CHOIX DE POESIES A COLLECTION OF FRENCH POETRY FOR MEMORIZING SELECTED FOR THE USE OF SCHOOLS AND COLLEGES M.-L. MILHAU ASSISTANT PROFESSOR OF FRENCH IN McGILL UNIVERSITY MONTREAL RENOUF PUBLISHING COMPANY 1908 Entered, according to Act of Parliament of Canada, in the year one thousand nine hundred and seven, by M.-L. Milhau, in the office of the Minister of Agriculture. INTRODUCTION This little collection is intended for colleges and secondary schools, and should serve as a graded course for several years. The pieces being printed in chronological order, the teacher will have to select the most appropriate to the knowledge of his classes. The editor's aim in selecting these poems for memorizing, was to acquaint students with standard pieces of French literature, known by any educated Frenchman. At the same time, he has been careful to choose such poems as will be of greatest help in connection with prose writing and conversational French, supplying the memory with useful vocabulary, idioms and model sentences. M.-L. MILHAU. MONTREAL, July, 1907. TABLE DES MATIÈRES PIERRE DE RONSARD Sonnet pour Hélène FRANÇOIS DE MALHERBE Consolation à M. Du Perrier PIERRE CORNEILLE Récit de Rodrigue JEAN RACINE Réponse d'Iphigénie à Agamemnon NICOLAS BOILEAU Satire VI JEAN DE LA FONTAINE Le rat de ville et le rat des champs Le meunier, son fils et l'âne Les animaux malades de la peste Les deux pigeons FLORIAN Le grillon ALFRED DE VIGNY La mort du Loup ALFRED DE MUSSET La nuit de Mai La chanson de Fortunio Impromptu THÉOPHILE GAUTIER Premier sourire du Printemps VICTOR HUGO Oceano Nox Après la bataille Le soir JOSÉPHIN SOULARY Les deux cortèges LECONTE DE LISLE Midi SULLY-PRUDHOMME Les yeux FRANÇOIS COPPÉE Tableau rural Dans la rue, le soir LOUIS FRÊCHETTE La Forêt ANDRÉ THEURIET La chanson du vannier HENRI DE RÉGNIER Ville de France PIERRE-JEAN DE BÈRANGER Les souvenirs du peuple PIERRE DUPONT Les boeufs GUSTAVE NADAUD Carcassonne PAUL DÉROULÈDE Le bon Gîte CHOIX DE POESIES PIERRE DE RONSARD. (1524-1585) Ronsard, qui fut page de Jacques V, roi d'Ecosse, entra de bonne heure dans la carrière des armes, mais frappé de surdité à la suite d'une maladie, il tut obligé de l'abandonner. Il connaissait déjà l'anglais et l'allemand; il se mit à étudier le latin, le grec et les belles-lettres sous le célèbre Jean Daurat. En 1549 Ronsard fonda, avec Antoine de Baïf, Joachim du Bellay, Pontus de Tyard, Estienne Jodelle, Remi Belleau et Jean Daurat la fameuse "_Pléiade_." Ce groupe de poètes trouvait que la langue française de l'époque, trop pauvre et trop nue, avait besoin d'ornements, et il demandait l'introduction de mots, de préfixes, de suffixes, et de formes à l'imitation du grec et du latin. Ronsard y réussit mieux que ses amis; il composa un _Poeme épique, la Franciade_, inachevé, des _Odes_, des _Elégies_, des _Eglogues_ des _Chansons_ et des _Sonnets_; ces derniers sont de purs chefs-d'oeuvre. Ronsard jouît de son vivant de la renommée la plus glorieuse en France et à l'étranger. Charles IX, roi de France, la reine Elizabeth d'Angleterre et Marie Stuart le comblèrent de leurs faveurs. SONNET POUR HELENE. Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle, Assise auprès du feu, dévidant et filant, Direz chantant mes vers, en voua émerveillant: Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle. Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle, Déjà sous le labeur à demi sommeillant, Qui au bruit de mon nom ne s'aille réveillant, Bénissant votre nom de louange immortelle. Je serai sous la terre, et fantôme sans os Par les ombres myrteux je prendrai mon repos: Vous serez au foyer une vieille accroupie, Regrettant mon amour et votre fier dédain. Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain: Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. FRANÇOIS DE MALHERBE. (1555-1628) Malherbe naquit à Caen, en Normandie, mais il habita Aix en Provence jusqu'en 1605, où il vint à Paris pour solliciter la faveur du roi. Henri IV l'attacha à sa cour; il y resta après la mort du roi, sous la régence de Marie de Médicis et le règne de Louis XIII. Malherbe fit oeuvre de réformateur. Par opposition â Ronsard et à son école, il voulut régénérer la langue française en la débarrassant des mots grecs et latins, mais il se donna aussi pour but de "dégasconner" la cour, c'est-à-dire de prohiber les locutions provinciales que les compagnons d'armes du roi avaient apportées du Midi. Cette double censure valut à Malherbe le surnom de "_tyran des mots et des syllabes_." Malherbe a écrit des _Odes_, consacrées le plus souvent à célébrer des faits contemporains, des _Paraphrases de Psaumes_, des _Sonnets_ et des _Chansons_. Sa poésie manque d'originalité et d'inspiration, mais sa langue est simple et impeccable; il écrivait lentement et avec le plus grand soin. CONSOLATION A M. DU PERRIER SUR LA MORT DE SA FILLE. Ta douleur, du Perrier, sera donc éternelle! Et les tristes discours Que te met en l'esprit l'amitié paternelle, L'augmenteront toujours! Le malheur de ta fille au tombeau descendue, Par un commun trépas, Est-ce quelque dédale où ta raison perdue Ne se retrouve pas? Je sais de quels appas son enfance était pleine; Et n'ai pas entrepris, Injurieux ami, de soulager ta peine Avecque son mépris. Mais elle était du monde, où les plus belles choses Ont le pire destin: Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, L'espace d'un matin. La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles; On a beau la prier, La cruelle qu'elle est, se bouche les oreilles, Et nous laisse crier. Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre, Est sujet à ses lois; Et la garde qui veille aux barrières du Louvre, N'en défend point nos rois. De murmurer contre elle, et perdre patience, Il est mal à propos: Vouloir ce que Dieu veut, est la seule science Qui nous met en repos. PIERRE CORNEILLE. (1606-1684) Pierre Corneille naquit à Rouen d'une famille de robe. Il y étudia le droit et se fit recevoir avocat, mais il abandonna bientôt sa profession pour le théâtre. Il débuta par des comédies: _Melite_ (1629), _la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale_. A Paris, où il s'était fixé, il devint un des cinq poètes "collaborateurs" du Cardinal Richelieu qui se piquait d'écrire des tragédies en vers, mais son esprit indépendant ne lui permit pas de conserver cette situation. Dès lors, Corneille écrivit des tragédies pour son compte: _Médée_ (1635), _le Cid_ (1636), qui le rendit célèbre du jour au lendemain, et lui attira la jalousie de ses rivaux; _Horace, Cinna_ (1640), _Polyeucte_ (1643), _Pompée, le Menteur_ (comédie) _Rodogune_ (1644). Les oeuvres de la période suivante sont fort inégales, et les défauts de Corneille (complication de l'intrigue, obscurité, déclamation) s'y accusent. En même temps, il perdait la faveur du public et voyait avec amertume le succès de son jeune rival, Racine. Ses autres oeuvres sont: _Nicomède, Pertharite, Oedipe, Sertarius, Othon, Titus, Agésilas, Attila, Suréna_ (1674), et une traduction en vers de _l'Imitation de Jésus-Christ_. Corneille fut le véritable fondateur de la tragédie classique en France après les essais de Montchrétien, de Hardy et de Mairet. Son théâtre, où l'héroïsme domine, est une école de volonté au service du devoir. LE CID. (Récit de Rodrigue--Acte IV, scène III) (Don Rodrigue, qui vient de repousser une invasion de Mores et a ainsi sauvé le royaume de Castille, est appelé devant le roi pour faire le récit de son action.) Nous partîmes cinq cents; mais par un prompt renfort Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port, Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, Les plus épouvantés reprenaient de courage! J'en cache les deux tiers aussitôt qu'arrivés, Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés; Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure, Brûlant d'impatience autour de moi demeure, Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit, Passe une bonne part d'une si belle nuit. Par mon commandement, la garde en fait de même, Et, se tenant cachée, aide à mon stratagème; Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous. Cette obscure clarté qui tombe des étoiles Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles; L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort Les Mores et la mer montent jusques au port. On les laisse passer; tout leur paraît tranquille; Point de soldats au port, point aux murs de la ville. Notre profond silence abusant leurs esprits, Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris; Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent, Et courent se livrer aux mains qui les attendent. Nous nous levons alors, et tous en même temps Poussons jusques au ciel mille cris éclatants. Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent; Ils paraissent armés, les Mores se confondent, L'épouvante les prend à demi-descendus; Avant que de combattre, ils s'estiment perdus. Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre; Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre, Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang, Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang. Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient, Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient: La honte de mourir sans avoir combattu Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu. Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges, De notre sang au leur font d'horribles mélanges: Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port, Sont des champs de carnage où triomphe la mort. O combien d'actions, combien d'exploits célèbres, Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres, Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait, Ne pouvait discerner où le sort inclinait! J'allais de tous côtés encourager les nôtres, Faire avancer les uns et soutenir les autres, Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour, Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour. Mais enfin sa clarté montre notre avantage: Le More voit sa perte et perd soudain courage, Et vovant un renfort oui nous vient secourir, L'ardeur de vaincre cède a la peur de mourir. Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles, Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables, Font retraite en tumulte, et sans considérer Si leurs rois avec eux peuvent se retirer. Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte: Le flux les apporta, le reflux les remporte, Cependant que leurs rois, engagés parmi nous, Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups, Disputent vaillamment et vendent bien leur vie. A se rendre moi-même en vain je les convie: Le cimeterre au poing ils ne m'écoutent pas; Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats, Et que seuls désormais en vain ils se défendent, Ils demandent le chef: je me nomme, ils se rendent. Je vous les envoyai tous deux en même temps; Et le combat cessa faute de combattants. JEAN RACINE. (1639-1699) Racine, orphelin d'e bonne heure, fut élevé par les solitaires de Port Royal qui lui communiquèrent leur goût pour l'étude des langues mortes et les oeuvres de l'antiquité. Sa famille et ses amis ne réussirent pas à lui faire abandonner la carrière des lettres que l'Eglise n'approuvait pas. Connu dès 1660 par une ode, _la Nymphe de la Seine_, composée pour le mariage du roi, Racine fit bientôt représenter _la Thébaïde on les Frères ennemis_ (1664), _Alexandre_ (1665), tragédies qui montrent l'influence fâcheuse de la "préciosité" ambiante, puis vinrent _Andromaque_ (1667), _les Plaideurs_ (comédie), _Britannieus_ (1669), _Bérénice_ (1670), _Bajazet_ (1672), _Mithridate_ (1673), _Iphigénie_ (1674), _Phèdre_ (1677). Les cabales montées contre Racine par ses rivaux et leurs puissants protecteurs jointes aux reproches de ses anciens maïtres qui lui reprochaient de s'être engagé dans une voie de perdition, détournèrent Racine de la scène. Il n'y revint qu'en 1689, quand il écrivit sur la demande de Madame de Maintenon deux tragédies religieuses, _Esther_ et _Athalis_ pour les jeunes filles du pensionnat de St-Cyr. La tragédie de Racine se distingue de celle de Corneille par la simplicité du ton et de l'intrigue; c'est une tragédie de passions et d'impulsions plutôt que d'actions raisonnées, et ses personnages, moins héroïques, sont beaucoup plus humains. Après Racine la tragédie classique ne sut pas se maintenir à la hauteur où il l'avait placée. IPHIGENIE. (Réponse à Agamemnon--Acte IV, scène IV.) (L'oracle Calchas a annoncé à Agamemnon que les dieux veulent le sang d'une jeune princesse de sa famille; à ce prix, ils accorderont les vents favorables pour transporter l'armée des Grecs devant Troie qu'ils veulent assiéger. Agamemnon a fait venir sa fille Iphigénie sous prétexte de la marier à Achille, mais le stratagème a été découvert à Iphigénie, qui se soumet volontairement au désir de son père.) Mon Père, Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi. Quand vous commanderez, vous serez obéi. Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre: Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre. D'un oeil aussi content, d'un coeur aussi soumis Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis, Je saurai, s'il le faut, victime obéissante, Tendre au fer de Calchas une tête innocente, Et respectant le coup par vous-même ordonné, Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné. Si pourtant ce respect, si cette obéissance Paraît digne à vos yeux d'une autre récompense, Si d'une mère en pleurs vous plaignez les ennuis, J'ose vous dire ici qu'en l'état où je suis Peut-être assez d'honneurs environnaient ma vie Pour ne pas souhaiter qu'elle me fût ravie, Ni qu'en me l'arrachant un sévère destin Si près de ma naissance en eût marqué la fin. Fille d'Agamemnon, c'est moi qui la première, Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père; C'est moi qui si longtemps le plaisir de vos yeux, Vous ai fait de ce nom remercier les Dieux, Et pour qui tant de fois prodiguant vos caresses, Vous n'avez point du sang dédaigné les faiblesses. Hélas! avec plaisir je me faisais conter Tous les noms des pays que vous allez dompter; Et déjà, d'Illion présageant la conquête, D'un triomphe si beau je préparais la fête. Je ne m'attendais pas que pour le commencer, Mon sang fût le premier que vous dussiez verser. Non que la peur du coup dont je suis menacée Me fasse rappeler votre bonté passée. Ne craignez rien: mon coeur de votre honneur jaloux, Ne fera point rougir un père tel que vous; Et si je n'avais eu que ma vie à défendre, J'aurais su renfermer un souvenir si tendre, Mais à mon triste sort, vous le savez, Seigneur, Une mère, un amant attachaient leur bonheur. Un roi digne de vous a cru voir la journée Qui devait éclairer notre illustre hyménée. Déjà sûr de mon coeur à sa flamme promis, Il s'estimait heureux: vous me l'aviez permis. Il sait votre dessein; jugez de ses alarmes. Ma mère est devant vous et vous voyez ses larmes. Pardonnez aux efforts que je viens de tenter Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter. NICOLAS BOILEAU. (1636-1711) Boileau, dont le père était commis au greffe au Parlement de Paris fit ses humanités et son droit en vue de lui succéder; mais attiré par les lettres, il s'y consacra entièrement dès 1657. Une étroite amitié l'unissait à Racine, à La Fontaine, et à Molière, qu'il retrouvait aux cabarets de la "Pomme de Pin" ou du "Mouton blanc." Il discutait et critiquait les ouvrages de ses amis et de ses contemporains en général avec cette clarté de vue et ce bon goût qui font de lui un des premiers et des plus grands critiques littéraires français. Son oeuvre est presque exclusivement satirique et didactique; elle comprend douze _Satires_, douze _Epitres_, un _Art poétique_ en quatre chants, un poème satirique en six chants, _le Lutrin_, des poésies diverses et des essais en prose. Boileau se fait l'apôtre de la "_raison_," c'est-â-dire du _naturel_ et de la _mesure_. Détesté et craint de la plupart de ses contemporains, il jouit néanmoins de la faveur royale; Louis XIV se l'attacha comme historiographe. SATIRE VI. (Sur les embarras de Paris. Fragment). Qui frappe l'air, bon Dieu, de ces lugubres cris? Est-ce d'onc pour veiller qu'on se couche à Paris? Et quel fâcheux Démon, durant les nuit entières, Rassemble ici les chats de toutes les gouttières? J'ai beau sauter du lit, plein de trouble et d'effroi, Je pense qu'avec eux tout l'enfer est chez moi: L'un miaule en grondant comme un tigre en furie, L'autre, roule sa voix comme un enfant qui crie. Ce n'est pas tout encore: les souris et les rats Semblent, pour m'éveiller, s'entendre avec les chats, Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure, Que jamais, en plein jour, ne fut l'abbé de Pure. Tout conspire à la fois à troubler mon repos. Et je me plains ici du moindre de mes maux; Car, à peine les coqs, commençant leur ramage, Auront de cris aigus frappé le voisinage, Qu'un affreux serrurier, laborieux Vulcain, Qu'éveillera bientôt l'ardente soif du gain, Avec un fer maudit, qu'à grand bruit il apprête, De cent coups de marteau va me fendre la tête. J'entends delà partout les charrettes courir, Les maçons travailler, les boutioues s'ouvrir; Tandis que, dans les airs, mille cloches émues, D'un funèbre concert font retentir les nues, Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents, Pour honorer les morts font mourir les vivants. Encor, je bénirais la bonté souveraine, Si le ciel à ces maux avait borné ma peine! Mais, si seul en mon lit je peste avec raison, C'est encor pis vingt fois en quittant la maison. En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse. L'un me heurte d'un ais, dont je suis tout froissé; Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé; Là, d'un enterrement la funèbre ordonnance, D'un pas lugubre et lent vers l'église s'avance; Et plus loin des laquais, l'un l'autre s'agaçant, Font aboyer les chiens et jurer les passants. Des paveurs, en ce lieu, me bouchent le passage; Là, je trouve une croix de sinistre présage; Et des couvreurs, grimpés au toit d'une maison, En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison. Là, sur une charrette, une poutre branlante Vient, menaçant de loin la foule qu'elle augmente: Six chevaux attelés à ce fardeau pesant Ont peine à l'émouvoir sur le pavé glissant; D'un carrosse, en tournant, il accroche la roue, Et du choc le renverse en un grand tas de boue; Quand un autre à l'instant s'efforçant de passer Dans le même embarras se vient embarrasser. Vingt carrosses bientôt arrivant à la file Y sont en moins de rien suivis de plus mille; Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux Conduit en cet endroit un grand troupeau de boeufs; Chacun prétend passer; l'un mugit, l'autre jure; Des mulets en sonnant augmentent le murmure; Aussitôt, cent chevaux dans la foule appelés De l'embarras qui croît ferment les défilés, Et partout, des passants enchaînant les brigades, Au milieu de la paix font voir les barricades. On n'entend que des cris poussés confusément. Dieu pour s'y faire ouïr tonnerait vainement. Moi donc, qui dois souvent en certain lieu me rendre, Le jour déjà baissé, et qui suis las d'attendre, He sachant plus tantôt à quel saint me vouer, Je me mets au hasard de me faire rouer, Je saute vingt ruisseaux, j'esquive, je me pousse; Guénaud sur son cheval en passant m'éclabousse; Et n'osant plus paraître en l'étât où je suis, Sans songer où je vais, je me sauve où je puis. JEAN DE LA FONTAINE. (1623-1695) La Fontaine naquit dans la petite ville de Château-Thierry, en Champagne, où son père était maître des eaux et forêts. En courant à travers les champs et les bois il apprit à connaître la nature et les animaux qu'il dépeint si bien dans ses fables. Après s'être trompé sur sa vocation religieuse et sa vocation juridique, il sollicita comme poète la faveur du Surintendant des fînances, Fouquet, qui se l'attacha. Après la disgrâce de ce dernier, La Fontaine passa de protecteur en protecteur, étant trop distrait et trop insouciant pour pourvoir lui-même à son existence. Les _Fables_, empruntées aux auteurs de l'antiquité, du moyen-âge et de l'étranger, forment son oeuvre capitale; et s'il prend ça et là "son bien où il le trouve," la composition, la langue et la versification, qui donnent leur valeur à ces petits Chefs-d'oeuvre, lui appartiennent en propre. On l'a appelé "l'_Inimitable_." A part les _Fables_ divisées en douze livres, La Fontaine a écrit de nombreux _Contes_ en vers et des morceaux lyriques. LE RAT DE VILLE ET LE RAT DES CHAMPS. Autrefois le rat de ville Invita le rat des champs, D'une façon fort civile, A des reliefs d'ortolans. Sur un tapis de Turquie Le couvert se trouva mis. Je laisse à penser la vie Que firent ces deux amis. Le régal fut fort honnête; Bien ne manquait au festin: Mais quelqu'un troubla la fête Pendant qu'ils étaient en train. A la porte de la salle Ils entendirent du bruit. Le rat de ville détale; Son camarade le suit. Le bruit cesse, on se retire: Rats en campagne aussitôt; Et le citadin de dire: Achevons tout notre rôt. C'est assez, dit le rustique; Demain vous viendrez chez moi, Ce n'est pas que je me pique De tous vos festins de roi: Mais rien ne vient m'interrompre; Je mange tout à loisir. Adieu donc. Fi du plaisir Que la crainte peut corrompre! (Livre I. Fable IX.). LE MEUNIER, SON FILS ET L'ANE. J'ai lu dans quelque endroit qu'un meunier et son fils, L'un vieillard, l'autre enfant, non pas des plus petits, Mais garçon de quinze ans, si j'ai bonne mémoire, Allaient vendre leur âne un certain jour de foire. Afin qu'il fût plus frais et de meilleur débit, On lui lia les pieds, on vous le suspendit; Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre. Pauvres gens! idiots! couple ignorant et rustre! Le premier qui les vit de rire s'éclata: "Quelle farce, dit-il, vont jouer ces gens-là? Le plus âne des trois n'est pas celui qu'on pense." Le meunier, à ces mots, connaît son ignorance; Il met sur pied sa bête et la fait détaler. L'âne, qui goûtait fort l'autre façon d'aller, Se plaint en son patois. Le meunier n'en a cure; Il fait monter son fils, il suit, et d'aventure, Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut Le plus vieux au garçon s'écria tant qu'il put: "Oh là! descendez, que l'on ne vous le dise, Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise. C'était à vous de suivre, au vieillard de monter." --"Messieurs, dit le meunier, il faut vous contenter." L'enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte, Quand trois filles passant, l'une dit: "C'est grand'honte Qu'il faille voir ainsi clocher ce jeune fils, Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis, Fait le veau sur son âne, et pense être bien sage." --"Il n'est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge: Passez votre chemin, la fille, et m'en croyez. Après maints quolibets coup sur coup renvoyés, L'homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe. Au bout de trente pas, une troisième troupe Trouve encore à gloser. L'un dit: "Ces gens sont fous! Le baudet n'en peut plus; il mourra sous leurs coups. Eh quoi! charger ainsi cette pauvre bourrique? N'ont-ils point de pitié de leur vieux domestique? Sans doute qu'à la foire ils vont vendre sa peau." "Pardieu! dit le meunier, est bien fou du cerveau Qui prétend contenter tout le monde et son père. Essayons toutefois si par quelque manière Nous en viendrons à bout. "Ils descendent tous deux; L'âne se prélassant marche seul devant eux. Un quidam les rencontre, et dit: "Est-ce la mode Que baudet aille à l'aise, et meunier s'incommode? Qui, de l'âne ou du maître est fait pour se lasser? Je conseille à ces gens de le faire enchâsser. Us usent leurs souliers et conservent leur âne. Nicolas au rebours, car, quand il va voir Jeanne, Il monte sur sa bête, et la chanson le dit. Beau trio de baudets." Le meunier repartit: "Je suis âne, il est vrai, j'en conviens, je l'avoue; Mais que dorénavant on me blâme, on me loue, Qu'on dise quelque chose ou qu'on ne dise rien, J'en veux faire à ma tête." Il le fit, et fit bien. Quand à vous, suivez Mars, ou l'Amour, ou le Prince, Allez, venez, courez; demeurez en province; Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement; Les gens en parleront, n'en doutez nullement. (Livre III. Fable I). LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE. Un mal qui répand la terreur, Mal que le ciel en sa fureur Inventa pour punir les crimes de la terre, La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom) Capable d'enrichir en un jour l'Achéron, Faisait aux animaux la guerre; Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés: On n'en voyait point d'occupés A chercher le soutien, d'une mourante vie; Nul mets n'excitait leur envie; Ni loups ni renards n'épiaient La douce et l'innocente proie; Les tourterelles se fuyaient: Plus d'amour, partant plus de joie. Le lion tint conseil, et dit: "Mes chers amis, Je crois que le ciel a permis Pour nos péchés cette infortune. Que le plus coupable de nous Se sacrifie aux traits du céleste courroux : Peut-être il obtiendra la guérison commune, L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents On vit de pareils dévoûments. Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence L'état de notre conscience Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons, J'ai dévoré force moutons. Que m'avaient-ils fait? nulle offense; Même il m'est arrivé quelquefois de manger Le berger. Je me dévoûrai donc, s'il le faut; mais je pense Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi; Car on doit souhaiter, selon toute justice, Que le plus coupable périsse." --"Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi. Vos scrupules font voir trop de délicatesse. Eh bien! manger moutons, canaille, sotte espèce, Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur, En les croquant beaucoup d'honneur; Et quant au berger, l'on peut dire Qu'il était digne de tous maux, Etant de ces gens-là qui sur les animaux Se font un chimérique empire." Ainsi dit le renard; et flatteurs d'applaudir. On n'osa trop approfondir Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances, Les moins pardonnables offenses; Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins Au dire de chacun, étaient de petits saints. L'âne vint à son tour, et dit: "J'ai souvenance Qu'en un pré de moines passant, La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense, Quelque diable aussi, me poussant, Je tondis de ce pré la largeur de ma langue; Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net." A ces mots, on cria haro sur le baudet. Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue Qu'il fallait dévouer ce maudit animal, Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal. Sa peccadille fut jugée un cas pendable. Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable! Rien que la mort n'était capable D'expier son forfait. On le lui fit bien voir. Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. (Livre VII. Fable I.). LES DEUX PIGEONS. Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre: L'un d'eux, s'ennuyant au logis, Fut assez fou pour entreprendre Un voyage en lointain pays. L'autre lui dit: "Qu'allez-vous faire? Voulez-vous quitter votre frère? L'absence est le plus grand des maux: Non pas pour vous, cruel! Au moins que les travaux, Les dangers, les soins du voyage, Changent un peu votre courage. Encor, si la saison s'avançait davantage. Attendez les zéphirs: qui vous presse? un corbeau Tout à l'heure annonçait malheur à quelque oiseau. Je ne songerai plus que rencontre funeste, Que faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut: Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut, Bon souper, bon gîte et le reste? Ce discours ébranla le coeur De notre imprudent voyageur: Mais le désir de voir et l'humeur inquiète L'emportèrent enfin. Il dit: "Ne pleurez point; Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite: Je reviendrai dans peu conter de point en point Mes aventures à mon frère; Je le désennuîrai. Quiconque ne voit guère, N'a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint Vous sera d'un plaisir extrême. Je dirai: J'étais là; telle chose m'advint: Vous y croirez être vous-même." A ces mots, en pleurant ils se dirent adieu. Le voyageur s'éloigne: et voilà qu'un nuage L'oblige de chercher retraite en quelque lieu. Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage, Maltraita le pigeon en dépit du feuillage. L'air devenu serein, il part tout morfondu, Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie; Dans un champ à l'écart voit du blé répandu, Voit un pigeon auprès: cela lui donne envie; I y vole, il est pris: ce blé couvrait d'un lacs Les menteurs et traîtres appâts. Le lacs était usé; si bien que, de son aile, De ses pieds, de son bec, l'oiseau le rompt enfin: Quelque plume y périt; et le pis du destin Fut qu'un certain vautour, à la serre cruelle, Vit notre malheureux, qui traînant la ficelle Et les morceaux du lacs qui l'avait attrapé, Semblait un forçat échappé. Le vautour s'en allait le lier, quand des nues Fond à son tour un aigle aux ailes étendues. Le pigeon profita du conflit des voleurs, S'envola, s'abattit auprès d'une masure, Crut pour ce coup que ses malheurs Finiraient par cette aventure; Mais un fripon d'enfant (cet âge est sans pitié) Prit sa fronde, et du coup tua plus d'à moitié La volatile malheureuse, Qui, maudissant sa curiosité, Traînant l'aile, et tirant le pied, Demi-morte, et demi-boîteuse, Droit au logis s'en retourna: Que bien, que mal, elle arriva Sans autre aventure fâcheuse. Voilà nos gens rejoints; et je laisse à juger De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines. (Livre IX. Fable II.) FLORIAN. (1755-1794) Florian publia en 1792 un recueil de _Fables_ qui sont inférieures à celles de son devancier, La Fontaine, mais çui sont empreintes de délicatesse et de fraîcheur. Il fut d'abord connu par une traduction de _Don Quichotte_ et des pastorales en prose dans le goût du temps, _Galatée, Estelle,_ etc. Florian fut jeté en prison pendant la Révolution française; il en sortit à la mort de Robespierre, mais mourut bientôt après du contrecoup de ces terribles émotions. LE GRILLON. Un pauvre petit grillon, Caché dans l'herbe fleurie, Regardait un papillon Voltigeant dans la prairie. L'insecte ailé brillait des plus vives couleurs: L'azur, le pourpre et l'or éclataient sur ses ailes: Jeune, beau, petit-maître, il court de fleurs en fleurs, Prenant et quittant les plus belles. Ah! disait le grillon, que son sort et le mien. Sont différents! Dame nature, Pour lui fit tout, et pour moi rien. Je n'ai ploint de talent, encor moins de figure; Nul ne prend garde à moi, l'on m'ignore ici-bas; Autant vaudrait n'exister pas. Comme il parlait, dans la prairie Arrive une troupe d'enfants. Aussitôt les voilà courants Après ce papillon dont ils ont tous envie. Chapeaux, mouchoirs, bonnets, servent à l'attraper. L'insecte vainement cherche à leur échapper, Il devient bientôt leur conquête. L'un le saisit par l'aile, un autre par le corps: Un troisième survient et le prend par la tête. Il ne fallait pas tant d'efforts Pour déchirer la pauvre bête. Oh! Oh! dit le grillon, je ne suis plus fâché: Il en coûte trop cher pour briller dans le monde. Combien je vais aimer ma retraite profonde! Pour vivre heureux vivons caché. ALFRED DE VIGNY. (1799-1863) Alfred de Vigny, qui appartenait à une famille de bonne noblesse, fut officier jusqu'en 1830; mais, fait plutôt pour la vie contemplative que pour la vie active, il donna sa démission et se consacra aux lettres en philosophe et en penseur. Dans "_Grandeur et Servitude Militaires_" (1835) il montre sous un nouvel aspect la vie de devoir et de renoncement du soldat. Son drame "_Chatterton_" met en scène les souffrances du poète incompris aux prises avec les amoindrissantes réalités de l'existence. Dans ses _Poèmes antiques et modernes_, Vigny exhale son pessismisme, qui ne manque pas de noblesse lorsqu'il prêche, comme dans la "Mort du Loup," une stoïque résignation. LA MORT DU LOUP. Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée, Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon. Nous marchions, sans parler, dans l'humide gazon, Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes, Lorsque sous des sapins pareils à ceux des Landes, Nous avons aperçu les grands ongles marqués Par les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine Et le pas suspendu. Ni le bois ni la plaine Ne poussaient un soupir dans les airs; seulement La girouette en deuil criait au firmament; Car le vent, élevé bien au-dessus des terres, N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires, Et les chênes d'en bas, contre les rocs penchés, Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés. Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête, Le plus vieux des chasseurs qui s'était mis en quête A regardé le sable en s'y couchant; bientôt, Lui que jamais ici l'on ne vit en défaut, A déclaré tout bas que ces marques récentes Annonçaient la démarche et les griffes puissantes De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux. Nous avons tous alors préparé nos couteaux, Et, cachant nos fusils et les lueurs trop blanches, Nous allions pas à pas en écartant les branches. Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient, J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient, Et je vois au-delà quatre formes légères Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères, Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux, Quand le maître revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse; Mais les enfants du Loup se jouaient en silence, Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi, Se couche dans ses murs l'homme, leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa louve reposait comme celle de marbre Qu'adoraient les Romains, et dont les flancs velus Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus. Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées, Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris, Sa retraite coupée et tous ses chemins pris, Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, Du chien le plus hardi la gorge pantelante, Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer, Malgré nos coups de feu, qui traversaient sa chair, Et nos couteaux aigus qui comme des tenailles, Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé, Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde. Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde, Le clouaient au gazon tout baigné de son sang; Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant. Il nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, Et, sans daigner savoir comment il a péri, Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. Hélas! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes, Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes! Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C'est vous qui le savez, sublimes animaux. A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse, Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse. --Ah! je tai bien compris, sauvage voyageur, Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur. Il disait: "Si tu peux, fais que ton âme arrive, A force de rester studieuse et pensive, Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté. Gémir, pleurer, prier, est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le sort a voulu t'appeler, Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler." ALFRED DE MUSSET. (1810-1857) Alfred de Musset, né et élevé à Paris, fut parmi les jeunes auteurs qui créèrent le mouvement romantique français; mais trop indépendant pour se rallier à une école quelconque, il se contenta bientôt de suivre son inspiration, sa "Muse." Jeune, beau et assez fortuné, il s'abandonna aux jouissances et aux facilités de la vie qui lui apporta les douloureuses déceptions racontées dans les "Nuits" (Nuit de Mai, Nuit de Décembre, 1835; Nuit d'Août, 1836; Nuit d'Octobre, 1837). A part ses poésies, dont beaucoup, telles que les _Stances à la Malibran, l'Espoir en Dieu, le Saule, Souvenir_, sont justement célèbres, Musset écrivit des _pièces de théàtre_ en prose et en vers, des _Contes et Nouvelles_, et une autobiographie: _Confession d'un enfant du siècle_. LA NUIT DE MAI. (Fragment). Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage, Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux, Ses petits affamés courent sur le rivage En le voyant au loin s'abattre sur les eaux. Déjà, croyant saisir et partager leur proie, Ils courent à leur père avec des cris de joie En secouant leurs becs sur leurs goîtres hideux. Lui, gagnant à pas lents une roche élevée, De son aile pendante abritant sa couvée, Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux. Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte En vain il a des mers fouillé la profondeur: L'Océan était vide et la plage déserte; Pour toute nourriture il apporte son coeur. Sombre et silencieux, étendu sur la pierre, Partageant à ses fils ses entrailles de père, Dans son amour sublime il berce sa douleur. Et, regardant couler sa sanglante mamelle, Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle, Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur. Mais parfois, au milieu du divin sacrifice, Fatigué de mourir dans un trop long supplice, Il craint que ses enfants ne le laissent vivant. Alors, il se soulève, ouvre son aile au vent, Et, se frappant le coeur avec un cri sauvage, Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu Que les oiseaux des mers désertent le rivage, Et que le voyageur attardé sur la plage, Sentant passer la mort se recommande à Dieu. Poète, c'est ainsi que font les grands poètes. Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps; Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes Ressemblent la plupart à ceux des pélicans. Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées, De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur, Ce n'est pas un concert à dilater le coeur. Leurs déclamations sont comme des épées: Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant, Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang. LA CHANSON DE FORTUNIO. Si vous croyez que je vais dire Qui j'ose aimer, Je ne saurais pour un empire Vous la nommer. Nous allons chanter à la ronde, Si vous voulez, Que je l'adore et qu'elle est blonde Comme les blés. Je fais ce que sa fantaisie Veut m'ordonner, Et je puis s'il lui faut ma vie, La lui donner. Du mal qu'une amour ignorée Nous fait souffrir, J'en porte l'âme déchirée Jusqu'à mourir. Mais j'aime trop pour que je die Qui j'ose aimer, Et je veux mourir pour ma mie Sans la nommer. IMPROMPTU. (En réponse à cette question: Qu'est-ce que la poésie?) Chasser tout souvenir et fixer la pensée, Sur un bel axe d'or la tenir balancée, Incertaine, inquiète, immobile pourtant; Eterniser peut-être un rêve d'un instant; Aimer le vrai, le beau, chercher leur harmonie; Ecouter dans son coeur l'écho de son génie; Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard; D'un sourire, d'un mot, d'un soupir, d'un regard Faire un travail exquis, plein de crainte et de charme, Faire une perle d'une larme; Du poète ici-bas voilà la passion, Voilà son bien, sa vie et son ambition. THÉOPHILE GAUTIER. (1811-1872) Théophile Gautier, né à Tarbes (Hautes-Pyrénées), vint de bonne heure à Paris, où il étudia la peinture tout en fréquentant la jeunesse littéraire et artistique de son temps. Il fut un des promoteurs du mouvement romantique dont il a raconté l'histoire, et il garda toujours une prédilection pour les auteurs indépendants et les novateurs. Il est remarquable par la couleur, le relief et le fini de sa poésie; ses principales oeuvres en vers sont ses "_Poésies_" publiées en 1845, et ses _Emaux et Camées_ publiés en 1858. Il a également écrit un roman,: "le Capitaine Fracasse," et de nombreuses critiques. PREMIER SOURIRE DU PRINTEMPS. Tandis qu'à leurs oeuvres perverses Les hommes courent haletants, Mars qui rit malgré les averses, Prépare en secret le beau tempe. Pour les petites pâquerettes, Sournoisement, lorsque tout dort, Il repasse des collerettes Et cisèle des boutons d'or. Dans le verger et dans la vigne Il s'en va, furtif perruquier, Avec une houppe de cygne, Poudrer à frimas l'amandier. La nature au lit se repose; Lui, descend au jardin désert Et lace les boutons de rose Dans leur corset de velours vert. Tout en composant des solfèges, Qu'aux merles il siffle à mi-voix, Il sème aux prés les perce-neiges Et les violettes aux bois. Sur le cresson de la fontaine Où le cerf boit, l'oreille au guet, De sa main cachée il égrène Les grelots d'argent du muguet. Sous l'herbe, pour que tu la cueilles, Il met la fraise au teint vermeil, Et te tresse un chapeau de feuilles Pour te garantir du soleil. Puis lorsque sa besogne est faite Et que son règne va finir, Au seuil d'avril tournant la tête, Il dit: "Printemps, tu peux venir!" VICTOR HUGO. (1802-1885) Victor Hugo, le plus grand poète français du XIXe siècle, naquit à Besançon; son père était un officier supérieur qui fit les campagnes du premier empire et désirait lui voir embrasser la carrière militaire. Victor Hugo se prépara à Paris pour l'Ecole Polytechnique, mais les lettres l'attiraient plus que les sciences; les succès qu'il remporta à quinze ans dans un concours de poésie lui firent abandonner ses premiers projets. Il commença des études de droit, fit du journalisme et publia à vingt ans les _Odes et Ballades_ qui lui valurent une pension du roi Louis XVIII. Bientôt, il fut reconnu comme chef du mouvement romantique dont il écrivit le manifeste dans la _préface_ de son drame: _Cromwell_. Il voulait remplacer la tragédie classique avec ses conventions démodées par le drame tel que Shakespeare l'avait conçu; c'est d'après cet illustre exemple qu'il écrivit en vers: _Hernani_ (1830), _Le Roi s'amuse_ (1832), _Marion Delorme, Ruy Blas_ (1838), _Les Burgraves_; et en prose: _Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo_. Ces drames où V. Hugo n'a pas su égaler son modèle sont surtout remarquables par la beauté des vers. Les recueils de vers publiés après les Odes et Ballades sont: _les Orientales_ (1828), les _Feuilles d'Automne_ (1831), les _Chants du Crépuscule_ (1835), les _Voies Intérieures_ (1837), les _Rayons et les Ombres_ (1840), _Les Châtiments_ (1853), _les Contemplations_ (1856), _La Légende des siècles_ (1859), _les Chansons des rues et des bois_ (1865), _l'Année terrible_ (1872). Dans sa prodigieuse activité, V. Hugo écrivit aussi des romans de longue haleine qui sont de véritables études historiques et sociales: (_Notre Dame de Paris, les Misérables, les Travailleurs de la Mer_). V. Hugo, qui avait pris part au mouvement révolutionnaire de 1848, dut s'exiler quand le prince Louis Napoléon se fit proclamer empereur sous le nom de Napoléon III. Le poète resta à l'étranger, en Belgique, puis à l'île Jersey, jusqu'à la chute du second empire, en 1870. Après avoir rempli le siècle de son activité littéraire, politique et sociale, V. Hugo mourut en 1885, pleuré de la France entière. On lui a fait des funérailles nationales. Il repose au Panthéon. OCEANO NOX. Oh! combien de marins, cfombien de capitaines, Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon se sont évanouis! Combien ont disparu, dure et triste fortune! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle Océan à jamais enfouis! Combien de patrons morts avec leurs équipages! L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages, Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots! Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée. Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée; L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots. Nul ne sait votre sort, pauvre têtes perdues! Vous roulez à travers les sombres étendues, Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus. Oh! que de vieux parents qui n'avaient plus qu'un rêve, Sont morts en attendant tous les jours sur la grève Ceux qui ne sont pas revenus! On demande: "Où, sont-ils? sont-ils rois dans quelque île? Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile?" Puis votre souvenir même est enseveli. Le corps se perd dans l'eau, la nom dans la mémoire. Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire Sur le sombre Océan jette le sombre oubli. Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue. L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sa charrue? Seules, durant ces nuits où l'orage est vainqueur, Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre Parlent encore de vous en remuant la cendre De leur foyer et de leur coeur! Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière, Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre Dans l'étroit cimetière où l'écho nous répond, Pas même un saule vert qui s'effeuille à l'automne, Pas même la chanson naïve et monotone Que chante un mendiant à l'angle d'un vieux pont! Où sont-ils les marins sombres dans les nuits noires? O flots, que vous savez de lugubres histoires! Flots profonds, redoutés des mères à genoux! Vous vous les racontez en montant les marées, Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées Que vous avez le soir quand vous venez vers nous. (Les Rayons et les Ombres) APRES LA BATAILLE. Mon père, ce héros au sourire si doux, Suivi d'un grand housard qu'il aimait entre tous Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille, Parcourait à cheval, le soir d'une bataille, Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit. Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit. C'était un Espagnol de l'armée en déroute Qui se traînait sanglant sur le bord de la route, Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié, Et qui disait: "A boire, à boire par pitié!" Mon père, ému, tendit à son housard fidèle Une gourde de rhum qui pendait à sa selle, Et dit: "Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé." Tout à coup, au moment où le housard baissé Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de Maure, Saisit un pistolet qu'il étreignait encore, Et vise au front mon père en criant: "Caramba," Le coup passa si près que le chapeau tomba, Et que le cheval fit un écart en arrière. "Donne-lui tout de même à boire," dit mon père. (La Légende des siècles.) SAISON DES SEMAILLES, LE SOIR. C'est le moment crépusculaire. J'admire, assis sous un portail, Ce reste de jour dont s'éclaire La dernière heure du travail. Dans les terres, de nuit baignées. Je contemple, ému, les haillons D'un vieillard qui jette à poignées La moisson future aux sillons. Sa haute silhouette noire Domine les profonds labours. On sent à quel point il doit croire A la fuite utile des jours. Il marche dans la plaine immense, Va, vient, lance la graine au loin, Rouvre sa main, et recommence. Et je médite, obscur témoin, Pendant que, déployant ses voiles, L'ombre, où se mêle une rumeur, Semble élargir jusqu'aux étoiles Le geste auguste du semeur. (Chassons des rues et des bois.) JOSÉPHIN SOULARY. (1815-1891) Joséphin Soulary, tour à tour soldat, employé et bibliothécaire, devint célèbre à la publication de ses "Sonnets humoristiques," en 1858. Il écrivit par la suite bon nombre d'autres recueils de poésie, revenant toujours à la forme du sonnet qu'il affectionnait par dessus toutes et où il était passé maître. LES DEUX CORTEGES. Deux cortèges se sont rencontrés à l'église. L'un est morne:--il conduit le cercueil d'un enfant; Une femme le suit, presque folle, étouffant Dans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise. L'autre, c'est un baptême:--au bras qui le défend Un nourrisson gazouille une note indécise; Sa mère, lui tendant le doux sein qu'il épuise, L'embrasse tout entier d'un regard triomphant! On baptise, on absout, et le temple se vide. Les deux femmes alors, se croisant sous l'abside, Echangent un coup d'oeil aussitôt détourné; Et--merveilleux retour qu'inspire la prière-- La jeune mère pleure en regardant la bière, La femme qui pleurait sourit au nouveau-né! LECONTE DE LISLE. (1818-1894) Charles-Marie-René Leconte de Lisle naquit à l'île Bourbon, où son père avait émigré, et vint à Paris à vingt ans pour taire ses études de droit. Il s'adonna encore plus à l'étude de la poésie. Le célèbre critique Sainte-Beuve, auquel il vint réciter sa pièce intitulée _Midi_, fut frappé par la beauté de ces vers et fit immédiatement connaître leur auteur. Les oeuvres de Leconte de Lisle sont: _Poèmes antiques_ (1853), _Poèmes barbares_ (1859), _Poèmes tragiques_ (1884), _Derniers poèmes_, publiés après sa mort en 1895; sa poésie est plastique et non sentimentale ou personnelle; c'est le culte de la forme belle évoquant l'image. MIDI. Midi, roi des étés, épandu sur la plaine, Tombe en nappes d'argent des hauteurs du ciel bleu, Tout se tait. L'air flamboie et brûle sans haleine; La terre est assoupie en sa robe de feu. L'étendue est immense, et les champs n'ont point d'ombre, Et la source est tarie où buvaient les troupeaux; La lointaine forêt, dont la lisière est sombre, Dort là-bas, immobile, en un pesant repos. Seuls, les grands blés mûris, tels qu'une mer dorée, Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil; Pacifiques enfants de la terre sacrée, Ils épuisent sans peur la coupe du soleil. Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante, Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux, Une ondulation majestueuse et lente S'éveille, et va mourir à l'horizon poudreux. Non loin, quelques boeufs blancs, couchés parmi les herbes, Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais. Et suivent de leurs yeux languissants et superbes Le songe intérieur qu'ils n'achèvent jamais. Homme, si, le coeur plein de joie ou d'amertume, Tu passais vers midi dans les champs radieux. Fuis! la nature est vide et le soleil consume: Rien n'est vivant ici, rien n'est triste ou joyeux. Mais si, désabusé des larmes et du rire, Altéré de l'oubli de ce monde agité. Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire, Goûter une suprême et morne volupté, Viens. Le soleil te parle en paroles sublimes; Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin; Et retourne à pas lents vers les cités infimes, Le coeur trempé sept fois dans le néant divin. SULLY-PRUDHOMME. M. Sully-Prudhomme, né à Paris en 1839, joint à la perfection de la forme l'émotion sentimentale et la pensée philosophique; c'est le plus grand poète français depuis Victor Hugo. Ses oeuvres sont: _Les Stances et Poèmes_ (1865), _les Epreuves, les Solitudes_ (1869), _La France_ (1874), _les Vaines tendresses_ (1875), _la Justice_ (1878), _le Prisme_ (1886), _Le bonheur_ (1888), _Les solitudes_ (1894), _Testament poétique_ (1901), etc. LES YEUX. Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux, Des yeux sans nombre ont vu l'aurore; Ils dorment au fond des tombeaux, Et le soleil se lève encore. Les nuits, plus douces que les jours, Ont enchanté des yeux sans nombre; Les étoiles brillent toujours. Et les yeux se sont remplis d'ombre. Oh! qu'ils aient perdu le regard, Non, non, cela n'est pas possible! Ils se sont tournés quelque part, Vers ce qu'on nomme l'invisible; Et comme les astres penchante Nous quittent mais au ciel demeurent, Les prunelles ont leurs couchants, Mais il n'est pas vrai qu'elles meurent; Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux, Ouverts à quelque immense aurore. De l'autre côté des tombeaux Les yeux qu'on ferme voient encore. FRANCOIS COPPÉE. M. François Coppée, né à Paris en 1842, publia en 1867 son premier recueil de poésies, _le Reliquaire_. Depuis se sont succédé: _les Intimités, les Poèmes modernes, les Humbles_, etc. Comme ce dernier titre l'indique, M. Coppée s'est tourné, en suivant l'exemple de Victor Hugo, vers les travailleurs et les pauvres gens, mais il lui est malheureusement arrivé de tomber dans la banalité; sa poésie n'est parfois que de la prose poétique. M. Coppée a aussi écrit des pièces de théâtre, dont l'une, _le Passant_, a acquis une certaine célébrité, et des romans. TABLEAU RURAL. Au village en juillet. Un soleil accablant. Ses lunettes au nez, le vieux charron tout blanc Répare, près du seuil, un timon de charrue. Le curé, tout à l'heure a traversé la rue Nu-tête. Les trois quarts ont sonné, puis plus rien, Sauf monsieur le marquis, un gros richard terrien, Qui passe en berlingot et la pipe à la bouche, Et qui, pour délivrer sa jument d'une mouche. Lance des claquements de fouet très campagnards Et fait fuir, effarés, coq, poules et canards. II. Le soir, au coin du feu, j'ai songé bien des fois A la mort d'un oiseau, quelque part, dans les bois: Pendant les tristes jours de l'hiver monotone, Les pauvres nids déserts, les nids qu'on abandonne, Se balancent au vent sur le ciel gris de fer. Oh! comme les oiseaux doivent mourir l'hiver! Pourtant, lorsque viendra le temps des violettes, Vous ne trouverons pas leurs délicats squelettes Dans les gazons d'avril où nous irons courir. Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir? LOUIS FRÉCHETTE. M. Louis Fréchette, poète canadien, a publié plusieurs recueils de vers, dont deux: _les Fleurs boréales_ (1880), et les _Oiseaux de Neige_ (1880), ont été couronnés par l'Académie française. Ses autres oeuvres poétiques sont: _Mes Loisirs_ (1863), _La Voîx d'un exilé_ (1867), _La légende d'un peuple_ (1888), où M. Fréchette a su évoquer dans des accents qui rappellent parfois Victor Hugo, un passé de gloires nationales et d'héroïque grandeur. LA FORET. Chênes au front pensif, grands pins mystérieux. Vieux troncs penchés au bord des torrents furieux, Dans votre rêverie éternelle et hautaine, Songez-vous quelquefois à l'époque lointaine Où le sauvage écho des déserts canadiens Se connaissait encor que la voix des Indiens Qui, groupés sous l'abri de vos branches compactes, Mêlaient leurs chants de guerre au bruit des cataractes? Sous le ciel étoilé, quand les vents assidus Balancent dans la nuit vos longs bras éperdus. Songez-vous à ces temps glorieux où nos pères Domptaient la barbarie au fond de ses repaires? Quand épris d'un seul but, le coeur plein d'un seul voeu, Ils passaient sous votre ombre, en criant: "Dieu le veut!" Défrichaient la forêt, créaient des métropoles, Et, le soir, réunis sous vos vastes coupoles, Toujours préoccupés de mille ardents travaux. Soufflaient dans leurs clairons l'esprit des jours nouveaux? Oui, sans doute; témoins vivaces d'un autre âge, Vous avez survécu tout seuls au grand naufrage Et, sans souci du temps qui brise les petits, Votre ramure, aux coups des siècles échappée, A tous les vents du ciel chante notre épopée! ANDRÉ THEÙRIET; (1833-1907) Aindrë Theuriet appartenait à une famille lorraine; il entra comme son père dans le service de l'enregistrement, ce qui ne l'empêcha pas de publier de 1867 jusqu'à sa mort plus de soixante-dix volumes de prose et de poésie. Dans ses romans comme dans ses vers, André Theuriet s'est fait le chantre de la vie rustique et de la province. LA CHANSON DU VANNIER. Brins d'osier, brins d'osier, Courbez-vous assouplis sous les doigts du vannier. Brins d'osier, vous serez le lit frêle où la mère Berce un petit enfant aux sons d'un vieux couplet: L'enfant, la lèvre encor toute blanche de lait, S'endort en souriant dans sa couche légère. Vous serez le panier plein de fraises vermeilles Que les filles s'en vont cueillir dans les taillis. Elles rentrent le soir, rieuses au logis, Et l'odeur des fruits mûrs s'exhale des corbeilles. Vous serez le grand van où la fermière alerte Fait bondir le froment qu'ont battu les fléaux, Tandis qu'à ses côtés des bandes de moineaux Se disputent les grains dont la terre est couverte. Lorsque s'empourpreront les vignes à l'automne, Lorsque les vendangeurs descendront des côteaux, Brins d'osier, vous lierez les cercles des tonneaux Où le doux vin rougit les douves et bouillonne. Brins d'osier, vous serez la cage où l'oiseau chante, Et la nasse perfide au milieu des roseaux, Où la truite qui monte et file entre deux eaux, S'enfonce et, tout à coup, se débat frémissante. Et vous serez aussi, brins d'osier, l'humble claie Où, quand le vieux vannier tombe et meurt, on l'étend, Tout prêt pour le cercueil.--Son convoi se répand, Le soir, dans les sentiers où verdit l'oseraie. Brins d'osier, brins d'osier, Courbez-vous assouplis sous les doigts du vannier. HENRI DÉ RÉGNIER. Henri de Régnier naquit à Honfleur en 1864. Il se rallia d'abord au groupe des poètes symbolistes et publia _Les Lendemains, Poèmes anciens et romanesques, Tel qu'en songe_, tout en collaborant à diverses revues. Dans un genre plus classique, il écrivit ensuite _Les Jeux rustiques et divins_ et _Les Médailles d'argile_, et il se rapproche des "poètes de la Vie" dans ses deux derniers recueils, _La Cité des Eaux_ et _La Sandale ailée_. M. Henri de Régnier est également un romancier renommé. VILLE DE FRANCE. Le matin, je me lève, et je sors de la ville. Le trottoir de la rue est sonore à mon pas, Et le jeune soleil chauffe les vieilles tuiles, Et les jardins étroits sont fleuris de lilas. Le long du mur moussu que dépassent les branches, Un écho que l'on suit vous précède en marchant, Et le pavé pointu mène à la route blanche. Qui commence au faubourg et s'en va vers les champs. Et me voici bientôt sur la côte gravie D'où l'on voit, au a'oleil et couchée à ses pieds, Calme, petite, pauvre, isolée, engourdie, La ville maternelle aux doux toits familiers. Elle est là, étendue et longue: Sa rivière Par deux fois, en dormant, passe sous ses deux ponts; Les arbres de son mail sont vieux comme les pierres De son clocher qui pointe au-dessus des maisons. Dans l'air limpide, gai, transparent et sans brume Elle fait un long bruit qui monte jusqu'à nous: Le battoir bat le linge et le marteau l'enclume, Et l'on entend des cris d'enfants, aigres et doux. . . Elle est sans souvenirs de sa vie immobile, Elle n'a ni grandeur, ni gloire, ni beauté; Elle n'est à jamais qu'une petite ville; Elle sera pareille à ce qu'elle a été. Elle est semblable à ses autres soeurs de la plaine, A ses soeurs des plateaux, des landes et des prés; La mémoire, en passant, ne retient qu'avec peine, Parmi tant d'autres noms son humble nom français; Et, pourtant, lorsque, après un de ces longs jours graves Passés de l'aube au soir à marcher devant soi, Le soleil disparu derrière les emblaves Assombrit le chemin qui traverse les bois; Lorsque la nuit qui vient rend les choses confuses Et que sonne la route dure au pas égal, Et qu'on écoute au loin le gros bruit de l'écluse, Et que le vent murmure aux arbres du canal; Quand l'heure peu à peu ramène vers la ville, Ma course fatiguée et qui va voir bientôt La première fenêtre où brûle l'or de l'huile Dans la lampe, à travers la vitre sans rideau, Il me semble, tandis que mon retour s'empresse Et tâte du bâton les bornes du chemin, Sentir, dans l'ombre, près de moi, avec tendresse, La patrie aux doux yeux qui me prend par la main. (La Sandale ailée.). PIERRE-JEAN DE BÉRANGER. (1780-1857) Béranger, né à Paris dans la boutique d'un tailleur, assista au début de la Révolution française. Après une période de mauvaise chance, il fut protégé par Lucien Bonaparte, frère de Napoléon. Les Chansons satiriques qu'il composa sous tous les gouvernements lui firent perdre sa place; il fut même poursuivi devant la justice et emprisonné deux fois. Ses talents de chansonnier joints à sa réputation d'intégrité le rendirent populaire dans toute la France. LES SOUVENIRS DU PEUPLE. On parlera de sa gloire Sous le chaume bien longtemps: L'humble toit, dans cinquante ans, Ne connaîtra plus d'autre histoire. Là, viendront les villageois Dire alors à quelque vieille: "Par des récits d'autrefois, Mère, abrégez notre veille. Bien, dit-on, qu'il nous ait nui, Le peuple encor le révère, Oui, le révère. Parlez-nous de lui, grand'mère, Parlez-nous de lui. --Mes enfants, dans ce village, Suivi de rois, il passa: Voilà bien longtemps de ça: Je venais d'entrer en ménage. A pied grimpant le côteau Où pour voir je m'étais mise, Il avait petit chapeau Avec redingote grise. Près de lui je me troublai! Il me dit: Bonjour, ma chère. Bonjour, ma chère. Il vous a parlé, grand'mère, Il vous a parlé! --L'an d'après, moi, pauvre femme, A Paris étant un jour, Je le vis avec sa cour: Il se rendait à Notre-Dame. Tous les coeurs étaient contents; On admirait le cortège! Chacun disait: Quel beau temps! Le ciel toujours le protège. Son sourire était bien doux: D'un fils Dieu le rendait père, Le rendait père. --Quel beau jour pour vous, grand'mère! Quel beau jour pour vous. --Mais quand la pauvre Champagne Fut en proie aux étrangers; Lui, bravant tous les dangers, Semblait seul tenir la campagne. Un soir, tout comme aujourd'hui, J'entends frapper à la porte. J'ouvre: bon Dieu! c'était lui, Suivi d'une faible escorte! Il s'assied où me voilà, S'écriant: ah! quelle guerre! Ah! quelle guerre! --Il s'est assis là, grand'mère, Il s'est assis là. --J'ai faim, dit-il; et bien vite, Je sers piquette et pain bis. Puis il sèche ses habits: Même à dormir le feu l'invite. Au réveil, voyant mes pleurs, Il me dit: Bonne espérance! Je cours de tous ses malheurs, Sous Paris venger la France. Il part; et comme un trésor J'ai depuis gardé son verre. Gardé son verre. --Vous l'avez encor, grand'mère, Vous l'avez encor? --Le voici. Mais à sa perte Le héros fut entraîné. Lui, qu'un pape a couronné, Est mort dans une île déserte. Longtemps aucun ne l'a cru; On disait: Il va paraître; Par mer il est accouru: L'étranger va voir son maître. Quand d'erreur on nous tira, Ma douleur fut bien amère, Fut bien amère. --Dieu vous bénira, grand'mère, Dieu vous bénira. PIERRE DUPONT. (1821-1870) Pierre Dupont, chansonnier et musicien, naquit à Lyon. Le rôle politique qu'il joua en 1851 faillit le faire exiler comme V. Hugo. Ses chansons glorifient les classes laborieuses; ce sont: _les Paysans et le Chant des Ouvriers_. Ses chansons parurent en 1860. LES BOEUFS. J'ai deux grands boeufs dans mon étable, Deux grands boeufs blancs, marqués de roux; La charrue est en bois d'érable, L'aiguillon en branche de houx; C'est par leurs soins qu'on voit la plaine Verte l'hiver, jaune l'été; Ils gagnent dans une semaine Plus d'argent qu'ils n'en ont coûté. S'il me fallait les vendre, J'aimerais mieux me pendre; J'aime Jeanne, ma femme, eh bien! j'aimerais mieux La voir mourir que voir mourir mes boeufs. Les voyez-vous, les belles bêtes, Creuser profond et tracer droit, Bravant la pluie et les tempêtes, Qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid? Lorsque je fais halte pour boire, Un brouillard sort de leurs naseaux, Et je vois sur leur corne noire Se poser les petits oiseaux. S'il me fallait les vendre, J'aimerais mieux me pendre; J'aime Jeanne, ma femme, et bien! j'aimerais mieux La voir mourir que voir mourir mes boeufs. Ils sont forts comme un pressoir d'huile, Ils sont doux comme des moutons. Tous les ans on vient de la ville Les marchander dans nos cantons, Pour les mener aux Tuileries Au mardi-gras, devant le roi, Et puis les vendre aux boucheries. Je ne veux pas, ils sont à moi. S'il me fallait les vendre, J'aimerais mieux me pendre; J'aime Jeanne, ma femme, et bien! j'aimerais mieux La voir mourir que voir mourir mes boeufs. Quand notre fille sera grande, Si le fils de notre régent En mariage la demande, Je lui promets tout mon argent; Mais si pour dot il veut qu'on donne Les grands boeufs blancs marqués de roux, Ma fille, laissons la couronne, Et ramenons les boeufs chez nous. S'il me fallait les vendre, J'aimerais mieux me pendre; J'aime Jeanne, ma femme, et bien! j'aimerais mieux La voir mourir que voir mourir mes boeufs. GUSTAVE NADAUD. (1820-1893) Gustave Nadaud, originaire de Roubaix (Nord), était destiné au commerce et s'y livra avec succès pendant quelque temps. Il était, comme Pierre Dupont, chansonnier et musicien à la fois. Certaines de ses chansons, telles que les _Deux Gendarmes, Carcassonne_, etc. sont devenues populaires. CARCASSONNE. "Je me fais vieux, j'ai soixante ans, J'ai travaillé toute ma vie Sans avoir, durant tout ce temps, Pu satisfaire mon envie. Je vois bien qu'il n'est ici-bas De bonheur complet pour personne. Mon voeu ne s'accomplira pas: Je n'ai jamais vu Carcassonne! "On voit la ville de là-haut, Derrière les montagnes bleues; Mais, pour y parvenir, il faut, Il faut faire cinq grandes lieues; En faire autant pour revenir! Ah! si la vendange était bonne. Le raisin ne veut pas jaunir: Je ne verrai pas Carcassonne! "On dit qu'on y voit tous les jours, Ni plus ni moins que les dimanches Des gens s'en aller sur le cours, En habits neufs, en robes blanches On dit qu'on y voit des châteaux Grands comme ceux de Babylone, Un évêque et deux généraux! Je ne connais pas Carcassonne! "Le vicaire a cent fois raison: C'est des imprudents que nous sommes. Il disait dans son oraison Que l'ambition perd les hommes. Si je pouvais trouver pourtant Deux jours sur la fin de l'automne. . . . Mon Dieu, que je mourrais content Après avoir vu Carcassonne! "Mon Dieu! mon Dieu! pardonnez-moi Si ma prière vous offense; On voit toujours plus haut que soi, En vieillesse comme en enfance. Ma femme, avec mon fils Aignan, A voyagé jusqu'à Narbonne; Mon filleul a vu Perpignan, Et je n'ai pas vu Carcassonne!" Ainsi chantait, près de Limoux, Un paysan courbé par l'âge. Je lui dis: "Ami, levez-vous; Nous allons faire le voyage." Nous partîmes le lendemain; Mais (que le bon Dieu lui pardonne!) Il mourut à moitié chemin: Il n'a jamais vu Carcassonne! PAUL DÉROULÈDE. M. Paul Déroulède, né à Paris en 1846, commença son droit, qu'il abandonna pour la littérature et les voyages. Il s'engagea dans l'armée pendant la guerre de 1870, dêmissiona plus tard à la suite d'un accident, mais garda un amour passionné de la carrière militaire et de tout ce qui s'y rapporte. Il a joué par la suite un rôle politique. Ses principales oeuvres sont: les _Chants du paysan_, les _Chants du soldat_ (1872), _Marches et Sonneries_ (1881), _Refrains militaires_ (1888), etc. LE BON GITE. "Bonne vieille, que fais-tu là? Il fait assez chaud sans cela. Tu peux laisser tomber la flamme. Ménage ton bois, pauvre femme, Je suis séché, je n'ai plus froid." Mais elle, qui ne veut m'entendre, Jette un fagot, range la cendre: "Chauffe-toi, soldat, chauffe-toi." "Bonne vieille, je n'ai pas faim. Garde ton jambon et ton vin; J'ai mangé la soupe à l'étape. Veux-tu bien ôter cette nappe! C'est trop bon et trop beau pour moi." Mais elle, qui n'en veut rien faire, Taille mon pain, remplit mon verre: "Refais-toi, soldat, refais-toi." --"Bonne vieille, pour qui ces draps? Par ma foi, tu n'y penses-pas! Et ton étable? et cette paille? Où l'on fait son lit à sa taille? Je dormirai là comme un roi." Mais elle qui n'en veut démordre, Place les draps, met tout en ordre: "Couche-toi, soldat, couche-toi!" Le jour vient, le départ aussi.-- "Allons! adieu. . . . Mais qu'est ceci? Mon sac est plus lourd que la veille. . . Ah! bonne hôtesse, ah! chère vieille, Pourquoi tant me gâter, pourquoi?" Et la bonne vieille de dire, Moitié larme et moitié sourire: "J'ai mon gars soldat comme toi." --- Provided by LoyalBooks.com ---