qui sente moins le calcul que ce refrain ramene en tete ou a la fin d'une dizaine de developpements tantot ironiques, tantot indignes, comme lorsque, le 10 avril 1793, il repete chaque grief de Robespierre en s'elevant a chaque reprise d'un degre plus haut dans la colere et dans le dedain. _Nous moderes!_... et cette exclamation retombe, chaque fois plus lourdement, chaque fois de plus haut, sur la calomnie qu'elle ecrase. Une autre repetition qui souleva un vif enthousiasme, ce fut quand, le 17 septembre 1792, Vergniaud s'ecria trois fois: "Perisse l'Assemblee nationale et sa memoire..." et posa trois hypotheses dans lesquelles ce sacrifice sauvait la patrie. On se rappelle que tous les deputes se leverent et repeterent le cri de Vergniaud. Mais c'est dans le grand discours du 3 juillet 1792 que cette figure est employee avec le plus d'art. Qu'on se souvienne de ce trait: _C'est au nom du roi_, lance a tant de reprises sur le masque de Louis XVI qu'il brise et fait tomber. Et que dire de cette ironie redoutable qui revient quatre fois de suite et quatre fois couvre Louis XVI de confusion: _Il n'est pas permis de croire sans lui faire injure_... qu'il agisse comme il agit. De tels artifices portaient l'effroi dans les Tuileries et la colere dans le coeur des patriotes; il y faut voir autre chose qu'un calcul de rheteur: c'etait une inspiration du coeur et, chez Vergniaud, les mouvements les plus passionnes revetaient aussitot une forme compliquee. Ces repetitions, en effet, ne sont pas seulement propres a ses discours prepares; elles se retrouvent jusque dans ses improvisations, avec la meme symetrie, la meme gradation. Ainsi, le 6 mai 1793, Marat s'opposait a l'admission, aux honneurs de la seance, des petitionnaires de la section de Bonconseil venus pour se plaindre de l'anarchie. Vergniaud repond a l'improviste: "Je conviens, citoyens, que lorsque des hommes parlent de respect pour la Convention nationale, ils doivent etre appeles intrigants par ceux qui cherchent sans cesse a l'avilir. Je conviens que lorsque des hommes parlent de maintenir la surete des personnes, ils doivent etre appeles intrigants par ceux qui provoquent sans cesse au meurtre. Je conviens, que lorsque des hommes parlent de maintenir les proprietes, ils doivent etre appeles intrigants par ceux qui provoquent sans cesse au pillage. Je conviens que lorsque des hommes parlent d'obeissance aux lois, ils doivent etre appeles intrigants par ceux qui ne veulent que l'anarchie. Je conviens que lorsque des hommes viennent ici preter des serments de l'execution desquels depend le bonheur du peuple, ils doivent etre appeles intrigants par ceux-la qui veulent perpetuer la misere du peuple...." On peut conclure de ces exemples, d'abord que les idees s'offraient a Vergniaud, interieurement, sous la forme de figures savantes et que, parmi ces figures, la repetition s'adaptait davantage a la nature de son esprit. Nul orateur, dans la Revolution, n'en a fait un tel usage. Ce qui lui convenait et ce qui lui plaisait dans ce procede, c'etait qu'il facilitait la gradation ascendante des sentiments et des mots: l'orateur pouvait ainsi s'elever, par bonds successifs, toujours plus haut, et planer enfin sans paraitre avoir perdu pied. A ces exclamations repetees succedait un developpement large, brillant, harmonieux, ou il mettait ses plus nobles abstractions et sa plus suave musique. Enfin, si l'on considere la suite de ses discours depuis le 5 octobre 1791 jusqu'au 31 mai 1793, c'est toujours la meme methode qu'on y retrouve, mais ce n'est pas le meme succes. Tandis que d'autres, comme Isnard, vont en declinant et ne peuvent se maintenir au niveau d'un trop heureux debut, Vergniaud, au contraire, ne cesse de se perfectionner et de grandir. Il est meilleur le 3 juillet 1792 qu'il ne l'a ete huit mois auparavant dans son discours sur les emigres; et son dernier grand discours, sa reponse a Robespierre (10 avril 1793), surpasse tous les autres. La lecture de ses notes nous donne a croire qu'au Tribunal revolutionnaire il se serait encore eleve au-dessus de lui-meme. C'est que les circonstances l'avaient depouille de plus en plus de son caractere d'avocat. Dans les commencements il plaidait une cause qu'il croyait gagner, et il la plaidait avec tout l'artifice qui lui avait valu ses succes de barreau. Bientot il desespere de gagner cette cause noble et chimerique de la Gironde: ce sont alors, dans des plaidoiries prononcees sans confiance, des elans plus spontanes, une vraie douleur, de beaux cris de fierte. Enfin il ne plaide meme plus, il renonce meme a un simulacre de lutte pour la victoire: du haut de la tribune il s'adresse a la posterite; il arrache le masque a ses adversaires et il montre toute son ame. Alors, on voit a plein son devouement stoique a la patrie, sa grande et sereine bonte, la purete de son coeur, la force de son genie qui s'exerce sans les entraves d'une discipline de parti. Alors Vergniaud n'est plus un girondin: aucune haine ne l'agite. Il n'est plus un conventionnel: aucun vote ne peut sanctionner son eloquence. Tourne vers le siecle a venir, c'est a nous qu'il parle; c'est nous qu'il fait jouir de toute la poesie de son ame en chantant ses illusions mortes et son desir ardent de mourir pour la Revolution. C'est dans ces moments-la qu'il est le plus orateur, parce qu'il n'y parle que de lui, et, comme il arrive a Mirabeau, comme il arrive a tous les orateurs, c'est son _moi_ qui a inspire a Vergniaud son eloquence la plus sublime. Si donc il est de moins en moins rheteur, c'est que les circonstances l'ont amene a etre de plus en plus lui-meme et a se degager tout a fait de son parti et meme de son temps. Mais, je le repete, sa methode ne change pas avec son inspiration. Jusque dans ces lettres si vivantes qu'il ecrivait a la Convention du fond de sa captivite, on retrouve le meme ordre dans les idees, le meme choix dans les ornements, les memes procedes dans le style. Cette rhetorique lui venait sans doute moins de l'ecole que de son caractere et c'est la le trait qui le distingue si nettement de ses rivaux en eloquence: ses emotions les plus sinceres s'exprimaient dans des formes aussi artificielles que ses idees d'homme de parti ou d'avocat. Seulement, ces formes nous plaisent quand Vergniaud est sous l'empire d'un sentiment violent; elles nous fatiguent et nous importunent quand il plaide sans passion. Il y avait probablement autant d'art dans son action que dans son style. En parlant de son physique, nous avons dit a peu pres tout ce qu'on sait sur ce point si important et si mal connu. Baudin (des Ardennes), dans son eloge des Girondins, dit qu'il etait _ravissant_ a entendre et il ajoute: "Son geste, sa declamation, tout le rendait entrainant." Nous ne savons rien de plus et, si nous pouvons dire que son action etait a la fois savante et naturelle, c'est par conjecture. Toujours est-il qu'elle entrainait l'auditoire et qu'elle devait etre en parfait accord avec le style et la pensee pour produire les effets qu'enregistrent les journaux. Ainsi, au milieu du discours sur l'appel au peuple, Vergniaud s'arreta un instant: il y eut alors, dit le _Journal des Debats_, "un moment d'admiration silencieuse". A un passage de son opinion sur la guerre (18 janvier 1792), le _Logographe_ signale cette interruption naive d'un collegue: _Voila la vraie eloquence!_ Plusieurs fois l'Assemblee entiere, ravie d'un art si complet, se leva dans un acces d'admiration enthousiaste. Presque toujours, on etait suspendu aux levres de Vergniaud. "Lorsqu'il montait a la tribune, dit un de ses collegues, l'attention etait universelle: tous les partis ecoutaient et les causeurs les plus intrepides etaient forces de ceder a l'ascendant magique de sa voix." Il reposait les ames des inquietudes de la lutte et leur offrait de nobles intermedes aux difficultes de la Revolution. Et les moins sensibles a ces chants de sirene ne furent pas ceux qui se boucherent les oreilles pour ne pas l'entendre et lui fermerent la bouche pour le tuer. A ce point de vue, c'est au Tribunal revolutionnaire que le genie de Vergniaud recut le plus precieux hommage. Voila tout ce que nous savons sur l'eloquence de ce grand orateur, et nous sentons toute l'insuffisance, toutes les lacunes du portrait que nous venons d'esquisser. Mais l'histoire ne nous a pas fourni d'autres traits: ceux qu'on rencontre en plus dans les ecrits de Nodier et de Lamartine ont ete imagines par ces deux poetes. Notre grand Michelet lui-meme a souvent reve a propos de Vergniaud. Il est difficile, quand on parle d'un des Girondins, d'oublier les belles fantaisies dont leur legende a ete brodee. Y avons-nous reussi tout a fait? En tout cas, nous avons prefere d'etre incomplet, plutot que de rien produire qu'un document certain ne nous suggerat. Mais il est un trait de la physionomie de Vergniaud que nous avons rencontre plus d'une fois et qu'il valait mieux reserver pour la fin de cette etude, parce que c'est la le meilleur Vergniaud, le Vergniaud le plus intime et le plus vrai. Son protecteur Dupaty avait dit un jour: "L'humanite est une lumiere." L'humanite fut la religion de Vergniaud, comme elle avait ete sans doute celle de l'auteur de _Don Juan_. Son mot caracteristique, c'est _humanite_. Il revient cent fois dans ses plaidoiries. Il resonne sans cesse dans ses discours. Le 6 octobre 1792, il felicite Montesquieu d'avoir fonde la conquete de la Savoie "sur l'_humanite_, sur l'humanite sans laquelle il n'y a pour les hommes d'autre liberte que celle dont jouissent les tigres au sein des forets". Et le 9 novembre il s'ecrie: "Chantez donc, chantez une victoire qui sera celle de l'_humanite_." Enfin c'est l'_humanite_ qui inspire presque toute l'admirable replique a Robespierre. C'est la que se trouve ce mot qu'il faut repeter, parce que Vergniaud y a mis son ame: _On a cherche a consommer la revolution par la terreur; j'aurais voulu la consommer par l'amour._ [Illustration] [Illustration] DANTON I. LE TEXTE DES DISCOURS DE DANTON A lire ce qui reste des discours de Danton, a etudier dans les faits l'influence de sa parole, on devine que cette eloquence fut plus originale que celle de Mirabeau, de Robespierre et de Vergniaud, et on sent qu'il n'y eut pas, dans toute la Revolution, d'orateur plus grand que ce veritable homme d'Etat. Mais sa gloire fut aussitot obscurcie par le peu de soin qu'il en prenait, et surtout par une legende calomnieuse a laquelle concoururent a l'envi royalistes, girondins et robespierristes: tous les vices, toutes les erreurs, toutes les bassesses furent pretes jusqu'a nos jours a ce vaincu, et, pour deshonorer l'homme du 10 aout, le mensonge usurpa une precision effrontee. Villiaume le premier, en 1850, opposa a cette legende quelques faits; puis vint M. Bougeart, qui ecrivit tout un livre pour rehabiliter Danton; mais son mauvais style nuisit a ses arguments. C'est a M. le docteur Robinet que revient l'honneur d'avoir trouve et reuni avec methode d'irrecusables documents, d'une authenticite eclatante et parfois _notariee_, propres a etablir la certitude dans les esprits les plus meticuleux. Il faudrait un volume entier, ne fut-ce que pour esquisser la biographie de Danton, telle que la critique vient de la renouveler, pour faire connaitre, meme sommairement, l'homme, le politique et l'orateur. Ce grand sujet nous tente depuis longtemps, mais dans une histoire generale de l'eloquence parlementaire, on ne peut qu'en indiquer les principaux points, et fixer quelques-uns des caracteres de cette parole, ou revit toute la Revolution. La premiere remarque a faire, et elle explique le caractere equivoque de la reputation oratoire de Danton, c'est que ses discours furent reproduits d'une maniere encore plus defectueuse que ceux de ses rivaux. Cet orateur qui n'ecrivait jamais, qui n'avait pas meme, disait-il, de correspondance privee, se livrait entierement a l'inspiration de l'heure presente. Ni ses phrases, ni meme l'ordre de ses idees n'etaient fixes dans son esprit, quand il se mettait a parler, comme le prouve la soudainete imprevue de presque toutes ses apparitions a la tribune et le perpetuel defi que ses plus belles harangues semblent porter a ces regles de la rhetorique classique. Il etait improvisateur dans la force du terme, pour le fond comme pour la forme, jusqu'a ne prendre aucun soin de sa reputation aupres de la posterite. Je ne crois meme pas qu'il existe une seule opinion de lui imprimee par ordre de la Convention. Quant a la maniere dont les journaux reproduisaient ses paroles, il ne s'en inquietait point et ne daignait pas rectifier: toute son attention etait reservee a la politique active, et ses rares loisirs absorbes par la vie de famille. Nul ne fut plus indifferent a cette gloire litteraire si fort prisee par ses contemporains, depuis Garat jusqu'a Robespierre. Nous souffrons aujourd'hui de cette negligence. Ses paroles, aux Jacobins notamment, furent longtemps resumees en quelques lignes seches et obscures, et le plus souvent en style indirect, par le journal du club, si indigent et si infidele. Plus tard, le _Journal de la Montagne_, qui reproduit si complaisamment les paroles de Robespierre, affecte d'abreger les plus importantes harangues de son fougueux rival. Un des principaux discours de Danton, celui du 21 janvier 1793, fut enormement mutile par le _Moniteur_: on n'en trouvera un compte rendu developpe que dans le _Logotachygraphe_ et dans le _Republicain francais_. Le discours sur Marat (12 avril 1792) n'est reproduit en detail que par le _Logotachygraphe_. Les dernieres paroles que Danton prononca a la tribune de la Convention sont etrangement denaturees par le _Moniteur_. Le _Republicain francais_ a seul pris la peine ou eut le courage d'y mettre un ordre clair. Le 26 aout 1793, aux Jacobins, Danton prononca une longue apologie personnelle ou, a propos de son second mariage, il rendait compte de sa fortune de maniere a se faire applaudir du plus soupconneux des auditoires: les journaux n'insererent qu'une analyse insignifiante. Nous avons pu suivre, dans les plaidoyers de Vergniaud, les progres de son education oratoire: l'insouciance de Danton laissa dans l'oubli son oeuvre d'avocat. On a cependant retrouve quelques memoires judiciaires de lui. Mais on n'a publie aucun de ses plaidoyers. Voici une lacune plus serieuse dans la collection des discours de Danton. Nous n'avons pas la harangue qui fut sans doute son chef- d'oeuvre, a en juger par les effets qu'elle produisit, je veux parler de sa defense au Tribunal revolutionnaire. L'officieux _Bulletin_ l'altera, la reduisit a quelques phrases incoherentes, et les notes de Topino- Lebrun, qui font paraitre ces alterations et rectifient plus d'un point capital, sont trop informes pour nous permettre de restituer le vrai texte. Les details qu'on a sur cette tragedie disent assez de quel miracle d'eloquence le tribun etonna des oreilles prevenues et malveillantes. Le president tenta d'eteindre avec sa sonnette la voix de l'accuse, comme Thuriot etouffera, au 9 thermidor, la voix de Robespierre: il n'y put parvenir: "Un citoyen qui a ete temoin des debats, ecrit un contemporain, nous a rapporte que Danton fait trembler juges et jures. Il ecrase de sa voix la sonnette du president. Celui-ci lui disait: "Est-ce que vous n'entendez pas la sonnette?--President, lui repondit Danton, la voix d'un homme qui a a defendre sa vie et son honneur doit vaincre le bruit de la sonnette." Le public murmurait pendant les debats; Danton s'ecria: "Peuple, vous me jugerez quand j'aurai tout dit: ma voix ne doit pas etre seulement entendue de vous, mais de toute la France." Cette voix surhumaine se faisait entendre par les fenetres, de la foule amassee sur le quai de la Seine, et deja cette foule s'emouvait. L'auditoire interieur, compose d'ames dures et hostiles, robespierristes, royalistes ou indifferents, ne put resister a la vue de l'homme, au son de sa voix, a la verite de ses raisons. Il eclata en applaudissements, et le president dut oter la parole a Danton et demander une loi contre lui. Croit-on que l'eloquence ait jamais remporte un triomphe plus surprenant? Et quelle perte irreparable que celle du supreme discours de Danton? Si incomplete, si mutilee que soit cette oeuvre oratoire, telle etait la force des formules de Danton, telle etait la vie de son style, que beaucoup de ses phrases s'incrusterent dans la memoire indifferente ou hostile des faiseurs de comptes rendus, et nous sont ainsi parvenues, presque malgre eux, dans leur beaute originale. [Note: Ces lignes ont ete ecrites avant que parut la bonne edition critique des discours de Danton que M. Andre Fribourg a donnee dans la collection de la Societe de l'histoire de la Revolution.] _II.--LE CARACTERE ET L'EDUCATION DE DANTON_ Sur l'homme meme, allons au plus presse, et disons par quels traits precis la critique a remplace la caricature legendaire ou Danton apparaissait crapuleux, venal et ignorant. * * * * * C'etait, a coup sur, une nature energique, violente meme, dont l'exuberance fougueuse etonnait au premier abord. Mais cette fougue se connaissait, se moderait, se raisonnait au besoin, et, en somme, se tournait toujours au bien. Depuis longtemps Danton avait su se discipliner et devenir maitre de ses passions. Sa mere, puis sa femme, l'y avaient aide, sans doute; mais c'est surtout sa propre volonte, eclairee et fortifiee par les souvenirs scolaires des grands Romains, par les lecons de la philosophie, qui avait opere cette reforme merveilleuse. A voir cette figure ravagee, a entendre cette parole parfois brusque, cette gaite souvent gauloise, des observateurs superficiels ou prevenus s'imaginaient un fanfaron grossier, libertin, crapuleux. Rien de plus faux que ces suppositions: cet homme de famille et de foyer vecut avec purete et modestie, sans qu'on lui connut d'autre amour que celui de sa femme, sans autres plaisirs que ceux qu'il partageait avec les siens. Ajoutons que, bon camarade au college, il resta tel toute sa vie avec ses amis. Il avait le culte de l'amitie, et le don, si precieux, de la cordialite: sa joie etait de reunir a sa table ses condisciples, ses compagnons de lutte. Son grand coeur s'ouvrait a des sentiments plus larges encore: il aimait ses concitoyens, la vue du peuple le rejouissait. Durant les courts sejours qu'il fit a Arcis, dans sa maison natale qui donnait sur la place principale, il se plaisait a diner, fenetres ouvertes, a la vue de tous, non par ostentation, mais par bonhomie et fraternite. Loin de hair ses ennemis, il ne pouvait pas leur garder rancune: il avait toujours la main tendue vers ceux qui l'insultaient le plus grievement, vers les Girondins comme vers les Robespierristes. Il ne voyait que la patrie, l'humanite. Les autres le comprenaient mal; ils cherchaient a expliquer par de bas calculs ce patriotique oubli des injures. La verite n'eclata que plus tard. En 1829, quelqu'un disait a Royer-Collard, qui avait connu Danton, mais qui n'aimait pas sa politique: "Il parait que Danton avait un beau caractere". "Dites magnanime, monsieur!" s'ecria le froid doctrinaire avec une sorte d'enthousiasme. On a dit que Danton avait trafique de sa conscience et s'etait vendu a la cour. Il faut refuter cette accusation qui fait de lui un declamateur. Ou prit-il, dit-on, les 71.000 francs avec lesquels il paya sa charge d'avocat au conseil? Voici ou il les prit. Grace a une action hypothecaire de 90.000 livres que ses tantes lui donnerent sur leurs biens, il put emprunter loyalement a diverses personnes, notamment a son futur beau-pere. Mais, le jour de son mariage, il toucha en especes la moitie de la dot de sa femme, soit 20.000 francs; il avait 15.000 francs en argent, provenant d'un reliquat de patrimoine, et 12.000 francs en terres; total: 47.000 francs. Il lui restait a trouver 24.000 francs pour se liberer completement. Or, il paya son office en plusieurs fois et son dernier paiement n'eut lieu que deux ans apres son entree en fonctions, le 3 decembre 1789. Put-il economiser cette somme en deux ans et demi sur le revenu annuel de sa charge que tout le monde evalue a 25.000 francs environ? En d'autres termes, sur 72.000 ou 73.000 francs qu'il gagna dans ces trente-deux mois, put-il, avec ses gouts simples, economiser 24.000 francs? Poser la question, n'est-ce pas la resoudre? Ceux qui veulent a tout prix que Danton soit un malhonnete homme affirment qu'en 1791, lors de la suppression de ces offices d'avocats au conseil, il fut rembourse deux fois: une premiere fois par la nation, legalement; une seconde fois par le roi, secretement. Certes, le roi aurait bien mal place son argent: car Danton ne cessa d'agir en franc revolutionnaire. Mais on objecte qu'a l'infamie de ce marche scandaleux, Danton put ajouter celle de manquer de parole a son corrupteur. Et sur quoi l'accuse-t-on de cette double perfidie? Sur ce qu'il acheta quelques biens nationaux. Mais quand il fut rembourse des 71.000 francs que lui avait coute sa charge, il n'avait pas de dettes et il avait meme pu faire des economies sur les 50.000 francs qu'il gagna pendant les deux dernieres annees qu'il fut avocat au conseil. Voila donc les depenses de Danton expliquees, controlees. Ces choses ont ete dites deja. Mais la passion politique ne veut rien entendre. * * * * * Dans les oeuvres posthumes de Roederer, il y a deux morceaux sur Danton. Apres l'avoir traite de _dogue_ et de _crapule_, Roederer ajoute ce trait bien naturel de la part d'un pedant: "Sans instruction!"--Au contraire, Danton avait fait de bonnes etudes classiques a Troyes, dans une pension laique dont les eleves suivaient les cours du college des Oratoriens. Son ami Rousselin et son camarade Beon nous ont laisse de curieux details sur ces annees scolaires. "Il preferait, dit Beon, a toute autre lecture celle de Rome republicaine. Il s'exercait a chercher des expressions energiques, des tournures hardies, des expressions nouvelles; car il aimait a franciser les mots latins, dans les traductions a faire de Tive-Live et autres historiens romains." Rousselin ajoute que ses amplifications renfermaient toujours quelques traits saillants et originaux, qui provoquaient les applaudissements de ses camarades et du maitre. "Toute la classe attendait avec impatience que le professeur designat Danton pour lire lui-meme ses compositions." Il obtint en rhetorique les prix de discours francais, de narration et de version latine. Ce bagage classique, auquel on attachait tant de prix alors, il en possedait donc tout ce qu'il en fallait avoir, et sa scolarite avait ete la meme que celle de Mirabeau, de Camille, de Vergniaud, de Robespierre, des plus lettres d'entre les hommes de la Revolution. Ce n'est pas au college seulement que Danton avait appris le latin, dont la connaissance semblait a l'esprit ultra-classique des Jacobins une condition indispensable de la parole et de l'action politique. "Son neveu, M. Marcel Seurat, dit le Dr Robinet, se rappelle que son oncle parlait volontiers cette langue, suivant l'habitude des lettres du temps, notamment avec le Dr Senthex, qui s'etait profondement attache a lui et qui l'accompagnait souvent a Arcis." Rousselin conte meme a ce sujet une anecdote caracteristique. Quand Danton, dit-il, eut achete sa charge d'avocat au conseil, ses collegues, sans l'avoir averti d'avance, lui demanderent, a brule-pourpoint et comme par gracieusete, de perorer "sur la situation morale et politique du pays dans ses rapports avec la justice", et d'improviser seance tenante ce discours en langue latine. C'etait, dit plus tard le recipiendaire lui-meme, lui proposer de marcher sur des charbons, mais il ne recula point et il vivifia, de son souffle deja puissant, les vieilles formes qu'on lui imposait. "Il dit que, comme citoyen ami de son pays, autant que comme membre d'une corporation consacree a la defense des interets prives et publics de la societe, il desirait que le gouvernement sentit assez la gravite de la situation pour y porter remede par des moyens simples, naturels et tires de son autorite; qu'en presence des besoins imperieux du pays, il fallait se resigner a se sacrifier; que la noblesse et le clerge, qui etaient en possession des richesses de la France, devaient donner l'exemple; que, quant a lui, il ne pouvait voir, dans la lutte du Parlement qui eclatait alors, que l'interet de quelques particuliers, mais sans rien stipuler au profit du peuple. Il declarait qu'a ses yeux l'horizon apparaissait sinistre, et qu'il sentait venir une revolution terrible. Si seulement on pouvait la reculer de trente annees, elle se ferait aimablement par la force des choses et le progres des lumieres. Il repeta dans ce discours, qui ressemblait au cri prophetique de Cassandre: _Malheur a ceux qui provoquent les revolutions, malheur a ceux qui les font!_" Les jeunes avocats, frais emoulus du college, comprenaient et se gaudissaient. Les vieux avaient saisi au passage des mots inquietants, tels que _motus populorum, ira gentium, salus populorum, suprema lex_; mefiants, ils demanderent a Danton d'ecrire et de deposer cette declamation aussi seditieuse que ciceronienne. Mais, deja, Danton n'ecrivait pas, ne voulait pas ecrire: il proposa de repeter sa harangue, pour qu'on put la mieux juger: "Le remede, dit Rousselin, eut ete pire que le mal. L'areopage trouva que c'etait deja bien assez de ce qu'on avait entendu, et la majorite s'opposa avec vivacite a la recidive." Mais ce n'est que par malice et ebaudissement que, ce jour-la, le futur orateur se barbouilla de latin. Certes, les Diafoirus ne manquerent pas dans la Revolution, il leur laissa leurs grimaces et leur culte pueril pour l'antiquite scolaire. Il prit l'attitude d'un homme moderne, franchement tourne vers l'avenir, non sans traditions, mais sans pedantisme, qui se sert du passe et en profite sans en subir l'etreinte retrograde. Il est de son temps, aussi franc de pensee et aussi libre de scolastique que l'eleve fabuleux de Rabelais. Sa toute premiere enfance parait avoir ete formee par des exercices plus physiques encore qu'intellectuels, selon Jean-Jacques, et au sortir du college, il put dire comme cet autre: _J'aime bien les anciens, mais je ne les adore pas_. Laissant la l'ecole, il voulut etre francais. Par-dessus tous les poetes, il aima Corneille, dans lequel il se plaisait a voir un precurseur de la Revolution: "Corneille, disait-il a la tribune de la Convention (13 aout 1793), Corneille faisait des epitres dedicatoires a Montauron, mais Corneille avait fait _le Cid_, _Cinna_; Corneille avait parle en Romain, et celui qui avait dit: _Pour etre plus qu'un roi, tu te crois quelque chose_, etait un vrai republicain." Sur ses lectures francaises, Rousselin donne des details precis. A Paris, faisant son droit et retenu au lit par une convalescence longue, il voulut lire et lut _toute_ l'Encyclopedie. Il n'est pas besoin de dire qu'il se nourrissait, comme tous ses contemporains, de Rousseau, de Voltaire et de ce Montesquieu dont il disait: "Je n'ai qu'un regret, c'est de retrouver dans l'ecrivain qui vous porte si loin et si haut, le president d'un Parlement." Et pourtant cet esprit si peu academique etait assez souple pour gouter meme les graces academiques de Buffon, dont sa puissante memoire retenait des pages entieres. Mais ce qui caracterise le mieux le tour qu'il voulut donner a sa culture intellectuelle, c'est la composition de sa bibliotheque, dont M. Robinet a publie le catalogue d'apres l'inventaire de 1793. Presque aucun auteur ancien ne s'y trouve en original, quoique Danton fut, on l'a vu, en etat de comprendre au moins les latins. Voici deux Virgiles, l'un italien par Caro, l'autre anglais par Dryden. Voici un Plutarque en anglais, un Demosthene en francais. Le hasard n'a certes pas preside a ce choix de livres, d'ailleurs peu nombreux: on sent des preferences d'humoristique, une fantaisie personnelle et antipedante, surtout un vif sentiment de la _modernite_ francaise et etrangere. Il savait et parlait l'anglais, cette langue de la politique indispensable a l'homme d'Etat, si familiere a Robespierre et a Brissot. C'est en anglais qu'il converse, d'apres Riouffe, avec Thomas Paine. Il a dans sa bibliotheque Shakespeare, Pope, Richardson, Robertson, Johnson, Adam Smith, dans le texte anglais. Il a aussi, par un caprice, du meme gout, la traduction anglaise de _Gil Blas_; et il ne faut pas croire qu'a la fin du XVIIIe siecle, cette anglomanie litteraire fut aussi frequente que l'anglomanie somptuaire ou politique, qui courait les rues. A cote de Rabelais, que son epoque ne lisait guere, Danton avait place quelques livres italiens severement choisis. "Tout en dedaignant la litterature frivole, dit Rousselin, et n'ayant jamais lu de roman que les chefs-d'oeuvre consacres qui sont des peintures de moeurs, il apprit en meme temps la langue italienne, assez pour lire le Tasse, Arioste et meme le Dante." M. Manuel Seurat ajoutait, d'apres le docteur Robinet, qu'il parlait souvent l'italien avec sa belle-mere, Mme Soldini- Charpentier, dont c'etait la langue maternelle.--Telle etait la variete originale que ce pretendu ignorant avait su mettre dans son savoir. _III.--L'INSPIRATION ORATOIRE DE DANTON_ Cherchons quelle etait l'inspiration oratoire de Danton, c'est-a-dire a quelles idees religieuses, philosophiques et politiques se rattacha l'ensemble de ses discours. * * * * * Si Robespierre se trompa en voulant, d'apres Rousseau, creer une religion d'Etat, il eut raison de placer au premier plan de sa politique la solution des questions religieuses. Son erreur meme atteste qu'il voyait la vraie difficulte de la Revolution, et que le denouement, bon ou mauvais, dependrait de l'attitude prise vis-a-vis des religions. Danton ne parut pas se soucier de ce grand probleme, et il n'avait pas, a proprement parler, de politique religieuse. Ses apologistes font de lui (mais sans preuves) un disciple de Diderot. Etait-il _athee avec delices_, comme le fut, dit-on, Andre Chenier? Non, ces voluptes de la raison satisfaite ou egaree et de la pensee qui s'exerce specialement furent etrangeres a ce Francais actif et heureux de vivre. Il ne philosophe que dans la crise finale, en face de la mort, et, la, d'un mot net, il proclame avec securite son sentiment. "Ma demeure sera bientot dans le neant...." dit-il au Tribunal revolutionnaire et, au commencement de sa defense, il reprend cette courte profession de foi: "Je l'ai dit et je le repete: _Mon domicile est bientot dans le neant et mon nom au Pantheon._" Ce fier aveu ne dut-il pas soulager a demi la conscience du veritable meurtrier de Danton, de ce Robespierre, inquisiteur du Dieu de Jean-Jacques? Il put se dire qu'evidemment sa victime n'etait pas orthodoxe. [Illustration: ATTAQUE DES TUILERIES, LE 10 AOUT 1792] Il est probable que Danton n'attachait qu'une importance secondaire a ce qui preoccupait si fort son rival. Il semble vouloir ignorer les rapports de la religion et de la politique, par dedain philosophique ou par impuissance naturelle. Quand la question se presente, il l'ajourne systematiquement. Ainsi, le 25 septembre 1792, il repond a Cambon, qui avait propose de reduire le traitement du clerge: "Par motion d'ordre, je demande que, pour ne pas vous jeter dans une discussion immense, vous distinguiez le clerge en general des pretres qui n'ont pas voulu etre citoyens; occupez-vous a reduire le traitement de ces traitres qui s'engraissaient des sueurs du peuple, et renvoyez la grande question a un autre moment. (_On applaudit._)" Le 30 novembre suivant, il s'oppose a la suppression du salaire des pretres: "On bouleversera la France, dit-il, par l'application trop precipitee des principes que je cheris, mais pour lesquels le peuple, et surtout celui des campagnes, n'est pas mur encore." Et, avec une attitude toute girondine, il affirme sa libre- pensee, et declare en meme temps la religion provisoirement utile au peuple: "On s'est appuye sur des idees philosophiques qui me sont cheres, car je ne connais d'autre bien que celui de l'univers, d'autre culte que celui de la justice et de la liberte.... Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale qui auront fait penetrer la lumiere aupres des chaumieres, alors il sera bon de parler au peuple morale et philosophie. Mais jusque-la il est barbare, c'est un crime de lese-nation que d'oter au peuple des hommes dans lesquels il peut trouver encore quelque consolation". Quand on tente une solution radicale, quand les hebertistes veulent continuer Voltaire et detruire le christianisme par le ridicule, il accueille mal cette tentative, et parle avec mauvaise humeur contre ces "mascarades antireligieuses", ou il ne voit qu'une infraction aux convenances parlementaires. "Il y a un decret, dit-il le 6 frimaire an II, qui porte que les pretres qui abdiqueront iront apporter leur renonciation au comite. Je demande l'execution de ce decret; car je ne doute pas qu'ils ne viennent successivement abjurer l'imposture. Il ne faut pas tant s'extasier sur la demarche d'hommes qui ne font que suivre le torrent. Nous ne voulons nous engouer pour personne. Si nous n'avons pas honore le pretre de l'erreur et du fanatisme, nous ne voulons pas non plus honorer le pretre de l'incredulite: nous voulons servir le peuple. Je demande qu'il n'y ait plus de mascarades antireligieuses dans le sein de la Convention. Que les individus qui voudront deposer sur l'autel de la patrie les depouilles de l'Eglise ne s'en fassent plus un jeu ni un trophee. Notre mission n'est pas de recevoir sans cesse des deputations qui repetent toujours les memes mots. Il est un terme a tout, meme aux felicitations. Je demande qu'on pose la barriere." Ici la rondeur et la franchise du langage cachent mal l'incertitude de la pensee. Faute d'idees personnelles sur le probleme religieux, Danton incline en apparence vers les sentiments de Robespierre. Le meme jour, sa nonchalance a prendre un parti raisonne sur ce point l'entraine a se prononcer contre les tendances qu'il manifestera au Tribunal revolutionnaire, et a accepter officiellement la croyance a l'Etre supreme. Que dis-je, a accepter? c'est lui qui le premier proposa la religion d'Etat revee par Robespierre, et, dans un instant de defaillance morale ou par une tactique parlementaire vraiment trop compliquee, se fit l'interprete des conceptions mystiques de son adversaire. Oui, seize jours apres la fete de la Raison, ou certains dantonistes avaient deploye le meme zele que les hebertistes, quand les echos de l'hymne philosophique retentissaient encore a Notre-Dame, Danton, sous pretexte de donner _une centralite a l'instruction publique_, demanda que le peuple put se reunir dans un vaste temple, orne et egaye par les arts, et il ajoutait: "Le peuple aura des fetes dans lesquelles il offrira de l'encens a l'Etre supreme, au maitre de la nature: car nous n'avons pas voulu aneantir la superstition pour etablir le regne de l'atheisme." Et, avec un visible embarras, il vantait l'influence des fetes nationales et les bons effets de l'instruction publique, en termes contradictoires avec sa proposition jacobine d'organiser une religion d'Etat deiste, en termes qu'on eut dit empruntes a Diderot ou a Condorcet. Il y eut alors, parmi les dantonistes qui ne faisaient pas partie de l'entourage intime, un instant d'etonnement, de stupeur. Thuriot, sur la motion duquel la Convention avait assiste a la fete de la Raison, feignit de n'avoir pas entendu la motion robespierriste de son ami: "Mais ce que demande Danton est fait, dit-il. Le Comite d'instruction publique est charge de vous presenter des vues sur cet objet". Et il fit mettre a l'ordre du jour d'une prochaine seance le debat sur l'organisation de l'instruction publique. Quant a la proposition de Danton, on la renvoya au Comite, sans specifier qu'il s'agissait du culte de l'Etre supreme ou de la tenue des fetes nationales. C'est ainsi que les dantonistes firent echouer l'intrigue si habile de Robespierre et reparerent la defaillance de leur chef. Il y eut la, semble-t-il, un incident vif et grave, ou il faut voir, non un acte d'hypocrisie de Danton, mais cette _incapacite religieuse_ qui lui a ete si durement reprochee par Edgar Quinet. * * * * * La metaphysique, comme on disait alors, n'etait pas moins etrangere a la politique de Danton que les idees religieuses. Il n'affectait pas, a proprement parler, de principes. Il laissait Robespierre precher a son aise l'Evangile de Jean-Jacques et ne semblait pas croire aux verites sociales, pas plus qu'au deisme, dont ces verites etaient pour Robespierre la consequence naturelle. Les idees morales, telles que les entendaient les adeptes du _Contrat social_, n'inspirent nulle part son eloquence. Il ne catechise jamais. A l'experience seule il emprunte ses vues et ses conseils, et son empirisme etait bien fait pour plaire a nos modernes positivistes. Ceux-ci, cependant, exagerent: si l'eloquence de Danton n'avait jamais procede que de faits tangibles ou demontrables, elle n'eut pas agi sur ses contemporains. Danton repoussait, je l'admets, Dieu et l'immortalite de l'ame: mais il croyait d'instinct, et comme on croit en religion, aux deux divinites incontestees de la Revolution: la Justice et la Patrie. Ce sont les deux idees indemontrees grace auxquelles son eloquence touche les coeurs et pousse les hommes au seul genre d'action que ne puisse conseiller une philosophie utilitaire: au sacrifice. Lui-meme est pret a donner sa vie pour le succes de la Revolution, et il ne croit pas faire un marche de dupe, quoiqu'il n'espere aucun salaire ulterieur. Il avait donc certaines croyances irraisonnees, contraires ou superieures au bon sens, par lesquelles il rechauffait sa parole et faisait germer dans les ames l'enthousiasme et le gout de cette generosite absurde et divine qui porta nos peres a mourir pour cette abstraction, la Patrie, et pour cette chimere, la justice. Ainsi, les robespierristes calomniaient ce juste et ce patriote quand ils l'accusaient de ne point croire a la morale. Il avait, lui aussi, une morale; sans morale eut-il pu se faire entendre du peuple qui, reuni, ne comprend pas la langue de l'interet? Mais cette morale de Danton, plus sommaire que celle de Robespierre, se reduisait a un double postulatum, sur lequel il evitait meme de disserter. Robespierre, du haut de la tribune, raisonne sa morale, la professe, la preche et ne craint pas d'etre pedant. Danton constate en lui-meme et chez autrui l'existence des deux sentiments dont nous avons parle, et il en fait l'inspiration, la flamme de son eloquence, sans chercher a les demontrer, a les expliquer. Si les principes different chez ces deux orateurs, leur but n'est pas le meme. Robespierre, a l'exemple de Rousseau, reve de moraliser le monde. Danton n'a pas ces visees ambitieuses: il ne cherche pas a reformer l'homme interieur, mais a entourer ses concitoyens des meilleures conditions materielles pour vivre dans la liberte, l'egalite et la fraternite. Il ne tend pas a faire violence au genie de la nation et a changer Athenes en Sparte, comme on disait alors. Il conseillerait plutot a la race francaise d'abonder dans son propre sens, de developper ses qualites hereditaires et d'etre heureuse conformement a son caractere. Mais il ne croit pas que les gouvernants aient charge d'ame ni que les deputes a la Convention soient des professeurs de morale. Ils auront, d'apres lui, rempli leur tache, s'ils resolvent les difficultes de l'heure presente, s'ils chassent l'ennemi du sol francais, s'ils abattent a l'interieur les partisans de l'ancien regime, s'ils donnent a la France l'independance et la liberte. Il suit de la que la politique de Robespierre se meut tout entiere dans le passe et dans l'avenir, qu'elle tient un compte enorme des idees, un compte mediocre des faits. La politique de Danton ne s'occupe que des sentiments et des choses de l'heure presente. Robespierre donne une direction aux hommes. Danton leur indique le moyen de se tirer d'affaire le jour meme. Rarement Robespierre dit ce qu'il faut faire, dans telle circonstance. Toujours Danton indique la mesure a prendre immediatement. C'est sa force, c'est la raison de son influence decisive en vingt conjonctures importantes. Mais c'est aussi le secret de sa faiblesse et la raison de sa chute. Il se condamnait, par son affectation d'empirisme, a toujours reussir. Les echecs de Robespierre le relevaient: c'etait mechancete des hommes et nouvelle preuve de la necessite de les rendre meilleurs. Les echecs de Danton le diminuaient: c'etait un dementi a sa perspicacite, a son genie. La morale dont se couvrait Robespierre fut son bouclier: si on n'eut fait croire que c'etait la un masque, si on n'eut montre en lui le Tartufe, eut-on jamais pu lui oter l'amour de ce peuple si sensible aux idees morales? Eut-on jamais pu, si coupable qu'il fut, le vaincre et l'abattre sans le calomnier? Au contraire, le peuple abandonna Danton des qu'il fut vaincu, parce que sa politique affectait de reposer en partie sur l'habilete et l'audace. Il ne fut pleure que d'une elite qui avait compris sa pensee et penetre son coeur. * * * * * Precisons maintenant et demandons a Danton lui-meme les elements de sa politique. Nous savons en general quelle fut son _invention oratoire_: empruntons des exemples a ses discours. Voici d'abord une protestation formelle contre la "metaphysique" en politique: "Une revolution, dit-il le 5 pluviose an II, ne peut se faire geometriquement." La Convention n'est pas pour lui un concile destine a definir la morale, a incliner ou contraindre les ames dans un sens meilleur: "Nous ne sommes, sous le rapport politique, dit-il, qu'une commission nationale que le peuple encourage par ses applaudissements." Robespierre, depositaire de l'orthodoxie, admet ou rejette, selon la nuance des opinions. Il ne faut etre a ses yeux ni en deca ni au dela de la verite. Cette ferme certitude exclut la tolerance, la conciliation: ceux qui pensent autrement sont _les mechants_: point de pacte avec eux. Danton, en sceptique, provoque au contraire les adhesions, appelle et attire toutes les bonnes volontes: c'est que la Patrie et la Justice sont des divinites bienveillantes: "Rapprochons-nous, rapprochons-nous fraternellement...." "Je ne veux pas que vous flattiez tel parti plutot que tel autre, mais que vous prechiez l'union." Il n'a de colere que contre ceux qui se cantonnent et s'excluent les uns les autres: "Vous qui me fatiguez de vos contestations particulieres, au lieu de vous occuper du salut de la Republique, je vous repudie tous comme traitres a la patrie; je vous mets tous sur la meme ligne." C'est au nom de la _raison_ qu'il affecte de convoquer les hommes, recherchant les mots de ralliement les plus generaux, les bannieres les plus larges: "L'energie, dit-il, fonde les republiques; la sagesse et la conciliation les rendent immortelles. On finirait bientot par voir naitre des partis. Il n'en faut qu'un, celui de la raison....". Robespierre aurait dit: "Il n'en faut qu'un, celui de la _vertu_", et Robespierre ne voyait de _vertu_ que dans l'evangile du _Vicaire savoyard_. La defaite ou la victoire de la _vertu_, voila le cheval de bataille de Robespierre. Contre qui les ennemis interieurs sont-ils coalises? Contre le peuple? Contre la Revolution? Dites plutot: contre la _vertu_. Par ce terme abstrait, que designe au fond l'orateur moraliste? Ses partisans, ou mieux ses coreligionnaires en Jean-Jacques. Partout ou il dit la _vertu_, Danton dit plutot la _France_; par exemple, le 30 mars 1793: "Non, la France ne sera pas reasservie", ou le 21 janvier de la meme annee: "La France entiere ne saura plus sur qui poser sa confiance." Aux entites de son rival il oppose des realites vivantes et actuelles. La patrie, pour lui, est-ce, comme Robespierre, une reunion ideale d'ames possedees de la verite, est-ce une patrie mystique? Non, ce sont des personnes, des villes, un sol, c'est Paris, c'est Arcis-sur-Aube, c'est la France, cette France qu'on ne peut quitter. Qui ne se represente, sans effort, Robespierre, en exil, se consolant avec sa pensee, jouissant de sa cite ideale qu'il a emportee avec lui et y vivant comme a Paris ou a Arras? Mais s'imagine-t-on Danton loin de la France? _Emporte-t-on sa patrie sous la semelle de ses souliers?_ [Note: Convention, seance du 18 nivose, an III: "_Legendre_: Ecoutez ce mot d'un de vos collegues qui a ete guillotine. Il avait ete prevenu du sort qui l'attendait; quelques jours avant qu'il fut arrete, on lui conseillait de fuir: "Eh quoi! repondit-il, emporte-t-on sa patrie sous la semelle de ses souliers?" _Plusieurs voix_: C'est Danton! _Legendre_: L'histoire et la posterite jugeront l'homme qui a prononce ces paroles."] Il suit de la que, si Robespierre s'inquiete surtout des ennemis interieurs, des _heterodoxes_, Danton s'inquiete davantage de repousser l'invasion allemande. Ces disputes sur les principes, si cheres a Robespierre, il les ecarte comme byzantines. "Toutes nos altercations tuent-elles un Prussien?" Il n'est rien, d'apres lui, qui ne doive tendre a fonder d'abord l'independance du pays en chassant l'etranger. S'il dit, avec la brutalite du temps: _Il faut tuer les ennemis interieurs_, il ajoute aussitot: _pour triompher des ennemis exterieurs_. Plus son pale et mystique rival se tourmente des progres de l'erreur et du vice, plus Danton s'exalte pour sauver la patrie. On sait comment il arma la nation, excita l'enthousiasme, et parla aux Francais au nom de la France. Ses paroles vivent encore: "Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie. (_On applaudit._) Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la France est sauvee." C'est dans ce sens qu'il pouvait dire: "Faisons marcher la France, et nous irons glorieux a la posterite." Il apparait a nos yeux, en effet, comme la personnification de la patrie en danger, de la patrie sauvee. Cette patrie, il en affirme la personnalite a toute occasion, et il aime a en proclamer l'unite, et cela par des images sensibles, sans mysticisme de langage: "Les citoyens de Marseille, dit-il, veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque." Et il venait de s'ecrier dans le meme discours: "Aucun de nous n'appartient a tel ou tel departement: il appartient a la France entiere." Il voit volontiers la France sous les traits de Paris, et il comprend qu'a cette heure de crise la capitale doit reellement commander au reste du corps. Sans aller jusqu'a la naive adoration du bon Anacharsis Cloots, qui regardait Paris comme la Mecque du genre humain, Danton defend et loue "le peuple de Paris, peuple instruit, peuple qui juge bien ceux qui le servent, peuple qui se compose de citoyens pris dans tous les departements..., qui sera toujours la terreur des ennemis de la liberte. Paris est le centre ou tout vient aboutir; Paris sera le foyer qui recevra tous les rayons du patriotisme francais, et en brulera tous les ennemis. On n'entendra plus de calomnies contre une ville qui a cree la liberte, qui ne perira pas avec elle, mais qui triomphera avec la liberte et passera avec elle a l'immortalite". Telle est l'idee que Danton se fait de la patrie et de Paris qui en est la tete, idee nette et concrete. De meme, le peuple n'est pas pour lui une force mysterieuse, une abstraction: ce sont des Francais, ouvriers et paysans, repandus sur les places publiques, dans leur costume de travail, ou courbes sur leurs outils, ou en marche vers la frontiere. Tandis que Robespierre divinise le peuple, comme un instrument de Dieu, et s'abime devant lui en meditations, Danton le coudoie dans les rues de Paris, le voit en chair et en os, lui parle familierement. La fraternite n'est pas pour lui, comme pour Robespierre, un agenouillement devant le dieu du Vicaire savoyard: c'est un repas en commun, entre braves gens du meme pays. On dit qu'a Arcis il mangeait fenetres ouvertes, mele a tous. C'est ainsi qu'il comprend la fraternite, et qu'il l'explique a la Convention: "Il faut, dit-il, que nous ayons la satisfaction de voir bientot ceux de nos freres qui ont bien merite de la patrie en la defendant, manger ensemble et sous nos yeux a la gamelle patriotique." Et il aime a dire a ses collegues: "Montrez-vous peuple.... Il faut que la Convention soit peuple." Il sut donc parler au coeur de ses contemporains, quoiqu'il ait dit une fois: "Je ne demande rien a votre enthousiasme, mais tout a votre raison." Il pretend, en effet, a une politique purement raisonnable, uniquement inspiree de l'experience et du bon sens, et c'est la l'autre face de son genie. Lui-meme, au lendemain des plus nuageuses dissertations de Robespierre, se plait a exagerer son empirisme, a parler de la _machine politique_, dont le gouvernement est la grande roue a laquelle il faut, en cas de besoin, adapter une _manivelle_. S'il conseille une mesure, c'est sous une forme aussitot applicable, c'est a un besoin de l'heure meme qu'il repond, c'est a l'instant meme qu'on devra executer le decret propose. Ainsi, a propos de la defense de la Belgique: "Je demande, dit-il, par forme de mesure provisoire, que la Convention nomme des commissaires qui, _ce soir_, se rendront dans toutes les sections de Paris, convoqueront les citoyens, leur feront prendre les armes, et les engageront, au nom de la liberte et de leurs serments, a voler a la defense de la Belgique." De meme, quand il s'agit de revolutionner la Hollande: "Faites donc partir vos commissaires; soutenez-les par votre energie; qu'ils partent _ce soir, cette nuit meme_." Et il repete dans la meme seance: "Que vos commissaires partent a l'instant..., que _demain_ vos commissaires soient partis." Par la, il ne donne pas seulement a la Convention le gout de la promptitude, si utile a une politique de defense nationale, il rassure aussi les esprits effrayes par les desastres recents, il ote aux hommes le temps de la reflexion, du decouragement, il remplit sans cesse par de nouveaux actes le vide que tant de mecomptes faisaient dans les coeurs. Ce politique habile ne laissa pas a la nation un instant pour douter et, tant que dura sa toute-puissance, la France fut heureuse, car elle ne cessa d'agir. * * * * * Ainsi, l'ame de l'eloquence de Danton etait le patriotisme; ses moyens, l'experience et le bon sens. Est-ce tout? N'y a-t-il pas a demeler d'autres elements? On a parle souvent, a propos de ce tribun, de terrorisme et de moderantisme. Peut-on juger son eloquence, sans savoir s'il etait un homme de sang ou un homme de reaction et s'il meritait ces deux reproches qui, partis de camps opposes, ne s'excluent pas forcement entre eux? La reponse se trouve dans les livres de MM. Bougeart et Robinet, apres qui l'histoire et l'apologie de Danton ne sont plus a faire. Mais toute politique a deux faces: action et reaction. Apres avoir provoque, on arrete ou on ramene. Apres avoir detruit, on fonde. Quel role ces tendances diverses jouent-elles dans l'eloquence de Danton? Nous savons qu'il n'etait pas haineux, et les memoires du royaliste Beugnot nous le montrent humain et obligeant. L'effusion du sang est- elle un de ses _motifs_ oratoires? Voici les journees de septembre: Marat les loue, les Girondins les excusent. Que fait Danton, je ne dis pas dans la legende, mais dans l'histoire? Il y assiste avec tristesse, reste a son poste, tandis que Roland et les autres ministres veulent deserter, et se garde de toute parole d'approbation. C'est une calomnie trop legerement acceptee, meme par ses apologistes, que de lui preter cette distinction cynique entre le _ministre de la Revolution_ et le _ministre de la justice_. Le propos n'est pas prouve: j'ai le droit de le dire invente. Et a la tribune? A la tribune, il ne parla qu'une fois des journees de septembre (10 mars 1793), et voici en quels termes: "Puisqu'on a ose, dans cette assemblee, rappeler ces journees sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gemi, je dirai, moi, que si un tribunal eut alors existe, le peuple, auquel on a si souvent, si cruellement reproche ces journees, ne les aurait pas ensanglantees; je dirai, et j'aurai l'assentiment de tous ceux qui auront ete les temoins de ces mouvements, que nulle puissance humaine n'etait dans le cas d'arreter le debordement de la vengeance nationale." Mais ne poussa-t-il pas, dans cette meme seance, a l'organisation du Tribunal revolutionnaire? N'est-il pas un complice du systeme terroriste? Il le fut, mais a son corps defendant, quand d'autres s'y complaisaient. Loin de nous l'idee de glorifier aucun des meurtres de la Revolution: l'usage de la peine de mort fut, si l'on veut, sa tache et sa perte. Mais enfin comment ne pas distinguer Danton et Marat, dont la sensibilite barbare se rejouit de la mort des anciens oppresseurs du peuple, ou de Robespierre qui, quoi qu'en dise M. Hamel, parait avoir allegrement remercie son Dieu quand l'echafaud le delivrait des ennemis de la _vertu_? Quand Danton parlait du _debordement de la vengeance nationale_, il disait le fond de sa pensee politique. Il lui semblait que, si l'on voulait garder la direction du mouvement, il fallait faire une part a la colere du peuple, a ces haines hereditairement transmises depuis tant de siecles et accrues encore par la permanence des griefs. Faire la part du sang! Chose horrible, qui n'etait pas necessaire, mais qu'il crut, avec ses contemporains, indispensable. Sa politique fut d'elever un echafaud pour empecher des massacres, pour porter du moins quelque lumiere et quelque choix dans la "vengeance nationale". Et, ce qui condamne cette mesure, c'est qu'au lieu de _vengeance_, on fut oblige de dire _justice_! Quoi qu'il en soit, reconnaissons que Danton, de bonne foi, fit le possible pour que la Revolution gardat quelque mesure envers ses ennemis, et, des la premiere seance de la Convention, il developpa cette idee qu'il faut faire faire justice au peuple pour qu'il ne la fasse pas lui-meme. Il combat genereusement le soupcon, ce pourvoyeur de la guillotine qu'encourage sans cesse l'orthodoxie defiante de Robespierre: "Je vous invite, citoyens, a ne pas montrer cette envie de trouver sans cesse des coupables.... Laissons a la guillotine de l'opinion quelque chose a faire." Et les Girondins? et le 31 mai?--Danton n'est pas homme a reculer devant les responsabilites: "Je le proclame a la face de la France, dit-il peu de jours apres ces evenements, sans les canons du 31 mai, sans l'insurrection, les conspirateurs triomphaient, ils nous donnaient la loi. Que le crime de cette insurrection retombe sur nous; je l'ai appelee, moi, cette insurrection, lorsque j'ai dit que s'il y avait dans la Convention cent hommes qui me ressemblassent, nous resisterions a l'oppression, nous fonderions la liberte sur des bases inebranlables." Mais s'il condamnait la politique des Girondins, il aimait leurs personnes, il estimait leurs talents, il avait fait le possible pour les rallier: "Vingt fois, disait-il a Garat, je leur ai offert la paix; ils ne l'ont pas voulue: ils refusaient de me croire, pour conserver le droit de me perdre." Il se resigna a les ecarter des affaires, dans l'interet public. Mais les destinait-il a l'echafaud? Garat, qui alla le voir au moment ou il fut question de juger la Gironde, lui prete une attitude bien conforme a son caractere: "J'allai, dit-il, chez Danton: il etait malade; je ne fus pas deux minutes avec lui sans voir que sa maladie etait surtout une profonde douleur et une grande consternation de tout ce qui se preparait. _Je ne pourrai pas les sauver_, furent les premiers mots qui sortirent de sa bouche, et, en les prononcant, toutes les forces de cet homme qu'on a compare a un athlete, etaient abattues, de grosses larmes tombaient le long de ce visage dont les formes auraient pu servir a representer celui d'un Tartare: il lui restait pourtant encore quelque esperance pour Vergniaud et Ducos." [Note: Garat, _Memoire sur la Revolution ou expose de ma conduite dans les affaires et dans les fonctions publiques_, Paris, an III, in-8 deg., p. 187.--Il ne savait pas hair, et un jour, a propos d'un homme qu'il frequentait sans l'estimer, il disait ces paroles fraternelles, dignes de Terence: "Je vois souvent X..., dont le caractere atrabilaire ne m'inspire aucune confiance; je sais qu'il me denigre toutes les fois qu'il en trouve l'occasion; je pourrais au besoin produire plus d'un temoin: en voila plus qu'il ne faut sans doute pour cesser de voir cet homme. Eh bien, quand je pense que je l'ai vu des l'enfance lutter contre sa mauvaise fortune; que je lui ai fait un peu de bien; que je puis encore lui etre utile, alors je m'oublie moi-meme pour le plaindre d'etre si malheureusement ne; sa presence devient une espece d'etreinte qui m'ote jusqu'a la force d'examiner sa conduite envers moi." _Notes et souvenirs de Courtois_ (de l'Aube), publies par le Dr Robinet dans la revue _La Revolution francaise_, t. XII, p. 1.000.] Il accepte donc la terreur comme une necessite, il ne l'aime pas. Il parle de ces mesures de salut public d'un tout autre accent que Robespierre et que Marat. Quant aux chimeres politiques, ce pretendu demagogue les ecarte en toute occasion; il s'oppose energiquement a l'adoption de lois agraires et rassure les proprietaires du haut de la tribune. La Republique qu'il reve n'est point une Sparte, encore moins une demagogie. On l'a appele barbare. Danton barbare! Ecoutez-le lui- meme: "Perisse plutot le sol de la France que de retourner sous un dur esclavage! Mais qu'on ne croie pas que nous devenions barbares: apres avoir fonde la liberte, nous l'embellirons." Il croit que quand le temple de la liberte sera _assis_, il faudra _le decorer_. Et il ajoute: "Nous n'avons point fonde une republique de Wisigoths; apres l'avoir solidement instruite, il faudra bien s'occuper de la decorer." Si, au fond du coeur, il n'est pas terroriste, ne serait-il, comme le veulent Saint-Just et Robespierre, qu'un moderantiste, qu'un faux revolutionnaire? Il a repondu d'avance a cette accusation hypocrite, le jour ou il s'est ecrie a la tribune: "Il vaudrait mieux outrer la liberte et la Revolution, que de donner a nos ennemis la moindre esperance de retroaction." Et il avait dit deja: "Faites attention a cette grande verite, c'est que, s'il fallait choisir entre deux exces, il vaudrait mieux se jeter du cote de la liberte que de rebrousser vers l'esclavage." Voici d'ailleurs la nuance exacte de son pretendu moderantisme: "Declarons, dit-il a la tribune de la Convention, que nul n'aura le droit de faire arbitrairement la loi a un citoyen; defendons contre toute atteinte ce principe: que la loi n'emane que de la Convention, qui seule a recu du peuple la faculte legislative: rappelons ceux de nos commissaires qui, avec de bonnes intentions sans doute, ont pris les mesures qu'on nous a rapportees, et que nul representant du peuple ne prenne desormais d'arrete qu'en concordance avec nos decrets revolutionnaires, avec les principes de la liberte, et d'apres les instructions qui leur seront transmises par le comite de salut public. Rappelons-nous que, si c'est avec la pique que l'on renverse, c'est avec le compas de la raison et du genie qu'on peut elever et consolider l'edifice de la societe.... Oui, nous voulons marcher revolutionnairement, dut le sol de la Republique s'aneantir, mais, apres avoir donne tout a la vigueur, donnons beaucoup a la sagesse; c'est dela constitution de ces deux elements que nous recueillerons les moyens de sauver la patrie." Si nous faisions une histoire suivie de la politique de Danton, nous rappellerions que ses amis, d'accord avec lui, voulaient, il est vrai, _un Comite de clemence_. Mais etait-ce reaction,--ou justice? Et les robespierristes eux-memes n'y songeaient- ils pas? La clemence ne devait-elle pas etre le don de joyeux avenement du pontife-dictateur? La clemence! chaque parti ne l'ajournait que parce qu'il voulait la confisquer a son profit, parce qu'il comprenait que par elle seule un gouvernement pourrait s'etablir. Robespierre voulait, lui aussi, la clemence: mais il la voulait robespierriste, et non dantonienne. Toutefois, ces considerations sont etrangeres a l'etude des idees oratoires de Danton: nulle part, dans ses discours, il n'use de cet argument; jamais, en public, il n'aborde ce theme, meme par voie d'allusion. Il parle de raison, de sagesse, non de clemence: il sait trop bien le parti terrible que ses rivaux tireraient contre lui, aux yeux du peuple encore altere de vengeance et affole de peur, d'un mot que tout homme eclaire portait alors grave au fond du coeur et que, seul, le pauvre Camille Desmoulins osa prononcer. * * * * * Tels sont les elements de l'inspiration oratoire de Danton. Sa force, on le voit, fut dans son patriotisme et dans son bon sens pratique. Sa faiblesse, nous l'avons deja indique, fut precisement d'affecter l'empirisme, de se taire sur les principes, d'appeler le gouvernement _une roue, une manivelle_, de se condamner, en ne s'appuyant pas sur les idees superieures dont vit le peuple, a une infaillibilite perpetuelle de prevision et de succes. Il semble presque, a lire ses discours que les echecs ne viennent jamais des torts, mais des fautes, que l'habilete est la reine du monde, que la vertu n'est pas indispensable pour fonder et faire vivre un gouvernement. Et puis cet homme si moral, si desinteresse, prete aux autres les vices et les bassesses dont lui-meme est exempt. Il croit trop a la puissance de l'argent; il parle trop souvent d'argent a la tribune, quand Robespierre n'y parlait que des principes. Le 18 octobre 1792, a propos de sa reddition de comptes, n'est-il pas force de reconnaitre qu'il a plus depense que ses collegues pour de secretes mesures revolutionnaires? En septembre 1793, il croit et il declare qu'avec de l'or on vaincra l'insurrection lyonnaise: "Les revers que nous eprouvons, dit-il, nous prouvent qu'aux moyens revolutionnaires nous devons joindre les moyens politiques. Je dis qu'avec trois ou quatre millions nous eussions deja reconquis Toulon a la France, et fait pendre les traitres qui l'ont livree aux Anglais. Vos decrets n'y parvenaient pas. Eh bien! l'or corrupteur de vos ennemis n'y est-il pas entre? Vous avez mis cinquante millions a la disposition du comite de salut public. Mais cette somme ne suffit pas. Sans doute, vingt, trente, cent millions seront bien employes, quand ils serviront a reconquerir la liberte. _Si a Lyon on eut RECOMPENSE le patriotisme des societes populaires_, cette ville ne serait pas dans l'etat ou elle se trouve. Certes, il n'est personne qui ne sache qu'il faut des depenses secretes pour sauver la patrie." Tout le monde le savait, en effet. Mais dans ces premiers temps de la liberte, on rougissait de parler d'argent a la tribune. Corrompre ses ennemis, c'etait un expedient sur lequel on aimait a se taire. Quant a reconnaitre pecuniairement le zele des republicains, un tel cynisme n'etait pas encore entre dans les moeurs. On eut honte, quand on entendit Danton regretter a la tribune qu'on n'eut pas _recompense_ le patriotisme des societes populaires. C'etait la un langage nouveau, que personne encore n'avait tenu dans la Revolution, pas meme Mirabeau. Danton n'effleura ce theme que deux fois; mais son eloquence l'y deconsidera. Il parut corruptible, lui qui se vantait de corrompre. Ceux qui lancerent contre lui l'accusation mensongere de venalite, accusation aujourd'hui refutee, mais indelebile, connaissaient trop la nature humaine pour ignorer qu'un homme venal prodigue au contraire les protestations vertueuses et parle plus qu'un autre de conscience et de probite. Qui avait fait sonner plus haut son desinteressement que Mirabeau? Si Danton, lui aussi, eut ete paye, ne se fut-il pas garde de parler de venalite, de corruption? Mais la calomnie n'en fit pas moins son chemin, et le peuple ne pardonna pas a Danton son gout pour les depenses secretes et l'argent qu'il avait manie pendant son ministere. Le prejuge vulgaire qu'a toucher de l'or on s'enrichit diminua le prestige du grand tribun, et, en ouvrant la voie a la calomnie, ota de l'autorite a son eloquence. _IV.--LA COMPOSITION ET LE STYLE DES DISCOURS DE DANTON_ Il faut reconnaitre, avant de passer de l'etude des idees a celle du style, que cette unanimite des contemporains a refuser aux discours de Danton un merite litteraire qu'on accordait a Robespierre, que ce soin que prennent tous les memorialistes de l'appeler, ou a peu pres, _le Mirabeau de la populace_, qu'un tel accord dans l'appreciation de son eloquence ne peut etre entierement l'effet d'une entente mensongere. L'eloquence de Danton deconcertait, sinon le peuple, du moins ses collegues, et surtout les lettres, qui etaient nombreux encore a la Convention. Est-ce un effet de ce cynisme qu'on lui attribue? Emaillait- il ses discours d'apostrophes a la Duchesne? Il est impossible d'extraire de ses oeuvres oratoires une seule parole, je ne dis pas obscene ou grossiere, mais simplement deplacee. Manqua-t-il jamais aux convenances parlementaires? Il en semble au contraire le gardien intolerant. Il s'oppose aux mascarades anticatholiques dans la Convention et a ces defiles incessants de processions chantantes ou hurlantes. L'antipathie des lettres pour son eloquence ne venait donc pas des motifs qu'ils alleguaient, mais, sans qu'ils s'en rendissent bien compte, de ce que Danton rejetait les regles de la rhetorique traditionnelle. Ses harangues ne sont ni composees, ni ecrites comme celles des anciens ou meme de Mirabeau et de Robespierre. D'abord, les idees chez Danton ne sont pas distribuees comme on le veut au college. Les orateurs classiques ne traitent qu'un sujet a la fois et recherchent avant tout l'unite d'interet. L'improvisateur Danton n'observe pas toujours cette loi: il lui arrive de traiter toutes les questions du jour, dans le meme discours, en les placant d'apres leur ordre d'urgence. Il veut repondre, en une seule fois, a toutes les preoccupations presentes, et donner des solutions a toutes les difficultes pendantes. Ainsi le 21 janvier 1793, il traite, a propos de l'assassinat de Le Peletier, dans un discours de moyenne etendue, jusqu'a sept sujets differents: 1 deg. Eloge funebre de Le Peletier; 2 deg. opinion de Danton sur Petion; 3 deg. attaques violentes contre Roland; 4 deg. des visites domiciliaires; 5 deg. necessite d'augmenter les attributions du Comite de surete generale; 6 deg. necessite de faire la guerre a l'Europe avec plus d'energie; eloge du courage des soldats; 7 deg. proposition d'enlever au ministre de la guerre une partie de ses fonctions qui l'ecrasent. Et cependant l'incoherence n'est ici qu'apparente: toutes ces questions si diverses se tiennent, dans l'esprit de l'auditeur, par un lien que Danton croit inutile de lui montrer. Ces mesures multiples repondent toutes a une meme preoccupation et tendent a un seul but: le salut immediat de la Revolution. A distance, il nous semble que les transitions manquent: mais pour l'auditeur de 1793, dont ces idees etaient toute l'ame, point n'etait besoin d'artifice pour que son attention passat d'un objet a un autre. Au contraire: les lenteurs, parfois utiles, de la rhetorique, l'eussent fait languir. Dans cette epoque de crise (et quelle epoque! le jour meme de la mort de Louis XVI!) ou des soucis bien divers s'eveillaient au meme instant dans le meme esprit, quelle satisfaction n'etait-ce pas d'obtenir a la fois autant de reponses rassurantes qu'on se faisait de questions anxieuses! Quelle source d'autorite pour un orateur que de pouvoir, par cette simultaneite des arguments, faire taire les doutes et calmer les inquietudes a l'instant meme ou on les sentait naitre! Parfois aussi, par un procede contraire, Danton sait concentrer sur un seul point l'attention perfidement dispersee par un orateur ennemi. Citons integralement, comme un modele d'unite apparente et reelle, le discours qu'il prononca dans la seance du 25 septembre 1792, en reponse aux accusations girondines si variees et si incoherentes: "C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la Republique francaise, que celui qui amene entre nous une explication fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les representants du peuple, sa tete tombera aussitot qu'il sera demasque. On parle de dictature, de triumvirat. Cette imputation ne doit pas etre une imputation vague et indeterminee; celui qui l'a faite doit la signer; je le ferais, moi, cette imputation dut-elle faire tomber la tete de mon meilleur ami. Ce n'est pas la deputation de Paris prise collectivement qu'il faut inculper; je ne chercherai pas non plus a justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai donc que de moi. "Je suis pret a vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la liberte. Pendant la duree de mon ministere, j'ai employe toute la vigueur de mon caractere, j'ai apporte dans le conseil toute l'activite et tout le zele du citoyen embrase de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser a cet egard, qu'il se leve, et qu'il parle. Il existe, il est vrai, dans la deputation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti republicain, ce qu'etaient celles de Royou pour le parti aristocratique: c'est Marat. Assez et trop longtemps, l'on m'a accuse d'etre l'auteur des ecrits de cet homme. J'invoque le temoignage du citoyen qui vous preside [Petion]. Il lut, votre president, la lettre menacante qui m'a ete adressee par ce citoyen; il a ete temoin d'une altercation qui a eu lieu entre lui et moi a la mairie. Mais j'attribue ces exagerations aux vexations que ce citoyen a eprouvees. Je crois que les souterrains dans lesquels il a ete enferme ont ulcere son ame.... Il est tres vrai que d'excellents citoyens ont pu etre republicains par exces, il faut en convenir; mais n'accusons pas pour quelques individus exageres une deputation tout entiere. Quant a moi, je n'appartiens pas a Paris; je suis ne dans un departement vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir; mais aucun de nous n'appartient a tel ou tel departement, il appartient a la France entiere. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l'interet public. "Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient detruire la liberte publique. Eh bien! portons-la, cette loi, portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se declarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais, apres avoir pose ces bases qui garantissent le regne de l'egalite, aneantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On pretend qu'il est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France; faisons disparaitre ces idees absurdes, en prononcant la peine de mort contre leurs auteurs. La France doit etre un tout indivisible. Elle doit avoir unite de representation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait detruire l'unite en France, et je propose de decreter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu'elle va etablir l'unite de representation et d'execution. Ce ne sera pas sans fremir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous le jure, nos ennemis sont morts. (_On applaudit._)" Ce n'est peut-etre pas la le plus beau discours de Danton: mais nulle part il n'a montre plus de simplicite, une eloquence plus familiere, une aversion plus marquee pour la rhetorique scolaire. * * * * * C'est pourquoi, j'imagine, on le traitait ainsi d'orateur populaire, non qu'il montat sur les bornes (c'est une vision de Michelet), mais parce qu'il pratiquait une rhetorique nouvelle, nee des besoins de l'heure presente. Autre audace litteraire, qui devait scandaliser l'academicien d'Arras! il supprimait souvent avec l'exorde toute indication prealable du sujet. Il se levait pour la riposte ou l'attaque a la seconde meme ou l'occasion le voulait et entrait aussitot au milieu des choses. C'est une regle de la rhetorique qu'a un sujet important il faut un exorde grave et de haut style. Or, quel sujet plus tragique que la discussion sur la maniere de juger Louis XVI? Voyez comme Danton debute simplement: "La premiere question qui se presente est de savoir si le decret que vous devez porter sur Louis sera, comme tous les autres, rendu a la majorite." Le 8 mars 1793, on discutait le rapport de Delacroix. Les circonstances etaient tristes et les affaires de Belgique allaient mal. Robespierre parla et debuta par un exorde classiquement adapte aux circonstances: "Citoyens, quelque critiques que paraissent les nouvelles circonstances dans lesquelles se trouvent la republique, je n'y puis voir qu'un nouveau gage du succes de la liberte...." Danton, qui lui succeda a la tribune, affecta au contraire une simplicite nue des les premiers mots: "Nous avons plusieurs fois, dit-il, fait l'experience que tel est le caractere francais, qu'il lui faut des dangers pour trouver toute son energie. Eh bien! ce moment est arrive." Mais il commit, en matiere d'exorde, de plus fortes heresies litteraires. Le croira-t-on? Il commenca souvent ses discours par la conjonction _et_,--en demagogue qu'il etait! Ainsi le 15 juillet 1791, aux Jacobins, il debute en ces termes: "Et moi aussi, j'aime la paix, mais non la paix de l'esclavage." Et a la Convention, le 29 octobre 1792, a propos d'une proposition d'Albitte et de Tallien: "Et moi, je demande a l'appuyer. J'ai peine a concevoir...." Suit un des plus longs discours qu'il ait prononces. Enfin, le 2 decembre 1793, un citoyen se presente a la barre et commence la lecture d'un poeme a la louange de Marat: Danton l'interrompt: "Et moi aussi j'ai defendu Marat contre ses ennemis, et moi aussi j'ai apprecie les vertus de ce republicain; mais, apres avoir fait son apotheose patriotique, il est inutile d'entendre tous les jours son eloge funebre et les discours ampoules sur le meme sujet: Il nous faut des travaux, et non pas des discours. "Je demande que le petitionnaire nous dise clairement et sans emphase l'objet de sa petition." _Clairement et sans emphase_, c'est bien la la devise litteraire de Danton. Mais s'il supprime souvent l'exorde, ce n'est pas negligence chez lui, c'est habilete consommee: il se fait plus bref pour frapper plus fort. Quand l'exorde est necessaire, nul ne sait en user avec plus d'art. Violemment accuse par Lasource (26 septembre 1792), il n'entre pas tout d'un coup dans sa justification, mais il prepare les auditeurs par ce preambule ironique: "Citoyens, c'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la Republique francaise, que celui qui amene entre vous une explication fraternelle." * * * * * On pourrait appliquer les memes remarques aux autres parties du discours. Ainsi, pas de peroraison. Dans les _preuves_, Danton viole a plaisir les regles adorees de Robespierre. Sa dialectique est decousue. Ses arguments ne se succedent pas dans l'ordre enseigne dans les manuels. Il effleure un motif, passe a un autre, puis revient au premier qu'il quitte pour y revenir une derniere fois et s'y fixer. D'autres convainquent d'abord la raison, puis touchent le coeur: il s'adresse a la fois a toutes les facultes. C'est le desordre d'une conversation familiere. Ce sont a la fois des elans de bon sens et de sensibilite. On est deconcerte. Roederer, ahuri, se plaint que Danton soit _sans logique, sans dialectique_.... "Jamais de discussion, jamais de raisonnement!" s'ecrie douloureusement le litterateur, et il ajoute, sans se rendre compte de la portee de l'eloge: "Tout ce qui pouvait s'enlever par un mouvement, il l'enlevait." C'est que, dans ses discours, circulait une logique secrete, d'autant plus efficace qu'elle se cachait, menant d'un bond les esprits a la conviction agissante. L'effet de cette dialectique n'etait pas de faire penser, de jeter des doutes, d'indiquer des probabilites, de mettre en jeu tout l'appareil intime de la reflexion et du raisonnement: on etait au contraire dispense de peser le pour et le contre; on se levait et on faisait ce que l'orateur avait dit de faire. Avouons-le cependant: cette absence de transition, qui est le caractere le plus frappant de ses discours, nous fatigue parfois a la lecture. Nous, qui avons appris ces evenements, nous n'en possedons pas les rapports comme ceux qui les vivaient. Il nous faut, pour ne pas perdre le fil, une certaine tension d'esprit dont les contemporains etaient dispenses par la presence meme des faits indiques, et aussi, ne l'oublions pas, par l'action de l'orateur, qui, d'un geste ou d'une inflexion, donnait la transition aujourd'hui absente. * * * * * Si des lettres du temps etaient choques de la maniere peu classique dont Danton disposait ses idees, que devaient-ils penser de son style? La periode continuelle chez Mirabeau, chez Barnave, chez Robespierre, est rare chez Danton. Ce sont de courtes phrases, hachees, abruptes, dont les vides etaient combles par l'action. Dire l'indispensable dans le moins de mots possible, voila le but de cet orateur. Ce n'est pas seulement vitesse de l'homme d'action, c'est aussi delicatesse d'un gout pur. Danton a horreur du banal, du convenu. Il evite ces fleurs de rhetorique, si vite fanees, dont se paraient a l'envi Girondins et Montagnards. Et, d'abord, il ne cite que moderement l'antiquite. Rome et Sparte, qui fournissent a ses collegues tout un arsenal d'exemples et de traits, n'apparaissent que rarement dans ses discours, et sans nul pedantisme. Nous avons releve en tout une dizaine d'allusions a l'antiquite: on va voir si elles sont sobres. D'abord, dans son discours d'installation comme substitut en janvier 1792, il rappelle le mot de Mirabeau qu'il n'y a pas loin du Capitole a la roche Tarpeienne, et il emploie les termes de _plebiscite_ et _d'ostracisme_. Aux Jacobins, le 5 juin 1792, "apres avoir, dit le journal du club, rapporte la loi rendue a Rome contre l'expulsion des Tarquins par Valerius Publicola, loi qui permettait a tout citoyen de tuer, sans aucune forme judiciaire, tout homme convaincu d'avoir manifeste une opinion contraire a la loi de l'Etat, avec obligation de prouver ensuite le delit de la personne qu'il avait tuee ainsi, M. Danton propose deux mesures pour remedier aux dangers auxquels la chose publique est exposee". Il reprend cette comparaison a la Convention, 27 mars 1793: "A Rome, Valerius Publicola eut le courage de proposer une loi qui portait la peine de mort contre quiconque appellerait la tyrannie." Et quant aux autres passages ou il est question de l'antiquite, les voici tous: "Que le Francais, en touchant la terre de son pays, _comme le geant de la fable_, reprenne de nouvelles forces." "Le peuple, _comme le Jupiter de l'Olympe_, d'un seul signe fera rentrer dans le neant tous les ennemis." "Nous avons fait notre devoir, et j'appelle sur ma tete toutes les denonciations, sur que ma tete, loin de tomber, _sera la tete de Meduse_ qui fera trembler tous les aristocrates." "Ainsi un peuple de l'antiquite construisait ses murs, en tenant d'une main la truelle et de l'autre l'epee pour repousser ses ennemis." "Nos commissaires sont dignes de la nation et de la Convention nationale, ils ne doivent pas craindre le tonneau de Regulus." "Les Romains discutaient publiquement les grandes affaires de l'Etat et la conduite des individus. Mais ils oubliaient bientot les querelles particulieres, lorsque l'ennemi etait aux portes de Rome." "Apres une guerre longue et meurtriere, les legislateurs d'Athenes, qui s'y connaissaient aussi, pour reparer la perte que l'Etat avait faite de ses concitoyens, ordonnerent a ceux qui restaient d'avoir plusieurs femmes." Je ne crois pas qu'on puisse relever, dans toute l'oeuvre oratoire de Danton, d'autres allusions a l'antiquite. Et encore ces allusions sont- elles sobres, souvent detournees, toujours amenees presque de force par le sujet traite, par l'occasion survenue, avec si peu de pedantisme que la plupart seraient encore tolerables aujourd'hui qu'on se pique tant de ne plus citer les Grecs et les Latins. C'est que Danton est un genie tout moderne: les auteurs anciens, nous l'avons vu, n'etaient representes que par des traductions dans sa bibliotheque, ou les textes des ecrivains anglais et italiens tenaient une place d'honneur a cote des classiques francais. Chez Danton, l'homme de gout etait d'accord avec le politique pour bannir ces oripeaux de college dont tous les revolutionnaires, sauf peut-etre Mirabeau, se paraient avec orgueil. Sa Republique n'est pas une resurrection du passe, une exhumation erudite: elle est nee du present et elle y vit, les yeux tournes vers l'avenir. La langue de Danton est moderne et francaise comme sa politique. * * * * * De meme, les metaphores qui abondent dans son style n'ont rien de classique: ou elles sont simples et familieres, tirees de la vie quotidienne, ou il les invente et les cree. Jamais il ne les emprunte a l'arsenal academique ou Robespierre et les autres se fournissent. Voici des exemples de cette simplicite alors nouvelle, presque scandaleuse: "Je lui repondis (a La Fayette) que le peuple, d'un seul mouvement, _balayerait_ ses ennemis quand il le voudrait." Ailleurs, il parle de la necessite "de placer un prud'homme dans la composition des tribunaux, d'y placer un citoyen, un homme de bon sens, reconnu pour tel dans son canton, pour reprimer l'esprit de dubitation qu'ont souvent les hommes _barbouilles_ de la science de la justice". A propos du projet d'impot sur les riches: "Paris a un luxe et des richesses considerables; eh bien! par ce decret, _cette eponge va etre pressee_." Nous avons vu qu'il appelait le _gouvernail de l'Etat_ une _manivelle_. Il reprend cette expression: "Ce qui epouvante l'Europe, c'est de voir la _manivelle_ de ce gouvernement entre les mains de ce comite, qui est l'assemblee elle-meme." Enfin, a propos du cautionnement exige de certains fonctionnaires: "C'est encore une _rouille_ de l'ancien regime a faire disparaitre." Ce sont la des metaphores vieilles comme la langue, mais bannies jusqu'alors de la prose noble, laissees au peuple, et que Danton apporte le premier a la tribune. Les metaphores qu'il invente, il en emprunte les elements aux choses du jour, aux impressions presentes, a la guerre, a l'industrie, a la science, a la Revolution meme: "La Constitution ... est une batterie qui fait un feu a mitraille contre les ennemis de la liberte." "Une nation en revolution est comme l'airain qui bout et se regenere dans le creuset. La statue de la liberte n'est pas fondue. Ce metal bouillonne. Si vous n'en surveillez le fourneau, vous serez tous brules." "Quoi! vous avez une nation entiere pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas encore bouleverse le monde." Il dit a Dumouriez, aux Jacobins: "Que la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les couronnes tombent devant ce bonnet rouge dont la societe vous a honore." La pique populaire, que chacun voit ou tient, joue chez Danton le role du glaive classique: "Rappelons-nous que, si c'est avec _la pique_ que l'on renverse, c'est avec le compas de la raison et du genie qu'on peut elever et consolider l'edifice de la societe." Plusieurs de ces metaphores sont devenues proverbes, comme cette autre, a propos de l'education nationale: "C'est dans les ecoles nationales que l'enfant doit sucer le lait republicain." Mais, a force d'eviter le banal, Danton tombe une ou deux fois dans le bizarre: "Je me suis retranche dans la citadelle de la raison; j'en sortirai avec le canon de la verite, et je pulveriserai les scelerats qui ont voulu m'accuser." _Ce canon de la verite_ est une image fausse qui plut aux contemporains, mais dont le gout de quelques critiques est justement choque. Toutefois, parmi tant de metaphores heureusement creees, je ne vois que celle-la, et _la tete de roi jetee comme un gant_, qui ne satisfasse pas l'imagination. On les pardonnera d'autant plus aisement a Danton, qu'il improvisait son style. Parfois il s'eleve et divinise deux des sentiments populaires. D'abord il montre la Patrie en face des emigres: "Que leur dit la Patrie? Malheureux! vous m'avez abandonnee au moment du danger; je vous repousse de mon sein. Ne revenez plus sur mon territoire: je deviendrais un gouffre pour vous." Il personnifie aussi la liberte: "S'il est vrai _que la liberte soit descendue du ciel_, elle viendra nous aider a exterminer tous nos ennemis." "Oui, les clairons de la guerre sonneront; oui, _l'ange exterminateur de la liberte_ fera tomber ces satellites du despotisme." "(La guerre) renversera ce ministere stupide qui a cru que les talents de l'ancien regime pouvaient etouffer le genie de la liberte qui plane sur la France." "Citoyens, c'est _le genie de la liberte_ qui a lance le char de la Revolution." La Liberte et la Patrie, voila tout l'Olympe metaphorique de Danton. D'autres metaphores, mais plus rares, montrent que ce pretendu barbare n'est pas insensible a la beaute de la Revolution consideree en elle- meme et comme un spectacle. Il aime a la comparer a une tragedie, et, bafouant le bicamerisme, il dit avec esprit: "Il y aura toujours unite de lieu, de temps et d'action, et la piece restera." Et plus tard, a propos de la piece de Laya, _l'Ami des Lois_: "Il s'agit de la tragedie que vous devez donner aux nations; il s'agit de faire tomber sous la hache des lois la tete d'un tyran, et non de miserables comedies." Danton pouvait dire, dans sa reponse a l'imprecation d'Isnard contre Paris: "Je me connais aussi, moi, en figures oratoires." Ajoutons que ces figures ne sont jamais un ornement, ni meme une forme supplementaire de sa pensee. Danton n'exprime pas deux fois la meme idee. Il cherche et il donne la formule la plus frappante, et il passe sans redoubler, different sur ce point encore de tous ses rivaux en eloquence. Une metaphore, dans ses discours, c'est toujours une vue politique importante, soit qu'il parle "de cette fievre nationale qui a produit des miracles dont s'etonnera la posterite", soit qu'il excuse les erreurs de la Revolution en montrant que "jamais trone n'a ete fracasse sans que ses eclats blessassent quelques bons citoyens", et que "lorsqu'un peuple brise sa monarchie pour arriver a la Republique, il depasse son but par la force de projection qu'il s'est donnee". * * * * * C'est que Danton, meme quand il parle sans figures, evite les longs raisonnements et recherche le trait. Il a horreur du developpement, de la tirade. Il resume ses idees les plus essentielles en quelques mots topiques et pittoresques. Ses discours sont une serie d'apophtegmes brillants et forts. Toute sa politique, ainsi resumee en phrases proverbiales, circule dans le peuple et se fixe dans les memoires. Parfois, c'est du Corneille, comme lorsqu'il dit a la Convention: "Ne craignez rien du monde!" ou: "Il faut pour economiser le sang des hommes, leurs sueurs, il faut la prodigalite." Ou encore, au 31 mai: "Il est temps que nous marchions fierement dans la carriere." Ou enfin, dans sa defense au Tribunal revolutionnaire: "J'embrasserais mon ennemi pour la patrie, a laquelle je donnerai mon corps a devorer." C'est surtout quand il parle des ennemis exterieurs qu'il trouve des traits inoubliables: "Tout appartient a la patrie, quand la patrie est en danger." "Soyons terribles, faisons la guerre en lions." "C'est a coups de canons qu'il faut signifier la Constitution a nos ennemis." "Voulons-nous etre libres? Si nous ne le voulons plus, perissons, car nous l'avions jure. Si nous le voulons, marchons tous pour defendre notre independance." Il excelle a exprimer une vue philosophique en quelques mots brefs et nets, qu'on ne peut plus oublier: "Soyez comme la nature; elle voit la conservation de l'espece: ne regardez pas les individus." Cette concision heureuse ne met-elle pas Danton au rang de nos ecrivains les plus francais? Ce politique n'apportait-il pas a la tribune certaines qualites des auteurs du XVIIe siecle? Oui, pour un La Rochefoucauld et pour un Danton, aussi dissemblables entre eux que la Convention differe du salon de Mme de Sable, brille un meme ideal litteraire: dire le plus de choses dans le moins de mots possibles, et forcer l'attention a force de brievete. L'ancien frondeur fait tenir en deux lignes toute une psychologie morale; l'orateur Cordelier condense en dix mots toute une philosophie de l'histoire, tout un cours de politique a l'adresse des moderes et des timides de 1793: "S'il n'y avait pas eu des hommes ardents, dit-il, si le peuple lui-meme n'avait pas ete violent, il n'y aurait pas eu de Revolution." C'est par cette interpretation profonde de la realite presente que Danton s'eleve souvent au-dessus de Robespierre, orateur parfois eleve, mais critique moins penetrant, penseur absorbe par sa conscience. Mais, ne l'oublions pas, la plus grande qualite du style oratoire de Danton, c'est que sa force concise, en frappant les esprits, les incline, non a reflechir, mais a agir. On ne pouvait resister a la voix de l'orateur; toute l'ame etait remuee par des objurgations comme celle- ci, merveille d'art savant et de pathetique naif: "Le peuple n'a que du sang, et il le prodigue. Allons, miserables, prodiguez vos richesses!" * * * * * Tel est le caractere des metaphores et des traits qui ont servi de formule a la politique de Danton. Cette politique fait le fonds de ses discours: il s'y mele peu de questions etrangeres aux mesures a prendre le jour meme. Mais l'orateur, ayant a repondre a des accusations immediates et a combattre des adversaires, est oblige, en quelques circonstances, de parler de lui-meme ou des autres. Ici encore son style n'est qu'a lui. En effet, tandis que Robespierre et les Girondins enveloppent leurs invectives de formes classiques et vagues, que meme leurs injures sont empruntees au style noble, Danton use du style familier et en tire les effets oratoires les plus imprevus. Pour Robespierre, un adversaire meprisable est un _monstre_ (c'est ainsi qu'il appelle Danton guillotine); pour Danton, c'est un _coquin_. A l'epithete academique il prefere l'adjectif populaire et vrai. Les hommes qu'il stigmatise ainsi sont tues du coup dans leur prestige. Il dit, par exemple: "_Un vieux coquin_, Dupont de Nemours, de l'assemblee constituante, a intrigue dans sa section....". Biauzat ne voulait pas qu'on se mefiat des intentions du roi en cas de guerre. Danton: "L'_insignifiant_ M. Biauzat....". Petion avait demande des poursuites contre les signataires d'une adresse hostile a Roland: "La proposition de Petion est _insignifiante_." Aux Jacobins, quand on apprend l'arrestation du roi a Varennes, Danton l'appelle dedaigneusement _individu royal_: "L'individu royal, dit-il, ne peut plus etre roi, des qu'il est imbecile." Il dit de meme: "L'_individu_ Dumouriez." "Je n'aime point l'_individu_ Marat." A propos de l'emigration de La Fayette, il remarque qu'il n'a porte aux ennemis "que son miserable individu". Il l'appelle ailleurs _ce vil eunuque de la Revolution_. La Gironde ne lui pardonna jamais le trait qu'il lanca du haut de la tribune contre Mme Roland. Nous l'avons deja dit: il s'agissait de provoquer la demission du ministre de l'interieur: "Personne, dit Danton, ne rend plus justice que moi a Roland; mais je vous dirai: si vous lui faites une invitation, faites-la donc aussi a Mme Roland; car tout le monde sait que Roland n'etait pas seul dans son departement." Robespierre, en pareil cas, eut procede par une allusion tres enveloppee, selon la regle du genre academique qui veut qu'il soit de bon gout d'indiquer les personnes sans les nommer. Danton, qui avait souffert des intrigues de Mme Roland, dedaigna les circonlocutions et usa d'un trait brutal et vrai, qui deconcerta ses adversaires, et les decouvrit a l'opinion populaire. Il sait donc, quoique sans fiel, deverser le ridicule sur ses adversaires, et son style franc et rude ne les atteint pas moins que les subtiles et doucereuses epigrammes de Robespierre. Celui-ci a le tort de laisser voir trop de haine: Danton ne montre que du mepris, un mepris sans ressentiment personnel, mais d'autant plus terrible qu'il est la vengeance du bon sens blesse ou du patriotisme indigne. * * * * * S'il parle des autres avec une liberte peu academique, il ne manque pas moins aux regles de la rhetorique quand il parle de lui-meme. L'ecole croit qu'a la tribune le moi est haissable: Danton est de l'avis oppose, et il a raison. Les plus beaux passages de Mirabeau et de Robespierre ne sont-ils pas justement ceux ou ces orateurs se mettent en scene, se louent ou se defendent? Mais ils ne parlent que de leur etre moral; ils se gardent de toute allusion a leur personne physique. Mirabeau disait bien a Etienne Dumont qu'il n'avait qu'a secouer sa criniere pour jeter l'effroi: mais il eut craint de faire rire en avouant publiquement de pareilles pretentions. Danton n'a pas ces pudeurs. Avec une audace sans exemple dans la patrie du ridicule, le jour de son installation comme substitut du procureur de la commune, il trace son propre portrait et debute par cette phrase, qui etonna les gens de gout: "La nature m'a donne en partage les formes athletiques et la physionomie apre de la liberte." On connait la laideur de sa figure ravagee par la petite verole et par un accident de sa premiere enfance. Lui-meme parle de _sa tete de Meduse_, "qui fera trembler tous les aristocrates". Il se vante, aux Jacobins, d'avoir "ces traits qui caracterisent la figure d'un homme libre". Enfin, dans sa defense supreme, se tournant vers les jures du Tribunal revolutionnaire, il s'ecrie fierement: "Ai-je la face hypocrite?" Il parle, sans fausse modestie, mais non sans tact, de ses qualites: "Je l'avoue, je crois valoir un autre citoyen francais....". "Pendant la duree de mon ministere, j'ai employe toute la vigueur de mon caractere." Ce caractere, voici comment il l'explique, en janvier 1792, dans ce meme discours d'installation comme substitut du procureur de la commune: "Exempt du malheur d'etre ne d'une de ces races privilegiees suivant nos vieilles institutions, et par cela meme presque toujours abatardies, j'ai conserve, en creant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privee, soit dans la profession que j'avais embrassee, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison a la chaleur de l'ame et a la fermete du caractere. Si, des les premiers jours de notre regeneration, j'ai eprouve tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti a paraitre exagere, pour n'etre jamais faible, si je me suis attire une premiere proscription pour avoir dit hautement ce qu'etaient ces hommes qui voulaient faire le proces a la Revolution, pour avoir defendu ceux qu'on appelait les energumenes de la liberte, c'est que je vis ce qu'on devait attendre des traitres qui protegeaient ouvertement les serpents de l'aristocratie." Sa pretention, c'est d'allier la sagesse politique a l'ardeur revolutionnaire. Deja, le 1er fevrier 1791, dans sa lettre a l'Assemblee electorale qui l'avait nomme membre du departement de Paris, il se dit capable d'unir la moderation "aux elans d'un patriotisme bouillant". Cette declaration revient sans cesse dans ses discours: "Je sais allier a l'impetuosite du caractere le flegme qui convient a un homme choisi par le peuple pour faire ses lois." "Je ne suis pas un agitateur." Enfin, il dit ironiquement: "J'ai cru longtemps que, quelle que fut l'impetuosite de mon caractere, je devais temperer les moyens que la nature m'a departis." Il aime aussi a se proclamer exempt de haine: "Je ne suis pas fait pour etre soupconne de ressentiment." "Je suis sans fiel, non par vertu, mais par temperament. La haine est etrangere a mon caractere.... Je n'en ai pas besoin." "La nature m'a fait impetueux, mais exempt de haine." Aussi n'en veut-il pas a ses ennemis: il dedaigne leurs calomnies et refuse, imprudemment, d'y repondre: "Quels que doivent etre, ecrit-il a ses electeurs, le flux et le reflux de l'opinion sur ma vie publique..., je prends l'engagement de n'opposer a mes detracteurs que mes actions elles-memes". Et a la Convention: "Que m'importent toutes les chimeres que l'on peut repandre contre moi, pourvu que je puisse servir la patrie?" "Ce n'est pas etre homme public que de craindre la calomnie." Au Tribunal revolutionnaire, il refute l'accusation de venalite en exaltant, non sa probite, mais son genie, et Topino-Lebrun lui entend dire: "Moi, vendu? Un homme de ma trempe est impayable!" D'apres le _Bulletin du tribunal_, il aurait parle en outre des vertus qu'annoncait sa figure: "Les hommes de ma trempe sont impayables; c'est sur leur front qu'est imprime, en caracteres ineffacables, le sceau de la liberte, le genie republicain." Son style s'eleve encore quand il exalte son patriotisme: "Je mets de cote toutes les passions: elles me sont toutes parfaitement etrangeres, excepte celle du bien public.... Je leur disais: Eh! que m'importe ma reputation! que la France soit libre et que mon nom soit fletri! Que m'importe d'etre appele buveur de sang? Eh bien! buvons le sang des ennemis de l'humanite, s'il le faut; combattons, conquerons la liberte." Il se plait a repeter qu'il mourrait, qu'il mourra pour la patrie: "Si jamais, quand nous serons vainqueurs, et deja la victoire nous est assuree, si jamais des passions particulieres pouvaient prevaloir sur l'amour de la patrie, si elles tentaient de creuser un nouvel abime pour la liberte, je voudrais m'y precipiter tout le premier." Et il fait au Tribunal revolutionnaire cette declaration dont la serenite donne a son style une allure presque classique: "Jamais l'ambition ni la cupidite n'eurent de puissance sur moi; jamais elles ne dirigerent mes actions; jamais ces passions ne me firent compromettre la chose publique: tout entier a ma patrie, je lui ai fait le genereux sacrifice de toute mon existence." D'une facon a la fois familiere et cornelienne, il parle de lui a la troisieme personne dans cette meme defense: "Danton est bon fils." "Depuis deux jours, le tribunal connait Danton; demain il espere s'endormir dans le sein de la gloire. Jamais il n'a demande grace, et on le verra voler a l'echafaud avec la serenite ordinaire au calme et a l'innocence." Enfin, il a conscience d'etre un Francais, non seulement par le patriotisme, le bon sens lumineux, l'audace heureuse, mais par des qualites plus familieres et plus intimes. Quoique des circonstances tragiques l'aient toujours inspire, il n'est pas un genie tragique: "Je porte dans mon caractere, dit-il a la Convention, une bonne portion de la gaiete francaise, et je la conserverai, je l'espere." Ce Champenois se sent le compatriote de La Fontaine, et il laisse a Robespierre les melancolies de Jean-Jacques Rousseau. C'est ainsi qu'il parle de lui-meme et qu'il se peint au physique et au moral, avec une ingenuite digne de Montaigne, qui semblera peut-etre de l'effronterie, mais qui etait, pour le peuple de Paris (l'auditoire ideal de Danton), une franchise heureuse, une confiance aimable, ou du moins toujours pardonnee. Si nous avons insiste de la sorte sur ces confidences personnelles echappees a Danton du haut de la tribune, c'est qu'elles donnent la plus juste idee de son style oratoire. Car est-on jamais plus soi-meme que quand on parle de soi? C'est dans la forme de tels aveux qu'on surprend le style d'un ecrivain ou d'un orateur, son vrai style, c'est-a-dire la maniere d'etre la plus durable de son etre moral; et, dans ces confidences, ce qui fait juger un homme, n'est-ce pas moins ce qu'il avoue, que la facon dont il l'avoue? Cet aveu involontaire et inconscient, qui s'echappe, en quelque sorte, du style meme de l'orateur, montre l'homme bien mieux que les portraits contradictoires emanes de l'etourderie ou de la passion des contemporains. Oui, le grand patriote etait bien tel qu'il se montrait, homme de bon sens, homme ardent et modere, vraiment peuple, c'est-a-dire vraiment national, terroriste par force et par prejuge, plus pur de sang que les plus timides de ses collegues; en tous cas, pur de haine, et quant au genie, francais et moderne, doue d'un sentiment tres vif, trop vif meme, des necessites de l'heure presente.--C'est meme pour ce dernier motif, avouons-le, que certaines regions sublimes et sereines, ou planait la pensee de cet antipathique de Robespierre et ou atteignait parfois son eloquence, resterent fermees ou inconnues a Danton. _V.--DANTON A LA TRIBUNE_ Il est evident que, chez Danton comme chez Mirabeau, l'action joue le premier role. Danton improvise: Danton cherche a produire un grand effet de terreur ou d'enthousiasme, a mettre ceux-la hors d'eux-memes pour une activite immediate et fievreuse, a stupefier ceux-ci pour l'obeissance ou l'inertie. Oui, son eloquence est faite de raison et d'imagination: mais c'est aussi, selon le mot classique, le corps qui parle au corps. Danton a la tribune degage de sa personne une influence toute physique qui va surexciter ou engourdir les volontes.--Comment cette fascination s'exercait-elle? Les contemporains ont plutot constate les effets de Danton qu'ils en ont decrit les moyens. Ils disent que ses formes athletiques effrayaient, que sa figure devenait feroce a la tribune. La voix aussi etait terrible. "Il le savait, dit Garat, et il en etait bien aise, pour faire plus de peur en faisant moins de mal." Cette voix de Stentor, dit Levasseur, retentissait au milieu de l'Assemblee, comme le canon d'alarme qui appelle les soldats sur la breche. Je suis porte a croire que son geste etait sobre et large. Mais les contemporains sont muets a cet egard. On sait seulement qu'il se campait fierement, la tete renversee en arriere. La mimique de son visage etait parlante et il savait ainsi rendre eloquent meme son silence, comme le jour ou Lasource osa l'accuser de conspiration royaliste avec Dumouriez: "Immobile sur son banc, il relevait sa levre avec une expression de mepris qui lui etait propre et qui inspirait une sorte d'effroi; son regard annoncait en meme temps la colere et le dedain; son attitude contrastait avec les mouvements de son visage, et l'on voyait, dans ce melange bizarre de calme et d'agitation, qu'il n'interrompait pas son adversaire parce qu'il lui serait facile de lui repondre, et qu'il etait certain de l'ecraser." [Note: _Memoires de Levasseur_, t. I, p. 138. Ces memoires ont ete rediges par Achille Roche, mais sur des notes fournies par Levasseur lui-meme. Le fond en est donc authentique, et, dans le passage que nous citons, il semble qu'il y ait l'accent d'un homme qui a _vu_.] Cette apparence de force physique, qui etait une partie de son eloquence, lui venait de sa toute premiere education qui fut, pour ainsi dire, confiee a la nature selon le gout du temps et les preceptes de Jean-Jacques Rousseau. Nourri par une vache, il prit ses premiers ebats au milieu des animaux dans les champs. C'est ainsi qu'un double accident le defigura pour la vie: un taureau lui enleva, d'un coup de corne, la levre superieure. Il s'exposa de nouveau avec insouciance: un second coup de corne lui ecrasa le nez. Plus tard, la petite verole le marqua profondement. De la vient sa laideur si visible, mais que faisaient oublier les yeux pleins de feu, un grand air d'intelligence et de bonte. Merlin (de Thionville), qui l'aimait, disait qu'il avait l'air d'un dogue, et Thibaudeau, qui ne l'aimait pas, lui trouvait, au repos, une figure calme et riante. Voila ce que nous apprennent les portraits de Danton que les contemporains ont ecrits: ceux qu'ils ont dessines ou peints sont plus instructifs. [Illustration: DANTON] Il y a d'abord le dessin de Bonneville, que la gravure a popularise. C'est le Danton classique, tete energique, attitude oratoire, visage grele, avec une trace assez vague du double accident d'enfance. La poitrine decouverte, a la mode des portraitistes du temps, laisse voir le celebre "cou de taureau". Les cheveux sont soigneusement releves en rouleaux a la hauteur des oreilles.--On a remarque une ressemblance frappante entre ce portrait et un dessin a la plume de David, reproduit dans l'oeuvre du maitre, publiee par son petit-fils. Meme pose, meme expression, avec un peu plus de douceur pourtant et d'urbanite, meme attenuation des traces de l'accident d'enfance. David avait fait aussi un portrait a l'huile que les Prussiens volerent, dit-on, en 1815 a Arcis. Il en existe, dans la galerie de la famille de Saint-Albin, une copie que Michelet a vue et decrite avec poesie, sans paraitre savoir que c'etait une copie. "J'ai sous les yeux, dit-il, un portrait de cette personnification terrible, trop cruellement fidele, de notre Revolution, un portrait qu'esquissa David, puis il le laissa, effraye, decourage, se sentant peu capable encore de peindre un pareil objet. Un eleve consciencieux reprit l'oeuvre, et simplement, lentement, servilement meme, il peignit chaque detail, cheveu par cheveu, poil a poil, creusant une a une les marques de la petite verole, les crevasses, montagnes et vallees de ce visage bouleverse.... C'est le Pluton de l'eloquence.... C'est un Oedipe devoue, qui, possede de son enigme, porte en soi, pour en etre devore, ce terrible sphinx." Sans avoir vu ce portrait, il faut protester contre cette belle page lyrique. Danton etait un genie simple et clair, tout bon sens et tout coeur, nullement complexe ou mysterieux, absolument autre que ne l'a montre le grand ecrivain. Il y a aussi au musee de Lille un croquis de David ou on voit Danton de profil. C'est le Danton un peu fatigue et alourdi de 1794. L'artiste, tout en restant vrai, a cede a quelques preoccupations caricaturales, ou, si l'on aime mieux, interpretatives. La commissure des levres est fortement relevee, le nez grossi, le sourcil touffu et proeminent; dans les autres portraits, l'oeil est petit, ici, il n'y a plus d'oeil du tout.--Ce croquis est frappant, genial, comme tout ce que la realite a inspire a David: il est certain qu'il a saisi, a la Convention, une attitude caracteristique de l'orateur ecoutant et _bougonnant_ a part lui. [Note: Detail curieux, le _demagogue echevele_ portait encore un _catogan_, en 1794.] Nous avons vu aussi une photographie d'un croquis de Danton sur la charrette, fait au vol par David, qui avait deja saisi de meme Marie- Antoinette. Mais ne croyez pas que la passion ait guide ici le crayon de l'ami de Robespierre. Non, si le politique, en David, fut defaillant et incoherent, le peintre resta le plus souvent respectueux de son art. C'est en artiste qu'il vit et representa la silhouette de Danton courant a l'echafaud, la bouche beante et l'oeil vague. [Note: L'original a fait partie de la collection du peintre Chenavard. Je ne sais ou il se trouve aujourd'hui.] Voulez-vous maintenant voir le vaincu de germinal dans un des entr'actes du merveilleux drame oratoire qu'il joua au Tribunal revolutionnaire? Voici un croquis etonnant, [Note: Collection de M. Clemenceau.] furtivement surpris et comme derobe par Vivant-Denon, le peintre favori de Robespierre, qui, dit-on, assis a bonne place au tribunal, trompa l'absolue interdiction de _portraiturer_ les accuses, en crayonnant a la hate au fond de son chapeau. La, Danton ecoute, ecrase, ecroule sur lui- meme, le visage plisse et subitement vieilli, les yeux noyes dans les rides, l'air hebete d'un homme assomme par la calomnie ou d'un forcat deforme par le bagne, ou encore d'un devot abeti par la grace et echoue au banc d'oeuvre. [Note: Ce dessin ne se trouve pas dans l'_Oeuvre_ de Vivant-Denon par la Fizeliere (2 vol. in-4, 1872-1873), et c'est pourtant la une des productions les plus originales de l'artiste qui, etrange destinee! fut l'ami intime de Mme de Pompadour, de Robespierre et de Napoleon.] Les yeux pleins de ce dessin horriblement realiste, regardez une photographie du portrait de Danton attribue a Greuze, qu'un amateur de Nancy exposa au Trocadero en 1878. Quel contraste! L'ecouteur engourdi de Vivant-Denon est un fier et doux adolescent amoureux et gracieux comme un heros de Racine, mais sans fadeur et sans preciosite. Danton a la vingt ans, un duvet de jeunesse, un air de joie confiante et de juvenile langueur. Mais est-ce bien Danton? Oui, voila son cou puissant, et c'est ainsi qu'il portait la tete. Mais ou sont ses cicatrices, son nez epate, ses sourcils en broussailles? J'aimerais une preuve, une presomption, autre que le dire de l'amateur qui possede ce joli portrait. Le portrait le plus authentique, celui que la famille jugeait le plus ressemblant, c'est la peinture anonyme que le docteur Robinet a leguee au musee de la ville de Paris et dont nous donnons une reproduction. J'ai donne, je crois, les principaux traits physiques et moraux de l'eloquence de Danton. Il eut peut-etre ete, lui qui ne joua jamais au litterateur, une des plus hautes gloires litteraires de la France, s'il eut vecu, s'il eut triomphe, si les circonstances eussent permis de recueillir integralement les monuments de sa parole. ROBESPIERRE _I.--ROBESPIERRE A LA CONSTITUANTE_ Quelque opinion que l'on ait sur l'eloquence et sur la politique de Robespierre, une remarque s'impose d'abord: c'est que son caractere ne fut pas sympathique a ses contemporains. Il eut des seides, et pas un ami, comme l'a dit tres bien Louis Blanc. Il manquait, dit-on, de cordialite, eloignait toute confiance familiere et, quand il descendait de la tribune, vainqueur ou vaincu, aucune main empressee ne se tendait vers la sienne: une atmosphere glaciale l'entourait et faisait le vide autour de lui. Sauf au club des Jacobins, si son eloquence touchait les esprits et ne laissait pas les coeurs insensibles, sa personne ne beneficiait jamais des mouvements genereux que provoquaient ses discours. Cet ami de l'humanite semblait nourrir contre les hommes une sombre et mysterieuse rancune, et on se demandait, on se demande encore d'ou lui venait cette misanthropie cachee sous ses paroles les plus nobles et les plus confiantes. C'est la le trait le plus frappant de son eloquence; c'est le premier point qu'il nous faut elucider. Etait-ce, comme l'a dit Michelet, la misere qui lui donnait de l'amertume? Mais Robespierre touchait, comme les autres deputes, dix- huit livres par jour. Ces appointements, aujourd'hui modestes, constituaient, en 1789, une aisance tres large: c'etait une fortune pour un homme de gouts simples. Oui, Robespierre etait riche comparativement a Brissot, a Camille Desmoulins, a Loustallot et a tant d'autres qui, en 1789, ne gagnaient peut-etre pas, avec leur succes d'ecrivains, la moitie de l'indemnite d'un depute. La legende de l'habit noir emprunte par l'avocat d'Arras pour un deuil officiel ne repose, que nous sachions, sur aucun temoignage serieux. Comme tant d'autres a cette epoque, Robespierre n'avait pas de fortune personnelle; mais sa profession (chose rare en ce temps-la) lui donnait amplement de quoi vivre. On l'a represente orphelin des son enfance, deja chef de famille, preoccupe et inquiet de sa vie avant l'age: de la, dit-on, ce pli de gravite et ce visage sombre. Sans doute, il perdit sa mere a sept ans et son pere a neuf ans. Mais il fut recueilli et eleve, avec son frere, chez ses aieux maternels. Les soins de la famille ne lui manquerent donc pas. On le mit au college d'Arras et il n'y fut pas l'ecolier taciturne qu'on veut trouver dans le futur heros de la Terreur: ses biographes nous l'y montrent bon eleve, insouciant et gai comme les autres enfants, jouant volontiers a la chapelle, elevant des oiseaux, se plaisant aux recreations de son age. Bientot l'eveque d'Arras obtint pour ce bon sujet une des bourses dont l'abbe de Saint-Waast disposait au college Louis-le-Grand. C'est ici que s'assombrit, dans quelques ecrits, la legende de l'orphelin. Pauvre boursier raille, exploite, victime, comment pouvait-il eviter la misanthropie? On oublie que jamais les boursiers des grands colleges officiels ne furent traites autrement que leurs camarades. Camille Desmoulins etait lui aussi, en meme temps, boursier a Louis-le-Grand, et il resta optimiste et souriant jusqu'a l'echafaud. Sans doute Robespierre perdit alors son correspondant venere, l'abbe de Laroche, et sa jeune soeur Henriette. Mais ces deuils l'affecterent sans modifier son caractere: il resta, la douleur passee, un enfant comme les autres. Deja il a le bonheur de sentir se former ses opinions: "Un de ses professeurs de rhetorique, dit M. Hamel, le doux et savant Herivaux, dont il etait particulierement apprecie et cheri, ne contribua pas peu a developper en lui les idees republicaines. Epris des actes et de l'eloquence d'Athenes, enthousiasme des hauts faits de Rome, admirateur des moeurs austeres de Sparte, le brave homme s'etait fait l'apotre d'un gouvernement ideal et, en expliquant a ses jeunes auditeurs les meilleurs passages des plus purs auteurs de l'antiquite, il essayait de leur souffler le feu de ses ardentes convictions. Robespierre, dont les compositions respiraient toujours une sorte de morale stoicienne et d'enthousiasme sacre de la liberte, avait ete surnomme par lui le _Romain_." [1] Il etait donc aime, estime de ses maitres. Quand Louis XVI vint visiter le college, c'est lui qui fut charge de le haranguer, et le principal corrigea avec indulgence le discours du _Romain_ ou les remontrances politiques se melaient aux louanges obligees. Il faut n'avoir pas vecu dans cette republique en miniature qu'on appelle un college pour s'imaginer qu'un _fort_, comme l'etait Robespierre, qu'un heros des concours scolaires, ait pu y jouer, de pres ou de loin, le role d'un souffre-douleur. [Note: _Histoire de Robespierre, d'apres des papiers de famille et des documents entierement inedits_, 1863-1867, 3 vol. in-8, t. I, p. 17.] Ses etudes finies, connut-il de precoces epreuves capables de le porter au noir? Apres avoir obtenu pour son frere Augustin la survivance de sa bourse, il fit son droit sous le patronage du college Louis-le-Grand, qui lui accorda une gratification pecuniaire avec un certificat elogieux. Alors age de vingt ans, en 1778, il eut avec Jean-Jacques Rousseau une entrevue qui decida peut-etre de sa vocation et de sa destinee. Recu avocat, il retourne a Arras, y plaide, s'y fait connaitre, est nomme juge au tribunal civil et criminel de l'eveque d'Arras, resigne ses fonctions pour ne pas avoir de condamnations capitales a prononcer et eprouve toutes les joies de la popularite. Il redige, en 1789, a la nouvelle de la convocation des Etats generaux, une adresse tres hardie sur la necessite de reformer les Etats d'Artois, et, mis en lumiere par cette publication, il est nomme a trente et un ans, depute du Tiers de la gouvernance d'Arras aux Etats generaux. Est-ce la, je le demande, une jeunesse malheureuse, une carriere manquee? Admettons que Robespierre, avocat a Arras, fut deja grave: etait-il, comme on le veut, triste et amer? Membre de la joyeuse academie des _Rosati_, il rimait, en rieuse compagnie; d'aimables bouquets a Chloris, de petits vers galants, se montrant gai et frivole quand il le fallait, ne laissant rien paraitre d'un _etre a part_, d'un Timon. Ce n'est ni dans la retraite ni au milieu des disgraces du sort ou des hommes que l'orateur de la Convention se prepara a ses tragiques destinees: son enfance et sa jeunesse ressemblerent a celles des plus favorises d'entre ses contemporains. Dans les rangs du Tiers etat d'avant la Revolution, il etait, a tout prendre, un des heureux. Ce n'est donc pas dans sa condition anterieure qu'il faut chercher la cause de sa visible amertume et de cette noire rancune dont il semblait ronge; il n'apportait aux Etats generaux aucun grief personnel contre la societe et contre les hommes. Mais il fut peut-etre blesse des sourires railleurs avec lesquels, dit-on, on accueillit sa premiere apparition a la tribune, d'autant que les moqueries s'adresserent moins a ses opinions politiques qu'a sa personne. Son habit olive, sa raideur, sa gaucherie provinciale furent, a premiere vue, ridicules. Le style travaille et suranne des discours qu'il lisait a la tribune mit en gaite les assistants. Les deputes de la noblesse d'Artois, Beaumez et les autres, commencerent contre lui une petite guerre de quolibets, de sourires, de haussements d'epaules qui piquerent et firent saigner son amour-propre, si on en croit une tradition orale rapportee surtout par Michelet. L'homme politique eut peut-etre dedaigne ces sarcasmes; mais le lettre en demeura profondement ulcere, outrage dans sa dignite. C'est que, sauf l'abbe Maury, personne a la Constituante ne fut plus jaloux que lui de sa renommee d'homme de lettres. Academicien de province, il etait habitue a faire applaudir son talent d'ecrivain et d'orateur, et a ses couronnes d'eleve du lycee de Louis-le-Grand il avait ajoute, a la mode du temps, des lauriers cueillis a differents concours. L'annee 1783 avait ete une date memorable dans sa vie: en meme temps que l'academie d'Arras l'admettait dans son sein, l'academie de Metz le couronnait pour un memoire sur la reversibilite du crime, ou se trouvent deja quelques-unes des formules qu'il repetera volontiers a la Convention. En 1785, il n'obtint de l'academie d'Amiens qu'un accessit pour un eloge de Gresset. Ce demi-succes le porta a reserver ses oeuvres a l'academie d'Arras, dont il devint l'orateur habituel et prefere, bientot le president. A cette tribune pacifique, il exerca et fixa ses aptitudes a l'eloquence d'apparat, debitant de longues dissertations d'un style facile, un peu mou, un peu fleuri, pale reflet de Rousseau, d'une composition sage, bien ordonnee, tres classique, presque scolaire, toujours sur des sujets de droit naturel et de morale. Il prit la son habitude de generaliser, de disserter en dehors du temps present et de glorifier en beau style les principes innes. Bien ecrire et bien dire, ce fut sa peine et son souci quotidien. Sa correspondance n'est pas moins travaillee que ses memoires academiques: il badine dans l'intimite avec un art laborieux, avec un appret qui va jusqu'au pedantisme. Remerciant une demoiselle d'un envoi de serins, il lui dit avec effort: "Ils sont tres jolis; nous nous attendions qu'etant eleves par vous, ils seraient encore plus doux et les plus sociables de tous les serins. Quelle fut notre surprise, lorsqu'en approchant de leur cage, nous les vimes se precipiter contre les barreaux avec une impetuosite qui faisait craindre pour leurs jours! Et voila le manege qu'ils recommencent toutes les fois qu'ils apercoivent la main qui les nourrit. Quel plan d'education avez-vous donc adopte pour eux, et d'ou leur vient ce caractere sauvage? Est-ce que la colombe, que les Graces elevent pour le char de Venus, montre ce naturel farouche? Un visage comme le votre n'a- t-il pas du familiariser aisement vos serins avec les figures humaines? Ou bien serait-ce qu'apres l'avoir vu ils ne pourraient plus en supporter d'autres?" Il semble, meme dans ses lettres familieres, concourir pour un prix de litterature. On comprend maintenant quelle fut la deception du bel esprit d'Arras quand son beau style, si apprecie dans sa province, lui valut, aux Etats generaux, un succes de ridicule. Les journaux firent chorus avec les deputes, et, des qu'on eut constate cette susceptibilite aigue et cet amour-propre maladif de laureat, ce fut une cible a laquelle chacun visa. La pire malignite fut de defigurer son nom dans les comptes rendus. On l'appelait _Robetspierre_ ou _Robert-Pierre_, ou, par une cruaute plus raffinee, on le designait par _M_... ou simplement par: _Un membre_, ou: _Un depute des communes_, et on lui otait jusqu'a la consolation de faire lire sa prose dans l'Artois. D'ordinaire, on resumait ses opinions en quelques lignes. Parfois meme on ne soufflait mot de son discours, et quand l'infortune se cherchait le lendemain dans la feuille de Barere ou dans celle de Le Hodey, il y trouvait tous les discours de la seance, sauf le sien. Les rancunes litteraires sont vivaces: la sienne fut inexorable et eternelle. Il ne rit plus, il fixa sur sa figure un masque sombre et, ne pouvant se faire prendre au serieux, il se fit prendre au tragique. Par l'effroi qu'il inspira, il devait regagner, a Paris, la faveur et les applaudissements goutes jadis a Arras. Lui dont on avait ri sans pitie, il vint un moment ou on n'osa plus ne pas l'applaudir.... Voila, selon nous, l'explication de l'amertume farouche que fit paraitre Robespierre. C'est ainsi qu'en lui les humiliations du lettre firent tort a l'orateur et a l'homme d'Etat. Il lui manqua ce don de cordialite, qui donnait du charme a Mirabeau, a Cazales et a Danton. Accueilli par les sifflets, il garda une attitude defiante et soupconneuse, meme au milieu de ses plus grands succes de tribune. Mais est-ce la tout Robespierre? Sa politique et son eloquence ne furent-elles que la revanche d'un amour-propre litteraire grievement blesse? Cet homme remarquable eut assurement d'autres visees, un autre genie. La maniere d'etre que nous venons d'expliquer ne fut qu'un aspect de sa personnalite, qu'une apparence: il fallait neanmoins s'y arreter, puisqu'un orateur n'est en general que ce qu'il parait etre, puisque meme un rictus involontaire, meme un _tic_ de sa physionomie font partie de son eloquence et qu'a la tribune l'homme interieur n'est connu et juge que d'apres l'homme exterieur. Etait-il vraiment ridicule a ses debuts? Les journaux donnent peu de details sur son compte a cette epoque, et les auteurs de memoires, qui pour la plupart ecrivirent apres avoir subi la terreur qu'il inspira, se vengent trop visiblement de leur peur en defigurant leurs premieres impressions. Malgre eux, ils le representent, des juin et juillet 1789, comme un monstre a figure de coquin. "J'ai cause deux fois avec Robespierre, dit Etienne Dumont; il avait un aspect sinistre; il ne regardait point en face; il avait dans les yeux un clignotement continuel et penible." Nous chercherions vainement, chez les contemporains, un souvenir juste et vrai de Robespierre debutant. Ce qui est certain, c'est qu'il dut s'imposer et devint l'orateur qu'il fut au milieu des difficultes les plus decourageantes. Excellente ecole: il s'y debarrassa de son air et de son style d'Arras; a force de raturer et de limer, il rencontra l'expression juste et frappante. Les quolibets de ses ennemis l'empecherent de se contenter trop aisement. Lui qui, d'abord, de son propre aveu, "avait une timidite d'enfant, tremblait toujours en s'approchant de la tribune et ne se sentait plus au moment ou il commencait a parler", il s'enhardit bientot, se fit une maniere personnelle, dont il etait maitre aux derniers mois de l'Assemblee constituante. Ses collegues procedaient de Montesquieu; chez lui, le fond et la forme sont inspires de Rousseau. Il parle deja, a la tribune de la Constituante, la langue de la Convention et il exprime en 1790 les idees de 1793. Qui ne connait sa politique? Dans la Constituante, il renonca a toute influence presente ou prochaine. Il se fit "l'homme des principes", l'homme de l'avenir. Il comprit, presque seul, que la Revolution ne faisait que commencer, qu'elle userait et rejetterait ses premiers instruments. Son souci fut de se reserver, intact et fort, pour les luttes terribles auxquelles on ne faisait que preluder. Des l'origine il rompt avec les constitutionnels et les triumvirs. "Son role, dit tres justement Michelet, fut des lors simple et fort. Il devint le grand obstacle de ceux qu'il avait quittes. Hommes d'affaires et de parti, a chaque transaction qu'ils essayaient entre les principes et les interets, entre le droit et les circonstances, ils rencontrerent une borne que leur posait Robespierre, le droit abstrait, absolu. Contre leurs solutions batardes, anglo-francaises, soi-disant constitutionnelles, il presentait des theories, non specialement francaises, mais generales, universelles, d'apres le _Contrat social_, l'ideal legislatif de Rousseau et de Mably. "Ils intriguaient, s'agitaient, et lui, immuable. Ils se melaient a tout, pratiquaient, negociaient, se compromettaient de toute maniere; lui, il professait seulement. Ils semblaient des procureurs; lui, un philosophe, un pretre du droit. Il ne pouvait manquer de les user a la longue. "Temoin fidele des principes et toujours protestant pour eux, il s'expliqua rarement sur l'application, ne s'aventura guere sur le terrain scabreux des voies et moyens. Il dit _ce qu'on devait_ faire, rarement, tres rarement, _comment on pouvait_ le faire." * * * * * En effet, quand on passe des discours de Mirabeau et de Barnave a ceux de Robespierre, on est transporte dans un monde tout different, monde ideal ou les difficultes et les contradictions de la vie reelle n'ont pas d'echo. Ce n'est pas Robespierre qui se moquerait, comme ces deux orateurs, de la theorie et la metaphysique. Il ne voit, ne glorifie qu'une chose: le droit pur. Le premier avant 89, dans ses ecrits, il emploie usuellement les mots d'egalite, de liberte et surtout de fraternite. Il ne suppose pas un instant qu'on puisse transiger avec les exigences de la morale: obeir a la morale, c'est pour lui toute la politique. "Comment l'interet social, dit-il, a propos de l'eligibilite des juifs, pourrait-il etre fonde sur la violation des principes eternels de la justice et de la raison, qui sont les bases de toute societe?" Il se pose comme l'Alceste de l'Assemblee, irrite du sarcasme des Philintes politiques, mais se roidissant et allant neanmoins son chemin, sans se gener pour rompre en visiere avec les compromis et les defaillances. Sa rhetorique, c'est d'etre honnete envers et contre tous et, s'il l'est avec pedantisme, est-ce une raison pour suspecter sa sincerite? Oui, la plupart riaient; mais Mirabeau ne s'y trompait pas et repetait: "Il ira loin: il croit tout ce qu'il dit." Voyez de quel ton vraiment indigne il apostrophe, en juin 1789, la deputation envoyee par le clerge aux communes pour leur demander de deliberer sur la rarete des grains et leur faire consacrer, par cette deliberation isolee, la separation des ordres: "Allez, et dites a vos collegues que, s'ils ont tant d'impatience a soulager le peuple, ils viennent se joindre dans cette salle aux amis du peuple; dites-leur de ne plus retarder nos operations par des delais affectes; dites-leur de ne plus employer de petits moyens pour nous faire abandonner les resolutions que nous avons prises, ou plutot, ministres de la religion, dignes imitateurs de votre maitre, renoncez a ce luxe qui vous entoure, a cet eclat qui blesse l'indigence; reprenez la modestie de votre origine; renvoyez ces laquais orgueilleux qui vous escortent; vendez ces equipages superbes et convertissez ce vil superflu en aliments pour les pauvres." Mais il se sent encore ridicule, et ce n'est que le 20 octobre qu'il se fait enfin ecouter a propos de la loi martiale. Bientot les rieurs commencent a se taire, et le 16 janvier 1790 il peut defendre, sans etre interrompu, le peuple de Toulon, qui avait incarcere illegalement des fonctionnaires hostiles a la Revolution. Des lors, il est en possession de sa methode oratoire et d'un genre d'argumentation dont il ne sortira pas pendant toute la duree de la Constituante. Quelle que soit la reforme que proposent ses collegues de la gauche, il la combat comme trop moderee, comme trop peu favorable au peuple. Quels que soient les exces et les sevices commis par la multitude, il les excuse et les presente comme de faibles taches a un beau tableau. Que parle-t-on de la violence populaire? Le peuple montre plutot une patience inconcevable; apres tant de siecles de servitude et de tortures, il se contente, au jour de sa victoire, de bruler quelques chateaux et de pendre quelques aristocrates. Y a-t-il la matiere a tant s'indigner? "Qu'on ne vienne donc pas, dit-il le 22 fevrier 1790, calomnier le peuple! J'appelle le temoignage de la France entiere; je laisse ses ennemis exagerer les voies de fait, s'ecrier que la Revolution a ete signalee par des barbaries. Moi, j'atteste tous les bons citoyens, tous les amis de la raison, que jamais revolution n'a coute si peu de sang et de cruautes. Vous avez vu un peuple immense, maitre de sa destinee, rentrer dans l'ordre au milieu de tous les pouvoirs abattus, de ces pouvoirs qui l'ont opprime pendant tant de siecles. Sa douceur, sa moderation inalterables ont seules deconcerte les manoeuvres de ses ennemis; et on l'accuse devant ses representants!" Tel est le theme que Robespierre ne cesse de developper a la tribune, affectant de planer plus haut que les accidents et les crimes isoles, jugeant l'ensemble de la Revolution alors que ses contemporains n'en regardaient que le detail. Cette placidite etonnait et scandalisait les Constituants, mais elle commencait deja a plaire aux tribunes et a la rue. Aux Jacobins, Robespierre fait de rapides progres. Assidu aux seances, parleur infatigable, il s'impose a la celebre societe, s'en fait aimer, s'y dedommage des premieres rebuffades de ses collegues. Bientot les Jacobins ont la primeur des discours destines a la Constituante et, en 1791, ils sont deja seduits, conquis, sous le charme et presque sous le joug. Robespierre peut se croire encore a la tribune et devant l'auditoire de l'Academie d'Arras. Il triomphe et jouit d'unanimes et constants applaudissements qui ne s'adressent pas moins au lettre qu'au politique. Cependant, depuis le jour ou il a fait taire les rieurs, il n'a cesse de parler a l'Assemblee. Il a dit son mot dans toutes les discussions a l'ordre du jour. Eligibilite des comediens et des juifs, egalite politique (marc d'argent), etablissement des jures en toute matiere, permanence des districts, droit de paix et de guerre, tribunal de cassation, constitution civile du clerge, reunion d'Avignon, affaire de Nancy, resistance des parlements, organisation du jury, droit de tester, extension de la garde nationale, droit de petition, droits politiques des hommes de couleur, reelection des Constituants, abolition de la peine de mort, licenciement des officiers de l'armee, liberte de la presse, inviolabilite royale, etablissement des conventions nationales, revision de la Constitution, il parle longuement sur toutes ces questions si variees, sans qu'on puisse l'accuser, comme l'abbe Maury, de declamation: car son but est moins de traiter a fond ces sujets que de montrer dans quels rapports ils sont avec les principes de la morale. Il excelle a degager le cote theorique des questions, a elever le debat. Il aime aussi, nous l'avons dit, a prendre la defense du peuple, a justifier ses erreurs, a confondre ses detracteurs. Il a mis toutes ses qualites et tous ses defauts dans ses opinions sur les troubles des provinces, sur l'adjonction des simples soldats aux conseils de guerre, sur l'admission des indigents aux fonctions politiques. Il veut etre, a la Constituante, l'avocat des pauvres et des humbles. Quoi d'etonnant que sa popularite devienne formidable et que sa toute-puissance aux Jacobins finisse par lui donner de l'autorite, meme a l'Assemblee constituante? Cette autorite devint telle qu'il decida l'Assemblee a voter sa propre mort. C'est en effet sur sa proposition que fut porte le decret relatif a la non-reeligibilite des Constituants, et voici la peroraison du discours par lequel il defendit sa motion le 16 mai 1791: "Il est un moment ou la lassitude affaiblit necessairement les ressorts de l'ame et de la pensee; et lorsque ce moment est arrive, il y aurait au moins de l'imprudence pour tout le monde a se charger encore pour deux ans du fardeau des destinees d'une nation. Quand la nature meme et la raison nous ordonnent le repos, pour l'interet public autant que pour le notre, l'ambition ni meme le zele n'ont point le droit de les contredire. Athletes victorieux, mais fatigues, laissons la carriere a des successeurs frais et vigoureux, qui s'empresseront de marcher sur nos traces, sous les yeux de la nation attentive, et que nos regards seuls empecheraient de trahir leur gloire et la patrie. Pour nous, hors de l'Assemblee legislative, nous servirons mieux notre pays qu'en restant dans son sein. Repandus sur toutes les parties de cet empire, nous eclairerons ceux de nos concitoyens qui ont besoin de lumieres; nous propagerons partout l'esprit public, l'amour de la paix, de l'ordre, des lois et de la liberte. (_On applaudit a plusieurs reprises._) "Oui voila, dans ce moment, la maniere la plus digne de nous, et la plus utile a nos concitoyens, de signaler notre zele pour leurs interets. Rien n'eleve les ames des peuples, rien ne forme les moeurs publiques, comme les vertus des legislateurs. Donnez a vos concitoyens ce grand exemple d'amour pour l'egalite, d'attachement exclusif au bonheur de la patrie; donnez-le a vos successeurs, a tous ceux qui sont destines a influer sur le sort des nations; que les Francais comparent le commencement de votre carriere avec la maniere dont vous l'aurez terminee et qu'ils doutent quelle est celle de ces deux epoques ou vous vous serez montres plus purs, plus grands, plus dignes de leur confiance. "Je n'insisterai pas plus longtemps: il me semble que pour l'interet meme de cette mesure, pour l'honneur des principes de l'Assemblee, cette motion ne doit pas etre decretee avec trop de lenteur. Je crois qu'elle est liee aux principes generaux de la reeligibilite des membres de la legislature; mais je crois aussi qu'elle en est independante sous d'autres rapports; mais je crois que les raisons que j'ai presentees sont tellement decisives, que l'Assemblee peut decreter des ce moment que les membres de l'Assemblee nationale actuelle ne pourront etre reelus a la premiere legislature. (_L'Assemblee applaudit a plusieurs reprises.--La tres grande majorite demande a aller aux voix._)" Le 31 mai 1791, apres la lecture de la lettre insidieuse de l'abbe Raynal, ce n'est ni Barnave, ni Thouret, ni Le Chapelier, ni aucun des chefs de la gauche qui repond au nom de l'Assemblee, c'est Robespierre. Et il le fait avec infiniment de tact et de dignite: "J'ignore, dit-il, quelle impression a faite sur vos esprits la lettre dont vous venez d'entendre la lecture; quant a moi, l'Assemblee ne m'a jamais paru autant au-dessus de ses ennemis qu'au moment ou je l'ai vue ecouter avec une tranquillite si expressive la censure la plus vehemente de sa conduite et de la revolution qu'elle a faite. (_La partie gauche et les tribunes applaudissent a plusieurs reprises._) Je ne sais, mais cette lettre me parait instructive dans un sens bien different de celui ou elle a ete faite. En effet, une reflexion m'a frappe en entendant cette lecture. Cet homme celebre, qui, a cote de tant d'opinions qui furent accusees jadis de pecher par un exces d'exageration, a cependant publie des verites utiles a la liberte, cet homme, depuis le commencement de la Revolution, n'a point pris la plume pour eclairer ses concitoyens ni vous; et dans quel moment rompt-il le silence? dans un moment ou les ennemis de la Revolution reunissent leurs efforts pour l'arreter dans son cours. (_Les applaudissements recommencent._) Je suis bien eloigne de vouloir diriger la severite, je ne dis pas de l'Assemblee, mais de l'opinion publique, sur un homme qui conserve un grand nom. Je trouve pour lui une excuse suffisante dans une circonstance qu'il vous a rappelee, je veux dire son grand age. (_On applaudit._) "Je pardonne meme, sinon a ceux qui auraient pu contribuer a sa demarche, du moins a ceux qui sont tentes d'y applaudir, parce que je suis persuade qu'elle produira dans le public un effet tout contraire a celui qu'on en attend. Elle est donc bien favorable au peuple, dira-t- on, elle est donc bien funeste a la tyrannie, cette Constitution, puisqu'on emploie des moyens si extraordinaires pour la decrier, puisque, pour y reussir, on se sert d'un homme qui, jusqu'a ce moment, n'etait connu dans l'Europe que par son amour passionne pour la liberte, et qui etait jadis accuse de licence par ceux qui le prennent aujourd'hui pour leur apotre et pour leur heros (_Nouveaux applaudissements_), et que sous son nom, on produit les opinions les plus contraires aux siennes, les absurdites memes que l'on trouve dans la bouche des ennemis les plus declares de la Revolution; non plus simplement ces reproches imbeciles prodigues contre ce que l'Assemblee nationale a fait pour la liberte, mais contre la liberte elle-meme? Car n'est-ce pas attaquer la liberte que de denoncer a l'univers, comme les crimes des Francais, ce trouble, ce tiraillement qui est une crise si naturelle de la liberte que, sans cette crise, le despotisme et la servitude seraient incurables? "Nous ne nous livrerons point aux alarmes dont on veut nous environner. C'est en ce moment ou, par une demarche extraordinaire, on vous annonce clairement quelles sont les intentions manifestes, quel est l'acharnement des ennemis de l'Assemblee et de la Revolution; c'est en ce moment que je ne crains point de renouveler en votre nom le serment de suivre toujours les principes sacres qui ont ete la base de votre Constitution, de ne jamais nous ecarter de ces principes par une voie oblique et tendant indirectement au despotisme, ce qui serait le seul moyen de ne laisser a nos successeurs et a la nation que troubles et anarchie. Je ne veux point m'occuper davantage de la lettre de M. l'abbe Raynal; l'Assemblee s'est honoree en en entendant la lecture. Je demande qu'on passe a l'ordre du jour. (_M. Robespierre descend de la tribune au milieu des applaudissements de la partie gauche et de toutes les tribunes._)" Ce beau discours dejoua les intrigues des monarchiens, et Malouet lui- meme, dans ses Memoires, reconnait que Robespierre fut eloquent ce jour- la. Remarquons aussi qu'il improvisa, lui qui etait habitue a ecrire ses opinions: son talent n'avait pas moins grandi que son autorite politique. Apres le depart du roi, cette autorite s'accrut encore. Tous les yeux se tournerent vers celui qui n'avait cesse de fletrir les transactions hypocrites et qui n'avait jamais cru a la sincerite de Louis XVI. Le soir meme du 21 juin, il prononca aux Jacobins un long discours, qui malheureusement n'a pas ete recueilli en entier, mais dont nous avons quelques phrases interessantes, ainsi concues: "Peut-etre, en vous parlant avec cette franchise, vais-je attirer sur moi les haines de tous les partis. Ils sentiront bien que jamais ils ne viendront a bout de leurs desseins tant qu'il restera parmi eux un seul homme juste et courageux qui dejouera continuellement leurs projets et qui, meprisant la vie, ne redoute ni le fer ni le poison, et serait trop heureux si sa mort pouvait etre utile a la liberte de sa patrie." Alors, dit le proces-verbal de la seance, "le saint enthousiasme de la vertu s'est empare de toute l'assemblee, et chaque membre a jure, au nom de la liberte, de defendre Robespierre au peril meme de sa vie". Camille Desmoulins, dans son journal, ajoute ces details: "...Lorsque cet excellent citoyen, au milieu de son discours, parla de la certitude de payer de sa tete les verites qu'il venait de dire, m'etant ecrie: _Nous mourrons tous avant toi!_ l'impression que son eloquence naturelle et la force de ses discours faisaient sur l'Assemblee etait telle que plus de huit cents personnes se leverent toutes a la fois, et, entrainees comme moi par un mouvement involontaire, firent un serment de se rallier autour de Robespierre et offrirent un tableau admirable par le feu de leurs paroles, l'action de leurs mains, de leurs chapeaux, de tout leur visage et par l'inattendu de cette inspiration soudaine." Mme Roland, qui etait presente, dit que la scene fut "vraiment surprenante et pathetique". Robespierre ne se prononca que tard pour la republique; il suivit et encouragea presque les hesitations de l'opinion et des Jacobins, auxquels il disait, le 13 juillet 1791: "On m'a accuse d'etre republicain; on m'a fait trop d'honneur: je ne le suis pas. Si l'on m'eut accuse d'etre monarchiste, on m'eut deshonore: je ne le suis pas non plus." Et, le 14, il prononca un eloquent discours contre l'inviolabilite royale, un des plus puissants que la Constituante ait entendus: "...Le crime legalement impuni est en soi une monstruosite revoltante dans l'ordre social, ou plutot il est le renversement absolu de l'ordre social. Si le crime est commis par le premier fonctionnaire public, par le magistrat supreme, je ne vois la que deux raisons de plus de sevir: la premiere, que le coupable etait lie a la patrie par un devoir plus saint; la seconde, que comme il est arme d'un grand pouvoir, il est bien plus dangereux de ne pas reprimer ses attentats. "Le roi est inviolable, dites-vous; il ne peut pas etre puni: telle est la loi.... Vous vous calomniez vous-memes! Non, jamais vous n'avez decrete qu'il y eut un homme au-dessus des lois, un homme qui pourrait attenter impunement a la liberte, a l'existence de la nation, et insulter paisiblement, dans l'opulence et dans la gloire, au desespoir d'un peuple malheureux et degrade! Non, vous ne l'avez pas fait: si vous aviez ose porter une pareille loi, le peuple francais n'y aurait pas cru, ou un cri d'indignation universelle vous eut appris que le souverain reprenait ses droits! "Vous avez decrete l'inviolabilite; mais aussi, messieurs, avez-vous jamais eu quelque doute sur l'intention qui vous avait dicte ce decret? Avez-vous jamais pu vous dissimuler a vous-memes que l'inviolabilite du roi etait intimement liee a la responsabilite des ministres; que vous aviez decrete l'une et l'autre parce que, dans le fait, vous aviez transfere du roi aux ministres l'exercice reel de la puissance executive, et que, les ministres etant les veritables coupables, c'etait sur eux que devaient porter les prevarications que le pouvoir executif pourrait faire? De ce systeme il resulte que le roi ne peut commettre aucun mal en administration, puisqu'aucun acte du gouvernement ne peut emaner de lui, et que ceux qu'il pourrait faire sont nuls et sans effet; que, d'un autre cote, la loi conserve sa puissance contre lui. Mais, messieurs, s'agit-il d'un acte personnel a un individu revetu du titre de roi? S'agit-il, par exemple, d'un assassinat commis par un individu? Cet acte est-il nul et sans effet, ou bien y a-t-il la un ministre qui signe et qui reponde? "Mais, nous a-t-on dit, si le roi commettait un crime, il faudrait que la loi cherchat la main qui a fait mouvoir son bras.... Mais si le roi, en sa qualite d'homme, et ayant recu de la nature la faculte du mouvement spontane, avait remue son bras sans agent etranger, quelle serait donc la personne responsable? "Mais, a-t-on dit encore, si le roi poussait les choses a certain exces, on lui nommerait un regent.... Mais si on lui nommait un regent, il serait encore roi; il serait donc encore investi du privilege de l'inviolabilite. Que les Comites s'expliquent donc clairement, et qu'ils nous disent si, dans ce cas, le roi serait encore inviolable. "Legislateurs, repondez vous-memes sur vous-memes. Si un roi egorgeait votre fils sous vos yeux, s'il outrageait votre femme ou votre fille, lui diriez-vous: Sire, vous usez de votre droit, nous vous avons tout permis?... Permettriez-vous au citoyen de se venger! Alors vous substituez la violence particuliere, la justice privee de chaque individu a la justice calme et salutaire de la loi; et vous appelez cela etablir l'ordre public, et vous osez dire que l'inviolabilite absolue est le soutien, la base immuable de l'ordre social! "Mais, messieurs, qu'est-ce que toutes ces hypotheses particulieres, qu'est-ce que tous ces forfaits aupres de ceux qui menacent le salut et le bonheur du peuple! Si un roi appelait sur sa patrie toutes les horreurs de la guerre civile et etrangere; si, a la tete d'une armee de rebelles et d'etrangers, il venait ravager son propre pays, et ensevelir sous ses ruines la liberte et le bonheur du monde entier, serait-il inviolable? "Le roi est inviolable! Mais, vous l'etes aussi, vous! Mais avez-vous etendu cette inviolabilite jusqu'a la faculte de commettre le crime? "Messieurs, une reflexion bien simple, si l'on ne s'obstinait a l'ecarter, terminerait cette discussion. On ne peut envisager que deux hypotheses en prenant une resolution semblable a celle que je combats. Ou bien le roi, que je supposerais coupable envers une nation, conserverait encore toute l'energie de l'autorite dont il etait d'abord revetu, ou bien les ressorts du gouvernement se relacheraient dans ses mains. Dans le premier cas, le retablir dans toute sa puissance, n'est- ce pas evidemment exposer la liberte publique a un danger perpetuel? Et a quoi voulez-vous qu'il emploie le pouvoir immense dont vous le revetez, si ce n'est a faire triompher ses passions personnelles, si ce n'est a attaquer la liberte et les lois, a se venger de ceux qui auront constamment defendu contre lui la cause publique? Au contraire, les ressorts du gouvernement se relachent-ils dans ses mains, alors les renes du gouvernement flottent necessairement entre les mains de quelques factieux qui le serviront, le trahiront, le caresseront, l'intimideront tour a tour, pour regner sous son nom. "Messieurs, rien ne convient aux factieux et aux intrigants comme un gouvernement faible; c'est seulement sous ce point de vue qu'il faut envisager la question actuelle: qu'on me garantisse contre ce danger, qu'on garantisse la nation de ce gouvernement ou pourraient dominer les factieux, et je souscris a tout ce que vos comites pourront vous proposer. "Qu'on m'accuse, si l'on veut, de republicanisme: je declare que j'abhorre toute espece de gouvernement ou les factieux regnent. Il ne suffit pas de secouer le joug d'un despote, si l'on doit retomber sous le joug d'un autre despotisme. L'Angleterre ne s'affranchit du joug de ses rois que pour retomber sous le joug plus avilissant encore d'un petit nombre de ses concitoyens. Je ne vois point parmi vous, je l'avoue, le genie puissant qui pourrait jouer le role de Cromwell: je ne vois non plus personne dispose a le souffrir. Mais je vois des coalitions plus actives et plus puissantes qu'il ne convient a un peuple libre; mais je vois des citoyens qui reunissent entre leurs mains les moyens trop varies et trop puissants d'influencer l'opinion; mais la perpetuite d'un tel pouvoir dans les memes mains pourrait alarmer la liberte publique. Il faut rassurer la nation contre la trop longue duree d'un gouvernement oligarchique. "Cela est-il impossible, messieurs, et les factions qui pourraient s'elever, se fortifier, se coaliser, ne seraient-elles pas un peu ralenties, si l'on voyait dans une perspective plus prochaine la fin du pouvoir immense dont nous sommes revetus, si elles n'etaient plus favorisees en quelque sorte par la suspension indefinie de la nomination des nouveaux representants de la nation, dans un temps ou il faudrait profiter peut-etre du calme qui nous reste, dans un temps ou l'esprit public, eveille par les dangers de la patrie, semble nous promettre les choix les plus heureux? La nation ne verra-t-elle pas avec quelque inquietude la prolongation indefinie de ces delais eternels qui peuvent favoriser la corruption et l'intrigue? Je soupconne qu'elle le voit ainsi, et du moins, pour mon compte personnel, je crains les factions, je crains les dangers. "Messieurs, aux mesures que vous ont proposees les Comites, il faut substituer des mesures generales evidemment puisees dans l'interet de la paix et de la liberte. Ces mesures proposees, il faut vous en dire un mot: elles ne peuvent que vous deshonorer; et si j'etais reduit a voir sacrifier aujourd'hui les premiers principes de la liberte, je demanderais au moins la permission de me declarer l'avocat de tous les accuses; je voudrais etre le defenseur des trois gardes du corps, de la gouvernante du Dauphin, de M. Bouille lui-meme. "Dans les principes de vos Comites, le roi n'est pas coupable; il n'y a point de delit!... Mais partout ou il n'y a pas de delit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si epargner un coupable est une faiblesse, immoler un coupable plus faible au coupable puissant, c'est une lache injustice. Vous ne pensez pas que le peuple francais soit assez vil pour se repaitre du spectacle du supplice de quelques victimes subalternes; vous ne pensez pas qu'il voie sans douleur ses representants suivre encore la marche ordinaire des esclaves, qui cherchent toujours a sacrifier le faible au fort, et ne cherchent qu'a tromper et a abuser le peuple pour prolonger impunement l'injustice et la tyrannie! Non, messieurs, il faut ou prononcer sur tous les coupables ou prononcer l'absolution generale de tous les coupables. "Voici en dernier mot l'avis que je propose: "Je propose que l'Assemblee decrete: 1 deg. qu'elle consultera le voeu de la nation pour statuer sur le sort du roi; 2 deg. que l'Assemblee nationale leve le decret qui suspend la nomination des representants ses successeurs; 3 deg. qu'elle admette la question prealable sur l'avis des Comites. "Et si les principes que j'ai reclames pouvaient etre meconnus, je demande au moins que l'Assemblee nationale ne se souille pas par une marque de partialite contre les complices pretendus d'un delit sur lequel on veut jeter un voile!" Les aristocrates furent tellement epouvantes de ce discours qu'ils firent passer Robespierre pour fou. L'ambassadeur de Suede transmet gravement, le 18 juillet, ce bruit a son maitre, et le dement avec la meme gravite le 23 juillet. _II.--LA POLITIQUE RELIGIEUSE DE ROBESPIERRE A LA CONVENTION_ Nous venons de voir Robespierre a la Constituante, sa vertu puritaine, sa vanite litteraire, son talent grandissant peu a peu. Mais ce n'est la qu'une esquisse incomplete de cette personnalite en voie de formation et qui s'ignorait peut-etre encore. Tres simple au debut, la figure de l'avocat d'Arras devient de jour en jour plus complexe: de cet orateur raide et monotone que nous avons vu a l'oeuvre en 1791, il va sortir peu a peu un politique astucieux, mysterieux, presque indechiffrable. On peut dire qu'il fut, jusqu'a un certain point, un hypocrite, et qu'il erigea l'hypocrisie en systeme de gouvernement. Son ideal politique etait si etranger a la conscience de ses contemporains, qu'il ne pouvait le realiser qu'en le leur deguisant a moitie, et cette dissimulation ne repugna nullement a sa nature orgueilleuse et timide, ou une pensee courageuse etait servie par le plus lache des organismes physiques. Nul homme ne fut moins capable de faire le coup de poing ou de manier le sabre, et pourtant nul ne fut plus sensible aux injures. Aussi ses vengeances furent-elles d'un traitre, et comme son inquietude nerveuse l'empechait d'affronter Danton, il le fit tomber dans un piege. Cependant par une eloquence mystique, chaque jour plus grave et plus decente, il exercait une influence religieuse sur les ames et marchait au souverain pouvoir. Est-ce par ambition ou par foi qu'il s'efforcait d'etablir en France une nouvelle forme du christianisme? Je ne crois pas que la sincerite de ce fanatique puisse etre suspectee dans sa croyance aux dogmes prones par le Vicaire Savoyard; mais il se considerait comme le seul pontife possible du culte neo-chretien qu'il revait. En politique, il affecte une orthodoxie etroite et immuable; il excommunie ceux qui s'ecartent d'un millimetre de la ligne tenue, du point unique ou est, selon lui, la verite. Veut-il tuer le pauvre Cloots? "Tu etais toujours, lui crie-t-il, au-dessus ou au-dessous de la Montagne." Quelles tetes demande-t-il dans son discours du 8 thermidor? Celles des miserables "qui sont toujours en deca ou au dela de la verite". C'est la que son hypocrisie est surtout odieuse. Car il ne cessa lui-meme de varier sur toutes les grandes questions de politique purement gouvernementale. Ses contradictions furent aussi rapprochees que violentes. Son hostilite a l'idee republicaine avant le 10 aout est trop connue pour qu'il soit necessaire d'en donner des preuves: eh bien! lui qui, jusqu'en 1792, ricanait au mot de republique, il s'indigne, en 1794, contre ceux qui n'ont pas toujours ete republicains, et il ose ecrire, dans son rapport sur l'Etre supreme: "Les chefs des factions qui partagerent les deux premieres legislatures, trop laches pour croire a la Republique, trop corrompus pour la vouloir, ne cesserent de conspirer pour effacer des coeurs des hommes les principes eternels que leur propre politique les avait d'abord obliges a proclamer." Pour lui, la question de la forme du gouvernement est secondaire, la question religieuse est presque tout. La monarchie, se dit-il, fera peut-etre l'oeuvre de _conversion_ nationale: soutenons la monarchie. Celle-ci se derobe; essayons de la republique. La republique ne convertit pas les ames: preparons un pontificat dictatorial. * * * * * C'est donc dans les tendances mystiques qu'est l'ame de l'eloquence de Robespierre. La lecture du _Contrat social_ l'a instruit: mais la _Profession de foi du Vicaire savoyard_ est sa bible, la source ordinaire de son inspiration oratoire. Precisons donc, avant de citer l'orateur lui-meme, la pensee religieuse de son maitre. C'est a coup sur une pensee chretienne. A la philosophie des encyclopedistes, Rousseau oppose l'Evangile tel que sa conscience calviniste l'interprete; a la science, il oppose la tradition et l'autorite; son homme primitif et ideal n'etait pas seulement ne vertueux, il etait ne chretien, et la civilisation ne l'a pas seulement rendu vicieux, elle l'a rendu aussi philosophe. Le ramener a lui-meme, a la nature, ce sera le ramener au christianisme, non au christianisme romain, mais au christianisme pur et original. Voici comment le Vicaire savoyard opere ce retour a la nature, qui est la religion evangelique. C'est d'abord une pretendue _table rase_, mais moins rase encore que celle de Descartes. En realite, Rousseau n'elimine provisoirement de son esprit que les opinions ou les prejuges qui genent sa theorie. Tout de suite, sur cette table rase, il apercoit et il adopte trois dogmes: 1 deg. Je crois qu'une volonte meut l'univers et anime la nature. 2 deg. Si la matiere mue me montre une volonte, la matiere mue selon certaines lois me montre une intelligence qui est Dieu. 3 deg. L'homme est libre de ses actions et, comme tel, anime d'une substance immaterielle. [Illustration: M. M. J. ROBESPIERRE _Depute du Dept de Paris a la Convention Nationale en 1792_ _Rue du Theatre Francais No 4_] Sur ces trois principes, Rousseau batit une theodicee et une morale. Il orne son Dieu des attributs classiques, tout en affectant d'ecarter toute metaphysique, et il reprend les formules meme des Peres de l'Eglise. Il y a une providence (Robespierre saura le rappeler a Guadet), mais, comme l'homme est libre, ce qu'il fait librement ne doit pas etre impute a la providence. C'est sa faute s'il est mechant ou malheureux. Quant aux injustices de cette vie, c'est que Dieu attend l'achevement de notre oeuvre pour nous punir ou nous recompenser. Notre ame immaterielle survivra au corps "assez pour le maintien de l'ordre", peut-etre meme toujours. Dans cette autre vie, la conscience sera la plus efficace des sanctions. "C'est alors que la volupte pure qui nait du consentement de soi-meme, et le regret amer de s'etre avili distingueront par des sentiments inepuisables le sort que chacun se sera prepare." Et c'est ici que se place cette belle apologie de la conscience: "Conscience! conscience! instinct divin, etc." Voila ce qu'il y a de nouveau et d'anti-chretien dans Rousseau. Un pas de plus et il semble qu'il dirait: Dieu, c'est la loi morale, Dieu est dans la conscience, brisant ainsi, pour une formule superieure, le vieux moule religieux. Mais aussitot il retombe, selon le mot de Quinet, dans la nuit du moyen age. Apres de vagues attaques contre les religions positives, l'heredite et l'education rabattent son audace d'un instant et il s'ecrie en bon chretien: "Si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jesus-Christ sont d'un Dieu." Faut-il sortir du christianisme? Non: il faut "respecter en silence ce qu'on ne saurait ni rejeter, ni comprendre, et s'humilier devant le grand Etre qui seul sait la verite". Je suis ne calviniste; dois-je rester calviniste? demande le jeune homme au vicaire: "Reprenez la religion de vos peres, suivez-la dans la sincerite de votre coeur et ne la quittez plus." Et si j'etais catholique? Eh bien, il faudrait rester catholique. Moi qui vous parle, depuis que je suis deiste, je me sens meilleur pretre romain; je dis toujours la messe, je la dis meme avec plus de plaisir et de soin. Le dernier mot du deisme de Rousseau est celui de l'atheisme de Montaigne. L'auteur de l'_Emile_ et celui de l'_Apologie de Raymond Sebond_, libres en theorie, prechent l'esclavage intellectuel dans la pratique, et leur conclusion a tous deux est qu'il faut vivre et mourir dans la religion natale. Mais il y a autre chose dans Rousseau que cette theorie speculative. On y trouve un projet de culte national, dont l'idee ne s'accorde guere avec le conseil de rester chacun dans sa religion. Deja dans la profession de foi du Vicaire, Rousseau, apres avoir declare que _la forme du vetement du pretre_ etait chose secondaire, reconnaissait que le culte exterieur doit etre uniforme pour le bon ordre et que c'etait la une affaire de police. Dans le _Contrat social_, il est explicite: "Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas precisement comme dogme de religion, mais comme sentiments de sociabilite, sans lesquels il est impossible d'etre bon citoyen ni sujet fidele." Ces dogmes indispensables sont, d'apres Rousseau, l'existence de la divinite puissante, intelligente, bienfaisante, prevoyante et pourvoyante; la vie a venir, le bonheur des justes, le chatiment des mechants, et la saintete du contrat social et des lois. Vous etes libres de ne pas y croire; mais si vous n'y croyez pas, vous serez banni, non comme impie, mais comme insociable. D'ailleurs la tolerance est a l'ordre du jour, la tolerance est un de nos dogmes negatifs. Telle est la religion civile de Rousseau. * * * * * Parmi tant d'idees contradictoires, la plupart des hommes de la Revolution choisirent, pour la conduite de leur vie, celles qui s'ecartaient le moins de la philosophie du siecle. Les Girondins acceptaient un deisme vague, mais ecartaient par un sourire l'idee d'une constante intervention providentielle dans les affaires humaines. Tous, ou a peu pres, firent leur joie et leur force d'une morale fondee sur la seule conscience, morale si eloquemment rajeunie par Rousseau. J'estime que les volontaires de l'an II, les heros du 10 aout, et, avant que l'emigration fut devenue devote, plus d'un emigre, moururent pour la seule satisfaction de leur conscience, sans espoir ou crainte d'une sanction ulterieure, et que l'influence de Rousseau ne fut pas etrangere a cet heroisme desinteresse. Il y a plus: ce qu'on remarque de plus noble dans la vie de Robespierre lui vient de cet eveil de sa conscience provoque par la lecture de l'_Emile_, comme ce qu'il y a de plus beau dans son eloquence procede de ce pur sentiment moral, tout humain, tout independant de la metaphysique qui inspira le culte de l'Etre supreme. Il est orateur, il s'eleve au-dessus de lui-meme quand il rappelle qu'a la Constituante il n'aurait pu resister au dedain s'il n'avait ete soutenu par sa conscience et quand, a l'heure tragique, il s'ecrie noblement: "Otez-moi ma conscience, et je suis le plus malheureux des hommes!" C'est pour avoir proclame ce culte de la conscience que Rousseau fut idolatre dans la Revolution, et non pour ses efforts contradictoires en vue de maintenir les antiques formules chretiennes et en vue de creer une religion civile. Robespierre se separa de ses contemporains et n'entraina avec lui qu'un petit groupe d'hommes sinceres, comme Couthon, le jour ou il voulut suivre le maitre dans ses contradictions, realiser l'ideal du culte de l'Etre supreme et en meme temps vivre en bons termes avec les differentes sectes du christianisme. On voit deja dans quelles incoherences de conduite le fit tomber cette fidelite trop litterale a laquelle le condamnaient d'ailleurs son education et son temperament. Ne catholique, il resta catholique dans la meme mesure que Jean-Jacques etait reste calviniste. Ecoutez-le: "J'ai ete, des le college, un assez mauvais catholique", dit-il aux Jacobins le 21 novembre 1793, dans un discours anti-hebertiste. Il se garde bien de dire: je ne suis pas catholique. Mais il ne faut pas se le representer pratiquant. La verite c'est que, dans son adolescence, il fut touche de l'esprit du siecle et s'eloigna des formules catholiques avec une gravite philosophique. L'abbe Proyart, sous-principal du college Louis-le-Grand, a raconte, dans une page peu connue et qu'il faut citer, comment Robespierre, a l'age de quinze ou seize ans, se comportait dans les choses religieuses. Apres avoir esquisse le caractere sombre et farouche de ce _constant adorateur de ses pensees_, et dit que _l'etude etait son Dieu_, l'abbe ecrit, en 1795: "De tous les exercices qui se pratiquent dans une maison d'education, il n'en est point qui coutassent plus a Robespierre et qui parussent le contrarier davantage que ceux qui avaient plus directement la religion pour objet. Ses tantes, avec beaucoup de piete, n'avaient pas reussi a lui en inspirer le gout dans l'enfance, il ne le prit pas dans un age plus avance, au contraire. La priere, les instructions religieuses, les offices divins, la frequentation du sacrement de penitence, tout cela lui etait odieux, et la maniere dont il s'acquittait de ces devoirs ne decelait que trop d'opposition de son coeur a leur egard. Oblige de comparaitre a ces divers exercices, il y portait l'attitude passive de l'automate. Il fallait qu'il eut des Heures a la main; il les avait, mais il n'en tournait pas les feuillets. Ses camarades priaient, il ne remuait pas les levres; ses camarades chantaient, il restait muet, et, jusqu'au milieu des saints mysteres et au pied de l'autel charge de la Victime sainte, ou la surveillance contenait son exterieur, il etait aise de s'apercevoir que ses affections et ses pensees etaient fort eloignees du Dieu qui s'offrait a ses adorations." Il dit aussi que Robespierre communiait souvent, par hypocrisie, mais il ajoute que tous les eleves de Louis-le-Grand communiaient. Il ajoute aussi que, dans les derniers temps de ses etudes, le jeune homme, s'emancipant, ne communiait plus. C'est au sortir du college, en 1778, qu'il eut cette entrevue avec l'auteur de l'_Emile_, dont son imagination garda l'empreinte. En meme temps, il entretenait les plus affectueuses relations avec son ancien professeur, l'abbe Audrein qui devait etre son collegue a la Convention, et avec l'abbe Proyart, alors retire a Saint-Denis. On voit que si, dans sa jeunesse, il ne pratiquait plus, ses relations le rattachaient au catholicisme, en meme temps qu'il s'eprenait de Rousseau avec une ardeur qu'une entrevue avec le grand homme tourna en devotion [Note: Charlotte Robespierre cite dans ses memoires (Lapouneraye, _OEuvres de Robespierre_, t. II, p. 475), une dedicace que son frere avait projete d'adresser aux manes de Rousseau: "Je t'ai vu dans tes derniers jours, disait Robespierre, et ce souvenir est pour moi la source d'une joie orgueilleuse; j'ai contemple tes traits augustes, j'y ai vu l'empreinte des noirs chagrins, auxquels t'avaient condamne les injustices des hommes. Des lors, j'ai compris toutes les peines d'une noble vie qui se devoue au culte de la verite; elles ne m'ont pas effraye. La confiance d'avoir voulu le bien de ses semblables est le salaire de l'homme vertueux; vient ensuite la reconnaissance des peuples, qui environne sa memoire des honneurs que lui ont donnes ses contemporains. Comme toi, je voudrais acheter ces biens au prix d'une vie laborieuse, au prix meme d'un trepas premature."]. Mais je ne vois pas qu'avant 1792 sa politique religieuse ait differe de celle de la majorite des Constituants, et qu'il ait tache de preciser la theologie du Vicaire. Toutefois, il n'est pas inadmissible que, sous l'influence des reels deboires et des blessures d'amour-propre dont il fut centriste, en 1789 et en 1790, son ame, naturellement mystique, ait cherche dans l'etude devote du texte de Rousseau une consolation religieuse. Il est possible qu'alors un vague deisme et l'idee de conscience n'aient pas suffi a ce triste coeur, hante des souvenirs de toute sa premiere enfance, et qu'il se soit senti chretien en meditant l'_Emile_. Les resultats de ce travail latent parurent avec force aux Jacobins, le 26 mars 1792, quand il repondit a Guadet, qu'avait impatiente sa pieuse affirmation de la Providence. Mais l'etonnement des contemporains montra combien la religiosite de Robespierre depassait la moyenne des opinions jacobines et revolutionnaires. Il y eut un sourire, que reprima la gravite deja terrible de l'orateur mystique. On sentit bientot que toute la philosophie encyclopediste, tout l'esprit laique et libre de la Revolution etaient menaces par ce sombre doctrinaire. En septembre 1792, il fallut mener toute une campagne pour obtenir de la Commune qu'elle debaptisat la rue Sainte-Anne en rue Helvetius. L'opinion se prononca franchement et ironiquement contre Robespierre et le gouvernement s'engagea lui-meme dans le sens encyclopediste. Le _Moniteur_ du 8 octobre insera une lettre de Grouvelle a Manuel qui etait une longue apologie d'Helvetius et Grouvelle etait secretaire du Conseil executif provisoire. On vit alors avec stupeur que Robespierre avait reussi a gagner la majorite des Jacobins a ses idees anti-philosophiques, et, le 5 decembre, le buste d'Helvetius, qui ornait le club, fut brise et foule aux pieds en meme temps que celui de Mirabeau: "Helvetius, s'etait ecrie Robespierre, Helvetius etait un intrigant, un miserable bel esprit, un etre immoral, un des cruels persecuteurs de ce bon J.-J. Rousseau, le plus digne de nos hommages. Si Helvetius avait existe de nos jours, n'allez pas croire qu'il eut embrasse la cause de la liberte; il eut augmente la foule des intrigants beaux-esprits qui desolent aujourd'hui la patrie." Le surlendemain, dit le journal du club, "un membre, fache que la societe ait brise le buste d'Helvetius, sans entendre sa defense par la bouche de ses amis, demande que l'on consacre un buste nouveau a la memoire de l'auteur de l'_Esprit_. Des murmures interrompent le defenseur officieux d'Helvetius, et la societe passe a l'ordre du jour...." Voila dans quel etat d'esprit Robespierre avait mis ses plus fideles auditeurs, outrant meme la pensee du maitre: car Rousseau avait ecrit, en 1758, a Deleyre que, si le livre d'Helvetius etait dangereux, l'auteur etait un honnete homme, et ses actions valaient mieux que ses ecrits. Mais il ne faudrait pas croire que l'opinion fut devenue hostile aux philosophes avec les Jacobins. D'abord les Girondins protesterent, et il y eut dans le journal de Prudhomme une amere critique de l'iconoclaste, sous ce titre: _L'ombre d'Helvetius aux Jacobins_. Deja, le 9 novembre 1792, la _Chronique de Paris_ avait insere un portrait satirique de Robespierre, ou l'ennemi du "philosophisme" etait montre comme un pretre au milieu de ses devotes, morceau piquant et mechant, dont l'auteur etait, d'apres Vilate, le pasteur protestant Rabaut Saint- Etienne. On peut dire qu'a l'origine de cette entreprise religieuse de Robespierre, il y a contre lui un dechainement des elements les plus actifs et les plus intelligents de l'opinion, au moins parisienne. C'est donc, pour le dire en passant, une vue fausse que celle qui presente cet orateur comme uniquement occupe de prevoir l'opinion pour la suivre et la flatter. Au moins dans les choses religieuses, il eut, a partir de 1792, un dessein tres arrete, une volonte forte contre l'entrainement populaire, une fermete remarquable a se raidir contre presque tout Paris, dont l'incredulite philosophique s'amusait des gamineries d'Hebert. Ses plus solides appuis dans cette lutte, sont les femmes d'abord, et puis quelques bourgeois liberaux de province que des documents nous montrent, surtout dans les petites villes, moralement prepares a la religion de Rousseau. Mais ce sont la pour Robespierre des adhesions isolees ou compromettantes: quand on considere la masse hostile ou indifferente des revolutionnaires parisiens, girondins, hebertistes ou dantonistes, il apparait presque seul contre tous, et c'est a force d'eloquence qu'il change veritablement les ames, et groupe autour de lui une eglise. * * * * * Il ne faut pas croire que tout son dessein eclate au debut meme de cette campagne de predication religieuse. Il prepare habilement et lentement les esprits, et deconsidere d'abord ses adversaires aux yeux des Jacobins, comme incapables de comprendre le serieux de la vie. Avec un art infini, il sait rendre suspecte au peuple de Paris, jusqu'a la gaite des Girondins et des Dantonistes. Ses discours sont plus d'une fois la paraphrase de ce mot de Jean-Jacques: "Le mechant se craint et se fuit; il s'egaie en se jetant hors de lui-meme; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui l'amuse; sans la satire amere, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste, le ris moqueur est son seul plaisir." Le mechant, pour Rousseau, c'etait Voltaire, c'etait Diderot, avec leur gaite paienne; pour Robespierre, c'est Louvet avec sa raillerie insultante, c'est Fabre d'Eglantine avec sa lorgnette de theatre ironiquement braquee sur le Pontife. Car il voit ses ennemis, ceux de sa religion, a travers les formules memes du Vicaire. Plus il avance dans l'execution de son dessein secret, plus il se rapproche de la lettre meme de Rousseau, plus il s'en approprie les themes oratoires. Que de fois, il paraphrase a la tribune l'eloquente et vraiment belle tirade de l'auteur de l'_Emile_, sur la _surdite_ des materialistes! Que de fois il reprend les appels de Rousseau a Caton, a Brutus, a Jesus, en les ajustant au ton de la tribune! Rousseau avait dit, dans une note de l'_Emile_, que le fanatisme etait moins funeste a un Etat que l'atheisme, et laisse entendre qu'il n'y a pas de vice pire que l'irreligion. Appliquant ces idees et ces formules, le 21 novembre 1793, Robespierre declare aux Jacobins, a propos des Hebertistes, qu'ils doivent moins s'inquieter du fanatisme, du philosophisme. C'est la qu'il prononce son mot fameux: "L'atheisme est aristocratique." En meme temps, il suit le maitre dans ses contradictions; et lui qui se pique d'etablir un autre culte, il prend le catholicisme sous sa protection, ne peut souffrir meme la vue d'un heretique. C'est avec fureur et degout qu'a la Convention (5 decembre 1793) il nomme "ce Rabaut, _ce ministre protestant_..., ce monstre...", qui, le meme jour, montait sur l'echafaud; et il declare soudoyes par l'etranger, tous les ennemis du catholicisme. Le 22 frimaire an II, dans son terrible discours contre Cloots aux Jacobins (il le fit rayer en attendant mieux), son principal grief fut que l'orateur du genre humain avait decide l'eveque Gobel a se defroquer. Sa protection s'etend au clerge: il s'oppose avec colere a toute mesure tendant a ne le plus payer et a preparer la separation de l'Eglise et de l'Etat; et le 26 frimaire an II, il fait rejeter une proposition tendant a rayer des Jacobins tous les pretres, en meme temps que tous les nobles. On se demande quels plus grands services les interets religieux pouvaient recevoir d'une politique, en pleine Terreur. Quant a la religion civile, la motion d'en consacrer par une loi le principal dogme, l'existence de Dieu, eclata dans la Convention des le 17 avril 1793, au fort meme de la lutte entre la Gironde et la Montagne. Mais Robespierre n'osa pas encore se mettre en avant, et ce fut un obscur depute de Cayenne, Andre Pomme, qui tata l'opinion. Son echec ajourna le dessein de l'Incorruptible au moment ou il croirait ses adversaires supprimes ou domptes. La chute de la Gironde ne le rassura pas: elle donna d'abord la preponderance au parti dantoniste, qui repugnait par essence a toute politique mystique, et pendant toute cette annee 1793, surtout a partir de la mort du melancolique Marat, le peuple de Paris laissa libre et joyeuse carriere a ses instincts hereditaires d'irreligion frondeuse. Chaumette, Cloots, Hebert entreprennent de detruire le catholicisme par l'insulte et la raillerie, et ils menent dans les eglises saccagees une carmagnole voltairienne. C'est l'epoque du culte antichretien de la Raison dont l'histoire n'est pas encore faite, mais qui eut un caractere prononce d'opposition a la politique religieuse qu'on avait vu poindre dans les homelies jacobines de Robespierre. Celui-ci parut depasse et demode sans retour, le jour ou, sur la proposition du dantoniste Thuriot, la Convention se rendit en corps a la fete de la deesse Raison, a Notre-Dame, afin d'y chanter des hymnes inspirees par l'esprit le plus hostile a la profession de foi du Vicaire savoyard (20 brumaire, an II). Toutefois si Robespierre avait contre lui Paris, il avait pour lui la grande force morale et politique de ce temps-la, le seul instrument de propapande organisee et, en quelque sorte, officielle: le club des Jacobins. Depuis l'echec de la motion presentee par Andre Pomme, il n'avait pas cesse un instant sa propagande religieuse, domptant les esprits les plus voltairiens par la monotonie meme de sa predication infatigable, convertissant son auditoire quotidien avec une eloquence dont sa sincerite faisait la force et dont l'enthousiasme des femmes des galeries achevait le succes. Ceux qui resisterent furent epures, comme Thuriot, ou destines a la guillotine, comme Hebert. Il n'y eut bientot plus aux Jacobins que de fanatiques partisans de la doctrine du Vicaire. La force de cette eglise groupee autour de Robespierre eut ete invincible, si l'opinion publique l'avait soutenue. Mais, a partir du jour ou les Jacobins, fermes et reduits, s'organiserent en secte religieuse, s'ils purent dominer un instant Paris et la France par le pouvoir materiel qui avait survecu a leur ancienne popularite, leur autorite morale disparut peu a peu, et la Revolution ne se reconnut plus dans cette coterie violente et mystique: de la vient la defaite de la Societe-Mere au 9 thermidor. Mais, apres la fete de la Raison, le club robespierriste avait tente toute une reaction legale contre les tendances antitheologiques, et appuye le coup hardi, merveilleux, par lequel Robespierre essaya de mater violemment l'opinion. Nous l'avons vu: il reussit a faire porter a la tribune le premier article de son _credo_, non plus par un Andre Pomme, mais par l'orateur meme, dont la gloire balancait la sienne, par le disciple de Diderot, par Danton en personne (6 frimaire an II). Mais les Dantonistes s'opposerent a cette concession de leur chef, et firent echouer cette motion. Danton ne la renouvela pas; il ne l'avait emise que du bout des levres et sous la pression de Robespierre. Celui-ci se tut et attendit encore: il attendit la mort des Hebertistes, il attendit la mort des Dantonistes. Alors seulement il osa. Danton perit le 16 germinal; le 17, Couthon annonca tout un programme gouvernemental et oratoire, dont l'article essentiel devait etre un projet de fete decadaire dediee a l'Eternel. Cette fois, personne ne se permit de protester contre cette tentative, pour faire de Dieu une personne politique, et pour imposer des moeurs, comme dit justement M. Foucart, qui ajoute avec esprit: "Le plan de Robespierre, pour achever la moralisation de la France, etait fait en trois points, comme celui d'un predicateur: annonce de Dieu, proclamation legale de Dieu, fete legale de Dieu." Couthon avait annonce Dieu, avec succes et au milieu des applaudissements; un mois plus tard, Robespierre en personne le proclama, dans la seance du 18 floreal an II, et en fit decreter la reconnaissance et le culte. Quant au rapport, qu'il lut dans cette occasion, au nom du Comite de salut public, on peut dire qu'il avait passe sa vie entiere a le preparer: depuis un an, depuis la motion d'Andre Pomme, cette vaste composition oratoire devait exister dans ses parties essentielles et dans ses tirades les plus brillantes. Le plan seul en fut modifie a mesure que les circonstances fortifiaient ou supprimaient les adversaires du deisme d'Etat; dans ce cadre large et mobile, Robespierre glissait sans cesse de nouveaux developpements inspires par les peripeties de sa lutte sourde contre l'irreligion. Le discours s'enflait chaque jour: il etait enorme quand l'orateur put enfin le produire a la tribune, et la lecture en fut interminable, quoique l'attention de l'auditoire fut soutenue par le caractere meme de l'orateur, que l'echafaud avait rendu tout-puissant, par la curiosite d'apprendre enfin quelle religion allait couronner le siecle de Voltaire, et, il faut l'avouer, par la reelle beaute de certains mouvements ou le moraliste avait mis tout son coeur. Il debute par declarer que les victoires de la Republique donnent une occasion pour faire le bonheur de la France, en appliquant certaines "verites profondes" qui delivreront les hommes d'un etat violent et injuste. Ces verites, c'est que "l'art de gouverner a ete, jusqu'a nos jours, l'art de tromper et de corrompre les hommes; il ne doit etre que celui de les eclairer et de les rendre meilleurs". Et, apres avoir pose cette maxime banale et plausible, Robespierre s'avance par un chemin tortueux vers son veritable dessein. Ce sont d'abord des anathemes lances a la monarchie, cette ecole de vice. Puis vient cette remarque, que les factieux recemment vaincus etaient tous vicieux. Ainsi La Fayette, Brissot, Danton, corrompaient le peuple a l'envi, et mettaient une sorte de piete a perdre les ames. "Ils avaient usurpe une espece de sacerdoce politique", s'ecrie l'orateur, en pretant aux autres ses propres arriere-pensees et ses formules. "Ils avaient erige l'immoralite non-seulement en systeme, mais en religion." "Que voulaient-ils, ceux qui, au sein des conspirations dont nous etions environnes, au milieu des embarras d'une telle guerre, au moment ou les torches de la discorde civile fumaient encore, attaquerent tout a coup les cultes par la violence pour s'eriger eux-memes en apotres fougueux du neant et en missionnaires fanatiques de l'atheisme?" L'atheisme! Et a ce mot, par lequel Robespierre designe au fond toute la philosophie des encyclopedistes, son imagination s'emeut et tourne avec chaleur un de ces morceaux dignes de Jean-Jacques par lesquels il rivalise avec l'eloquence de la chaire: "Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez a penser que la plus belle partie de lui-meme a echappe au trepas! Vous qui pleurez sur le cercueil d'un fils ou d'une epouse, etes-vous consoles par celui qui vous dit qu'il ne reste plus d'eux qu'une vile poussiere? Malheureux qui expirez sous les coups d'un assassin, votre dernier soupir est un appel a la justice eternelle! L'innocence sur l'echafaud fait palir le tyran sur son char de triomphe; aurait-elle cet ascendant si le tombeau egalait l'oppresseur et l'opprime! Malheureux sophiste! de quel droit viens-tu arracher a l'innocence le sceptre de la raison pour le remettre entre les mains du crime, attrister la vertu, degrader l'humanite?" Ce n'est pas comme philosophe, dit-il, qu'il attaque ainsi l'atheisme, c'est comme politique. "Aux yeux du legislateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique est la verite. L'idee de l'Etre supreme et de l'immortalite de l'ame est un rappel continuel a la justice: elle est donc sociale et republicaine." Le deisme fut la religion de Socrate et celle de Leonidas, "et il y a loin de Socrate a Chaumette et de Leonidas au _Pere Duchesne_". La-dessus, Robespierre s'engage dans un eloge pompeux de Gaton et de Brutus dont l'heroisme s'inspira, dit-il, de la doctrine de Zenon et non du materialisme d'Epicure. Personne n'osa interrompre l'orateur pour lui faire remarquer que justement les stoiciens ne croyaient ni a un Dieu personnel, ni a l'immortalite de l'ame, et que Marc-Aurele n'eut pas sacrifie a l'Etre supreme de Rousseau. Mais, depuis longtemps, on ne faisait plus d'objections a Robespierre: on ecoutait en silence, avec curiosite, stupeur ou hypocrisie. Il continuait son homelie en montrant que tous les conspirateurs avaient ete des athees. "Nous avons entendu, qui croit a cet exces d'impudeur? nous avons entendu dans une societe populaire, le traitre Guadet denoncer un citoyen pour avoir prononce le nom de Providence! Nous avons entendu, quelque temps apres, Hebert en accuser un autre pour avoir ecrit contre l'atheisme. N'est-ce pas Vergniaud et Gensonne qui, en votre presence meme, a votre tribune, perorerent avec chaleur pour bannir du preambule de la Constitution le nom de l'Etre supreme que vous y avez place? Danton, qui souriait de pitie aux mots de vertu, de gloire, de posterite (lisez: _Danton qui n'appreciait pas mon eloquence_), Danton, dont le systeme etait d'avilir ce qui peut elever l'ame; Danton, qui etait froid et muet dans les plus grands dangers de la liberte, parla apres eux avec beaucoup de vehemence en faveur de la meme opinion. D'ou vient ce singulier accord?... Ils sentaient que, pour detruire la liberte, il fallait favoriser par tous les moyens tout ce qui tend a justifier l'egoisme, a dessecher le coeur, etc." Apres avoir loue Rousseau du ton dont Lucrece exalte Epicure, Robespierre se tournait vers les pretres, et, d'un air a la fois irrite et rassurant, il opposait a leur culte corrompu le culte pur des vrais deistes, dont il faisait un eloge vraiment emu et eloquent. Ce culte doit etre national, et il le sera si toute l'education publique est dirigee vers un meme but religieux et surtout si des fetes populaires et officielles glorifient la divinite. L'orateur compte sur les femmes pour defendre et maintenir son oeuvre: "O femmes francaises, cherissez la liberte...; servez-vous de votre empire pour etendre celui de la vertu republicaine! O femmes francaises, vous etes dignes de l'amour et du respect de la terre!" Mais sera-t-on libre d'etre philosophe a la maniere de Diderot? La reponse est vague et terrible: "Malheur a celui qui cherche a eteindre le sublime enthousiasme!..." La nouvelle religion nationale ne laissera aux hommes que la liberte du bien. Et l'orateur termine par ce conseil hardi qui caracterise nettement toute sa politique religieuse et morale: "Commandez a la victoire, mais replongez surtout le vice dans le neant. Les ennemis de la Republique ce sont des hommes corrompus." En consequence, la Convention reconnut, par un decret, l'existence de l'Etre supreme et de l'immortalite de l'ame, et elle organisa des fetes religieuses. Si Robespierre avait loue Rousseau, il n'avait pas affecte de parler toujours au nom de Rousseau et il avait paru pretendre a quelque originalite religieuse, de meme qu'il avait laisse dans l'ombre les consequences les plus illiberales de la proclamation du deisme comme religion d'Etat. Ses acolytes sont plus explicites: le 27 floreal, une deputation des Jacobins vint constater a la barre la conformite du decret avec le texte meme du dernier chapitre du _Contrat social_, et cette constatation fut un supreme eloge. En meme temps, l'orateur de la deputation justifia la Terreur robespierriste par le simple enonce des principes moraux, religieux et politiques de Jean-Jacques. On nous reproche, dit-il, comme une sorte de suicide, d'avoir extermine Hebert et Danton: "mais ils n'etaient pas vertueux; ils ne furent jamais Jacobins". Quel signe distingue donc les vrais Jacobins? "Les vrais Jacobins sont ceux en qui les vertus privees offrent une garantie sure des vertus politiques. Les vrais Jacobins sont ceux qui professent hautement les articles qu'on ne doit pas regarder comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilite, sans lesquels, dit Jean- Jacques, il est impossible d'etre un bon citoyen, l'existence de la Divinite, la vie a venir, la saintete du contrat social et des lois. Sur ces bases immuables de la morale publique, doit s'asseoir notre Republique une, indivisible et imperissable. Rallions-nous tous autour de ces principes sacres." Est-ce la un _Credo_ obligatoire? "Nous ne pouvons obliger personne a croire a ces principes", repond l'orateur jacobin. Et que ferez-vous, si quelques-uns n'y croient pas? "Les conspirateurs seuls peuvent chercher un asile dans l'aneantissement total de leur etre." Or, les conspirateurs sont punis de mort. Donc, si les athees ne sont pas punissables comme athees, ils doivent etre guillotines comme conspirateurs. S'il y avait dans la Convention des philosophes ou des indifferents qui crurent, comme dira plus tard Cambon, avoir adopte un decret sans but et sans objet et donne au mysticisme de Robespierre une satisfaction innocente, on voit qu'ils furent bien vite detrompes: la demarche des Jacobins leur montra qu'ils avaient, sans le vouloir, fonde une religion et institue un pontife. Deja Couthon, au moment ou Robespierre descendait de la tribune, s'etait ecrie que la Providence avait ete offensee, qu'il n'y avait pas une minute a perdre pour l'apaiser par un affichage a profusion, afin qu'on put _lire sur les murs et les guerites qu'elle etait la veritable profession de foi du peuple francais_. Le 23 floreal, la Commune, epuree dans un sens robespierriste, reconnut, elle aussi, l'Etre supreme. Le meme jour, le Comite de salut public organisa le pontificat, arretant que le discours de Robespierre serait lu pendant un mois dans les temples. Cependant, en province, comme a Paris, des agents du nouveau culte s'emparaient des ci-devant eglises; quelques- uns, dit Cambon (dans son discours du 18 septembre 1794), graverent en lettres d'or sur les portes de ces temples les paroles de leur maitre. Ils provoquerent meme un petitionnement pour que le culte de l'Etre supreme fut salarie. A une religion naissante il faut un miracle. Robespierre obtint un miracle dont sa personne fut meme l'objet. Le nouveau Dieu le preserva merveilleusement du couteau de Cecile Renault. Mais, il fit en meme temps un second miracle dont son pontife se fut volontiers passe: il sauva les jours de Collot d'Herbois, assassine par Ladmiral. Les robespierristes celebrerent surtout le premier de ces incidents; les futurs thermidoriens mirent toute leur malice a faire mousser le second, comme Barere faisait mousser les victoires. Ce fut un assaut fort comique d'ironiques doleances. Mais les robespierristes purent donner un eclat officiel a leurs actions de graces. Le 6 prairial, les membres du tribunal du premier arrondissement vinrent remercier l'Etre supreme a la barre et se rejouir de ce que leur ame etait immortelle; plusieurs sections declarerent que Dieu avait detourne le bras des meurtriers pour reconnaitre le decret du 18 floreal. Le 7, les Jacobins et d'autres sections vinrent adorer la Providence pour ce miracle robespierriste. Le vrai Paris, qui avait deserte ce club epure, ces sections epurees, regardait et laissait faire avec une curiosite narquoise. Enfin, le 20 prairial an II (8 juin 1794), eut lieu la celebre fete, si souvent racontee, ou il y eut, quoi qu'on en ait dit, plus de fleurs que d'enthousiasme. On a lu Michelet, et on sait quel role joua Robespierre dans cette ceremonie qu'il presidait. Ses deux discours furent de brillantes paraphrases de Rousseau. Il loua l'Etre supreme en disant: "Tout ce qui est bon est son ouvrage ou c'est lui-meme. Le mal appartient a l'homme..." Et il ajouta: "L'Auteur de la nature avait lie tous les mortels par une chaine immense d'amour et de felicite: perissent les tyrans qui ont ose la briser!" Perissent aussi les ennemis de la religion et de Robespierre! Demain nous releverons l'echafaud. Le second discours se terminait par une priere mystique et ardente, inspiree par une evidente sincerite: car la bonne foi de Robespierre ne fut pas douteuse dans ces manifestations mystiques; et c'est elle qui donne de la grandeur a son orgueil, de l'eloquence a son fanatisme. Si le siecle avait pu etre converti, il l'aurait ete par cet apotre; mais dans l'apotre il ne vit que le pretre, et il se detourna avec repugnance et raillerie. Cependant la nouvelle religion s'affirmait, sinon dans les esprits, du moins dans les actes officiels. Le 11 messidor an II, la Commission d'instruction publique interdisait formellement aux theatres de representer la fete de l'Etre supreme, et l'arrete qu'elle prit a ce sujet fut approuve par le Comite de salut public le 13 messidor. [1] La profession de foi du Vicaire savoyard etait donc devenue la loi de l'Etat, quand la revolution du 9 thermidor la ruina en meme temps que son fondateur. [Note: J. Guillaume, _Proces-verbaux du Comite d'instruction publique de la Convention nationale_, t. IV, p. 714.] Mais dira-t-on avec Edgar Quinet qu'il fut timide, cet homme qui lutta presque seul contre l'esprit encyclopediste ou sechement deiste de ses contemporains? Dira-t-on que l'audace novatrice manqua au createur de la fete et du culte de l'Etre supreme? Il echoua uniquement parce que la France de 1794, j'entends la France instruite, n'etait plus chretienne: son education la rattachait a la philosophie du siecle, ses habitudes hereditaires la retenaient dans les formes catholiques, qu'elle savait mortes, mais auxquelles elle jugeait inutile de substituer une autre formule theologique. Il y a la, ce semble, l'explication de l'echec religieux de Robespierre, et du succes de la politique concordataire de Bonaparte. Si Robespierre eut vecu, l'indifference generale l'aurait force a se rallier au catholicisme, au catholicisme romain, mais servi par de bons pretres comme ceux dont il faisait ses amis personnels, Torne, Audrein, dom Gerle et d'autres. Comme l'etude de son developpement interieur nous l'a fait prevoir, la pensee du pontife de l'Etre supreme, aurait sans doute ete ramenee a la religion natale par le meme circuit qu'avait suivi la pensee de Montaigne et celle de Rousseau. _III.--LES PRINCIPAUX DISCOURS DE ROBESPIERRE A LA CONVENTION_ Tels furent les elements essentiels de l'inspiration de Robespierre. Faut-il le suivre dans toute sa carriere, depuis la fin de la Constituante jusqu'au 9 thermidor? Dans cet espace de moins de trois annees, cet orateur infatigable fut sans cesse sur la breche, et prononca des centaines de discours. Bornons-nous a mettre en lumiere les harangues qu'il composa dans les circonstances capitales de sa vie, dans sa querelle avec les Girondins sur la guerre, dans sa rivalite avec Danton, dans ses tentatives de dictature religieuse, enfin dans la crise finale, en thermidor. * * * * * Quand Robespierre revint a Paris, a la fin de l'annee 1791, il eut une surprise desagreable pour son esprit lent: pendant son absence, une saute de vent avait bouleverse l'atmosphere politique, et l'opinion, oubliant la metaphysique constitutionnelle qui avait occupe les derniers jours de la Constituante, discutait avec fievre sur la guerre. On le sait: la Cour et les Feuillants la voulaient courte, restreinte aux petits princes allemands, avec l'arriere-pensee de lever ainsi une armee contre la Revolution; les Girondins la voulaient generale, europeenne, indefinie, esperant que cette force aveugle, une fois dechainee, porterait dans le monde les principes de 1789, et ruinerait les resistances et les intrigues de Louis XVI. Avec sa nature hesitante, Robespierre ne sut d'abord ou se tourner. Un instant, par contagion, il fut presque belliqueux et, aux Jacobins, le 28 novembre 1791, menaca Leopold "du cercle de Popilius". Mais bientot la reflexion reveilla en lui trois sentiments fort divers: une mefiance envers la cour, dont la politique belliqueuse ferait le jeu; une horreur de moraliste pour la guerre, horreur sincere et presque physique; enfin une crainte jalouse de se voir depossede par Brissot de la premiere place. Il crut qu'en etant l'homme de la paix, il se reservait intact et fort pour le jour de la defaite, qui lui semblait probable et prochain. Certes, ses calculs ou ses pressentiments le tromperont; et les victoires francaises, en le rendant inutile, contribueront a sa chute finale. Mais comment cet esprit etroit, timore, formaliste, aurait-il pu s'imaginer, en decembre 1791, que les armees informes de la Revolution l'emporteraient sur l'experience et la discipline des soldats de l'Europe? Pourtant, les idees guerrieres etaient deja si fortes qu'il ne put les attaquer qu'en biaisant. Sa premiere reponse a Brissot (Jacobins, 18 decembre 1791) se resume dans cette phrase d'exorde: "Je veux aussi la guerre, mais comme l'interet de la nation la demande; domptons nos ennemis interieurs, et ensuite marchons contre nos ennemis etrangers." Le 2 janvier 1792, il refait son discours, commence a se poser en predicateur de la Revolution, repetant ses homelies pour ceux qui n'ont pu les entendre ou qui les ont mal ecoutees. Mais, cette fois que l'opinion est preparee, il retire ses premieres concessions a l'esprit belliqueux, contre lequel eclate franchement toute sa haine d'homme d'etude et de parlementaire: "La guerre, dit-il, est bonne pour les officiers militaires, pour les ambitieux, pour les agioteurs qui speculent sur ces sortes d'evenements; elle est bonne pour les ministres, dont elle couvre les operations d'un voile sacre..." Cette idee, parfois deguisee, est au fond de tout ce discours, ou Robespierre attaque, avec un art infini, les passions les plus populaires et les plus francaises, les prejuges les plus genereux de la Revolution. Lui qu'on represente dedaigneux de l'experience, epris de la theorie pure, il se moque ce jour-la de "ceux qui reglent le destin des empires par des figures de rhetorique". "Il est facheux, dit-il, que la verite et le bon sens dementent ces magnifiques predictions; il est dans la nature des choses que la marche de la raison soit lentement progressive." Sur les illusions de la propagande armee, il jette goutte a goutte l'eau froide de son ironie: "La plus extravagante idee qui puisse naitre dans la tete d'un politique est de croire qu'il suffise a un peuple d'entrer a main armee chez un peuple etranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires armes; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis." Ses sarcasmes n'epargnent meme pas les principes de 1789, ou Brissot voit un talisman: "La declaration des droits n'est point la lumiere du soleil qui eclaire au meme instant tous les hommes; ce n'est point la foudre qui frappe en meme temps tous les trones. Il est plus facile de l'ecrire sur le papier ou de le graver sur l'airain que de retablir dans le coeur des hommes ses sacres caracteres effaces par l'ignorance, par les passions et par le despotisme." Et, d'un ton presque voltairien, il raille Cloots, qui a cru voir "descendre du ciel l'ange de la liberte pour se mettre a la tete de nos legions, et exterminer, par leurs bras, tous les tyrans de l'univers". Quels ennemis poursuivra cette guerre? les emigres? Mais "traiter comme une puissance rivale des criminels qu'il suffit de fletrir, dejuger, de punir par contumace; nommer pour les combattre des marechaux de France extraordinaires contre les lois, affecter d'etaler aux yeux de l'univers La Fayette tout entier, qu'est-ce autre chose que leur donner une illustration, une importance qu'ils desirent, et qui convient aux ennemis du dedans qui les favorisent?... Mais que dis-je? en avons-nous, des ennemis du dedans? Non, vous n'en connaissez pas; vous ne connaissez que Coblentz. N'avez-vous pas dit que le siege du mal est a Coblentz? Il n'est donc pas a Paris? Il n'y a donc aucune relation entre Coblentz et un autre lieu qui n'est pas loin de nous? Quoi! vous osez dire que ce qui a fait retrograder la Revolution, c'est la peur qu'inspirent a la nation les aristocrates fugitifs qu'elle a toujours meprises; et vous attendez de cette nation des prodiges de tous les genres! Apprenez donc qu'au jugement de tous les Francais eclaires, le veritable Coblentz est en France; que celui de l'eveque de Treves n'est que l'un des ressorts d'une conspiration profonde tramee contre la liberte, dont le foyer, dont le centre, dont les chefs sont au milieu de nous. Si vous ignorez tout cela, vous etes etrangers a tout ce qui se passe dans ce pays-ci. Si vous le savez, pourquoi le niez-vous? Pourquoi detourner l'attention publique de nos ennemis les plus redoutables, pour la fixer sur d'autres objets, pour nous conduire dans le piege ou ils nous attendent?" Il etait difficile de serrer Brissot de plus pres, de lui mieux couper la retraite, de le harceler de coups plus forts et plus rapides. Il n'y a rien la de nuageux, de mystique; c'est une dialectique serree, et, tranchons le mot, admirable. Mais il ne suffit pas a Robespierre d'avoir raison et de reduire ses adversaires au silence: il veut replacer au premier plan, en pleine lumiere, sa personnalite dont une longue absence a pu effacer les traits. Dans son exorde, il montre avec habilete le beau cote du role impopulaire que sa sagesse lui impose: "De deux opinions, dit-il, qui ont ete balancees dans cette assemblee, l'une a pour elle toutes les idees qui flattent l'imagination, toutes les esperances brillantes qui animent l'enthousiasme, et meme un sentiment genereux, soutenu de tous les moyens que le gouvernement le plus actif et le plus puissant peut employer pour influer sur l'opinion; l'autre n'est appuyee que sur la froide raison et sur la triste verite. Pour plaire, il faut defendre la premiere; pour etre utile, il faut soutenir la seconde avec la certitude de deplaire a tous ceux qui ont le pouvoir de nuire: c'est pour celle-ci que je me declare." Dans sa peroraison, il emploie, pour se louer, un procede auquel il reviendra sans mesure jusqu'a la fin de sa carriere: il se suppose attaque, menace, et il se plaint et se defend. Mais, cette fois, il le fait avec autant de tact que de verve. "Apprenez que je ne suis point le defenseur du peuple; jamais je n'ai pretendu a ce titre fastueux; je suis du peuple, je n'ai jamais ete que cela; je meprise quiconque a la pretention d'etre quelque chose de plus. S'il faut dire plus, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi on donnait des noms pompeux a la fidelite constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause: serait-ce un moyen de menager une excuse a ceux qui l'abandonnent, en presentant la conduite contraire comme un effort d'heroisme et de vertu? Non, ce n'est rien de tout cela; ce n'est que le resultat naturel du caractere de tout homme qui n'est point degrade. L'amour de la justice, de l'humanite, de la liberte est une passion comme une autre: quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son ame a des passions d'une autre espece, comme a la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanite, et le peuple et la patrie. Voila le secret du coeur humain; voila toute la difference qui existe entre le crime et la probite, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays." En terminant, Robespierre, sur de son auditoire, annonca une troisieme harangue sur le meme sujet; et, en effet, le 11 janvier 1792, il developpa encore les memes arguments, avec plus d'abondance et non sans quelque rhetorique. Cette fois, il s'attacha surtout a demontrer que pour une guerre revolutionnaire, il n'y a ni soldats, ni generaux: "Ou est-il, le general qui, imperturbable defenseur des droits du peuple, eternel ennemi des tyrans, ne respira jamais l'air empoisonne des cours, dont la vertu austere est attestee par la disgrace de la cour; ce general, dont les mains pures du sang innocent et des dons honteux du despotisme sont dignes de porter devant nous l'etendard sacre de la liberte? Ou est-il ce nouveau Caton, ce troisieme Brutus, ce heros encore inconnu? Qu'il se reconnaisse a ces traits, qu'il vienne; mettons-le a notre tete.... Ou est-il! Ou sont-ils ces heros qui, au 14 juillet, trompant l'espoir des tyrans, deposerent leurs armes aux pieds de la patrie alarmee? Soldats de Chateau-Vieux, approchez, venez guider nos efforts victorieux.... Ou etes-vous? Helas! on arracherait plutot sa proie a la mort, qu'au desespoir ses victimes! Citoyens qui, les premiers, signalates votre courage devant les murs de la Bastille, venez; la patrie, la liberte vous appellent aux premiers rangs. Helas! on ne vous trouve nulle part...." Quoiqu'il prolonge a l'exces ces apostrophes, il en tire parfois d'heureux effets: "Venez au moins, gardes nationales, qui vous etes specialement devouees a la defense de nos frontieres, dans cette guerre dont une cour perfide nous menace; venez. Quoi! vous n'etes point encore armes? Quoi! depuis deux ans vous demandez des armes, et vous n'en avez pas?..." Eh bien! s'il en est ainsi, pourquoi les Jacobins ne marchaient-ils pas eux-memes a Leopold, comme le veut Louvet? "Mais quoi! voila tous les orateurs de guerre qui m'arretent; voila M. Brissot qui me dit qu'il faut que _M. le comte de Narbonne_ conduise toute cette affaire: qu'il faut marcher sous les ordres de _M. le marquis de La Fayette_; que c'est au pouvoir executif qu'il appartient de mener la nation a la victoire et a la liberte. Ah! Francais, ce seul mot a rompu tout le charme: il aneantit tous mes projets. Adieu la liberte des peuples. Si tous les sceptres des princes d'Allemagne sont brises, ce ne sera pas par de telles mains." Si l'opinion resta belliqueuse, si on ne suivit point les conseils de Robespierre, la reputation oratoire de l'austere moraliste fut accrue par ce discours. C'est, disait Freron, dans son _Orateur du peuple_, un chef-d'oeuvre d'eloquence qui doit rester dans toutes les familles. Ce fut des lors entre Robespierre et la Gironde une lutte oratoire de tous les jours, dont on ne peut retenir ici que quelques traits. A l'eloquent eloge de Condorcet et des Encyclopedistes que lui infligea Brissot, le 25 avril 1792, Robespierre repondit trois jours apres, par une apologie personnelle qu'il faut citer: "Vous demandez, dit-il, ce que j'ai fait. Oh! une grande chose sans doute: j'ai donne Brissot et Condorcet a la France. J'ai dit un jour a l'Assemblee constituante que, pour imprimer a son ouvrage un auguste caractere, elle devait donner au peuple un grand exemple de desinteressement et de magnanimite; que les vertus des legislateurs devaient etre la premiere lecon des citoyens, et je lui ai propose de decreter qu'aucun de ses membres ne pourrait etre reelu a la seconde legislature, cette proposition fut accueillie avec enthousiasme. Sans cela, peut-etre beaucoup d'entre eux seraient restes dans la carriere; et qui peut repondre que le choix du peuple de Paris ne m'eut pas moi- meme appele a la place qu'occupent aujourd'hui Brissot et Condorcet? Cette action ne peut etre comptee pour rien par M. Brissot, qui, dans le panegyrique de son ami, rappelant ses liaisons avec d'Alembert et sa gloire academique, nous a reproche la temerite avec laquelle nous jugions des hommes qu'il a appeles _nos maitres en patriotisme et en liberte_. J'aurais cru, moi, que dans cet art nous n'avions d'autres maitres que la nature. "Je pourrais observer que la Revolution a rapetisse bien des grands hommes de l'ancien regime; que si les academiciens et les geometres que M. Brissot nous propose pour modeles ont combattu et ridiculise les pretres, ils n'en ont pas moins courtise les grands et adore les rois, dont ils ont tire un assez bon parti; et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persecute la vertu et le genie de la liberte dans la personne de ce Jean-Jacques dont j'apercois ici l'image sacree, de ce vrai philosophe qui seul, a mon avis, entre tous les hommes celebres de ce temps-la, merita des honneurs publics prostitues depuis par l'intrigue a des charlatans politiques et a de miserables heros? Quoi qu'il en soit, il n'est pas moins vrai que, dans le systeme de M. Brissot, il doit paraitre etonnant que celui de mes services que je viens de rappeler ne m'ait pas merite quelque indulgence de la part de mes adversaires." * * * * * On a vu plus haut que la revolution du 10 aout 1792, s'etant faite sans Robespierre, l'avait amoindri au profit de Danton et de la Gironde _extra parlementaire_, agissante et franchement republicaine. A la Convention, il se sentait isole, suspecte, menace. Il risquait de tomber au rang de faiseur de placards, si Barbaroux et Louvet ne lui avaient ouvert la tribune pour une longue serie d'apologies personnelles aussi irrefutables que peu convaincantes. Cet accuse, auquel les etourdis de la Gironde ne reprochaient aucun acte precis, eut beau jeu pour etre modeste, pour preparer habilement l'opinion en sa faveur et se donner un prestige de victime calomniee. Ce n'etait pas assez: il voulut reprendre a Danton cette premiere place, a l'avant-garde de la democratie, que lui avait donnee son energie au 10 aout. L'avocat qui s'etait cache pendant l'attaque du chateau eut tout a coup une grande hardiesse en face du roi vaincu et captif. Son discours du 3 decembre 1792 exprima cette idee violente qu'il fallait tuer Louis XVI et non le juger. Robespierre se donna ce jour-la un style concis, hache, abrupt. Il sut etre terrible et clair: "Il n'y a point ici, dit- il, de proces a faire. Louis n'est point un accuse; vous n'etes pas des juges; vous ne pouvez etre que des hommes d'Etat et les representants de la nation. Vous n'avez point une sentence a rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public a prendre, un acte de providence nationale a exercer... Louis fut roi, et la republique est fondee; la question fameuse qui vous occupe est decidee par ces seuls mots. Louis a ete detrone par ses crimes; Louis denoncait le peuple francais comme rebelle; il a appele, pour le chatier, les armes des tyrans, ses confreres; la victoire et le peuple ont decide que lui seul etait rebelle: Louis ne peut donc etre juge; il est deja juge. Il est condamne, ou la Republique n'est point absoute. Proposer de faire le proces a Louis XVI, de quelque maniere que ce puisse etre, c'est retrograder vers le despotisme royal et constitutionnel; c'est une idee contre-revolutionnaire, car c'est mettre la revolution elle-meme en litige. En effet, si Louis peut etre encore l'objet d'un proces, Louis peut etre absous; il peut etre innocent, que dis-je? Il est presume l'etre jusqu'a ce qu'il soit juge. Mais si Louis est absous, si Louis peut etre presume innocent, que devient la Revolution? Si Louis est innocent, tous les defenseurs de la Liberte deviennent des calomniateurs." Et il demanda que, sans debats, on guillotinat l'accuse. C'est ainsi qu'il depassait les hommes du 10 aout par une violence qui, dans le fond, devait repugner a son caractere de legiste. Mais il en voulait plus a la Gironde qu'au roi et, quand la proposition d'appel au peuple eut compromis le parti Brissot-Guadet, il ne cessa de le poursuivre de ses denonciations, rendant impossible l'union des patriotes revee par Danton et Condorcet, et dans laquelle son influence et sa personne auraient ete eclipsees. On sait que le projet de Constitution presente par Condorcet etait tres democratique. Robespierre craignit que cela ne rendit les Girondins populaires. Aussi peut-on dire que c'est par une sorte de surenchere a la politique des Girondins que, dans son discours du 24 avril 1793, sur la propriete, il exprime a la Convention des idees que nous appellerions aujourd'hui socialistes: "... Demandez, dit-il, a ce marchand de chair humaine, ce que c'est que la propriete; il vous dira, en vous montrant cette longue biere qu'on appelle un navire, ou il a encaisse et serre des hommes qui paraissent vivants: "Voila mes proprietes, je les ai achetees tant par tete." Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l'univers bouleverse depuis qu'il n'en a plus: il vous donnera de la propriete des idees a peu pres semblables. "Interrogez les augustes membres de la dynastie capetienne: ils vous diront que la plus sacree de toutes les proprietes est, sans contredit, le droit hereditaire, dont ils ont joui de toute antiquite, d'opprimer, d'avilir et de s'assurer legalement et monarchiquement les 25 millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir. "Aux yeux de tous ces gens-la, la propriete ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi notre declaration des droits semblerait-elle presenter la meme erreur en definissant la liberte "le premier des biens de l'homme, le plus "sacre des droits qu'il tient de la nature?" Nous avons dit avec raison qu'elle avait pour bornes les droits d'autrui; pourquoi n'avez-vous pas applique ce principe a la propriete, qui est une institution sociale, comme si les lois eternelles de la nature etaient moins inviolables que les conventions des hommes? Vous avez multiplie les articles pour assurer la plus grande liberte a l'exercice de la propriete, et vous n'avez pas dit un seul mot pour en determiner la nature et la legitimite, de maniere que votre declaration parait faite non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de reformer ces vices en consacrant les verites suivantes: "I. La propriete est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. "II. Le droit de propriete est borne, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui. "III. Il ne peut prejudicier ni a la surete, ni a la liberte, ni a l'existence, ni a la propriete de nos semblables. "IV. Toute possession, tout trafic qui voile ce principe est illicite et immoral." [Note: Voir mon _Histoire politique de la Revolution_, p. 290.] Le 26 mai 1798, c'est Robespierre qui decida les Jacobins a l'insurrection, et il le fit en termes singulierement energiques. "J'invite le peuple, dit-il, a se mettre, dans la Convention nationale, en insurrection contre tous les deputes corrompus. (_Applaudissements._) Je declare qu'ayant recu du peuple le droit de defendre ses droits, je regarde comme mon oppresseur celui qui m'interrompt ou qui me refuse la parole, et je declare que, moi seul, je me mets en insurrection contre le president, et contre tous les membres qui siegent dans la Convention. (_Applaudissements._)" Toute la societe se leva et se declara en insurrection contre les _deputes corrompus_. Au 31 mai, on sait dans quelles circonstances Robespierre porta le coup de grace aux Girondins. Il defendait, avec quelque diffusion, la proposition de Barere contre la commission des Douze. Vergniaud, impatiente, lui cria: "Concluez donc!"--"Oui, je vais conclure, repondit- il, et contre vous! contre vous qui, apres la revolution du 10 aout, avez voulu conduire a l'echafaud ceux qui l'ont faite! contre vous, qui n'avez cesse de provoquer la destruction de Paris! contre vous, qui avez voulu sauver le tyran! contre vous, qui avez conspire avec Dumouriez! contre vous, qui avez poursuivi avec acharnement les memes patriotes dont Dumouriez demandait la tete! contre vous, dont les vengeances criminelles ont provoque ces memes cris d'indignation dont vous voulez faire un crime a ceux qui sont vos victimes! Eh bien! ma conclusion, c'est le decret d'accusation contre tous les complices de Dumouriez et contre tous ceux qui ont ete designes par les petitionnaires." * * * * * Cette aprete eloquente qu'il portait dans l'art d'accuser donna un accent original et vraiment terrible au discours qu'il prononca, le 14 germinal an II, contre Danton. J'ai deja indique que Robespierre fut, a n'en pas douter, l'assassin de Danton, quoi qu'en aient dit Louis Blanc et Ernest Hamel. En vain ils alleguent que Robespierre defendit son rival aux Jacobins (13 brumaire an II). Oui; mais comment le defendit- il? Coupe (de l'Oise) avait accuse le tribun de moderantisme. Danton repondit avec feu dans un long discours dont le _Moniteur_ n'analyse que la premiere partie: "L'orateur, dit l'auteur robespierriste du compte rendu, apres plusieurs morceaux vehements, prononces avec une abondance qui n'a pas permis d'en recueillir tous les traits, termine par demander qu'il soit nomme une commission de douze membres, chargee d'examiner les accusations dirigees contre lui, afin qu'il puisse y repondre en presence du peuple." Robespierre profita de cette attitude d'accuse maladroitement prise par Danton, pour l'accabler de sa bienveillance hautaine, pour le diminuer par de perfides concessions a ses accusateurs. Sans doute, il declara que Danton etait un patriote calomnie; et Danton, absous, fut embrasse par le president du club. Mais l'Incorruptible avait, comme en passant, etabli deux griefs, alors formidables, contre son rival: "La Convention, dit-il, sait que j'etais divise d'opinion avec Danton; que, dans le temps des trahisons avec Dumouriez, mes soupcons avaient devance les siens. Je lui reprochai alors de n'etre plus irrite contre ce monstre. Je lui reprochai alors de n'avoir pas poursuivi Brissot et ses complices avec assez de rapidite, et je jure que ce sont la les seuls reproches que je lui ai faits...." Les seuls reproches! Mais voila Danton suspect d'indulgence pour Dumouriez et pour les Girondins. N'etait-ce pas le marquer d'avance pour le Tribunal revolutionnaire? "Je me trompe peut- etre sur Danton, ajoutait Robespierre; mais, vu dans sa famille, il ne merite que des eloges. Sous le rapport politique, je l'ai observe: une difference d'opinion entre lui et moi me le faisait epier avec soin, quelquefois avec colere; et s'il n'a pas toujours ete de mon avis, conclurai-je qu'il trahissait sa patrie? Non; je la lui ai toujours vu servir avec zele." _Une difference d'opinion!_ Mais pour Robespierre il n'y avait, en dehors de l'orthodoxie politique et religieuse, qu'erreur, vice et mensonge.--Ainsi, sous pretexte de disculper Danton de moderantisme, le Pontife avait atteste, signale l'indulgence et l'aveuglement de l'homme du 10 aout. Au sortir de cette seance fameuse, chacun pouvait se dire: "Oui, Robespierre, le genereux Robespierre a sauve Danton; mais Danton est suspect, Danton pense mal en politique." L'Incorruptible ne perdit aucune occasion d'oter a son rival sa popularite en le presentant comme un indulgent, dupe ou complice de la reaction. On sait qu'il avait vu les premiers numeros du _Vieux Cordelier_ et encourage Camille dans son appel a la clemence: voulait-il perdre ainsi et Camille et Danton? L'embarras qu'il montra quand ce fait lui fut rappele a la tribune semble autoriser les suppositions les plus defavorables. Il est incontestable qu'en cette occasion il fut aussi deloyal que cruel envers Camille. Je vois aussi qu'il tendait frequemment des pieges a la bonne foi de Danton. On connait l'affaire des soixante-quinze Girondins designes par Amar, officiellement sauves par Robespierre, troupeau tour a tour rassure et tremblant, future majorite robespierriste pour le jour ou le dictateur arreterait la Revolution et fixerait son pouvoir personnel. Apres Thermidor, Clauzel rappelait un jour ce fait a la tribune. Alors, le bon Legendre voulut oter a l'assassin de Danton le benefice de cette clemence, si interessee qu'elle fut. "Je vais vous dire, s'ecria-t-il (3 germinal an III), ce qui arriva dans un diner ou je me trouvai avec Robespierre et Danton. Le premier lui dit que la Republique ne pourrait s'etablir que sur les cadavres des Soixante-treize; Danton repondit qu'il s'opposerait a leur supplice.--Robespierre lui repondit qu'il voyait bien qu'il etait le chef de la faction des indulgents." Legendre n'avait pas compris l'hypocrisie d'une reponse qui ne tendait qu'a constater une fois de plus l'indulgence de Danton. Mais celui-ci avait vu tres clair dans le jeu de son adversaire; il se sentait mine et menace par lui. Peu de jour avant son arrestation, un de ces Girondins inquiets le consulta sur ce qu'il y avait a craindre ou a esperer. "Danton, dit Bailleul, lui prit d'une main le haut de la tete, de l'autre le menton, et, faisant jouer la tete sur son pivot: "Sois tranquille, dit-il avec cette voix qu'on lui connaissait, ta tete est plus assuree sur tes epaules que la mienne." L'insouciance du tribun, son refus de fuir n'etaient donc pas de l'ignorance, de l'aveuglement. Il devinait les mauvais desseins de Robespierre, mais il ne croyait pas le peril si proche, et il comptait, pour sauver sa tete, sur sa propre eloquence, sur sa popularite. On a fait grand bruit du mot naif de Billaud-Varenne, au 9 thermidor: "La premiere fois, dit-il, que je denoncai Danton au Comite, Robespierre se leva comme un furieux, en disant qu'il voyait mes intentions, que je voulais perdre les meilleurs patriotes." Indignation de commande! l'occasion n'etait pas mure encore pour perdre Danton; il fallait d'abord detruire les hebertistes, ses allies possibles en cas de danger commun. Hebert une fois guillotine, Robespierre consentit a abandonner Danton, suivant l'expression de Billaud-Varenne; il ceda aux objurgations patriotiques de Saint-Just, et sacrifia l'amitie a la patrie, si on en croit Louis Blanc, qui s'ecrie avec emotion: "Ah! quel trouble ne dut pas etre le sien en ces moments funestes!" Oui, je le crois, Robespierre au Comite se fait prier pour accepter la tete de son rival. Oui, Billaud, Saint-Just le gourmanderent: je vois, j'entends cette scene shakespearienne: Iago refusant ce qu'il brule d'obtenir. Et, certes, les larmes de ce faux Brutus nous duperaient encore, nous croirions aux angoisses de son coeur, quand il vit Danton destine a l'echafaud, si nous n'avions pas la preuve ecrite que lui-meme fournit a la calomnie les armes dont elle frappa les accuses de germinal. On a retrouve et publie en 1841 les notes secretes qu'il fournit a Saint- Just, comme une _matiere_ pour composer son terrible rapport. La s'etale et siffle toute sa haine contre celui qu'il avait feint de defendre aux Jacobins. La, il ment avec joie contre son frere d'armes; et ses mensonges sont aussi odieux que ridicules, soit qu'il accuse Danton d'avoir trahi et vendu la Revolution, soit qu'il lui reproche d'avoir voulu se cacher au 10 aout. C'est sur ce texte meme, orne et mis au point par Saint-Just, que fut condamne celui qui, la veille encore, tendait fraternellement la main a Robespierre. [Note: Discours de Billaud du 12 fructidor an II: "La veille ou (_sic_) Robespierre consentit a l'abandonner, ils avaient ete ensemble a une campagne, a quatre lieues de Paris, et etaient revenus dans la meme voiture." C'est peut-etre a cette campagne qu'eut lieu le diner dont parlent Vilain- Daubigny et Prudhomme, et ou Robespierre resta sourd a la voix fraternelle de Danton.] Que deviennent, en presence de ce document, les allegations de Charlotte Robespierre? Elle dit, dans ses memoires, que son frere voulait sauver Danton. Et quelle preuve donne-t-elle? qu'en apprenant l'arrestation de Desmoulins, Robespierre se rendit a sa prison pour le supplier de revenir aux principes. Pourquoi Camille ne voulut-il pas voir son ami? Celui-ci dut, a son vif regret, l'abandonner a son sort. Mais il avait voulu le sauver. Or, Camille et Danton etaient trop lies pour qu'on put sauver l'un sans l'autre. Voila le raisonnement de Charlotte Robespierre: elle ne peut croire que son frere n'ait pas voulu sauver un ami, un fidele camarade avec qui elle vivait familierement, faisant sauter le petit Horace Desmoulins sur ses genoux. Qu'eut-elle dit si elle avait pu lire, dans les Notes secretes, cette impitoyable critique du pauvre Camille et surtout les lignes ou Robespierre, sur une plaisanterie cynique de Danton, prete au pamphletaire les moeurs les plus infames? Sur Camille comme sur Danton, il n'y a rien, dans le rapport de Saint-Just, qui n'ait ete souffle par Robespierre. [Illustration: ATTAQUE DE LA MAISON COMMUNE DE PARIS, le 29 Juillet 1794 ou 9 Thermidor An 2eme de la Republique] Danton, avons-nous dit, comptait sur son eloquence pour sauver sa tete. Il eut suffi, en effet, qu'il fut libre de parler soit a la barre de la Convention, soit au Tribunal revolutionnaire, pour que son proces se terminat par un triomphe, comme celui de Marat. Mais il ne s'agissait pas de juger Danton: "_Nous voulons_, avait dit Vadier, _vider ce turbot farci_." Il fallait d'abord le baillonner, ce qu'on ne pouvait faire sans l'aveu de Robespierre. Si celui-ci, le 11 germinal, avait appuye Legendre qui demandait que Danton fut entendu, Danton etait sauve. Que dis-je? si Robespierre se fut tu sur la motion de Legendre, Danton obtenait audience. Il y eut un instant de trouble et de revolte dans l'assemblee a l'idee de livrer l'homme du 10 aout sans l'avoir entendu. C'est alors que l'Incorruptible prononca cet infernal discours ou il mit toutes ses coleres, toute sa haine fraternelle, une energie farouche, une eloquence terrible. En voici les principaux passages: "A ce trouble, depuis longtemps inconnu, qui regne dans cette assemblee; aux agitations qu'ont produites les premieres paroles de celui qui a parle avant le dernier opinant, il est aise de s'apercevoir, en effet, qu'il s'agit d'un grand interet, qu'il s'agit de savoir si quelques hommes aujourd'hui doivent l'emporter sur la patrie. Quel est donc ce changement qui parait se manifester dans les principes des membres de cette assemblee, de ceux surtout qui siegent dans un cote qui s'honore d'avoir ete l'asile des plus intrepides defenseurs de la liberte? Pourquoi une doctrine, qui paraissait naguere criminelle et meprisable, est-elle reproduite aujourd'hui? Pourquoi cette motion, rejetee quand elle fut proposee par Danton, pour Basire, Chabot et Fabre d'Eglantine, a-t-elle ete accueillie tout a l'heure par une portion des membres de cette assemblee? Pourquoi? Parce qu'il s'agit aujourd'hui de savoir si l'interet de quelques hypocrites ambitieux doit l'emporter sur l'interet du peuple francais. (_Applaudissements._) "... Nous verrons dans ce jour si la Convention saura briser une pretendue idole pourrie depuis longtemps; ou si, dans sa chute, elle ecrasera la Convention et le peuple francais. Ce qu'on a dit de Danton ne pouvait-il pas s'appliquer a Brissot, a Petion, a Chabot, a Hebert meme, et a tant d'autres qui ont rempli la France du bruit fastueux de leur patriotisme trompeur? Quel privilege aurait-il donc? En quoi Danton est-il superieur a ses collegues, a Chabot, a Fabre d'Eglantine, son ami et son confident, dont il a ete l'ardent defenseur? En quoi est-il superieur a ses concitoyens? Est-ce parce que quelques individus trompes, et d'autres qui ne l'etaient pas, se sont groupes autour de lui pour marcher a sa suite a la fortune et au pouvoir? Plus il a trompe les patriotes qui avaient eu confiance en lui, plus il doit eprouver la severite des amis de la liberte.... "Et a moi aussi, on a voulu inspirer des terreurs; on a voulu me faire croire qu'en approchant de Danton, le danger pourrait arriver jusqu'a moi; on me l'a presente comme un homme auquel je devais m'accoler, comme un bouclier qui pourrait me defendre, comme un rempart qui, une fois renverse, me laisserait expose aux traits de mes ennemis. On m'a ecrit, les amis de Danton m'ont fait parvenir des lettres, m'ont obsede de leurs discours. Ils ont cru que le souvenir d'une ancienne liaison, qu'une foi antique dans de fausses vertus, me determineraient a ralentir mon zele et ma passion pour la liberte. Eh bien! je declare qu'aucun de ces grands motifs n'a effleure mon ame de la plus legere impression. Je declare que s'il etait vrai que les dangers de Danton dussent devenir les miens, que s'ils avaient fait faire a l'aristocratie un pas de plus pour m'atteindre, je ne regarderais pas cette circonstance comme une calamite publique. Que m'importent les dangers? Ma vie est a la patrie; mon coeur est exempt de crainte; et si je mourais, ce serait sans reproche et sans ignominie. (_On applaudit a plusieurs reprises._) "... Au reste, la discussion qui vient de s'engager est un danger pour la patrie; deja elle est une atteinte coupable portee a la liberte: car c'est avoir outrage la liberte que d'avoir mis en question s'il fallait donner plus de faveur a un citoyen qu'a un autre: tenter de rompre ici cette egalite, c'est censurer indirectement les decrets salutaires que vous avez portes dans plusieurs circonstances, les jugements que vous avez rendus contre les conspirateurs; c'est defendre aussi indirectement ces conspirateurs qu'on veut soustraire au glaive de la justice, parce qu'on a avec eux un interet commun; c'est rompre l'egalite. Il est donc de la dignite de la representation nationale de maintenir les principes. Je demande la question prealable sur la proposition de Legendre." On sait quel effet cette admirable et homicide harangue produisit sur Legendre et sur la Convention tout entiere. Une stupeur engourdit les ames. La peur, la lachete fermerent les bouches et livrerent au bourreau la victime demandee. Jamais l'eloquence n'exerca, dans des circonstances plus tragiques, une influence plus prodigieuse et plus criminelle. * * * * * La mort des Dantonistes, en supprimant la liberte de contradiction, donna toute carriere a la rhetorique d'apparat ou se complaisait Robespierre, et comme lettre et comme predicateur. Deja il s'etait plu a faire la theorie d'une republique fondee sur la vertu telle que l'entend Jean-Jacques dans son rapport sur les principes du gouvernement revolutionnaire (5 nivose an II). Ces idees constituent le fond du celebre rapport du 18 pluviose suivant, _sur les principes de morale politique_. C'est la qu'il balance avec le plus d'art et de bonheur ses antitheses favorites sur la vertu comparee au vice. "Nous voulons, dit-il, un ordre de choses ou toutes les passions basses et cruelles soient enchainees, toutes les passions bienfaisantes et genereuses eveillees par les lois; ou l'ambition soit le desir de meriter la gloire et de servir la patrie; ou les distinctions ne naissent que de l'egalite meme; ou le citoyen soit soumis au magistrat, le magistrat au peuple et le peuple a la justice; ou la patrie assure le bien-etre de chaque individu, et ou chaque individu jouisse avec orgueil de la prosperite et de la gloire de la patrie; ou toutes les ames s'agrandissent par la communication continuelle des sentiments republicains, et par le besoin de meriter l'estime d'un grand peuple; ou les arts soient les decorations de la liberte, qui les ennoblit; le commerce, la source de la richesse publique, et non pas seulement de l'opulence monstrueuse de quelques maisons. "Nous voulons substituer dans notre pays la morale a l'egoisme, la probite a l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienseances, l'empire de la raison a la tyrannie de la mode, le mepris du vice au mepris du malheur, etc." J'ai deja parle du fameux discours du 18 floreal an II, _sur les rapports des idees religieuses et morales avec les principes republicains et sur les fetes nationales_, ou Robespierre proclama l'existence et organisa le culte de l'Etre supreme. Il y a la, parmi des banalites diffuses, de beaux morceaux dignes de Jean-Jacques. Les deux harangues a la fete meme de l'Etre supreme ne me semblent pas meriter, au point de vue litteraire, l'enthousiasme lyrique de Louis Blanc. Mais les circonstances donnerent une importance extraordinaire a la parole de l'orateur, dont la tenue, l'attitude, etonnerent le peuple et eveillerent l'ironie de ses collegues. L'imagerie populaire a represente Robespierre en habit bleu, cheveux poudres, air de gala, prechant a la foule la religion nouvelle. On sait que le hasard ou la malignite laissa un intervalle entre la Convention et son president, quand le cortege se mit en marche. "A le voir, dit Fievee, a vingt pas en avant des membres de la Convention et des autorites convoquees, pare sans avoir l'air plus noble, tenant a la main un bouquet compose d'epis de ble et de fleurs, on pouvait distinguer les efforts qu'il faisait pour etouffer son orgueil; mais, au moment ou les acteurs des theatres de Paris, en costumes grecs, chanterent la derniere strophe d'une hymne adressee soi- disant a l'Etre supreme, et qui se terminait par ces vers qu'on adressait reellement a Robespierre au nom du peuple francais: _S'il a rougi d'obeir a des rois, il est fier de t'avoir pour maitre_, a ce moment, tout ce que l'homme renfermait d'ambition dans son sein eclata sur son visage: il se crut a la fois roi et Dieu." C'est alors qu'a demi voix, les amis de Danton le menacerent et l'insulterent a l'envi. Cette scene est trop connue pour qu'il faille la rappeler en detail: disons seulement que jamais orateur ne parla dans une occasion aussi extraordinaire, a la fois politique et pontife, president de la Convention et fondateur d'un culte nouveau, acclame officiellement et injurie tout bas par son entourage, portant dans son coeur et sur son visage la joie d'avoir realise un reve surhumain et la rage d'etre outrage dans son triomphe. Puis il se sentit perdu, et Mme Le Bas l'entendit murmurer melancoliquement, a son retour chez Duplay: "Vous ne me verrez plus longtemps." * * * * * L'effroyable loi du 22 prairial an II tendait a supprimer ceux qui avaient hue le Pontife a la fete de l'Etre supreme, dantonistes et independants. On sait comment ceux-ci firent la revolution de Thermidor, pour sauver leur tete, avec l'aide du terroriste Billaud. Je ne veux pas raconter, apres M. d'Hericault, les preliminaires de cette journee celebre ni cette _repetition generale_ de son discours supreme que Robespierre fit aux Jacobins, le 13 messidor. Voici seulement deux points qui me paraissent hors de doute, quoi qu'en dise le spirituel critique, et qui expliquent tout ce discours: 1 deg. Robespierre voulait la fin de la Terreur, mais apres la destruction de ses ennemis personnels, dantonistes attardes comme Tallien, Thuriot, Dubois-Crance, Bourdon (de l'Oise), ou ultra-terroristes comme Billaud et les billaudistes: ces hommes disparus, _une volonte unique_ aurait dirige la Republique dans une voie legale, humaine, pacifique, et Robespierre aurait ete le dictateur par persuasion, le Pericles de cet ordre nouveau; 2 deg. tout en gardant son influence sur les affaires, tout en gouvernant par sa signature ou par ses manoeuvres secretes dans son bureau de police, avec Saint-Just et Couthon, il crut devoir s'absenter pendant quatre decades des seances du Comite de salut public. Pourquoi? par degout des hommes? par lassitude morale? Peut-etre; mais surtout pour separer ostensiblement sa personne des rivaux qu'il voulait perdre. L'orgueilleux croyait les isoler. C'est lui qui s'isola. En delivrant ses collegues de sa figure, de son eloquence, de toute sa personne redoutable, il leur donna le courage et la liberte de conspirer contre lui. Ecoutez les aveux de Billaud-Varenne (12 fructidor an II): "L'absence de Robespierre du Comite a ete utile a la patrie, car il nous a laisse le temps de combiner nos moyens pour l'abattre; vous sentez que, s'il s'y etait rendu exactement, il nous aurait beaucoup genes. Saint-Just et Couthon, qui y etaient fort exacts, ont ete pour nous des espions tres incommodes." De ces deux remarques, il suit que le discours du 8 thermidor fut forcement ambigu, et que l'orateur, ayant laisse respirer ses ennemis, eut affaire a plus forte partie que s'il n'avait pas interrompu pendant un mois l'action terrifiante de son eloquence. On s'etait fait un courage en son absence; on osa regarder en face cette tete de Meduse, selon le mot de Boucher Saint-Sauveur. D'autre part, il y a deux tendances dans le discours: la clemence et la rigueur. Robespierre, dit M. d'Hericault, mourut dans la peau d'un terroriste: il ne voulait que regulariser la Terreur a son profit. Robespierre, disent Louis Blanc et M. Hamel, perit parce qu'il voulait faire enfin ce qu'avaient propose trop tot Camille et Danton, parce qu'il voulait renverser l'echafaud. Les uns et les autres ont raison; Robespierre voulait dire: "Je renverserai l'echafaud, non demain, mais apres-demain, quand cette poignee de mechants y aura monte." Mais il enveloppa ce programme dans des formules vagues, ou toute la Convention se sentit designee. Et puis, quelle garantie avait-on que ces quelques victimes lui suffiraient? En sauvant la tete des collegues menaces, chacun crut sauver la sienne. Quelque confiance que Robespierre eut dans la puissance de sa parole, je crois qu'a la veille de prononcer son discours, il avait senti, connu les resistances que sa faute avait rendues possibles, et peut-etre meme s'etait-il dit que l'obscurite de ses paroles effraieraient le Centre et la Droite. Oui, il etait trop informe pour compter outre mesure sur l'appui problematique des Soixante-Quinze, et des hommes comme Durand- Maillane. Mais cet esprit lent et orgueilleux ne sut pas, ne voulut pas changer son plan d'attaque et de defense. Dirai-je que son amour-propre litteraire repugna a sacrifier un discours tout redige? Il est positif qu'il travaillait depuis longtemps a ce discours, qu'il y avait mis toute son ame, que c'eut ete pour lui une souffrance de supprimer ce beau testament politique. On n'aime pas Robespierre; mais on ne peut nier qu'il n'eut l'ame assez grande pour se consoler d'un echec et de la mort par l'idee de laisser apres lui un chef-d'oeuvre oratoire.[2] Note: [2]Il n'est pas moins preoccupe de passer pour un honnete homme aux yeux de la posterite, comme l'indique ce beau mouvement de son discours: "Les laches! ils voudraient donc me faire descendre au tombeau avec ignominie! Et je n'aurais laisse sur la terre que la memoire d'un tyran!" La meme preoccupation lui avait inspire, dans les derniers temps de sa vie, ces vers que nous a transmis Charlotte Robespierre: Le seul tourment du juste a son heure derniere, Et le seul dont alors je serai dechire, C'est de voir en mourant la pale et sombre envie Distiller sur mon front l'opprobre et l'infamie, De mourir pour le peuple et d'en etre abhorre. Sa crainte se realisa, a en croire le compte rendu de la seance du 9 thermidor publie par un journal peu connu, la _Correspondance politique de Paris et des departements_: "Robespierre demande en vain la parole: _il est hue par le peuple_." Cf. Vatel, _Vergniaud_, t. II, p. 167. La promenade melancolique qu'on lui prete la veille de son duel, ses previsions funebres, tout cela n'est pas une comedie comme il en joua souvent pour apitoyer sur lui-meme. Mais je crois aussi que, quand il relisait son discours, son orgueil lui rendait la confiance, et qu'une fois a la tribune, ecoute et applaudi, enivre lui-meme de sa parole, il se crut sur de vaincre et que la desillusion finale lui fut amere. On sait que le _Moniteur_, pour plaire aux vainqueurs, resuma les paroles du vaincu en dix lignes insignifiantes. Seul, le _Republicain francais_ osa en donner une analyse etendue et fidele. Mais le texte complet ne fut imprime que plusieurs semaines apres la mort de Robespierre. On ignore donc quels sont les passages que la Convention a particulierement applaudis, ceux qui l'ont laissee froide ou mefiante, et jamais il n'aurait ete plus interessant d'avoir ces notes si incompletes et si precieuses a la fois que les journaux donnaient sur l'attitude de l'auditoire. Robespierre, apres un exorde classique et une vague esquisse de sa politique, egalement eloignee de la violence hebertiste et de l'indulgence dantonienne, fit un appel indirect aux honnetes gens de la Droite. Puis il refuta en ces termes les accusations de dictature: "Quel terrible usage les ennemis de la republique ont fait du seul nom d'une magistrature romaine! Et si leur erudition nous est si fatale, que sera-ce de leurs tresors et de leurs intrigues! Je ne parle point de leurs armees; mais qu'il me soit permis de renvoyer au duc d'York et a tous les ecrivains royaux les patentes de cette dignite ridicule, qu'ils m'ont expediee les premiers: il y a trop d'insolence, a des rois, qui ne sont pas surs de conserver leurs couronnes, de s'arroger le droit d'en distribuer a d'autres...." Qu'un representant du peuple qui sent la dignite de ce caractere sacre, "qu'un citoyen francais digne de ce nom puisse abaisser ses voeux jusqu'aux grandeurs coupables et ridicules qu'il a contribue a foudroyer, qu'il se soumette a la degradation civique pour descendre a l'infamie du trone, c'est ce qui ne paraitra vraisemblable qu'a ces etres pervers qui n'ont pas meme le droit de croire a la vertu! Que dis-je, _vertu_! C'est une passion naturelle sans doute; mais comment la connaitraient-elles, ces ames venales qui ne s'ouvrirent jamais qu'a des passions laches et feroces; ces miserables intrigants qui ne lierent jamais le patriotisme a aucune idee morale, qui marcherent dans la revolution a la suite de quelque personnage important et ambitieux, de je ne sais quel prince meprise, comme jadis nos laquais sur les pas de leurs maitres?... Mais elle existe, je vous en atteste, ames sensibles et pures; elle existe, cette passion tendre, imperieuse, irresistible, tourment et delices des coeurs magnanimes; cette horreur profonde de la tyrannie, ce zele compatissant pour les opprimes, cet amour plus sublime et plus saint de l'humanite, sans lequel une grande revolution n'est qu'un crime eclatant qui detruit un autre crime; elle existe cette ambition genereuse de fonder sur la terre la premiere Republique du monde!... "Ils m'appellent tyran.... Si je l'etais, ils ramperaient a mes pieds, je les gorgerais d'or, je leur assurerais le droit de commettre tous les crimes, et ils seraient reconnaissants! Si je l'etais, les rois que nous avons vaincus, loin de me denoncer (quel tendre interet ils portent a notre liberte!), me preteraient leur coupable appui; je transigerais avec eux.... "Qui suis-je, moi qu'on accuse? Un esclave de la liberte, un martyr vivant de la Republique, la victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent; les actions les plus indifferentes, les plus legitimes de la part des autres sont des crimes pour moi; un homme est calomnie des qu'il me connait; on pardonne a d'autres leurs forfaits; on me fait un crime de mon zele. Otez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux de tous les hommes; je ne jouis pas meme des droits du citoyen; que dis-je! il ne m'est pas meme permis de remplir les devoirs d'un representant du peuple. "Quand les victimes de leur perversite se plaignent, ils s'excusent en leur disant: _C'est Robespierre qui le veut, nous ne pouvons pas nous en dispenser...._ On disait aux nobles: _C'est lui seul qui vous a proscrits_; on disait en meme temps aux patriotes: _Il veut sauver les nobles_; on disait aux pretres: _C'est lui seul qui vous poursuit; sans lui, vous seriez paisibles et triomphants_; on disait aux fanatiques: _C'est lui qui detruit la religion_; on disait aux patriotes persecutes: _C'est lui qui l'a ordonne, ou qui ne veut pas l'empecher_. On me renvoyait toutes les plaintes dont je ne pouvais faire cesser les causes, en disant: _Votre sort depend de lui seul_. Des hommes apostes dans les lieux publics propageaient chaque jour ce systeme; il y en avait dans le lieu des seances du tribunal revolutionnaire, dans les lieux ou les ennemis de la patrie expient leurs forfaits; ils disaient: _Voila des malheureux condamnes; qui est-ce qui en est la cause? Robespierre._ On s'est attache particulierement a prouver que le tribunal revolutionnaire etait un _tribunal de sang_, cree par moi seul, et que je maitrisais absolument pour faire egorger tous les gens de bien, et meme tous les fripons, car on voulait me susciter des ennemis de tous les genres. Ce cri retentissait dans toutes les prisons; ce plan de proscription etait execute a la fois dans tous les departements par les emissaires de la tyrannie. Mais qui etaient-ils, ces calomniateurs?..." Ce sont ceux qui ont blaspheme a la fete de l'Etre Supreme: "Croirait-on qu'au sein de l'allegresse publique, des hommes aient repondu par des signes de fureur aux touchantes acclamations du peuple? Croira-t-on que le president de la Convention nationale, parlant au peuple assemble, fut insulte par eux, et que ces hommes etaient des representants du peuple? Ce seul trait explique tout ce qui s'est passe depuis. La premiere tentative que firent les malveillants fut de chercher a avilir les grands principes que vous aviez proclames et a effacer le souvenir touchant de la fete nationale: tel fut le but du caractere et de la solennite qu'on donna a ce qu'on appelait l'affaire de _Catherine Theos_.... "Oh! je la leur abandonnerai sans regret, ma vie! J'ai l'experience du passe, et je vois l'avenir! Quel ami de la patrie peut vouloir survivre au moment ou il n'est plus permis de la servir et de defendre l'innocence opprimee! Pourquoi demeurer dans un ordre de choses ou l'intrigue triomphe eternellement de la verite, ou la justice est un mensonge, ou les plus viles passions, ou les craintes les plus ridicules occupent dans les coeurs la place des interets sacres de l'humanite?... En voyant la multitude des vices que le torrent de la Revolution a roules pele-mele avec les vertus civiques, j'ai craint quelquefois, je l'avoue, d'etre souille aux yeux de la posterite par le voisinage impur des hommes pervers qui s'introduisaient parmi les sinceres amis de l'humanite, et je m'applaudis de voir la fureur des Verres et des Catilina de mon pays tracer une ligne profonde de demarcation entre eux et tous les gens de bien. J'ai vu dans l'histoire tous les defenseurs de la liberte accables par la calomnie; mais leurs oppresseurs sont morts aussi! Les bons et les mechants disparaissent de la terre, mais a des conditions differentes. Francais, ne souffrez pas que vos ennemis osent abaisser vos ames et enerver vos vertus par leur desolante doctrine!... Non, Chaumette, non, la mort n'est pas un sommeil eternel!... Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime gravee par des mains sacrileges, qui jette un crepe funebre sur la nature, qui decourage l'innocence opprimee, et qui insulte a la mort; gravez-y plutot celle-ci: _la mort est le commencement de l'immortalite!_" Dans sa peroraison, il changea de ton et de but. C'est la qu'avec d'effrayantes et vagues formules, il designait de nouvelles victimes pour l'echafaud: "... Quel est le remede a ce mal? Punir les traitres, renouveler les bureaux du Comite de surete generale, epurer ce comite lui-meme, et le subordonner au Comite de salut public; epurer le Comite de salut public lui-meme, constituer l'unite du gouvernement sous l'autorite supreme de la Convention nationale, qui est le centre et le juge, et ecraser ainsi toutes les factions du poids de l'autorite nationale, pour elever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberte: tels sont les principes. S'il est impossible de les reclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie regne parmi nous, mais non que je doive le taire; car que peut- on objecter a un homme qui a raison et qui sait mourir pour son pays? "Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point arrive ou les hommes de bien peuvent servir impunement la patrie; les defenseurs de la liberte ne seront que des proscrits tant que la horde des fripons dominera." Cette vaste harangue, diffuse et inegale, mais ou brillent des traits sublimes, sembla d'abord assurer la victoire a Robespierre. Deja la Convention avait ordonne l'impression et l'envoi aux departements; mais les conspirateurs jeterent le masque et jouerent resolument leur tete, accusant l'orateur de dictature. Le decret fut rapporte, et la querelle supreme remise au lendemain. Le soir du meme jour, Robespierre lut son discours aux Jacobins. Il y remporta le plus vif succes et mit le club en rebellion morale contre la Convention, malgre l'opposition de Billaud et de Collot. Mais on ne connait cette seance oratoire que par les confidences de Billaud lui- meme, narrateur trop partial pour etre exact et complet. [1] Le seul fait certain, c'est que, le lendemain, Robespierre et Saint-Just se presenterent a la Convention avec l'appui notoire de la plus grande autorite revolutionnaire. Si Robespierre avait pu parler, la journee tournait en sa faveur; mais la sonnette de Thuriot etouffa sa voix, rendant ainsi a son eloquence le supreme hommage qu'on avait rendu a Vergniaud et a Danton, quand on les avait baillonnes pour les tuer. [Note: _Reponse de J.-N. Billaud aux inculpations qui lui sont personnelles_, an III, in-8 deg.. Voici les paroles qu'il prete a Robespierre: "Aux agitations de cette assemblee, a-t-il dit, il est aise de s'apercevoir qu'elle n'ignore pas ce qui s'est passe ce matin a la Convention. Il est facile de voir que les factieux craignent d'etre devoiles en presence du peuple; au reste, je les remercie de s'etre signales d'une maniere aussi prononcee et de m'avoir fait connaitre mes ennemis et ceux de la patrie."--Apres ce preambule, Robespierre lit le discours qu'il avait prononce a la Convention. Il est accueilli par des applaudissements nombreux; et la portion de la Societe qui ne paraissait point l'approuver, ne fait qu'exciter la colere...."] _IV.--LA RHETORIQUE DE ROBESPIERRE_ Charles Nodier est presque le seul ecrivain qui ait discute le merite litteraire de Robespierre, mais il l'a fait avec sa fantaisie extravagante et paradoxale, avec un air de mystification. On n'a pas encore serieusement prepare les elements d'une critique de ce talent oratoire, qui s'imposa et regna un temps sur la France. Voyons donc ce que les contemporains pensaient de cet homme politique considere comme orateur, ce que lui-meme pensait de lui, quels sont les principaux procedes de sa rhetorique. * * * * * A la Constituante, Robespierre s'etait montre preoccupe de sa reputation d'homme de lettres, avec une irritabilite douloureuse d'amour-propre. Sous le politique austere et deja redoutable, on demelait en lui le candidat au prix d'eloquence. On a vu quels sarcasmes lui attira cette vanite litteraire, et comment, sous le feu de la raillerie, il s'eleva au-dessus de lui-meme dans les derniers mois de la legislature, soit qu'il improvisat une reponse a la consultation reactionnaire de l'abbe Raynal, soit qu'il demandat l'ineligibilite des representants actuels. Depuis ce moment jusqu'a sa mort, il ne cessa de faire des progres, a force d'application fievreuse, et de monter chaque jour d'un degre, comme orateur, dans son estime et dans celle du public: son discours testamentaire du 8 thermidor couronnera avec eclat tant de luttes intimes contre la lenteur de sa propre imagination, tant de fermete patiente contre les moqueries ou l'indifference de l'opinion. En 1792 et en 1793, ces progres sont attestes par les procedes memes dont usent ses ennemis pour attenuer les effets de son eloquence. Ce sont des gamineries inconvenantes comme celle de Louvet lui baillant au nez ou de Rabaut affectant la plus ironique inattention. Dans ses memoires, l'auteur de _Faublas_, surpris par l'eclosion du talent oratoire de Robespierre, voit la un phenomene qu'une collaboration secrete peut seule expliquer: "Detestable auteur et tres mince ecrivain, dit-il, il n'a aujourd'hui d'autre talent que celui qu'il est en etat d'acheter." Non, Robespierre n'eut pas ses faiseurs, comme Mirabeau, et il n'y a pas a craindre, quoi qu'en dise Mercier, qu'un Pellenc ou un Reybaz revendique la paternite des discours sur la guerre ou de l'homelie sur l'Etre supreme. "Il y regne une trop grande unite, dit justement M. d'Hericault, on y trouve trop les traces d'un temperament et de defauts qui eussent disparu sous la main d'hommes comme Sieyes ou Saint-Just ou Fabre d'Eglantine, ou l'obscur pretre apostat qu'on designe aussi comme son secretaire-compositeur." La verite, c'est que ses ennemis le calomnient jusque dans son talent, dont ils font ainsi un involontaire eloge. On ne peut contester ni la quantite ni la qualite de ses succes oratoires: il est sur qu'aux Jacobins l'enthousiasme pour sa parole devint peu a peu du fanatisme. Ne dites pas que sa dictature, une fois fondee, lui valut des applaudissements serviles ou payes: a l'epoque ou il a contre lui la majorite des Jacobins eux-memes (fin 1791), comme a l'epoque ou il inaugure son attitude religieuse au milieu du Paris d'Hebert et de Chaumette, il remporte, lui qui est presque seul contre presque tous, des triomphes de tribune qu'il faut bien attribuer tout entiers a son talent et a son caractere. On voit que son eloquence travaillee, academique, toujours grave et decente, imperturbablement serieuse et dogmatique, plaisait au peuple, lui semblait le comble de l'art, un beau mystere de science et de foi. Quelques lettres s'etonnaient de cette faveur; et Baudin (des Ardennes), dans son panegyrique des Girondins, se demandera comment une parole si ornee et guindee a pu en imposer si longtemps aux ames incultes. "La popularite, dit-il, ne se trouvait ni dans son langage, ni dans ses manieres; ses discours, eternellement polemiques, toujours vagues et souvent prolixes, n'avaient ni un but assez sensible, ni des resultats assez frappants, ni des applications assez prochaines pour seduire le peuple." Ils le seduisaient cependant, par les qualites meme ou les defauts que signale Baudin. A la fin, aux Jacobins, dit Daunou, "il pouvait discourir a son gre sans crainte de contradiction ni de murmures: il recueillait, il savourait les longs applaudissements d'un immense auditoire". [1] Un fait peu connu donnera une juste idee de l'enthousiasme presque religieux qu'il excitait parmi les freres et amis des la fin de 1792: les membres de la Societe ouvraient une souscription pour imprimer et repandre ses principaux discours. [Note: Taillandier, _Documents biographiques sur Daunou_, p. 293.] Mais que pensaient de son talent les rares esprits dont les passions du temps n'avaient pas altere tout a fait la finesse critique? Andre Chenier raille quelque part "les beaux sermons sur la Providence de ce parleur connu par sa feroce demence". Le plus grand styliste d'alors, Camille Desmoulins, est parfois lyrique sur l'eloquence de l'Incorruptible. Tantot, il trouve qu'aux Jacobins, dans le debat sur la guerre, "le talent de Robespierre s'est eleve a une hauteur desesperante pour les ennemis de la liberte; il a ete sublime, il a arrache des larmes". Tantot il s'ecrie, a propos de la reponse a Louvet: "Qu'est-ce que l'eloquence et le talent, si vous n'en trouvez pas dans ce discours admirable de Robespierre, ou j'ai retrouve d'un bout a l'autre l'ironie de Socrate et la finesse des _Provinciales_, melees de deux ou trois traits comparables aux plus beaux endroits de Demosthene?" Certes, ces eloges ont leur poids; mais Camille, bon camarade, partisan exalte, ne se laisse-t-il pas aveugler ici par son admiration pour le caractere de Robespierre? Ne se monte-t-il pas un peu la tete, par passion politique, quand sa plume attique et legere compare a Socrate et a Pascal le rheteur laborieux? Ses eloges feront place a un froid dedain quand l'auteur du _Vieux Cordelier_ se sera rapproche de Danton. Un autre hommage vint a Robespierre et dut flatter voluptueusement son amour-propre: l'arbitre du gout academique, La Harpe, lui ecrivit, en 1794, pour le feliciter de son discours sur l'Etre supreme,--comme si l'admiration ralliait l'ancien regime au genie de Robespierre. Mais bientot La Harpe se vengea de sa propre platitude en ecrivant contre la litterature revolutionnaire des pages furibondes. Tous ces jugements sont donc entaches de partialite, et je ne trouve une note juste, une impression froide et equitable, encore qu'un peu severe, que dans les memoires du litterateur Garat. "Dans Robespierre, dit-il, a travers le bavardage insignifiant de ses improvisations journalieres, a travers son rabachage eternel sur les droits de l'homme, sur la souverainete du peuple, sur les principes dont il parlait sans cesse, et sur lesquels il n'a jamais repandu une seule vue un peu exacte et un peu neuve, je croyais apercevoir, surtout quand il imprimait, les germes d'un talent qui pouvait croitre, qui croissait reellement, et dont le developpement entier pouvait faire un jour beaucoup de bien ou beaucoup de mal. Je le voyais, dans son style, occupe a etudier et a imiter ces formes de la langue qui ont de l'elegance, de la noblesse et de l'eclat. D'apres les formes memes qu'il imitait et qu'il reproduisait le plus souvent, il m'etait facile de deviner que toutes ses etudes, il les faisait surtout dans Rousseau." C'est bien la l'opinion des rares contemporains qui ont garde assez de sang-froid pour juger dans Robespierre l'artiste et l'orateur: il est a leurs yeux un bon eleve, un imitateur applique de Rousseau. Le meme Garat dit ailleurs de celui qu'il appelle le _dictateur oratoire_: "Il cherche curieusement et laborieusement les formes et les expressions elegantes du style: il ecrit, le plus souvent, ayant pres de lui, a demi ouvert, le roman ou respirent en langage enchanteur les passions les plus tendres du coeur et les tableaux les plus doux de la nature, la _Nouvelle Heloise_." Robespierre ne laissait echapper d'ailleurs aucune occasion de se presenter comme un disciple, un champion du bon Jean- Jacques. Mais surtout il tient a passer pour un ecrivain decent et noble, selon la tradition academique. Apres la gloire de reformateur moral et religieux, il ambitionne surtout celle d'etre pour la posterite un orateur classique. Le faible Garat veut-il flatter cet homme terrible? Il lui ecrit: "Votre discours sur le jugement de Louis Capet et ce rapport (sur les puissances etrangeres), sont les plus beaux morceaux qui aient paru dans la Revolution; ils passeront dans les ecoles de la Republique comme des _modeles classiques_." Oui, tenir un jour une place dans une anthologie oratoire, vivre dans la memoire des generations futures comme le mieux disant des orateurs moralistes, etre l'objet d'enthousiastes biographies scolaires, ou il apparaitrait dans son attitude studieuse et austere, comme un instituteur du genre humain et le premier disciple de Jean-Jacques, tel est l'ideal de ce reveur ne pedagogue. Certes, il n'imagine cette gloire qu'a travers les souvenirs de l'antiquite grecque et romaine, et toute sa religiosite ne l'empeche pas de s'offrir a lui-meme comme modeles les grands harangueurs de Rome et d'Athenes. Mais l'orateur antique se piquait d'etre un politique complet, d'exceller dans toutes les fonctions de la vie publique, au forum, au temple, a la palestre, a l'armee. Presque tout ce role a ete repris, au fort de la Terreur, par quelques hommes d'Etat republicains qui parlaient et agissaient a la fois, comme Saint-Just, qu'on vit tout ensemble homme de guerre et de tribune, comme la plupart des representants missionnaires. Couthon lui- meme, le paralytique Couthon, se montrait presque aussi capable d'agir que de perorer. Robespierre est, avec Barere, un des rares revolutionnaires de marque qui n'ait reproduit en sa personne qu'une des faces de l'orateur antique. Tout son role fut de parler. Il attribua une importance exclusive a l'eloquence consideree comme eloquence, inspiree non par des faits, mais par la meditation solitaire, visant moins a provoquer des actes que des pensees et des sentiments. Cette conception toute litteraire de l'art de la parole fit le prestige et la faiblesse de la politique de Robespierre. Les appels qu'il adressa, en artiste, a l'imagination et a la sensibilite de ses contemporains, lui valurent des applaudissements et une flatteuse renommee chez ces Francais epris de la virtuosite oratoire. Mais son erreur fut de penser que la parole suffisait a tout. Cette confiance imperturbable dans la toute-puissance de l'outil qu'il forgeait et polissait sans cesse lui fit croire qu'il possedait un talisman pour vaincre ses ennemis, sans avoir besoin d'agir; voila pourquoi, dans la seance du 8 thermidor, il n'apporta pas d'autre machine de guerre qu'un rouleau de papier. [Illustration: ESTAMPE THERMIDORIENNE CONTRE ROBESPIERRE] * * * * * Si on veut maintenant etudier de plus pres comment lui viennent ses idees, comment il les dispose et les exprime, il faut d'abord remarquer que son imagination est lente et laborieuse. Elle ne s'eveille et ne s'echauffe que dans le silence du cabinet. Meme alors, elle est inhabile a cet ecart si commun en France et au dix-huitieme siecle de saisir rapidement les rapports entre les idees, art qui est le fond de l'esprit de conversation, alors si florissant. A ce point de vue comme au point de vue de l'inspiration, Robespierre n'offre ni les qualites ni les defauts de notre race. Il s'assimile avec peine ce que d'autres ont pense et il pense maigrement. Je crois que M. d'Hericault a eu raison de dire: "Son esprit lent, son cerveau aisement trouble par des apprehensions et ou toute pensee nouvelle ne se presentait jamais qu'avec des formes indecises ou menacantes, le rendaient rebelle a toute idee survenant brusquement." [Note: _La Revolution de Thermidor_, p. 115.] Ainsi l'idee de republique, subitement produite apres la fuite a Varennes, le deconcerte et lui repugne pendant de longs mois. La ou d'autres Francais ont deja evolue dans une pirouette, il lui faut un delai infini pour achever un lent et circonspect travail d'intime changement d'opinion. De meme dans la mise en ordre de ses propres pensees, c'est avec peine qu'il passe d'un argument a un autre, c'est avec raideur qu'il quitte une attitude oratoire pour en revetir une seconde, meme prevue et deja essayee par lui. Il lui faut une orniere, il s'y plait, la suit jusqu'au bout, et la prolonge chaque jour davantage. De la ces eternelles redites, ce delayage, ce retour des memes themes chaque fois plus developpes. Il ne se sent en surete, il n'est maitre de lui que dans une formule qui lui soit familiere. Les interruptions le derangent et l'exasperent: tous ont ri d'un sarcasme avant qu'il en ait saisi la portee. Meme un compliment brusque le deconcerte: il craint un piege, un sous-entendu. Il lui faut une galerie muette et applaudissante, et il n'excelle que dans le monologue: "son role de pontife lui plait en partie comme monologue", [Note: Cette fine remarque est de M. d'Hericault, _ibid._, p 206.] parce qu'il lui assure un assentiment silencieux, un droit a n'etre jamais interrompu, c'est-a- dire desarconne. Michelet nous le montre courbe sous la lampe de Duplay et raturant, raturant encore, raturant sans cesse, comme un ecolier qui s'applique et dont l'imagination laborieuse ne peut ni aboutir ni se contenter. Il y a du vrai dans cette vue. Pourtant, voici un renseignement tout autre sur sa methode de composition. Je l'emprunte a Villiers qui, en 1790, avait passe sept mois aupres de Robespierre, comme secretaire benevole et non paye, et dont, a ce titre, les _Souvenirs_ ont quelque interet pour l'histoire: "Robespierre, dit-il, ecrivait vite correctement, et j'ai copie de ses plus longs discours qui n'avait pas six ratures." Comment concilier cette indication avec l'aspect si souvent decrit, que presente le manuscrit du discours du 8 thermidor, dont quelques pages sont noires de ratures? Cette apparente contradiction entre ce temoignage et ce document va nous donner le secret de la methode de composition et de style de Robespierre. Quel est le caractere des ratures du fameux manuscrit? L'auteur supprime des tirades, des paragraphes; il les supprime en les raturant tout entiers. Mais presque jamais il n'efface un mot, un membre de phrase, pour les remplacer. Il change le fond; il touche tres peu a la forme. D'ou il suit qu'il modifie sans cesse le plan de son discours, qu'il en corrige rarement le style. Villiers a donc raison de dire: "Robespierre ecrivait vite", et la tradition n'a pas tort de dire: "Robespierre composait peniblement, et ses discours sentaient l'huile". On a vu comment l'homelie sur l'Etre supreme, composee longtemps avant le jour ou elle fut prononcee, s'etait peu a peu accrue d'incessantes additions dans la pensee et sous la plume de l'auteur, jusqu'a former une harangue enorme. De meme, la plupart des grands discours de Robespierre ont ete ainsi inventes et formes d'avance, avant l'heure de leur publication. Puis, dans sa memoire ou sur le papier, ces discours, en attendant l'occasion de paraitre enfin, commencaient a se developper, a s'annexer toutes les idees nouvelles que les faits suggeraient. Leur cadre mobile, sans cesse distendu, defait et reforme, recevait incessamment des arguments inattendus, semblables pour la forme, fort disparates pour le fond, parfois contradictoires. L'heure de la tribune sonnait, et le discours se produisait, sans que cet incessant travail de developpement fut acheve: a vrai dire, Robespierre eut attendu vingt ans l'heure decisive, que son oeuvre n'eut pas ete plus fixee pour cela. Chacun de ses discours est l'histoire de son ame depuis la derniere fois qu'il a pris la parole. Il arrive que l'etendue de son poeme sans cesse enfle inquiete son gout; alors, non sans douleur, il retranche quelques-uns de ces morceaux, parce qu'il le faut, parce qu'il ne peut lire a la tribune _tout_ ce que lui a suggere son imagination en politique et en morale depuis son dernier discours. De la, les ratures du manuscrit du 8 thermidor. Mais chacun de ces morceaux s'est presente a son esprit dans une forme aisee, abondante, analogue a sa pensee; sa plume a ecrit sous la dictee facile de son imagination sans cesse en travail solitaire, de sa meditation qui tourne et s'evertue sans relache, comme une roue dans une usine. C'est aussi la facilite acquise du _nullus dies sine linea_: en Robespierre, le scribe aide l'auteur. Mais le developpement du discours ne s'arrete pas toujours quand l'orateur descend de la tribune; il arrive a Robespierre de reprendre sa harangue, de la repeter, revue et augmentee, de l'imposer jusqu'a trois fois a ses auditeurs, comme le discours sur la guerre, dont les trois editions successives marquent chacune un progres d'abondance sur la precedente. Ce rabachage est un besoin d'esprit chez ce predicateur; et Michelet a finement montre qu'une telle monotonie, a coup sur litteraire, se trouve etre un bon moyen politique et par consequent oratoire. Le style de Robespierre fut toujours academique. Rarement il sortit de sa bouche ou de sa plume un mot trivial, familier ou qui refletat le ton simple et neglige de la conversation. Il ne designe guere que par des periphrases ou des allusions les realites actuelles, les faits et les hommes trop recents pour que l'imagination ait eu le temps de les ennoblir. Meme les realites de sa propre politique, le Tribunal revolutionnaire, la guillotine, la dictature, la Terreur, il hesite a les nommer de leur nom, alors qu'il les designe le plus clairement. Si les monuments de la Revolution disparaissaient un jour, et qu'il ne restat que les discours de Robespierre pour faire connaitre les institutions, les hommes, la langue de l'epoque, l'erudit palirait en vain sur ces generalites vagues, si conformes aux preceptes de Buffon. Il semble que l'orateur parle, ecrive en dehors du temps et de l'espace, pour tous les moments et pour tous les lieux. Ecrit-il donc mal? Non, certes, en ce sens que son style convient justement a sa pensee, qui est, elle-meme, generale, abstraite, issue de la meditation solitaire dans le silence du cabinet. Il ne se guinde pas pour ecrire ainsi: ses idees se presentent a lui sous cette forme academique, et chez lui le langage exterieur est d'accord avec ce que les philosophes appellent le langage interieur. Quand il nomme, il ne nomme guere que les morts, que l'echafaud a deja transfigures pour la haine ou pour l'amour. Tant que Brissot, Hebert, Danton firent partie de la realite tangible et par consequent triviale aux yeux du spiritualisme classique, il evite de prononcer leur nom. Sitot que Sanson a fait tomber leurs tetes, ils deviennent, aux yeux de Robespierre, les personnifications du vice et de l'erreur. Ce ne sont plus des hommes, ce sont des types: il peut les nommer, sans faillir au gout, mais il les ennoblit aussitot d'une epithete classiquement injurieuse, et il dit: _Danton, ce monstre..._, autant par tactique litteraire que par pudeur politique. Enfin, cette rhetorique deviendra entre ses mains une arme de tyrannie. Ses vagues allusions porteront l'effroi ou le repentir chez ses ennemis: elles lui permettront de ne pas s'engager trop, de reculer a temps si l'effet est manque ou si l'opinion proteste. Oui, ces formules de manuel glacent de terreur les ennemis de ce virtuose en l'art de parler. Si on ne se defend pas, on est perdu. Si on se defend, on se reconnait donc? Un jour, Bourdon (de l'Oise) se voit designe par une de ces periphrases si claires a la fois et si entortillees. Il se sent deja boucle, couche sur la bascule. Il pousse un cri, un hoquet d'agonie. Robespierre s'interrompt, dirige son binocle vers lui, et dit froidement: "Je n'ai pas nomme Bourdon; malheur a qui se nomme!" Il serait curieux d'etudier en detail l'emploi qu'il fait des figures de rhetorique, a la fois comme moyen litteraire et comme moyen politique. Il pratique avec predilection la reticence, l'omission, la pretermission, que sais-je encore? tous les modes de diction qui eveillent en l'auditeur des sentiments vagues, une admiration vague, une terreur vague, une vague esperance. Il fait peser sur les esprits comme la tyrannie de l'incertitude; et un des effets les plus profonds de son eloquence, c'est qu'on se disait, apres l'avoir oui: Qu'a-t-il voulu dire? Quelle est sa vraie pensee?" Ce mystere redoublait la fidelite ardente de ses devots et l'effroi lache de ses ennemis. Je l'ai dit: ce qui me frappe en Robespierre, ce qui nous deconcerte, c'est qu'il est d'une autre race que les autres hommes d'Etat francais. On retrouverait, je crois, dans la serie de nos politiques remarquables, et je cite au hasard Henri IV, Richelieu, Mirabeau, Danton, Napoleon lui-meme, qui sut se franciser, on retrouverait, dis-je, des ressemblances fondamentales, une pensee claire, peu d'imagination, le gout et le don d'agir. Robespierre, qui gouverna la France par la persuasion, fut au contraire un mystique et un inactif. Je retrouve ce meme temperament antifrancais dans le style oratoire du pontife de l'Etre supreme. Il lui manque ce que possedait a un si haut degre l'eloquence de Mirabeau, de Vergniaud, de Danton, je peux dire _le trait_. Robespierre n'a pas d'esprit, pas de mots frappes en medailles, pas de formules vives, courtes et suggestives. Il reve, il deduit, il raisonne, il parle pour lui, quand la parole de Danton est vive, hachee, sautillante comme eut pu l'etre une conversation lyrique avec Diderot. Le Francais a peur d'ennuyer, il se hate, ou s'il s'attarde, il s'excuse: Robespierre prend son temps et ses aises. Il est lent et monotone. Il n'est remarquable, que quand il est sublime et il le devient deux ou trois fois quand il parle de la conscience, de sa conscience a lui, de la haute dignite de sa vie et de sa pensee. Mais quel singulier phenomene, et antipathique a notre race, qu'une eloquence ou on ne retrouve rien de l'esprit de Rabelais, de Moliere, de Pascal, de Voltaire! * * * * * Michelet, Louis Blanc, M. d'Hericault ont represente Robespierre, decrit son action, monotone comme son style et pourtant puissante. Ses portraits sont tous dissemblables et contradictoires. Charlotte Robespierre affirme, dans ses memoires, que le plus ressemblant est celui de la collection Delpech, ou il a un air de douceur que dementent presque tous les temoignages. Boilly l'a represente jeune, gras, florissant, l'air studieux et un peu borne (musee Carnavalet). Mais, parmi tant de portraits celebres, j'incline a croire que le dessin de Bonneville, auquel tous les autres ressemblent par quelque point, est la plus fidele image de Robespierre tel que le peuple le voyait. Ses ennemis s'accordent a comparer sa figure a celle d'un chat sauvage. [1] Beaulieu dit: "C'etait, en 1789, un homme de trente ans, de petite taille, d'une figure mesquine et fortement marquee de petite verole; sa voix etait aigre et criarde, presque toujours sur le diapason de la violence; des mouvements brusques, quelquefois convulsifs, revelaient l'agitation de son ame. Son teint pale et plombe, son regard sombre et equivoque, tout en lui annoncait la haine et l'envie." [2] Le temoignage de Thibaudeau est analogue: "Il etait d'une taille moyenne, avait la figure maigre et la physionomie froide, le teint bilieux et le regard faux, des manieres seches et affectees, le ton imperieux, le rire force et sardonique. Chef des sans-culottes, il etait soigne dans ses vetements, et il avait conserve la poudre, lorsque personne n'en portait plus...." [3] Etienne Dumont, qui avait cause avec lui, trouvait qu'il ne regardait point en face et qu'il avait dans les yeux un clignotement continuel et penible. [4] Toutes ces impressions ont ete resumees dans un pamphlet thermidorien d'une facon qui a semble aux contemporains si heureuse et si vraie que les innombrables factums qui parurent presque en meme temps le plagierent mot pour mot: "Sa taille etait de cinq pieds deux ou trois pouces; son corps jete d'aplomb; sa demarche ferme, vive et meme un peu brusque; il crispait souvent ses mains comme par une espece de contraction de nerfs; le meme mouvement se faisait sentir dans ses epaules et dans son cou, qu'il agitait convulsivement a droite et a gauche; ses habits etaient d'une proprete elegante, et sa chevelure toujours soignee; sa physionomie, un peu renfrognee, n'avait rien de remarquable; son teint etait livide, bilieux; ses yeux mornes et eteints; un clignement frequent semblait la suite de l'agitation convulsive dont je viens de parler; il portait toujours des conserves. Il savait adoucir avec art sa voix naturellement aigre et criarde, et donner de la grace a son accent artesien; mais il n'avait jamais regarde en face un honnete homme." [5] [Note 1: Mercier, _Nouveau Paris_, t. VI, p. 11; Buzot, _Memoires_, ed. Dauban, 43, 159; et surtout Merlin (de Thionville), _Portrait de Robespierre_: "Cette figure changea de physionomie: ce fut d'abord la mine inquiete, mais assez douce, du chat domestique, ensuite la mine farouche du chat sauvage, puis la mine feroce du chat tigre."] [Note 2: Biographie Michaud, 1re ed., 1824.] [Note 3: _Memoires_, t. I, p. 58.--Son protege, le peintre Vivant-Denon, se rappelait l'avoir vu "poudre a blanc, portant un gilet de mousseline brochee, avec un lisere de couleur tendre, et vetu de tout point avec la proprete et la recherche d'un petit-maitre de 1789". Biographie Rabbe, art. _Denon_.] [Note 4: _Souvenirs sur Mirabeau_, p. 250.--Ajoutons ce temoignage de l'abbe Proyart, sur le physique de Robespierre adolescent: "Il portait sur de larges epaules une tete assez petite. Il avait les cheveux chatains-blonds, le visage arrondi, la peau mediocrement gravee de petite verole, le teint livide, le nez petit et rond, les yeux bleus pales et un peu enfonces, le regard indecis, l'abord froid et repoussant. Il ne riait jamais. A peine souriait-il quelquefois; encore n'etait-ce ordinairement que d'un sourire moqueur..." _La vie et les crimes de Robespierre_, p. 52.] [Note 5: _Vie secrete, politique et curieuse de M. J. Maximilien Robespierre_, par L. Duperron, Paris, an II, in-8.] Michelet parle des deux binocles qu'il maniait a la tribune avec dexterite. Il portait a la fois des besicles vertes, qui reposaient ses yeux fatigues, et un binocle qu'il appliquait de temps en temps sur ses lunettes pour regarder ses auditeurs: en 1794, ce maniement glacait de terreur les personnes qu'il fixait du haut de la tribune. Fievee le vit aux Jacobins dans une des seances fameuses ou il parla contre Hebert, et il nous a donne un croquis de son action oratoire: "Robespierre s'avanca lentement. Ayant conserve a peu pres seul a cette epoque le costume et la coiffure en usage avant la Revolution, petit, maigre, il ressemblait assez a un tailleur de l'ancien regime; il portait des besicles, soit qu'il en eut besoin, soit qu'elles lui servissent a cacher les mouvements de sa physionomie austere et sans aucune dignite. Son debit etait lent, ses phrases etaient si longues que chaque fois qu'il s'arretait en relevant ses lunettes sur son front, on pouvait croire qu'il n'avait plus rien a dire; mais, apres avoir promene son regard sur tous les points de la salle, il rabaissait ses lunettes, puis ajoutait quelques phrases aux periodes deja si allongees lorsqu'il les avait suspendues." Voila ce que les contemporains nous ont laisse de plus vraisemblable sur le physique de Robespierre, sur son attitude a la tribune; le reste n'est que passion et fantaisie. TABLE DES PLANCHES HORS TEXTE * * * * * PLANCHE I PORTRAIT DE MIRABEAU D'apres un dessin de J. Guerin grave par Fresinger, conserve au Cabinet des Estampes. PLANCHE II PORTRAIT DE VERGNIAUD D'apres une lithographie de Maurin, publiee dans l'_Iconographie _de Delpech. PLANCHE III LE 31 MAI 1793 D'apres une gravure de Swebach-Desfontaines et Berthault, conservee au Cabinet des Estampes. PLANCHE IV ATTAQUE DES TUILERIES LE 10 AOUT 1792 D'apres une gravure executee par Villeneuve, conservee au Cabinet des Estampes. PLANCHE V PORTRAIT DE DANTON D'apres une peinture anonyme du Musee de la Ville de Paris. PLANCHE VI PORTRAIT DE ROBESPIERRE D'apres un dessin de Bonneville grave par B. Gautier, conserve au Cabinet des Estampes. PLANCHE VII ATTAQUE DE L'HOTEL DE VILLE LE 9 THERMIDOR D'apres une eau-forte de Duplessi-Bertaux, conservee au Cabinet des Estampes. PLANCHE VIII ESTAMPE THERMIDORIENNE CONTRE ROBESPIERRE D'apres une gravure reproduite par Montjoie dans _La Conjuration de Maximilien Robespierre,_ 2e edit., Paris, 1796, in-8 deg.. [Note: Les vignettes qui illustrent ce volume sont extraites de l'ouvrage de MM. A. Boppe et Raoul Bonnet, _Les Vignettes emblematiques sous la Revolution_, Paris, 1911, in fol. Nous remercions vivement M.R. Bonnet de l'obligeance qu'il a mise a nous les communiquer. (_Note des Editeurs._)] * * * * * TABLE DES MATIERES * * * * * MIRABEAU I.--L'education oratoire de Mirabeau II.--La politique de Mirabeau III.--Les discours de Mirabeau IV.--Mirabeau a la tribune VERGNIAUD I.--La jeunesse et le caractere de Vergniaud II.--L'education oratoire de Vergniaud III.--La politique de Vergniaud IV.--Les discours de Vergniaud jusqu'au 10 aout 1792 V.--Les lettres politiques et la defense de Vergniaud VI.--La methode oratoire de Vergniaud DANTON I.--Le texte des discours de Danton II.--Le caractere et l'education de Danton III.--L'inspiration oratoire de Danton IV.--La composition et le style des discours de Danton V.--Danton a la tribune ROBESPIERRE I.--Robespierre a la Constituante II.--La politique religieuse de Robespierre a la Convention III.--Les principaux discours de Robespierre a la Convention IV.--La rhetorique de Robespierre * * * * * --- Provided by LoyalBooks.com ---