Georges Eekhoud ESCAL-VIGOR (1899) Table des matières PREMIÈRE PARTIE ALFRED VALLETTE I II III IV V VI VII VIII DEUXIÈME PARTIE LES SACRIFICES DE BLANDINE I II III IV V VI VII VIII TROISIÈME PARTIE_ _LA KERMESSE DE LA SAINT-OLFGAR I II III IV V PREMIÈRE PARTIE ALFRED VALLETTE I Ce premier juin, Henry de Kehlmark, le jeune «Dykgrave» ou comte de la Digue, châtelain de l'Escal-Vigor, traitait une nombreuse compagnie, en manière de Joyeuse Entrée, pour célébrer son retour au berceau de ses aïeux, à Smaragdis, l'île la plus riche et la plus vaste d'une de ces hallucinantes et héroïques mers du Nord, dont les golfes et les fiords fouillent et découpent capricieusement les rives en des archipels et des deltas multiformes. Smaragdis ou l'île smaragdine dépend du royaume mi-germain et mi- celtique de Kerlingalande. À l'origine du commerce occidental, une colonie de marchands hanséates s'y fixa. Les Kehlmark prétendaient descendre des rois de mer ou vikings danois. Banquiers un peu mâtinés de pirates, hommes d'action et de savoir, ils suivirent Frédéric Barberousse dans ses expéditions en Italie, et se distinguèrent par un attachement inébranlable, la fidélité du thane pour son roi, à la maison de Hohenstaufen. Un Kehlmark avait même été le favori de Frédéric II, le sultan de Lucera, cet empereur voluptueux, le plus artiste de cette romanesque maison de Souabe, qui vécut les rêves profonds et virils du Nord dans la radieuse patrie du soleil. Ce Kehlmark périt à Bénévent avec Manfred, le fils de son ami. Aujourd'hui encore, un grand panneau de la salle de billard d'Escal-Vigor représentait Conradin, le dernier des Hohenstaufen, embrassant Frédéric de Bade avant de monter avec lui sur l'échafaud. Au XVe siècle, à Anvers, un Kehlmark florissait, créancier des rois, comme les Fugger et les Salviati, et il figurait parmi ces Hanséates fastueux qui se rendaient à la cathédrale ou à la Bourse, précédés de joueurs de fifres et de violes. Demeure historique et même légendaire, tenant d'un burg teuton et d'un palazzo italien, le château d'Escal-Vigor se dresse à l'extrémité occidentale de l'île, à l'intersection de deux très hautes digues d'ou il domine tout le pays. De temps immémorial, les Kehlmark, avaient été considérés comme les maîtres et les protecteurs de Smaragdis. La garde et l'entretien des digues monumentales leur incombaient depuis des siècles. On attribuait même à un ancêtre d'Henry la construction de ces remparts énormes qui avaient à jamais préservé la contrée de ces inondations, voire de ces submersions totales dans lesquelles s'engloutirent plusieurs îles soeurs. Une seule fois, vers l'an 1400, en une nuit de cataclysme, la mer était parvenue à rompre une partie de cette chaîne de collines artificielles et à rouler ses flots furieux jusqu'au coeur de l'île même; et la tradition voulait que le burg d'Escal-Vigor eût été assez vaste et assez approvisionné pour servir de refuge et d'entrepôt à toute la population. Tant que les eaux couvrirent le pays, le Dykgrave hébergea son peuple, et lorsqu'elles se furent retirées, non seulement il répara la digue à ses frais, mais il rebâtit les chaumières de ses vassaux. Avec le temps, ces digues, près de cinq fois séculaires, avaient revêtu l'aspect de collines naturelles. Elles étaient plantées, à leur crête, d'épais rideaux d'arbres un peu penchés par le vent d'ouest. Le point culminant était celui où les deux rangées de collines se rejoignaient pour former une sorte de plateau ou de promontoire, avançant comme un éperon ou une proue dans la mer. C'était précisément à l'extrémité de ce cap que se dressait le château. Face à l'Océan, la digue taillée à pic présentait un mur de granit rappelant ces rocs majestueux du Rhin dans lesquels semble avoir été découpé le manoir qui les couronne. À marée haute, les vagues venaient se briser au pied de cette forteresse érigée contre leurs fureurs. Du côté des terres, les deux digues dévalaient en pente douce, et, à mesure qu'elles s'écartaient, leurs branches formaient un vallon allant en s'élargissant et qui représentait un parc merveilleux avec des futaies, des étangs, des pâturages. Les arbres, jamais émondés, ouvraient de larges éventails toujours frémissants d'arpèges éoliens. Les fuites de daims passaient comme un éclair fauve parmi les frondaisons compactes, où des vaches broutaient cette herbe humide et succulente d'un vert presque fluide qui avait valu à l'île son nom de Smaragdis ou d'Émeraude. Malgré la popularité des Kehlmark dans le pays, ces derniers vingt ans le domaine était demeuré inhabité. Les parents du comte actuel, deux êtres jeunes et beaux, s'y étaient aimés au point de ne pouvoir survivre l'un à l'autre. Henry y était né quelques mois avant leur mort. Sa grand'mère paternelle le recueillit, mais ne voulut plus remettre le pied dans cette contrée, à l'atmosphère et au climat capiteux de laquelle elle attribuait la fin prématurée de ses enfants. Kehlmark fut élevé sur le continent, dans la capitale du royaume de Kerlingalande, puis, sur les conseils des médecins, on l'avait envoyé étudier dans un pensionnat international de la Suisse. Là-bas, à Bodemberg Schloss[1] où s'était écoulée son adolescence, Henry représenta longtemps un blondin gracile, légèrement menacé d'anémie et de consomption, la physionomie réfléchie et concentrée, au large front bombé, aux joues d'un rose mourant, un feu précoce ardant dans ses grands yeux d'un bleu sombre tirant sur le violet de l'améthyste et la pourpre des nuées et des vagues au couchant; la tête trop forte écrasant sous son faix les épaules tombantes; les membres chétifs, la poitrine sans consistance. La constitution débile du petit Dykgrave le désignait même aux brimades de ses condisciples, mais il y avait échappé par le prestige de son intelligence, prestige qui s'imposait jusqu'aux professeurs. Tous respectaient son besoin de solitude, de rêverie, sa propension à fuir les communs délassements, à se promener seul dans les profondeurs du parc, n'ayant pour compagnon qu'un auteur favori ou même, le plus souvent, se contentant de sa seule pensée. Son état maladif augmentait encore sa susceptibilité. Souvent des migraines, des fièvres intermittentes le clouaient au lit et l'isolaient durant plusieurs jours. Une fois, comme il venait d'atteindre sa quinzième année, il pensa se noyer pendant une promenade sur l'eau, un de ses camarades ayant fait chavirer la barque. Il fut plusieurs semaines entre la vie et la mort, puis, par un étrange caprice de l'organisme humain, il se trouva que l'accident qui avait failli l'enlever détermina la crise salutaire, la réaction si longtemps souhaitée par son aïeule dont il était tout l'amour et le dernier espoir. Avec les tuteurs du jeune comte, elle avait même fait choix de ce pensionnat si éloigné, parce que celui-ci représentait, en même temps qu'un collège modèle, un véritable _Kurhaus_ situé dans la partie la plus salubre de la Suisse. Avant d'être converti en un gymnase cosmopolite destiné aux jeunes patriciens des deux mondes, le Bodemberg Schloss avait été un établissement de bains, rendez-vous des malades élégants de la Suisse et de l'Allemagne du Sud. L'aïeule d'Henry avait donc compté sur le climat salubre de la vallée de l'Aar et l'hygiène de cette maison d'éducation, pour rattacher à la vie, pour régénérer l'unique descendant d'une race illustre. Ce petit-fils idolâtré, n'était-il pas le seul enfant de ses enfants morts de trop d'amour? Kehlmark recouvra non seulement la santé, mais il se trouva gratifié d'une constitution nouvelle; non seulement une rapide convalescence lui rendit ses forces anciennes, mais il se surprit à grandir, à se carrer, à gagner des muscles, des pectoraux, de la chair et du sang. Avec ce regain d'adolescence, il était venu à Kehlmark une candeur, une ingénuité dont son âme, trop studieuse et trop réfléchie jusque-là, ignorait la tiédeur et le baume. Autrefois contempteur des travaux athlétiques, à présent il se mit à s'y entraîner et finit par y exceller. Loin de bouder comme naguère aux péripéties des gageures violentes, il se distinguait par son intrépidité, son acharnement; et lui qui, pour s'épargner la fatigue d'une ascension dans le Jura, se cachait souvent dans les souterrains, au fond des anciennes étuves de la maison de bains, brillait maintenant parmi les plus infatigables escaladeurs de montagnes. Il demeura, en même temps que liseur et homme d'étude, grand amateur de prouesses physiques et de jeux décoratifs; rappelant sous ce rapport les hommes accomplis, les harmonieux vivants de la Renaissance. À la mort de la douairière qu'il adorait, il était venu s'établir dans le pays dont, depuis ses années de collège, il entretenait un souvenir filial et dont les habitants impulsifs et primesautiers devaient plaire à son âme friande d'exubérance et de franchise. Les aborigènes de Smaragdis appartenaient à cette race celtique qui a fait les Bretons et les Irlandais. Au XVIe siècle, des croisements avec les Espagnols y perpétuèrent, y invétérèrent encore la prédominance du sang brun sur la lymphe blonde. Kehlmark savait ces insulaires, tranchant par leur complexion nerveuse et foncée sur les populations blanches et rosâtres qui les entouraient -- faire exception aussi, dans le reste du royaume, par une sourde résistance à la morale chrétienne et surtout protestante. Lors de la conversion de ces contrées, les barbares de Smaragdis n'acceptèrent le baptême qu'à la suite d'une guerre d'extermination que leur firent les chrétiens pour venger l'apôtre saint Olfgar, martyrisé avec toutes sortes d'inventions cannibalesques, représentées d'ailleurs méticuleusement et presque professionnellement en des fresques décorant l'église paroissiale de Zoutbertinge, par un élève de Thierry Bouts, le peintre des écorchés vifs. La légende voulait que les femmes de Smaragdis se fussent particulièrement distinguées dans cette tuerie, au point même d'ajouter le stupre à la férocité et d'en agir avec Olfgar comme les bacchantes avec Orphée. Plusieurs fois, dans le cours des siècles, de sensuelles et subversives hérésies avaient levé dans ce pays à bouillant tempérament et d'une autonomie irréductible. Au royaume, devenu très protestant, de Kerlingalande, où le luthérianisme sévissait comme religion d'État, l'impiété latente et parfois explosive de la population de Smaragdis représentait un des soucis du consistoire. Aussi l'évêque du diocèse dont l'île dépendait venait-il d'y envoyer un dominé[2] militant, plein d'astuce, sectaire malingre et bilieux, nommé Balthus Bomberg, qui brûlait de se distinguer et qui s'était un peu rendu à Smaragdis comme à une croisade contre de nouveaux Albigeois. Sans doute en serait-il pour ses frais de catéchisation. En dépit de la pression orthodoxe, l'île préservait son fonds originel de licence et de paganisme. Les hérésies des anversois Tanchelin et Pierre l'Ardoisier qui, à cinq siècles d'intervalle, avaient agité les pays voisins de Flandre et de Brabant, avaient poussé de fortes racines à Smaragdis et consolidé le caractère primordial. Toutes sortes de traditions et coutumes, en abomination aux autres provinces, s'y perpétuaient, malgré les anathèmes et les monitoires. La Kermesse s'y déchaînait en tourmentes charnelles plus sauvages et plus débridées qu'en Frise et qu'en Zélande, célèbres cependant par la frénésie de leurs fêtes votives, et il semblait que les femmes fussent possédées tous les ans, à cette époque, de cette hystérie sanguinaire qui effréna autrefois les bourrèles de l'évêque Olfgar. Par cette loi bizarre des contrastes en vertu de laquelle les extrêmes se touchent, ces insulaires, aujourd'hui sans religion définie, demeuraient superstitieux et fanatiques, comme la plupart des indigènes des autres pays de brumes fantômales et de météores hallucinants. Leur merveillosité se ressentait des théogonies reculées, des cultes sombres et fatalistes de Thor et d'Odin; mais d'âpres appétits se mêlaient à leurs imaginations fantasques, et celles-ci exaspéraient leurs tendresses aussi bien que leurs aversions. II Henry, nature passionnée et de philosophie audacieuse, s'était dit, non sans raison, que par ses affinités, il se sentirait chez lui dans ce milieu bellement barbare et instinctif. Il inaugurait même son avènement de «Dykgrave» par une innovation contre laquelle le dominé Balthus Bomberg devait infailliblement fulminer, du haut de son pupitre pastoral. En effet, pour flatter le sentiment autochtone, Henry avait invité à sa table non seulement quelques hobereaux et gros terriens, deux ou trois artistes de ses amis de la ville, mais il avait convié en masse de simples fermiers, de petits armateurs, d'infimes patrons de chalands et de voiliers, le garde-phare, l'éclusier, les chefs d'équipe de diguiers et jusqu'à de simples laboureurs. Avec ces indigènes, il avait prié à cette crémaillère leurs femmes et leurs filles. Sur sa recommandation expresse, tous et toutes avaient revêtu le costume national ou d'uniforme. Les hommes se modelaient en des vestes d'un velours mordoré ou d'un roux aveuglant, ouvrant sur des tricots brodés des attributs de leur profession: ancres, instruments aratoires, têtes de taureaux, outils de terrassiers, tournesols, mouettes, dont le bariolage presque oriental se détachait savoureusement sur le fond bleu marin, comme des armoiries sur un écusson. À de larges ceintures rouges brillaient des boucles en vieil argent d'un travail à la fois sauvage et touchant; d'autres exhibaient le manche en chêne sculpté de leurs larges couteaux; les gens de mer paradaient en grandes bottes goudronnées, des anneaux de métal fin adornaient le lobe de leurs oreilles aussi rouges que des coquillages; les travailleurs de la glèbe avaient le râble et les cuisses bridés dans des pantalons de même velours que celui de leur veste, et ces pantalons, collant du haut, s'élargissaient depuis les mollets jusqu'au coup de pied. Leur petit feutre rappelait celui des basochiens au temps de Louis XI. Les femmes arboraient des coiffes à dentelles sous des chapeaux coniques à larges brides, des corsages plus historiés, aux arabesques encore plus fantastiques que les gilets des hommes, des jupes bouffantes du même velours et du même ton mordoré que les vestes et les culottes; des jaserans ceignant trois fois leur gorge, des pendants d'oreille d'un dessin antique quasi byzantin et des bagues au chaton aussi gros que celui d'un anneau pastoral. C'étaient pour la plupart de robustes spécimens du type brun, de cette ardente et pourtant copieuse race de Celtes noirs et nerveux, aux cheveux crépus et en révolte. Paysans et marins hâlés, un peu embarrassés au début du repas, avaient vite recouvré leur assurance. Avec des gestes lourds mais non empruntés, et même de ligne souvent trouvée, ils se servaient du couteau et de la fourchette. À mesure que le repas avançait, les langues se déliaient, des rires, parfois un juron, scandaient leur idiome guttural, haut en couleur avec, pourtant, des caresses et des veloutés inattendus. Logique dans sa dérogation à l'étiquette, violant toute préséance, l'amphitryon avait eu le bon esprit d'asseoir chaque fois à côté d'un de ses pairs de l'oligarchie une fermière, une patronne de chaloupe ou une poissonnière, et, réciproquement, à côté d'une voisine de château, se calait un jeune nourrisseur de crâne encolure ou un chaloupier aux biceps noueux. Les amis de Kehlmark constatèrent que presque tous les convives étaient dans la fleur ou dans la chaude maturité de l'âge. On aurait dit une sélection de femmes avenantes et de gars plastiques et galbeux. Parmi les invités se trouvait un des principaux cultivateurs du pays, Michel Govaertz de la ferme des Pèlerins, veuf, père de deux enfants, Guidon et Claudie. Après le seigneur de l'Escal-Vigor, le fermier des Pèlerins était l'homme le plus important de Zoudbertinge, le village sur le territoire duquel était situé le château des Kehlmark. Durant la minorité et l'absence du jeune comte, Govaertz l'avait même remplacé à la tête de la _wateringue_ ou conseil d'entretien et de préservation des terres d'alluvion, dites polders, conseil dont le Dykgrave était le chef. Et ce n'était pas sans une certaine mortification d'amour-propre que, par le retour de Kehlmark, le fermier des Pèlerins s'était vu relégué au rang d'un simple membre des comices en question. Mais l'affabilité du jeune comte avait bientôt fait oublier à Govaertz cette petite diminution d'autorité. Puis, auparavant, il ne siégeait dans la wateringue que comme représentant du Dykgrave, tandis que comme juré il avait droit d'initiative et voix délibérative dans le chapitre. De plus, n'avait-il point été récemment élu bourgmestre de la paroisse? Gros paysan, quadragénaire de belle prestance, pas méchant, mais vaniteux, de caractère nul, il avait été extrêmement flatté d'être invité au château et d'occuper, avec sa fille, la tête de la table. Soutenu par ses compères, surtout stylé et instigué par sa fille, la non moins ambitieuse mais plus intelligente Claudie, il incarnait les prérogatives et les immunités civiles et tenait frondeusement tête au pasteur Bomberg. Un instant, il craignit que le comte de Kehlmarck ne profitât de son influence pour se faire nommer magistrat du village. Mais Henry abhorrait la politique, les compétitions qu'elle engendre, les bassesses, les intrigues, les compromissions qu'elle impose aux hommes publics. De ce côté, Govaertz n'avait donc rien à craindre. Aussi résolut-il de se faire un ami et un allié du grand seigneur, pour réduire le dominé à l'impuissance. Cette attitude lui avait été recommandée par Claudie dès qu'on apprit l'arrivée du châtelain d'Escal-Vigor. Pour honorer le bourgmestre, le comte avait assis Claudie Govaertz à sa droite. Claudie, la forte tête de la maison, était une grande et plantureuse fille, au tempérament d'amazone, aux seins volumineux, aux bras musclés, à la taille robuste et flexible, aux hanches de taure, à la voix impérative, type de virago et de walkyrie. Un opulent chignon de cheveux d'or brun casquait sa tête volontaire et répandait ses mèches sur un front court, presque jusqu'à ses yeux hardis et effrontés, bruns et fluides comme une coulée de bronze, dont un nez droit et évasé, une bouche gourmande, des dents de chatte, soulignaient la provocation et la rudesse. Toute en chair et en instincts, un besoin de tyrannie, une ambition féroce parvenait seule à réfréner ses appétits et à la conserver chaste et inviolée jusqu'à présent, malgré les ardeurs de sa nature. Pas l'ombre de sensibilité ou de délicatesse. Une volonté de fer et aucun scrupule pour arriver à ses fins. Depuis la mort de sa mère, c'est-à-dire depuis ses dix-sept ans -- aujourd'hui elle en comptait vingt-deux -- elle gouvernait la ferme, le ménage et, jusqu'à un certain point, la paroisse. C'est avec elle que devrait compter le pasteur. Son frère Guidon, un adolescent de dix-huit ans, et même son père le bourgmestre, tremblaient lorsqu'elle élevait la voix. Un des plus beaux partis de l'île, elle avait été très recherchée, mais elle avait éconduit les prétendants les plus argenteux, car elle rêvait un mariage qui l'élèverait encore au-dessus des autres femmes du pays. Telle était même la raison de sa vertu. Magnifique et vibrant morceau de chair, aussi affriolée qu'affriolante, elle décourageait les poursuites des mâles sérieusement intentionnés, quoiqu'elle eût voulu s'abandonner, se pâmer dans leurs bras et leur rendre étreinte pour étreinte, qui sait, peut-être même les provoquer et, au besoin, les prendre de force. Afin de mater et d'étourdir ses postulations, Claudie se dépensait, la semaine, en corvées, en besognes éreintantes, et, aux kermesses, elle se livrait à des danses furieuses, provoquait des algarades, fomentait des hourvaris et des rixes entre ses galants, mais leurrant le vainqueur, le maîtrisant au besoin, affectant encore plus de brutalité que lui, allant jusqu'à le battre et le traiter comme il avait servi ses rivaux, puis s'esquivant, intacte. Ou s'il lui arriva de rendre furtivement une caresse, de tolérer quelque privauté anodine, elle se reprenait au moment critique, rappelée à la sagesse par son rêve d'un glorieux établissement. Aussitôt qu'elle eut vu Henry de Kehlmark, elle se jura de devenir châtelaine de l'Escal-Vigor. Henry était beau cavalier, célibataire, fabuleusement riche à ce qu'on prétendait, et aussi noble que le Roi. Coûte que coûte il épouserait cette altière femelle. Rien de plus facile que de se faire aimer de lui. N'avait-elle pas fait tourner la tête à tous les jeunes villageois? À quelles extrémités les plus huppés ne se seraient-ils pas résolus pour la conquérir? Il ferait beau voir qu'un homme la refusât si elle consentait à se livrer à lui. Claudie savait déjà, pour l'avoir entrevue dans le parc ou sur la plage, que le comte était accompagné d'une jeune femme, sa gouvernante ou plutôt sa maîtresse. Ce concubinage avait même mis le comble à la sainte indignation du dominé Bomberg! Mais Claudie ne s'inquiétait pas outre mesure de la présence de cette personne. Kehlmark ne devait pas en faire grand cas. À preuve que la demoiselle ne s'était pas même montrée à table. Claudie se flattait bien de la faire renvoyer et, s'il le fallait, de la remplacer en attendant le mariage; assez sûre d'elle-même pour se donner à Kehlmark et le forcer ensuite à l'épouser. Puis, la jordaenesque femelle jugeait assez insignifiante cette petite personne pâle et mièvre, vaguement anémique, maigrichonne, privée de ces robustes appas si prisés des rustres. Non, le comte de la Digue n'hésiterait pas longtemps entre cette mijaurée et la superbe Claudie, la plus éblouissante femelle de Smaragdis et même de Kerlingalande. Durant le dîner, elle jaugea l'homme avec des regards et un flair lascifs de bacchante, en même temps qu'elle estimait le mobilier, le couvert et la vaisselle avec des yeux de tabellion ou de commissaire-priseur. Quant à la valeur du domaine, elle lui était connue depuis longtemps, d'ailleurs comme à tous ceux du village. Ce vaste vallon triangulaire, limité de deux côtés par les digues, et du troisième par une grille et de larges fossés, représentait, avec les cultures et les bois dépendants, près du dixième de l'île entière. Et la rumeur publique attribuait en outre à Kehlmark des possessions en Allemagne, aux Pays-Bas et en Italie. On se racontait aussi que son aïeule, la douairière, lui avait laissé près de trois millions de florins en titres de rente. Il n'en fallait pas davantage pour que la positive Claudie jugeât Kehlmark un épouseur, un mâle très sortable. Peut-être, s'il n'avait pas été riche et titré, l'eût-elle préféré un peu plus membru et sanguin. Mais elle ne se lassait pas d'admirer son élégance, ses traits aristocratiques, ses mains de demoiselle, ses beaux yeux outre-mer, sa fine moustache, et sa barbiche soigneusement taillée. Ce que le Dykgrave présentait d'un peu réservé ou d'un peu timide, de presque langoureux et mélancolique par moments, n'était pas fait pour déplaire à la pataude. Non point qu'elle donnât dans le sentimentalisme: rien, au contraire, n'était plus loin de son caractère extrêmement matériel; mais parce que ces moments de rêverie chez Kehlmark lui paraissaient révéler une nature faible, un caractère passif. Elle n'en régnerait que plus facilement sur sa personne et sur sa fortune. Oui, ce noble personnage devait être on ne peut plus malléable et ductile. Comment aurait-il subi, sinon, si longtemps le joug de cette «espèce», de cette demoiselle, que l'expéditive Claudie n'était pas loin de considérer comme une intruse? Le raisonnement auquel se livrait la gaillarde ne manquait pas de logique: «S'il s'est laissé engluer et dominer par cette pimbêche, combien il serait plus vite subjugué par une vraie femme!» Et les façons d'Henry n'étaient point faites pour la décevoir. Il se montra tout le temps d'une gaîté fébrile, presque la gaîté d'un penseur trop absorbé qui cherche à s'étourdir; il lutinait et agaçait sa voisine de table avec une telle persistance, que celle- ci se crut déjà arrivée à ses fins. Ce laisser-aller de Kehlmark acheva de scandaliser les quelques hobereaux invités à ces excentriques agapes, mais ils n'en firent rien paraître, et, tout en se gaussant intérieurement de cette réunion saugrenue, à laquelle ils avaient consenti d'assister par égard pour le rang et la fortune du Dykgrave, en sa présence ils affectèrent de trouver l'idée de cette crémaillère souverainement esthétique, et se récrièrent d'admiration. Nous laissons à penser en quels termes ils racontèrent cette inconvenante mascarade au dominé et à sa femme, dont, avec deux ou trois bigotes, ces nobilions gourmés et collet monté formaient les seules ouailles. L'un après l'autre ils demandèrent leur voiture et se retirèrent furtivement avec leurs prudes épouses et héritières. On ne s'en amusa que mieux après leur départ. Le comte, qui dessinait et peignait comme un artiste de profession, se plut, au café, à croquer un très pimpant médaillon de Claudie, qu'il lui offrit après qu'on l'eut fait circuler à la ronde, pour l'émerveillement des naturels de plus en plus ravis par la rondeur de leur jeune Dykgrave. Michel Govaertz, particulièrement, était aux anges, flatté des attentions du comte pour son enfant préférée. Tout le temps Henry avait trinqué avec elle, et il ne cessait de la complimenter sur son costume: «Il vous sied à ravir, disait-il. Combien vous vous imposez plus naturellement sous ces atours que cette dame, là-bas, qui se fait habiller à Paris!» Et il lui désignait du regard une baronne très compassée et fagotée, assise à l'autre bout de la table, et qui, flanquée de deux désinvoltes loups de mer, ne s'était point départie, depuis le potage, d'une moue dégoûtée et d'un silence plein de morgue. -- Peuh! avait répondu Claudie, vous voulez rire, monsieur le comte. C'est bien que vous nous ayez prescrit le costume du pays, sinon je me serais aussi vêtue comme nos dames d'Upperzyde. -- Je vous en conjure, reprit le comte, gardez-vous de pareil affublement. Ce serait faire acte de trahison! Et le voilà qui se lance dans un panégyrique du costume naïvement approprié aux particularités du terroir, aux différences de contrées et de races. «Le costume, déclare-t-il, complète le type humain. Ayons nos vêtements personnels comme nous avons notre flore et notre faune spéciales!» Ses mots imagés semblent peindre et modeler de belles formes humaines harmonieusement drapées. Au plus fort de sa conférence éthologique, il s'aperçoit que la jeune paysanne l'écoute sans rien comprendre à son enthousiasme. Pour la distraire, il se mit en devoir de lui montrer les diverses pièces du château fraîchement restauré, bourré de souvenirs et de reliques. Claudie prit le bras du comte et, ouvrant la marche, il invita les autres villageois à les suivre d'enfilade en enfilade. Les yeux de Claudie, comme deux charbons ardents, dévoraient l'or des cadres, des lambris et des torchères, les tapisseries féodales, les panoplies d'armes rares, mais demeuraient insensibles à l'art, au goût, à l'ordonnance de ces luxueux accessoires. De nobles nus, peints ou sculptés, entre autres les copies des jeunes hommes du Buonarotti encadrant les compositions du plafond de la Sixtine, ne la frappaient que par leur costume _in naturalibus._ Elle éclatait, en se renversant, d'un rire polisson, ou bien se couvrait le visage, jouant l'effarouchement, la gorge houleuse; et Kehlmark la sentait frémir et panteler contre sa hanche. Michel Govaertz marchait sur leurs pas avec la bande ahurie et égrillarde. Des loustics commentaient les toiles de maîtres, s'affriolaient et, devant les nudités mythologiques, faisaient, de l'oeil et même du geste, leur choix. À plusieurs reprises, le bourgmestre alla leur recommander plus de discrétion. Comme il revenait de les rappeler vainement à la décence: «Quelqu'un qui n'est pas content de vous voir parmi nous, monsieur le comte, dit-il, c'est notre dominé, Dom Balthus Bomberg.» -- Ah bah! fit le Dykgrave. En quoi lui porté-je ombrage? je ne pratique pas, j'en conviens, mais je crois en savoir aussi long que lui sur le chapitre des religions, et quant à la véritable, l'éternelle vertu je m'entendrai bien avec les braves gens de tous les cultes... Au fait, Dom Balthus a décliné mon invitation d'aujourd'hui, en donnant à entendre que pareilles promiscuités répugnent à son caractère... En voilà de l'évangélisme!... Il est gentil pour ses paroissiens... -- Savez-vous bien, qu'il a déjà prêché contre vous! dit Claudie. -- Vraiment? Il me fait beaucoup d'honneur. -- Il ne vous a pas attaqué directement et s'est bien gardé de vous nommer, reprit le bourgmestre, mais les assistants ont tout de même compris qu'il s'agissait de Votre Seigneurie, lorsqu'il dénonçait tels beaux châtelains venus de la capitale, qui affichent des idées de mécréants et qui, manquant à tous leurs devoirs, donnent le mauvais exemple aux humbles paroissiens, en moquant, par leurs moeurs dissolues, le très saint sacrement du mariage! Et patati, et patata! Il paraît qu'il en a eu pour un bon quart d'heure, du moins à ce que nous ont raconté mes dévotes de soeurs, car ni moi, ni les miens nous ne mettons le pied dans son église!... En entendant cette allusion à son faux ménage, le comte avait légèrement changé de couleur, et ses narines accusèrent même une nerveuse contraction de colère qui n'échappa point à Claudie. -- N'aurons-nous pas l'honneur de saluer madame... ou, comment dirai-je, mademoiselle...? demanda la paysanne en balbutiant avec affectation. Une nouvelle expression de furtif mécontentement passa sur la physionomie de Kehlmark. Ce nuage n'échappa non plus à la futée villageoise. «Tant mieux, songeait-elle, la mijaurée semble déjà l'avoir excédé!» -- Vous voulez parler de mademoiselle Blandine, mon économe, fit Kehlmark d'un air enjoué! Excusez-la. Elle est très occupée et, de plus, extrêmement timide... Son grand plaisir consiste à préparer et à diriger, dans la coulisse, mes petites réceptions... Elle est quelque chose comme mon maître de cérémonies, le régisseur général de l'Escal-Vigor... Il riait, mais Claudie trouva ce rire un peu pincé et étranglé. En revanche ce fut avec une intonation sincèrement attendrie qu'il ajouta: «C'est presque une soeur... À deux nous avons fermé les yeux à mon aïeule!» Après un silence: «Et vous viendrez nous voir, aux Pèlerins, monsieur le comte?» demanda Claudie, un peu inquiétée, dans ses spéculations matrimoniales, par la flexion presque fervente des dernières paroles d'Henry. -- Oui, monsieur le comte, vous nous feriez grand honneur par cette visite, insista le bourgmestre. Sans nous vanter, «les Pèlerins» n'ont point leur égal dans tout le royaume. Nous ne possédons que bêtes de choix, sujets primés, les vaches et les chevaux aussi bien que les porcs et les moutons... -- Comptez sur moi, fit le jeune homme. -- Sans doute, monsieur le comte connaît-il tout le pays? demanda Claudie. -- Ou à peu près. L'aspect en est assez varié. Upperzyde m'a laissé le souvenir d'une jolie villette avec des monuments et même un musée curieux... J'y découvris autrefois un savoureux Frans Hals... Ah, un joufflu petit joueur de chalumeau; la plus merveilleuse symphonie de chair, de vêture et d'atmosphère dont cet exubérant et viril artiste ait jamais enchanté la toile... Pour ce ravissant petit drôle, je donnerais toutes les Vénus, même celles de Rubens... Il me faudra retourner à Upperzyde. Il s'arrêta, songeant qu'il parlait latin à ces braves gens. -- On m'a entretenu aussi, reprit-il, des dunes et des bruyères de Klaarvatsch... Attendez donc. N'y a-t-il point par là des paroissiens bizarres?... -- Ah, les sauvages! fit le bourgmestre, avec protection et mépris. Une population de sacripants! Les seuls vagabonds et indigents du pays!... C'est notre Guidon, mon vaurien de fils, qui les a pratiqués! Chose triste à dire, il pourrait être des leurs! -- Je prierai votre garçon de me conduire un jour par là, bourgmestre! dit Kehlmark en faisant passer ses hôtes dans une autre pièce. Ses yeux s'étaient allumés, au souvenir du petit joueur de chalumeau. À présent ils se voilaient et sa voix avait eu un tremblement, un accent d'une indicible mélancolie, suivi comme d'un sanglot déguisé en toux. Claudie continuait à regarder à droite et à gauche, supputant la valeur marchande des bibelots et des raretés. Dans la salle de billard, où ils venaient d'entrer, toute une paroi était prise, comme on sait, par le _Conradin et Frédéric de Bade, _peinture de Kehlmark lui-même d'après une gravure très populaire en Allemagne. Le suprême baiser des deux jeunes princes, victimes de Charles d'Anjou, mettait sur leur visage une expression d'amour extrême, quasi sacramentel, intensément rendue par Henry. -- Ça?... Deux petits princes. Les maîtres d'un de mes très arrière-aïeux... On va leur couper la tête! expliqua-t-il, singulièrement gouailleur, à Claudie qui béait devant cette peinture presque avec des yeux de badaude, habituée des exécutions capitales. -- Pauvres enfants! remarqua la grosse fille. Ils s'embrassent comme des amoureux... -- Ils s'aimaient bien! murmura Kehlmark comme s'il eût dit _amen._ Et il entraîna plus loin sa compagne. Comme elle constatait naïvement la profusion de statues et d'académies d'hommes parmi les tableaux et les marbres: «En effet, ce sont des machines comme il s'en trouve à Upperzyde et dans d'autres musées!... Cela meuble! Faute de modèles je travaille d'après cela!» répliqua Kehlmark, et cette fois d'un ton indifférent, contrefaisant, aurait-on dit, les intonations profanes de ceux qu'il pilotait. Moquait-il ses invités ou se surveillait-il lui-même? Selon la mode villageoise, on s'était mis à table à midi. Il était neuf heures et le soir tombait. Tout à coup on entendit sonner et ronfler des cuivres. Des torches se rapprochèrent avec des rythmes de sérénades foraines et projetèrent, dans la pénombre des salons, un rougeoiement d'aurore boréale. III -- Qu'est cela? une trahison, un guet-apens! se récria Kehlmark en prenant un air intrigué. -- Nos jeunes gens de la Ghilde de Sainte-Cécile, notre «harmonie», qui viennent vous souhaiter la bienvenue, monsieur le comte! annonça cérémonieusement le fermier des Pèlerins. Les yeux de Kehlmark brillèrent d'un feu oblique: «Une autre fois, je vous montrerai mon atelier... Allons les recevoir!» dit-il, en rebroussant chemin et en se hâtant de descendre l'escalier d'honneur, heureux, semblait-il, de cette diversion contre laquelle pestait intérieurement la rusée Claudie. Les Govaertz et les autres invités le suivirent en bas dans la vaste orangerie dont on avait ouvert sur l'ordre de la toujours invisible Blandine, les larges portes vitrées. Les musiciens de la Ghilde se sont formés en demi-cercle au pied du perron. Ils soufflent à pleins poumons dans les tubes à larges pavillons et martèlent en conscience la peau d'âne des caisses. Tous portaient, à quelques variantes près, le costume pittoresque des gars du pays. Chez beaucoup, l'accoutrement, élimé et même rapiécé, contractait plus de patine et de ragoût que les nippes trop neuves des convives. Il y en avait de franchement débraillés, sans veste, en manches de chemise, la vareuse dégageant leur col robuste jusqu'à la naissance des pectoraux. C'étaient presque tous de grands et fermes garçons, des bruns bien découplés, recrutés dans toutes les castes de l'île, dans les fermes de Zoudbertinge aussi bien que dans les taudis de Klaarvatsch. La Ghilde, d'essence très démocratique, fondait les fils de notables avec la progéniture mâle des pillards d'épaves et des coureurs de grèves. Les plus jeunes de ces petits-fils de naufrageurs, des gamins aux cheveux ébouriffés, aux yeux brillants mais farouches, à la figure brunie comme celle des anges du Guide, déjà membrus, le pantalon tenu par des cordes d'étoupe en guise de bretelles, et finissant aux genoux par des déchiquetures ornées d'épines et de feuilles mortes, remplissaient, moyennant quelques deniers de pourboire, l'office de porteurs de torches. Et sous prétexte de raviver l'éclat du luminaire, mais à la vérité pour s'amuser, à tout bout de champ ils retournaient leurs falots et aspergeaient le sol des langues enflammées de la résine qu'ils trépignaient ensuite pour les éteindre, sans crainte de brûler leurs pieds nus dont la plante était devenue dure comme la corne. En l'honneur du Dykgrave, la Ghilde Sainte-Cécile joua de très vieux airs du pays, qui contractaient une indicible patine harmonique dans la tiédeur parfumée de ce soir. Un, surtout, navra et surprit délicieusement Henry par sa mélodie plaintive comme le jusant, la rafale sur la bruyère et les ahanements onomatopiques des diguiers enfonçant des pilotis. Ces manoeuvres, ou plutôt leurs chefs d'équipe, le chantent en effet pour donner du coeur à leurs hommes pendant le travail. Attelés chacun à une corde, simultanément ils guindent en l'air le lourd mouton et le laissent retomber. Les jambes se tendent, les torses se prosternent, et les croupes se redressent en cadence. On entend aussi cet air à bord des sloops de pêche. Des marins prennent leur instrument avec eux et, par leurs rhapsodies et leurs bucoliques, ils trompent les heures parfois mornes et les calmes plats du large, accordant leur plainte et leur langueur au rythme haletant des vagues. Un des gars, élève de l'école de musique d'Upperzyde, avait transcrit ce chant pour fanfare. Le petit bugle stridait cette mélopée modulante et un peu rauque, sur un accompagnement de tubas et de trombones évoquant la basse profonde des flots. Kehlmark considéra le joueur de bugle, un adolescent mieux découplé et plus élancé que les compagnons de son âge, aux reins cambrés, au teint d'ambre, aux yeux de velours sous de longs cils noirs, à la bouche charnue et très rouge, aux narines dilatées par de mystérieuses sensualités olfactives, aux cheveux noirs plantés drus, avantageusement moulé dans son méchant costume qui adhérait à ses formes comme leur pelage aux membres élastiques des félins. Le corps doucement balancé et tortillé semblait suivre les ondulations de la musique et exécutait sur place une danse très lente, comparable au frémissement des trembles, par ces nuits d'été où la brise se réduit à la respiration des plantes. La sculpturale cambrure de ce jeune rustre qui joignait le relief musculaire de ses pareils à l'on ne sait quel souci de la ligne, rappelait précisément à Kehlmark le _Joueur de chalumeau_ de Frans Hals. Cet éphèbe lui représentait un merveilleux tableau vivant d'après la toile du musée d'Upperzyde. Son coeur se serra, il retint sa respiration, en proie à une ferveur trop grande. Michel Govaertz s'étant aperçu de l'attention accordée par le Dykgrave au jeune soliste, profita de la pause qui suivit pour aborder celui-ci et l'amener assez brutalement par l'oreille, au risque de la lui meurtrir, auprès de Kehlmark. Rien ne rendrait l'expression à la fois piteuse, effarouchée et extatique du petit sonneur de bugle brusquement confronté avec le Dykgrave. Il semblait que dans ses yeux et sur sa bouche se concentrassent toute la sublime détresse d'un martyr. -- Monsieur le comte, voilà mon fils Guidon, le vaurien dont je vous parlais tout à l'heure, ricana le bourru en faisant pivoter le gamin sur lui-même; voilà le compagnon des sacripants de Klaarvatsch, un fieffé paresseux, une mauvaise tête qui réunit peut-être toutes les qualités de gosier des pinsons et des alouettes, mais qui ne possède aucun des mérites que j'espérais rencontrer chez un garçon de mon sang. Ah! rêvasser, siffloter, roucouler dans le vide, béer aux mouettes, s'étendre sur le dos ou se vautrer au soleil, comme les phoques sur un banc de sable, voilà qui lui convient!... Figurez-vous que depuis sa naissance il ne nous a encore été d'aucune utilité. Comme il ne nous aidait en rien à la ferme, j'avais songé à en faire un matelot et je l'embauchai comme mousse sur une barque de pêche... Bernique! Après trois jours, un bateau qui rentrait au port nous l'a ramené... Au milieu de la manoeuvre, il s'arrêtait court pour regarder les nuages et les vagues... Sa négligence et son étourderie lui valurent plusieurs dures corrections, mais les coups n'avaient pas plus raison de ce méchant mousse, que les remontrances et les exhortations. De guerre lasse, il m'a bien fallu le reprendre et le mettre à une besogne d'endormi: il garde les vaches et les moutons dans les landes de Klaarvatsch, avec ces petits pouilleux qui portent ce soir les torches de la Ghilde... Bâti comme vous le voyez, monsieur, n'est-ce pas une honte? Et pleurnichard! Ça se met à braire, ça se trouve mal quand on tue un porc à la kermesse ou quand le boucher passe la craie rouge sur le dos des ouailles à convertir en gigots!... Guidon, c'est une fille manquée... Mon vrai garçon, c'est notre Claudie... En voilà une qui abat de la besogne!... -- C'est dommage, il a pourtant l'air bien intelligent! remarqua le Dykgrave, avec autant d'indifférence que possible. Et c'est qu'il joue adorablement du bugle. Que n'en faites-vous un musicien pour de vrai! -- Ah ben ouiche! Vous vous moquez, monsieur le comte. Il est incapable de s'appliquer à quoi que ce soit de profitable. Ma parole, pour m'en débarrasser, j'ai déjà voulu le livrer à des saltimbanques. Peut-être eût-il fait un bon pitre? En attendant, il ne me vaut que des dégâts et des affronts. Ainsi ne s'est-il pas avisé de barbouiller de charbon les murs fraîchement blanchis de la ferme, sous prétexte de représenter nos bêtes! -- Aurait-il aussi des dispositions pour la peinture? proféra d'un air ennuyé Kehlmark, qui alla même jusqu'à prendre la contenance de quelqu'un qui réprime un bâillement. Les camarades de Guidon faisaient cercle autour des Govaertz et de Kehlmark, s'amusant de la confusion du petit pâtre mis ainsi sur la sellette par son propre père. Les drilles se trémoussaient, se donnaient l'un à l'autre du coude dans les reins, soulignant, par des rires et des murmures, les doléances que le bourgmestre faisait sur son fils. Avec Guidon, Henry se sentait le point de mire de tous ces narquois. Claudie couvait son frère de regards durs et malveillants. Henry devina que le bourgmestre ravalait et décriait ainsi son garçon pour flatter Claudie, sa préférée. Entre cette fille rude, presque hommasse, et ce petit paysan plutôt affiné, l'incompatibilité devait être crispante à l'extrême. Perspicace, Henry se suggéra de violentes querelles au foyer des Govaertz, et il en eut le coeur singulièrement étreint. Au surplus Claudie lui parut visiblement agacée de l'attention témoignée par le Dykgrave à cet enfant répudié, mis au ban, vivant presque en marge de la famille. -- Écoutez, bourgmestre, nous en reparlerons! reprit Kehlmark. Peut-être y aura-t-il moyen de faire quelque chose de ce fantaisiste! Paroles bien évasives et qui n'engageaient à rien, mais en les prononçant Henry ne put se défendre de tourner un instant les yeux vers le pastoureau, et dans ce regard celui-ci lut ou du moins crut lire un engagement bien plus sérieux que celui contenu dans les termes mêmes. Le pauvret en ressentit une joie pleine d'espérance et de balsamique augure. Jamais on ne l'avait regardé ainsi, ou plutôt jamais il n'avait lu tant de bonté dans une physionomie. Mais le jeune réfractaire se trompait sans doute! Le comte aurait été bien fou de s'intéresser à un paroissien si fallacieusement recommandé par le fermier des Pèlerins. Qui songeait encore à s'empêtrer de ce sauvageon, de cette mauvaise graine? -- Pourvu que Claudie ne lui dise point trop de mal de moi! songeait le petit berger, souffrant de voir le Dykgrave entraîné et pris à l'écart par la terrible soeur. Mais Kehlmark se retira pour donner des ordres à Blandine. On servit à boire aux musiciens. Lorsque le comte revint trinquer avec eux, comment se fit-il qu'il omit de choquer son verre contre celui que lui tendait -- oh si dévotement! -- le fils du bourgmestre Govaertz? Celui-ci en éprouva un moment de tristesse, mais se reprit aussitôt à commenter le regard caressant de tout à l'heure. Il s'écarta des buveurs pour errer dans les salons et admirer à son tour les tableaux. Occupé ostensiblement à courtiser la plantureuse Claudie, Henry observait souvent à la dérobée le jeune bugle de la Ghilde. Il surprit l'expression à la fois réfléchie et extatique du petit devant _Conradin et Frédéric, _auxquels la soeur n'avait accordé tout à l'heure qu'une attention de liseuse de causes et de supplices célèbres. À pleins verres, le Dykgrave avait fait raison aux rudes donneurs de sérénades. Il leur sembla même un tantinet éméché, ce qui n'était point fait pour les choquer, eux les indigènes de Smaragdis, solides buveurs comme tous ceux du Nord. La compagnie, en appétit d'exercice, se répandit dans les jardins et sur la plage qui retentirent de lourds ébats et de clameurs luronnes. Le hourvari effara même un couple de mouettes dans les arbres de la Digue, et Kehlmark, qui se promenait avec Claudie sur la terrasse du côté de la mer, vit quelque temps les bestioles tournoyer avec des cris lamentables autour de la lanterne du phare et leur accorda un effluve de poétique commisération, dont sa compagne ne se douta pas un instant. Quelle corrélation s'imaginait-il exister entre leur sauvagerie et ses propres angoisses? Puis il se remit à débiter des propos badins à la fille du bourgmestre. Cependant les confrères de la Ghilde réclamaient leur petit bugle, et comme il s'éternisait dans les appartements, devant les peintures, ils s'en furent le relancer et l'entraînèrent, quoi qu'il en eût, au fond du parc. Henry s'exagéra sans doute leurs dispositions taquines à l'égard du jeune Govaertz, car, avec Claudie, il se porta, étrangement sollicité, du côté de leurs groupes turbulents. Son approche les intimida et coupa court aux brimades qu'ils allaient exercer sur leur souffre-douleur. Toutefois, une sorte de pudeur ou de respect humain empêchait Kehlmark d'intervenir directement en faveur de son protégé; il se détournait de lui et s'abstint même de lui adresser la parole; mais en batifolant avec Claudie, il élevait la voix et Guidon se figura très ingénument que le comte voulait être entendu de lui... Enfin, la bande se décida à regagner le village. Le tambour battit le rappel. Après de derniers cumulets sur l'herbe, les petits va- nu-pieds de Klaarvatsch coururent rallumer leurs falots. La musique prit la tête du cortège. Le comte leur donna la conduite jusqu'à la grille d'honneur et les vit ensuite, aux sons scandés de leur marche favorite, s'évanouir dans la grande ormaie régnant entre le château et le village. Claudie, sautillant au bras de son père, lui vantait le comte de la Digue ou plutôt sa fortune et son luxe, mais sans avouer encore au fermier le grand projet qu'elle avait conçu. Le petit Guidon, tête droite, jouait sa partie avec une bravoure inusitée. Son bugle semblait provoquer les étoiles. Et, tout le temps, Guidon songeait au maître de l'Escal-Vigor. Dans les échos de sa fanfare, il espérait retrouver les accents de la voix évangélique du Dykgrave, et c'était aussi un peu de son regard profond qu'il épiait dans les ténèbres veloutées. Bizarre contradiction: nonobstant cet enthousiasme, le pauvret se sentait le coeur gros, la gorge nouée, les yeux tout disposés aux larmes - - et c'étaient parfois des appels de détresse, des cris au secours, que son cuivre adressait au lointain protecteur qui les écoutait encore, non moins navré de sympathie, bien après qu'ils se fussent éteints sous les ormes particulièrement solennels. IV Blandine, la jeune femme qui donnait de l'ombrage à l'ambitieuse, Claudie, celle que le comte avait appelée, non sans persiflage, l'économe, le régisseur de l'Escal-Vigor, approchait de la trentième année. Jamais à la voir, blanche, délicate, les allures réservées, les traits empreints d'une extrême noblesse, la physionomie mélancolique et fière, la mise soignée, on ne se fût douté de son humble extraction. Fille aînée de tout petits paysans, laitiers et maraîchers, originaire d'une de ces rudes contrées flamandes que se sont partagées la France, la Hollande et la Belgique, jusque vers sa seizième année elle eût pu le disputer en formes plantureuses et en façons pataudes avec la jeune fermière des Pèlerins! Son père se remaria et, pour combler le malheur de la petiote, seule enfant du premier lit, il mourut après lui avoir donné quantité de frères et soeurs. La marâtre de Blandine l'excédait de travail et de coups. Elle fut courageuse et stoïque, vraie bête de somme: non seulement elle aida sa seconde mère dans les besognes du ménage, s'occupa de débarbouiller, de veiller et de soigner ses puînés, mais elle travaillait au potager, gardait les vaches, se rendait toutes les semaines à pied au marché de la ville, chargée de jarres à lait et de mannes de légumes. Par la suite, souvent aux heures de solitude, penchée sur un ouvrage de couture, Blandine devait évoquer la contrée natale et, notamment, la chaumière paternelle. Celle-ci s'encapuchonne de joubarbe et de mousse; les murs effrités dissimulent leurs lézardes derrière l'enchevêtrement du chèvre-feuille et de la vigne folle. Dans la cour, des porcs s'ébattent près du fumier, entre des poules qu'ils effarent et des pigeons blancs qui s'envolent sur le toit avec ce frou-frou plaintif que font leurs ailes; un chien noir, à poil ras, de la race des _spits_, à la fois gardien vigilant et solide bête de trait, bâille dans sa niche et, par la chatière ouverte dans la porte de l'étable, s'estompent deux vaches mastiquant le trèfle nouveau. Blandine se suggérera bien des années encore, à Smaragdis, les alentours de sa borde familiale au pays de Campine. La Nèthe court non loin de là et se livre à des méandres buissonniers; un de ses bras morts se perd derrière le courtil dans les pacages marécageux. Les vertes _drévilles, _ou petites allées d'aulnes hirsutes et de saules gibbeux que circonviennent à la saison les chèvrefeuilles parfumés, accompagnent en chaperons jaloux, la course de la rivière argentée, qui, là-bas, aux confins du village, fait tourner un moulin à eau pour la grande joie de la marmaille. L'intendante de l'Escal-Vigor se rappelle, derrière les prairies et les cultures, une morne étendue de bruyère, au milieu de laquelle se renfle un mamelon où des genévriers noirs et difformes s'accroupissent comme un conventicule de _cabouters_, -- farfadets de la garigue -- autour d'un hêtre isolé -- arbre si rare dans cette région, qu'un oiseau de passage dut en laisser choir la graine. Cet arbre miraculeux appelait évidemment une de ces petites figurines de la Vierge, renfermées sous verre, dans une miniature de reposoir, que les simples appendent avec un instinct étonnant aux endroits les plus romantiques de leurs paroisses. Ce tertre rappelle l'oratoire en plein air sur lequel Jeanne d'Arc écoutait ses «voix...» La petite Blandine présentait dès l'âge le plus tendre un composé étrange d'exaltation et d'intelligence, de sentiment et de raison. Elle avait été élevée dans la religion catholique, mais, dès le catéchisme, elle répugnait à la lettre étroite pour ne s'en tenir qu'à l'esprit qui vivifie tout. À mesure qu'elle avança en âge, elle confondit l'idée de Dieu avec la conscience. C'est assez dire qu'aussi longtemps qu'elle se crut la foi, sa religion n'eut rien de celle des bigotes et des cafards, mais fut une religion généreuse et chevaleresque. Les dispositions poétiques, la fantaisie, se conciliaient chez Blandine avec un large et probe sens de la vie. Vaillante et adroite, si elle possédait l'imagination d'une bonne fée, elle en tenait aussi les doigts industrieux. Femme, gouvernant l'économie d'un domaine seigneurial, elle se revoit fillette, petite vachère, à l'ombre du hêtre dominant la vaste plaine campinoise. Par la pensée, Blandine écoute râler les rainettes dans les flaques et elle se délecte comme autrefois à l'incomparable arôme des brûlis d'essarts, que la brise porte à des lieues! Bivacs du berger accusant, au crépuscule, leurs spirales de fumée et, à la nuit, leurs pâles flammes éparses! Âme de la plaine infinie! Parfum sauvage, avant-coureur de la région, que n'oubliera jamais plus quiconque l'a respiré. C'est de cette poésie un peu farouche et triste, mais cordiale et énergique, inspiratrice des devoirs, et même des sacrifices, voire des héroïsmes anonymes, que s'était imprégnée Blandine, alors une petite paysanne laborieuse, mais qui trouvait le temps de rêver et d'admirer, malgré les durs et constants labeurs auxquels sa marâtre l'attelait. Il y avait surtout une époque climatérique qui induisait en nostalgie rétrospective la pseudo-châtelaine de l'Escal-Vigor: c'était aux approches du vingt-neuf juin, jour des SS. Pierre et Paul, le moment où les contrats entre maîtres et valets sont abrogés. Ces mutations de domestiques servent chaque année de prétexte à une fête dont Blandine se souvient avec une voluptueuse et lénitive mélancolie. À Smaragdis, il lui suffit de l'odeur des seringas et des sureaux pour se représenter le cadre et les acteurs de ces pompes rustiques: Un beau soleil active les fragrances des haies et des bosquets. La caille blottie dans les blés piaule sensuellement. Personne ne travaille aux guérets. Dans leur empressement à prendre du plaisir, les hommes ont abandonné, çà et là, la faux et la serpe, la herse et le traînoir. Si les cultures sont désertes, par contre, le long des routes vicinales, c'est une procession de voitures maraîchères bâchées de blanc, chargées non point, comme les vendredis, de légumes et de laitages, mais peintes à neuf, tapissées de fleurs, les arceaux tressés de rubans, menées grand train par des chefs d'attelage endimanchés, ébaubis et farauds, et au fond desquelles se trémoussent des rustaudes non moins réjouies, parées de leurs coquets atours. Ces valets vinrent prendre le matin, en cérémonie, les servantes à leur ancienne résidence pour les conduire chez leurs nouveaux maîtres, et, comme les gars ne doivent être rendus à destination que le soir, ils profiteront de la longue journée estivale pour lier connaissance avec leurs futures compagnes de semailles, de façons et de récoltes. Souvent les journaliers d'une même paroisse, les salariés de petits paysans, empruntent un char à foin à un gros fermier et se cotisent pour la location des chevaux. Toutes les équipes: batteurs en grange, vanneurs, aoûterons, vachères, faneuses, prennent place sur le chariot, transformé en un verger ambulant, où les faces rouges et joufflues éclatent dans les branches comme des pommes rubicondes. L'émouchette caparaçonne les forts chevaux, car les taons font rage le long des chênaies; mais les mailles du filet disparaissent sous les boutons d'or, les marguerites et les roses. Des cavalcades se forment. Les voitures se rendant aux mêmes villages, ou revenues des mêmes clochers, cahotent à la file, trimbalent de compagnie leur nouvelle légion de servantes. Défilé éblouissant et tapageur, apothéose des oeuvres de la glèbe par ses affiliés. Sur leur passage, l'air vibre de parfum, de lumière et de musique! Bouviers et garçons de charrue, le sarrau bleu festonné d'un ruban écarlate, la casquette ceinte d'un rameau feuillu, une branche pour aiguillon, précèdent le cortège en manière de postillons, ou caracolent sur les accotements; d'aucuns affourchés à la genette, les jambes très écartées tant leurs montures ont le dos large, d'autres assis en travers de la selle, les jambes ballant du côté du montoir, comme on les rencontre au crépuscule par les sentiers, après le labeur. Leurs voix éclatantes se répercutent d'un village à l'autre. -- Voilà encore un _rozenland_! un «pays de roses»! disent les gamins que leur approche ameute près de l'église; car on a dénommé «pays de roses», ces chars de joie, à cause du refrain de la ballade que les compagnons ne chantent que ce jour-là: _Nous irons au pays des roses, Au pays des roses d'un jour, Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes Qu'elles éborgneront la lune Et feront éternuer le soleil__[3]__._ Des sarabandes se nouent à la porte des cabarets. Les «pays de roses» -- le nom a passé des chars à la charretée humaine -- envahissent la salle en vacarmant comme un sabbat. À chaque étape, on emplit de bière et de sucre un énorme arrosoir et, après en avoir détaché la gerbe, on le fait circuler à la ronde de couple en couple. La fille, aidée par son meneur, trempe la première les lèvres au breuvage, puis, d'un geste retrouvé des temps héroïques, elle se cambre, son bras nu presque aussi robuste que celui des mâles de la bande, saisit l'anse de l'original vaisseau, le brandit, le soulève au-dessus de sa tête et finit par l'incliner vers son cavalier. Un genou en terre, le soiffard embouche le tuyau du réservoir et pompe sans relâche avec des mines béates que la petite Blandine comparait, bien malgré elle, à l'extase des communiants recevant leur Dieu les jours de fêtes carillonnées. Les coteries se sont fait accompagner d'un ménétrier ou d'un joueur d'orgue, mais, indifférent à la mélodie et au rythme, raclés ou moulus, c'est toujours la même sabotière que dansent les drilles, c'est le même choeur que braillent leurs voix psalmodiantes: _Nous irons au pays des roses..._ Les serfs sont les seigneurs et les pauvres sont les riches. Le salaire de toute une année sonne contre leur genou dans la poche profonde comme un semoir. Jour de frairie, jour de kermesse révolutionnant les prêtres résignés de la terre! Chaudes matinées qui font éclore les idylles: soirs orageux, instigateurs de carnages! Ce n'est pas sans raison que les gendarmes surveillent à distance les «pays de roses». Ils sont pâles et tortillent nerveusement leur moustache, les gendarmes, car, vers le tard, à l'heure des réactions, les farouches et les jaloux leur en font voir de rouges. Ces bons drilles qui trinquent avec effusion sont prêts, pour un rien, à se jeter les pintes à la tête et à se déchiqueter comme des coqs. À force d'accoler son voisin, cet expansif compère a fini par le presser si étroitement contre sa poitrine qu'il l'a terrassé et un peu meurtri. Tous ces festoyeurs ne s'ébaudissent pas, mais tous s'étourdissent. Ils noient leur souci dans la bière et l'étouffent dans le tapage. Ils boivent: les uns pour oublier, peut-être pour calmer le regret du toit et des visages familiers qu'ils délaissent; les autres, au contraire, pour célébrer leur affranchissement du joug ancien et saluer, pleins de confiance, le foyer nouveau. La plupart fraternisent d'emblée avec leurs camarades de demain et se déclarent sur-le-champ aux pataudes embauchées avec eux. Et ces excellentes pâtes, ces irresponsables que la pensée fatiguerait, savourent sans se défier et sans se ménager, jusqu'à la licence, à corps perdu, le charme puissant de cette trêve où ils sont libres de leurs paroles, de leurs gestes et de leur chair. Ils ont des frénésies de chien qu'on détache, ce vertige que doivent éprouver, à leur premier essor vers l'espace, les oiseaux nés dans une cage; et l'infini de leur bonheur rend celui- ci presque aussi poignant qu'une extrême souffrance. On ne sait par moments s'ils pleurent ou s'ils rient aux larmes, s'ils se trémoussent d'aise ou s'ils se tortillent dans les convulsions. Comme le voyage est long et la journée pleine, vers le midi on arrête devant la principale «herberge» de la bourgade et on dételle. Les blousiers s'abattent sur les bancs de la grande salle, devant les platées fumantes. Mais malgré leurs fringales et l'ivresse de leur émancipation, qui se traduit le jour durant par des défis d'une crudité féroce envoyés à Dieu, à sa vierge et à ses saints, ils n'omettent pas, entre deux signes de croix, de rapprocher leurs larges mains calleuses. Plus tard, Blandine se rendit un compte exact et intense de tous ces sentiments et de toutes ces sensations, par le souvenir de ce qu'elle avait éprouvé et enduré lors d'une de ces mémorables journées des saints Pierre et Paul. Quoiqu'elle n'eût que treize ans passés à cette époque, elle était plus outrée chez les siens que la plus malheureuse servante. Sa marâtre, s'étant humanisée par hasard, ou peut-être pour l'humilier en la confondant avec les valets et mercenaires, l'autorisa à monter sur un vaste «rozenland» affrété par cotisation. La petiote, rose et joufflue, aux yeux opalins variant du bleu céleste au vert marin, prit avec gratitude sa part de ces déduits ancillaires; la belle humeur expansive de ces pauvres diables la réjouissait elle-même; elle goûtait un naïf plaisir à trôner sur ce char fleuri et turbulent, et à boire de la bière sucrée aux étapes désignées par le chef de la charretée. Les gars payaient la bière, les filles de quoi la sucrer; Blandine y allait à son tour de son écot de sucre en poudre. Elle riait, chantait et ballait comme ses compagnons et ses compagnes. Ne songeant à mal, les privautés qu'ils prenaient autour d'elle ne l'effarouchaient pas plus que les pourchas des oiseaux dans les branches ou la danse des insectes dans un rai de soleil. À l'heure du dîner, elle partagea le repas des autres _rozenlands_; puis s'éloigna encore à leur suite, entraînée dans leur sillon de bombance et de caresses, se sentant leur petite amie, et ne pouvant se résoudre à les quitter. Cependant vers le soir, une langueur, une morbidesse, un trouble la prenait. Les baisers et les étreintes autour d'elle participaient des extravagances du rêve. Rien ne l'effrayait. Elle se trouvait dans des dispositions d'esprit extrêmement conciliantes. La nuit est tombée. Personne ne prend plus garde à Blandine. Chaque servante est pourvue. Mais Blandine aura encore au moins trois saisons à attendre qu'un honnête garçon s'occupe d'elle. Son tour viendra! C'est ce que lui disent, avec un hommage anticipé, en passant, les regards humectés ou brillants, ou les cuisses frôleuses des lurons. L'enfant ne lit dans ces yeux et ne tâte dans ces charnures qu'une sympathie un peu bourrue, voilà tout! Autour d'elle, l'air si tiède chatouille et picote les dermes échauffés. Travaillées depuis des heures, les ambiances de désirs s'exaspèrent. Bientôt Blandine ne se rappellera plus les dernières beuveries et sarabandes auxquelles elle prit part. Mais ce qui l'enivre, c'est bien plus cette fermentation de robuste jeunesse autour d'elle, que le parfum des roses et la bière sucrée. Quasi somnanbulique, presque défaillante de bien-être, elle reprend place sur le «Rozenland» ou bien elle en descend avec les autres; et le refrain toujours répété concourt à son état de demi-veille. Cependant, à travers la campagne, les charrettes bâchées de toile blanche, aux cerceaux de fleurs, roulent plus lentement. Valets et servantes entendent bruire et sentent courir sur leur nuque comme une énervante brise d'équinoxe. C'est la respiration chaude des couples affalés sur les banquettes derrière eux. Elles soupirent; ils halètent... La petiote finissait par s'endormir, assoupie par cette atmosphère plus capiteuse que les bouffées de la fenaison. Comme personne ne s'offre à la reconduire, il serait temps pour elle de mettre pied à terre et de rebrousser chemin, car les autres ne songent pas encore au retour, et le «pays de roses» est loin de la dernière station de son pèlerinage aux chapelles du boire. Pour la bande luronne le vrai plaisir ne fait même que commencer. Enfin on se décide à réveiller la benjamine. L'un d'eux la mettra sur son chemin et rattrapera le «pays des roses» à l'étape suivante. Mais la petite remercie ce garçon. Inutile qu'il se dérange. Elle regagnera bien toute seule la chaumière paternelle. Des fois, les jours de marché, elle rentre plus tard encore et par quels temps et quels chemins! Le drille obligeant se borne donc à lui indiquer la route à prendre. -- Écoute, petite, tu traverseras la bruyère que voilà en obliquant de droite à gauche; tu arriveras à une sapinière que tu laisseras à ta droite... Blandine ne l'écoute guère, la voix n'arrive même plus jusqu'à elle, car elle s'est éloignée d'un pas délibéré. Bonsoir à tous! leur a-t-elle crié avec assurance. Leur réponse se perd dans les claquements du fouet et le fracas du «pays de roses» se remettant en marche. Jamais Blandine n'avait eu peur. Puis, ce soir tout le pays n'est- il pas en joie? Qui songerait à faire du mal à une enfant? Tout à l'heure, à table, après la ventrée, on a raconté, pourtant, force aventures terrifiantes ou affligeantes. Ainsi quelqu'un s'étant étonné qu'un certain Ariaan, dit le Roi des Vanneurs, longtemps au service d'un fermier de la paroisse, n'était pas de la partie, un des camarades de l'absent apprit à la compagnie que le gaillard avait mal tourné depuis leur fête dernière, même si mal que son patron n'avait pas cru devoir attendre la Saint-Pierre nouvelle ou la date sacramentelle pour se priver de ses services. Malgré ses talents, le roi des Vanneurs avait été congédié d'urgence pour avoir fait la concurrence aux fouines, belettes, putois et autres amateurs de poules. N'ayant pas trouvé de maître à qui louer ses bras, sans doute devait-il être hébergé pour l'instant dans l'un ou l'autre des ces asiles que la générosité de l'État ouvre aux pieds-poudreux. La tablée s'était apitoyée pour la forme, non sans bâiller et s'étirer, sur la guigne d'un ancien compagnon, d'un boute-en- train, une belle fourchette et le reste! Mais, comme l'avait fait observer l'un des gars, en rallumant sa pipe, ce n'était pas le moment de brasser mélancolie et, se rangeant à son avis, ils s'étaient empressés de deviser d'autre chose. Comment se fait-il qu'en traversant la bruyère, la petite Blandine se remémore obstinément la mésaventure du Roi des Vanneurs? Quoique Ariaan ne soit pas tout à fait un inconnu pour elle, il ne lui tient par aucun lien. Il avait demeuré une saison non loin de chez elle. Par la porte de la grange, Blandine l'entrevoyait furtivement, à sa besogne, nu jusqu'à la ceinture, rosâtre et moite, avenant tout de même dans la pénombre. En cadence le van battait son genou durillonné et finissait par user sa culotte de coutil toujours rapiécée au même endroit. Blandine, en trottant, cesse de fredonner le refrain du jour pour se rappeler celui du vanneur: _Van! Vanne! Vanvarla! Balle! Vole! Vanci! Vanla!_ Si son coeur se serre même un peu, tandis qu'elle presse le pas, ce n'est point par anxiété pour elle-même, mais par une sorte de commisération pour le dévoyé. La nuit attendrie prête à ces pensées vagues. L'obscurité diaphane rappelle de sombres pierreries. Les ténèbres scintillent comme si, trop véhéments, les parfums dont elles sont saturées, avaient pris subitement feu. Les phosphorescences intermittentes des vers luisants s'accordent avec le cri-cri des grillons... Tout à coup, tandis qu'il semble à la petite retardataire que ceux-ci exaspèrent leur crispante musique, Blandine est bousculée, étreinte, renversée sur un tertre par une forme humaine qui s'est ruée de derrière un buisson de genêts. L'assaillant lui retrousse les jupes, fourrage parmi ses chairs d'adolescente, la palpe, en soupirant, avec énergie mais sans brutalité, et finit par la prendre. «Ariaan!» Le nom qu'elle aurait voulu crier en reconnaissant le roi des Vanneurs lui est resté dans la gorge, refoulé par l'effroi. Elle éprouve une courte douleur, comme un déchirement de son ventre, suivi presque aussitôt après d'une étrange béatitude. Son être s'est-il doublé? Doué d'une sympathie nouvelle, elle s'est projetée hors d'elle-même pour se fondre en un délice infini... Pendant qu'il la tient sous lui, elle se sent surtout conjurée par les yeux révulsés du vanneur et elle associera, par la suite, l'imploration de ces yeux aux scintillements livides des lampyres, aux raclements des grillons, aux notes expirantes du refrain des «pays de roses» et au rythme de l'ancienne chanson d'Ariaan: _Van! Vanne! Vanci! Vanla!_ Le rôdeur se releva, encore pantelant, le souffle plus précipité qu'à ses besognes d'antan, et, l'ayant aidée à se relever à son tour, il la tint quelques secondes par les poignets, la regarda avec une gratitude mêlée de repentir, et s'éloigna, tout en se rajustant, les jambes un peu flageolantes. Elle n'oublia jamais sa face saurette, et les zigzags que sa silhouette traçait dans l'espace immobile où il finit par s'enfoncer... Blandine se traîna, plutôt affligée qu'indignée, jusqu'à sa maison et, en se couchant, elle se promit bien de ne raconter jamais ce qu'il lui était arrivé. Plutôt un instinct de solidarité qu'un sentiment de pudeur lui dictait ce silence. À la vérité elle ne parvenait pas à en vouloir à ce brutal, d'abord si impérieux, puis accablé, presque penaud; elle était même convaincue qu'il lui aurait demandé pardon s'il l'eût osé, mais la tendresse et une certaine gratitude le rendaient presque aussi timide que le violent désir l'avait effréné. Quelques jours après Blandine apprit que le grand Ariaan avait été arrêté dans les environs, rejoint par les gendarmes, comme il traversait la Nèthe à la nage. Son pitoyable violateur était devenu un redoutable récidiviste. Elle se jura de se taire plus que jamais, soucieuse de lui éviter de nouveaux désagréments, une aggravation de peine. Mais la pauvresse avait compté sans les délations de la nature. Elle devint grosse. La marâtre, pharisiennement vertueuse, jeta les hauts cris, s'arracha les cheveux, feignit de désespérer, mais elle était enchantée de cette occasion plausible de sévir contre sa victime, de donner libre cours à ses instincts dénaturés. Peut-être même, en envoyant cette enfant avec les «pays de roses» avait-elle espéré qu'on la lui déflorerait! -- Jour du jugement et de la damnation! fulminait cette mégère. Honte et triple scandale! C'en est fait de notre bon renom! Catin des catins! Quel exemple pour tes frères et soeurs! Il est heureux pour toi que ton honnête homme de père soit mort. Il t'aurait crevée comme une chienne que tu es! Elle la somma de s'expliquer: -- Son nom? Me diras-tu son nom? -- Jamais, pardonnez-moi de vous désobéir, ma mère. -- Son nom! Parleras-tu? Tiens! Une gifle, puis une seconde. -- Son nom? -- Non, mère. -- Ah tu refuses... C'est ce que nous allons voir... Son nom!... Car il faut qu'il t'épouse. -- Vous ne le voudriez pas pour gendre, ma mère... -- Charogne! C'est toi qui conviens de son indignité!... Il est donc si bas, ton galant, que nous, pouilleux, sommes trop propres pour lui!... Mais il s'agit bien de mariage! Le gueux qui t'a débauchée mangera plutôt de la prison, car tu es mineure quoique nubile et précoce comme une chatte de gouttière!... Voyons, c'est sans doute l'un de ces «pays de roses», l'un ou l'autre porcher ivre qui t'aura efflanquée songeant à sa truie favorite?... N'espère point le sauver car les juges lui arracheront bien un aveu ou ses camarades finiront par le vendre! Cette fois elle répondit avec feu et non sans pitié: -- Non, ce n'est aucun des «pays de roses». C'est un pauvre, un passant plus misérable que le plus infime d'entre eux; je ne l'ai jamais vu auparavant et il n'est même point d'ici... Il était triste, m'a-t-il semblé... Un de ceux auxquels on fait volontiers l'aumône... je ne lui aurais rien refusé, et je ne savais même pas avant ces derniers jours ce que je lui avais accordé... -- Misérable hypocrite! Tu mens! La furie appliqua de nouveaux soufflets à la fillette en la sommant chaque fois de parler, puis, comme Blandine continuait à se rebiffer, elle se mit à la battre des poings et des pieds. Pour se donner du coeur, sous les coups, Blandine, un sourire aux lèvres, se rappelait le grand garçon, au teint de bronze nouveau, aux yeux tristes et implorateurs. Il lui était agréable d'endurer quelque chose pour cet homme traqué et honni. La marâtre la traînait par terre, exaspérée par cette sérénité. Alors, indifférente à la douleur, opiniâtrée dans son dévouement, Blandine se mit à chanter l'_Ave Maris Stella, _un des cantiques du mois de mai. Puis, sous les coups qui continuaient à pleuvoir sur elle, l'enfant se suggéra le bruit sec du van sur le genou d'Ariaan. Défaillante, mais moralement, inébranlable, elle mêlait les deux chants, le cantique religieux et la villanelle du manoeuvre; et, fermant les yeux, elle confondit en un souvenir fanatique les fumées de l'encens et la poussière s'élevant au- dessus du van, les parfums de l'église et la sueur du rustre: _Van!... Vanne!... Vanvarla! Balle!... Vole! Vanci! Vanla! Vanne!... Ave!... Maris!... Stella!_ La voyant tout en sang, la forcenée la traîna dans l'auge à porcs, l'y enferma, et lui fit apporter par l'un des enfants une cruche d'eau et un quignon de pain. Le lendemain, la maraîchère tenta de revenir à la charge, mais elle eût succombé elle-même avant de tirer de Blandine ce qu'elle voulait savoir. De guerre lasse, la vertueuse paysanne fit entreprendre sa fille par le curé. Celui-ci fut paterne et patelin: -- Qu'est-ce à dire, petite Blandine, me faut-il croire ce que raconte votre digne mère? On fait la méchante tête!... On se révolte. Après avoir fauté on refuse de dire son complice... Ah, c'est mal, bien mal cela! -- Mon père, j'ai avoué ma faute à ma mère et suis prête à vous la confesser, mais la délation me répugne... -- Tout beau, ma fille! Comme nous nous exaltons! Et si moi, votre pasteur, j'estimais qu'il vous faut nous livrer le nom de ce malfaiteur... -- Je refuserais tout de même, monsieur le curé. Et comme le prêtre, interloqué par cette insubordination, lui lançait un regard dur, Blandine éclata en sanglots: -- Oui, je refuserais, monsieur le curé, ce nom je ne le dirais même pas au bon Dieu si sa providence l'ignorait! Cet homme est déjà bien assez malheureux! Le nommer serait lui valoir une nouvelle condamnation. On le retiendrait plus longtemps en prison à cause de moi!... La candide enfant avait été bien édifiée depuis ces derniers jours sur les lois humaines et les conventions du juste et de l'injuste. -- Mais, objecta le prêtre, vous l'aimez donc ce misérable! -- Je ne sais si je l'aime, mais je ne le hais point. -- Il vous a cependant fait du mal, mon enfant! -- Peut-être... Je veux même le croire, puisque vous l'affirmez; mais, monsieur le curé, n'est-il pas dit dans le catéchisme que nous devons pardonner à nos ennemis, chérir jusqu'à ceux qui nous haïssent!... Le prêtre maugréa, mais n'insista point. La paysanne, curieuse et salace, changeant de tactique voulut au moins savoir si l'enfant avait été prise par violence. Blandine, pour mieux dépister les limiers de justice et pallier la faute du pauvre diable, prétendit ne pas avoir essayé de se dérober à son attentat. Mais un moment, la marâtre persistant à soupçonner l'un ou l'autre «pays de roses», la pauvre Blandine avait éprouvé de douloureux scrupules. En refusant de livrer le vrai coupable, n'exposait-elle point ces braves gars à être inquiétés, condamnés peut-être? Heureusement il leur fut facile, à tous, d'établir leur parfaite innocence. Les dignes garçons étaient extrêmement marris de l'aventure, surtout celui qui s'était proposé de reconduire Blandine et qui s'en voulait à présent de ne pas l'avoir accompagnée malgré elle. Des fois aussi, la magnanime enfant entretint l'envie de se mettre à la recherche de celui qui l'avait déshonorée, de celui qui n'oserait pas réparer sa faute, non seulement parce qu'il avait commis un crime aux yeux des hommes, mais parce qu'aux yeux de la foule, la condition d'un bâtard et d'une fille-mère serait préférable à celle du fils légal et de la compagne légitime du voleur et du vagabond. Blandine de plus en plus exaltée se sentait de taille à marcher à l'encontre de toute convention injuste, religieuse ou sociale. Depuis cette fatale SS. Pierre et Paul, une vocation de dévouement et de sacrifice s'était déclarée lancinante et cruelle en son coeur. Elle était décidée, elle se rendrait à la prison. Elle verrait Ariaan pour lui pardonner; elle le disculperait par un sublime mensonge en s'accusant de s'être donnée à lui et de lui avoir caché son âge. Formée comme elle l'était, Ariaan aurait pu croire, de bonne foi, n'avoir séduit qu'une fille majeure. C'en était fait. Elle accepterait d'être la femme du voleur, du repris de justice... Mais quel mystérieux pressentiment arrêta la jeune fille dans son élan de charité et lui fit entendre que son heure n'était pas encore venue, qu'un être bien autrement malheureux et anathème que ce candide voleur de poules l'attendait quelque part? Pourtant elle hésitait encore, de sourds combats continuaient à se livrer en elle, lorsque l'événement rendit pour le quart d'heure tout sacrifice inopportun: Blandine mit au monde un enfant mort. Ce dénouement désarmait la vindicte paroissiale et coupait court au scandale. La faute étant expiée de cette façon, même la marâtre traita la pauvresse avec moins de barbarie. Les frères et soeurs cessèrent de molester Blandine et de la tenir à l'écart comme une bête puante. On accepta ses services et elle obtint la grâce de pouvoir s'évertuer pour le bien de sa famille. À quelque temps de là, sa mère mourut. Blandine, alors âgée de quinze ans, se montra décidément de trempe héroïque, quoique toute simple. Elle prit le gouvernement de la maisonnée, vaqua aux multiples besognes, fit face à toutes les charges, dressa les enfants, n'eut de cesse avant d'avoir placé avantageusement les uns et les autres, ceux-ci en apprentissage, celles-là en condition. La vaillante petite mère oeuvra si bien qu'elle se trouva mieux que réhabilitée. Le curé, tout le premier, n'en revenait pas; à son admiration se mêlait une espèce de stupeur. La vaillance et le caractère de cette mioche le confondaient. V Vers cette époque la douairière de Kehlmark ayant renoncé à son fastidieux train de maison et à son nombreux domestique pour se retirer dans une coquette villa du faubourg noble de la capitale, s'enquérait d'une personne de confiance tenant le milieu entre la dame de compagnie et la camériste. Une de ses vieilles amies, résidant l'été au village de Blandine, lui vanta à la requête même du curé, cette courageuse fillette, sans omettre l'aventure dont elle avait été autrefois victime. Il se trouva que cette particularité des références était faite pour rallier à la pauvresse les sympathies de la grand'mère d'Henry, qui l'engagea aussitôt qu'elle se fut présentée. Mais aussi quelle gentille et accorte villageoise! Elle embaumait la santé et la droiture. Un galbe de statue grecque modernisé, avifié par des joues roses; des yeux limpides et confiants, du bleu saphir très clair; une bouche au pli gracieux et mélancolique; les cheveux d'un blond cendre, un peu crespelés, séparés en bandeaux sur un front d'ivoire immaculé. De taille moyenne, admirablement prise, dans ses vêtements de paysanne, on eût dit une fille de qualité déguisée en pastourelle. De son côté, Blandine s'était sentie attirée par cette septuagénaire de grande race, mais dépourvue de morgue ou d'afféterie et qui n'eût pas été déplacée, par son large esprit philosophique, au siècle de l'Encyclopédie et de Diderot. Femme de généreuse culture et sans préjugés, si elle demeurait jusqu'à un certain point entichée de la noblesse de naissance, c'est parce qu'en se comparant aux parvenus qui l'entouraient, elle avait bien été forcée de convenir de la supériorité des sentiments, du ton et de l'éducation d'une caste de plus en plus réduite, et encore mieux proscrite et abolie par la crasse des mésalliances financières que par la guillotine et les septembrisades. Mais, en revanche, elle considérait comme d'apanage vraiment aristocratique ces hautes qualités de coeur et d'esprit qu'on rencontre à tout échelon de la société; les posséder équivalait pour elle à des lettres patentes et tenait largement lieu d'un arbre généalogique. Malvina de Kehlmarck, née de Taxandrie, autrefois d'une beauté que, vers 1830, les «almanachs des Muses» proclamèrent ossianique, avait des yeux vifs, d'azur gris aux irisations de perle fine, des boucles à l'anglaise, un nez busqué, des lèvres spirituelles; elle était grande, sèche et nerveuse, avec un port de reine, ce que les peintres appellent la ligne, encore solennisé par de traînantes robes de velours ou de satin noirs, aux larges manches de guipures, des bonnets à la Marie Stuart, une toilette opulente et sévère que constellaient les escarboucles de ses bagues et de sa broche; celle-ci, une tête de sphinx taillée dans un onyx et coiffée d'un pschent de brillants et de rubis. Chez cette maîtresse femme rien de pédant ou de collet monté; ni prude, ni vulgaire; bonne sans mièvrerie, même avec brusquerie et goguenardise, mais affectueuse, loyale, d'une sensibilité infinie; nullement pharisienne, n'abhorrant que la trahison, la duplicité et la bassesse d'âme. Cette athée évangélique devait infailliblement s'accorder avec cette chrétienne fort dissidente. La douairière se moquait sans malice de ce qu'elle appelait les momeries de Blandine, mais ne la contrariait en rien dans la pratique d'ailleurs très réduite de sa religion. Par son humeur enjouée, optimiste, frondeuse, Mme de Kehlmarck contrastait avec le caractère prématurément réfléchi et trempé de cette jeune fille qu'elle surnommait sa petite Minerve, sa Pallas Athénée. La vieille dame s'amusa à l'instruire, et lui apprit à lire et à écrire, si bien qu'elle en fit sa lectrice et son secrétaire. Mais elle lui inculqua surtout une dévotion pour son petit-fils, son Henry qui étudiait alors au Bodenberg Schloss, et dont Mme de Kehlmarck disait naïvement à Blandine qu'il était son seul préjugé, sa superstition, son fanatisme. Sans cesse elle entretenait sa demoiselle de compagnie de ce petit prodige, de cet enfant précoce et compliqué. Elle lisait et se faisait relire les lettres du collégien, Blandine répondait à ces lettres, sous la dictée de la grand'mère; mais très souvent elle trouvait, la première, le mot et même le tour de phrase ému que cherchait la vieille dame. Elle finit par écrire d'emblée toute l'épître, d'après le canevas qu'elle demandait à sa maîtresse; et celle-ci avouait que le style de Blandine était plus maternel encore que le sien. La douairière lui montrait aussi les portraits du jeune comte; et les deux femmes ne se lassaient point de parcourir durant des heures l'iconographie de leur fétiche: depuis un daguerréotype qui le représentait, remuant bébé, un pied déchaussé, sur les genoux de sa mère, jusqu'à l'épreuve la plus récente, montrant un premier communiant fluet aux grands yeux trop fixes. Au début, Blandine avait feint de s'intéresser à tout ce qui concernait le petit Kehlmark et elle mettait elle-même l'entretien sur lui, uniquement pour plaire à l'excellente femme et flatter sa touchante sollicitude; mais, insensiblement, elle se surprit à partager ce culte pour l'absent. Elle le chérissait profondément avant de l'avoir jamais vu. Par la suite on verra qu'il y eut dans cet attachement une influence plus haute et plus providentielle qu'un simple phénomène d'auto-suggestion. «Qu'il doit être grand à présent! Et fort! Et beau!» conjecturaient les deux femmes. Elles se le décrivaient mutuellement, l'une apportant des retouches flatteuses à l'image que l'autre se faisait de lui. Combien il tardait à Blandine de le voir! Elle languissait même en l'attendant. Et voilà qu'une sinistre nouvelle arriva de Suisse au moment des vacances qui devaient le rendre à son aïeule: Henry était tombé malade. Jamais Blandine n'avait connu pareilles transes. Elle aurait volé au chevet du collégien si elle n'avait été retenue près de l'aïeule, suspendue elle-même entre la vie et la mort tant que son petit- fils ne fut hors de danger. Puis, quelle jubilation quand Blandine apprit le rétablissement du jeune homme. La perspective du retour au pays, de cet enfant tant choyé, ne rendait pas Blandine la moins anxieuse des deux femmes. Elle comptait les jours et, puérilement, les biffait sur un calendrier, comme le collégien devait le faire là-bas. Quand Henry sonna à la grille de la villa, ce fut Blandine qui lui ouvrit. Elle crut voir un dieu. Tout son sang reflua vers son coeur. Elle l'adora d'emblée, respectueuse, sans espoir intéressé, sans ambition, pour lui-même, et comprit qu'en vivant toujours en la présence du jeune Kehlmark, elle aurait tout son désir, tout le but de ses aspirations. Plus tard, elle se rendit un meilleur compte de ce qui s'était produit en elle dès cette première mais décisive confrontation. Aussi, cette impression complexe ne pourra-t-elle se définir que par les phases successives de ce récit. En somme, Henry imposait étrangement à la pieuse Blandine. Dans ce coup de foudre préparé par un véhément afflux de sympathies, entrait un mélange de crainte, de navrance et d'admiration, peut-être même un peu de cette pitié occulte que nous éprouvons devant les choses rares, éphémères presque incompatibles avec la vie conforme. -- Ah, c'est mademoiselle Blandine, sans doute! La petite fée dont bonne maman m'a fait un si chaleureux éloge! dit le jeune homme en tendant la main à la camériste. Je vous suis bien, bien reconnaissant de vos soins pour elle! ajouta-t-il avec un peu de timidité. Les deux jeunes gens ne tardèrent pas à se traiter sur un pied de camaraderie. Sous des allures enjouées Blandine cacha le profond et grave amour qui la possédait. Était-ce parce qu'elle se savait acquise à Kehlmark pour la vie qu'elle ne recourut à aucun des manèges par lesquels la femme s'attache un amoureux? Cette absence de coquetterie contribua à mettre à l'aise cet adolescent timide et quinteux, inapte aux façons galantes. Il y avait des jours où il se montrait très empressé auprès d'elle; d'autres jours, il la couvait de regards singuliers ou semblait l'éviter et même la fuir. Trois ans se sont écoulés. On est au mois de mai, aux approches de la nuit. La douairière de Kehlmark dîne seule chez sa vieille amie, Mme de Gasterlé, comme elle y est accoutumée tous les mois. Blandine ira la reprendre chez cette dame au coup de dix heures. Henry s'est retiré dans sa chambre où il travaille, -- où plutôt il prétend travailler, car le moment et la saison incitent aux imaginations, aux curiosités, aux énervements. Par la fenêtre ouverte, le jeune comte entend les accordéons et les orgues d'un faubourg ouvrier dont le séparent quelques hectares de jardins de plaisance, distribués entre la villa de la douairière et celles des voisins, et séparés par des haies vives. Depuis plusieurs soirs, les bouffées dolentes des cuivres fignolant le couvre-feu dans une caserne d'artillerie, située là- bas aux confins du faubourg, parviennent à Kehlmark avec les fanfares des lilas qui agitent leurs thyrses jusque sous sa fenêtre. On bâtit aussi dans le voisinage; le gros oeuvre sera demain sous toit, et, tout le jour, le jeune patricien a entendu les maçons tirer d'argentines musiques des briques qu'ils battent de leurs truelles. Plusieurs fois, sollicité, il s'est penché au dehors, et il a vu les manoeuvres blancs et fauves, poupins garçons de la campagne, l'auget ou l'oiseau à l'épaule, inconscients équilibristes, gravir les échafaudages et affronter les vertiges. Parfois les feuillages les lui masquent, puis, brusquement, ils émergent de la futaie, en dramatique relief de chair active sur le bleu indifférent du ciel... Pourquoi son coeur gonfle-t-il d'indicible nostalgie quand, après le coucher du soleil, il leur voit passer le rustique sarrau bleu par-dessus leurs nippes aussi barbouillées qu'une palette? Ce sera pire encore après-demain, quand ils auront fini; leur activité harmonieuse comme une orchestrique devenait une habitude flattant ses yeux et il prévoit qu'ils lui manqueront, ces peinards; l'un surtout, un alerte blondin, mieux équarri, plus cambré que les autres, qui trouvait, sans les chercher, des coups de reins, de jarret et d'épaules à désespérer un sculpteur. «Il y aura de ces aides-maçons dérobés à leur décoratif métier par la caserne», songe Kehlmark en entendant les appels du clairon, peut-être les leurs, expirer dans un friselis de feuilles et un remous de fragrances. Manoeuvres, paysans, déracinés de leurs villages, soldats casernés, villages désirés et lointains, clochers lancinants qui vous trouent les coeurs en mal de pays: cette association d'idées fugaces tourna chez Kehlmark en une capiteuse suggestion rustique d'où se détacha tout à coup, symbolique, l'image de Blandine, non point la Blandine d'à présent, mais la petite paysanne telle qu'elle s'avoua rétrospectivement à lui, le poète épris de force et de pleine nature. -- Elle est là-haut à sa toilette! se dit-il, car l'heure approche de rejoindre bonne maman. Somnambulique, les yeux ivres de courses agrestes et d'étreintes éperdues, il monte à la chambre de la petite. Quoiqu'elle fût en chemise, Blandine n'eut qu'un frisson à peine frileux devant cette intrusion. C'était comme si elle l'avait attendu. Elle était en train de démêler sa luxuriante chevelure flottant sur ses épaules et, embaumant la lavande et les aromatiques herbages de son pays, elle se tourna vers lui avec un confiant sourire. Il la prit par les mains, mais presque sans la regarder, scrutant des absences, des au-delà, fermant même les yeux pour sonder ces perspectives fuyantes, et il la poussa soumise, sans une parole, vers le lit fraîchement refait. Elle, frémissante et ravie, continuait à sourire et se donna comme à un nouveau vagabond. Pourquoi se rappelait-il, avant le spasme, l'accordéonie au crépuscule, à travers les lilas en fleurs, et les jeunes villageois tirant le sarrau bleu sur les feuilles mortes de leurs hardes de travail? Était-ce parce que ces petits rustauds auraient pu être du pays de l'amante? Glorieux, il communiait en elle toute une humanité agreste; c'était la force, la saveur, le geste rude et charnu, la chair de la glèbe, la sève villageoise qu'il aimait en Blandine par ce soir nuptial. Cette fois et celles qui suivirent, il la posséda dans l'idée des désirs qu'elle aurait allumés chez de robustes manoeuvres ruraux, dans la ruée fauve, fumeuse et dépoitraillée d'une priapée de kermesse... Un moment, Blandine avait rencontré le regard de ses yeux entr'ouverts. Quel abîme y découvrit-elle? L'abîme attire et l'amour est fait d'une part de vertige. Sans s'abandonner à la plénitude de la joie qu'elle avait espérée, sans se pâmer comme dans la bruyère phosphorescente entre les bras du Roi des Vanneurs, elle éprouva, du cerveau aux entrailles, une tendresse plus tragique pour le jeune comte de Kehlmark. C'est qu'elle avait surpris dans le regard d'Henry une angoisse infinie, dans son étreinte le cramponnement d'un noyé, dans son baiser la suffocation de l'assassiné qui appelle au secours. Elle s'était livrée à lui, dominée par sa supériorité d'esprit; elle mit toujours du respect et de l'humilité dans leurs rapports. Ariaan, la brute saine et belle -- Blandine en avait la conviction, à présent -- n'avait jamais été consumé d'affres érotiques comparables à celles qui tisonnaient la chair et l'imagination de ce jeune patricien, trop cérébral, trop spéculatif. Tout en l'adorant, elle l'approchait toujours avec une certaine inquiétude: la petite mort du nageur au premier contact de l'eau. Elle le trouvait singulier, fantasque, presque effrayant. Par moments il dégageait la tristesse des paysages diffamés; il était morne et glauque comme un canal traversant une banlieue encombrée de gravats et de scories. Le crépuscule qui pesait, par intermittences, sur ses pensées, passait comme une taie sur son beau regard bleu. Au plus fort de ses accès de bonté et de tendresse se produisirent des retours, des froids, de subits recroquevillements. Des réactions continuelles écartelaient son caractère. N'importe, dès la première apparition de Kehlmark, elle s'était sentie en présence d'un être mystérieux en qui parlait une voix inconnue dont elle resterait à jamais anxieuse; elle s'était vouée à lui, sans espoir de salut, comme à un dieu qui la reléguerait éternellement loin de son paradis, et quand elle le regardait il y avait dans ses yeux à elle l'expression de ceux des martyrs cherchant vainement à travers les nues le vol d'anges qui tardent à venir les enlever. Et pourtant, elle ignorait encore les rites et les pires épreuves de la religion d'amour à laquelle elle s'était consacrée. VI Leur saison charnelle ne dura point. Quand leurs liens physiques se furent relâchés, puis dissous, Blandine ne s'en affligea guère et en fut à peine surprise. Pourtant elle l'aimait plus passionnément que jamais, et elle lui gardait une idolâtre reconnaissance de l'hommage qu'il lui avait rendu, s'estimant heureuse et fière de son attachement. La douairière avait soupçonné leur bonne entente, mais elle ignora toujours jusqu'à quel point ils s'étaient aimés. Elle souriait à cette affection, car elle s'habituait de plus en plus à considérer Blandine comme sa petite-fille, comme la soeur, sinon la femme de son Henry. Mme de Kehlmark admirait, elle aussi, son petit-fils, mais lucide, avertie par sa sollicitude même, elle le devinait exceptionnel jusqu'à l'anomalie; quelque chose lui disait, à elle aussi, que le jeune comte serait malheureux s'il ne l'était déjà. Elle s'alarmait de cette promptitude, ou plutôt de cette inquiétude de son génie. Il travaillait par boutades, s'enfermait dans sa chambre, demeurait des semaines sans voir la rue, lisant, rimant, composant des partitions, se saturant l'âme de Beethoven, Schumann et Wagner, barbouillant des toiles, rangeant ses paperasses; puis, à ces claustrations excessives, succédaient des périodes où il éprouvait un besoin féroce de s'étourdir, où il se complaisait à battre les quartiers interlopes, à courir les bouges à matelots et à chaloupiers, se livrant à un noctambulisme effréné, disparaissant durant plusieurs jours, passant des carnavals entiers sans voir son lit, et lorsqu'il venait s'y abattre, à la façon d'une épave échouée sur la grève ou d'un fauve pourchassé et blessé qui a pu se traîner jusqu'à sa tanière, à bout, démoli, c'était pour ne plus en sortir non plus de plusieurs jours et dormir, dormir, et dormir encore! On juge des transes par lesquelles passèrent les deux femmes. Le plus souvent, elles ne savaient ce qu'il était devenu. En partant pour ces caravanes, il se gardait de dire où il se rendait, tout comme à son retour il se taisait sur l'emploi de son temps et la nature de ses hantises. Comment concilier ces déportements avec la ferveur filiale qu'il entretenait pour son aïeule! Au retour de ces équipées, il pleurait comme un enfant, demandait pardon à la bonne dame, mais, disait-il, c'était plus fort que lui; il lui avait fallu ce changement, cette diversion tumultueuse; il avait besoin de s'étourdir, de se griser de mouvement et de tapage pour chasser le diable sait quelle préoccupation; car, sur celle-ci, il refusait de s'expliquer. Ou bien il prétextait des maux de tête, des névralgies, reste de sa grave maladie d'autrefois à la pension. Il lui arriva un jour, sur les instances de Mme de Kehlmark, de conduire Blandine au bal le plus folâtre de la saison. Vers l'aube, il l'entraîna, à la faveur du domino, dans des bastringues de moindre étage, l'acoquina avec des masques de rencontre, lui fit prendre sa part d'un plaisir canaille, dans des milieux qui l'enivraient, lui, comme un mauvais alcool, mais sans lui procurer la joie ou seulement l'illusion de la joie. On remarqua à la ville qu'il ne frayait guère avec les gens de sa caste et qu'il recherchait au contraire la camaraderie d'artistes et de lettrés besoigneux ou même de parasites infimes. Réfractaire à l'étiquette et au code mondain, il ne se montrait dans aucun salon. Ses goûts et ses penchants offraient de bizarres contradictions. Ainsi, le même dilettante acquéreur de rares estampes et amateur de reliures de prix, collectionnait des défroques et des outils de pauvres, des couteaux de matelot, de sordides tickets d'entrées de bals faubouriens. Après s'être montré d'une grande expansion, le jeune Kehlmark se rencognait dans une contrainte farouche. Sa joie même était désordonnée et une rauque intonation de voix en révélait parfois la sombre arrière-pensée, au point que Blandine douta longtemps qu'il eût connu un jour de véritable sérénité. Son plaisir grimaçait, son rire grinçait. Il avait l'air de porter au dedans de lui cette aigre fumée dont parle le Dante: _portando dentro accidioso fummo._ Il semblait vouloir étouffer un mal secret, imposer silence à l'on ne savait quel remords! Dans ses grands yeux outre-mer, il y avait souvent de la provocation et de l'offensive, mais lorsqu'il cessait de se composer un visage, ses yeux s'inondaient de cette navrance sans bornes que Blandine y avait surprise et qui l'avait conjurée pour la vie, cette navrance comparable aux affres d'une bête acculée, d'un supplicié montant à l'échafaud, ou mieux encore au regard à la fois sinistre et sublime d'un Prométhée ravisseur du feu défendu. Généreux jusqu'à la prodigalité, passionné pour les causes justes, révolté par les vilenies de la multitude, sensible à l'excès, il en arrivait à ne plus admettre la contradiction et à s'emporter contre quiconque s'avisait de le contrarier. Ainsi, un jour que Blandine voulait lui reprendre un gentil enfant de pauvres gens venus en visite chez Mme de Kehlmark, et pour lequel Henry s'était pris de tendresse, il s'oublia jusqu'à poursuivre son amie un poignard à la main et jusqu'à la blesser à l'épaule... Une détente se produisit aussitôt et, fou de désespoir, il se faisait horreur, menaçant de tourner contre lui l'arme qu'il avait dirigée contre Blandine. Justement alarmée à la suite de cette alerte, la douairière lui ménagea, à son insu, pour ne pas l'impressionner fâcheusement, une entrevue avec un praticien célèbre, qui se rendit à la villa sous prétexte de demander à Kehlmark un renseignement bibliophilique. Le médecin étudia longuement le jeune homme, à la faveur d'une causerie sur la littérature à base scientifique. Ayant revu la comtesse, le docteur diagnostiqua une irritabilité nerveuse dont ils s'ingénièrent vainement à découvrir la cause. À tout hasard, il prescrivit un régime hydrothérapique, la natation, l'escrime, le patinage, le cheval, et déclara, au surplus, n'avoir découvert chez le sujet, aucune lésion organique, aucune tare morbide. Au contraire, il prétendit n'avoir jamais rencontré plus souple intelligence, jugement aussi sain, pareille élévation de vues dans une nature plus vibrante; et il finit par féliciter l'aïeule, en disant avec cette rude bonhomie professionnelle: «Madame, ou bien je suis une parfaite ganache, ou ce jeune exalté fera honneur à votre nom. Il a du génie, votre petit-fils; il est de la trempe de ceux chez qui l'avenir recrute les artistes, les conquérants ou les apôtres!» -- «Que n'est-il plutôt de la trempe des élus du bonheur!» soupira la douairière, peu ambitieuse, mais sensible pourtant à ces prédictions de gloire. VII En attendant que se vérifiassent ces brillants pronostics, Kehlmark se remit donc à ces exercices gymniques dans lesquels il avait excellé à la pension. Malheureusement, il apportait à ces sports la fièvre, l'outrance qu'il mettait dans ses paroles et ses actions. Il se complut en des prouesses de casse-cou, s'amusa à traverser à la nage de trop larges rivières, à naviguer à la voile par des temps houleux, à dresser des chevaux rétifs et vicieux. Un jour, sa monture s'emballait et, le long de la voie ferrée, galopait à la tête d'un train express, de front avec la locomotive, jusqu'au moment où elle s'abattait, entraînant son cavalier sous elle. Kehlmark en fut quitte pour une foulure. Une autre fois, le même cheval, écouteux à l'extrême, attelé à un dog- car prenait ombrage d'une brouette de maçon abandonnée au milieu de la rue, et, après un écart effrayant, se livrait à une course frénétique sur le square planté d'arbres, jusqu'à ce qu'il allât se jeter, avec la voiture, contre un réverbère. Kehlmark et son groom furent culbutés croupe par-dessus tête, mais se remirent aussitôt sur leurs pieds sans une égratignure. Le cheval sortait indemne de la collision. Quant à la voiture, défoncée et tordue, un badaud, appâté par une gratification, se chargea de la rouler jusque chez le carrossier. Un commerçant du quartier s'empressa de mettre son cheval et sa voiture à la disposition de M. de Kehlmark. La nuit allait tomber, la douairière attendait Henry pour le dîner, et il était loin du logis. Le groom attira l'attention de son maître sur l'extrême excitation du cheval, qui pointait des oreilles et s'ébrouait encore tout frémissant, et lui conseilla d'accepter l'offre de ce bourgeois. Mais le comte ne consentit à emprunter que la voiture. La trop ardente bête fut attelée à la voiture du notable. Kehlmark reprit les rênes, le groom monta sur le siège non sans rechigner. Contre leur attente, le cheval semblait calmé et prit une allure normale. Mais en débouchant sur un viaduc non loin de la gare, ils avisèrent, en contrebas de la rampe, une foule de monde ameuté devant un train de pétrole qui flambait en projetant des flammes hautes comme des maisons. -- Attention, monsieur le comte, ça va lui reprendre! À votre place, je ferais demi-tour! proposa Landrillon, le domestique. Et il fit mine de vouloir descendre. Mais Henry l'en empêcha en fouettant le cheval et en rendant les rênes, de sorte que la bête effarée s'engagea au trot à travers la cohue. -- À la grâce de Dieu! avait dit le comte avec un sourire dédaigneux. Déjouant les prévisions alarmantes du valet, cet animal qu'un bout de papier, qu'une feuille morte suffisait à apeurer traversa la foule, trotta sans manifester la moindre panique au milieu du crépitement des flammes, du sifflement de l'eau des pompes à vapeur, des cris et du tumulte des spectateurs. -- C'est égal, monsieur, nous l'avons échappé belle! dit Landrillon lorsqu'ils eurent dépassé la zone critique. Et il bougonnait, rancunier, entre ses dents: «À des jeux pareils, il finira par laisser sa peau! C'est son affaire, mais de quel droit risque-t-il la mienne, de peau?» On aurait dit, en effet, que le comte cherchait des occasions de se faire un malheur. De quelle peine pouvait-il bien être affligé pour mépriser ainsi la vie que deux femmes aimantes s'efforçaient de lui faire si radieuse et si douillette? À présent, la comtesse et Blandine passaient par des angoisses encore plus mortelles qu'autrefois. La pauvre aïeule espérait lui concilier l'existence en satisfaisant ses fantaisies les plus dispendieuses, mais du train qu'il menait, il finirait par se ruiner de biens et de corps. «Que deviendra-t-il quand je n'y serai plus? se demandait la digne femme. Il aura bien besoin d'une compagne aimante et sage, d'une femme d'ordre, d'un ange gardien au dévouement profond et absolu!» Par un reste de préjugé, Mme de Kehlmark n'alla point jusqu'à recommander le mariage à ceux qu'elle appelait ses deux enfants, mais elle ne le leur aurait point déconseillé. Quand elle était seule avec Blandine, elle lui exprimait ses appréhensions pour l'avenir du jeune comte: «Il faudrait, disait-elle, une véritable sainte, une égide à ce grand enfant illusionné pour le conduire dans la vie, quelqu'un qui, sans l'arracher brutalement à ses chimères, le mènerait tout doucement par la main dans les sentiers de la réalité!» Blandine promit du fond de l'âme à sa bienfaitrice de toujours veiller sur le jeune comte et de ne se séparer de lui que s'il la chassait. La douairière eût voulu rendre leur union indissoluble, mais elle n'osa aborder ce sujet délicat avec Henry et lui faire part de son voeu le plus cher. À force de se ronger le coeur, sa robuste santé finit par s'altérer et son état s'aggrava de jour en jour. Elle voyait approcher la mort avec cette fière résignation puisée dans les écrits de ses philosophes préférés; elle l'aurait même accueillie avec la joie que le travailleur, vaincu par la fatigue d'une rude semaine, manifeste à l'idée du repos dominical, si le sort de son cher garçon ne l'avait bourrelée d'angoisses. Henry et Blandine se tenaient à son chevet, trompés par le calme de la moribonde, et ne pouvant croire à l'imminence de la fin. Il paraît que le voisinage de la mort prête aux agonisants le don de seconde vue et de prophétie. La douairière de Kehlmark entrevit-elle l'avenir scabreux de son petit-fils? Craignit-elle de demander à Blandine d'associer irrévocablement sa destinée à celle d'Henry? Toujours est-il qu'elle ne formula point son désir suprême. Avec un sourire plein d'ineffable adjuration, elle se borna à presser sacramentellement leurs mains réunies, et elle passa, triste, non de mourir, mais d'abandonner ses enfants. Par testament, elle laissait à Blandine une somme assez forte pour assurer son indépendance et lui permettre de s'établir. Mais ne l'eût-elle point promis à la morte tant vénérée, que la jeune femme serait demeurée pour la vie avec Henry de Kehlmark. Quand, quelques mois après la mort de l'aïeule, le comte, de plus en plus dégoûté du monde banal et conforme, annonça à Blandine son projet de s'installer à l'Escal-Vigor, loin de la capitale, dans une île luxuriante et barbare, elle lui dit simplement: -- Cela me convient parfaitement, monsieur Henry. Malgré leur intimité, il était rare qu'elle ne fît précéder le nom du jeune homme de cette appellation respectueuse. Kehlmark, n'ayant sondé encore l'affection absolue qu'elle lui vouait, s'était imaginé qu'elle profiterait des libéralités de la défunte pour retourner en son pays natal de Campine et s'y mettre en quête d'un épouseur sortable. -- Que veux-tu dire? lui demanda-t-il, intimidé par l'air de douloureuse surprise qui avait envahi le visage de la jeune femme. -- Avec votre permission, monsieur Henry, je vous suivrai partout où vous jugerez bon de vous fixer, à moins que ma présence ne vous soit devenue importune... Et des larmes de reproche tremblaient à ses cils, quoiqu'elle fît un effort pour lui sourire comme toujours. -- Pardonnez-moi, Blandine, balbutia le maladroit... Vous savez bien que nulle compagnie, nulle présence ne pourrait m'être plus précieuse que la vôtre... Mais encore ne veux-je abuser de votre abnégation... Après avoir sacrifié quelques-unes des plus belles années de votre jeunesse à soigner ma vénérable aïeule, je ne puis consentir à ce que vous vous enterriez là-bas, dans un désert, avec moi; dans une situation fausse, exposée aux médisances de rustres malveillants; je le puis d'autant moins aujourd'hui que vous êtes libre, la chère défunte ayant essayé de reconnaître vos dévoués services en vous assurant de quoi ne dépendre de personne... Vous pourrez donc vous établir avantageusement... Il allait ajouter «et trouver un mari», mais les yeux de plus en plus éplorés de sa maîtresse lui firent sentir que cette parole eût été abominable. -- Oui, poursuivit-il en lui prenant les mains et en la regardant de ces yeux énigmatiques dans lesquels il y avait à la fois du malaise et de l'exaltation, vous méritez d'être heureuse, très heureuse, ma bonne Blandine!... Car vous fûtes si affectueuse, même meilleure que moi, son petit-fils, pour la morte bien aimée... Ah! moi, je lui occasionnai bien des soucis, -- vous en savez quelque chose, vous sa confidente, -- je la navrai bien malgré moi, mais cruellement tout de même... Et peut-être par mon caractère inégal et mes nombreuses frasques, ai-je hâté sa fin... Mais crois-moi bien, Blandine, ce n'était pas de ma faute: non, non, jamais je ne le faisais exprès... Il y avait autre chose, des choses que personne, pas même toi, ne pourrait comprendre et s'imaginer; la fatalité, l'inexplicable s'en mêlait... Ici, son regard se fit plus nébuleux encore et, d'un revers de la main, il s'essuyait la sueur du front, en regrettant sans doute de ne pouvoir en même temps se débarrasser d'une image obsédante. -- Tandis que vous, Blandine, ajouta-t-il, vous ne lui aurez été que baume, sourire et caresse... Ah, laissez-moi, ma pauvre enfant, c'est le moment de la séparation... Cela vaudra mieux pour vous sinon pour moi... Il se détournait tout bouleversé, lui-même prêt à pleurer, et s'éloignait en faisant le geste de la repousser, mais elle s'empara avidement de cette main qui se flattait de la bannir: -- Vous ne le voudrez pas, Henry! s'écria-t-elle avec un accent de supplication qui alla au coeur du jeune comte. Où m'en irais-je? Après votre sainte aïeule, il ne me reste que vous à chérir. Vous êtes ma raison d'être. Et surtout ne me parlez pas de sacrifice. Les années que j'eus le bonheur de passer auprès de Mme de Kehlmark n'auraient jamais pu être plus belles!... Je dois tout à votre grand'mère, monsieur le comte!... Ô laissez-moi bien humblement reporter sur vous la dette que j'ai contractée envers elle... Vous aurez besoin d'un intendant, d'un administrateur pour s'occuper de vos affaires, gérer votre fortune, diriger votre maison... Vous entretenez de trop radieuses, de trop nobles idées pour vous tracasser à tous ces détails prosaïques et matériels. Compter, chiffrer, n'est pas votre fait; moi, c'est ma vie... Je ne connais même que ça! Allons, monsieur l'artiste, (elle se faisait adorablement câline) un bon mouvement, ne me renvoyez pas cette fois-ci; consentez à me maintenir dans l'emploi que je remplissais chez la comtesse... Si elle était ici, elle-même intercéderait pour moi... À moins que vous ne songiez à vous marier? -- Me marier! se récria-t-il. Moi, me marier! Impossible de se méprendre à l'intonation de ces paroles. Le comte de Kehlmark devait être en effet réfractaire à tout pacte conjugal. Blandine parvint à peine à dissimuler sa joie; du rire traversait ses larmes. -- Eh bien, Henry, dans ce cas je ne vous quitte plus. Qui tiendra votre grand château là-bas? Qui prendra soin de vous? Est-il quelqu'un qui connaisse vos goûts mieux que moi et qui mette autant de sollicitude à les flatter? Non, Henry, la séparation est impossible... Vous ne pouvez pas plus vous passer de moi que je pourrais me proscrire de votre présence... Tenez, même si vous vous étiez marié, j'aurais voulu vivre à votre foyer dans l'ombre, obscure, soumise, rien que votre humble servante... Oui, si vous le désirez, je ne serai plus que votre fidèle factotum... Ah! monsieur Henry, prenez-moi avec vous; vous verrez, je ne serai guère encombrante, je ne vous importunerai pas de ma personne, je m'effacerai autant que vous l'exigerez... D'ailleurs, je puis bien vous le dire, Henry, c'était le voeu de votre grand'mère, gardez- moi au moins, par égard pour la chère en allée... Et, profondément remuée, Blandine éclata de nouveau en sanglots; Kehlmark aussi se sentit ébranlé jusqu'au fond de l'âme. Il attira doucement la jeune fille contre sa poitrine et la baisa fraternellement sur le front. -- Eh bien, qu'il soit fait selon ton désir! murmura-t-il, mais puisses-tu ne jamais t'en repentir, ne jamais me reprocher ce fatal consentement! En prononçant ces dernières paroles, sa voix tremblait et s'assourdissait comme sous la menace d'une inéluctable catastrophe. VIII Avec Blandine, le comte de Kehlmark avait emmené à l'Escal-Vigor, son seul domestique, le même qui l'accompagnait lors de l'accident de voiture. Thibaut Landrillon, fils d'un garde forestier ardennais, était un courtaud trapu et solide, assez bien tourné. Ayant passé longtemps par la caserne, il en gardait le type et les façons du «fricoteur», du «casseur d'assiettes et de coeurs», comme il disait en son jargon de corps de garde. Rond de visage, il avait l'oeil brun, émerillonné aux moiteurs lubriques, un petit nez carlin et frétillant de grosses lèvres de ce rouge de minium, signe, à la fois, de cruauté et de sensibilité; un pinceau de moustache, la virgule; les joues allumées par une menace de couperose; de petites oreilles ourlées et poilues de satyre, les cheveux drus et broussailleux, le parler gras et gouailleur, les hanches roulantes, des jambes torses. Viveur de bas étage, il cachait, sous une rondeur de surface, et un bagout bongarçonnier, une âme rapace et trigaude. Ses façons scurriles, ses sorties peuple et pimentées avaient cependant le don d'amuser et de dérider le pensif et toujours préoccupé, toujours tendu châtelain d'Escal-Vigor, à la façon dont les clowns et les bouffons de cour trompaient et dissipaient autrefois l'hypocondrie ou le latent remords d'un tyran. Paillard vicieux ayant traîné dans les sentines de la débauche, palefrenier des pieds à la tête, le moral aussi imprégné de fumier que sa souquenille et ses bottes, ce garçon suintait l'esprit d'une fleur de populace. Sa casquette sur l'oreille continuait à jouer le bonnet de police du troupier. Toujours les mains au fond des poches de la culotte, le brûle-gueule dans un coin de la bouche ou la chique promenée d'une joue à l'autre; et s'entourant d'âcres jets de salive ou de bouffées suffocantes dont semblait se pimenter et se colorer son vocabulaire. Aucun bienfait ne l'eût touché ou attendri. À l'égard de son maître qui l'avait cependant ramassé dans la boue, en dépit d'une cartouche jaune et de déplorables références, il entretenait l'envie, le mauvais gré, la rancune du gueux contre le riche et du bélître contre l'homme bien né, une hargne féroce dissimulée sous une luronnerie de gavroche. Ses allures désintéressées masquaient un effréné désir de jouissances triviales, car du luxe et de la fortune, les tempéraments de cette trempe convoitent exclusivement les sensations toutes physiques que peuvent se payer les détenteurs de l'or. Quant aux plaisirs intellectuels que goûtait Kehlmark, Landrillon les tenait pour autant de niaiseries. Le comte accordait une grande tolérance à ce drôle. Il souriait à lui entendre dégoiser ses équipées de batteur de bouges et de coureur de mansardes. Où Landrillon se montrait particulièrement impayable, c'était dans des charges de misogyne, dans des tirades paradoxales et ravalantes contre un sexe, qui, à l'en croire, ne lui avait cependant point ménagé ses complaisances. Tant qu'ils avaient vécu à la ville, Landrillon ne logeait pas chez la douairière, mais au-dessus des écuries reléguées à quelque distance de la villa; Mme de Kehlmark n'ayant jamais pu s'habituer aux grimaces de ce singe. Maintenant le gaillard était bel et bien dans la place et, comme on dit à la chambrée, s'il cachait son jeu, il avait du moins tiré son plan. Pas souvent qu'il se contenterait toute sa vie de ces grappillages et de ces carottes de domestique infidèle. Autrement sérieux, les projets du groom! Si la rude Claudie ambitionnait de devenir comtesse de Kehlmark, Landrillon, lui, s'était promis d'épouser la gouvernante du château. Il va sans dire qu'il avait deviné d'emblée la liaison entre Henry et Blandine; mais, pas dégoûté du tout, il se contenterait parfaitement des restes du maître. La majordome de l'Escal-Vigor représentait une gaupe assez friande aux yeux de cet amateur, mais il l'épouserait surtout pour l'amour de la «belle galette» qu'elle avait su soutirer à la vieille. De son côté, notre bourreau des coeurs n'avait pas amené non plus un mauvais numéro à la loterie des agréments naturels, et de plus il possédait quelques économies rondelettes. Toutefois, la décente Blandine ne laissait pas d'en imposer quelque peu à cet épateur de souillons. C'est qu'elle ressemblait à une vraie dame, la donzelle! Pour sûr qu'elle lui ferait honneur, se prélassant derrière le zinc d'un bar fashionable et sportif où se donneraient rendez-vous les bookmakers et les petits jobards de la haute! Mais il fallait commencer, mon garçon, par te faire bien venir de la particulière. Jusque-là, partageant l'aversion de feu la comtesse, elle ne lui avait témoigné qu'une sympathie bien relative, mais Thibaut Croque-les-Coeurs n'était pas homme à se laisser rebuter. D'ailleurs, rien ne pressait, il avait le temps. Peut-être se leurrait-elle encore de quelque illusion matrimoniale à l'endroit de Kehlmark? Thibaut fut assez étonné de la voir, devenue rentière, accompagner Kehlmark à Smaragdis. C'est même ce qui le décida à les y suivre. «Malheur! se disait-il, si elle reste auprès du bourgeois, c'est qu'elle se flatte de l'engluer. Fichu calcul pourtant. Le petit semble en avoir pris tout son saoul! Des nèfles, qu'il t'épousera!» -- «Mais, j'y suis, ruminait-il, un autre jour en se tirant le nez ce qui, chez lui, était un signe de satisfaction, la mâtine songe à arrondir sa pelote en prenant la direction du ménage! Bon appétit! Nous ne nous en entendrons que mieux!» Le drôle mesurait toute conscience à l'aune de la sienne. Ces malins manquent totalement de flair lorsqu'il s'agit de découvrir de nobles mobiles. À l'Escal-Vigor, il résolut de pousser sa pointe sans plus d'hésitation. L'ennui aidant, négligée par le Dykgrave, Mme l'Intendante ouvrirait peut-être l'oreille avec un peu plus de complaisance aux déclarations du galant cocher. Si la mijaurée continuait à se retrancher derrière ses grands airs et à se draper dans sa vertu, le gaillard se flattait d'arriver à ses fins par d'autres arguments. À bout de patience et d'action persuasive, il était bien décidé à la prendre par surprise et par la force. Où serait le mal? Diantre, elle aurait pu rencontrer un mâle plus refroidi. En fait d'avantages, le cocher se croyait au moins l'égal de son maître. La belle ne perdrait point au change. Kehlmark continuait donc à s'accommoder du ton et des façons de ce loustic égrillard, sur le caractère et le fond duquel il s'était totalement mépris. Le comte était même tenté de croire cette licence et ce cynisme dictés par un excès de franchise, une largesse de vue presque philosophique et analogue à ses propres conceptions. Henry avait été touché aussi par l'empressement avec lequel le domestique avait consenti à quitter la capitale pour le suivre à Smaragdis: -- Eh bien, toi aussi, tu viendras te retirer avec moi sur ce perchoir à mouettes, mon pauvre Thibaut! C'est gentil, ça! Il était loin de se douter des ressorts de ce ruffian, et il poussait même l'aveuglement jusqu'à assimiler sa fidélité et son dévouement à ceux de la noble Blandine. Pour tout dire, il se serait peut-être privé plus difficilement de la présence pétulante et tortillée de ce pitre, que de la caresse et de la ferveur que la jeune femme entretenait dans ses ambiances. Par la suite on comprendra mieux pourquoi la gouaillerie, le sarcasme perpétuel et les blasphèmes de ce larbin flattaient l'âme amertumée du Dykgrave. On s'expliquera comment cette nature aimante, subtile et passionnée toléra si longtemps le voisinage de ce simple pourceau incapable de comprendre n'importe quel amour et n'ayant eu, semblait-il, de rapprochements génésiques que dans une atmosphère de lupanars et de triperies. DEUXIÈME PARTIE LES SACRIFICES DE BLANDINE I Le surlendemain de la crémaillère, le Dykgrave se rendit à la ferme des Pèlerins. Il y arriva à cheval, précédé de trois beaux setters Gordon, aboyants et poudreux. Le fermier qui retournait une sole dans un champ voisin, jeta loin sa bêche, et n'eut que le temps de passer sa veste par-dessus sa camisole de flanelle rouge; mais la fille ne se donna point la peine de rabattre ses manches sur ses bras qu'elle avait rouges et charnus. Tous deux accoururent, essoufflés, à la rencontre du visiteur considérable et, après les compliments de bienvenue, ils se mirent en devoir de lui faire les honneurs de la ferme. Michel Govaertz ne s'était point vanté. Tout l'établissement, depuis le corps de logis jusqu'à la moindre dépendance, les écuries, les étables, les celliers, la grange, la basse-cour, trahissaient l'ordre, l'opulence et le gros confort. Henry se montra de nouveau très empressé auprès de Claudie, s'intéressant à l'économie de la ferme, se faisant donner des explications par la fermière, s'arrêtant avec complaisance et sans montrer le moindre ennui devant des réserves de pommes de terre, de betteraves, de fèveroles ou de céréales qu'on lui montrait dans des greniers torrides ou des réduits humides et noirs. Il tomba plus d'une fois en arrêt devant certains travaux des gens de la ferme, prisant beaucoup, par exemple, le geste de deux garçons de charrue; l'un debout sur une charretée de trèfle, l'autre campé à l'entrée de la grange et recevant sur sa fourche les bottes à fleurs de sang que lui lançait son camarade. Le teint rissolé, des yeux bleu de faïence, le sourire puéril de leurs grosses lèvres démasquant de saines dentures, ils peinaient crânement et Claudie les ayant hélés d'une voix gutturale et gaillarde, ils redoublèrent de plastiques et suggestifs efforts. Elle les stimulait à peu près comme elle eût flatté de vaillantes bêtes de somme. Kehlmark s'informa du jeune Guidon, mais d'un ton détaché et comme par simple politesse pour la famille. Le vaurien devait être là- bas, quelque part du côté de Klaarvatsch. Claudie désigna l'horizon à l'autre bout de l'île d'un geste ennuyé, en haussant les épaules, et s'empressa de détourner la conversation. Claudie accaparait le visiteur et il semblait n'avoir d'attention que pour elle, de regard que pour ce qu'elle lui montrait. Il caressa, encouragé par son exemple, la croupe luisante des vaches; il lui fallut goûter au lait fumant dont des trayeuses hommasses remplissaient des jarres de terre brune. Dans une pièce voisine, d'autres gothons battaient le beurre. La fadeur imperceptiblement saurette écoeurait Henry, et il préféra respirer les senteurs âcres de l'écurie où son cheval était en train de mastiquer du trèfle nouveau en compagnie des robustes palefrois de la ferme. Au jardin, elle lui cueillit un bouquet de lilas et de giroflées qu'elle-même lui planta, non sans le palper, dans l'échancrure de son gilet. «Il faudra revenir à la saison des fraises!» disait- elle en se baissant sous prétexte de lui montrer les baies mûrissantes, mais à la vérité pour le provoquer par les flexions et les contours irritants de sa charnure. -- Déjà midi! s'écria Kehlmark en tirant sa montre, comme l'heure sonnait au clocher de Zoudbertinge. Le fermier l'invita en riant à partager leur soupe rustique, mais sans oser espérer qu'il accepterait. -- Volontiers, dit-il, mais à condition de manger à la table des gens et même de piquer au plat comme eux! -- Quelle idée! se récria Claudie, pourtant flattée par ce sans- façon. Cette condescendance lui paraissait même de nature à rapprocher la distance du très urbain gentilhomme à une simple fille de la glèbe. -- Tout ce monde crève de santé! constata Kehlmark en embrassant la tablée dans un regard circulaire. Ils sont aussi friands que ce qu'ils dévorent, et leur mine ragoûtante ajoute au fumet de la platée. Selon l'usage, dans ces campagnes, les femmes servaient les hommes et ne mangeaient qu'après ceux-ci. Elles apportèrent une sorte de garbure au lard et aux légumes, dans laquelle Henry trempa, le premier, sa cuillère d'étain. Ses voisins, les deux manoeuvres qui avaient rentré les trèfles, l'imitèrent allégrement. -- Et votre fils ne rentre-t-il pas dîner? demanda Kehlmark au bourgmestre. -- Oh, celui-là, il emporte chaque matin son pain et sa viande! fut la réponse de Claudie. Après le dîner, Henry s'éternisa. Claudie, persuadée qu'elle le captivait à ce point, le promena encore sur les terres des Govaertz. Adroitement, elle le renseignait sur leur fortune. Leurs champs allaient jusque là-bas, plus loin que le moulin à vent. «Tenez, à l'endroit où vous voyez ce bouleau blanc!» Elle donna à entendre au Dykgrave qu'ils étaient fort riches déjà, sans les espérances. Les deux soeurs de Michel, les deux vieilles bigotes, quoique brouillées avec le bourgmestre, avaient cependant promis de laisser leurs biens à ses enfants. Kehlmark traîna tellement que le soir tombait quand il songea à faire seller son cheval. Le comte espérait revoir le petit joueur de bugle et au moment de se résigner à partir, il s'informa de nouveau de lui: «Souvent il ne rentre qu'à la nuit, disait Claudie en se renfrognant à la seule mention du gamin rebuté. Il lui arrive même de coucher dehors. Ses moeurs de vagabond ne nous inquiètent plus, père et moi. Nous n'en sommes pas autrement surpris!» Avec un serrement de coeur, le comte se représentait le petit gars anuité dans la lande suspecte. -- À propos, bourgmestre, dit-il au moment où le fermier lui amenait son cheval, je veux faire partie de votre orphéon. -- Faites mieux, monsieur le comte, soyez notre président, notre protecteur. -- C'est dit. J'accepte. En songeant à Guidon, le comte s'était rappelé la sérénade de l'avant-veille, et il se disait qu'il lui serait doux d'entendre souvent cet air mélancolique et candide que jouait si bien le petit pâtre. Un pied dans l'étrier, il se ravisa encore; quelque chose lui tenait au coeur. S'éloignerait-il avant de s'être ouvert sur le véritable objet de sa visite? -- Il est possible, se décida-t-il à dire timidement au fermier, que votre fils ait de sérieuses dispositions pour la musique et le dessin. Envoyez-le-moi... Peut-être y aura-t-il moyen d'en faire quelque chose. Je veux tenter d'apprivoiser ce petit sauvage. -- Monsieur le comte est bien bon! balbutia Govaertz, mais, franchement, je crois que vous y perdrez votre peine. Le vaurien ne vous fera aucun honneur. -- Au contraire, monsieur le comte, enchérit la soeur du petit, il ne vous vaudra que des affronts. Il ne tient à rien et à personne ou plutôt il a des penchants et des inclinations bizarres; pensant blanc quand les honnêtes gens pensent noir... -- N'importe, je veux tenter l'expérience! reprit le comte de Kehlmark en battant de sa cravache la poussière de ses bottes et en mettant le moins d'expression possible dans sa voix. Puis, vous l'avouerais-je, j'aime assez les tâches difficiles, celles qui exigent quelque persévérance et même quelque courage. Ainsi j'ai dompté et dressé pas mal de chevaux rétifs. Je vous confesserai même, et ceci n'est pas à mon honneur, qu'il a suffi parfois de me mettre au défi d'assumer une tâche, pour que je me sois engagé dans l'entreprise. L'obstacle m'excite et le danger me grise. J'ai la manie des gageures. En me confiant cette mauvaise tête, cet indiscipliné, vous m'obligeriez, vrai... Tenez, ajouta-t-il, il se peut que j'aille relancer le bonhomme dès demain en me promenant du côté de Klaarvatsch. Je causerai avec lui et verrai ce qu'il jauge... -- Comme vous voudrez, monsieur le comte, dit Claudie. Dans tous les cas, c'est nous faire bien de l'honneur. Nous vous en serons même reconnaissants pour lui. Mais n'allez pas nous en vouloir si le garnement ne profite pas de vos conseils et de vos soins. Le jour suivant, le Dykgrave poussa jusqu'aux bruyères de Klaarvatsch. Il eut bientôt avisé le petit gars dans un groupe de polissons déguenillés, accroupis autour d'un feu de brindilles et de racines sur lequel ils grillaient des pommes de terre. À l'approche du cavalier, tous se mirent debout, et, à l'exception de Guidon, coururent se blottir, effarés, derrière les broussailles. Le jeune Govaertz, se faisant une visière de la main, regarda bravement le comte de Kehlmark. -- Ah, c'est toi, petit! l'interpella Kehlmark. Viens ici, veux- tu, et tiens un instant mon cheval pendant que j'arrangerai mes étriers?... Le jeune homme approcha, confiant, et prit les rênes. Tout en raccourcissant les courroies, opération qui n'était pour Henry qu'un prétexte, un moyen de se donner une contenance, il l'observait du coin de l'oeil, ne sachant comment entamer la conversation, tandis que le gamin, de son côté, ne perdait pas un de ses mouvements, et se sentait bizarrement troublé, appréhendant et souhaitant à la fois ce qui allait se passer entre eux... Leurs yeux se rencontrèrent et semblèrent se poser une poignante et subtile interrogation. Alors Kehlmark, pour en finir, aborda le petit, le prit par la main et le regardant jusqu'au fond des prunelles, il lui rapporta non sans balbutier l'offre qu'il avait faite la veille aux siens. -- Tu comprends... Tu viendras tous les jours au château. Je t'apprendrai moi-même à lire et à écrire, à dessiner, à peindre, à brosser de grands tableaux comme ceux que tu admirais l'autre soir. Et nous ferons aussi de la musique, beaucoup de musique! Tu verras! Nous ne nous ennuierons point! L'enfant l'écoutait sans mot dire, si ébaubi qu'il en avait l'air hébété, la bouche ouverte, les yeux écarquillés et fixes, presque hagard. Le comte se tut, interloqué, croyant avoir fait fausse route, mais continuant à le dévisager. Tout à coup Guidon changea de couleur, son visage se contracta, il éclata d'un rire nerveux. En même temps, au profond émoi de Kehlmark, il reculait et s'efforçait de retirer sa main de la sienne; on aurait dit qu'il se rebiffait, qu'il lui tardait de rejoindre ses petits camarades très amusés par cette scène. Le comte, découragé, le lâcha. Le petit sauvage prit son élan vers les autres vachers, mais il s'arrêta court, cessa de rire, porta les deux mains devant ses yeux, et se laissa choir dans l'herbe où il se vautrait, le corps secoué par des sanglots, mordillant la bruyère, et entrechoquant ses pieds nus. Le comte, de plus en plus ahuri, courut le relever: -- Pour l'amour du ciel, petit, calme-toi! Tu ne m'as donc point compris! C'est à tort que tu t'alarmes. Je ne me pardonnerai jamais de t'avoir fait de la peine. Au contraire, je voulais ton bien. Je me flattais de mériter ta confiance, de devenir ton grand ami. Et voilà que tu te mets dans cet état pénible! Mettons que je n'ai rien dit! Sois tranquille... Je ne veux point t'enlever malgré toi! Adieu... Et le comte allait sauter en selle. Mais le jeune Govaertz se redressa à moitié, se traîna à genoux, lui prit les mains, les embrassa, les mouilla de larmes et éclata enfin, se soulagea en un flux de paroles jaculatoires comme si, longtemps suffoqué, il parvenait à se débonder: -- Oh, monsieur le comte, pardon, je suis fou, je ne sais ce qui m'arrive, ce qui se passe en moi; j'ai l'air d'être triste, mais je suis trop heureux; je me sentais mourir de joie en vous écoutant! Si je pleure, c'est que vous êtes trop bon... Et d'abord je n'ai pas voulu croire... Vous ne vous moquez point, n'est-ce pas? C'est bien vrai que vous me prenez chez vous? Le Dykgrave, aussi attiré qu'il fût par cet impressionnable petit paysan, n'avait pas cru rencontrer pareille nature amative. Il l'habitua doucement à l'idée du bonheur qui allait être le sien, et finit par le laisser ravi, la face illuminée de joie, après lui avoir donné rendez-vous le lendemain même à l'Escal-Vigor. II Après cet accord, Guidon vint chaque jour au château. Kehlmark s'enfermait de longues heures avec lui dans son atelier. Le jeune paysan mit à s'instruire et à s'initier un zèle et une ardeur de néophyte, dignes aussi de ceux d'un _creato_ ou apprenti des maîtres de la Renaissance italienne. Pas de délassement comparable pour tous deux à cette initiation. Guidon était à la fois le modèle, le rapin et le disciple de Kehlmark. Quand ils étaient fatigués d'écrire, de lire ou de dessiner, Guidon prenait son bugle, ou bien, de sa voix grave comme l'airain, il chantait des airs héroïques et primordiaux que lui avaient appris les pêcheurs de Klaarvatsch. Kehlmark ne parvenait plus à se passer de son élève et le faisait appeler s'il tardait à venir. On ne les voyait jamais l'un sans l'autre. Ils étaient devenus inséparables. Guidon dînait généralement à l'Escal-Vigor, de sorte qu'il ne rentrait guère aux Pèlerins que pour se coucher. À mesure que Guidon se perfectionnait, s'épanouissait en dons exceptionnels, l'affection intense de Kehlmark pour son élève devenait exclusive, même ombrageuse et presque égoïste. Henry s'était réservé le privilège d'être seul à former ce caractère, à jouir de cette admirable nature qui serait sa plus belle oeuvre, à respirer cette âme délicieuse. Il la cultivait jalousement, comme ces horticulteurs effrénés qui eussent tué l'indiscret ou le concurrent assez téméraire pour s'introduire dans leur jardin. Ce fut entre eux une intimité suave. Ils se suffisaient l'un à l'autre. Guidon, émerveillé, ne rêvait aucun paradis autre que l'Escal-Vigor. La gloire, le souci d'être applaudi, n'intervenait en rien dans leur activité d'artistes absolus. Puis Kehlmark avait vu d'assez près la vie sociale et de surface des soi-disant artistes. Il savait la vanité des réputations, la prostitution de la gloire, l'iniquité du succès, les immondices de la critique, les compétitions entre rivaux plus féroces et plus abominables que celles des sordides boutiquiers. Blandine, un peu défiante, avait accueilli cordialement ce commensal du château. Heureuse de la félicité que le jeune Govaertz procurait à Henry, elle lui faisait bon visage sans parvenir toutefois à lui témoigner beaucoup d'expansion. Au fond, sans éprouver une antipathie manifeste pour ce petit paysan, elle dut être parfois meurtrie en ses fibres, en ses atomes crochus, et, malgré son bon coeur, sa saine raison, sa grandeur d'âme, elle eut sans doute de fréquents mouvements de dépit contre ce commerce intellectuel si intime, cette étroite camaraderie, cette entente parfaite des deux hommes. Elle alla même jusqu'à jalouser le talent et le tempérament du jeune artiste, ces dons spirituels qui le rapprochaient plus de l'âme de Kehlmark que tout son amour à elle, simple femme, gardienne de son bonheur. La bonne créature ne montrait rien de ces moments, si humains, de faiblesse, que sa raison reprochait à son instinct. Quant à Claudie, au début et même longtemps, elle ne fut aucunement offusquée de cette grande faveur témoignée par le Dykgrave au jeune Guidon. Elle y vit une façon pour le comte de faire indirectement la cour à la soeur, en mettant le frère dans ses intérêts. Sans doute Kehlmark ferait du petit pâtre le confident de son amour pour la jeune fermière. «Il est trop timide pour se déclarer directement à moi, se disait-elle; il s'en ouvrira d'abord au petit, et il tâchera d'être édifié par lui sur la nature de mes sentiments. Il a pris un assez piètre intermédiaire. Mais il n'avait pas le choix. En attendant, cette sollicitude que le comte témoigne à ce méchant polisson va plutôt à moi!» Et, très infatuée, la rude fille se réjouissait de ce commerce assidu entre le Dykgrave et le vaurien si longtemps répudié, presque renié par les siens. Elle en arrivait même à se départir de sa brusquerie et de sa hargne à l'égard de son puîné. À présent elle le choyait, l'entourait d'égards, s'occupait de ses vêtements, entretenait son linge, tous soins auxquels il n'avait pas été habitué. Pour expliquer ce revirement, la mâtine avait mis Govaertz dans la confidence de son grand projet matrimonial. Le bourgmestre, non moins ambitieux, applaudit à ces hautes visées et ne douta pas un instant de la réussite. À l'exemple de son enfant préférée, il cessa de rudoyer et il ménagea son garçon. Lorsque après quelques mois de soi-disant épreuve, le Dykgrave déclara au bourgmestre qu'il se chargeait définitivement du prétendu propre à rien, Claudie détermina Michel Govaertz à accepter cette proposition. Le bourgmestre, très vaniteux, avait un peu hésité parce que, d'après ce qu'il comprenait, la situation de Guidon, au château, serait celle d'un subalterne, d'un valet un peu au-dessus de Landrillon, mais d'un valet tout de même. Alors que, longtemps, sous son propre toit, il avait ravalé son garçon en le reléguant au plus bas de son équipe de manouvriers et qu'il lui avait confié les soins les plus vils de la ferme, sa vanité paternelle eût souffert de le voir dépendre d'une autre autorité que la sienne. Pour justifier son intervention, Kehlmark leur avait soumis des dessins déjà très poussés du jeune apprenti, mais pas plus que la fille, le père n'était capable d'apprécier les promesses contenues dans ces premiers essais. -- Acceptons les offres du Dykgrave, insistait Claudie, rencontrant les objections paternelles. D'abord c'est un excellent débarras pour nous. Puis, soyez bien convaincu, que le comte ne s'empêtre de ce vaurien et ne l'attire que pour nous être agréable, pour me témoigner sa sollicitude. Nous le désobligerions, croyez-moi, en le contrariant dans ses bonnes intentions à l'égard du petit. C'est une façon de m'ouvrir les portes de l'Escal-Vigor. Entre nous, il ne fait sans doute aucun cas de ce barbouilleur ou du moins s'exagère-t-il ses faibles mérites... Les premiers temps, quand, le soir, Guidon revenait du château, elle l'interrogeait sur l'emploi de sa journée, sur ce qui se passait à l'Escal-Vigor, sur les paroles et les allures du Dykgrave. «Le comte s'est-il informé de moi? Que t'a-t-il raconté? Il nous porte bien de l'intérêt, dis? Voyons, parle, ne me cache rien. Pour sûr, il a dû t'avouer certain faible pour ta soeur?» Guidon répondait évasivement, mais de manière à ne pas se compromettre. En effet, le comte s'était informé d'elle comme de son père et même des gens, voire des bêtes de la ferme. Mais sans insister. À la vérité, Claudie défrayait fort peu les causeries du maître et du disciple, tout entiers à leurs études et à leurs travaux. Guidon devint de plus en plus discret. Depuis leur première conjonction, il avait voué à son protecteur une fidélité aussi totale et aussi intense que celle de Blandine. À son affection fanatique se joignait ce quelque chose d'aigu et de lumineux que l'intelligence et la culture cérébrale ajoutent au sentiment. Guidon, ce soi-disant fou, ce simple, ce mauvais rustre, représentait une valeur morale dans un corps, un moule admirable qui fortifiait et embellissait chaque jour. Avec le tact, la seconde vue, cet instinct des natures aimantes, il se douta de l'assotement de sa soeur pour le Dykgrave, mais il pressentait aussi que jamais le comte ne la paierait de retour. Guidon ne connaissait que trop sa soeur Claudie et il savait mieux que pas un les abîmes de vulgarité et les incompatibilités totales existant entre elle et Kehlmark. L'élève en était même arrivé à se savoir préféré par son maître à «madame l'intendante», à cette noble Blandine. Toujours est-il que le comte semblait se préoccuper beaucoup plus de lui que de son amante. Guidon s'enorgueillissait intérieurement de cette prédilection dont il était l'objet, et, par ses prévenances pour la jeune femme, on aurait dit qu'il voulait se faire pardonner la part prépondérante qu'il prenait dans la vie de son maître. Guidon devinait, sentait juste: Henry ne se révélait, ne se livrait à fond qu'à son disciple. Avec les autres il se tenait sur la réserve et ses paroles bienveillantes ne contractaient point la caresse, l'onction et le velouté de ses épanchements auprès de son protégé. Jamais Blandine ne l'avait vu si enjoué, si radieux que depuis qu'il s'était chargé de l'éducation et du sort de ce jeune va-nu- pieds. Quelque déférent et empressé que celui-ci se montrât à l'égard de la dame, il ne parvenait pas à dissimuler sa joie d'être devenu le principal et constant souci du maître de l'Escal- Vigor. Il n'y mettait point malice, non, il exultait naïvement, s'attendrissait même sur la femme un peu délaissée, et, dans son égoïsme d'enfant gâté, de néophyte, d'élu, il ne s'apercevait pas du mutisme et de la réserve de Blandine, lorsque le comte le retenait à dîner, ou des regards singuliers qu'elle leur lançait à l'un et à l'autre quand ils conversaient en s'échauffant et en s'exaltant, accouplés dans un même lyrisme, sans prendre garde à la présence de ce témoin. Les villageois de Zoudbertinge ne virent pas de mauvais oeil la faveur particulière accordée par le Dykgrave au fils de Govaertz. Aussi peu que le bourgmestre et sa fille ils croyaient au talent et à la vocation du petit. «C'est une bonne oeuvre et une charité, se disaient-ils. Le père n'aurait rien su faire de bon de ce petit musard, farouche et intraitable, ayant méprisé le travail autant que les distractions des apprentis de son âge.» Les patauds s'émerveillaient même que le comte fût parvenu à retirer un semblant de service de ce gars qui n'avait jamais su apprendre jusque-là qu'à jouer assez proprement du bugle. D'ailleurs plus le maître et le disciple se chérissaient, plus Kehlmark se montrait accueillant, généreux, même prodigue, faisant largesse aux confréries d'agrément, multipliant les occasions de cocagnes et de tournois gymnastiques. Il institua des régates à la voile autour de l'île, où, monté avec Guidon dans un yacht pavoisé à ses couleurs, il faillit l'emporter sur les meilleurs matelots du pays. Il renouvela de ses deniers les instruments de la ghilde Sainte-Cécile; assista assidûment aux répétitions, aux sorties et aux repas de corps de cette confrérie de jeunes gars; et il lui arriva même plus d'une fois, les belles nuits d'été où le crépuscule et l'aube semblent se confondre, après une veillée prolongée à grands renforts d'intermèdes athlétiques et de pantalonnades d'entraîner toute la bande dans un exode à travers l'île et de ne rendre les turlupins à leurs foyers conjugaux ou paternels que le lendemain soir, après une pittoresque caravane illustrée de saltations, de beuveries, de ventrées et de prouesses galantes sous les chaumes et dans les foins. Kehlmark dépensait sans compter. On aurait dit qu'il voulait s'acheter par des libéralités souvent excessives et des bonnes oeuvres inconsidérées son droit à un mystérieux et exigeant bonheur; qu'il voulût en quelque sorte payer la rançon d'une jalouse et fragile félicité. Ces folles largesses contribuaient sans doute au souci de Blandine; toutefois elle ne risquait aucune remontrance, et avisait au moyen de faire face à ces dépenses intempestives. Naturellement, il entrait dans la popularité du Dykgrave une grande part de courtisanerie, de lucre et de cupidité; mais, si la plupart des rustres l'aimaient grossièrement, du moins l'aimaient- ils à leur façon. Les pauvres diables de Klaarvatsch, notamment se seraient fait hacher pour leur jeune seigneur. En fait d'ennemi déclaré, le comte ne se connaissait que le dominé Balthus Bomberg et quelques pudibondes bigotes. Chaque dimanche, le ministre tonnait contre l'impiété et le dévergondage du Dykgrave et menaçait de l'enfer les ouailles qui s'attachaient à ce libertin, à ce loup ravisseur; il se lamentait surtout sur les visiteurs téméraires qui hantaient l'Escal-Vigor, ce château diabolique peuplé de scandaleuses nudités... Quoique brouillé à mort avec le bourgmestre, dans son zèle fanatique, ce petit homme bilieux, rageur, étroitement sectaire, se décida à se rendre aux Pèlerins pour signaler au père le risque qu'il courait en confiant l'éducation du jeune Guidon à ce mauvais riche scandalisant la communauté par son concubinage et son impiété. Comme tous les calvinistes invétérés, Balthus se doublait d'un iconoclaste. S'il n'avait redouté la furie des paysans, assez attachés à cette vieille relique qui leur rappelait l'intransigeance de leurs ancêtres, il eût même fait gratter la fresque du _Martyre de saint Olfgar._ Kehlmark lui était doublement odieux, et comme païen, et comme artiste. Pour intimider le bourgmestre, Balthus le somma d'arracher son fils au corrupteur, sous peine de faire déshériter aussi Claudie et Guidon par leurs deux vénérables tantes. Michel et Claudie, de plus en plus entichés de leur Dykgrave, renvoyèrent le fâcheux à son église avec force sarcasmes et moqueries. Guidon, qu'il aborda un jour aux environs du parc de l'Escal-Vigor, ne voulut même pas l'entendre et lui tourna le dos en haussant les épaules, en esquissant même un geste plus libre encore. Cependant les affaires de Claudie ne semblaient point avancer sensiblement. «Voyons, tu ne me racontes rien, dormeur, disait- elle à celui qu'elle s'imaginait être le trait d'union entre elle et Kehlmark. Le comte, ne t'a-t-il point chargé d'une commission, d'un mot spécial pour moi?» Guidon inventait quelque bourde, mais souvent, pris au dépourvu, il se coupait ou demeurait le bec clos. La maritorne s'emportait alors contre la stupidité de leur intermédiaire et il lui démangeait même de le houspiller et de le brutaliser comme autrefois. Par tactique, le Dykgrave continuait à visiter assidûment les Pèlerins et à faire l'aimable auprès de la jeune fermière. Elle l'eût souhaité plus entreprenant. Il mettait bien du temps à se décider et à faire sa demande. C'est à peine s'il se fût risqué à la lutiner du bout des doigts et jamais il ne lui avait pris un baiser. Dès qu'elle entendait le trot du cheval et les jappements de son escorte de setters, Claudie accourait sur le seuil de la ferme, prenant presque plaisir à afficher son amour, tant elle était certaine du succès. Aussi commençait-on à parler beaucoup, aux veillées, des assiduités du Dykgrave. Quoiqu'il fût acquis presque exclusivement au petit Guidon, le Dykgrave s'ingéniait à se faire bien voir de chacun. Il poussait même la magnanimité jusqu'à la coquetterie. En réponse aux diatribes et aux anathèmes du virulent pasteur, il répandait les aumônes, se ruinait en dons de vêtements et de vivres pour les pauvres soutenus directement par la cure. Le dominé distribuait l'argent et les autres aumônes, mais ne désarmait point pour cela. Plus d'une fois les amis d'Henry, les pêcheurs de crevettes et les coureurs de grèves de Klaarvatsch s'offrirent à mettre le dominé à la raison; cinq d'entre eux notamment employés en permanence au château, sorte de gardes du corps de Kehlmark. Petits fils de naufrageurs, diguiers intermittents, pillards d'épaves, le peintre les faisait souvent poser, s'amusait de leurs luttes et de leur escrime au couteau moucheté, ou bien il les confessait et, avec Guidon, il savourait leur rude langage, le truculent récit de leurs exploits. Ces gars irréguliers, rôdeurs incorrigibles qui n'avaient su s'acclimater nulle part et s'étaient fait renvoyer de partout, ces magnifiques pousses humaines, les premiers maîtres du petit Guidon, ne juraient plus que par Henry et l'Escal-Vigor. «Dites un mot, proposait tantôt l'un, tantôt l'autre à Kehlmark, voulez-vous que nous saccagions le presbytère; que nous pendions haut et court ce marmotteur de psaumes; ou mieux, faut-il que nous lui enlevions la peau comme ceux de Smaragdis le firent autrefois à l'apôtre Olfgar, cet autre trouble-fête?» Et ils l'eussent fait comme ils disaient, sur un geste, sur un oui de leur maître, et, avec eux, tous se fussent déchaînés sur l'importun prêcheur. Plusieurs fois, en passant devant la cure, les musiciens de la ghilde Sainte-Cécile poussèrent des huées. Un soir de libations, on alla même jusqu'à casser les vitres. À la Saint-Sylvestre, on déposa contre la porte du dominé un affreux mannequin de paille à tête de pain bis, représentant sa digne compagne et son âme damnée, et, comme, à la suite de cette injure, il s'était répandu en de nouveaux anathèmes contre le Dykgrave et Blandine, les polissons de Klaarvatsch barbouillèrent d'excréments la façade nouvellement repeinte du presbytère. Jaune de dépit et de rancune, le pasteur semblait se trouver seul contre toute la paroisse et même contre toute l'île. -- Comment, se demandait Balthus Bomberg, réduire cet orgueilleux Kehlmark? Comment entamer son prestige, détacher de lui ces brutes égarées et aveuglées, les insurger contre leur idole, leur faire brûler ce qu'elles adorent! Loin de l'écouter, on désertait son église. Il finit par ne plus prêcher que devant des bancs vides. Une douzaine de vieilles cagotes, dont sa femme et les deux soeurs du bourgmestre, furent seules à le soutenir. Dans l'engouement idolâtre que le jeune Dykgrave avait suscité, entrait un peu du culte exalté du peuple de Rome pour Néron, son indulgent et prodigue pourvoyeur de pain et de spectacles. III En prodiguant les attentions à son entourage et à la communauté, Kehlmark redoublait de prévenances à l'égard de Landrillon. Il le traitait avec plus de bonhomie que jamais, affectant de prendre un regain de plaisir à ses charges de corps de garde. Mais le coquin n'était point dupe de cette ostentation de bienveillance. Sans rien en montrer, il n'avait point tardé à prendre ombrage de l'influence du petit Guidon Govaertz sur Henry de Kehlmark, et peut-être surprit-il une vague lueur -- rien ne rend plus perspicace que l'envie -- de l'étendue de l'affection que se portaient ces deux êtres. Qu'on s'imagine le sentiment de basse compétition d'un pitre qui voit le succès et la vogue l'abandonner pour aller à un comédien plus grave et d'un genre plus relevé, et on se représentera le mauvais gré sourd et recuit que le cocher devait entretenir contre ce petit paysan. Kehlmark prenait presque toujours Guidon avec lui dans ses promenades en voiture, et c'était Landrillon qui les conduisait. Lors d'une excursion qu'ils firent à Upperzyde, pour visiter les musées et revoir le Frans Hals, le jeune Govaertz partagea l'appartement du maître, tandis que Landrillon fut relégué dans les galetas sous le toit. Bien plus, le domestique était forcé de servir à table ce va-nu-pieds, ce polisson, autrefois la risée et le souffre-douleurs des manouvriers de Smaragdis et à présent, bouffi d'importance, dorloté, choyé, devenu l'inséparable de monsieur. Dire que ce grand seigneur semblait ne plus pouvoir se passer de la compagnie de ce méchant galopin qui lui gaspillait de beau papier, de coûteuse toile et de bonnes couleurs! Si le larbin n'avait rêvé de devenir l'époux de Blandine, peut- être eût-il été plus indisposé encore contre ce maudit pastoureau. Jusqu'à un certain point, le domestique n'était-il même pas fâché de l'importance exclusive que le jeune Govaertz prenait dans la vie du comte. Landrillon se promettait bien d'exploiter au moment opportun cette intimité des deux hommes pour détacher Blandine de son maître. Négligée et même délaissée par Kehlmark, la pauvre femme ne se montrerait que plus disposée à écouter un nouveau galant. Profitant d'un moment où Blandine était descendue à la cuisine pour y vaquer à quelque besogne ménagère, Landrillon se hasarda un jour à lui faire sa déclaration: -- J'ai quelques petites économies, proféra-t-il, et s'il est vrai que la vieille vous ait laissé une part de son magot, nous ferions un gentil couple, dites, qu'en pensez-vous, mamzelle Blandine?... Car si vous êtes jolie à croquer, convenez qu'il en est de plus mal tournés que moi. Pas mal de gaillardes de votre sexe se sont d'ailleurs ingéniées à me le persuader! ajouta le séducteur en se tortillant la moustache. Très ennuyée par cette déclaration, Blandine déclina froidement et avec dignité l'honneur qu'il voulait lui faire en se dispensant même de lui donner le moindre motif de ce refus. -- Ouais, mamzelle! Ce n'est point là votre dernier mot. Vous réfléchirez. Sans me vanter, des épouseurs de mon poil, des galants pour le bon motif ne se rencontrent pas tous les jours. -- N'insistez pas, monsieur Landrillon. je n'ai qu'une parole. -- C'est donc que vous avez des vues sur un autre? -- Non, je ne me marierai jamais. -- Tout au moins en aimez-vous un autre? -- C'est là mon secret et affaire entre ma conscience et moi-même. Un peu allumé, car il avait bu quelques verres de genièvre pour s'enhardir, il s'avisa de la prendre par la taille, de l'étreindre, et il voulut même lui dérober un baiser. Mais elle le repoussa et, comme il recommençait, elle le souffleta, menaçant de se plaindre au comte. Pour l'instant, il se le tint pour dit. Cette scène se passait dans les premiers jours de leur installation à l'Escal-Vigor. Mais Landrillon ne se donna point pour battu. Il revint à la charge, profitant des moments où il se trouvait seul avec elle pour l'obséder de gravelures et de privautés. Chaque fois qu'il avait bu, elle courait un sérieux danger. Tandis que le comte s'était retiré dans son atelier avec Guidon ou qu'ils étaient allés se promener, Landrillon en profitait pour harceler la jeune femme. Il la poursuivait d'une pièce dans l'autre et, pour échapper à ses entreprises, elle devait s'enfermer dans sa chambre. Encore menaçait-il d'enfoncer la porte. Comme à la ville, du temps de la douairière, Henry n'avait pour le servir à demeure que Blandine et Landrillon. Les cinq gars de Klaarvatsch attachés à sa personne ne logeaient pas au château. De sorte que bien souvent la pauvre économe se trouvait abandonnée presque à la merci de ce drôle. La vie devint insupportable à la jeune femme. Si elle s'abstint de se plaindre à Kehlmark, ce fut parce qu'elle croyait encore ce plaisantin trivial, ce loustic de bas étage, indispensable à l'amusement d'Henry. Tel était son dévouement au Dykgrave que la noble enfant se fût fait scrupule de le priver du moindre objet capable de le distraire de sa mélancolie et de son abattement. Ainsi voyait-elle avec stoïcisme et renoncement l'influence que le petit Govaertz prenait sur l'esprit de son maître et s'efforçait- elle même de sourire et de plaire au favori de son amant. Elle supporta donc les importunités et les taquineries du satyre en se bornant à se dérober de son mieux à ses violences. La résistance, le mépris de Blandine ne faisaient qu'exaspérer le désir du ruffian. Il fut même un jour sur le point de lui imposer son odieuse passion, lorsqu'elle s'arma d'un couteau de cuisine oublié sur la table et menaça de le lui plonger dans le ventre. Puis, comme il reculait, éplorée, elle courut vers l'escalier, décidée à monter à la chambre du comte et à lui dénoncer l'indigne conduite du drôle. -- À ton aise! ricana Landrillon blême de rage et de concupiscence, résolu, lui aussi, à recourir aux extrémités. Mais à ta place je n'en ferais rien. Je ne crois pas que tu sois la bienvenue, là-haut. Il t'en voudra au contraire de l'avoir dérangé. Car si tu en tiens toujours pour lui, il se moque bien de toi, ton ancien amoureux! -- Que voulez-vous dire? protesta la jeune femme en s'arrêtant sur la première marche. -- Inutile de faire la sainte nitouche... On sait ce qu'on sait, pardine!... Tu as été sa maîtresse, ne t'en défends point. -- Landrillon! -- Eh, c'est la fable de Zoudbertinge et même de tout Smaragdis. Le révérend Balthus Bomberg ne cesse de tonner contre la catin du Dykgrave. Renonçant à gravir l'escalier, elle revint sur ses pas, se laissa choir sur une chaise, défaillante, presque morte de douleur et d'opprobre. Un prélude de piano troubla le silence qu'ils gardaient tous deux. Guidon entonnait, là-haut, de sa voix agreste, fraîchement muée, et encore un peu fruste, mais au timbre singulièrement magnétique, une ballade de naufrageur que Kehlmark accompagnait au piano. Le corps secoué par des sanglots, Blandine marquait douloureusement le rythme de cette chanson. On eût dit que la voix du jeune gars achevait de la navrer. En écoutant le petit paysan, un sourire équivoque parut sur les lèvres du valet et il couva d'un regard non moins ironique la malheureuse Blandine: -- Voyons, dit-il d'un ton patelin, en lui touchant l'épaule, ne nous fâchons point, la belle. Écoutez-moi plutôt. On vous veut du bien, que diable! Vous auriez bien tort d'aimer encore cet oublieux et dédaigneux aristo. Quelle duperie! Ne voyez-vous pas qu'il a cessé de vous chérir... Et comme elle relevait la tête, il lui fit signe, un doigt sur la bouche, d'écouter la chanson étrangement passionnée que le disciple chantait à son maître et, après un nouveau silence, durant lequel tous deux prêtaient l'oreille: -- Tenez, poursuivit-il à mi-voix, il s'occupe bien plus de ce petit rustre que de vous et moi, notre maître. Aussi, à votre place, je le planterais là et le laisserais s'adonner aux flatteries de ce polisson et de ces autres brutes de paysans... Ici, Blandine, vous vous consumerez de chagrin, vous sécherez de dépit. Votre beauté se fanera sans aucun profit pour la moindre créature du bon Dieu!... Si vous m'en croyez, ma chère, nous retournerons tous deux à la ville. J'en ai assez de la villégiature à Smaragdis. C'est à n'y pas croire, mais depuis que ce jeune sournois est entré au château, il n'y en a plus que pour lui! Vous et moi, nous passons à l'arrière-plan. Quel assotement subit! Deux doigts de la même main ne sont pas plus inséparables! -- Eh bien, qu'avez-vous à reprendre à cet attachement? fit Blandine en cherchant encore une fois à dominer ses préventions. Ce Guidon Govaertz est un gentil garçon, méconnu des siens, bien supérieur, tout nous l'a prouvé, par l'intelligence et les sentiments, à la masse de ces grossiers insulaires... Le comte a bien raison de faire un tel cas de ce pauvre enfant qui se rend d'ailleurs de plus en plus digne de ces bontés... -- Oui, d'accord; mais monsieur exagère son patronage. Il n'observe pas assez les distances; il témoigne vraiment trop de tendresse à ce morveux. Un comte de Kehlmark ne s'affiche point, que diable! avec un ancien gardeur de vaches et de porcs... -- Encore une fois, que voulez-vous dire? Pour toute réponse, Landrillon plongea ses mains dans ses poches et se mit à siffloter, en regardant en l'air, comme une parodie de la chanson du petit pâtre. Puis il sortit, estimant qu'il en avait dit assez pour le quart d'heure. Blandine, demeurée seule, se reprit à pleurer. Sans penser à mal, quoi qu'elle fît pour s'en remontrer à elle-même, elle s'affligeait du commerce assidu du comte et de son protégé. Elle avait beau se raisonner et vouloir se réjouir de la métamorphose de Kehlmark, de son activité, de sa joie de vivre, elle regrettait que cette guérison morale ne fût pas son oeuvre à elle, mais un miracle opéré par ce petit intrus. -- Eh bien, dit, quelques jours après, Landrillon à la jeune femme, il est prop' not' monsieur, mamzelle Blandine!... Ah c'est qu'ils s'entendent de mieux en mieux, nos artisses!... Hier, ils se becquetaient à bouche que veux-tu! -- Tu racontes des bêtises, Landrillon, fit-elle en riant avec effort. Encore une fois, le comte est attaché à ce petit rustre parce que celui-ci fait honneur à ses leçons... Où est le mal? Je te l'ai déjà dit, il affectionne ce jeune Govaertz comme un frère cadet, comme un élève intelligent dont il a ouvert et cultivé la raison... -- Turlutaine! fredonna Landrillon avec une vilaine grimace grosse de sous-entendus. Vicieux jusqu'aux moelles, ayant passé par les pires promiscuités des chambrées, il y avait en lui du mouchard de moeurs, du prostitué et du maître-chanteur. Incapable d'apprécier ce qu'il y a de noble et de profond dans les affections ordinaires, encore moins lui eût-il été possible de saisir et d'admettre l'absolue élévation d'un grand amour d'homme à homme. Comme Blandine se taisait, ne comprenant rien à ces insinuations: «On a son idée, mamzelle, poursuivit le drôle. M'est avis à moi qu'il n'accorde plus beaucoup d'attention aux jupons, not' maître, en supposant qu'il s'en soit jamais préoccupé... Vous devez en savoir quelque chose, dites?... Aurait-il déjà dételé? Lui, un homme jeune, pourtant. -- Landrillon! protesta Blandine, abstenez-vous je vous prie de ce genre de réflexions... Vous n'avez pas à juger monsieur le comte. Ce qu'il fait est bien fait, entendez-vous? -- Faites excuse, mademoiselle, on se taira, on se taira... N'empêche qu'il est bien mystérieux, notre seigneur! Il mène une drôle de vie!... Toujours avec ses paysans, et surtout avec ce petit enjôleur... Nous ne comptons pas plus à ses yeux que son cheval et ses chiens... Vrai, j'admire votre indulgence pour ses fredaines!... Vous savez mieux que moi qu'il vous a complètement lâchée! Si c'est le changement qu'il lui faut -- dam! j'aime aussi goûter de différents fruits! -- il n'aurait qu'à regarder autour de lui et à vouloir. Les plus belles filles de Smaragdis, de Zoudbertinge à Klaarvatsch, seraient à sa disposition. J'en connais une (et il dit ces paroles non sans dépit, car il avait déjà tâté le terrain pour son compte, de ce côté) qui brûle jusqu'au sang et aux moelles de le voir -- comment dirai-je? -- en son particulier... Tenez, c'est précisément la grande Claudie, la soeur même de ce damoiseau... Quoiqu'il se rende plusieurs fois par semaine aux Pèlerins, on ne m'ôtera jamais de l'idée que le galant en pince plus sérieusement pour les culottes du petit drôle que pour les cottes de sa soeur! -- Encore une fois, taisez-vous! fit Blandine le coeur crispé à l'idée de l'amour que la virago éprouvait pour Kehlmark et qui se savait détestée par la pataude au point que celle-ci ne la saluait pas quand elles se rencontraient par les routes. Quant à l'affection de Kehlmark pour Guidon Govaertz, si elle en souffrait malgré sa volonté, elle persistait à n'y rien suspecter d'anormal et d'incompatible. -- Qui vivra verra, mamzelle Blandine. L'occasion se présentera bientôt de vous édifier sur la couleur de la liaison de ces deux peintres! ricana Thibaut, enchanté de sa plaisanterie. -- Assez! Plus un mot! s'écria Blandine... Je ne sais ce qui me retient de faire part sur-le-champ à monsieur le comte de vos abominables imputations... ou plutôt, je le sais trop, je mourrais de honte avant d'oser répéter devant lui ce que vous venez de me dire! IV Un soir, assis sur un banc de la Digue dominant le pays, Henry de Kehlmark et Guidon Govaertz, les mains enlacées, prolongeaient une de leurs ineffables causeries interrompues par des silences aussi éloquents et fervents que leurs paroles... C'était pendant une de ces arrière-saisons favorables à l'évocation des légendes, dans un cadre de bruyère fleurie et de cieux aux chevauchantes nuées. Au loin, vers Klaarvatsch, par- dessus les futaies du parc, nos amis embrassaient un immense tapis lie de vin, sur lequel le soleil couchant mettait un lustre de plus. Des monceaux d'essarts crépitaient çà et là; un parfum de brûlis flottait dans l'air humide. Il faisait extrêmement doux, et le soir exhalait comme de la langueur; la brise rappelait la respiration d'un travailleur qui halète ou d'un amant que le désir oppresse. À la vue d'un nuage rougeâtre et de forme fantastique, les amis s'étaient rappelé le «Berger de Feu» célèbre dans toutes les plaines du Nord. Kehlmark garda quelque temps le silence; il paraissait ruminer quelque pensée grave associée à ces croyances terrifiantes. Depuis qu'il le connaissait, le jeune Govaertz ne lui avait pas encore vu cet air douloureux, contracté. -- Vous souffrez, maître? dit-il. -- Non, cher..., un rien de mauvais souvenir... cela passera. Peut-être cette vesprée extrêmement capiteuse... Ne trouves-tu pas?... Connais-tu l'histoire véritable du Berger de Feu dont tu parlais tout à l'heure... J'ai tout lieu de croire qu'on la raconte mal... Je devine et me suggère une version plus exacte... J'ai confessé les paysages hantés, par des soirs analogues à celui-ci, de préférence ces coins de bruyère, où la tristesse régnait encore plus navrante qu'ailleurs, où la plaine et l'horizon quintessenciaient leur mélancolie lourde et leur ombrageux sommeil. Certains détails du paysage contractent, tu l'auras remarqué en gardant tes moutons, une signification poignante, presque fatidique. La nature paraît souffrir de remords. Les nuées arrêtent et accumulent leurs funèbres cortèges au-dessus d'une mare prédestinée à une noyade, à un théâtre de crime et de suicide... Cher petit, que de bonnes résolutions ont chaviré par des temps pareils... Mieux vaut alors conjurer son propre danger en songeant aux catastrophes d'autrui... J'ai fini par compatir au sort du damné frère de Caïn. C'est lui que je plains et non plus ses victimes... Je le trouve superbe et attirant quoique sinistre... Mais je te raconte des bêtises, et te narre des histoires à faire peur, comme les bonnes femmes à la veillée... -- Non, non; continuez; vous contez si bien et vous mettez tant de choses dans des paroles ordinaires; souvent votre langage me tire des larmes et du sang. -- Soit. L'heure est propice... Et puisque nous sommes si bien ici, il me tarde de te dire à quel point je participe à la détresse du pâtre ardent. Depuis longtemps il hante jusqu'à l'obsession la bruyère violette et nocturne de mon âme... Je me surprends à rôder en esprit à ses côtés, parmi ses ouailles sulfureuses, sous les gestes de sa houlette rougie par la géhenne, mordu aux talons par son chien noir et rouge comme un tison à moitié consumé, un tison de la fournaise éternelle; le chien qui partage le sort de son maître et dont la moitié du corps recommence à flamber quand l'autre a repris une apparence de vie... Voici ce que m'ont confié ces fantômes: Il y a bien, bien longtemps, Gérard était le berger d'un couple de paysans vieux et avares, isolés dans un pays perdu de Brabant, fait de garigues et de steppes comme là-bas à Klaarvatsch. On ne savait d'où il était venu. Quand on le découvrit pour la première fois, il pouvait avoir quinze ans; il courait à peine vêtu; ses allures étaient celles d'un jeune fauve et il fallut lui apprendre à parler comme à un enfant. À tout hasard, les vieux avares le firent baptiser et, l'ayant pris à leur service, le dressèrent à paître leurs ouailles. Il ne leur coûtait que sa pitance, pis que frugale, et en le recueillant, ils eurent l'air de faire une bonne action. Sans doute la mère nature chérissait ce libre garçon, car, engendré on ne sait par quelles créatures sylvestres, répudié par les hommes, il semblait ne point vieillir et devenait de plus en plus robuste et beau. C'était un grand garçon si chevelu que des boucles fauves lui retombaient constamment sur le front et sur ses yeux divins où semblaient se condenser l'infini et l'éternité. On eut beau le catéchiser, il n'attacha jamais grande importance à nos momeries et à nos rites étroits. La simple nature demeura son modèle et sa conseillère. En d'autres termes, il n'écouta que ses instincts. Cependant, sur le tard, bien âgés déjà, ses maîtres eurent un enfant, un tout chétif garçonnet auquel ils donnèrent le nom d'Étienne. Comme les parents étaient trop vieux pour le choyer, ce fut Gérard qui l'éleva en commençant par lui choisir pour nourrices deux de ses brebis favorites. Tiennet poussa, devint un enfant potelé, rose, joli comme un chérubin. Gérard continuait à lui réserver le meilleur lait de ses ouailles, les fruits aromatiques, les oeufs des ramiers et des faisans. Il l'adorait comme aucun être humain n'en adora un autre, son pauvre coeur de sauvage n'ayant jamais pu dépenser les trésors d'affection qu'il accumulait. Tiennet gazouillait comme un oiseau; il était aussi blond que l'autre était brun; et le petiot commandait au grand garçon farouche. Les vieux égoïstes et maniaques les laissèrent vaguer et vivre ensemble. Lorsqu'ils se baignaient dans le Démer, Gérard admirait ce jeune corps svelte et gracieux; et il ne connaissait point plaisir comparable à celui d'enlacer ce corps souple et tiède, de l'emporter dans ses bras, très longtemps et très loin, jusqu'au fond des bois où ils finissaient par rouler parmi les fougères et les mousses. Gérard chatouillait Tiennet en promenant ses lèvres sur sa peau rose. Et l'enfant riait, essayait de se dérober, ruait de ses petons et allongeait des tapes sur les flancs robustes du grand qui acceptait des coups pour des caresses... Cette idylle dura jusqu'au jour où les parents de Tiennet reçurent la visite de deux cousins accompagnés de Wanna, une fillette blonde, de l'âge de Tiennet, guillerette et piquante comme une aube de claire gelée, appétissante comme une fraise des bois. Les vieux, de part et d'autre, convinrent de marier les enfants qui s'étaient plu d'emblée. Dès l'arrivée de la petite Wanna, le grand Gérard était devenu tout triste à cause de l'attention que son petit Tiennet témoignait à sa gentille cousine. Tiennet, enfant gâté, n'aimait Gérard que comme il eût aimé un chien fidèle et docile, complaisant partenaire de ses jeux, prêt à passer par tous ses caprices. Gérard regardait Wanna avec des yeux sombres, des yeux homicides, mais la blondine se moquait du sauvage et pour le contrarier, espiègle et fine, elle enlevait le plus souvent Tiennet, ou courait se cacher pour qu'il la rejoignît loin du jaloux. Gérard, à bout de patience, adjura son ami de ne pas se marier. Tiennet lui rit au nez. Es-tu fou, mon grand chéri? C'est la loi de la nature. Vois les bêtes de notre ferme, vois les fauves des bois!... -- Oh pitié! je ne sais ce que j'éprouve, mais je te veux pour moi seul, sans partage... Pourquoi imiter les bêtes, et faire comme les autres? Ne nous suffisons-nous point? Penses-tu être jamais aimé comme par ton Gérard? Suspendons, en ce qui nous concerne, la création prolifique. Ne naît-il point assez de créatures? Vivons pour nous deux, pour nous seuls. Tiennet, pitié; c'est toi que je veux, tout à moi, toi seul. J'ignore ce que tu es, si tu es un homme comme les autres; tu m'es incomparable... Oh! qu'avait-elle besoin de venir entre nous? Non, je m'explique mal... Tes yeux étonnés me tuent... Écoute, j'ai mal par tout le corps quand je te sais avec elle. Une chaleur mauvaise me circule dans le sang. Vos mains unies fouillent tout doucement sous ma poitrine pour me lacérer le coeur de leurs ongles. Oh, mon Tiennet, j'expire en songeant qu'elle t'embrassera sur les lèvres, qu'elle t'enlèvera loin d'ici et qu'il me faudra te céder pour toujours à cette voleuse de ma vie... Tiennet souriait, un peu marri toutefois, s'efforçant de le rendre raisonnable: «Grand fou, mes sentiments pour toi ne changeront pas. Vois, ne suis-je pas toujours le même? Nous nous rapprocherons comme par le passé. Tu me suivras avec elle...» Mais la raison ne revenait pas au pauvre berger. À mesure que la date fatale approchait Gérard dépérissait, perdait l'appétit, boudait tout ce qu'il célébrait autrefois, négligeait son troupeau, et ses allures devinrent même si inquiétantes que ses maîtres l'envoyèrent chez le curé. Peut-être lui avait-on jeté un sort! les bergers sont tous un peu sorciers et exposés, eux- mêmes, aux maléfices de leurs pareils. Le candide Gérard raconta simplement sa profonde peine au prêtre. Au premier mot que le saint homme en entendit: «Va-t'en, maudit, gronda-t-il. Ta présence empeste... Je ne sais ce qui me retient de te livrer au drossard[4] de monseigneur le duc de Brabant... et de te faire brûler sur le Grand Marché comme on fait à ceux de ton espèce... tu partiras sur-le-champ. Ton crime t'a retranché de la communauté des fidèles... Nul ne peut t'absoudre que le pape de Rome! Jette- toi à ses pieds... Tu n'as encore péché qu'en pensée. C'est même pourquoi je n'appelle point sur ta chair maudite les flammes du bûcher purificateur! Gérard retourna auprès de ses maîtres, sans honte mais plus désespéré que jamais. Il se garda bien de raconter par le menu ce qui s'était passé entre le ministre de Dieu et lui, mais il se borna à déclarer qu'il allait entreprendre un long pèlerinage pour expier un péché trop capital... Cette nuit même il se mettrait en route, quand tous dormiraient, pour ne point rencontrer d'indiscrets et de curieux... Comme faveur suprême, il sollicita de Tiennet qu'il l'accompagnât jusqu'à une certaine distance de leur chaumière. Wanna voulut retenir son fiancé, mais Tiennet eut pitié de son ami, et, devant la perspective d'une séparation peut- être éternelle, il se rappela leur longue et absolue tendresse de jadis... -- Frère, quelle est la faute si grave qui t'exile? demanda à plusieurs reprises Tiennet, en cheminant, à son féal. Mais l'autre se taisait et se bornait à le regarder longuement et à hocher la tête. Ils marchèrent longtemps, le coeur étreint, sans échanger un mot; mais quand ils atteignirent le carrefour où ils devaient s'embrasser pour la dernière fois, tout à coup, Gérard tourna les talons et montra à Tiennet une lueur rouge à l'horizon, du côté d'où ils étaient partis. Alors, avec un rire sauvage: «Regarde, dit-il, c'est la maison des vieux qui flambe, et Wanna, ta Wanna brûle avec eux!... À présent, tu m'appartiens pour toujours! Et il étreignit avec frénésie le jeune homme qui se débattait: -- Gérard! Tu me fais peur! Au secours! Au loup-garou! Il m'égorge... -- À moi; c'est moi qui t'ai donné la vie. Je suis plus que ta mère, entends-tu; donc plus que devrait être n'importe quelle femme!... Tu demandais la cause secrète de mon départ... Tu vas la savoir. Leur prêtre m'a maudit. Je suis voué au feu éternel. Eh bien, je cours me plonger par anticipation dans ce feu, mais après avoir aspiré jusqu'aux sources de ta vie, après m'être repu des groseilles de tes lèvres, ce fruit succulent qui me désaltérera éternellement au sein de la fournaise infernale!... À moi, à moi!... Un orage subit se déchaîna, tandis que le misérable criait ainsi vengeance au ciel. -- Ah, jubilait-il, feu du châtiment, sois mon feu de joie! Ô Nature, brûle-moi, consume-moi! Que tu viennes, comme ils disent, de Dieu, ou que tu émanes du Diable, que m'importe! Viens, réunis- nous dans la mort!... Lève-toi, bel orage de la délivrance! Je n'ai plus rien à perdre, les torrents de feu seront ruisseau frais et limpide sur ma chair, comparés à l'amour qui me dévore et qui m'a désespéré!... Viens!... Et le maudit pressa Tiennet contre son coeur, le pressa à l'étouffer, colla ses lèvres aux siennes, ne les en détacha plus, jusqu'à ce que le feu du ciel les eût enveloppés tous deux... En ce point de cette improvisation pathétique, la voix de Kehlmark s'éteignit en un murmure comparable à un râle. -- Oh! mon doux enfant, gémit-il, en tombant aux pieds du petit pâtre, je t'aime éperdument, je t'aime autant que Gérard aimait Tiennet. -- Moi, je vous aime aussi, cher maître; et cela de toutes mes forces répondit Guidon en lui jetant les bras au cou. Je suis à vous, à vous seul et sans partage... Est-ce seulement d'à présent que vous le savez? Faites de moi tout ce que vous voudrez!... -- Je n'eus qu'à te voir, soupira Kehlmark, pour compatir à ta beauté méconnue et fièrement vierge. Mon amour naquit de cette compassion. -- Et moi, mon cher maître, balbutia le petit Govaertz, je n'eus qu'à vous voir pour vous deviner triste et redoutable, et ma dévotion s'engendra de mon anxiété!... -- Le mal prétendu que ton père disait de toi, reprenait le Dykgrave, décida de ma sympathie, et la moue dédaigneuse de ta soeur, la malveillance de son regard, t'illuminèrent désormais à mes yeux d'une permanente lumière de transfiguration!... Je n'osai me déclarer avant de t'avoir revu et je feignis de l'indifférence pour dérouter les tiens et ces camarades trop brusques que j'empêchai le même soir, rien qu'en me rapprochant de leur turbulent essaim, de te harceler, mon enfant, l'élu de ma vie!... L'éclair ne les frappa point, mais ils entendirent un cri sourd, un sanglot, un froissement dans les broussailles derrière eux. Deux silhouettes indistinctes fuyaient par les ténèbres. -- On nous écoutait! dit Kehlmark qui s'était mis debout et qui scrutait l'ombre épaisse. -- Qu'importe, je suis à vous, murmurait Guidon en l'attirant à lui et en se blottissant frileusement contre sa poitrine. Vous êtes tout pour moi, et je ne crois pas au feu du ciel! Avant toi, personne ne m'avait dit la seule bonne parole... Je n'avais su que méchancetés et rudesses... Tu es mon maître et mon amour. Fais de moi ce que tu veux... Tes lèvres!... V Quelques jours après cette alerte dans les jardins, Blandine se présenta à Kehlmark en train d'écrire, seul dans son atelier. Longtemps elle avait hésité avant de se résoudre à une démarche qu'elle croyait indispensable, mais dont elle ne se dissimulait point la gravité. Toutefois, quoiqu'elle souffrît mille morts, elle ne songeait qu'à mettre Kehlmark sur ses gardes, qu'à le prémunir contre les conséquences de sa trop exclusive entente avec ce méchant petit vagabond. Elle se refusait encore à en croire ses oreilles sur l'excès même de cette passion; elle s'obstinait à n'y voir qu'une toquade un peu inconsidérée, surtout qu'elle connaissait l'exaltation du Dykgrave, la curiosité, l'emportement, la fougue qu'il mettait dans toutes ses entreprises, dans ses moindres actions, lui l'impulsif par excellence. Lorsqu'elle entra, sa pâleur et son visage décomposé surprirent le comte de Kehlmark. Aussitôt qu'il l'eut fait asseoir et se fut informé de l'objet de sa visite, elle commença résolument, sans précautions oratoires, mais la gorge nouée: -- J'ai cru de mon devoir de vous avertir, monsieur le comte, qu'on commence à s'occuper dans la contrée de la présence continuelle du fils Govaertz, ici, à l'Escal-Vigor. Passe encore qu'il vienne au château, mais je crains, Henry, que vous n'affichiez vraiment une prédilection outrée pour ce petit rustre devant ses pareils, au dehors... -- Blandine! fit Kehlmark repoussant ses papiers, jetant sa plume et se mettant debout, confondu par l'audace de ce préambule. -- Oh pardonnez-moi, monsieur Henry, reprit-elle, je sais bien que vos actes ne les regardent pas. Mais c'est égal, les gens sont si bavards! Voir toujours ce jeune paysan accroché à vos talons, fait travailler les imaginations et les médisances... -- Voilà bien de quoi m'inquiéter! se récria le comte avec un rire forcé. Que voulez-vous que cela me fasse? En vérité, Blandine, vous m'étonnez en vous préoccupant des clabauderies du vulgaire... C'est vraiment témoigner beaucoup de condescendance à l'égard de misérables envieux... -- Tout de même, monsieur Henry, poursuivit-elle avec un peu moins d'assurance, je vous avouerai bien humblement que je tiens l'étonnement des villageois pour assez fondé. Franchement, malgré ses qualités, ce petit Guidon n'est pas une société pour vous... Convenez-en!... Vous ne voyez plus que lui, ou vous courez la prétentaine avec ces vagabonds de Klaarvatsch, à l'autre bout de l'île... De vos anciens amis, personne n'est plus invité à l'Escal-Vigor... Tout cela n'est pas naturel et prête à bien des commérages... D'autres que des patauds malveillants et ombrageux auraient le droit de s'en étonner... -- Blandine! interrompit le Dykgrave, d'un ton glacial et hautain. Depuis quand vous avisez-vous de contrôler mes actes, et d'intervenir dans mes fréquentations? -- Oh! ne vous fâchez pas, monsieur Henry, fit-elle, toute meurtrie par ce ton dur et ce regard de proscription; je ne suis, je le sais, que votre humble servante, mais je vous aime toujours, poursuivait-elle en pleurant, je vous suis toute dévouée. Je ne voudrais vous contrarier en rien... mais votre réputation, votre nom illustre, me sont plus chers et sacrés que ma propre conscience... C'est mon grand amour seul qui me dicte mes paroles. Ah Henry, si vous saviez!... Et les sanglots l'empêchèrent de continuer. -- Blandine, dit avec plus de douceur le Dykgrave, compatissant à cette douleur, que vous prend-il? Encore une fois, je ne vous comprends point... Expliquez-vous, enfin... -- Eh bien, monsieur le comte, non seulement les gens du village se moquent de votre étrange affection pour ce petit pâtre, mais d'aucuns vont jusqu'à prétendre que vous le détournez de ses devoirs envers les siens... Et que n'invente-t-on encore! Bref, tout le monde voit d'un mauvais oeil que vous choyiez ainsi un misérable petit vacher... -- Et vous-même, n'avez-vous point gardé les vaches! Que vous voilà fière! dit cruellement le Dykgrave. -- Je suis fière de vous appartenir, monsieur le comte; puis, la comtesse... Blandine hésita. -- Ma grand'mère? interrogea le comte. -- Votre sainte aïeule, ma protectrice, m'a élevée jusqu'à vous, mais elle m'apprit surtout à vous aimer! ajouta-t-elle avec une déchirante flexion de voix qui fit se contracter le coeur de Kehlmark. -- Eh oui, je le sais bien, ma pauvre Blandine! moi aussi, je t'affectionne et je me fie complètement à toi!... C'est pourquoi je suis étonné de te voir pactiser avec les envieux et les malveillants... Je n'ai rien à me reprocher sache-le bien. La protection que mon aïeule t'accorda, j'en fais profiter aujourd'hui ce jeune paysan. Et c'est toi qui viendras à présent incriminer le bien que je veux à cet enfant méconnu et déshérité? Ah Blandine, je ne te reconnais plus... Guidon est un garçon admirablement doué, d'une nature exceptionnelle... Il m'intéressa dès le jour où je le vis pour la première fois... -- Ce soir maudit de la sérénade! Le comte fit semblant de n'avoir pas entendu cette parole amère et poursuivit: -- Je me suis plu à l'élever, à l'instruire, à en faire le fils de ma pensée, à partager tout mon savoir avec lui. Qu'y a-t-il de répréhensible à cela? Je l'aime... -- Vous l'aimez trop! -- Je l'aime comme il me plaît de l'aimer... -- Oh Henry! des frères jumeaux ne tiennent pas l'un à l'autre, comme vous semblez chérir cet obscur petit pâtre... Non, écoutez- moi, ne vous fâchez pas de ce que je vais vous dire; mais je ne crois pas que vous ayez jamais aimé une femme autant que ce méchant galopin... Tenez, vous saurez tout... L'autre soir, je m'étais glissée dans les taillis derrière le banc où vous étiez assis tous deux. J'ouïs les brûlantes et terribles choses que vous lui débitiez d'une voix... ah d'une voix qui m'eût arraché les entrailles!... J'étais encore là, quand vous l'avez embrassé longuement sur la bouche et quand, après vous être traîné à ses genoux, il s'est pâmé frileusement sur votre coeur... -- Ah, fit rageusement Kehlmark, vous êtes descendue si bas, Blandine!... De l'espionnage! Toutes mes félicitations! Et, craignant de s'abandonner à sa colère, après l'avoir accablée d'un regard hostile il s'apprêtait à quitter la chambre. Mais elle se cramponnait à ses genoux et lui prenait les mains: -- Pardonnez-moi, Henry; mais je n'en pouvais plus; je voulais savoir!... D'abord je refusai d'en croire mes yeux et mes oreilles... Oh, pitié!... Pitié pour vous, monsieur le comte! Vous avez des ennemis. Le dominé Bomberg vous guette et brûle de vous perdre! N'attendez pas qu'une imprudence lui donne l'éveil. Cessez de vous compromettre. D'autres que moi auraient pu vous épier l'autre soir. Répudiez cet enfant de malheur; renvoyez-le à sa bouse et à son étable! Il en est temps encore... Craignez le scandale. Débarrassez-vous de ce polisson avant qu'on ait raconté tout haut ce que beaucoup, sans doute, commencent à penser et à murmurer tout bas... -- Jamais! s'écria Kehlmark avec une énergie presque sauvage. Jamais, entendez-vous? Encore une fois, je n'ai rien fait de mal, au contraire je ne veux que le bien de cet enfant. Aussi, rien ne me détachera de lui! -- Eh bien, alors, c'est moi qui partirai, dit-elle en se relevant. Si ce funeste petit pastoureau remet encore le pied à l'Escal-Vigor, je vous quitte! -- À votre aise! Je ne vous retiens pas! -- Oh Henry, supplia-t-elle encore, se peut-il? Vous n'aurez donc plus la moindre bonté pour moi! Il me chasse! Oh Dieu! -- Non je ne vous chasse pas, mais je n'entends point qu'on me mette le marché à la main. Si ceux qui prétendent m'aimer ne consentent point à faire bon ménage et se jalousent entre eux, je me sépare de celle qui a proféré des menaces et conspiré envieusement contre un autre être qui m'est cher. Voilà tout. J'ai vécu et je vivrai toujours libre de mes sympathies et de mes inclinations! D'ailleurs, continua-t-il en la prenant par la main et en la regardant avec une indicible expression d'orgueil et de défi, rappelez-vous que je vous ai prévenue avant de m'exiler ici. Je voulais me séparer de vous. Avez-vous oublié votre promesse: «Je ne serai plus que votre fidèle intendante et ne vous importunerai en rien.» Je cédai à vos supplications, mais non sans prévoir que vous vous repentiriez de ne pas m'avoir abandonné à mon destin... Ce qui arrive me donne raison. Cette expérience suffit, je crois... Allons, sans rancune, Blandine, cette fois le moment est venu de nous quitter pour jamais... Que lut-elle de si poignant, de si critique dans le regard du Dykgrave? -- Non, non, je ne veux pas, s'écria-t-elle. Je réitère ma promesse d'autrefois. Tu verras, Henry. Je tiendrai parole... Oh! ne m'arrache pas tout à fait de ta présence et de ton coeur! -- Soit! consentit Kehlmark, essayons encore, mais tu t'accorderas avec Guidon Govaertz. C'est l'être que je chéris le plus au monde; il m'est indispensable comme l'air que je respire; lui seul m'a réconcilié avec la vie... Et surtout jamais une allusion devant lui à ce qui vient de se passer entre nous. Garde-toi de témoigner la moindre rancune, de faire le plus minime reproche à cet enfant. S'il lui arrivait malheur, si je le perdais, s'il m'était ravi d'une façon ou l'autre, ce serait le suicide pour moi. M'as-tu compris? Elle inclina la tête en signe de soumission, décidée à endurer les pires tortures, mais de ses mains, et sous ses yeux. VI En apparence, les conditions de la vie à l'Escal-Vigor, les rapports entre Kehlmark, Blandine, le jeune Govaertz et Landrillon ne subirent aucune modification. Le valet, ignorant l'explication que Blandine avait eue avec le comte, la croyait tout acquise à ses projets et ne cessait de présenter sous un jour scabreux les rapports entre le Dykgrave et son protégé. Elle était forcée d'entendre ses odieuses plaisanteries et devait pousser la dissimulation jusqu'à faire chorus avec le misérable. De plus, Landrillon la pressait de se donner à lui. Devant les refus de Blandine, il s'impatientait: «Allons, sois gentille, disait-il, et je m'engage à ne point troubler son idylle avec le jeune Govaertz, sinon je ne réponds plus de rien!» Blandine s'efforçait de l'amuser, de gagner du temps. Elle alla même jusqu'à lui promettre le mariage à condition qu'il se tairait. «Je tiens le marché, acceptait-il, mais il faut que tu paies comptant! -- Bah! Rien ne presse, objectait Blandine, demeurons encore quelque temps ici pour arrondir notre magot!» Cette femme honnête, s'il en fut, se fit donc passer pour une coquine aux yeux de ce drôle, qui ne l'en admira que davantage, n'ayant jamais rencontré hypocrisie et dissimulation pareilles. Cette duplicité le ravit non sans l'effrayer un peu. La gaillarde ne serait-elle pas trop rouée pour lui? Par malheur pour Blandine, il en devenait de plus en plus charnellement amoureux. Il aurait tant voulu prendre un pain sur la fournée! disait-il. Blandine ne se défendait plus qu'à moitié, elle éludait la consommation du sacrifice, mais ne pourrait plus longtemps s'y soustraire. Landrillon redoublait de privautés. À la vérité, jamais Blandine n'avait tant aimé Henry de Kehlmark. Aussi qu'on se représente son martyre: d'une part, exposée aux entreprises d'un homme exécré, forcée de flatter sa rancune contre le Dykgrave; d'autre part, obligée d'assister à l'intimité, à la communion étroite de Kehlmark et du jeune Govaertz. Atroces tiraillements! Certains jours, la nature et l'instinct reprenaient leurs droits. Elle était sur le point de dénoncer le domestique à son maître, mais Landrillon, chassé, se fût vengé de Kehlmark en révélant ce qu'il appelait ses turpitudes. D'autres fois, Blandine à bout de forces, placée dans cette crispante alternative de se livrer à Landrillon ou de perdre Kehlmark, était résolue à fuir, à abandonner la partie; elle aspirait même à la mort, songeait à se jeter dans la mer; mais son amour pour le comte l'empêchait de mettre ce projet à exécution. Elle ne pouvait l'abandonner aux embûches de ses ennemis; elle tenait à le protéger, à lui servir d'égide contre lui-même. Comme elle devait se faire une violence terrible pour ne pas montrer trop de froideur au jeune Govaertz, elle évitait de se trouver sur son passage et s'abstenait autant que possible de venir à table. Elle mettait ces éclipses sur le compte de la migraine. -- Qu'a donc madame Blandine? demandait le petit Guidon à son ami. Je lui trouve si étrange mine... -- Une légère indisposition, un rien. Cela passera. Ne t'inquiète pas. Souvent la pauvre femme allait et venait dans la maison comme une agitée, battant les portes, dérangeant les meubles à grand fracas, avec des envies de briser quelque chose, de crier son intolérable souffrance, mais si elle se croisait alors avec Kehlmark, celui-ci la matait, la domptait d'un regard. Un jour que Landrillon l'avait particulièrement énervée, en la menaçant de ne plus épargner Kehlmark si elle ne se donnait à lui, elle se déroba encore à cette odieuse extrémité, et la tête un peu partie, fit une brusque intrusion dans l'atelier où le comte se trouvait avec son disciple. Ce fut plus fort qu'elle. Elle ne put s'empêcher de lancer au petit paysan un regard de réprobation. Les deux amis étaient en train de lire. Aucun des trois ne dit un mot. Mais jamais silence ne fut plus chargé de menace. Elle sortit aussitôt, alarmée des suites de cette incartade. -- Blandine, vous oubliez nos conventions! lui dit Kehlmark, la première fois qu'il se trouva seul avec elle. -- Pardonnez-moi, Henry, je n'en puis plus. J'ai trop présumé de mes forces. Vous n'aimez plus que lui. Le reste du monde a cessé d'exister pour vous. C'est à peine si vous m'accordez encore un regard ou une parole... -- Eh bien, oui, dit-il avec résolution, avec une certaine solennité, mais avec ce courage du stoïque qui exposait le poing aux flammes d'un brasier -- oui, je l'aime par-dessus toute chose. En dehors de lui, je ne vois plus de salut pour moi... -- Aime une autre femme; oui, si tu es fatigué de moi, prends cette Claudie qui te convoite de toute l'effervescence de sa chair, mais... -- Quand je te jure que cet enfant me suffit... -- Oh, ce n'est pas possible! -- Je n'aime, je n'aimerai plus que lui! Kehlmark savait qu'il portait un coup terrible à sa compagne, mais lui-même était excédé; l'arme dont il la frappait, il la retournait dans sa propre blessure; il avait passé, faut-il croire, par de telles tortures, qu'il se trouvait dans la situation du damné, avide de faire partager son supplice. -- Ah, reprit-il, tu veux me séparer de cet enfant! Tant pis pour toi! Tu vas voir comme je me détacherai de lui. Et pour commencer, voici ma réponse à tes sommations. Désormais, Guidon ne me quittera plus. Il logera au château... -- Prenez garde... Je souffre tellement que je pourrais vous faire du mal sans le vouloir. Il y a des moments où je me sens devenir folle, où je ne réponds plus de moi! -- Et moi donc! ricana le Dykgrave. Je suis à bout de patience. Tu l'as voulu, tu m'as forcé d'en venir à ces extrémités. Je t'épargnais, je me bornais à souffrir seul; pour ne pas t'affliger, je te cachais ma plaie, mon secret. Malheureuse Blandine, je te ménageais, persuadé que toi-même tu te refuserais à me comprendre et que tu me renierais... Tu as voulu savoir, tu sauras tout. Sois tranquille, je ne te cèlerai plus rien. Vois, je ne te prie même plus de partir. Désormais, inutile de me moucharder. Ta jalousie ne te trompait point: c'est bien d'amour, d'amour le plus absolu que j'aime le petit Guidon... Je l'adore. Elle jeta un cri d'horreur. L'amante et la chrétienne étaient atteintes également. -- Oh Henry pitié! tu mens, tu n'as pu te dégrader... -- Me dégrader! Je m'enorgueillis au contraire. Il y eut entre eux des scènes de plus en plus violentes. Blandine cédait, se soumettait, partagée entre une épouvante et une compassion infinies, qui réunies devenaient une des formes les plus corrosives de l'amour. À présent, Guidon dormait au château. Blandine l'évitait, mais elle se montrait parfois à Kehlmark, et telle était l'expression de son visage qu'à sa vue le comte éclatait en objurgations: -- Prenez garde, Blandine! lui disait-il un autre jour, vous jouez un jeu dangereux. Sans vous aimer d'amour, je vous avais voué une sorte de culte fondé sur une profonde reconnaissance. Je vous vénérais comme je n'ai plus vénéré de femme depuis mon aïeule. Mais je finirai par vous exécrer. En vous plaçant toujours comme un obstacle en travers de mes postulations, vous me deviendrez aussi odieuse qu'un bourreau qui s'aviserait de vouloir me priver de sommeil et de nourriture! Ah, vous faites là de jolie et bien charitable besogne, la sainte, l'honnête, l'angélique femme! Avec tes mines et tes muets reproches, ta figure d'une Notre-Dame des sept Douleurs, si je meurs fou tu pourras te vanter d'avoir été la principale éteigneuse de mon intelligence... Voilà près d'un an que tu m'espionnes, que tu me contraries, que tu m'obsèdes et que tu me brûles le coeur à petit feu, sous prétexte de m'aimer... -- Pourquoi m'avez-vous séduite? lui demanda-t-elle. -- Te séduire? Tu n'étais pas vierge! eut-il la méchanceté de lui répondre. -- Fi, monsieur! En me parlant ainsi, vous êtes plus brutal que le pauvre hère qui abusa de moi. Vous êtes plus coupable que lui, car vous m'avez possédée sans joie et sans bonté! -- Oh pourquoi? -- Je voulais me changer, me vaincre, avoir raison de mes répugnances invétérées... Tu es même la seule femme que j'aie possédée; la seule qui ait presque parlé à ma chair. VII À la suite de ces scènes, Kehlmark s'irritait souvent contre lui- même. «Jamais on ne m'aimera de coeur comme cette femme» se disait-il en se raisonnant. Et il se rappelait leur première intimité chez l'aïeule. Toujours il avait été son oracle, son dieu. Elle le servait auprès de la douairière, palliait ses fredaines, lui obtenait l'argent dont il avait besoin. Où rencontrer fidélité et dévouement pareils? N'allait-elle point à présent jusqu'à tolérer sa passion pour le jeune Govaertz? Puis, au plus fort de ses bonnes dispositions, se produisait un revirement. Sur un mot, sur une intonation de voix, sur un regard, sur ce qu'il croyait lire de sévère et de scandalisé dans la physionomie de Blandine, il se reprenait à douter d'elle, même à la détester, ne voyant dans son dévouement qu'une curiosité inquisitoriale et malsaine, qu'un raffinement de vengeance et de mépris. Elle s'ingéniait, s'imaginait-il, à le confondre, à l'accabler par son abnégation. Cet ange ne lui représentait qu'une tortionnaire subtile. Et à la première occasion, le malheureux se répandait contre elle en invectives de plus en plus atroces. À cette période, la beauté de Blandine reflétait l'évangélisme surhumain de ses sentiments; cette beauté confinait même à la majesté de la mort. Mais un repos, un apaisement bien autrement absolu que celui du tombeau allait se faire en son coeur. Harcelée par Landrillon, elle avait fini par se donner à lui. Elle avait offert sa pauvre chair en holocauste pour sauver l'âme de celui qu'elle croyait sacrilège et criminel; chrétienne, sans doute pria-t-elle pour lui afin de l'arracher à la damnation, s'éleva-t-elle de tout son coeur vers l'ingrat au moment même où elle s'immolait entre les bras de l'odieux «chanteur». Le sacrifice se renouvela après chaque exigence du drôle. Blandine respirait. Landrillon n'entreprendrait rien contre la réputation du comte. Elle comptait aussi sur un miracle. Kehlmark reviendrait de son erreur. Le ciel exaucerait le voeu de la sainte. Des semaines s'écoulèrent. «Voilà longtemps que nous prenons du plaisir, ma fille, dit Landrillon, mais il ne s'agit pas seulement de la bagatelle; il nous faut songer aux affaires sérieuses. Et pour commencer, nous allons nous marier. -- Bah! Est-ce bien nécessaire? fit-elle avec un rire forcé. -- Cette question! Si c'est nécessaire? Te voilà ma maîtresse et tu refuserais d'être ma femme! -- À quoi bon, puisque tu m'as eue... -- Comment, à quoi bon? Je tiens à devenir ton époux. Ah çà, qu'espères-tu encore en restant ici? -- Rien! -- Alors, quoi! décampons. Assez de grappillages. C'est le moment de réunir nos petites économies en passant devant le notaire, puis devant le curé. Et bonsoir, Monsieur le comte de Kehlmark. -- Jamais! fit-elle avec une énergie farouche, songeant aux deux autres, le regard fixe, loin de son interlocuteur. -- Ah çà! qu'est-ce qui te prend? Et notre pacte, qu'en fais-tu? Je te veux pour légitime. Tu as des sous. Il me les faut. Ou préfères-tu que je dévoile à Balthus Bomberg et à Claudie Govaertz les chastes mystères de l'Escal-Vigor? -- Tu n'en feras rien, Landrillon. -- C'est ce que nous verrons! -- Une proposition, dit-elle, je te donnerai l'argent; je te donnerai tout ce que je possède, mais laisse-moi vivre ici et cherche une autre femme. -- L'aimerais-tu donc encore, ton bougre? s'exclama le drôle. Tant pis. Il faut te résoudre à le quitter et à devenir madame Landrillon. Pas de bêtises. Tu as deux mois pour réfléchir et marcher... Abandonner l'Escal-Vigor! Ne plus voir Kehlmark! La fatalité voulut qu'au comble de l'angoisse, la malheureuse rencontrât Henry de Kehlmark et que celui-ci, provoqué par son visage bouleversé, la prît de nouveau à partie: -- Bon, encore ta figure macabre! C'est entendu. Je suis le plus monstrueux des hommes! Mais alors, Blandine, n'es-tu pas toi-même un monstre de t'attacher à un être tel que moi! Et qui sait, ricana le malheureux avec un sardonisme de supplicié, si ce n'est pas mon exception, ma prétendue anomalie qui flatte tes imaginations! Qui me garantira que dans ton dévouement n'entre pas un peu de perversion génésique, comme disent les savantasses; un peu de cette volupté de souffrance qu'ils ont appelée de ce joli nom: masochisme! Dans ce cas, ta belle abnégation ne représenterait que folie et maladie pour les uns, que crime et turpitude pour les autres! Ô la vertu! Ô la santé! Où êtes-vous? Jamais encore il ne l'avait entreprise avec un pareil acharnement. -- Hélas! songeait-elle, dire que c'est moi qui le désespère ainsi! Moi qui ne sais plus quoi donner pour lui; moi qui ai consenti, pour acheter son repos, à vivre, et de quelle vie, Seigneur! -- Henry, mon Henry, le supplia-t-elle, tais-toi, mon Dieu, tais- toi! Dis, que veux-tu que je fasse? Je ne suis que ta servante, ton esclave. Qu'as-tu encore à me reprocher? -- Ton mépris, tes grimaces, tes airs de sainte Pars, quitte-moi. Abandonne ce pestiféré. Je ne veux plus de ton insultante compassion... Ah, tu es mon remords, mon vivant reproche! Quoi que tu fasses, tu es un miroir dans lequel je me vois constamment attaché au pilori, sous le fer rouge du bourreau... Et il la saisissait par les poignets au risque de les lui meurtrir; il lui criait dans le visage: -- Ô femme normale, modèle, irréprochable, je te hais, entends-tu bien, je te hais! Va, j'en ai assez. Toute extrémité plutôt que cet enfer. Livre- moi, madame Judas. Ameute nos vertueux voisins et l'île entière. Cours chez le dominé. Dis-leur qui je suis! Ah! Eh bien, cela m'est égal... Ce perpétuel mensonge, cette dissimulation de tous les instants m'étouffe et me pèse. Tout est préférable à ce supplice. Si tu ne parles pas, je parlerai, moi! Je leur dirai tout!... Ah, je te parais infâme; mais alors toi, Blandine, tu es bien plus infâme que moi d'avoir vécu aux crochets de celui que tu méprises; de t'être fait nourrir, entretenir par ce réprouvé, d'avoir toléré si longtemps ses vices parce qu'il te payait largement!... -- Henry, mon bien-aimé! Vraiment, tu crois cela. Oh comme tu t'en voudrais, comme tu te ferais horreur si tu savais la vérité! Ah oui, qu'il était injuste. L'injustice dont lui-même se croyait victime, le rendait frénétique et aveugle, cruel comme la fatalité. Il assimilait à la foule, à la masse malveillante et conforme, cette femme admirable, cette amante magnanime, parfois maladroite ou impuissante, présumant trop de ses forces pourtant héroïques, poussée, elle aussi, à bout, mais repuisant dans son amour un nouveau pouvoir d'exalter, de plus en plus, ce dieu qui l'exilait de son ciel. -- Oui, je crois cela, vraiment! insista le malheureux égaré. Tu m'épargnes, tu me ménages parce que tu mènes ici une existence de châtelaine et parce que tu te crois indispensable à ce prodigue, à ce gaspilleur qui n'a jamais su compter. Tu te figures que je ne puis me passer de toi. Tu t'imposes. Va-t'en. Laisse-moi me ruiner de corps, de bien et d'honneur. Tu es assez riche. Débarrasse-moi de ta présence!... Je te donnerai même de l'argent! Mais pour l'amour du ciel, éloigne-toi au plus vite! Quelque chose d'irréparable s'est passé entre nous. Désormais nous nous ferons mutuellement horreur. -- Oh! mon Henry, sanglotait la pauvre femme... Elle allait parler, mais elle l'aurait confondu, humilié; et elle se retira pour ne point être tentée de lui dire la vérité. VIII Demeuré seul, pour la première fois l'idée vint à Kehlmark de parcourir ses livres de comptes; de s'édifier par lui-même sur l'état de ses affaires. Il avait donné sa procuration à Blandine. C'est elle qui gérait sa fortune. Il savait dans quel meuble elle serrait les pièces relatives à la comptabilité. La clef n'était point sur le tiroir. Sans hésiter il fit sauter la serrure. Et le voilà furetant parmi les paperasses; parcourant des colonnes de chiffres, des actes notariés... Avant qu'il soit arrivé au bout de ses vérifications, il a vu clair: il est aussi bien que ruiné. L'Escal-Vigor est à peu près la seule de ses terres qui ne soit hypothéquée. Mais alors d'où vient l'argent par lequel on subvient à son faste, à ses largesses, à son train de vie princier? Quel banquier généreux lui avance des sommes considérables sans garantie, sans la moindre chance d'être jamais remboursé? Soudain, il comprit. Blandine! Blandine qu'il venait d'insulter si grossièrement. Les rôles étaient renversés. C'était lui l'entretenu! Au lieu de le calmer, dans les dispositions d'esprit où il se trouvait, cette découverte l'exaspéra. Au diapason où il était monté, rien ne pouvait balancer l'injustice dont il avait à se plaindre. Il relança la jeune femme: -- De mieux en mieux, fit-il. je sais tout. Tu m'achètes, tu m'entretiens; je ne possède plus un sou vaillant. L'Escal-Vigor devrait t'appartenir. C'est à peine s'il représente la valeur des sommes que tu m'as données. Mais, ma chère, vous avez fait un faux calcul en vous flattant ainsi de me lier à vous, de me rendre votre chose lige... Non, non, je ne suis pas à vendre. Je sortirai d'ici. Je vous laisse le château. Je ne veux rien de vous... Puis, reprit-il, atrocement persifleur, comme s'il se mutilait lui-même, après ce que je t'en ai avoué, tu eusses fait une piètre acquisition en ma personne! Ah! Ah! Ah! Notre situation mutuelle est encore plus extravagante que je le croyais... Tu n'es vraiment pas dégoûtée. Mais, petite sotte, avec l'argent que te laissait mon aïeule, tu aurais pu te procurer un mâle, un solide amateur de femmes. Tiens, j'y pense, tu ne devais même pas chercher bien loin... Ce Landrillon... Malheureux Kehlmark! Dans son besoin de révolte et de représailles, il venait de porter à Blandine la pire des blessures. Ah, le misérable! Il ne se doutait pas encore du plus grand des sacrifices qu'elle lui avait faits! L'abandon de sa fortune n'était rien comparé à cet autre holocauste! Quel démon venait de mettre sur les lèvres imprécatoires du Dykgrave le dernier nom qu'il eût dû prononcer. Kehlmark ne devait jamais connaître jusqu'à quel point il s'était montré abominable en ce moment, mais à peine le nom de Landrillon fut-il sorti de sa bouche qu'une détente se produisit en lui: le blanc visage, les yeux implorateurs de Blandine lui révélèrent une partie du coup qu'il venait de lui porter. Il reçut la femme défaillante dans ses bras: -- Ce n'est pas moi qui viens de parler, ma chérie. Pardonne-moi. C'est un passé de douleur inouïe et de secret opprobre; ce sont mes sens exaspérés qui se vengent. Et pour obtenir son pardon, il lui fit une confession générale, ou mieux un tableau complet de sa vie intérieure. En se rappelant ses heures sombres il redevenait cruel et agressif comme tout à l'heure, puis il se reprenait à la caresser, et son exaltation sardonique confinait par moments à la folie: -- Ah, Blandine! Blandine! Ce que j'ai souffert, ce que je souffre encore, on ne le saura jamais que si on a passé par les mêmes affres! Pauvre chérie, tu as cru que je t'en voulais et que je me plaisais à te faire du mal... Voyons, sois raisonnable. Tu observes quelqu'un attaché au bûcher et brûlant à petit feu; et c'est toi qui lui reproches le spectacle atroce que son supplice inflige aux âmes sensibles!... Ah! un spectacle qu'il t'offrit bien malgré lui! Et c'est cette victime martyrisée, ce patient endolori dont tout l'être est une perpétuelle torture, une crispante lancinance, c'est ce brûlé vif que tu accuses d'être ton bourreau. Désormais, ô ma soeur, fais-lui grâce de tes mines dégoûtées, de ta vertueuse réprobation. Ah, j'en ai assez! Puisque je t'ai fait du mal inconsciemment, à toi la meilleure des femmes, je me demande pourquoi je ménagerais les sentiments de la turbe. Loin de m'humilier, je me redresse... Tu me jugerais, tu me condamnerais, comme les autres? À ton aise. Mais je te conteste même le droit de m'absoudre. Je ne suis ni malade, ni coupable. Je me sens le coeur plus grand et plus large que leurs apôtres les plus vantés. Aussi ne te montre point pharisienne à mon égard, ô mon irréprochable Blandine! Et surtout plus de ces mots insultants et flétrisseurs, n'est-ce pas, en parlant de mes amours, de mes seules possibles amours! Ces mots, ô mon ange, te faisaient perdre en une seconde tout le bénéfice de ton existence entière de bonté et de compréhension. Assez, de ce dévouement qui vous brûle au fer rouge... Assez de cautères! -- Henry, gémissait la pauvre femme, ne revenons point sur le passé; arrache-moi le coeur mais ne me parle plus ainsi... C'en est fait. Loin de te blâmer, je fais plus que t'excuser, je t'approuve. Est-ce là ce que tu veux de moi? Tiens, je me damne avec toi, je renie le baptême, l'Évangile et Jésus! Il l'écoutait à peine, se débondait, levait toutes les vannes de son coeur. Elle, transfigurée, l'avait assis doucement dans un fauteuil; elle lui faisait un collier de ses bras et, joue contre joue, ils mêlaient leurs larmes. Mais elle convenait que le désespoir de Kehlmark avait la préséance sur le sien et elle consentait à n'être plus que maternelle. -- Dis-moi, Blandine, poursuivait-il, à qui m'est-il arrivé de faire du mal? À toi? Mais sans le vouloir; je n'étais point celui que tu avais rêvé, ou du moins tel que tu l'eusses voulu. Je n'en puis rien. Tout le premier j'ai souffert de ta souffrance. Tu pleures en m'écoutant; tu as raison, Blandine, si tu verses ces larmes à l'image de mon calvaire, de ma longue Passion... Ta compassion m'honore et me fait du bien. Mais si c'est de honte pour moi que tu pleures, ma chérie, si tu me réprouves et me renies, si tu partages le préjugé de ce monde occidental et protestant... oh alors, abandonne-moi, rengaine tes larmes, je n'ai que faire de ta sympathie honteuse. Oui, à partir d'aujourd'hui je n'aurai plus de respect humain et de lâche pudeur, Blandine. Un moment viendra où je proclamerai ma raison d'être à la face de l'univers entier... Il en est temps. Mon enfer n'a que trop duré. Il avait commencé dès ma puberté. Envoyé au collège, mes camaraderies contractèrent toute la vivacité et la mélancolie du plus tendre des sentiments. Aux baignades, la nudité frileuse de mes compagnons m'induisait en de troublantes extases. En dessinant d'après l'antique, je goûtai les nobles académies masculines; païen de vocation, je ne découvrais pas de vertu sans la revêtir des harmonieuses formes d'un athlète, d'un héros adolescent ou d'un jeune dieu, et j'accordai voluptueusement les rêves et les aspirations de mon âme à l'hymne de la chair gymnique. En même temps, je trouvai coqs et faisans plus beaux que leurs poules, tigres et lions plus prestigieux que lionnes et tigresses! Mais je taisais et dissimulais mes prédilections. Je tentai même d'en imposer à mes yeux et à mes autres sens; je me broyai le coeur et la chair, à les persuader de leurs méprises et de l'aberration de leurs sympathies. Ainsi, au pensionnat, j'aimai, en désespéré, William Percy, un jeune lord anglais, celui-là même qui avait failli me noyer, sans jamais oser lui témoigner que par une ferveur fraternelle l'ardeur dont je me consumais pour lui[5]. Au sortir de Bodenberg Schloss, quand je te rencontrai, Blandine, je crus rentrer, par mon amour pour toi, dans l'ordre commun. Mais, malheureusement pour tous deux, cette rencontre ne fut qu'un accident dans ma vie sexuelle. Malgré des efforts loyaux et héroïques, une tyrannique concentration de volonté pour les fixer sur la meilleure et la plus désirable des femmes, mes postulations charnelles se détournèrent bientôt de toi et je ne t'aimai plus que de toute mon âme, ô Blandine! À cette époque, des restes de scrupules chrétiens, ou plutôt bibliques, me dégoûtaient de moi- même. Je me faisais horreur et me croyais véritablement maudit, possédé, désigné aux feux de Sodome! Puis, l'injustice, l'iniquité de mon destin me réconcilia, sourdement, avec moi-même. J'en arrivai à n'accepter en mon for intérieur que le témoignage de ma propre conscience. Fort de mon honnêteté absolue, je m'insurgeai à part moi contre l'orientation amoureuse du plus grand nombre. Des lectures achevèrent de m'édifier sur la raison d'être et la légitimité de mes penchants. Des artistes, des sages, des héros, des rois, des papes, voire des dieux justifiaient et exaltaient même par leur exemple le culte de la beauté mâle. En mes rechutes de doute et de remords, pour me retremper dans ma foi et ma religion sexuelle, je relisais les brûlants sonnets de Shakespeare à William Herbert, comte de Pembroke, ceux, non moins idolâtres, de Michel-Ange, au chevalier Tommoso di Cavalieri, je me fortifiai en reprenant des passages de Montaigne, de Tennyson, de Wagner, de Walt Whitmann et de Carpenter; j'évoquais les jeunes gens du banquet de Platon, les amants du bataillon sacré de Thèbes, Achille et Patrocle, Damon et Pythias, Adrien et Antinoüs, Chariton et Mélanippe, Dioclès, Cléomaque, je communiai en toutes ces généreuses passions viriles de l'Antiquité et de la Renaissance qu'on nous vante cuistreusement au collège en nous en taisant le superbe érotisme inspirateur d'art absolu, de gestes épiques et de suprêmes civismes. Cependant ma vie extérieure continuait à être une contrainte, une dissimulation perpétuelle. J'atteignis, au prix d'une discipline impie, à la maîtrise du mensonge. Mais ma nature droite et probe ne cessait de se soulever contre cette imposture. Représente-toi, ma pauvre amie, l'antagonisme atroce entre mon caractère ouvert et expansif, et ce masque dénaturant et calomniant mes impulsions et mes affinités! Ah, je puis bien te l'avouer à présent, plus d'une fois, mon indifférence charnelle pour la femme menaça de tourner en une véritable haine. Et toi-même, ma Blandine, tu faillis m'exaspérer contre ton sexe tout entier, toi, la meilleure des femmes! Le jour où tu te flattas de me séparer de Guidon Govaertz, je sentis ma piété presque filiale pour toi se transformer en une complète exécration. Dans ces conditions, tu comprendras que souvent, refoulé et isolé, virtuellement anathème, je pensai perdre la raison! Plus d'une fois, je roulai sur la pente des aberrations. Puisqu'on me taxe de monstruosité, me disais-je, puisque je suis déchu, socialement réprouvé, autant jouir du bénéfice de mon ignominie. Les forfaits sadiques d'un Gilles de Rais tentaient mon insomnie. Te rappelles-tu l'enfant que tu arrachas un jour de mes bras? Rageur, je te frappai d'un couteau, et, cependant, tu n'avais pas lu dans mon arrière-pensée! Un autre jour, quand nous habitions encore à la ville, j'accostai un jeune rôdeur du port, déguenillé comme les petits coureurs des grèves de Klaarvatsch. Aiguillonné par une perversion abominable, j'allais l'emporter à l'écart, derrière un monceau de ballots. Je soulevai le mioche sur mes bras: le garçonnet souriait à pleines lèvres, il n'avait point peur, quoique je dusse avoir, en ce moment, la face congestionnée d'un apoplectique strangulé par l'asphyxie. Le monsieur voulait jouer sans doute et lui donnerait ensuite la pièce. L'enfant était potelé comme une pêche, aussi brun que ses haillons de velours, et ses yeux marrons pétillaient d'espiègle caresse. Tandis que je pressais le pas, la gorge sèche, il se mit même, câlin, à me tirer la barbiche. Le voile de soufre et de bitume se déchira devant mes yeux. Je me rappelai mon enfance, ma grand'mère, toi, Blandine, mon ange! Non, non! Je déposai le petiot et m'enfuis. Depuis lors je répudiai ces sinistres suggestions enfantées par la foi catholique. Non, ne déflore point l'innocence ou du moins épargne la faiblesse, me disais-je. N'aspire que le parfum qui s'exhale vers toi! N'abuse de l'enfant qui s'ignore ou du mâle à venir! Peu de temps après, mon aïeule mourut. Je résolus de me mettre à la recherche de l'être que je pourrais aimer selon ma nature; c'est pourquoi je m'exilai en cette île; j'avais le pressentiment d'y rencontrer mon élu. Guidon n'eut qu'à se montrer pour que mon coeur se projetât aussitôt vers lui. Je lui reconnus, avec des aptitudes aux arts que j'aime, des orgueils et des notions de vies différentes de ceux de la foule domestiquée. Comment, d'ailleurs, demeurer insensible à la muette et délicate imploration de ses yeux? Il m'avait deviné aussi bien que je l'avais senti. Lui seul, le premier, assouvirait mon premier besoin d'être! Si notre chair a mal fait, la plus totale ferveur morale fut notre complice. Nos sentiments s'accordèrent avec nos désirs!... Mais non, la nature ne désavoue, ne répudie rien de ce qui nous béatifie. Ce sont les religions bibliques qui veulent que la terre nous ait enfantés pour l'abstinence et la douleur. Imposture! L'exécrable créateur que celui qui se complairait en la torture de ses créatures! À ce compte, le pire des sadismes serait celui d'un prétendu Dieu d'amour! Notre supplice ferait sa volupté!... Tu t'expliques à présent ma vie, et tu comprends pourquoi je te parle si orgueilleusement malgré ta splendeur d'âme, ô Blandine! Tu m'as connu autrefois quelques amis de ma caste, des gens excellents, une élite capable de toutes les indulgences et de toutes les compréhensions, des penseurs, des esprits d'avant- garde, qu'aucune spéculation, fût-elle la plus osée, ne semblait devoir effaroucher. Tu te rappelles combien ils me recherchaient. Eh bien, souviens-toi de mes subites tristesses en leur compagnie pourtant si cordiale; de mes éclipses prolongées, de mes apparentes bouderies. Quelle en était la cause? Au milieu d'une conversation enjouée, au plus fort de nos confidences et de nos épanchements, je me demandais quel accueil me feraient ces mêmes amis s'ils lisaient dans mon âme, s'ils se doutaient de ma différence. Et à cette seule idée, je m'insurgeais intérieurement contre cet opprobre qu'ils n'eussent point manqué de m'infliger, tout supérieurs et audacieux qu'ils se prétendaient. Les plus généreux se seraient abstenus de tout blâme, mais m'eussent évité comme un lépreux. Combien de fois en des milieux moins cultivés, lorsque j'entendais flétrir, avec des gestes et des sobriquets horribles, les amants de ma sorte, ne fus-je pas sur le point d'éclater, de proclamer ma solidarité avec les prétendus transgresseurs et de cracher au visage de tous ces implacables honnêtes gens! Et mes souffrances aussi, quand on mettait la conversation sur la galanterie et les bonnes fortunes! Forcé de rire, de me mêler à cet assaut d'historiettes croustilleuses et même de raconter à mon tour une gaudriole ou une prouesse libertine, je me sentais lever le coeur et me reprochais ma lâche complaisance. Le Berger de Feu dont tu m'entendis naguère conter la légende refusa de se rendre en pèlerinage à Rome pour se jeter aux pieds du pape et implorer sa miséricorde. Ce pécheur répudiait tout arbitre entre sa conscience et la foule. Je fus plus humble. Un jour j'écrivis à un révolutionnaire illustre, à un de ces porteurs de torches, qui passent pour être en avance sur tout leur siècle et qui rêvent un monde de fraternité, de bonheur et d'amour. Je le consultai sur mon état comme s'il s'était agi de celui d'un de mes amis. L'homme de qui j'attendais la consolation, une parole rassurante, un signe de tolérance, me répondit par une lettre d'anathème et d'interdit. Il criait _raca_ sur le transfuge de la morale amoureuse, se montrant aussi implacable pour les êtres d'exception que le pape de la légende pour le chevalier Tannhäuser. Ah! Ah! ce pape de la révolution me voua pour la vie au Venusberg ou mieux à l'Uranienberg! Cette excommunication majeure qui aurait dû me désespérer me rendit au sentiment de ma dignité individuelle, de mes devoirs envers ma nature. J'ai puisé la force de vivre conformément à ma conscience, à mes besoins, dans l'iniquité même qui m'était faite par l'humanité; mais, isolé, je passai par des alternatives de découragement et de révolte, et tu t'expliqueras à présent, ma pauvre chérie, mes humeurs bizarres, mes prodigalités, mes excès, mes exploits de casse-cou. Oui, je cherchais toujours l'oubli, et plus d'une fois la mort! -- Tu as souffert plus que moi, lui dit Blandine, comme il s'arrêtait soulagé, avec une sorte de sérénité, le visage presque épanoui, illuminé de franchise, -- mais du moins ne souffriras-tu plus par ma faute!... Je me convertis à ta religion d'amour, je me dépouille de mes derniers préjugés. Non seulement je t'excuse, mais je t'admire et t'exalte... je consens à ce que tu voudras... Sois tranquille, Henry, tu n'entendras plus une plainte, encore moins un reproche... Guidon, celui que tu chéris de corps et d'âme, sera mon ami, je serai sa soeur. Nous quitterons ce pays, si tu veux, Henry, nous irons vivre ailleurs, à trois, modestement mais désormais apaisés et réconciliés... Confondu par tant d'abnégation, le Dykgrave s'écria: -- Oh, ne pouvoir t'aimer que comme une mère, une mère encore plus tendre que la meilleure, ma sainte Blandine, mais seulement une mère!... Elle lui ferma la bouche par ce cri: -- Ah! voilà pourquoi quelque chose m'empêcha jadis d'aller rechercher l'autre dans sa prison! Il y avait du triomphe, de la jubilation dans ce désespoir de Blandine. C'était la folie sublime du sacrifice. La femme s'élevait jusqu'à l'ange. Elle devait monter plus haut encore, rejeter toute jalousie charnelle. Joignant le geste à la promesse, elle demanda à Kehlmark d'appeler Guidon, et quand le jeune homme se fut présenté, elle lui prit les mains, elle les mit elle-même dans celles du maître, puis elle déposa un baiser chaste, mais secourable comme la tombe, sur le front rougissant du disciple. TROISIÈME PARTIE_ _LA KERMESSE DE LA SAINT-OLFGAR I À la suite de cette explication suprême, le Dykgrave, à qui Blandine avait révélé une partie des manoeuvres de Landrillon, celles dont elle n'avait pas été directement victime, mit le domestique à la porte. Le comte préférait affronter les pires conséquences de ce renvoi, plutôt que de continuer à respirer le même air que ce fourbe, et Blandine, entièrement acquise aux vues de son maître, ne redoutait plus le scandale dont le drôle l'avait toujours menacée. Landrillon fut stupéfait de cette exécution inattendue. Il croyait toucher au but, les tenir tous deux, Blandine et le comte, à sa merci? Comment osaient-ils bien le chasser? Vrai, il n'en revenait pas. Mais, quoique interloqué un moment, quand Kehlmark, l'ayant fait appeler, lui signifia ce congé à brûle-pourpoint, son effronterie reprit bientôt le dessus: -- Ouais, monsieur le comte, gouailla-t-il, vous croyez que nos relations vont en rester là! Que nenni! Vous n'aurez pas fini de sitôt avec moi. On sait beaucoup de choses, car on n'a pas eu les yeux et les oreilles en poche. -- Canaille! fit Kehlmark en faisant baisser les yeux par un regard intrépide et loyal au coquin qui se flattait de l'intimider. Sortez! Je me ris de vos complots! Toutefois, apprenez qu'à la moindre diffamation qui nous viserait, moi ou les êtres qui me sont chers, je vous en rendrais responsable et vous ferais traîner devant les tribunaux... Et comme le valet contractait les lèvres pour lancer quelque parole immonde, d'un geste Kehlmark le mit dehors, tête basse, en lui faisant rentrer l'injure dans la gorge. Ayant fait ses paquets, Landrillon, blême de rage, ivre de vengeance, rejoignit Blandine, se flattant de se rabattre sur celle-ci et de la terroriser pour deux. -- C'est sérieux. On me déclare donc la guerre? Gare à vous! lui dit-il. -- Vous ferez ce que vous voudrez! répondit Blandine, désormais aussi calme et rassurée que Kehlmark. Nous nous attendons à tout de votre part! -- Nous! On s'est donc remis avec le... bougre. Soyons poli! Pas dégoûtée la petite! Nous allons le partager avec son... gamin. Pour être poli, toujours! Ménage à trois! Tous mes compliments!... Ces insinuations ne lui arrachèrent même pas un tressaillement. Elle se borna à le considérer d'un air de mépris. Cette impassibilité mit le comble à la stupéfaction du groom. La coquine lui échappait. N'aurait-il plus aucun pouvoir sur elle? Pour s'en assurer: -- Il ne s'agit pas de tout cela, reprit-il. Assez plaisanté! Tu as souscrit un pacte avec moi. On me chasse; tu me suivras.! -- Jamais! -- Comment dis-tu cela? Tu es à moi... As-tu raconté à ton piteux seigneur que tu t'es poussé du plaisir avec moi? Ou bien veux-tu que je l'en informe? -- Il sait tout! dit-elle. Elle mentait à dessein pour parer toute attaque de la part de Landrillon. S'il parlait, le comte ne le croirait pas. La noble femme voulait que Kehlmark ignorât toujours jusqu'à quel point elle s'était sacrifiée pour son repos; elle ne voulait point l'humilier, ou plutôt lui causer un éternel chagrin en lui prouvant combien elle l'avait aimé. -- Et malgré cela, il te reprend! constata Landrillon. Pouah! Vraiment vous êtes dignes l'un de l'autre... Ainsi tu l'aimes encore, ce décati, ce panné?... -- Tu l'as dit. Et, si possible, plus que jamais... -- Tu m'appartiens. Je te veux, et sur-le-champ... Ne fût-ce qu'une dernière fois? -- Plus jamais; je suis libre et me ris désormais de toutes tes entreprises! Landrillon fut tellement pris au dépourvu par cette volte-face et maté par l'air désespérément résolu des maîtres de l'Escal-Vigor, qu'au dehors il n'osa donner suite à sa conspiration et divulguer ce qu'il avait vu ou, tout au moins, parler de ce qu'il soupçonnait. Au village, il prétendit avoir quitté l'Escal-Vigor de son propre gré afin de s'établir, et comme, du château, on ne démentit point cette version, cet événement inopiné ne donna point lieu à trop de commérages. N'osant encore rompre ouvertement en visière à son ancien maître, il entreprit d'entamer sa popularité. Ainsi il fit une cour assidue à Claudie, que sa luronnerie égrillarde avait toujours amusée, et il flatta l'amour-propre du fermier des Pèlerins. Rebuté par Blandine, il jetait son dévolu sur la riche héritière de la ferme, mais ce caprice nouveau il le mettrait au service de la haine inextinguible qu'il portait désormais à la maîtresse du Dykgrave, une de ces haines qui représentent l'aberration de l'amour. Car il s'était repris à désirer follement la femme qui lui échappait et qui l'avait joué. Elle le frustrait, elle le volait, elle le spoliait. Landrillon parut aussi aux offices, aux prêches de Dom Balthus. Il s'insinua dans les grâces de la femme du pasteur et des deux vieilles filles, les soeurs du fermier des Pèlerins. L'ancien valet n'osait encore agir ouvertement, mais il déchaînerait un terrible orage contre Kehlmark, sa concubine et leur mignon. Leur fierté, leur audace le passaient: «Vrai, ils en ont de l'aplomb et un toupet! Concilier des moeurs pareilles avec de la dignité! Il ne leur manque plus que de tirer gloire de leur ignominie!» Le gaillard ne se savait point si bon devin. Il se croyait le droit de mépriser profondément son ancien maître. Les mille gredineries auxquelles, troupier vendu de corps et d'âme, absolu prostitué, il s'était livré durant son temps de bagne militaire ne représentaient que bagatelles ne tirant pas à conséquence. De tout temps, le vice a condamné l'amour vrai, et les Kehlmark ont été la réhabilitation des Landrillon. La turbe préférera toujours Barrabas à Jésus. Pour commencer, Landrillon s'appliquerait à détacher Michel Govaertz du châtelain de l'Escal-Vigor, à refroidir le bel enthousiasme du père et de la fille, à chauffer la rancune de la virago contre Blandine, puis à incriminer vaguement les rapports de Guidon et de Kehlmark: -- À votre place, se hasarda-t-il à dire un jour à Michel et à Claudie, je ne laisserais pas le jeune Guidon au château. Le faux ménage du comte et de cette chipie est un mauvais exemple pour un jeune homme! À leur sourire étonné, il comprit qu'il faisait fausse route et n'insista point. Landrillon n'aurait pu fournir la preuve des scandaleuses imputations qu'il brûlait de formuler contre le maître de l'Escal- Vigor. Dire qu'un instant le fourbe s'était flatté de produire Blandine contre lui! Prévenu, averti, le comte se tiendrait à quatre, n'aurait garde de se livrer, de se compromettre, de tomber dans un traquenard. Il sauvait parfaitement les apparences. La présence de Guidon au château se justifiait sous tous les rapports. Loin de s'en séparer, le comte venait de se l'attacher comme secrétaire. Un instant, Thibaut songea à suborner des témoins, à corrompre les manouvriers de Klaarvatsch, les cinq hercules que le comte employait aux corvées du château et qui posaient dans son atelier. Mais ces gars simples et rudes étaient fous de leur patron et eussent assommé l'ennemi dès le premier mot qu'il leur eût touché de son plan. Il fallait ruser, les prendre, les gagner d'une autre façon et peu à peu sans brusquer les choses. Il se borna pour le quart d'heure à circonvenir ceux de Klaarvatsch qui ne travaillaient pas à demeure au château, les plastiques marins, les comparses des jeux athlétiques et des tournois décoratifs, les personnages des sortes de «masques» et tableaux vivants composés par le Dykgrave. Landrillon les indisposa graduellement contre les cinq privilégiés et surtout contre le petit favori, les grands rôles de ces mascarades, comme les appelait le valet, d'ailleurs rigoureusement exclu, pour cause de trivialité, de ces intermèdes esthétiques. Les figurants finissaient par convenir avec Landrillon que l'ascendant de Guidon Govaertz, ce petit morveux encore imberbe, sur le Dykgrave était par trop considérable. Indisposés contre le page, ils ne tarderaient point, calculait ce machiavel du fumier, à voir de moins bon oeil, le châtelain. D'autre part, l'ancien domestique, qui avait ouvert une sorte de tourne-bride entre le parc de l'Escal-Vigor et le village de Zoudbertinge, attirait l'attention ombrageuse des notables sur le trop d'intérêt témoigné par Henry aux va-nu-pieds de Klaarvatsch, au rebut de l'île smaragdine. Landrillon voyait souvent Balthus Bomberg à présent. Il se bornait à l'entretenir du faux ménage de Blandine et du comte, mais sans lui faire entrevoir encore une irrégularité morale autrement choquante, énorme. Le dominé, qui se cassait la tête pour renverser et perdre le Dykgrave, ne se fût jamais arrêté, même en imagination, à une arme si maléfique que celle dont Landrillon comptait se servir. Ah la terrible explosion! Si cette mine-là éclatait un jour, les pires chenapans devraient lâcher l'indigne favori! Pas un homme honnête dans l'île ne tendrait encore la main au réprouvé. -- Comment faire, mon cher monsieur Landrillon, demandait, en attendant, le curé à son nouvel allié, pour exorciser, pour retourner ces fanatiques, pour les détacher de cet ensorceleur, de ce corrupteur?... -- Oui, oui, corrupteur n'est pas trop dur! l'interrompait Landrillon, avec un rire en dedans qui eût donné à supposer bien des choses à un autre qu'à ce pasteur rigoriste mais borné. -- Notez, protestait celui-ci, que je n'en veux pas à ce mauvais noble, mais que je suis uniquement entraîné par mon zèle pour la religion, les bonnes moeurs et la cause du bien!... -- Pour bien faire, mon révérend Monsieur, reprenait Landrillon, avec sa mine chafouine, il nous faudrait découvrir chez le comte de Kehlmark une transgression qui heurterait un préjugé terrible et en quelque sorte indéracinable dans notre ordre social et chrétien; vous comprenez ce que je veux dire, une abomination qui crierait non seulement vengeance au ciel, mais aux pécheurs les moins timorés... -- Oui, mais qui nous fournira la preuve d'un forfait de ce genre! soupirait Bomberg. -- Patience, mon révérend Monsieur, patience! nasillait cauteleusement le mauvais domestique. Bomberg tenait ses supérieurs ecclésiastiques au courant de la tournure plus favorable que prenaient leurs affaires. Continuellement entreprise par Landrillon, Claudie commençait à s'impatienter des lenteurs et des temporisations du comte de Kehlmark. Ce qui contribuait à l'irriter, c'est que dans le pays les prétendants évincés ne se gênaient point pour se moquer d'elle et même la chansonner dans les cabarets. Landrillon lui faisait accroire que Blandine tenait encore le Dykgrave. Aussi la pataude en voulait-elle de plus en plus à l'intendante, à cette pimpesouée. Tout aussi réservé qu'avec Bomberg, Landrillon n'avait garde de mettre déjà la véhémente paysanne sur la véritable piste. «Ah nous en verrons de drôles le jour où la Claudie saura toute la vérité! Y en aura-t-il de la casse!» songeait le trigaud en se frottant les mains et en riant sous cape. Il jubilait à l'avance, savourait, recuisait sa vengeance, aiguisait voluptueusement l'arme décisive, la repassant sur la pierre, ne voulant frapper qu'à coup sûr et en toute sécurité pour lui. Claudie, pourtant, ne renonçait point à son grand projet. Elle conquerrait Kehlmark sur sa pâle rivale. La voyant toujours si férue du Dykgrave, Landrillon, à qui sa haine vigilante tenait lieu de vertu divinatoire, commença par lui révéler la gêne financière du comte, puis il prédit la déconfiture du grand seigneur et même son prochain départ. Contre l'attente du valet, Claudie, assez surprise, ne s'en montra pourtant que plus portée pour le gentilhomme ruiné. Elle se réjouit presque de cette débâcle, car elle se flattait de prendre le comte sinon par l'amour, du moins par l'argent. À partir de ce moment, elle caressa même un petit projet, infaillible à son sens, dont elle ne souffla mot à personne. Si Kehlmark était ruiné ou à peu près, Claudie se trouvait assez riche pour deux. Puis, restaient toujours le titre de comtesse, le prestige attaché à l'Escal-Vigor! Les Govaertz se sentaient de taille à pouvoir redorer le blason des Kehlmark. En attendant, Claudie entrait en apparence dans le mouvement de désapprobation entretenu et attisé par Landrillon contre le Dykgrave, et semblait même encourager ostensiblement les poursuites du larbin. Dans la paroisse, les lurons ne se gênèrent point pour dire que, dépitée de ne pouvoir décrocher la couronne comtale, elle s'était rabattue sur la livrée. Il entrait dans la tactique personnelle de Claudie, d'isoler complètement le Dykgrave, de lui mettre tout Smaragdis à dos; puis, lorsqu'il serait réduit à quia, elle lui apparaîtrait comme une providence. Elle brouillerait même Kehlmark avec le bourgmestre, et lui reprendrait le jeune Guidon. Déjà Kehlmark avait donné sa démission de Dykgrave; il renonçait aussi aux présidences des confréries et des sociétés d'agrément; il se désintéressait de la vie collective. Plus de largesses, plus de fêtes. Il n'en fallut pas plus pour lui faire perdre les deux tiers de sa popularité. Claudie s'était réconciliée avec les deux soeurs de son père, à l'insu de celui-ci. Autorisées, instiguées par leur nièce, elles forcèrent leur frère à mettre les pouces: «Tu rompras avec le maître de l'Escal-Vigor, ou tu nous feras déshériter ta chère Claudie!» Govaertz se serait peut-être rebiffé, mais il n'avait pas le droit de compromettre l'avenir de ses enfants. Claudie vint à la rescousse et déclara ne plus vouloir devenir comtesse. En outre, elle attaqua son père par la vanité. Depuis que le comte était revenu au pays, lui, Michel Govaertz, ne comptait plus pour rien. Il n'était plus bourgmestre que de nom. Govaertz finit par se jeter dans les bras du dominé. Ce fut un événement lorsque le père et la fille rentrèrent à l'église. Le pasteur tonna avec plus de virulence que jamais contre le châtelain et sa concubine. Durant l'office, Claudie contemplait, avec une curiosité avide, les fresques représentant le martyre de saint Olfgar. En se rapatriant avec Bomberg, le bourgmestre se brouillait infailliblement avec Kehlmark. Govaertz, toujours conseillé par sa fille, accentua cette rupture, en rappelant le jeune Guidon. Mais, sur ces entrefaites, celui-ci avait atteint sa majorité, et il fit à son père, l'accueil qu'il avait fait autrefois à la démarche du dominé. Cette insubordination du gamin surprit Claudie, mais sans lui donner autrement à réfléchir. Quant aux hôtes de l'Escal-Vigor, ils ne vivaient plus que pour eux-mêmes. Depuis le renvoi de Landrillon, Kehlmark avait cessé ses visites aux Pèlerins. C'est ce qui avait même déterminé Claudie à lui faire la guerre. Kehlmark, de nouveau transfiguré, avait repris tout son courage et sa belle philosophie. Durant la période de ses déchirantes explications avec Blandine, il était retombé dans ses humeurs sombres; à présent il s'était reconquis, il répudiait ses dernières attaches chrétiennes; il se croyait, mieux qu'un révolté, un apôtre; c'est lui qui prendrait l'offensive et qui jugerait ses juges. En attendant l'occasion d'entrer en scène, il s'armait de lectures, compilait des documents, réunissait dans l'histoire et la littérature des exemples illustres et apologétiques. Certes, le médecin consulté autrefois par Mme de Kehlmark, ne supposait point à quel genre d'apostolat se serait livré celui dont il prévoyait le génie et l'exceptionnelle destinée... À quel moment Landrillon s'avisa-t-il de faire part secrètement à Bomberg, et seulement à celui-ci, des présomptions majeures à établir contre la conduite du comte? Probablement le jour où Claudie lui donna à entendre qu'elle en tenait encore profondément pour Kehlmark. Au premier mot que le dominé apprit de l'aberration passionnelle de son ennemi, il feignit une sorte de douleur scandalisée et de commisération professionnelle. Au fond il exultait! Mais comment exploiter ce bienheureux opprobre contre le comte? Il n'y avait pas de preuves. Et en eût-on tenu, qu'il eût fallu se résoudre à publier la honte du jeune Govaertz! Les deux alliés convinrent d'attendre encore une occasion opportune. Qui sait peut-être, parviendrait-on à retourner un jour le petit dévoyé contre son exécrable naufrageur? En attendant, la popularité du Dykgrave continuant à baisser, Landrillon se remettrait à «travailler», avec quelque espoir de succès, ces rôdeurs de Klaarvatsch dont le comte avait fait si longtemps son entourage de prédilection et dont les plus rogues demeuraient encore à son service. -- Comment n'ai-je pas deviné tout cela, plus tôt! songea Bomberg après le départ du délateur, en se frappant la tête. Triple buse que je suis! Mais tout aurait dû m'avertir, me donner l'intuition de ces horreurs! Les parents de ce libertin ne s'étaient-ils pas aimés à un excès qui crie vengeance au ciel! Ne vivant que pour eux-mêmes, pour eux deux; limitant la raison d'être de l'univers à leur exclusive dualité corporelle et morale, dans leur monstrueux égoïsme ils n'avaient même pas voulu avoir d'enfants, tant ils craignaient de se distraire l'un de l'autre! Le dominé avait été renseigné sur cette particularité par son prédécesseur. Henry n'était même né que par hasard, après plusieurs années de ce mariage dénaturé. D'ailleurs, à l'époque déjà lointaine où Henry de Kehlmark se bourrelait la conscience à cause de son inversion, ayant appris par son aïeule à quel excès ses parents s'étaient adorés, il attribuait cette anomalie au regret impie que les siens durent éprouver lors de sa conception. Sans doute s'en étaient-ils voulu d'avoir mis au monde un être qui s'introduirait en tiers dans leur tendresse. Le jeune comte s'imagina longtemps avoir été engendré sous l'empire de cette maternelle rancune. Ce sentiment d'aversion n'avait pas persisté chez cette femme aimante. Henry en avait eu la preuve. Néanmoins il demeura persuadé, jusqu'au jour de son complet affranchissement moral, que l'enfant procréé sous l'influence d'une antipathie devait fatalement être bouleversé aussi dans ses affinités et rendre à la femme en général la répugnance que lui avait un moment témoignée sa mère. Telle était encore la conviction de Bomberg. Mais à présent, Henry était revenu au sentiment de sa dignité, de son autonomie et de sa conscience. Avec Guidon et Blandine, il se sentait de force à créer la religion de l'amour absolu, aussi bien homo qu'hétérogénique. Il s'exaltait comme un confesseur à la veille d'un départ pour une mission impérieuse, fatale. II Dans quelques jours Kehlmark, Blandine et Guidon quitteraient l'Escal-Vigor sans esprit de retour. Blandine, avertie par des pressentiments, avançait même les préparatifs du départ. Elle avait hâte de regagner la grande ville et la villa où s'était éteinte la douairière de Kehlmark. Landrillon voyait sa proie lui échapper. Il se flattait d'obtenir Claudie, mais il tenait peut-être davantage à se venger des gens du château. Aussi résolut-il de brusquer les événements de part et d'autre. C'était la veille de la véhémente kermesse de Smaragdis, la date sacramentelle des fiançailles. Landrillon se rendit aux Pèlerins et pressa Claudie de faire un choix entre le comte et lui. La rustaude lui demanda quelques heures de répit. Elle se proposait de faire le lendemain matin une suprême démarche auprès du comte. -- Ah çà, qu'est-ce qu'elles ont donc toutes à s'entorcher de ce particulier! se récria Landrillon. Non, non, Claudie, il n'y a pas d'avance à t'entêter à son sujet. Tourne-toi plutôt de mon côté, maintenant qu'il est ruiné, je vaux mieux que lui sous tous les rapports. Consens... -- Pas avant que je lui aie parlé une dernière fois. -- Peine perdue... Autant te flatter de réchauffer un refroidi, de faire un homme d'un... Landrillon se retint et ne lâcha pas encore le mot abominable qu'il avait sur les lèvres. -- Il suffit de savoir s'y prendre! observa Claudie. -- De plus appétissantes que toi y perdraient leurs avances! Voyons, tu tiens tant que ça à devenir comtesse! -- En effet. -- Mais quand je te dis qu'il n'a plus un clou. C'est Blandine qui l'entretient. Dans quelques jours, ils auront quitté le pays et le château sera vendu. Si tu voulais, Claudie, nous nous marierions, nous rachèterions l'Escal-Vigor... -- Non, Kehlmark sera mon époux. Il faut une comtesse dans un château. D'ailleurs, il n'aime plus cette Blandine... -- Mais il ne t'aime pas davantage... -- Il m'aimera... -- Jamais... -- Pourquoi, jamais? -- Tu verras! -- Écoute, lui dit-elle, tu sais l'usage établi en cette île. Demain est le grand jour de la kermesse, la Saint-Olfgar... Or, malgré les évêques catholiques ou protestants, depuis que les femmes de Smaragdis déchirèrent l'apôtre qui se refusait à leur folie, à chaque anniversaire du martyre les jeunes filles ont coutume de se déclarer au garçon timide ou récalcitrant qu'elles convoitent pour époux. Je vais user de ce droit. Demain matin, je me rendrai à l'Escal-Vigor et je me fais fort de revenir du château avec la promesse du châtelain... -- Lanlaire! -- Tu ne crois point? Eh bien j'en suis si sûre, moi, que s'il me refuse je me donnerai à toi, Landrillon. Je serai ta femme, et même, dès demain soir, après la danse, je te paierai comptant... Par cette brutale promesse, l'orgueilleuse fille ne croyait s'engager à rien. En ce cas, je cours faire publier nos bans! exulta Landrillon, sachant, mieux que la pataude, à quoi s'en tenir sur les velléités matrimoniales de son ancien maître. Saint Olfgar te soit secourable! ajouta-il en ricanant, comme elle se retirait, persuadée de sa conquête. Le Dykgrave reçut Claudie avec beaucoup de dignité et de déférence. Son air de mélancolie sereine en imposa d'abord à la visiteuse. Elle finit tout de même par lui dire sans précautions oratoires l'objet de sa démarche. Kehlmark ne la rebuta point. Il l'interrompit d'un geste distant et la remercia avec un sourire qui parut à la grossière paysanne un défi, une moquerie, incapable qu'elle était d'y scruter un immense, un tragique renoncement. -- Vous riez, protesta-t-elle rageuse, mais songez donc, monsieur le comte, que tout comte que vous êtes, je vous vaux bien... Les Govaertz, établis depuis aussi longtemps dans Smaragdis que les Kehlmark, sont presque aussi nobles que leurs seigneurs. Mais se faisant subitement câline et suppliante: «Écoutez, monsieur le comte, reprit-elle, prête à se donner à lui s'il l'y eût encouragée par le moindre signe, je vous aime, oui, je vous aime... Je me suis même imaginée longtemps que vous m'aimiez, dit-elle en élevant le ton, exaspérée par cette attitude sereine dans laquelle elle ne devinait pas une douleur tarie, la cicatrice d'une plaie longtemps incurable. Autrefois, vous me témoigniez quelque gentillesse... Je n'eus point l'air de vous déplaire, il y a trois ans, au début de votre installation ici. Pourquoi ce jeu? Moi, je vous ai cru et j'ai rêvé devenir votre femme! Forte de cette conviction, j'ai éconduit les plus riches prétendants de la contrée, même des notables de la ville... Comme il ne soufflait mot, après un silence elle se décida à frapper le coup décisif: -- Écoutez, reprit-elle, on dit, comme cela, que vous n'êtes plus très bien dans vos affaires; sauf respect, si vous vouliez il y aurait peut-être moyen... Cette fois il pâlit; mais d'un ton mesuré, paterne: -- Ma bonne fille, les Kehlmark ne se vendent point... Vous trouverez plus d'un épouseur sortable chez ceux de votre caste. Toutefois, croyez bien que ce n'est point par orgueil que je refuse votre offre... Moi, je ne puis vous aimer, entendez-vous? Je ne le puis... Suivez mon conseil... Acceptez un brave garçon pour mari... Il n'en manque point dans cette île si prospère. Je ne suis point le compagnon qui vous conviendrait. Plus il parlait avec componction, sage et persuasif, plus la passion de Claudie se mettait à bouillir. Elle était tentée de ne voir en lui qu'un mystificateur hautain, qu'un fat orgueilleux qui s'était moqué d'elle. -- Vous disiez à l'instant qu'un Kehlmark n'était pas à vendre! dit-elle, haletant de dépit. Peut-être n'y ai-je pas mis le prix! Mamzelle Blandine, à ce que l'on raconte, vous a tout de même fait accepter quelque douceur! -- Ah Claudie! dit-il, d'un ton navré qui ne la désarma pourtant point. En voilà assez! Rompons cet entretien, mon enfant. Vous devenez méchante... Mais je ne vous en veux pas!... Adieu! Son regard froid et fixe, étrangement chaste, où se concentrait on ne sait quelle foi, quelle résolution, la congédia mieux que tout geste. Elle sortit en battant les portes, outrée. -- Eh bien, fit Landrillon, qui la guettait à l'entrée du parc, que vous avais-je dit? Il ne t'aime point, il ne t'aimera jamais. -- Mais qu'est-ce donc que cet homme-là? Ne suis-je point belle, la plus belle de toutes?... D'où provient tant de froideur! -- Pardine, c'est facile à t'expliquer... Il ne faut point chercher bien loin... C'est, comment dirai-je, un type dans le genre de saint Olfgar... Non, je fais injure au grand saint. -- Que veux-tu dire? -- Pour parler plus clairement, ce beau monsieur a eu le mauvais goût de te préférer ton frère... Elle lui éclata de rire au nez, malgré sa rage. Était-il assez farceur, ce Landrillon? -- Il n'y a pas à rire, c'est comme je te le dis... -- Tu mens! tu déraisonnes! Comment avancer pareilles bourdes... -- Mieux que ça. Guidon le paie de retour. -- Impossible! -- Mettez donc le gamin à l'épreuve... C'est bien simple. Il a passé vingt et un ans, je présume, quoiqu'il y paraisse à peine... Tu viens de recourir à l'une des coutumes du pays. Il en est une autre qui s'applique à ton frère. Ce soir, tout gars de son âge n'est-il pas tenu d'aller à la danse et de faire choix d'une compagne provisoire ou définitive?... Gageons que le damoiseau se montrera aussi frigide en présence de n'importe quel cotillon que, tout à l'heure, son protecteur l'était devant vous. -- Va donc! proféra Claudie d'une voix à la fois sourde et sifflante. Ah, les hypocrites, les infâmes! Mais malheur à eux! -- Pardi! Ah, tu vois clair, enfin! Ce n'est pas malheureux! En faisant l'empressé auprès de toi, le noble sire se flattait de donner le change sur ses véritables ardeurs... Et il lui raconta tout ce qu'il avait surpris; inventant, amplifiant, là où il n'aurait pu invoquer le témoignage de ses sens. Elle suffoquait de dépit, mais manifestait surtout un vertueux dégoût: -- Écoute, disait-elle à Thibaut; je me donnerai à toi, ce soir même. C'est juré. Mais d'abord, tu me vengeras de tous, à commencer par mon frère, ce sournois, ce pourri que je renie! Avec cette intelligence de la haine, elle était résolue à frapper Guidon pour mieux atteindre Kehlmark. -- Pas d'esclandre, surtout! dit Landrillon. -- Sois tranquille. Le moment nous favorise. La kermesse excuse bien des extravagances! murmura-t-elle avec un sourire affreux. Pour l'honneur du nom de Govaertz, elle ne divulguerait point ce qu'elle savait de la situation de son frère auprès du Dykgrave. Elle se contenterait de mettre Guidon en posture humiliante et désagréable. Elle le mettrait aux prises avec quelques gaillardes, au préalable suffisamment préparées à une agression par les liqueurs et les bières. Mais, comme la suite le prouvera, elle avait trop présumé de son sang-froid et compté sans l'ardeur et le vertige de sa vengeance. III Ce jour-là, passé midi, les femmes de Smaragdis déambulent par bandes, de baraque en baraque, de taverne en taverne, criardes, turbulentes, provocantes, et battent ensuite les routes, du soir jusqu'au fond de la nuit. De leur côté, les jeunes gens aussi rôdent par coteries, bras dessus, bras dessous. Les mâles entreprennent les femelles, mais celles-ci se montrent encore plus agressives. Au début de la campagne, il ne s'agit que d'escarmouches, d'un simple assaut de propos graveleux, de parades et de bravades. Des deux parts on se nargue, on s'échauffe. Mille agaceries. On se provoque de la parole et même du geste. Étreintes furtives, bourrades, attouchements, subterfuges et simulacres: on leurre les postulations, on élude les redditions de compte. Les deux camps, les deux sexes ont l'air d'ennemis qui tiraillent, se tenant sur le qui-vive, gardant leurs positions. On s'observe, on se hèle, on se déprécie, on marchande, on maquignonne. Défense aux amoureux de se joindre avant le soir. Dans les guinguettes, les hommes fringuent et toupillent entre eux, de même les femmes. Saltations baroques et cyniques. Sauteurs massifs et lascifs... Si pendant la journée une bande de femmes rencontre une colonne de gars, c'est un feu croisé, une canonnade de propos obscènes, énormes. Les corps à corps se prolongent, le temps de prendre ou de se laisser dérober un baiser, parmi les poussées, les pinceries, et autres bagatelles de la porte. Vareuses et corsages, jupes et culottes, de se froisser et de se râper sur les contorsions. À la tombée de la nuit, après le coucher du soleil, et une sorte de fanfare furieuse sonnée aux quatre coins de l'île, s'ouvre l'ère des engagements de conséquence. Les amoureux rejoignent leurs amies et, aussitôt formés, les couples de promis ou de partenaires d'une nuit deviennent sacrés pour les hordes chasseresses, lesquelles continuent à déferler, clamantes, houleuses, dans la ténèbre complice. À chaque collision, des défections se produisent de part et d'autre, des appariements s'opèrent entre transfuges. Aussi hardies que les hommes, les femmes finissent par se pourvoir. Les colonnes s'éclaircissent à la suite de ces éliminations réitérées. Cela dure jusqu'à ce que toutes ou à peu près aient conquis leurs danseurs et leurs coucheurs pour le reste de la fête. Les dernières, naturellement, sont les plus enragées. Parfois la malice des lurons consiste à esquiver leurs recherches, à se faire traquer et donner la chasse par ces femelles en folie. Ils feignent d'abandonner la partie, jouent à cache-cache, semblent vouloir se dérober à la galante corvée. Alors excitées par la boisson, la danse, les contacts, les tortillements, rauques, presque écumantes, elles errent, comme des louves en rut, de carrefour en carrefour, ou se tiennent repliées dans les taillis, muettes, à l'affût de la proie. Au loin, des chants moqueurs répondent à leurs chants tragiques. Le gibier les nargue, prenant plaisir à dépister, à frustrer les chasseresses goulues. Malheur au traînard, à l'isolé: il paie pour les autres. Malheur même au profane ou à l'étranger qu'elles abordent; il est sommé de faire son choix ou de suivre, de servir celle à qui le sort l'adjuge. De sinistres histoires défraient depuis longtemps le répertoire des chanteurs de complaintes et ce n'est point le seul Olfgar qui fut victime de la luxure des lices de Smaragdis. Henry de Kehlmark n'ignorait point ces traditions violentes. Aussi, quelque friand qu'il fût de déduits originaux, il avait toujours évité de sortir cette après-midi de kermesse. C'était même la seule fête publique, la seule tradition locale qu'il boudât. On lui avait passé jusque-là cette abstention en raison des excès et de l'énormité même de cette saturnale. Un si haut personnage ne pouvait décemment se commettre avec ces énergumènes. Ce jour-là, les filles honnêtes aussi se claquemuraient chez elles, de même les jeunes époux et les fiancés, partisans d'effusions moins incendiaires. La visite de Claudie avait laissé Kehlmark dans un état de dépression qu'il n'avait plus connu ces derniers temps. Il se désolait de la haine que lui porterait cette virago. Il se reprochait même de ne pas lui avoir confessé la vérité. Mais c'eût été trahir Guidon, le perdre peut-être. Non, ce qu'il avait pu avouer à une sainte comme Blandine, il ne pouvait s'en ouvrir auprès d'une créature aussi grossière que Claudie. À plus juste titre, il se repentait de la comédie amoureuse qu'il avait si longtemps jouée auprès d'elle. Guidon, énervé par le malaise de son ami qui crut devoir lui taire cette démarche de Claudie, avait manifesté l'intention de sortir et de faire un tour de foire, dans l'espoir que le grand air le remettrait. Henry s'efforça de le retenir, de le dissuader de cette sortie. Mais il semblait au jeune Govaertz qu'on l'appelât impérieusement là-bas, au village. Des embûches occultes, des fluides maléfiques les entouraient. -- Non, laisse-moi, finit-il par dire à Kehlmark, à deux nous augmenterons encore notre fièvre et l'horripilation inhérente, faut-il croire, à cet anniversaire. Nous finirions par nous quereller ou du moins par ne plus si bien nous entendre. Jamais je ne me suis senti si irritable et si navré. On dirait d'un urticaire moral. Ces miasmes de folie bestiale saturent jusqu'à notre retraite. Mieux vaut encore les affronter à l'air du large. Puis, comme nous partons demain, ce sera ma dernière promenade dans Smaragdis, mes adieux à l'île natale où je souffris tant, mais pour aimer, jouir encore davantage, me reconnaître en toi... Kehlmark tenta donc vainement de le détourner de cette flânerie. Guidon semblait aimanté par une force occulte qui l'appelait impérieusement au dehors. Sans méfiance, le fils Govaertz s'était attardé sur le champ de foire, à badauder avec d'anciens camarades. L'idée qu'il allait les quitter pour toujours leur prêtait un nouvel attrait. Il s'en fut tirer à l'arc, à la perche et au berceau, jouer aux quilles et au palet; courut lutter nu jusqu'à la ceinture avec ceux de Klaarvatsch, s'amusant à ces étreintes courtoises et même cordiales, à ces tièdes corps à corps; il fut «tombé» quelquefois, il en tomba d'autres, souriant de sa force, de sa grâce souple, oubliant en ce moment les joies profondes de l'esprit et de l'art. Guidon ne songeait même pas à cette circonstance, capitale en cette journée, qu'il venait d'atteindre sa majorité, qu'il avait l'âge d'une liaison obligatoire avec une fillette du pays. L'usage et la loi de Smaragdis ne lui étaient plus présents à l'esprit. Sa rêverie voguait déjà vers l'au-delà. IV La fête gonflait, se tendait et s'effrénait... Le soir tomba, un soir de septembre. Des baraques disposées sur l'estran montait une odeur de moules cuites mêlée au parfum du varech et du frai accrochés aux brise-lames. Les chandelles s'allumaient sur les tréteaux et aux éventaires. Il régnait une cacophonie de tambours, de cymbales, de _rommelpots_, de pitreries éraillées; les guinguettes résonnaient d'accordéonies hoquetantes bafouées d'éclats de fifre; les spectacles du soir commençaient dans les loges de dompteurs, et de fauves rugissements faisaient écho à la plainte des vagues et concertaient avec on ne sait quelle houle humaine, quelle trépidation charnelle, quelle tourmente de stupre dans les campagnes. Jamais la mer n'avait été si phosphorescente. Des feux Saint-Elme s'accrochaient, sous un ciel d'encre, aux mâts des yachts et des barques pavoisés. Un moment, au baisser du jour, l'Escal-Vigor fut aperçu violemment éclairé comme une architecture d'émeraude, puis un voile de sang s'appliqua, sur la façade tournée du côté de l'Océan. Des remous d'hommes, d'une part, de femmes de l'autre, se rencontraient à l'écart des villages. Elles hurlaient leur envie, ils gesticulaient leur désir... Guidon avait enfin pris congé de ses camarades, ceux du bourg miséreux de Klaarvatsch. Bousculé, il pressait le pas pour sortir de la mêlée foraine qui commençait à l'obséder, et regagner l'Escal-Vigor. L'idée de son ami lui revint pleine de doux reproche, de conjuration et de nostalgie. Au passage, des regards intimidèrent le transfuge. On se le désignait avec des clins-d'oeil et des chuchotements. Il s'arrêtait pour respirer loin de la zone des poussées, quand, prêt à s'engager sous l'ormaie, deux fois centenaire, menant à l'entrée du parc de l'Escal-Vigor, une bande déboucha d'une allée latérale, l'interpellant, l'enfermant dans ses lacs. -- Voyez donc ce grand dadais qu'on rencontre seul par les routes! -- Ô le joli garçon qui se dérobe! -- Fi donc! Un jour de kermesse! -- Par saint Olfgar! Cela vous a le duvet à la lèvre et n'a jamais touché à une fille. Demandez plutôt à sa propre soeur! Elles le pressaient, lui tenaient force propos incendiaires avec volubilité; elles menaçaient de le fouiller, se frottaient à lui avec des déhanchements, en se renversant, le corsage relâché, la bouche entr'ouverte comme une corolle de fleur pâmée au soleil. -- Elles ont raison, frérot! intervint Claudie, en s'avançant, atrocement pateline. Il y a longtemps que tu es homme. Remplis ton devoir de galant. Fais ton choix. Que te faut-il pour te décider? Voici dix rudes compagnes qui t'ont attendu, des plus belles de la contrée. Elles ne manquaient point d'amateurs. Ne les as-tu pas entendues bramer tout le jour par la campagne? Mais sur ma recommandation, elles ont consenti à t'accorder la préférence. Aucune ne se rendra à une autre sommation avant que tu ne te sois décidé... Et pourtant, je te le répète, ils abondent ce soir par les chemins, les solides et les flamboyants coqs qui halètent après ces poules friandes et qui se régaleront de celles que tu dédaigneras!... Allons, prononce-toi! À laquelle va ta fantaisie de nouvel homme? À qui les prémices de ta force? Le jeune homme devina un sinistre persiflage en ces paroles flatteuses, les premières qu'elle lui adressât depuis de longs mois qu'ils étaient brouillés, et, au lieu de répondre à sa soeur, il se flatta d'amadouer les dix autres femelles, solides gaillardes du type de Claudie, la gorge abondante et la croupe élastique. -- Je le regrette, les jolies filles; je suis pressé, je reviendrai tout à l'heure; on m'attend au château! -- Au château! se récrièrent-elles. Au château! On n'y a pas besoin de toi, aujourd'hui. -- Le Dykgrave se passera bien de tes services! -- C'est kermesse et campo pour tout le monde! -- On chôme chez les maîtres comme chez les valets! -- Le plaisir prime la corvée! -- L'amour passe avant le devoir! -- Puis, il a de quoi s'occuper avec sa Blandine, ton Dykgrave! dit Claudie d'un ton qui ouvrait à Guidon les pires alternatives. -- Quand je vous assure, mes friandes poulettes, que ma présence là-bas est indispensable, je ne me suis déjà que trop attardé! Et il voulut passer outre, presser le pas. -- Tarare! On t'attendra encore! Tu vas retourner avec nous au village; tu nous feras danser toutes; et ensuite, pour la reconduite, tu choisiras l'une de nous, avec qui tu te comporteras selon la loi des honnêtes gens de Smaragdis...! Montre que tu es un digne Govaertz! Il continuait à se défendre; elles le harcelaient, excitées par Claudie: -- Oui, oui, il faut qu'il y passe! Il paiera son tribut comme les autres! À chacun son devoir, à chacune son dû! Sus au récalcitrant! Ton patron attendra bien. Une heure de plus ou de moins ne fait rien à l'affaire!... Il se débattait non sans impatience rageuse, effarouché; mais elles étaient solides, se piquaient au jeu. Plus il rechignait, plus elles se torchaient de lui. -- Hardi, mes filles! À l'assaut mes gaillardes! N'y aura-t-il personne pour faire danser ce grand nicaise! Dans le conflit elles flairaient le mâle séveux et cambré, et son haleine précipitée par ses efforts le leur rendait plus savoureux et plus appétissant encore. Elles le bafouaient en le caressant; le tâtaient, l'empoignaient au hasard, qui par un bras, qui par une jambe; l'une lui faisant une ceinture, l'autre un collier de ses bras; mais il se débattait ferme à présent; se trémoussait pour de bon, et aurait même fini par leur échapper malgré leur acharnement. Mais cette évasion eût fait encore moins le compte de Claudie que le leur. La résistance du jeune homme l'édifiait complètement sur sa froideur à l'égard de la femme. Landrillon n'avait rien inventé. En elle une jalousie terrible se donnait les apparences d'un vertueux mépris. -- Il se rendra! Faut qu'il se rende! hurlait-elle. S'il ne veut être à l'une de vous, il sera à toutes! -- À la rescousse, Landrillon! appela-t-elle, car, en prévision d'une lutte inégale où elles auraient eu à faire à trop forte partie, elle avait aposté son complice dans les taillis de l'accotement. Un coup de main, Landrillon! Il était temps: Guidon échappait à ses persécutrices en leur laissant entre les mains sa veste et même une partie de son tricot et de ses grègues. -- Halte-là, Joseph! gouailla Landrillon en le terrassant au moyen d'un croc en jambe. Tenu sous le valet qui l'avait pris à la gorge, Guidon se défendait de son mieux, battait des pieds et des poings, essayait même de mordre. -- Une ficelle! demanda Landrillon. C'est que le petit bougre rue comme un diable! Attachons-lui les mains et les pieds! -- Oui, oui! Faute de ficelle, les gaupes lacérèrent leurs mouchoirs de cou. Dépoitraillées, la gorge au vent, échevelées, meurtries, du sang aux ongles, dans l'air opaque et fauve de cette lisière de bois, elles auraient évoqué les ménades. -- Lâche! À moi! Au secours! criait la victime. Deux fois il rompit ses liens. Du sang coulait de ses poignets et de ses chevilles. Claudie, plus féroce que les autres, mais mieux avisée, poussa un cri de triomphe: -- Tiens! La courroie de cuir qui retient ses culottes! -- Au fait, elles peuvent tomber à présent! ricana le domestique. Et elle-même déboucla cette ceinture dont Landrillon garrotta les jarrets du patient. Cette fois, Guidon, réduit à l'impuissance, gisait, aux trois quarts nu, car les furies ne s'étaient pas contentées de lui rabattre les chausses, elles avaient mis son vêtement en pièces. Alors, sur l'instigation de Claudie, les serres de ces harpies violèrent, à tour de rôle, la chair récalcitrante et horrifiée du malheureux. Guidon avait fini par se taire; il pleurait, essayait de se raidir; ses tortillements devenaient des convulsions, il pantelait malgré lui; son spasme tournait au râle de l'agonie, et au lieu de sève elles ne tiraient plus que du sang. N'importe. L'attentat recommença. Elles juraient de tarir ses forces, mais, essoufflées par leur action, cessaient leurs clabauderies. Cependant, aux cris poussés d'abord par la victime et ses persécutrices, d'autres femmes, d'autres villageois étaient accourus des rôtisseries et des bastringues. Ivres, affriolés, dès qu'on les eût mis au courant, ils applaudirent, jubilèrent, trouvant la plaisanterie croustilleuse. On s'attroupait, on faisait cercle, on jouait des coudes pour voir. Des couples qui s'étaient écartés interrompirent leurs intimes ébats pour venir prendre leur part de ces dérisions érotiques. De tout jeunes gamins, la marmaille de Klaarvatsch, les porteurs de torches des sérénades, éclairaient, béants, cet atroce mystère ou en mimaient l'indécence. D'autres s'appelaient comme des hyènes à la curée et, tandis que les cuivres funambulesques continuaient de rauquer, ces rires étaient vraiment ceux des animaux profanateurs. Les jeunes mâles qui avaient langui pour Claudie la flattaient de leurs trémous lascifs et balourds, pendant que du geste et de la parole elle continuait à exciter ces corybantes. Que ne le dépeçaient-elles à vif? Allait-il périr disséqué sous les ongles? Les siècles écoulés avaient probablement vu les arrière-aïeules de ces immolatrices s'acharner ainsi sur des naufragés, danser autour d'un bûcher d'épaves; et, aux temps fabuleux, saint Olfgar avait dû voir semblables rictus de cannibales faire la nique à son agonie. Landrillon, irrémissiblement compromis, ne gardait plus aucun ménagement et, volant de l'un à l'autre, racontait à sa façon les mystères de l'Escal-Vigor, dévoilait à qui voulait l'entendre les stupres de Guidon et de son protecteur, mettant de cette façon la religion et les bonnes moeurs dans son jeu: le scélérat obscène devenait un justicier, le crime un acte de salubrité et de vindicte publique. Il avait suffi au misérable de prononcer un seul mot d'accusation pour que toute l'île fût comme ivre et ne se connût plus. Pas un qui n'eût donné de son pied dans les reins du coupable. Quelques-uns s'en tenaient les côtes. D'autres trouvaient qu'il n'en avait pas encore assez. -- Quand vous l'aurez achevé, disait Landrillon aux femelles, nous le jetterons à la mer. -- Oui, à la mer, l'infâme! Et ils allaient le transporter vers la grève, à travers la foire, quand une diversion s'opéra. V Depuis le départ de son ami, le comte de Kehlmark n'avait plus eu de repos. Il ne tenait plus en place. Son agitation augmentait à mesure que la kermesse lointaine approchait de son plus haut période de frénésie. Il suffoquait comme dans l'attente d'un orage lent à éclater. -- Quelle tourmente de plaisir! disait-il à Blandine, qui s'efforçait, maternelle et balsamique, de le distraire de son accablement. Jamais ils n'ont mené pareil sabbat! À entendre ces clameurs, on dirait qu'ils s'amusent à s'entr'égorger! Les autres années, la cacophonie, le hourvari forain, pétarades, sifflets, orgues et pistons, ne lui parvenaient point en rafales tellement significatives. Aujourd'hui aussi, cette atmosphère électrique se compliquait de bouffées de sueur, d'ivresse, de ripailles et de rut. Cette après-midi de saturnale abhorrée ne finirait donc jamais! Ce fut bien pis quand se coucha le soleil et que l'hallali érotique des trompettes se fut répercuté d'un cap à l'autre de Smaragdis, ajoutant comme un brouillard cuivreux aux affres rouges du ciel agonisant. Et des voix humaines plus stridentes, plus paroxystes encore, reprirent le signal furieux des fanfares et l'aggravèrent au risque d'incendier les ténèbres... Kehlmark n'y tint plus. Profitant d'un moment où Blandine vaquait aux préparatifs du souper, il se jeta dans le parc. Tout à coup une note aiguë et déchirante, un cri plus lancinant encore que les appels du bugle de Guidon, sous l'ormaie, le soir de leur première confrontation, domina le fracas métallique. Kehlmark surprit la voix de son ami. -- C'est lui qu'on massacre! Projeté en avant par cette épouvantable certitude, il courut éperdu dans la nuit, s'orientant sur les clameurs et les lamentations. Comme il touchait à la lisière du parc, prêt à déboucher dans l'avenue même où se perpétuait l'attentat, il y eut une recrudescence de huées, de vociférations, et il entendit le nom du bien-aimé mêlé à ce tollé homicide. L'instant d'après, il se ruait dans la cohue, les forces décuplées, bousculant les sinistres badauds, dispersant, assommant les cannibales. Avec un cri de tigresse s'abattant sur le corps de son petit, il dégagea Guidon privé de connaissance, meurtri et déguenillé, pollué de stupre, le baisa, le souleva dans ses bras. Sa stature paraissait agrandie. Armé d'une canne, il décrivait de terribles moulinets. Autour de lui le cercle s'élargissait, et lentement, face aux forcenés et aux furies, il rétrogradait vers le parc. Mais Landrillon et Claudie sommèrent les autres, passagèrement atterrés par cette intervention majestueuse. Il y eut un redoublement d'insultes. La réprobation se détournait du jeune Govaertz pour foudroyer le Dykgrave. Personne ne se mettait de son côté. Ses partisans les plus débridés, les gueux de Klaarvatsch, ayant appris l'accusation qui pesait sur lui, se taisaient, penauds, contristés, s'abstenant, ne prenant point fait et cause. Landrillon lui jeta la première pierre. On lança vers le Dykgrave tout ce qui se trouvait sous la main. Des archers, venus pour conquérir le prix des tirs à la perche et au berceau, visèrent sans vergogne le si prodigue roi de leur confrérie. Une flèche l'atteignit à l'aisselle; une autre troua la gorge de Guidon et fit gicler le sang sur le visage d'Henry. Kehlmark, sans souci de sa propre blessure, ne cessait de boire et de caresser des yeux le corps outragé de son ami. Mais percé, une seconde fois, vers le coeur, il tomba avec sa précieuse charge. Comme ils bondissaient pour l'achever, une femme en blanc se mit devant eux, les bras en croix, offrant sa poitrine à leurs coups. Et sa majesté, sa douleur étaient telles, tels surtout le calme héroïsme, le renoncement divin répandu sur son visage, que tous s'écartèrent et que Claudie repoussa pour toujours, loin d'elle, Landrillon qui l'entraînait réclamant le prix convenu, -- pour se jeter, à jamais folle, dans les bras de son père d'où elle éclata de rire au nez du sordide Bomberg... Blandine ne prononça point une parole, n'eut ni une larme, ni un cri. Mais sa présence retrempait les bonnes âmes: les cinq pauvres, les préférés de Kehlmark, vainquirent leur lâche obéissance au voeu public, et enlevèrent sur leurs épaules Kehlmark et Guidon enlacés dans une commune agonie. Les rudes hommes pleurèrent, convertis... Blandine les précéda au château. Pour ne point porter les blessés jusqu'à l'étage, on leur dressa un lit sur le billard. Les amis reprirent connaissance, presque simultanément. En ouvrant les yeux, ils les arrêtèrent sur _Conradin et Frédéric de Bade, _puis ils se regardèrent, se sourirent, se rappelèrent la tuerie, s'embrassèrent étroitement, et, leurs lèvres ne se détachant plus, ils attendirent le moment de leurs derniers souffles. -- Et moi, murmura Blandine, ne me diras-tu point un mot d'adieu, Henry! Songe combien je t'aimais! Kehlmark se tourna vers elle: -- Oh, murmura-t-il, pouvoir t'aimer dans l'éternité comme tu méritais d'être aimée sur la terre, femme sublime! -- Mais, ajouta-t-il, en reprenant la main de Guidon, je voudrais t'aimer, ma Blandine, en continuant aussi à chérir celui-ci, cet enfant de délices!... Oui, rester moi-même, Blandine! Ne pas changer!... Demeurer fidèle jusqu'au bout à ma nature juste, légitime!... Si j'avais à revivre, c'est ainsi que je voudrais aimer, dussé-je souffrir autant et même plus que je n'ai souffert; oui, Blandine, ma soeur, ma seule amie, dussé-je même te faire souffrir encore comme je te fis souffrir!... Et bénie notre mort à tous trois, Blandine, car nous ne te précéderons que de bien peu hors de ce monde, béni notre martyre qui rachètera, affranchira, exaltera enfin toutes les amours! Et ses lèvres ayant repris les lèvres de l'enfant, éperdument offertes aux siennes, Guidon et Henry confondirent leurs haleines dans un suprême baiser. Blandine leur ferma les yeux, à tous deux; puis, stoïque, à la fois païenne et sainte, elle adressa des prières précursoriales à la Révélation nouvelle; n'ayant plus conscience de rien de terrestre et de contemporain, sauf d'un vide infini, dans le coeur, un vide que nulle image humaine ne pourrait désormais combler. Le dieu l'appellerait-il enfin dans son ciel? [1] Voir _Climatérie_ dans _Mes Communions._ [2] _Dominé,_ pasteur protestant. [3] Voir, dans les _Nouvelles Kermesses : La Fête des SS. Pierre et Paul._ [4] _Drossard_, magistrat, justicier, dans le duché de Brabant, au moyen âge. [5] Voir, dans _Mes Communions : Climatérie._ --- Provided by LoyalBooks.com ---