JEAN-NU-PIEDS PAR ALBERT DELPIT TOME DEUXIÈME PARIS E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR 1876 I LA RENCONTRE A quelques pas de cette ferme où Madame et les siens s'étaient réfugiés, s'élève l'église modeste du village de Rassé. Il serait bien difficile d'établir quel architecte exotique a pu dessiner le plan de ce monument ridicule. Mais la religion prête à ces ogives grotesques je ne sais quel aspect artistique plus grand que les pierres taillées de Donatello et de Brunelleschi. Entrons dans l'église. Tout y est commun, vulgaire, et pourtant tout y est charmant. Le bois jaune-brun des bancs est troué par les mites d'une infinité de trous; le petit banc pour les genoux est rugueux au toucher. Il n'y a qu'une seule chose de prix dans l'église; il est vrai qu'elle est d'un prix inestimable, et qu'elle enrichirait Notre-Dame et Saint-Pierre. C'est une tapisserie merveilleuse, faite au petit point, qui rappelle à s'y méprendre, tant le travail est admirable de fini et d'art, les ravissantes miniatures qu'expose madame Marie de Chevarier, dans son atelier du boulevard Haussmann. Cette tapisserie représente plusieurs sujets religieux du pape saint Pie V. Pie V avait dans son oratoire un crucifix d'ivoire qu'il affectionnait particulièrement. Quand il priait, il avait coutume de baiser plusieurs fois les pieds du Christ. Or, un jour, ses ennemis versent du poison sur ces pieds d'ivoire, de manière que le Saint-Père bût la mort, à son insu, en embrassant les plaies du Sauveur. Mais Dieu veillait sur son serviteur. Quand déjà Pie V avançait les lèvres, le Christ, immobile sur sa croix d'ébène, recula, et ne voulut pas donner la mort à celui qui lui demandait la vie. Or, le soir même de la bataille de Vieillevigne, au moment où Madame ordonnait à Jean-Nu-Pieds d'aller en reconnaissance du côté du château de la Pénissière, une jeune femme priait au pied du maître autel de la petite église. Cette jeune femme était Fernande, qui venait de quitter pour toujours les vêtements de Pinson et avait repris ceux de mademoiselle Grégoire. Elle priait avec ferveur, ses yeux étaient inondés de larmes. --O mon Dieu! dit-elle en regardant la tapisserie, vous qui avez fait un miracle pour sauver votre glorieux serviteur, ô mon Dieu! faites qu'il s'en accomplisse un aussi pour me sauver, moi si obscure, mais si infortunée! J'ai souffert, mais j'ai lutté, mais j'ai triomphé... J'ai étreint mon coeur dans ma poitrine, en lui refusant le droit de battre... J'ai défendu à ma faiblesse de prendre le dessus sur ma force. O mon Dieu! ayez pitié de moi. La malheureuse enfant pleurait à chaudes larmes. Quelle que soit l'énergie d'une créature humaine, elle décroît en face de Dieu, car l'âme intelligente sait qu'il suffirait de la volonté de Celui qu'on implore pour changer sa souffrance en joie. Il régnait dans l'église une obscurité douce qui teintait en noir tous les objets. Fernande ne s'aperçut pas qu'elle n'était plus seule. Un paysan, de très-petite taille, le corps déguisé sous un manteau, et la tête découverte, venait d'entrer, et, debout, comme perdu dans une extase, se tenait immobile derrière la jeune fille. Fernande, ne l'ayant pas entendu venir, ne pouvait pas l'apercevoir, car ce fidèle attardé était enveloppé par l'ombre de l'église qui le cachait entièrement. Mais, s'il n'était pas vu, lui voyait. Son attention fut attirée par les gémissements étouffés qu'il entendait à côté de lui. Fernande priait toujours. --Seigneur! je suis lasse; Seigneur, prenez-moi dans vos bras, car j'ai trop souffert, et je ne pourrais plus souffrir encore; mon Dieu, je suis impie, peut-être, en vous implorant dans ce lieu pour les angoisses et les douleurs d'un amour humain; mais votre souveraine justice est faite de souveraine bonté... vous aurez pitié de moi!... Je ne me suis pas rendue sans combat: j'ai voulu vaincre, et puis j'ai été vaincue. Je vous implore; ayez pitié de votre enfant! Les premières paroles de la jeune fille avaient touché le paysan. Il écoutait plus attentivement. Fernande reprit d'une voix plus basse: --Mère, mère chérie, tu m'as dit en mourant de venir causer avec toi... Hélas! je suis bien loin de ta tombe, je suis bien éloignée de la pierre blanche où j'allais m'agenouiller... Mère, je t'ai interrogée quand j'ai senti que je l'aimais, et ma conscience m'a répondu que j'avais raison. Pourquoi m'abandonnes-tu maintenant? Toi qui es une sainte au ciel, tu pourrais implorer Dieu pour moi, et Dieu ne te refuserait point. Ses larmes la reprirent. Triste chemin de croix de cette pauvre fille! Elle aimait, elle avait cru que l'amour était fait de joies et d'espérances, et depuis le premier jour, elle n'y avait rencontré que la douleur. Le paysan s'était un peu reculé dans l'ombre comme si, malgré l'obscurité de l'église, il eût craint d'être reconnu à sa tête découverte. Fernande se leva: --Mon sort sera décidé dans une heure, pensa-t-elle. Elle jeta un dernier regard à la croix de bois grossier qui pendait au-dessus de l'autel. Puis, à pas lents, elle traversa l'église. Le paysan, étouffant ses pas, la suivait. Quand elle se retourna pour faire le signe de croix, elle le trouva à côté d'elle. Elle jeta un faible cri d'effroi, et recula; mais celui-ci trempa ses doigts dans l'eau bénite, et les tendit à la jeune fille. Elle ne pouvait distinguer les traits du visage de l'inconnu. Mais sa taille n'avait rien d'effrayant; c'était celle d'un enfant, presque d'un adolescent peut-être. Ils sortirent ensemble; mais à peine hors l'église, le paysan couvrit sa tête d'un épais chapeau qui cachait entièrement le visage. Fernande s'approcha de lui: --Mon ami, voudriez-vous me conduire à la ferme de Rassé? lui dit-elle. --A la ferme? --Ma demande vous étonne! --Oui, madame... Il semblait assez embarrassé. Il se pencha vers elle et lui murmura à l'oreille un mot de passe auquel Fernande répondit sans hésiter. --Alors, c'est différent!... si vous êtes des nôtres, je vais vous conduire. --Merci. --Seulement je vous préviens que je suis forcé de prendre le plus long. Nous avons des postes à côté de la route de Clisson: il faut que j'y donne un coup d'oeil en passant. --Comme vous voudrez... Ils marchèrent à côté l'un de l'autre, en silence; en ce moment ils traversaient un chemin creux. --Et qu'est-ce que vous allez faire à Rassé, madame? continua le paysan... Je vous fait cette question, parce que... si quelqu'un ne vous y connaît pas, je doute qu'on vous laisse entrer dans la ferme... --A cause de Madame? --Ah! vous savez qu'elle y est. --Oui. --Tous vos amis ne le savent pas, cependant. --Je serai franche avec vous, monsieur, reprit Fernande. J'ai besoin de voir son Altesse Royale. Si vous pouvez avoir l'autorité de me faire obtenir une audience de Madame, je vous en aurai une éternelle reconnaissance. Fernande parlait ainsi, car la voix claire de l'inconnu, sa finesse, sa distinction, lui prouvaient qu'elle n'avait pas eu affaire à un paysan, comme elle le croyait d'abord, mais à quelque jeune gentilhomme déguisé, ainsi que cela était si commun en Vendée. --Une audience de Madame? Oh! c'est difficile. Aujourd'hui surtout. --Ah! mon Dieu! --Vous ne savez donc pas qu'elle s'est battue toute la journée? --Si, je la sais? Il faudrait, pour l'ignorer, ne pas avoir entendu les récits enthousiastes qui ont été faits de sa conduite. --Alors... vous comprenez... elle est fatiguée. --Hélas! --Cela vous contrarie? --Cela ne me contrarie pas: cela m'afflige. --Vraiment! --Monsieur, à un gentilhomme je ne tairai rien de ce qui est mon secret à moi. Madame a mon bonheur entre ses mains, plus que mon bonheur, elle a ma vie. Un mot d'elle peut me rendre la plus heureuse ou la plus infortunée des femmes. --Je comprends, vous êtes impatiente. --Ce n'est pas de l'impatience, c'est de l'angoisse. L'inconnu paraissait vivement intéressé par les paroles de la jeune fille. Quand Fernande dit que la princesse «avait entre les mains son bonheur et sa vie,» il ne put retenir un mouvement de surprise. --Eh bien, madame, je vous donne ma parole que vous verrez la princesse; je ne sais pas comment je m'y prendrai, reprit-il en souriant, mais... mais vous la verrez! Cependant ils étaient arrivés à ces postes de la route de Clisson, auxquels le paysan devait donner un coup d'oeil. Quand il s'en approcha, un homme se détacha pour venir reconnaître les nouveaux arrivants. Il se contenta de demander le mot de passe. Mais le paysan entrouvrit son manteau, et l'homme, s'inclinant profondément, se retira. Fernande ne tarda à s'apercevoir du respect profond qu'on témoignait partout à son compagnon, et s'applaudit encore plus de l'avoir rencontré. Grâce à lui, elle pourrait parvenir auprès de Madame. Qu'avait-elle donc à lui dire? Enfin parut derrière un bouquet de bois le toit de la ferme de Rassé. L'inconnu entra sous bois, escorté de Fernande, que l'émotion commençait à prendre. Les chouans qu'ils rencontrèrent sur leur chemin témoignaient toujours au jeune paysan ce même respect qui avait tant frappé mademoiselle Grégoire. En passant sous le berceau de feuillage qui se dresse au devant de la ferme, un homme se précipita vers le paysan. Il allait sans doute lui adresser des reproches, on le jugeait à l'expression de sa physionomie, quand celui-ci montra d'un geste son compagnon. Ils entrèrent dans la maison, et le paysan, marchant devant Fernande, la guida dans une chambre à coucher très-simple, meublée d'un lit, d'un secrétaire, d'une table, d'un fauteuil et de deux chaises. Mobilier primitif! --Je vous ai promis de vous faire obtenir une audience de Madame, n'est-ce pas? Eh bien! je tiens ma parole. Et il enleva son chapeau. Fernande jeta un cri. --On vous a parlé de Petit-Pierre, reprit-il gaiement. Petit-Pierre... c'est moi, et Madame tient toujours les promesses de Petit-Pierre... La princesse souriait. Fernande tomba à genoux, les mains jointes... II LE RÉCIT --Relevez-vous, mon enfant, dit Madame. On ne se met à genoux que devant Dieu. Fernande se releva; mais ses larmes l'étouffaient: elle ne pouvait parler. --J'étais dans l'église, en même temps que vous, continua la princesse. Je vous ai entendue appeler et invoquer Dieu. Vous souffrez? Dites-moi votre souffrance, et puisque je puis vous consoler, ayez confiance en moi... Fernande essuya ses pleurs; puis regardant timidement la duchesse: --Madame, dit-elle, vous seule pouvez me sauver... N'êtes-vous pas ma Providence et mon seul espoir? J'aime, j'aime ardemment un de vos gentilshommes et... Fernande baissa les yeux. Quelle est la femme qui ne rougirait pas en faisant la confidence de son amour? Avec sa délicatesse féminine si exquise, Madame comprit le trouble intime de la jeune fille. Elle lui prit la main, et lui montrant une des chaises: --Asseyez-vous là, mon enfant, dit-elle. Parlez, et ne craignez rien. Personne autre que moi ne vous entend. Puisque c'est à moi que vous avec voulu confier le soin de votre bonheur. Eh bien!... parlez! Fernande se sentit gagnée aussitôt par l'expression pleine de bonté du langage de Madame. --Laissez-moi vous dire, reprit-elle plus bas... Votre Altesse doit connaître mes angoisses et mes combats avant le jour où je me suis décidée à venir me jeter à ses pieds... La première fois que je l'ai vu..., je vivrais cent ans que je me rappellerai toujours cette heure-là!... La première fois que je l'ai vu, c'était par une belle matinée d'été. Le soleil était radieux, et au dehors l'émeute grondait. C'était le 29 juillet 1830. Madame pâlit un peu. Le souvenir de ces temps néfastes l'impressionnait toujours. --Il venait remplir son devoir. Le Roi lui avait ordonné de mourir, il allait à la mort. Par bonheur, Dieu m'avait mise sur son passage... j'eus la joie de le sauver. Mais quand il partit, oh! Madame, je sentais bien qu'il ne partait pas seul et que mon coeur s'en allait avec lui. De longs mois se passèrent. Enfin, un matin, je sentis mon coeur battre violemment, j'eus le pressentiment que j'allais le revoir. Et, en effet, on vint m'avertir qu'il me demandait... La jeune fille s'arrêta. --Oh! que je fus heureuse! Je me suis dit bien souvent que j'avais expié depuis toutes mes joies d'un seul moment. Il venait dire qu'il m'aimait, que depuis notre rencontre, il n'avait pas cessé de m'aimer... Il venait dire que c'était à moi de décider si je consentais à devenir sa femme. Consentir! consentir à cela qui était le rêve le plus ardent de ma vie!... Madame, je lui ai tout raconté: mon amour pour lui, que je n'avais même pas combattu tant il me paraissait loyal et profond. Pourquoi lui aurais-je menti? C'était ma joie suprême que l'aveu prononcé par ses lèvres. Je me sentais bien heureuse!... Il me prit la main, et nous échangeâmes le serment d'être l'un à l'autre, avec la confiance de notre loyauté commune. La princesse ne cachait pas le vif intérêt qu'elle prenait à cette naïve histoire d'amour... Oh! comme on a eu raison de le dire: L'amour est toujours banal et toujours nouveau! --Continuez, mon enfant, dit-elle. --Votre Altesse ne comprend pas où je veux en venir? Qu'elle me pardonne si je m'étends ainsi sur les détails de notre rencontre... Mais il me semble que je suis devant mon juge, et qu'il doit tout connaître... Je croyais que rien ne pouvait empêcher notre bonheur, continua Fernande. Il était libre et j'avais le droit de penser que je l'étais aussi. Son père, ses frères, sa soeur avaient succombé pour le Roi. Ma mère, à moi, était morte, et mon père m'avait toujours laissée libre de mes actions. Je me fiançais, confiante et assurée. Il venait à peine de me quitter que mon père parut... O madame, à vous seule au monde je consentirai à raconter une pareille chose!... Mon père! cet homme dur, implacable, qui ne connaît d'autres règles que sa volonté, d'autres lois que son intérêt, il venait m'ordonner de me préparer à un mariage arrêté par lui. Je me débattis en vain. Sa volonté était là. Enfin... Elle s'arrêta. Puis courbant le front: --Madame, reprit-elle, je ne vous ai pas encore nommé celui auquel j'appartiens devant Dieu. Il faut que vous connaissiez son nom pour comprendre l'horreur où j'ai été jetée: c'est le marquis de Kardigân! --Jean-Nu-Pieds! --Oui, madame... --Vous avez bien choisi, mon enfant, et votre coeur ne s'est pas trompé. Celui-là est, en effet, un vrai gentilhomme, et le digne fils des chevaliers d'autrefois. --Vous avez connu, madame, les catastrophes répétées qui ont brisé cette famille... La princesse fit un signe affirmatif. --Des quatre enfants, il n'en restait qu'un seul de vivant: Jean... L'autre fils, Philippe, était pour son père et pour son frère, mort, car il avait renié la croyance de ses aïeux... --Les Kardigân sont grands à mes yeux, dit noblement Madame. Ils ont plus fait que dix générations, à eux seuls. J'ai oublié la chute de l'un d'eux... --Vous l'avez oubliée, vous, madame, parce que le coeur de Votre Altesse Royale est bon et élevé... mais le père, le vieux gentilhomme, l'ancêtre, ne l'avait pas oubliée, lui! Il avait chassé, au mépris des lois des temps modernes, son fils renégat de sa famille. Il lui avait arraché son nom, en lui disant: «Les Kardigân ne te connaissent plus. Va-t'en de ma famille!» Et le fils avait obéi. Il avait changé de nom... Et c'était lui que mon père voulait me faire épouser. --Pauvre fille! --Oh! oui, pauvre fille... Trop heureuse encore si mes malheurs avaient dû s'arrêter là. J'ai vu, au milieu de la nuit, les deux frères, armés l'un contre l'autre, l'épée à la main, ne se reconnaissant pas; j'ai vu mon fiancé tomber blessé... Je pouvais croire tous mes malheurs, toutes mes angoisses finis, car j'étais auprès lui, et mon père ne pouvait plus me forcer d'épouser un homme que je n'aimais pas, puisque le mari qui me destinait était le frère de mon fiancé... Il se retirait, me laissant libre... Mon coeur s'ouvrait à l'espérance et à la joie... Libre et aimer, que pouvais-je souhaiter de plus? Madame était fort émue. Elle savait avec sa haute intelligence, que la vie cache des drames sombres, bien plus impressionnants que toutes les créations des poëtes, mais elle ne croyait pas que rien pût atteindre à un pareil degré. --Continuez votre confession, mon enfant, dit-elle. Vous avez bien fait de ne me rien cacher. Je ne comprends pas encore comment je pourrai vous être utile; mais, pour peu que ce soit possible, ou que cela dépende de moi, je vous promets que vous ne regretterez point d'être venue vous jeter à mes pieds. Fernande saisit la main de Madame et la baisa. Une larme brûlante roula de ses yeux et tomba sur cette main. --Allons, du courage, chère petite... Qu'avez-vous donc à me demander? --J'ai à vous demander la vie, Altesse, et c'est pour cela que vous me voyez si émue. Cette simple réponse remua profondément la Duchesse. Elle était partie du coeur et la touchait au coeur. Machinalement, elle regarda autour d'elle, et hocha tristement la tête. On venait lui demander la vie, et l'implorer, et la supplier, le soir d'une défaite, lorsque l'étoile de sa race semblait pâlir! Ses aïeux recevaient les solliciteurs dans leur palais, resplendissant de lumières et de luxe, gardé par des soldats qui portaient les plus illustres noms du royaume. Elle, elle recevait dans une humble chambre d'une ferme de village... C'était, en effet, une imposante scène dans sa simplicité que cette reine, mère d'un roi et fille d'un roi, obligée de se déguiser et de cacher ses membres délicats sous la bure grossière d'un vêtement de paysan; que cette belle et jeune femme, reléguée, elle la plus grande dame de France, dans une pièce sombre, à peine éclairée d'une chandelle fumeuse, meublée à la hâte, et se demandant si, à l'heure même, un des siens ne mourait pas obscurément pour la défendre? Cette antithèse violente du passé et du présent la saisit au coeur et la fit penser. On la sollicitait donc encore, elle dont la tête était mise à prix! Puis ses yeux se reportèrent sur la pauvre jeune fille inclinée devant elle, et qui venait «lui demander la vie...» Alors elle se jura intérieurement de tout faire pour lui rendre ce bonheur perdu, et quoi qu'elle sollicitât, de ne la quitter que joyeuse et consolée... Fernande attendait un mot de Son Altesse pour continuer son récit, quand, au loin, à travers la nuit, on entendit retentir le galop effréné de plusieurs chevaux sur le pavé de la route. Par instants, le vent tiède apportait le hennissement des montures. Madame ouvrit la fenêtre et appela. Un paysan se présenta. --Mon gars, va à la découverte... et sache qui nous arrive. Le gars prêta l'oreille. --Je le sais, Madame... c'est mon maître Jean-Nu-Pieds qui revient. --Lui! dit la princesse, et elle regarda Fernande qui chancela. Aubin Ploguen, le lecteur l'a reconnu, se pencha vers Fernande, et lui dit, de manière que la princesse pût entendre: --Ne craignez rien, maîtresse. _Ma Tante_ est bonne... ayez foi en elle. --Ah! tu connais donc ce qu'elle a à me demander? mon gars, dit Madame avec un sourire. --Je le sais. --Elle te l'a raconté? Aubin Ploguen s'inclina, puis: --C'est moi qui lui ai conseillé de venir, ajouta-t-il tranquillement. --Et tu as eu raison, mon gars: elle ne s'en repentira pas. --C'est mon opinion. Madame se mit à rire. --Va dire à ton maître, reprit-elle, que je le prie de venir me trouver. Aubin Ploguen s'éloigna de la fenêtre que la princesse referma. --Quoi! Votre Altesse veut.. s'écria Fernande en pâlissant. --Retirez-vous au fond de la chambre, mademoiselle. J'ai ma mission: il faut que j'écoute ce que va me dire mon féal. Fernande recula dans le fond de la pièce, ainsi que le lui avait ordonné la princesse. L'humble chandelle ne répandait qu'une lueur tremblante qui assombrissait les deux tiers de la chambre. Mademoiselle Grégoire comprit que Jean la distinguerait à peine et, en tout cas, ne la reconnaîtrait point. En effet, M. de Kardigân entra presque immédiatement et vint saluer la princesse, attendant qu'elle lui adressât la parole. Madame, d'un coup d'oeil, s'était aperçue que la jeune fille ne verrait pas son incognito trahi. --Eh bien! marquis, dit-elle, avez-vous fait la reconnaissance? --Oui, Madame. --Avez-vous poussé jusqu'au château de la Pénissière? --Oui, Madame. J'y ai trouvé quelques-uns de nos amis. Ils attendaient les délégués du Midi. --Et rien de dangereux? --Je l'ignore. Sur la route nous avons aperçu un grand nombre de soldats de ligne et quelques dragons. Je crains que le général Dermoncourt n'ait eu avis de la réunion royaliste qui doit s'y tenir demain. --Ah! murmura la princesse, en fronçant le sourcil, ceci est grave. Je tiendrais cependant à ce que l'entrevue de la Pénissière ne fût pas troublée. --Votre Altesse me permet-elle une observation? --Si je vous la permets? Je vous la demande, au contraire. Vous êtes de ceux, marquis, qui sont bons soldats dans la bataille, et bons juges dans le conseil. --Eh bien! Madame, il faudrait peut-être avertir vos amis de transporter la réunion ailleurs... à Clisson, par exemple. J'ai comme un pressentiment que nos ennemis pourraient bien diriger demain une colonne d'attaque contre le château. --En effet... --Il est environ minuit: Votre Altesse doit être écrasée de fatigue. Au surplus, demain dès la première heure, il sera encore temps de prendre une décision à cet égard. Si Madame le désire, M. de Charette, M. de Coislin et moi, nous pourrons nous réunir ici demain matin. --Très-bien! c'est en effet ce qu'il y de mieux à faire. --Alors... Jean faisait deux pas dans la direction de la porte: Madame étendit le doigt. --A propos, marquis, j'aurais besoin de vous dans un quart d'heure. --Je suis aux ordres de Madame. --Envoyez-moi donc votre serviteur... Comment le nommez-vous, ce gars-là? Il a une figure qui me revient. --Aubin Ploguen, Madame; son père a été de ceux de la grande chouannerie. --Envoyez-le moi, continua la princesse, et dites-lui d'attendre là, sous ma fenêtre. Quand j'aurai besoin de vous, je n'aurai qu'à ouvrir la fenêtre pour dire à Aubin Ploguen d'aller vous chercher. Le marquis salua et sortit. --Allons, venez maintenant, mon enfant, dit Madame, tout haut, quand Jean-Nu-Pieds eut disparu, et achevez-moi votre récit. Votre père ne pouvant plus vous donner à un autre, votre fiancé et vous vous aimant, de qui pouvait venir le refus à votre mariage? Fernande répondit en relevant le front, non sans fierté: --De lui d'abord, de moi ensuite. --De lui et de vous? Je ne comprends plus, alors... --Ah! Madame, il y a une fatalité entre nous, la fatalité du crime! Il y avait dans le passé de mon père... un acte que moi, sa fille, je n'ai pas le droit de juger, mais que, chrétienne, je condamne. Fernande tira de sa poche un papier; c'était la copie du testament de M. de Kardigân que Jean lui avait envoyée naguères. --Lisez, Madame, dit-elle. La princesse, étonnée, ne comprenait pas. Alors, la jeune fille déplia le papier et lut elle-même: «Vous ne devez jamais vous laisser aller aux concessions du siècle. Il est des hommes que vous devez haïr. Mon fils, qu'il n'y ait jamais rien de commun entre vous et ceux qui ont renversé le Roi. Quant à ceux qui vivent encore parmi les régicides, votre devoir est de les punir si Dieu le permet. Je ne vous dis pas que je vous défends de faire commerce avec eux: mon fils ne peut les aimer, ni aimer leurs filles, ni aimer les leurs. Car s'il en était autrement je sortirais de ma tombe pour vous maudire! Que ma malédiction vous atteigne encore, si vous oubliez que vous n'avez plus de frère. Qu'il soit chassé de votre coeur comme je l'ai chassé de notre famille! Qui fait alliance avec les régicides est régicide. En mourant, je ne lui pardonne pas, n'ayant pas la miséricorde de Dieu. Car Dieu ne pardonne pas, il oublie! Moi, je ne suis qu'un homme, et je ne peux pas oublier...» --Ces lignes implacables, Madame, reprit la jeune fille, sont le testament de feu M. de Kardigân, le père de M. le marquis Jean de Kardigân. Jean a toujours obéi à son père! Madame commençait à entrevoir une partie de la vérité. Elle pressentait le drame. Cette noble femme n'avait pu s'empêcher de frissonner en écoutant les lignes lues par Fernande. Elles respiraient une telle loyauté et, en même temps, une si grande expression de volonté souveraine! Ce devait être ainsi que parlaient Crillon et Bayard. --Je vous ai dit, Madame, que c'était lui qui m'avait refusée, lui qui m'adorait. Il faut que vous connaissiez tout. Voici ce qu'il m'a écrit: «Fernande, je vous envoie les derniers enseignements que m'a laissés mon père en mourant. Lisez, mon amie; quand vous aurez lu, vous comprendrez. Je n'ai pas le courage de vous raconter le malheur qui nous frappe... Je vous aime, Fernande! En cet instant où je vous écris, je suis bien désespéré, et j'ai des sanglots au coeur. Je n'ai jamais aimé, et je n'aimerai jamais que vous. Mais je suis de ceux qui tiennent leur serment, dussent-ils en mourir. J'en mourrais, Fernande, si mon devoir qui m'ordonne de tuer mon amour ne m'ordonnait aussi de vivre. Je n'ai eu que votre image dans le coeur, que votre nom sur les lèvres, depuis le premier jour où je vous ai vue... Aujourd'hui, tout est fini: l'espérance et le bonheur. Je dois plus que mon sang à ceux que je sers; je me dois tout entier. Mon père m'a donné: je n'ai pas le droit de me reprendre. Adieu, Fernande... Le passé ne doit plus exister pour nous. Dieu ne le veut pas... Ah! tenez, je m'étais promis de rester froid en vous écrivant; je m'étais promis... Non, je vous aime, Fernande... je vous aime... et je me meurs de ne pouvoir vous aimer! Que tout soit fini; soit! Mais sachez, ô ma fiancée, que je pleure en traçant ces lignes, où j'ai mis tout ce que j'ai en moi! Adieu. JEAN.» A mesure que la jeune fille lisait, sa voix devenait plus triste et plus brisée. On eût dit qu'en agitant ses souvenirs, le passé revenait plus amer à sa pensée, de même qu'en remuant un vase, on fait remonter la lie du vin à la surface. Madame était émue. Elle prit la main de la jeune fille: cette main était glacée. --Ainsi, ajouta-t-elle, mon père nous séparait encore... mais cette fois tout était fini. Sa volonté pouvait fléchir: celle du mort ne le pouvait pas. Désormais entre Jean et moi, il y avait un abîme... Il est parti... Je n'ai pas essayé de le retenir. Mais ma vie était un long supplice. Un jour j'ai revêtu des vêtements de paysan, et je suis venue le rejoindre. Il m'a reconnue... j'allais m'éloigner de lui à jamais, quand cet humble soldat que vous avez vu m'a conseillé d'aller... Mais, Madame, il faut que je termine l'aveu: aveu cruel, car c'est à vous, la petite-fille de Louis XVI, que je dois le faire. Ce n'est plus seulement la douleur, c'est la honte qui m'abat... la honte, car je vais humilier à vos pieds, en implorant le pardon d'un crime, celui dont je sors... Elle se recula, puis mettant un genou en terre: --Madame, je suis la fille du citoyen Lucien Grégoire, le régicide! III LES CONSÉQUENCES DU PLAN D'AUBIN PLOGUEN L'affabilité et la bonté de Madame sont restées légendaires. Les rares Mémoires publiés en 1830 rapportent que le secrétaire de ses commandements recevait chaque matin plus de deux cents demandes d'audience, dont bien peu demeuraient sans réponse. Cependant, elle recula de deux pas en entendant l'aveu de la jeune fille. Peut-être se rappelait-elle le mot de Charles X, qu'il n'est pas inopportun de consigner ici, mot que prononça le vieux roi, comme pour se consoler d'une des fautes que lui fit commettre le loyal, mais parlementaire M. de Martignac. Ce ministre présentait à la signature de Sa Majesté une ordonnance qui nommait le fils d'un régicide à une préfecture importante. Charles X regarda le nom, puis, se tournant vers M. de Martignac: --Est-ce que son père?... demanda-t-il... Le ministre s'inclina. --Oui, Sire, répondit-il. Et comme le pauvre souverain constitutionnel hésitait à signer l'ordonnance, M. de Martignac entreprit de prouver que cette nomination serait un acte de bonne politique qui ferait voter avec le centre deux ou trois influents députés de la gauche. --Après tout, reprit le roi en soupirant, ce n'est pas de sa faute... Je puis nommer préfet le fils d'un régicide: je ne nommerais pas son gendre; car on choisit son beau-père, et on ne choisit pas son père. Et il signa... ... Il y eut un silence de quelques minutes, pendant lequel la princesse regardait fixement Fernande. Elle lut tant de douleurs, tant d'angoisses sur ce visage pâli par les larmes, qu'elle eut pitié. --Venez, mon enfant, et dites moi ce que je puis faire pour vous, prononça-t-elle doucement. --Oh! Madame! Madame! s'écria Fernande, qui se précipita à ses genoux en pleurant. Elle pressa la main de la duchesse et la baisa. --Allons, mon enfant, reprit Madame, asseyez-vous là, et parlez-moi comme à une amie. Cette phrase toucha d'autant plus Fernande que la princesse répétait ainsi, connaissant sa condition, la même phrase qu'elle avait dite quand elle l'ignorait encore. --Hélas! Madame, nous avons lutté, nous avons été vaincus, ou, du moins, moi j'ai été vaincue, je vous l'ai avoué. Je l'aime et il me serait impossible de vivre sans lui. Quand je faisais le sacrifice de mon bonheur, quand je me décidais à me retirer dans un couvent, je sentais bien que tout était fini et que j'en mourrais... Vous pouvez nous sauver. Une seule personne peut relever le fils d'un gentilhomme de l'obéissance à l'ordre de son père: le Roi de France. N'êtes-vous pas Régente? Et lorsque vous direz au marquis de Kardigân: Je vous ordonne d'épouser celle que vous aimez, le marquis de Kardigân s'inclinera. La demande de Fernande, bien que logique, étonna la princesse. --Continuez, dit-elle. --Je n'ai rien à ajouter, Madame. A vous de décider... Quel que soit votre arrêt, je l'accepte d'avance et je le respecterai. La princesse était émue. Elle se disait que le plus haut privilège de sa naissance n'était peut-être pas tant sa glorieuse maternité, que le pouvoir de donner le bonheur à ceux qui étaient si près de le perdre à jamais. Pourtant un autre sentiment combattait dans le coeur de la princesse le premier élan de sa généreuse pensée. Elle se demandait si, à une époque où les consciences étaient si troublées, elle devait accepter un compromis, même unique, et pour ainsi dire charitable, entre la Royauté et la Révolution. Puis elle réfléchit aux services si grands, si éclatants de cette noble famille des Kardigân; elle songea, sans doute, que c'était récompenser hautement et royalement le dernier de ce nom, en le faisant heureux malgré lui. --Vous avez eu raison d'en appeler à la régente de France, mademoiselle, dit-elle avec une noble dignité, la régente de France a entendu votre appel et y répondra. Fernande croyait rêver. Alors la princesse ouvrit de nouveau la fenêtre et appela une seconde fois Aubin Ploguen, selon l'ordre qu'elle avait donné. Le Breton s'élança: il avait la joie au coeur. D'un signa de tête imperceptible, Fernande lui avait appris que la duchesse consentait. --Retirez-vous encore dans l'ombre de la chambre, mademoiselle, dit-elle. Jean-Nu-Pieds entra. --Marquis, dit Madame avec un sourire, vous croyez peut-être que je vous ai appelé pour compléter les ordres que je vous ai donnés au sujet de votre mission à la Pénissière? --Madame... --Vous êtes étonné? Vous ne comprenez pas? --Je l'avoue. --Vous le serez encore bien plus tout à l'heure. Le marquis était bien plus qu'étonné: il était stupéfait. Madame reprit: --Je vous ai fait venir pour vous apprendre que je vous marie! Il ne put retenir un cri et changea de couleur. --Êtes-vous disposé à m'obéir? --Madame!... --Ah! ah! mon féal, il me semble que vous discutez mes ordres. Ne me devez-vous pas obéissance passive? --Oui, Votre Altesse. --Reconnaissez-vous que si je vous ordonnais d'aller vous faire tuer, vous iriez... Ce ne serait pas la première fois, au reste! --Madame! --Eh bien, je vous ordonne d'accepter celle que je vous destine. --Venez, mademoiselle Grégoire! ajouta-t-elle en se tournant vers le fond de la chambre. Jean-Nu-Pieds regardait Fernande qui s'avançait émue et chancelante: --Fernande! Fernande! murmura-t-il. --Oui, Fernande, votre fiancée aujourd'hui, et bientôt votre femme. --Mais Votre Altesse ne sait donc pas... --Je sais que je suis la Régente de France, reprit Madame, et que j'ai le droit, au nom du Roi, mon fils, de relever un de mes gentilshommes d'un serment! Je sais que vous avez juré à votre père, marquis, de fuir et de maudire les régicides et leurs enfants jusqu'à la dixième génération. Mais, quand moi, je vous donne la main d'une de leurs filles, vous pouvez l'accepter! Si votre noble père était vivant, je lui dirais: Je veux, et il obéirait. C'est à vous que je dis: Je veux. Obéissez! --Oh! Madame... La princesse crut que le jeune homme résistait. Elle releva le front et s'approcha de la fenêtre ouverte. Nous avons dit que cette fenêtre donnait sur le bouquet de bois qui englobait la ferme. Il faisait nuit, mais au loin on entendait encore de temps à autre quelques coups de fusil isolés. --Venez, marquis, écoutez! reprit-elle. Le seul, le vrai roi de France, le descendant de Philippe Auguste et de saint Louis ne règne que sur une langue de terre. On lui a pris son royaume, son peuple et son armée. Son royaume... est une ferme; son peuple... quelques paysans; son armée, les meilleurs gentilshommes de France, mais qui ne feraient pas le nombre d'une compagnie sur le champ de parade, s'ils font dix régiments sur le champ de bataille! Refuserez-vous, vous, l'un de ceux-là, l'obéissance que je réclame en son nom, à un ordre de ce roi sans royaume, sans peuple et sans armée? Jean-Nu-Pieds tomba à genoux, comme Fernande quelques instants auparavant. --Oh! soyez bénie! soyez à jamais bénie, Madame. --Marquis, je vous relève de votre serment. Votre père, qui vous l'a imposé, comme moi pardonnerait la tache originelle de cette enfant puisque je lui pardonne bien, moi! Allez et soyez heureux!... Dieu vous garde! Elle mit la main du jeune homme dans celle de la jeune fille. Ils baisèrent, à genoux, celle que leur tendait la princesse, et se retirèrent de cette humble chambre, où la première femme de France venait de récompenser l'un des siens par un don plus précieux que l'Ordre du Saint-Esprit ou de la Toison d'Or. Elle les regarda disparaître et passer ensuite sous les grands arbres. Alors, seulement, cette noble princesse sentit la fatigue qui l'écrasait. Elle referma la fenêtre et murmura dans la langue italienne qu'elle parlait si bien ces deux vers d'un poëte de son pays: O jeunesse, printemps de la vie... O printemps, jeunesse de l'année. ... * * * * * ... Jean serrait le bras de Fernande contre le sien et se perdait avec elle sous la feuillée. Comme cette promenade nocturne différait de celle qu'ils avaient faite ensemble quelques jours auparavant! Ils ne se parlaient pas. L'émotion ressentie était trop grande pour que des paroles la pussent traduire. Quoi! après tant de désespérances, ils se voyaient donc réunis, et pour toujours! Tout à coup, une ombre se dressa devant eux. Jean sortait de son silence au même instant, et disait à Fernande: --Chère, c'est Dieu qui vous a inspirée!... --Pardon, monsieur la marquis, répliqua respectueusement la voix de l'ombre, ce n'est pas Dieu. --Aubin! toi, ici? s'écria Jean, stupéfait de trouver là son serviteur. --Je venais saluer la marquise de Kardigân, maître. --Tu sais donc... Fernande serrait déjà la main du Breton. --C'est lui qui m'a inspirée, ami, dit-elle tout bas... --Aubin! ah! que Dieu te récompense. J'allais mourir... Tu nous as sauvés de la mort... car elle aussi en serait morte! Aubin pâlit de joie. Puis il ajouta avec sa philosophie habituelle: --Je ne vous cacherai pas, monsieur le marquis, que c'est mon opinion!... Le fidèle serviteur disparut. Ils restaient seuls, la main dans la main, le coeur rempli de cette ineffable joie que donne le bonheur trouvé dans l'accomplissement du devoir accompli. --Fernande, ma chère femme, dit Jean, sortant enfin le premier de son silence; Fernande, dans un mois nous serons unis l'un à l'autre; que de projets nous pourrons réaliser! Nous ne nous quitterons pas. Ma volonté est de rester jusqu'au bout attaché à mon devoir. J'ai aimé trois choses humaines par-dessus tout: ma patrie, mon roi et vous. Je me dois à ceux-ci... La lutte peut être longue: que ne souffrirais-je pas, si nous étions séparés? --Jean, j'avais pensé ce que vous me dites. Non, il ne faut pas nous séparer. --Jamais! --Jamais... Le bonheur les enveloppait. Ils suivaient lentement le petit chemin qui menait à la chaumière occupée par la jeune fille. Il semblait à M. de Kardigân qu'il devait reconduire sa fiancée à sa demeure. Comme ils passaient devant la petite église, Fernande s'arrêta: --Ami, dit-elle, je voudrais y entrer et prier Dieu... Elle ajouta, serrant doucement la main de celui qui allait devenir son mari: --Jean, vous ne savez pas tout. J'étais entrée dans cette petite église, il y a quelques heures, le coeur brisé. Il me semblait que nous étions pour toujours séparés l'un de l'autre. Je m'étais jetée aux pieds du Sauveur, le suppliant de me sauver, car je n'avais pas la force de vivre sans vous, et je n'avais pas le courage d'être lâche avec vous! Et il y a des malheureux qui osent dire que Dieu n'entend pas... que Dieu est sourd à nos prières!... Dieu m'a entendue... Madame priait Dieu à côté de moi!... Et comme le jeune homme la regardait étonné, elle lui raconta cette rencontre d'où était sortie son allégresse, cette rencontre qui avait fait d'elle une femme heureuse entre toutes les femmes. Les églises de Bretagne, celles du moins des communes jetées dans le mouvement royaliste, restaient ouvertes toute la nuit. Il fallait que le soldat qui s'apprêtait à toute heure à mourir pût à toute heure aussi prier Dieu. Ils y rentrèrent et allèrent s'agenouiller devant cette légende de Pie V dont nous avons dit la douce poésie. Le ciel ne venait-il pas de faire un miracle pour eux comme il avait fait un miracle pour le saint Pape? Quand ils en sortirent, ils se sentaient bien et complètement unis. Il leur semblait que, dès lors, la destinée mauvaise ne pouvait plus avoir son influence néfaste sur eux; il leur semblait que, quittes avec l'infortune, les jours heureux allaient luire enfin après les jours tristes. Et pourtant, quand arrivés à la chaumière ils durent se séparer, une vague crainte les prit. Jean partait le lendemain; non que l'appréhension du danger pût gagner ces âmes fortes, le danger pour eux était devenu le compagnon de chaque jour auquel on ne fait plus attention; mais était-ce un pressentiment? Fernande tendit son front à son fiancé. Il la prit dans ses bras, et la serra longuement sur son coeur: --Dieu nous garde! murmura-t-il. Et pendant qu'elle rentrait dans sa pauvre petite maison, il s'éloigna à grand pas. * * * * * Le lecteur sait quelle mission le marquis avait reçue. Il devait se rendre au château de la Pénissière, et transmettre aux royalistes qui y seraient rassemblés les ordres de Madame. La première intention de Jean-Nu-Pieds avait été de partir seul; puis il s'était résolu à emmener Aubin Ploguen. Dès l'aube, ils sellaient leurs chevaux tous les deux, quand un cavalier parut à quelques pas: --Eh bien! cher ami, tu veux donc aller t'amuser sans moi? --Henry! s'écria Jean en apercevant son ami. --Moi-même! cela t'étonne, hein? il y a si longtemps que tu ne m'as vu! M. de Puiseux s'arrêta court, et regarda son ami d'un air curieux: --Ma foi, voilà qui est bien amusant! s'écria-t-il d'un ton de bonne humeur. --Quoi, s'il te plaît? --Tu n'es plus le même. --En vérité! --C'est comme j'ai l'honneur de te le dire. Il y a en ta seigneurie quelque chose de changé. Quoi? je ne le sais pas au juste..., mais il y a quelque chose. --Tu trouves? répliqua Jean en souriant gaiement. --De la gaieté, maintenant! Diable, voilà qui est embarrassant! L'énigme se change en mystère. Henry de Puiseux regardait alternativement le marquis et son serviteur, comme s'il eût dû lire sur leur visage la réponse à ce qu'il demandait. Mais Jean-Nu-Pieds restait impénétrable autant et plus que le brave Aubin Ploguen; néanmoins, il y avait en eux comme une transfiguration. Jean eut pitié de la curiosité de son ami; il sauta à cheval. --Allons, viens avec nous, dit-il. Henry fit faire volte-face à sa monture et se plaça à côté du marquis. --D'abord, où allons-nous? --Au château de la Pénissière. --Bravo! --Tu applaudis? --Je crois bien. --Pourquoi? --Parce que nous aurons, évidemment, à en découdre. --Comment le sais-tu? --C'est mon idée... Les chiens de chasse sentent le gibier; moi, je sens les coups de fusil. Chacun sa nature. --A la grâce de Dieu, alors! --Soit; mais, avant, aurais-tu la bonté de m'expliquer la source du contentement... que dis-je? de la joie qui est gravée sur tes traits? Il n'est pas jusqu'à notre ami Aubin qui n'ait l'air de s'envoler dans l'air. Vous êtes positivement plus légers, mes chers amis? --Tu ne te trompes pas. --J'en étais sûr. Maintenant, pourquoi êtes-vous si heureux? --Cherche! --Avez-vous trouvé la pierre philosophale? --Pas précisément. --Alors... --Mais nous avons du moins trouvé quelque chose de plus précieux. --De plus précieux? Diable! Et qu'est-ce, s'il te plaît? --Le bonheur! Les trois Vendéens traversaient en ce moment une lande couverte de genêts et de bruyères. Il soufflait un vent léger, chargé de senteurs âcres. La journée s'annonçait comme devant être chaude. Henry fit faire un bond à son cheval en entendant la réponse de son ami. C'est que, dans sa surprise, il l'avait vigoureusement éperonné. Jean le regardait, souriant toujours. --Ah! tu as trouvé le bonheur! --Ma foi, oui. --Et quand cela, je te prie? --Hier au soir. --A quelle heure? --A minuit. --Et où? --Dans la ferme de Rassé. Ces réponses énigmatiques déconcertèrent de Puiseux à un tel point, que Jean et Aubin se mirent à rire. --Ma parole, il faut que tu sois bien changé pour rire avec un pareil entrain, dit-il. Il y a trois jours seulement, tu me navrais. --Cher ami, il y a trois jours, j'étais le plus malheureux, et, aujourd'hui, je suis le plus heureux des hommes! Le marquis prononça cette phrase avec une voix si vibrante, avec une joie si contenue, que le coeur de Ploguen en fut doucement remué. --Je me marie dans trois semaines, dit-il, et demain, j'espère, je pourrai te présenter à celle qui sera madame de Kardigân. --Allons donc! Alors, en quelques mots, il raconta à son ami l'histoire d'amour, si simple et si touchante, que nos lecteurs connaissent. Il lui raconta comment il avait connu Fernande, et comment ils s'étaient aimés; puis, par quelle fatalité maudite leur amour avait été presque condamné dès sa naissance. On sentait que Jean racontait avec un douloureux bonheur ces heures d'angoisses et de tortures où il s'était cru à jamais séparé de la jeune fille, de même que le matelot aime à se rappeler dans le calme du port les inquiétudes de la tempête. Comme ils avaient souffert tous les deux! et comme ils avaient bien gagné leur bonheur présent! Quand il en vint à l'épisode de Fernande déguisée en paysan, et venant demander un asile au château de Kardigân, Henry poussa un cri de triomphe! --Parbleu! Pinson... je l'avais deviné!... --Cher ami, reprit-il, ma fiancée est cette femme, voilà tout ce que j'ai à te dire... Quant à Madame!... Oh! Madame, j'ai une envie folle de me faire tuer aujourd'hui pour elle. --Elle t'en voudrait trop! --C'est vrai! Les chevaux galopaient. Le château de la Pénissière est situé à une heure et demi de Clisson, environ. Ils approchaient du but de leur expédition, et déjà ils s'apercevaient de ce que l'ordre de la princesse avait de prudent. On distinguait nettement çà et là les traces encore fraîches du passage des troupes de ligne. --Tu as raison, dit Henry, en les examinant, je vois que nous aurons à en découdre aujourd'hui. En avant! --En avant! répéta Aubin Ploguen. Les trois cavaliers prirent le grand galop et disparurent derrière un épais rideau de poussière. Le soleil s'était levé sur cette journée qui allait ajouter aux annales de l'histoire de France quelque chose d'aussi beau que le combat des Trente ou que la bataille de Fontenoy. IV LA RECONNAISSANCE L'histoire a retenu les noms de quelques-uns des royalistes qui étaient ce jour-là au château d'Homère. Il y avait M. le marquis de Grandlieu, M. de Girardin, Henry de Puiseux et le marquis de Kardigân. Ils étaient quarante-cinq, appartenant presque tous aux premières familles de la province; leurs chefs étaient deux anciens officiers de la garde royale. Enfin deux paysans, ex-trompettes d'un régiment de ligne, complétaient la garnison. Quand nos trois héros arrivèrent, ils furent accueillis par des acclamations générales. Henry et Jean étaient fort aimés, Henry pour sa gaieté et son entrain, Jean pour son indomptable courage. Le marquis expliqua la volonté de Madame. Le conseil des royalistes arrêta que cette volonté serait respectée naturellement; mais qu'en exécutant les ordres de la princesse on se porterait sur les communes de Lugnau et de la Buffière pour y désarmer la garde nationale. Il était environ neuf heures du matin. Les légitimistes ne pouvaient s'attendre à être attaqués, et bien qu'ils fussent armés, ils croyaient que l'autorité militaire n'était pas instruite de leur réunion. Cependant, vers dix heures, Aubin Ploguen qui, monté sur le faîte de la maison, guettait dans la plaine, aperçut un paysan qui accourait vers le château, à travers champs. Ce paysan s'arrêtait de temps à autre, regardait derrière lui, puis restait quelques instants couché dans l'herbe à plat ventre. Ensuite il reprenait sa course. Le brave chouan ne voulut pas interrompre le conseil de ses maîtres. Il quitta son observatoire, descendit rapidement l'escalier, et arriva dans la cour du château. En ce moment même, le paysan y entrait. Il avait reconnu de loin Aubin Ploguen, car il se dirigea vers lui. --Ah! mon Aubin, dit-il encore tout essoufflé, fasse le ciel que j'arrive à temps! C'était Lenneguy, celui que nous avons vu arriver au château de Kardigân, conduisant Fernande déguisée en Pinson. --Comme tu es ému, mon gars, s'écria Aubin. Que se passe-t-il donc? --Les messieurs sont là? --Oui. --Et ils ne se doutent de rien? --Non. --Et toi? --Moi je me doute de quelque chose, parce que j'étais juché sur le toit de la maison, et que je t'ai vu venir de loin. --Ah! oui, toi, tu ne t'endors jamais, mon Aubin... et avec ces coquins de bleu, ce n'est que prudence. --Qu'est-ce que tu as vu? --Viens avec moi. --Tous, ils vont donc rester sans être avertis? --Oh! nous avons le temps. --Bien... Les deux gars sortirent de la cour. A leur droite, s'élevait un petit bâtiment qui bordait un parc. Ils se jetèrent dans le parc, le traversant rapidement. Ils n'avaient pas leurs fusils. Leur seule arme était ce bâton noueux, si terrible dans les mains robustes des Bretons. Arrivés à l'extrémité du parc, ils se trouvèrent arrêtés par le mur de clôture. Ce ne pouvait être un obstacle pour un gaillard comme Aubin. Il se hissa tranquillement sur le mur. --Et moi? demanda Lenneguy. --Attends! Aubin empoigna le gars à la ceinture, et le tira à côté de lui à bras tendu, aussi facilement qu'un enfant eût fait d'une plume. La descente devenait aisée. Ils sautèrent purement et simplement. Puis, une fois en plaine, ils prirent leur course. Lenneguy et Aubin Ploguen couraient côte à côte, la tête haute, la bouche fermée et les coudes serrés à la hanche. Leur pas égal atteignait à la vitesse d'un cheval au grand trot. On a vu des Bretons franchir ainsi des espaces considérables: quand ils se sentent fatigués, ils attrapent un caillou tout en courant et se le mettent dans la bouche. Ce rafraîchissement leur permet une nouvelle étape! En une demi-heure, ils franchirent six kilomètres à peu près. Qu'on ne soit pas étonné; le fait s'est produit souvent. Quand Lenneguy s'arrêta, ils étaient dans ce qu'on appelle une _combe_. La combe est ce creux raviné que produisent deux collines à leur point de jonction. Le paysan s'orienta, regardant avec soin autour de lui; puis il se mit à plat ventre et se grimpa comme un chien à quatre pattes sur le haut d'une de ces collines. Arrivé au sommet, il fit signe à son compagnon de venir le rejoindre. Aubin Ploguen monta auprès de lui, en usant du même moyen. Ce n'était pas une précaution inutile. Les deux collines sont sèches et dépouillées d'arbres, exposées aux regards, même à une certaine distance. Mais évidemment, de loin, ces paysans à quatre pattes, ramassés sur eux-mêmes, devaient ressembler beaucoup plus à des lièvres gigantesques qu'à des hommes. Au sommet commence une sente qui descend tout doucement dans la plaine par une courbe légère. Toute cette étendue de terrain est complètement déboisée; mais Lenneguy et Aubin ne se préoccupaient pas de si peu de chose. Ils avaient été élevés par leurs pères dans les traditions de la grande chouannerie. Tous les deux se mirent la tête entre les deux genoux, de manière à la protéger, puis la recouvrant de leurs bras repliés, ils se laissèrent rouler comme des boules du haut en bas de la colline. Là, autre obstacle. Les druides ont semé de dolmens cette terre granitique de la Bretagne. Or, deux grands dolmens, impassibles dans leur majesté séculaire, se dressaient devant les gars. Seulement, au lieu de passer dessus, comme ils avaient fait en face du mur, ils passèrent dessous. C'était à la fois moins dangereux et plus rapide. Ils se glissèrent en rampant sous l'encastrement des pierres, et arrivèrent à la sortie des dolmens qui donnaient sur la grande route de Clisson. Il y avait à ce moment trois quarts d'heure qu'ils avaient quitté le château de la Pénissière. Par la ligne droite, la distance qui les en séparait était de douze kilomètres; par la route choisie par eux, de neuf. Ils gagnaient donc trois quarts de lieue, et il faudrait aux lignards au moins trois heures pour arriver au château. A quelques mètres sur la gauche, s'étageait sur un coteau le petit village de Roivieux. Ils y entrèrent, comme de simples paysans, et se tenant bras dessus bras dessous. --Tiens! voilà ce que j'ai vu, dit tout bas Lenneguy à son compagnon. Ce que Lenneguy avait vu méritait en effet d'être examiné avec soin. C'était un détachement du 29e de ligne, fort d'environ soixante hommes, et commandé par un adjudant-major. A l'entrée du village attendaient quatre grandes charrettes attelées chacune de trois chevaux. --Hum! hum! grommela Aubin. --Qu'as-tu? --Tu as vu ces charrettes? --Oui. --Elles étaient là tout à l'heure? --Oui. --Attelées? --Non, pas encore. --Et cela ne te dit rien? --Mais... mais non. Aubin répéta: --Hum! hum! Seulement, cette fois-là, au lieu de se croiser les bras comme d'habitude, il se mit à se gratter la tête, ce qui indiquait chez lui une préoccupation très-vive. Évidemment, le digne Breton était fort inquiet. Ces charrettes l'étonnaient et l'effrayaient. Avec son intelligence rusée, il devinait des choses que n'avait même pas soupçonnées Lenneguy. --Cela va mal! murmura-t-il... cela va très-mal. --Tu as des idées! dit Lenneguy en haussant les épaules. --Ma foi, non. --Est-ce que ce n'est pas le temps des foins? Tu sais bien que M. Dubois, le grand fermier, a des voitures et des chevaux nombreux. Je reconnais les charrettes et les chevaux comme étant à lui. --Moi aussi... --Et bien, alors? --Ce Dubois est un bleu: il peut avoir prêté ces machines-là contre nous. Les deux paysans se tenaient debout contre une chaumière, appuyés au mur. Comme si l'événement eût voulu donner raison aussitôt aux soupçons d'Aubin Ploguen, le capitaine adjudant-major les aperçut et poussa son cheval vers eux. --D'où venez-vous donc, vous autres? demanda-t-il. Il me semble que je ne vous ai pas encore aperçus? --Non, monsieur, répondit Aubin, qui poussa du coude son compagnon, comme pour lui dire de le laisser répondre seul. --Et d'où venez-vous? --Du village? --Et quel est ce village? Aubin augmenta encore l'air de niaiserie qu'il avait donné à sa figure. --Eh! c'est le village. --Oui, mais quel est son nom? --La paroisse. Ce capitaine était jeune et instruit; mais il avait souvent entendu raconter par son père, ancien général républicain, qui avait servi en Vendée, les ruses employées par les chouans pour dérouter les soupçons conçus contre eux. Il se rapprocha encore et examina longuement le Breton. Mais le visage de celui-ci resta impassible. Pas un de ses traits ne bougea. C'était une immobilité complète, absolue. Au même instant, un gendarme entra dans le village au grand galop. --Enfin! s'écria le capitaine en l'apercevant. Le gendarme vint droit à l'officier et lui dit tout bas quelques mots. --Pour le coup, reprit le capitaine, nous tenons ceux de la Pénissière. Par malheur, en entendant cette exclamation, Aubin ne put retenir un mouvement qui surprit l'officier. Ce fut pour lui un trait de lumière. Il se tourna vers ses soldats, et d'une voix tonnante: --Empoignez-moi ces gaillards-là! dit-il. Les deux paysans ne bronchèrent pas en entendant l'ordre donné par le bleu. On eût dit qu'il ne les regardait pas. Trois ou quatre soldats s'avancèrent et prirent Lenneguy et Aubin Ploguen au collet pour les entraîner. Au premier rang de ceux qui regardaient se trouvait un vieillard, qui, les yeux sombres, les lèvres serrées assistait à cette arrestation brutale. Il se taisait. Mais Aubin eut le temps de se tourner vers lui et de lui faire de l'oeil un signe imperceptible. Aussitôt le vieillard s'avança. --Pardon, monsieur l'officier, dit-il, en portant la main à son chapeau... --Que veux-tu, mon brave homme? --Faites excuse, mais je crois que vous vous trompez mêmement. --Ah! ah! je me trompe! --Oui, monsieur l'officier. --Et comment? --En faisant arrêter ces deux naïfs-là. --En vérité? --Ce ne sont pas des gars de chez nous. Ils viennent à Roivieux, chaque an, pour voir la famille. Ils habitent la plaine autour d'Angers. --Pourquoi ne se sont-ils pas défendus? --Parce que... dame! vous comprendrez ça, monsieur l'officier... Vous ordonnez qu'on les prenne; ça les trouble, ces pauvres fils. --Ah! ils se troublent. --Ma foi, oui. --Eh bien, mon vieillard, si tu n'avais pas les cheveux blancs, je t'enverrais loger avec eux où on va les conduire. Vous vous entendez tous pour me tromper. Mais, vive Dieu! voilà ce qui ne sera pas. Lenneguy et Aubin étaient déjà au milieu du peloton de soldats, commandé par un sergent. Sur l'ordre de l'adjudant-major on les conduisit à une centaine de mètres en dehors du village, à une ferme de ce M. Dubois, que Lenneguy traitait de bleu. Il y avait une grande cave dans cette ferme. On y fit descendre les deux chouans. Puis, comme les caves bretonnes ferment au moyen d'une trappe qui retombe et bouche l'entrée, on se contenta de placer deux soldats le fusil chargé à l'ouverture. Arrivé dans la cave, Aubin se laissa tomber sur un fût de cidre, cacha sa tête dans ses mains, et songea. Le chouan ne désespérait jamais. Il avait toujours la volonté vivante en lui. Arrêté maintenant, il se disait qu'il serait peut-être libre au bout d'une heure, non qu'il craignît la fusillade qu'on lui réservait. En vérité, c'était la moindre de ses inquiétudes; mais il se rappelait la phrase du capitaine et il avait peur. Celui-ci ne s'était-il pas écrié, quand le gendarme lui eut parlé bas à l'oreille: --Enfin! nous tenons ceux de la Pénissière! Or, c'était _Ceux de la Pénissière_ qu'il fallait sauver avant tout. Comment s'y prendre? --Dis donc, mon gars, ajouta-t-il tout bas à l'oreille de Lenneguy, est-ce que tu n'as pas envie de te sortir d'ici? --Oh! oui. --Cherchons, alors... La volonté n'était pas tout, une obscurité profonde régnait dans la cave. Collés l'un contre l'autre, les deux chouans ne distinguaient même pas leur visage. Lenneguy étendit sa main qui rencontra la muraille. Aubin fit la même opération à droite. Ils se convainquirent ainsi qu'un étroit chemin passait entre les deux files de barriques et de fûts qui encombraient la cave. Alors tous les deux se mirent à plat ventre, furetant, cherchant, pour trouver jusqu'où allait le souterrain. Ils perdirent ainsi un quart d'heure environ, inutilement, car ils n'avaient rien trouvé et n'étaient pas plus avancés qu'avant. Aubin se demandait déjà s'ils allaient échouer, et cette seule pensée faisait bondir le coeur du Breton, qui se représentait son maître et ses amis, surpris au château de la Pénissière sans pouvoir se défendre. Tout à coup un bruit violent ébranla les voûtes du souterrain. Ce bruit était un mélange de sabots de chevaux foulant le sol dur de la voûte et d'un cliquetis d'armes. Ce fut un trait de lumière. --Je comprends tout! s'écria-t-il. --Quoi? --Sais-tu à quoi servent les charrettes? --Non. --Eh bien, je vais te le dire: à transporter les soldats au château de la Pénissière. --Dieu bon! --Ainsi, tu vois, il n'y a pas un moment à perdre si nous voulons sortir d'ici assez à temps pour les prévenir. --Comment faire? --Il y a moyen, peut-être... --Quel moyen?... Aubin ne fut pas obligé de répondre. Le même bruit qui venait d'ébranler les murailles se reproduisit de nouveau. --Comprends-tu! dit Aubin qui étendit la main vers le côté où passaient les charrettes. --Non... --Eh bien, la route est là. --Après? --La cave doit prendre de l'air par un soupirail, à cette place. Marchons. Ce n'était pas une petite besogne. Si, en effet, il existait un soupirail, il était entièrement bouché par l'amoncellement des fûts placés les uns sur les autres. --Mets-toi derrière moi, reprit Aubin. Lenneguy obéit. Alors le fils de Cibot Ploguen, avec autant de facilité que s'il eût transporté un sac de varech, prit dans ses bras chaque tonneau, petit ou grand, l'un après l'autre, et les déposa à l'extrémité du souterrain. Que le tonneau fût lourd ou léger, plein ou vide, il ne s'en occupait guère. Pour lui, l'important était de se frayer un chemin. Après dix minutes de ce travail herculéen, un jet de lumière parut derrière quelques grosses barriques placées encore là. Aubin acheva sa besogne comme il l'avait commencée, c'est-à-dire qu'il enleva les barriques comme le reste. Alors les chouans aperçurent la lumière du soleil qui passait à travers un soupirail assez large, mais, comme tous les soupiraux, fermé par de fortes barres de fer. Aubin avait accompli en dix minutes un travail pour lequel dix ouvriers auraient demandé une demi-journée. Il sentait combien le temps était précieux. Un retard pouvait avoir des suites funestes et coûter la vie aux héroïques soldats de la légitimité, enfermés à la Pénissière. Aubin Ploguen monta sur les épaules de Lenneguy et atteignit au soupirail; puis, saisissant un des barreaux de fer entre ses mains puissantes, il le tordit et l'arracha hors de son alvéole. Bien que la force inouïe d'Aubin fût populaire dans les paroisses bretonnes, Lenneguy resta plongé dans une admiration stupide. Les manifestations d'une qualité physique ont toujours du prestige aux yeux des demi-intelligences. Le barreau arraché laissait un espace assez grand pour que chacun des deux chouans pût, à son tour, passer au travers. Cette fois encore, Aubin se hucha sur les épaules de son ami et s'assit sur le rebord; puis là, il se mit en devoir de répéter la même manoeuvre accomplie quelques heures auparavant pour franchir le mur du parc du château. --Prends ma main, dit-il. Lenneguy obéit. --Tu tiens bien? --Oui. Arrive. --En route! Aubin tira à lui le Vendéen. Ils regardèrent; la route passait au bas du soupirail. Ils étaient libres. Mais s'ils étaient libres, les Vendéens de la Pénissière n'étaient pas, eux, prévenus. --Par le chemin de traverse nous aurons le temps, reprit Ploguen. Le chemin de traverse était celui qu'ils avaient pris pour venir, car il fallait non-seulement retourner au château, mais encore y arriver avant les soldats. Ils prirent leur course. Arrivés en face des dolmens, Aubin, qui était à quelques pas en avant, s'arrêta court, en poussant une exclamation de colère et de douleur. Le petit sentier de la combe était gardé! Il distinguait nettement, à deux cents mètres en avant, les pantalons rouges des soldats. --Tiens! regarde! dit-il à Lenneguy. --Qu'allons-nous faire? --Prenons la grande route. C'étaient trois kilomètres de plus: peu de chose en temps ordinaire; mais après leurs fatigues du matin, et surtout après le travail d'Aubin dans la cave, pourrait-il franchir cette distance, toujours au pas de course? Ces braves coeurs n'hésitèrent même pas. Il y a de ces natures dévouées et sublimes chez lesquelles le sentiment de personnalité, ce fléau des hautes classes, ne se glisse jamais. Ils partirent ainsi qu'ils avaient fait le matin, c'est-à-dire les coudes aux hanches, le corps penché en avant et la tête légèrement jetée en arrière. Les seules différences introduites par eux dans cet exercice renouvelé, fut qu'ils mirent une balle de plomb dans leur bouche et que leur trot fut un galop acharné. ... Il faisait une étouffante chaleur. Le soleil était en plein ciel et dardait ses rayons de feu sur la plaine. Devant eux la route se déroulait comme un ruban inépuisable. En vérité, un de ces coureurs perses qui, dit l'histoire, servaient de courriers au grand Cyrus, aurait hésité devant un pareil espace; et il fallait le franchir, toujours au galop, en été, par un temps lourd et écrasant. Aubin Ploguen et Lenneguy n'échangeaient pas une seule parole. Celui-ci à deux pas en arrière, celui-là maintenant l'avance prise par lui au départ. Ils couraient, les dents serrées, jetant un regard de temps à autre sur la lande qui s'étendait à droite et à gauche, dans l'espérance d'apercevoir un cheval au piquet; car, alors, l'un d'eux aurait monté la bête à poil, et l'aurait lancée ventre à terre. Mais, à une époque de guerre, les fermiers n'ont pas la même confiance des temps calmes. La lande était déserte. Ils couraient. Chacun d'eux passait sa manche sur son front et en faisait voler la sueur. C'était le seul rafraîchissement qu'ils s'accordassent. Ils couraient... Cela dura ainsi pendant vingt minutes. Les forces humaines, excitées par le sentiment du devoir, arrivaient à une intensité sublime. Cependant Lenneguy commençait clairement à se fatiguer; sa respiration devenait plus brève et plus sifflante, et, par moment, son bras droit se détachait de sa bouche pour se porter à sa gorge, comme si quelque chose eût étouffé le paysan. Aubin, lui, restait dans la même position: il était seulement un peu pâle. Il détournait la tête de deux minutes en deux minutes pour jeter un regard à Lenneguy. --Courage, mon gars! disait-il. Et ils couraient. La route semblait ne pas diminuer devant eux; c'était toujours l'inaltérable longueur de ce ruban qui s'allongeait comme un immense serpent à travers la plaine poudreuse. Pas un souffle d'air. L'atmosphère était embrasée; les pieds des paysans frappaient le sol durci à coups redoublés, mais avec un bruit automatique, régulier comme les battants de fer d'une machine. Le visage de Lenneguy annonçait l'épuisement. Il devenait livide. Le mouvement de la main voulant arracher un poids à la gorge était plus fréquent. --Courage, mon gars! répéta Aubin. Lenneguy se tait. Il sent qu'une parole prononcée insufflera dans ses poumons plus d'air qu'ils n'en peuvent supporter. Ils courent encore! Aubin songe. Il se représente les chouans du château de la Pénissière cernés dans leur asile par des forces dix fois plus nombreuses. Il les connaît. Ils aimeront mieux mourir que de se rendre. Est-ce que ce n'est pas la vieille Bretagne qui a gravé avec du sang sur son hermine cette noble devise, digne de Sparte: _Potius mori quam foedari!_ Mourir! Tant de braves et loyaux jeunes gars, tant de soldats d'un grand principe, tant de héros! Mourir... parce que lui, Aubin Ploguen, ne serait pas arrivé à temps! C'est là la seule chose qui l'épuise. En vérité, que lui importe la longueur de la route, que lui importe une fatigue surhumaine? Si Dieu lui a mis dans le corps une force inouïe, si son coeur est puissant, si ses jarrets sont d'acier, c'est pour qu'il sauve les serviteurs du roi! Et son maître est parmi ceux-là! Et la vie de son maître est entre ses mains! Il se retourne: --Courage, mon gars! dit-il pour la seconde fois. Lenneguy incline la tête. Mais déjà son regard est terne: une écume sanglante couvre ses lèvres; et pourtant ils courent toujours. Aubin Ploguen veut franchir la distance, en passant à travers les rangs des soldats; aussi il faut qu'ils soient deux, car si l'un tombe frappé d'une balle, il faut que l'autre arrive au but et crie: Alarme! --J'ai... j'ai... soif... râle Lenneguy. Aubin jeta un regard autour de lui. O bonheur! à vingt mètres en avant, sur la droite, s'élève un rideau de peupliers ombrageant une joyeuse rivière, qui roule rapidement ses eaux claires sous un dôme de feuillage. --Dans une minute tu boiras, mon gars, dit-il. Lenneguy se ranime un peu. Ils arrivent à la rivière. --Allons! un bon coup, mon gars! Lenneguy commence par s'étendre à plat ventre dans l'herbe pour respirer. --Cinq minutes de plus ou de moins, pensa le Breton, c'est la vie ou la mort, peut-être... Mais le pauvre diable est harassé, il peut bien se reposer. Nous courrons un peu plus vite. Lenneguy resta pendant quatre minutes, respirant, humant l'air comme un poisson monté à la surface de l'eau; puis il enfonça, ainsi qu'Aubin, sa tête dans la rivière. --Ah! je suis mieux, dit-il. --Alors, en route! Ils repartent. D'après le calcul d'Aubin, ils doivent avoir pris une grande avance sur les soldats. Trois charrettes pesamment chargées n'ont pas pu être aussi rapides qu'eux. C'est impossible. Les chevaux se lassent, s'arrêtent; mais les hommes sont soutenus par la pensée et arrivent toujours. Déjà ils se reconnaissent, le château n'est plus éloigné. Encore quelques efforts et ils seront au but. Ah! s'ils avaient pu prendre le chemin de traverse, depuis longtemps ils seraient arrivés, depuis longtemps les chouans prévenus auraient pu ou se retirer ou se mettre en défense. La rivière où ils ont pris des forces est loin derrière eux. Le rideau de peupliers n'apparaît plus que comme une large bande noire à l'horizon. Une borne blanche est plantée dans la route. --Lenneguy, mon gars, dit Aubin, encore un coup de jarret pareil pendant un kilomètre et nous tomberons au milieu des soldats. Lenneguy ne répond rien. Le froid l'envahit malgré la chaleur écrasante de la journée, malgré sa course effrénée; mais la machine est montée et ne s'arrête pas. Quatre kilomètres les séparent encore du château, un quart de lieue des soldats. Aubin triomphe. Ils auront le temps d'arriver, car, s'ils peuvent passer au milieu des brigands sans blessures, ils auront au moins vingt minutes d'avance. Ils se trouvent en ce moment au bas d'une montée assez raide de cent mètres. --Un dernier effort, Lenneguy! Lenneguy et Aubin se rapprochent l'un de l'autre. Ploguen est le plus solide des deux. Il met le bras de son ami sous le sien pour le soutenir. Hourrah! la montée est franchie. --Tiens, regarde, dit-il. Au bas de la montée, dans la plaine, on voyait briller les pantalons rouges et reluire les canons de fusil. --Les voilà, ces chiens de bleus! grommelle Aubin. Des tortues! nous allons plus vite que les grands mâtins de chevaux du père Dubois. Avez-vous vu une trombe descendre une montagne, en Suisse? Les deux paysans dévallaient pareillement. En une minute, ils eurent gagné la plaine, et en avant! Le danger a doublé. Les soldats sont là devant eux. Encore quelques pas, et il leur faudra, à ces deux braves Bretons, passer sous les feux croisés de leurs ennemis. Plus ils approchent des charrettes, plus Aubin Ploguen sent que le danger augmente. En effet, comment éviter dix, vingt, trente décharges successives? Si encore on pouvait échapper à une première attaque! Mais comment faire? Soudain, il aperçoit la route qui fait un grand coude et se replie sur elle-même. On peut peut-être couper sur la gauche, passer parallèlement aux soldats en courant dans la lande, et regagner la route en ayant de l'avance... --Lenneguy, à travers champs! Lenneguy comprend, et les voilà tous les deux courant au milieu de ces mille mottes de terre qui s'écrasent sous le pied et augmentent la difficulté de la marche. N'importe, ils avancent. Cependant, le capitaine distingue au milieu de la lande ces deux hommes qui se précipitent. Il prend sa longue-vue et reconnaît les deux chouans. --Feu! crie-t-il. Cinq ou six coups de fusil partent. Un nuage de fumée enveloppe les Bretons. Mais, bien que placés à soixante mètres à peine, les soldats sont gênés dans leur tir par le mouvement des charrettes. La décharge passe au-dessus de la tête de ceux qu'elle devait atteindre. --Feu! répète le capitaine. Mais c'est inutile, ils sont sauvés... ils ont gagné la route. En silence, ils franchissent encore deux kilomètres... Déjà Aubin aperçoit au loin les tourelles du château, à demi cachées derrière les arbres du parc. Mais Lenneguy chancelle. --À moi! à moi! Aubin, dit-il. --Courage! --Je... je n'en... peux plus... Aubin... je me meurs... je... Il tombe. Aubin se penche: le coeur ne bat plus. Lenneguy rouvre les yeux. --Pense... à... la vieille... à ma... mère... balbutie le malheureux. Aubin, courbé sur lui, cherche à le ranimer. C'est vainement. Le râle s'empare du chouan: un dernier regard de son oeil terne semble rappeler à Ploguen la suprême demande... puis un frissonnement l'agite... Il est mort. Aubin, le prit dans ses bras comme une mère aurait fait de son enfant, et le transporta dans un buisson qui bordait la route. --Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit... Ainsi soit-il, dit le chouan... Puis il le baisa au front. Adieu, mon Lenneguy, murmura-t-il. Aubin repart... Une larme coula sur son visage rude... Une larme fut toute l'oraison funèbre de ce héros inconnu; mais celui qui la versait était digne de comprendre un pareil sacrifice. * * * * * Dix minutes plus tard, une forme humaine s'élançait de la route sur le mur du parc de la Pénissière. C'est Aubin. En vérité, il n'a plus apparence de vie. La mort de Lenneguy a tué son énergie. C'est la force brutale et violente qui le soutient seule. Il a franchi les deux derniers kilomètres comme une pierre lancée par une fronde énorme. Si un mur s'était trouvé sur son passage, il l'eût renversé! Sa poitrine siffle comme un soufflet de forge; ses yeux sanglants ne voient plus clair. Il saute dans le parc, le traverse, et gravit le perron du château. Ceux qui étaient de garde ne le reconnurent pas. Comment eussent-ils pu croire que cet homme, courbé en deux, épuisé, râlant, moribond, était Aubin Ploguen, le chouan énergique, le fidèle Breton, le paysan sublime! Son visage est défiguré. Une épaisse couche de poussière noire le couvre, et les cheveux sont collés au front et aux joues par la sueur. Ils veulent l'arrêter, mais Aubin les renverse et passe. C'est dans le salon du premier étage que se tiennent les légitimistes. Aubin gravit l'escalier d'un bond, et ouvre la porte... Ceux-ci demeurèrent stupéfaits à la vue de cette apparition moins homme que spectre... --Alarme! les bleus! dit-il. Puis tournant sur lui-même comme un chêne robuste frappé par la cognée du bûcheron, il alla rouler au milieu de la chambre, évanoui, râlant, ensanglanté. V UN CHANT DE L'_Iliade_ Les royalistes se regardèrent et se comprirent. Bien des fois ils s'étaient dit qu'un jour ils seraient cernés dans un de leurs châteaux; plus d'un d'entre eux avait arrêté la conduite qu'il tiendrait en pareil cas. Nous avons dit qu'ils étaient quarante-cinq. Or, dans la matinée, le capitaine adjudant-major du 29e, que nous avons entrevu déjà, était venu faire une reconnaissance des lieux. Il avait cent hommes environ. Il ne se jugea pas en force, et envoya un express demander des secours. C'est alors que le gendarme, qui avait été la cause indirecte de l'arrestation de Lenneguy et d'Aubin Ploguen, revint lui annoncer que cent autres hommes du 29e se rendraient au château à une heure donnée. Le capitaine devait les y rencontrer en y arrivant avec les siens. Deux cents soldats pour en combattre quarante-cinq! On voit que la prudence était observée. Le commandement de la petite troupe des chouans fut confié à Jean-Nu-Pieds qui, bien qu'il ignorât le nombre de ses ennemis, prit aussitôt ses mesures en conséquence. Il fit faire un partage égal des cartouches. Chaque Vendéen se trouva en avoir environ deux cents. Au surplus, il y avait un dépôt de poudre et de balles dans le château. On ne manquerait donc pas de munitions. Aubin Ploguen gisait au milieu de la chambre, toujours évanoui. Henry de Puiseux s'était penché sur lui et lui donnait les premiers soins. Le malheureux avait surtout besoin de sommeil; évidemment, quelques heures de repos le remettraient. Les chouans furent disposés en ordre, aux fenêtres du rez-de-chaussée, du premier et du second étage. Puis, Jean-Nu-Pieds donna l'ordre qu'on allât abattre une vingtaine d'arbres. Ces nobles jeunes gens ne discutaient pas même les ordres qui leur étaient donnés. Ils obéissaient sans étonnement et sans hésitation. Il fallut à peine dix minutes pour abattre les vingt arbres. Cinq d'entre eux avaient pris des cognées et frappaient violemment le tronc des grands chênes et des peupliers minces. Puis, le transport des arbres dans l'intérieur de la maison prit encore dix minutes. Enfin, quand tout fut terminé, Jean les réunit de nouveau dans la vaste salle du premier étage. Aubin Ploguen, étendu sur le parquet, la face violacée, les membres raidis, continuait son profond sommeil sans rêves, comme celui qui suit les énormes fatigues du corps ou de l'âme. Ils étaient là, debout, couverts de leur large chapeau et le fusil à la main. A les voir aussi calmes, aussi paisibles, on aurait cru qu'ils allaient partir pour la chasse. Hélas! combien d'entre eux, qui souriaient à ce moment, heureux de vivre, aimés, aimants, joyeux, combien, qui dormiraient le soir, dans la terre froide! --Messieurs, dit Jean, il nous reste un quart d'heure pour décider ce que nous allons faire. Je ne suis votre chef que dans la bataille. Dans le conseil nous sommes tous égaux. Chacun doit apporter sa voix et ses avis. Nous avons deux partis à prendre: rester ou bien reculer. Rester, c'est mourir; reculer, c'est vivre. Et j'ajoute, c'est vivre sans honte, car ce poste ne nous est confié par personne. Nous sommes ici, plutôt qu'ailleurs, de notre propre consentement. Voici bien franchement la question telle qu'elle doit être posée. Réfléchissez, et décidez. Un silence assez grand suivit les paroles de Jean-Nu-Pieds. Ils se regardaient tous un peu étonnés. --Pardon, un mot, dit Henry de Puiseux en sortant du cercle et en s'avançant. Si nous devons battre en retraite, pourquoi ces apprêts de défense auxquels nous avons perdu du temps, pourquoi ces arbres que nous avons abattus? Que diable! nous sommes des soldats et non pas des bûcherons. Jean-Nu-Pieds sentit le blâme qui perçait dans les paroles de son ami, et lui jeta un regard de reproche. Ce regard gêna Henry qui détourna les yeux. Jean reprit: --Nous sommes quarante-cinq votants. Voici dans ce sac une centaine de balles. Chacun déposera son vote dans mon chapeau... Il se découvrit et plaça son chapeau sur la table, et il en cacha le rebord avec son mouchoir. Ceux qui seront pour la retraite ne mettront rien; ceux qui seront pour la bataille mettront une balle. S'il y en a plus de vingt-deux, nous resterons; s'il y en a moins... La prudence de leur chef stupéfiait les royalistes. Ils ne reconnaissaient plus leur Jean-Nu-Pieds, celui qui par son courage était devenu, avec Charette, Coislin et quelques autres, la terreur des bleus et l'orgueil des Vendéens. Jean ne disait rien. Il semblait ne pas s'apercevoir de l'impression produite par le discours qu'il avait prononcé. Chaque légitimiste se dirigea tour à tour vers l'urne improvisée, les deux clairons comme les autres. Un large sourire éclairait le visage des deux braves enfants du peuple, qui ne comprenaient guère «pourquoi on perdait tant de temps pour si peu...» Quand le vote fut terminé, Jean enleva le mouchoir qui couvrait le chapeau. Celui-ci contenait quarante-cinq balles! Un éclat de rire universel accueillit ce résultat. Alors, Jean, se tournant vers ses soldats: --Mes amis, dit-il, je vous ai trouvés durs et injustes pour moi. M. de Puiseux, surtout, aurait dû penser que je ne vous conseillerais pas une lâcheté. Mais j'avais charge d'âmes... --Ventre-saint-gris! comme disait l'aïeul du roi, s'écria Henry, tu as raison. Et comme Jean le regardait en souriant: --Voyons, pourquoi nous as-tu fait donner des cartouches, distribuer des postes de combat et abattre des arbres, si tu désirais nous voir évacuer le château? --Je ne désirais rien... --Mais encore? --Eh bien, voilà, j'ai tout fait préparer pour la bataille, parce que j'étais sûr que vous voudriez rester. Trente mains se tendirent vers Jean. --Maintenant, messieurs, à nos postes. En quittant la salle, il jeta un regard humide sur Aubin Ploguen qui dormait toujours. --C'est la première fois que tu dormiras pendant que nous nous battrons, murmura-t-il. Un religieux silence avait suivi l'agitation momentanée des premières minutes. Chacun de ceux qui étaient là se rendait compte de la gravité de la situation et du danger qui planait sur leurs têtes. Était-ce la crainte de la mort? Non! il n'y en avait pas un qui n'eût risqué vingt fois sa vie à cet enjeu fatal. Mais l'approche de l'inconnu assombrit les âmes. Ils n'étaient pas inquiets du danger, mais de l'ignoré. On eût entendu une mouche voler dans toute l'étendue du château. Au centre du rez-de-chaussée se tenaient debout les deux clairons, portant leur trompette à la main. Ils attendaient. Le bout de route qu'on distinguait restait désert. Par instants, le bruit d'un fusil qu'on armait ou qu'on désarmait troublait seul le silence profond et solennel. Enfin, au bout de dix minutes, ce roulement sourd qui annonce l'approche de voitures, retentit au loin sur la route. --Préparez vos armes, messieurs! dit Jean. Au premier étage où commandait Henry de Puiseux, on entendit sa voix qui répétait froidement: --Préparez vos armes! Les charrettes devinrent visibles. On distinguait nettement les soldats qui tenaient leurs fusils à la main. A côté du convoi galopait fièrement le capitaine adjudant-major!... Comme toutes ces belles scènes réchaufferaient le coeur et le rempliraient d'orgueil, si l'on ne se disait pas que c'étaient encore, que c'étaient toujours des Français qui allaient tuer des Français, et quelle que fût l'issue de la lutte, ce seraient encore des Français qui seraient les vaincus. * * * * * Ah! cette image funèbre de la guerre civile, la plus horrible de toutes les guerres, comme elle assombrit le tableau de ces souvenirs grandioses! Il vient de ces combats, vieux déjà de quarante-deux ans, un souffle d'épopée qui exalte et qui désespère. Pour les chanter dignement, il faudrait Homère et Dante; l'_Iliade_, qui célèbre les héros, la _Divine Comédie_, qui maudit les nations déchirées. Nous nous arrêtons au moment de faire lire cette page magnifique du poëme vendéen; nous nous arrêtons, car nous souffrons de l'ombre projetée par l'oubli des uns et l'ingratitude des autres sur les grands morts de la Pénissière. Qui pourrait aujourd'hui retrouver les noms de tous ceux qui étaient là? Quelques-uns ont surnagé, quelques-uns sont encore vivants. Les autres restent oubliés, perdus, presque détruits. Et nous aurions voulu faire complet ce martyrologue du dévouement et de la fidélité. * * * * * Les charrettes sont immobiles. Les soldats sautent sur le sol. Leur chef les poste, en ayant soin de les masquer jusqu'au dernier moment derrière les gros murs du château. Les chouans ne peuvent pas tirer sur des ennemis abrités. Il s'écoule ainsi cinq minutes, solennelles, graves; le cliquetis des fourreaux de baïonnette sur les canons de fusil trouble seul le silence. Enfin, les soldats s'avancent, non pas rapidement, mais lentement, au contraire. Il n'y a plus que cent mètres environ entre les deux corps. Jean-Nu-Pieds attend. Il faut que la première décharge porte juste; il faut que chaque coup de fusil abattant son homme, le trouble se mette parmi les bleus qui marchent. Quand l'instant est venu, il se tourne et fait signe aux clairons de se tenir prêts. Quand il criera:--Allons! ceux-ci doivent sonner la charge et alors la bataille commencera. Le marquis de Kardigân jeta un dernier coup d'oeil aux siens, puis levant son fusil: --Messieurs, prononça-t-il gravement, pour la France... pour le Roi!... --Allons! cria-t-il d'une voix retentissante. Les clairons entonnèrent la charge, et cinquante coups de fusil éclatèrent... Les yeux avaient peine à distinguer quelque chose à travers l'épais nuage de poudre qui montait dans l'air. On entendait ce sifflement des balles qui ressemble au déchirement d'une étoffe de soie, puis quelques cris isolés, çà et là, et enfin le râle sinistre des mourants. La voix du capitaine, dominant ce tumulte par moments, ordonnait à ses soldats d'avancer; mais ceux-ci reculaient instinctivement devant les morsures enflammées de ce monstrueux serpent. Et, en effet, le château de la Pénissière ressemblait à un énorme reptile, couché dans la plaine, avec ses bâtiments allongés, peu élevés, d'où partaient, à travers cinquante gueules béantes, cinquante sifflements mortels. Pendant une heure, les bleus et les blancs se battirent ainsi, sans relâche, sans trêve, sans fatigue. Jean-Nu-Pieds était redevenu soldat. Pourquoi aurait-il eu à commander? Les héros qui s'étaient mis sous ses ordres n'avaient qu'à se battre, et non plus à être conduits. On n'a pas besoin de chefs pour mourir. Cependant le capitaine adjudant-major du 29e commençait à s'étonner de cette longue résistance. Les cent hommes qui se ruaient sur le château avaient trop de peine à vaincre les quarante-cinq qui y étaient renfermés. Jusqu'alors les bleus s'étaient tenus à une certaine distance, ne comprenant rien à ces deux voix de clairons qui sonnaient toujours la charge, car ces trompettes n'avaient pas cessé de résonner. La Bretagne est la terre de la superstition. Les soldats commencèrent à se dire que les clairons étaient la force surnaturelle qui donnait tant d'énergie à leurs ennemis. On voyait distinctement les deux enfants du peuple, quand la fumée se dissipait un peu, debout, au milieu des gentilshommes qui les entouraient. Alors un tireur plus habile les visait... le coup partait, mais le clairon résonnait toujours, musique sublime qui semblait pleurer les morts et exciter les vivants. Pourtant, les bleus, de plus en plus épouvantés, hésitaient à entrer franchement dans l'esplanade qui s'étale devant le château. Et c'était là que Jean-Nu-Pieds les attendait. Il devinait que la moitié des décharges dirigées contre eux devait être perdue, car les soldats se cachaient quelquefois derrière les gros murs d'enceinte, comme derrière un rempart vivant. Il fit brièvement courir parmi ses hommes l'ordre de modérer. Et l'on entendit répéter, de l'un à l'autre, d'une voix ferme, mais basse, le commandement du marquis de Kardigân. En effet, comme par enchantement, les coups de fusil des blancs parurent diminuer peu à peu. À peine encore quelques décharges isolées. Les coups de fusil continuèrent aussi nourris du côté des bleus, pendant cinq minutes... Mais la mort semblait planer sur le château: les deux clairons s'étaient tus. Ils les crurent vaincus, les uns morts, les autres en fuite. --En avant! cria le capitaine. Les soldats se précipitèrent; ceux qui étaient en tête parvinrent jusqu'au milieu de l'esplanade, les derniers se hâtèrent de franchir les murs d'enceinte. Mais à peine furent-ils tous en vue, que les clairons reprirent leur charge endiablée, et qu'une formidable détonation ébranla les voûtes du vieux manoir. Fusillés, les uns à vingt pas, les autres à trente, les bleus tombèrent comme des épis pressés que fauche la main du moissonneur. Ils répondirent par un rugissement de colère, et la bataille recommença avec un acharnement nouveau. Les blancs se sentaient vainqueurs. Les deux tiers de leurs ennemis gisaient, morts ou blessés. Eux n'avaient qu'un tué et que trois hors de combat. Les soldats reculèrent derrière les murailles, ainsi qu'ils avaient fait au début. Ils avaient la conscience de leur défaite. Il était impossible qu'ils tinssent là plus longtemps. Plus d'un accusait la folie de leur capitaine qui s'entêtait à rester là, pour faire se briser les siens contre cette forteresse dévorante. Et pourtant, le capitaine était le plus exposé, courant de l'un à l'autre, excitant celui-ci de la voix, et celui-là de l'exemple, ne s'arrêtant jamais, et le premier à la mort, comme il était le premier au commandement. Les deux clairons sonnaient. On entendait leurs notes de cuivre à peine couvertes par les détonations. Puis les cris devenaient plus rares et les râles plus nombreux. Tout à coup les bleus poussèrent un grand cri de triomphe... Des roulements de tambour éclatèrent sur la route, et un renfort de cent hommes se précipita dans la cour du château. Un frisson mortel secoua Jean-Nu-Pieds. Il fallait recommencer cette lutte effrayante. Les premiers vaincus, il fallait vaincre encore les seconds. Sa voix domina le tumulte et cria pour la seconde fois: --Pour la France! pour le Roi! Il fit un geste et les clairons augmentèrent la vitesse de leur sonnerie. --Feu! feu! hurlèrent les bleus. C'était de la fureur. Pâle, les cheveux hérissés, Henry de Puiseux se penchait, en épaulant, en dehors de la fenêtre du premier étage, et à chacun de ses coups répondait un gémissement sourd, cette lugubre plainte de l'homme plein de vie qui se sent atteint par la mort. Les blancs faisaient rage. Un moment, les bleus se crurent vainqueurs. Leurs rangs plus pressés parvinrent jusqu'au perron, poussés en avant comme une indomptable avalanche. Dix soldats s'accrochèrent aux fenêtres. Mais chacun d'eux retomba la tête fracassée d'un coup de crosse de fusil. Jean ne voulait pas dégarnir les postes de combat; pourtant, il se disait qu'en montant sur le toit de la maison, on pourrait porter la mort plus loin. Il prit cinq hommes, et sautant avec eux sur l'escalier, gravit en un instant les échelons de pierre. Les cinq hommes choisis par lui étaient renommés par les Vendéens comme tireurs excellents. Arrivés au sommet du toit, ils se cachèrent derrière les cheminées et commencèrent leur feu. Les coups, dirigés de haut en bas, plongeaient sur les bleus. Ceux-ci restèrent un moment effrayés, ne comprenant pas d'où leur venaient ces ennemis nouveaux. Mais un nuage de fumée qui montait vers le ciel les en avertit. Oh! ceux-là frappaient à coup sûr! Cinq hommes tombaient à chacune de leurs décharges, régulières et comme réglées. Les clairons sonnaient et, quand ils reprenaient leurs mêmes mesures, c'était l'instant où les cinq tireurs abattaient cinq bleus. Impossible même à ceux-ci de se cacher. Le toit dominait les murs d'enceinte et avait vue au loin dans la plaine. En un quart d'heure, ils tuèrent ainsi trente ennemis en six décharges successives. Les blancs étaient sauvés, car il était impossible aux soldats de tenir plus longtemps. Ceux-ci essayèrent bien de rendre la mort aux cinq Vendéens; mais les cheminées leur faisaient un rempart inattaquable. * * * * * ... Entrons dans cette salle du premier étage où les chouans avaient eu leur réunion. Étendu sur le carreau, un homme dort, c'est Aubin Ploguen. Ni le son des clairons, ni le formidable bruit des détonations, ni les cris de désespoir, de rage ou de triomphe n'ont pu l'éveiller. Il dort. Immobile comme une statue couchée sur un tombeau, le fidèle Breton n'entendait rien, et rien ne venait troubler son sommeil profond comme celui de l'éternité. Jean-Nu-Pieds avait à peine pu lui jeter un coup d'oeil, quand il était redescendu du toit de la maison. En bas, le même spectacle continuait. Attaque inutile du côté des soldats, défense furieuse du côté des blancs. Les deux clairons ne s'arrêtaient pas: seulement ils ne sonnaient plus ensemble. Quand l'un se reposait, l'autre reprenait, et toujours ainsi, comme s'ils se relayaient au poste donné par le chef. Les soldats faiblissaient, c'était certain. Ils reculaient jusqu'au fond de l'esplanade. La cour et la route, au dehors, étaient jonchées de cadavres, frappés tous par devant... O héroïsme perdu! O Français des deux côtés, comme le coeur bat d'émotion, d'admiration et de douleur, quand il pense à cette glorieuse et fatale journée. Sur dix officiers, il y en avait six de blessés. La position n'était plus tenable. Le capitaine adjudant-major rongeait ses poings. Il vit les hommes faiblir. Il ne put admettre qu'ils eussent reculé après s'être battus quatre contre un. --À l'assaut! à l'assaut! cria-t-il. Mais la panique était parmi eux. Un qui prit la fuite entraîna les autres. Ils se précipitèrent tous au dehors avec épouvante. Le capitaine tenta vainement de les rallier. Impossible! On n'entendait plus sa voix. Puis ces clairons d'enfer qui sonnaient, sonnaient toujours! cela terrifiait les malheureux. Pris de désespoir, le capitaine ne voulut pas suivre les siens dans leur fuite. Il s'élança vers le perron, désarmé, pour mourir. --Un ennemi vaincu n'est plus un ennemi! cria Jean-Nu-Pieds. Les Vendéens comprirent. L'officier resta deux minutes debout sur le perron attendant la mort, qui ne venait pas. Cette héroïque folie de leur chef fit honte aux soldats. Ils se retournaient déjà, lorsque, de nouveau, des roulements de tambour, mêlés aux clairons des chouans, retentirent sur la route. Le capitaine se redressa: --Ce sont les nôtres! les nôtres! dit-il. Les bleus jetèrent une énorme clameur qui dut faire frissonner les morts de la bataille. Jean-Nu-Pieds pleura. Ils étaient vaincus après avoir été vainqueurs. Il se tourna vers les siens et pour la troisième fois leur dit: --Pour la France! pour le Roi! Les clairons continuaient à sonner, mais leurs notes étaient plus pressées, et comme affolées... C'était la fin. Le troisième renfort qui arrivait au secours des bleus était un corps de cinq cents hommes, commandé par le chef de bataillon Georges, rude et indomptable soldat, que le général Dermoncourt appelait l'exemple des officiers français. Georges jeta les yeux autour de lui. Il comprit la résistance héroïque des royalistes, et une larme brilla dans ses yeux. Il pensait à ceux de ces braves gens qui étaient morts. Les blancs avaient tenu à quarante-cinq contre trois cents hommes. Maintenant qu'ils n'étaient plus que quarante, il leur faudrait tenir contre sept cents! Le commandant Georges devina que toute attaque nouvelle des soldats n'aurait pas plus de résultat que les précédentes. Ces deux clairons qui sonnaient toujours, sans s'arrêter un seul instant, étaient pour lui l'image de la défense désespérée qui lui serait opposée. Il ordonna aux siens de se reculer un peu, puis il les groupa en dehors des murs d'enceinte en leur ordonnant de continuer leur tir. Pendant ce temps-là, quatre hommes, précédés d'un maçon[1], tournèrent le parc, et arrivèrent sur le côté du château dont la défense était plus difficile. Si Jean-Nu-Pieds avait vu ce que portaient ces quatre hommes et le maçon, il aurait deviné le but de cette mystérieuse expédition. Le maçon tenait à la main un sac de toile rempli d'outils; trois des soldats avaient sur l'épaule une botte de foin enduite de résine huileuse; le quatrième traînait une échelle. Arrivé au bas des fondations du château, le soldat qui traînait l'échelle l'appliqua contre la muraille, et pendant qu'il la tenait assujettie par le dernier échelon le maçon et les trois soldats montèrent. Ce côté de la maison était formé par une tourelle élevée; un pignon avancé empêchait les assiégés de voir ce qui pouvait s'y faire. Parvenus sur le toit, et à dix mètres environ des tireurs que Jean-Nu-Pieds y avait placés, ils se couchèrent à plat ventre sur les ardoises, et le maçon avec ses outils, commença à démanteler la toiture. On ne pouvait entendre le bruit du marteau ou de la pince. La fusillade continuait, nourrie, les clairons ne s'arrêtaient pas et le tumulte du combat couvrait tout. Il fallut une demi-heure au maçon et aux soldats pour démanteler la toiture. Quand ils eurent fait un trou d'environ deux mètres de long sur trois de large, ils mirent le feu aux bottes de foin et les jetèrent dans le grenier. Puis, ils redescendirent rapidement. À peine étaient-ils parvenus au bas de l'échelle qu'une énorme colonne de fumée s'échappa du château en tourbillonnant. Les bottes de foin enduites d'huile de résine, brûlaient avec une intensité irrésistible, communiquant la flamme aux poutres et aux murailles. * * * * * Ce fut Henry de Puiseux qui, le premier, s'aperçut de l'incendie: il descendit l'escalier et vint rejoindre Jean-Nu-Pieds. --Le château brûle! dit-il. --Il brûle! --Regarde!... Le marquis de Kardigân jeta les yeux dans la direction que lui indiquait son ami, et il aperçut la flamme ardente qui se jouait à travers la fumée. On eût dit des langues de feu qui léchaient les pierres du vieux manoir. Au même instant les royalistes virent également l'incendie: ils poussèrent un cri déchirant, auquel les soldats répondirent par une clameur de triomphe. Ce cri et cette clameur vibrèrent dans la profondeur des salles, et Aubin Ploguen s'éveilla de son long sommeil. Cependant les soldats s'étaient jetés en avant, précédés des sapeurs armés de leurs haches. Ils s'avancèrent au pas de course, jusqu'au milieu de la cour. Jean se tourna sur les deux clairons qui continuaient à sonner la charge. --Plus vite! plus vite! dit-il. La charge devint folle, furieuse, infernale. Aussitôt, comme si les notes de cuivre infusaient chaque fois un sang nouveau dans les veines des chouans épuisés, une formidable détonation retentit, et la moitié des deux premiers rangs des soldats tomba frappée. Le troisième et le quatrième rang restaient. Le commandant Georges s'élança sur les balles qui pleuvaient. --En avant! en avant! cria-t-il. --Plus vite! plus vite encore! dit Jean à ses deux clairons. Et comme s'ils n'attendaient que ce signal, les Vendéens firent un feu de bataillon qui renversa encore le troisième rang. Georges jeta son sabre et arracha une hache aux mains d'un sapeur. --Suivez-moi! cria-t-il. Les soldats se jetèrent derrière leur chef, qui arriva sur le perron et leva sa hache, voulant abattre la grande porte barricadée. La porte cédait déjà, moins sous les coups de hache qui mordaient à peine sur les ais de vieux chêne, que sous l'effort de cent poitrines, quand Jean-Nu-Pieds voulut que les siens et lui se réfugiassent au premier. En effet, ils se précipitèrent sur l'escalier et parvinrent au premier étage. Là, ils décarrelèrent le plancher, de même que les soldats avaient enlevé la toiture, et attendirent. Les clairons se taisaient. Ils ne devaient sonner que pendant la bataille. Tout à coup, la grande porte céda et un flot d'assaillants se précipita dans le rez-de-chaussée. Aussitôt les clairons retentirent, plus pressés, plus fiers encore! Les chouans, couchés sur le parquet, tiraient de haut en bas, à travers les poutres laissées à jour par le décarrelage. Les soldats essayèrent un moment de se défendre, mais c'était inutile: ils tombaient tous, frappés les uns après les autres, et frappés par un ennemi d'autant plus effrayant qu'il était invisible. La panique les reprit à nouveau, et ils abandonnèrent le rez-de-chaussée avec des cris d'épouvante, auxquels les chouans voulurent encore répondre, mais cette fois par des acclamations: on entendit les clairons sonner la retraite, et les Vendéens criaient: --Vive le Roi! Vive le Roi! Oh! le royal enfant pour qui se poussaient tant d'enthousiastes clameurs, il dut tressaillir de fierté et d'orgueil, mais aussi de douleur, si l'écho de la Bretagne les porta jusqu'à lui! Le commandant Georges écumait de rage. On le voyait bondir au milieu de la cour, comme un noble coursier, menaçant de son pistolet ceux de ses soldats qui reculaient, louant de la voix ceux qui avançaient. Il devina que ces hommes étaient atteints de folie, que ces clairons endiablés les terrifiaient; alors il résolut d'en finir, en recommençant pour le rez-de-chaussée ce qu'il avait fait pour le premier. On apporta de nouvelles bottes de foin enduites de résine, et on les jeta dans l'intérieur par les fenêtres ouvertes. La flamme monta avec des reflets sanglants. Les Vendéens étaient cernés au premier étage avec l'incendie sur leur tête et l'incendie sous leurs pieds. La mort apparaissait pour eux, inévitable dans toute sa laideur brutale, dans son implacable férocité. La petite garnison n'avait plus qu'à choisir: brûlée par les flammes, asphyxiée par la fumée ou massacrée par les soldats. Et cependant les clairons sonnaient toujours la charge, et toujours les chouans continuaient leurs meurtrières décharges qui semaient la terreur. Mais les soldats ne cherchaient plus à prendre le château d'assaut. Comme il devenait évident que bientôt il succomberait, croulant sous les flammes, le commandant Georges ne voulait pas, avec une attaque inutile, augmenter ses pertes déjà si nombreuses. Jean-Nu-Pieds et ses amis n'étaient pas reconnaissables. Il y avait cinq heures que ces héros se battaient comme des lions, sans qu'ils eussent pu prendre cinq minutes de repos. Les vêtements étaient déchirés, troués par les balles, les visages noirs de poudre. Trois des leurs étaient tués: ils ne comptaient plus que trente-sept hommes valides... Soudain, la salle du premier étage où ils se tenaient devint inhabitable; il fallut en gagner une autre. Mais, pour traverser de celle-ci dans celle-là, il fallait passer par un corridor qui menaçait ruine; la muraille de ce corridor qui faisait face à la cour était démantelée. Les soldats tiraient au travers: s'exposer dans ce couloir, c'était risquer trente fois la mort. Jean hésitait à ordonner aux chouans de s'y engager, quand un homme parut dans la salle, les yeux gros de sommeil, les reins courbés... C'était Aubin Ploguen, que la double clameur de triomphe et de désespoir avait éveillé. --Maître, dit-il à Jean, passez par le corridor avec les amis. --Il va s'abattre. --Non, je le soutiendrai. Et, en effet, nouvel Antée, il alla se poster au milieu du passage, et, élevant les deux bras en l'air, il soutint les poutres qui menaçaient d'écraser les chouans. Les soldats ne comprirent rien à l'acte de folie sublime de cet homme qui s'exposait à leurs coups. Les Vendéens passèrent un à un dans le corridor. Aubin Ploguen était debout, les veines du front gonflées, tenant dans ses mains la muraille. Le paysan empêchait le château de crouler! Et les balles des bleus sifflaient autour de lui, et les Vendéens tiraient et les clairons sonnaient toujours! C'était grand comme une page de l'_Iliade_, comme un de ces poëmes des chevaliers d'autrefois. Le chouan, debout, soutenait un mur, comme Antée. Quand tous eurent franchi la partie dangereuse, Aubin Ploguen fit un bond terrible et s'élança pour les rejoindre. Mais, comme il ôtait ses mains, le plafond s'abîma, et une poutre enflammée le renversa, en l'atteignant en pleine poitrine... Mais Aubin Ploguen se releva d'un bond. La violence du coup l'avait terrassé. La poutre, le frappant au poumon, aurait tué un autre homme que ce paysan, bâti comme un rocher. Jean-Nu-Pieds avait chancelé en voyant tomber son fidèle Breton. Quand il le vit debout, non blessé, il le serra dans ses bras avec une joie ardente. Cependant le moment de terminer cette lutte grandiose était venu. Le marquis de Kardigân comprit qu'ils ne pouvaient plus tenir que peu d'instants dans ce château miné par les flammes. Il fit cesser la moitié de la fusillade. Une partie des chouans devait tirer, pendant que l'autre partie prendrait part au conseil. Les clairons sonnaient toujours. Il n'y avait pas à hésiter sur la décision. Il fallait opérer la retraite, si du moins c'était encore possible. Là encore se présentait la même difficulté. Tous les chouans ne pouvaient pas quitter le château, car il fallait que les soldats les y crussent encore renfermés. Voila donc ce qui fut arrêté. Pendant que la plus grande partie des Vendéens sortiraient, huit resteraient à faire le coup de feu. Mais là s'offrait une autre difficulté. Personne ne voulait partir. Il y eut, entre ces murailles brûlantes, au milieu de ces fusillades enragées et du son éternel des trompettes, un combat de générosité sublime. Jean-Nu-Pieds voulut interposer son autorité de chef; on refusa de lui obéir. --Messieurs, dit-il, les instants sont précieux. Chaque minute perdue ne se retrouvera plus. Il faut donc que nous nous hâtions. Il le faut. --Que faire? --Écoutez-moi. Nous sommes trente encore. Eh bien, vingt-deux partiront et huit resteront. Sur ces huit, sept seront désignés par le sort; moi je serai le huitième. --Pardon, il n'y en aura que six, dit tranquillement Henry de Puiseux en s'avançant. --Il n'y en aura que cinq, dit de même Aubin Ploguen. Tous les deux étaient venus se ranger à côté de Jean. Celui-ci ne pensa même pas à les récuser. Il lui semblait si naturel que ses amis ne le quittassent pas! Les chouans se hâtèrent de tirer au sort. Un des clairons devait rester avec les assiégés; le second marcherait en tête des chouans en retraite. Sitôt que cela fut arrêté, les vingt-deux hommes sautèrent dans les terrains qui s'étendaient derrière le château. Ce fut un mouvement navrant! Avant de se séparer ils s'embrassèrent... Ceux qui partaient savaient bien que les huit qu'ils laissaient derrière eux étaient condamnés à mort. L'instant était solennel! Dès que ceux-ci eurent disparu, les chouans se réunirent autour d'Aubin Ploguen, de Jean-Nu-Pieds et de Henry de Puiseux. Puis, ils revinrent prendre leur poste aux fenêtres du premier, tirant toujours sur les soldats, aux accents de l'unique clairon, qui ne s'arrêtait point. * * * * * Les vingt-deux Vendéens désignés pour la retraite sortirent de l'enceinte du château, par derrière, sans être aperçus de leurs ennemis. Mais le commandant Georges les vit tout à coup. Aussitôt il détacha la moitié de ses hommes et les lança sur eux. Une décharge de mousqueterie abattit deux chouans. Aussitôt, le clairon reprit sa sonnerie. Puisqu'ils étaient découverts, ils n'avaient pas le droit de se taire encore. --Au pas de course! ordonna leur chef. Le clairon sonna la charge. Les soldats, exaspérés contre lui, dirigeaient leurs coups de feu contre le trompette, qui marchait en avant. Une première fois, il chancela. Une balle l'avait atteint à l'épaule droite. Il prit son clairon avec la main gauche et continua encore. Les Vendéens avaient franchi ainsi une distance de deux cents mètres, toujours harcelés par les soldats qu'avait détachés contre eux le commandant Georges. Ils couraient, rechargeant leurs armes, puis s'arrêtaient, faisaient feu, repartaient et toujours ainsi. Une nouvelle décharge tua encore deux chouans, et frappa le clairon d'une seconde balle dans la cuisse. Celui-ci prit le fusil d'un mort et s'en fit une béquille, afin de pouvoir continuer à marcher, sans abandonner sa trompette dont les notes cuivrées retentissaient plus faibles... Devant lui, derrière une haie, passait la route. De l'autre côté de la route s'étendait un arpent de plaine, puis au bout de la plaine, la forêt, calme et profonde. Il fallait gagner cette forêt, alors ils seraient sauvés. Malgré ses blessures, le clairon accéléra sa sonnerie et sauta le premier sur la route. Mais au même instant une troisième balle lui cassa la jambe. Il tomba, ensanglanté, brisé, sur un monceau de pierres, pendant que ses compagnons passaient à leur tour. Mais il ne se tut pas! Étendu, presque mort, appuyé sur un coude, essuyant de sa main valide le sang qui coulait, il entonna le chant suprême... Les Vendéens gagnèrent la plaine et la franchirent d'un bond. Ils arrivaient déjà à la forêt, quand un autre des leurs tomba encore... Enfin; ils passèrent les premiers arbres... Ils étaient sauvés. A peine étaient-ils hors de danger que le clairon blessé se taisait. Il était mort. Puis, au loin, un formidable écroulement retentit... Le château de la Pénissière venait de s'abîmer, engloutissant sous ses décombres et ses flammes ses huit glorieux défenseurs. * * * * * Il ne reste plus qu'un pan de murailles debout. Les fondations de droite sont presque à jour, celles de gauche peuvent encore soutenir les pierres et les poutres. C'est-là que se sont réfugiés Jean-Nu-Pieds, Henry de Puiseux, Aubin Ploguen, et MM. le marquis de Grandlieu, de Girardin, Albert Devismes, Louis de Sémeuse et Darvenot. Le clairon des chouans qui mouraient sonnait aussi comme celui des chouans qui battaient en retraite. C'était la même musique, sonore, endiablée, vivante, qui ne s'arrêtait pas un instant. Deux fois les soldats tentent de recommencer l'assaut de cette forteresse inexpugnable: deux fois les Vendéens les repoussent. C'est la lutte folle, furieuse, la lutte comme nos pères la connaissaient, comme Homère en raconte! Ces hommes n'ont plus rien d'humain. Si la poudre a noirci leur visage, la flamme a roussi, brûlé même leur barbe et leurs cheveux. Les balles sifflent, venant s'aplatir dans l'anfractuosité des pierres. Bientôt leur retraite devient impossible. Il leur faut en chercher une autre. Où aller? tout le château brûle! Ils reculent, ils se jettent dans une sorte de sous-sol où l'incendie n'a pas encore pénétré. Le clairon sonne! Ils tirent dix, vingt, trente coups de fusil. La fureur des soldats est devenue de la rage. Ils croyaient que l'incendie allait dompter ces hommes indomptables, et voilà que la mort s'émousse contre eux! Ce sous-sol est l'endroit où les munitions sont serrées. On voit dans un coin deux barils de poudre et six barils de balles. --Bien! dit Jean-Nu-Pieds d'un air sombre, ils ne nous prendront pas vivants. Cependant Aubin Ploguen a défoncé un des tonneaux de poudre, et l'a vidé à moitié. Puis, dans ce qui reste, il verse une cinquantaine de balles. Ensuite il referme le tonneau, et le fait rouler dans la cour. Aussitôt il tire un coup de fusil sur ce baril qui éclate, et quinze soldats tombent fauchés par cette machine infernale. Mais ceux-ci ne connaissaient plus ni la peur ni la panique. Tout ce que peut enfanter d'irrésistible la rage humaine est en eux. Ils bondissent en avant, exaspérés encore par la mort de leurs camarades. Le clairon sonne! Chaque fois qu'ils se jettent en avant, ils reculent frappés par leurs ennemis, semblables à des lions d'enfer. Faudra-t-il donc du canon pour réduire cette poignée d'hommes? Le commandant Georges, qui par un miracle n'est pas blessé, ordonne qu'on apporte des poutres. Placés derrière un pan de mur qui les protège, trente soldats frappent à coups redoublés sur le devant du sous-sol... Le clairon sonne! ... Cela dure encore pendant dix minutes; mais la fin de l'épopée approche. Un vent violent arrive qui active les progrès de l'incendie. Les flammes montent, rouges, sanglantes. Le devant du sous-sol s'abat sous les coups de poutre, et une apparition terrible se montre aux yeux des bleus. Huit hommes debout, fusil à l'épaule, noirs de poudre, ensanglantés, et au milieu d'eux un clairon qui sonne! Une décharge vient les foudroyer, deux d'entre eux tombent atteints en pleine poitrine. Puis la flamme monte, monte, et le plancher du sous-sol craque et s'abîme dans les fondations brûlantes du château... C'est la mort, le silence, le néant... Les sublimes Vendéens doivent être tués, car le clairon ne sonne plus! * * * * * Tout était fini. Le commandant Georges fit relever les corps de tous ceux qui étaient tués parmi les siens, puis il ordonna qu'on retirât de la fournaise les cadavres des chouans tués dans la dernière décharge. Dans l'écroulement, ceux-ci étaient restés accrochés aux pignons de fer de la muraille. Le château flambait. Le commandant Georges monta à cheval et fit ranger les hommes en deux lignes, pendant qu'au milieu d'eux on portait sur des brancards improvisés les corps de MM. de Grandlieu et de Girardin. Car c'était eux qui étaient tombés. --Portez armes!... dit-il. Le tambour battit aux champs. Le vainqueur saluait la mort du vaincu. * * * * * Une heure plus tard, il n'y avait plus que le silence autour de ce qui fut le château de la Pénissière. La flamme colorait le ciel et une bannière de feu rouge se déployait dans les arbres. Tout était fini! VI DEUX DOULEURS La nouvelle de cet événement se répandit dans tout le pays avec la rapidité de la foudre. Quelques heures après l'instant fatal où le château de la Pénissière s'était abîmé, les moindres détails de ce fait, illustre déjà, étaient devenus populaires. Ainsi qu'il arrive toujours, la légende commençait, entourant d'une auréole le front des huit martyrs vendéens. La nouvelle parvint à Madame à six heures du soir. Elle pâlit, puis écartant doucement de la main ceux qui se tenaient auprès d'elle, elle s'agenouilla et pria. Les principaux chouans qui se trouvaient dans la ferme se regardaient consternés. Quoi! le marquis de Kardigân, le marquis de Grandlieu, M. de Girardin, et tant d'autres étaient morts! Une ombre douloureuse semblait planer au-dessus de leurs têtes. Le doute entrait dans les âmes. Était-il possible que ce sang versé ne fécondât point la terre bretonne et n'en fît pas jaillir des légions? Fernande ne savait rien encore; à neuf heures du soir, seulement, la Pâlotte entra chez elle. Elle était affreusement changée. La jeune fille se leva brusquement quand elle l'aperçut. --Il y a un malheur? dit-elle. La femme baissa la tête. --Répondez-moi, mon amie; il y a un malheur... je le sens, j'en suis sûre! Jacqueline détourna les yeux. Elle ignorait encore que rien ne s'opposait plus au mariage de Jean et de mademoiselle Grégoire. Les fiancés avaient gardé leur secret: non qu'ils se méfiassent d'elle, mais l'amour pur garde le silence, il ne s'expose pas aux regards étrangers. --Il est blessé? demanda Fernande en se retenant à la muraille. --Oui... oui, blessé... Mais on ne trompe pas la femme qui aime. Fernande jeta un grand cri. --Dieu! il est mort! dit-elle. Elle ne s'évanouit point. C'était une héroïne aussi, cette frêle enfant qu'un rien semblait devoir briser. Ni sanglots, ni désespoir apparent. Elle se laissa tomber assise, la tête entre ses mains, les yeux secs. Son sein se soulevait avec force, comme agité par de violentes convulsions. --Mort! mort! mort! dit-elle lentement. Elle prononça ces trois mots implacables avec un tel accent, que Jacqueline détourna une seconde fois la tête. Pendant cinq minutes elles gardèrent le silence toutes les deux. Quelles paroles humaines auraient pu traduire leurs pensées? L'une, la jeune fille, voyait de nouveau se briser son bonheur et sa vie, et par ce que la destinée a d'irrémédiable. De nouveau elle était séparée de Jean-Nu-Pieds. Une heure, elle s'était crue sauvée. Une grande princesse leur donnait le bonheur. Et puis il fallait que tout cela fût anéanti! L'autre, la jeune femme, n'avait ni cette résignation douloureuse, ni cette profondeur de désespoir muet. Son amour n'était pas fait de pureté. Sa passion charnelle souffrait et se révoltait. Elle maudissait Dieu, elle maudissait le destin. Sa lèvre était prête à s'entr'ouvrir pour le blasphème. Elle contempla Fernande, puis un sourire de mépris hautain glissa sur sa lèvre. --Voilà donc comme vous l'aimiez! dit-elle. La terrible nouvelle vous abat. Vous ne pensez même pas à le pleurer, à l'ensevelir! Oh! amour de jeune fille, qui ne connaît pas les dévouements et les désespoirs de la passion! Elle se tut! puis, avec une rage sourde: --Je l'aimais, moi, à me perdre pour lui dans ce monde et dans l'autre... Je l'aimais, à incendier une ville, s'il l'eût désiré; j'étais prête à tout, parce que je l'aimais et que mon amour ne ressemble pas au vôtre! Enfant! enfant! tu courbes le front: moi je relève le mien. Tu penses à mourir? Je pense à le venger. Quoi! ces bandits l'ont tué, et ils vivent! Tu es lâche! La fureur contenue de Jacqueline se faisait jour. Ses yeux lançaient des éclairs. --Dieu défend la vengeance, dit doucement Fernande. Je pardonne à ceux qui l'ont tué, comme, en mourant, il a dû leur pardonner lui-même. --Faiblesse! lâcheté! --Pourquoi maudirais-je le ciel? reprit la jeune fille avec un sourire navrant. Dieu fait bien ce qu'il fait. Vous avez raison de vouloir l'ensevelir, je veux le conduire moi-même à sa dernière demeure. Puis... Oh! alors je ne penserai pas comme vous à haïr et à me venger. Je me coucherai le long de sa tombe, et Dieu me prendra à lui pour nous unir dans la mort, puisqu'il n'a pas voulu que nous fussions unis dans la vie. Jacqueline comprit-elle le déchirement de cette âme? Elle se promena dans la chambre, furieuse, pâle, emportée. --Vingt contre un! murmura-t-elle... voilà comme ils combattent! Elle s'arrêta de nouveau devant Fernande qui restait écrasée: --Faites comme vous le voudrez, moi je vais partir. Je ne veux pas qu'il dorme sous ces pierres calcinées, bien qu'elles soient un tombeau digne de lui. Elle se dirigea vers la porte. --Attendez, dit Fernande, en se levant péniblement: je vous accompagne. N'étais-je pas sa femme? Mais la pauvre enfant retomba, épuisée. La douleur muette la tuait. Les larmes intérieures l'étouffaient. Elle voulut encore marcher, mais elle chancela de nouveau. En ce moment la porte s'ouvrit et un petit paysan entra. Jacqueline recula de deux pas en arrière en le reconnaissant: c'était Madame. La vue de la princesse fit ce que la douleur furieuse de la Pâlotte n'avait pu faire. Fernande oublia tout, l'étiquette, le respect, et se jeta en sanglotant dans les bras de Madame. Celle-ci pleurait. --Pleure, ma pauvre enfant, pleure, dit-elle tout bas. Tu perds ton fiancé, le Roi perd un des meilleurs d'entre les siens, la France perd le plus noble de ses enfants... Fernande était prise de convulsions déchirantes. Le désespoir accumulé dans son âme se faisait jour. Elle pouvait pleurer! Ah! si dans la douleur il y a une place pour la consolation, si Dieu a voulu compenser sa créature des souffrances de la vie, c'est en lui donnant les larmes, ce sang du coeur, cette rosée de l'âme... La princesse tenait la tête de Fernande sur ses genoux. La jeune fille était agenouillée devant elle. --Tu es pour moi la marquise de Kardigân, continua-t-elle. Le jour où je vous ai fiancés, je faisais selon ma conscience et selon mon droit. Mon enfant, prie et implore Dieu. Je ne t'apporte pas de consolations pour ce qui est inconsolable, mais élève ton âme au ciel, offre à Celui qui nous voit et nous juge, offre-lui ton déchirement, tes angoisses, comme un sacrifice digne de lui. Pleure, car tu souffriras moins... Et si, moi, je demande pour toi quelque chose à Dieu, c'est de te rappeler au Paradis, car la mort te sera douce autant que la vie te serait cruelle... La Pâlotte écoutait avec stupeur les paroles de la princesse. Sa passion était trop violente pour qu'elle pût être impressionnée par ce qu'elles avaient d'éloquent. Elle ne voyait et ne devinait qu'une chose, c'est que la Duchesse avait fiancé Jean et Fernande. Et elle ne le savait pas! Elle croyait stupidement que le serment du marquis le liait à jamais. Elle ne pouvait comprendre, elle qui n'était pas née dans la croyance auguste en ce que la royauté a de divin, elle ne pouvait comprendre que la Régente de France, au nom du roi de France, pouvait délier la conscience du marquis de Kardigân du serment donné. Madame prit elle-même la jeune fille par la main et la conduisit à son lit, où Fernande se laissa tomber. --Veillez sur elle, dit-elle en se retirant à la Pâlotte, qu'à son costume de paysanne bretonne elle crut être la servante de la pauvre veuve. Quand Madame se fut éloignée, Jacqueline se précipita vers le lit. --Ah! vous me trompiez donc? dit-elle. Mais les sanglots avaient ébranlé la jeune fille, qui n'avait plus sa connaissance. --Elle me trompait! reprit la Pâlotte en se croisant les bras et en regardant la jeune fille de son oeil sombre. Heureusement que ce mariage n'est pas fait, autrement. Elle alla ouvrir la fenêtre pour respirer, son sein était oppressé. Il lui sembla apercevoir une ombre dissimulée dans un manteau, qui, assise au pied d'un arbre, se leva en l'apercevant, et prit la fuite. Un soupçon lui traversa l'esprit. Elle se rappela cet inconnu, ce cavalier masqué, qui, dans la lande de Château-Thibaut, avait voulu enlever Fernande. Mais ce ne fut qu'un éclair. Il n'y avait au monde qu'une chose qui pût l'intéresser: c'était son amour, sa rage, et cette sorte de jalousie posthume qui la faisait souffrir, quand elle se disait que, s'il n'était pas mort, le marquis de Kardigân aurait épousé Fernande. Cependant la jeune fille revenait lentement à elle. La Pâlotte lui mouilla les tempes et la paume des mains. Elle ouvrit les yeux. La Jacqueline se pencha vers elle; ce ne fut point pour épier les progrès de la vie qui revenait, ce fut pour éclaircir ce que, pour elle, les paroles non expliquées de la princesse laissaient dans le doute. --Vous alliez l'épouser, n'est-ce pas? dit-elle en adoucissant l'expression amère de sa voix. --Oui. --Et c'était... c'était Madame qui l'avait relevé de son serment prêté par lui à son père? C'était... --Oui. Jacqueline contint la colère qui grondait en elle. --Alors, je n'irai pas sans vous, là-bas... Je vous y accompagnerai. Fernande crut à la sincérité des paroles qu'elle entendait. Elle serra doucement la main de la Pâlotte. --Et quand devait avoir lieu le mariage? --Dans huit jours... Fernande sentait son coeur se briser à ces souvenirs, mais elle avait une âpre joie à s'y rejeter. Elle ne vit point la Pâlotte se redresser, avec une expression de colère superbe. Celle-ci repoussa Fernande: --Ah! Dieu soit loué! s'écria-t-elle; j'aime mieux le voir mort et couché dans la tombe, que vivant et ton époux! VII A TRAVERS LES RUINES Fernande ferma les yeux en entendant l'horrible phrase de la jeune femme, et, poussant un faible cri, elle perdit de nouveau connaissance. La Pâlotte la regarda quelques instants avec un mépris indicible. --Et voilà celle qu'il aimait! pensa-t-elle; voilà la faible enfant à qui il allait donner son nom, si la mort ne s'était pas mise entre eux deux! Fernande revint à elle. Le visage de Jacqueline avait repris son calme. --Vous l'aimiez aussi, murmura la jeune fille, et vous souffriez... je vous pardonne. Elle se leva péniblement. --Venez, dit-elle. --Où voulez-vous aller? --Vous l'avez dit vous-même. Nous ne pouvons pas laisser son corps sans une sépulture chrétienne. --Quoi! au milieu de la nuit!... --J'irai seule, alors. --Non, reprit la Pâlotte. D'ailleurs, vous ne pourriez rien sans moi. Vous êtes trop faible. Fernande ne répondit rien. Elle sortit de la chaumière et marcha droit au campement des chouans. On la connaissait. La touchante histoire d'amour de ces deux êtres avait ému ces coeurs doux comme le sont tous les coeurs braves. --Je voudrais une charrette et un cheval, dit-elle à l'un d'eux. Cela ne prit que vingt minutes. Dans la charrette on mit des pelles et des pioches. Puis les deux femmes s'enveloppèrent dans leurs châles et l'on partit. C'était un paysan de Vieillevigne qui les conduisait. Il savait que le but de ce voyage était le château de la Pénissière, et le cheval courait poussé par de vigoureux coups de fouet. Elles firent le trajet sans échanger une seule parole, sans prononcer un seul mot. Le vent léger de la nuit soulevait par moment le voile qui couvrait le visage de Fernande et Jacqueline le voyait inondé de larmes. --Elle pleure, pensa-t-elle; moi, je le vengerai! Pauvre Fernande! Cette nuit lui rappelait celle où, libres désormais, ils se fiançaient sous le regard de Dieu. La même lune étincelait dans le même ciel, les mêmes étoiles brillaient et, pourtant, comme la joie ardente avait rapidement fait place au désespoir sans bornes! Il était perdu pour elle, en cette vie du moins, car elle sentait bien que, dans l'autre monde, Dieu les unirait pour toujours. ... La charrette courait. Deux heures après leur départ de Rassé, ils atteignirent la route qu'Aubin Ploguen et Lenneguy avaient franchie en courant. Hélas! où étaient-ils tous les deux? Morts aussi! L'héroïsme côtoie incessamment des tombes. A quelque distance du château de la Pénissière, Jacqueline et Fernande furent averties de l'approche du lieu fatal par la réverbération des flammes. L'incendie n'était pas éteint. Le château brûlait toujours. Oh! quel spectacle, quand elles se trouvèrent en face de ce tombeau grandiose où reposaient les huit chouans! Des murailles calcinées, des poutres à demi brûlées, des pierres presque tordues sous la puissante destruction de l'incendie. Une colonne de fumée montait vers le ciel, image de ces âmes héroïques qui y étaient montées, le sacrifice accompli. Il n'y avait plus rien, là, d'une maison. Un amoncellement informe de matières brutes et noirâtres. Une seule chose était restée la même: les traces du sang versé qui couraient sur la terre durcie. Fernande se mit à genoux et pria. --Dieu a donné, Dieu a repris; que Dieu soit béni! murmura-t-elle. --Elle se résigne, moi je hais, pensa Jacqueline, et ma haine sera plus forte que sa résignation. Fernande se releva et prit une pioche. Le paysan et la Pâlotte l'imitèrent. Alors elle s'avança au milieu des décombres, sans se demander si elle s'exposait, si une poutre ne l'écraserait pas. Elle leva son outil et se mit à creuser. Dieu a fait sa créature d'un limon étrange. La volonté, qui renverse le fort, sait donner aussi cette force à celui qui est faible. Fernande semblait ne connaître ni la fatigue, ni l'épuisement; elle frappait au milieu de ces pierres avec l'énergie d'un homme vigoureux. Et l'on eût dit que ses frêles mains auraient à peine pu soulever la pioche lourde dont elle se servait. Cela dura ainsi pendant une demi-heure: le paysan et Jacqueline furent fatigués avant elle. Un voyageur attardé n'aurait rien compris à ce tableau. Par cette nuit d'été, dans ce cadre merveilleux de poésie de la plaine bretonne, deux femmes et un paysan, perdus au milieu de ces ruines et creusant un chemin à travers les pierres encore chaudes du manoir écroulé. Fernande était pâle; mais elle semblait ne pas connaître la fatigue. De demi-heure en demi-heure, elle se reposait; elle s'asseyait sur les pierres, regardait fixement devant elle. Dans son immobilité douloureuse, elle semblait être alors comme la fée de ces ruines. Un rayon de lune prêtait à ce décor du château incendié quelque chose de ce théâtral aspect du reste des monuments romains dressant leurs bras décharnés, vieux de quinze siècles. Quand les pierres, les poutres, et les débris déblayés encombraient, le paysan les charriait dans sa voiture et allait les transporter plus loin. Puis le travail reprenait. Trois heures s'écoulèrent ainsi. Le soleil s'était levé, lentement, majestueusement. A sept heures du matin, le paysan tournant son chapeau entre les doigts, d'un air très intimidé, dit à Fernande qu'il avait faim. --Allez, mon ami, répondit-elle, nous vous attendrons. --Oh! ce n'est pas tout, mademoiselle; il y a une ferme, près d'ici, à un quart de lieue. Ce sont de braves gens: ils me donneront bien une _écuellée_ de soupe et un pichet de cidre. --Allez, vous dis-je. Elles restèrent seules toutes les deux. Ni l'une ni l'autre ne connaissait la faim: la douleur nourrit. Que la jalousie de Jacqueline souffrît ou que ce fût l'amour désespéré de Fernande, ce n'en était pas moins la douleur humaine dans ce qu'elle a de plus profond et de plus inconsolable. Elles attendirent le retour du paysan, leur guide, assises à côté l'une de l'autre, et toujours sans s'adresser la parole. La mort qui se dressait si près d'elles ne suffisait pas à tuer ce qui les séparait. Jacqueline se disait que Fernande avait été la mieux aimée, celle à qui Jean-Nu-Pieds avait voué sa vie; et cela seul suffisait à la faire haïr. Et pourtant comme il était loin ce bonheur de la jeune fille, comme tout était bien fini! Le paysan revint, et les travaux recommencèrent. Le trou creusé avait environ deux mètres de profondeur sur trois de large, et c'étaient deux femmes aidées d'un seul homme qui obtenaient un pareil résultat! Il est vrai que la terre et les pierres, amollies pour ainsi dire par le feu, étaient devenues friables. La pioche enfonçait aisément, ainsi que dans un terrain détrempé par de fortes pluies. Les mains de Fernande portaient les fières cicatrices de ce labeur sacré. Pauvres petites mains! Le fer de la pioche avait éraflé au vif la peau délicate de la jeune fille. Fernande enveloppa sa main de son mouchoir et ne s'arrêta pas. Elle ne sentait rien, ni fatigue, ni faim, ni soif. La fièvre soutenait le corps, de même que la douleur et la résignation soutenaient l'âme. La matinée entière s'écoula ainsi. Le trou creusé s'agrandissait en largeur et en profondeur. Mais il arrivait parfois qu'un écoulement se produisait, et alors c'était à recommencer. Vers midi, le paysan demanda de nouveau à aller se restaurer. Les deux femmes prirent un moment de repos. A une heure, le travail reprit. A cinq heures du soir, il y avait douze heures qu'elles étaient là. Jacqueline sentit les premiers appels de la faim. Elle accompagna le paysan à la ferme, laissant seule Fernande. La jeune fille chancelait. La faim n'avait aucune prise sur elle, mais sa force factice était à bout. Elle se laissa tomber au milieu des ruines, et, sur cette dure couche, elle s'endormit d'un pesant sommeil, plus fatigant peut-être que la veille et l'attente. C'est Shakespeare qui à trouvé le dernier mot de l'angoisse humaine, quand il fait dire à Hamlet la phrase désespérée où le doute combat la croyance: ... _To die;--to sleep;-- To sleep!--per chance to dream!_ (--Mourir!--Dormir!--Dormir! Rêver peut-être!) Pauvre Fernande! Ce n'était pas le rêve de la mort qu'elle craignait, comme Hamlet. Non, c'était le rêve de la vie, alors que l'âme, dégagée du corps par le sommeil, plane, légère et immaculée, au-dessus des misères et des souffrances de ce monde. Que lui importait de mourir! La mort, au contraire, elle l'appelait à grands cris, elle suppliait tout bas Dieu de la prendre en pitié et de la rappeler à lui... Pauvre Fernande! le rêve de la tombe ne l'effrayait point, car elle sentait au delà l'éternité de bonheur promise. Mais s'endormir le coeur brisé, s'endormir sur le sépulcre même qui couvrait le corps de son bien-aimé, et sur ce lit nuptial oublier dans le sommeil qu'il était mort, penser à lui, le voir souriant et beau, dans toute la fierté de sa jeunesse, dans toute la noblesse de son amour; voilà le rêve qui l'épouvantait, car il lui paraissait un sacrilège. ... To die; to sleep;-- To sleep! per chance to dream!... Était-ce un rêve? Il lui semblait qu'une voix déchirante qui appelait au secours sortait du fond des entrailles de la terre, et que cette voix était celle de Jean... Le paysan et Jacqueline revinrent. La jeune fille n'osa point leur parler du cri qu'elle croyait avoir entendu. Elle le prenait pour un effet du délire constant auquel elle était en proie. Son coeur avait été assailli de trop de coups successifs pour rester ouvert à l'espérance. Son espérance était bien morte! Tout à coup, le même gémissement qui avait frappé l'oreille de Fernande se renouvela. Les trois êtres humains penchés sur les ruines demeurèrent muets de stupeur... Les deux femmes se regardèrent secouées de pensées diverses. Quoi! Jean-Nu-Pieds vivrait!... L'une et l'autre n'osaient s'avouer ce qu'elles pensaient. Mais si Fernande avait pu comprendre le regard haineux que lui jeta la Pâlotte, elle aurait frémi. --Il n'y a pas à hésiter, dit le paysan, nous n'aurions fini notre besogne qu'à la nuit avancée; mais maintenant un retard peut tuer ceux qui survivent. --Que voulez-vous faire? --Aller à la ferme. --Quoi! vous?... --Mam'zelle, je sais ce que je dis. C'est sérieux, je vous le jure. --Parlez vite!... --Quand je serai retourné à la ferme, je dirai aux compagnons de venir, et, à nous tous, nous aurons vite creusé un trou assez grand. --Partez vite! reprit Fernande. Le paysan s'élança en courant et disparut derrière un monticule de la lande. Restées seules, les deux jeunes femmes ne voulurent pas se reposer. L'amour emporté de l'une avait autant de vaillance que l'amour chaste de l'autre. Au bout d'une demi-heure, les ouvriers de la ferme parurent. Ils portaient des pelles et des pioches sur leurs épaules. C'étaient des fidèles: quel était le paysan qui ne fût pas royaliste en Bretagne? Ceux qui n'étaient pas de corps avec les Vendéens étaient avec eux de pensée. Les gars eurent bientôt mis habit bas. Jacqueline et Fernande furent chargées de veiller sur la route. Quand ils n'étaient que trois, leur travail ne courait aucun risque d'être interrompu. Mais, maintenant qu'ils étaient une dizaine, des soldats pouvaient passer, et se demander ce que faisait là ce rassemblement à une pareille heure? La besogne fut vivement attaquée. A mesure que les gars creusaient, on entendait se reproduire plus perçant le cri d'appel qui avait déjà frappé l'oreille de Fernande. De temps en temps, la jeune fille ou Jacqueline venait en courant pour voir si l'espérance soudaine que Dieu leur envoyait se réalisait. Tout à coup, sous un amoncellement de moellons, on découvrit le souterrain dans lequel les héros étaient ensevelis. Il faudrait une heure, peut-être, pour le percer, attendu que plus on enfonçait, plus les pierres et la terre étaient brûlantes. Les travailleurs pouvaient craindre à chaque instant qu'un des leurs fût blessé. Ils avançaient. La charrette portait à dix ou quinze mètres plus loin les détritus calcinés qu'on sortait du trou. La voix gémissait et parlait toujours. --Tenez, écoutez, mam'zelle, dit le paysan, pendant qu'elle était venue, anxieuse, se joindre un moment à eux. Fernande écouta... Oh! qui pourrait peindre l'expression déchirante de son visage, pendant qu'elle restait là, l'oreille tendue, sachant bien que sa destinée entière était dans ce qu'elle allait entendre! Le son venait à elle, léger, et comme affaibli par la distance et la terre qui l'étouffait à moitié. La jeune fille se coucha à terre, malgré le paysan qui craignait que ce sol enflammé l'aveuglât. Elle entendit nettement ces mots: --Vite... vite... nous mourons! Une double idée frappa tous ces hommes. Évidemment les chouans savaient qu'on venait à leur secours, puisqu'ils disaient: --Vite!... vite!... Mais la voix ajoutait: --Nous mourons! Arriverait-on à temps? Le labeur recommença, continué avec une violente énergie. Fernande souffrait mille morts. Quand elle avait reçu la fatale nouvelle, quand Son Altesse madame la duchesse de Berry avait daigné apporter à la pauvre enfant, non une consolation, mais un appui, oh! certes alors un violent désespoir l'avait torturée! Mais depuis que la pensée folle lui était venue que son bien-aimé pourrait vivre, elle croyait que, perdre cette espérance, ce serait le perdre, lui, une seconde fois. C'était solennel à voir ces hommes creusant le sol avec acharnement, cette jeune fille pâle comme la statue de marbre d'une tombe, qui les contemplait de ses yeux égarés; et à quelques pas, cette autre femme qui sondait l'horizon, pour voir si les soldats ne viendraient pas rendre à la mort leurs ennemis que l'on voulait lui arracher. L'appel des chouans se faisait entendre plus rare et plus faible toujours. --Vite!... vite! disait Fernande, répétant les paroles qu'elle avait entendues. La nuit était tombée, un peu claire. L'oiseau chantait à dix mètres de ce tombeau et de ces hommes qui le forçaient de rendre sa proie, l'oiseau, ce doux ignorant des carnages humains et des souffrances terrestres. Fernande s'agenouilla, tordant ses mains: --O mon Dieu! murmura-t-elle, ô mon Dieu! vous les sauverez... Vous ne pouvez pas nous avoir mis au coeur une pareille joie pour l'en arracher!... Ayez pitié d'eux, ayez pitié de nous... Songez que ceux qui sont couchés là-dessous étaient des meilleurs parmi vos enfants... Songez qu'en leur rendant la vie vous la rendrez à des filles, à des soeurs, à des mères... à des fiancées, qui pleurent à présent, mais qui seraient les plus heureuses de vos créatures! Fernande avait parlé à voix haute. Pour ces paysans de Bretagne, la prière est un soutien et une force. Le trou se creusait; mais il devenait de plus en plus difficile et dangereux. Cependant rien ne faisait prévoir que les paysans seraient troublés dans leur sainte besogne. Jacqueline restait immobile sur la route, interrogeant l'horizon. --Vite!... vite!... râla cette voix humaine qui gémissait. La jeune fille laissa tomber sa tête dans ses mains. Son angoisse effrayante augmentait. Quoi! on n'arriverait peut-être pas à temps; on pourrait ne pas les sauver!... C'était impossible! Dieu ne le permettrait pas. La voix d'appel se faisait entendre de plus en plus éteinte; et cependant le trou creusé augmentait toujours. Une heure! le paysan avait dit: une heure! Mais avant une heure, ils seraient morts, étouffés; est-ce que depuis la veille au matin ils ne souffraient point dans ce tombeau creusé par leur vaillance et leur dévouement? Non, il ne faudrait pas une heure! Ils allaient être délivrés, rendus à la vie, quand Jacqueline accourut, pâle et anxieuse. --Qu'y a-t-il? demanda l'un d'eux. --Les soldats! La Pâlotte étendit la main vers Clisson. Ces deux mots tombèrent sur ces têtes comme un poids terrible. --Les soldats! répéta-t-elle. --Où? --Tenez! Un paysan se détacha et alla regarder dans la direction qu'indiquait la jeune femme. Il revint, affolé: --Oui, les soldats, ils approchent... Un des gars jeta un coup d'oeil sur leur petite troupe. Ils étaient dix.. --Sont-ils nombreux? demanda-t-il. Sa voix était rauque et sa main se crispait sur le manche de sa pioche. On sentait qu'il aurait voulu pouvoir les combattre. --Ils sont trente! --Trente! Il y eut un silence. --Dans combien de temps seront-ils ici? --Dans un quart d'heure. --Travaillons un quart d'heure, nous verrons ce qu'il faudra faire après. Ils creusèrent environ un mètre avant que les soldats apparussent en vue. --Cachons-nous! dit Fernande. Ces ruines dressaient leurs murailles démantelées. Chacun d'eux se plaça derrière, et un silence profond régna. Ce silence ne fut troublé que par la voix d'appel qui disait: --C'est fini... c'est fini... nous mourons. Fernande faillit jeter un cri qui les aurait livrés, quand elle entendit ces mots. Quoi! ils seraient perdus les héros qu'on pouvait sauver, ils seraient perdus parce que des soldats auraient passé sur la route... La vie humaine se compose d'émouvantes et terribles situations. Les hommes qui étaient ensevelis dans ce sépulcre n'étaient plus séparés de la vie, de l'air, que par un étroit obstacle, et cet obstacle on ne pouvait le renverser. Cependant les soldats marchaient sur la route parallèlement aux ruines. Ainsi que l'avait dit le paysan, ils étaient trente. A les voir insouciants et gais, on devinait aussitôt qu'ils ne se doutaient pas qu'un terrible drame se jouait si près d'eux. L'affaire du château de la Pénissière était devenue fameuse en quarante-huit heures. Les trente soldats et le lieutenant qui les commandait s'arrêtèrent pour regarder la place où s'était livré ce fameux combat... --Alors ils sont enterrés là dedans, dit l'un? --Oui, reprit un autre. --Ils doivent avoir chaud! --Pauvres gens! murmura un sergent en mâchant sa moustache grise. Les soldats étaient impressionnés malgré eux. Les gars breton, eux, frémissaient. Chaque instant passé pouvait tuer les Vendéens. La phrase du soldat: «--Ils doivent avoir chaud!» prenait pour eux une épouvantable signification. Et si l'officier ou l'un de ses hommes entendait l'appel déchirant poussé par la voix! Hélas! ce n'était même plus un appel. C'était un gémissement sourd et profond, un râle effrayant qui perçait la terre, comme la parole d'un mort! L'officier s'était approché des ruines, examinant curieusement... Il crut entendre un gémissement, lui aussi. --Halte! cria-t-il. Les soldats écoutèrent. --Écoutez-donc, les enfants, dit-il? Est-ce que vous n'entendez rien?... VIII LA DÉLIVRANCE Il y eut quelques instants d'un émouvant silence. Les soldats écoutaient, allongeant leurs têtes, et tâchant de percevoir ce bruit dont leur avait parlé le lieutenant. Oh! l'angoisse qui serrait en ce moment le coeur de Fernande! Elle crut mourir. La faible, mais héroïque jeune fille était de ces femmes que la vie ordinaire trouve craintives, mais que le coeur grandit. Enfin le lieutenant s'écria: --Je me serai trompé... en route! Un des soldats entonna la chanson avec laquelle les troupiers d'alors aidaient à leur marche: les notes cadençaient le pas. Ah! tu sortiras, Biquette, Biquette, Ah! tu sortiras de ces choux-là! Le refrain banal et vulgaire de cette ronde éclatait comme un étonnant contraste au milieu du drame. Il détonnait. On les vit s'enfoncer un à un dans l'ombre de la route, répétant en choeur: Ah! tu sortiras, Biquette, Biquette, Ah! tu sortiras de ces choux-là! A peine se furent-ils éloignés, que derrière chaque ruine les gars se dressèrent. --Ah! que Dieu les sauve! s'écria Fernande. Le gémissement qui avait frappé l'oreille du lieutenant était le dernier qui se fût fait entendre. On ne distinguait plus rien. La sueur au front, exaspérés et terrifiés en même temps, chacun de ceux qui étaient là creusait avec un acharnement nouveau. --Entendez-vous l'appel? dit Fernande. --Non! Le trou s'agrandissait toujours. Un homme aurait disparu deux fois dans l'excavation formée. La jeune fille répétait: --Entendez-vous? Et toujours un des gars lui répondait ce même mot fatal qui navrait: --Non. Enfin, le terme de cette émouvante besogne arriva. Le dernier moellon fut arraché. Le souterrain apparut dans sa largeur, et au milieu, étendus dans toutes les positions, entremêlés pour ainsi dire les uns aux autres, les six hommes couchés. Quel horrible tableau! Ils paraissaient morts. Leurs visages pâles étaient tachés de marbrures rouges, produites par les étincelles de l'incendie. Les cheveux à moitié brûlés couvraient le front. L'un d'eux avait une blessure à la tempe qui sillonnait la figure et descendait au menton. Les mains se crispaient désespérément sur les crosses de leurs fusils. --Morts! morts! s'écria Fernande. Les gars descendirent et transportèrent chacun des six Vendéens. Le souterrain avait-il donc été leur tombe? Peut être eût-il mieux valu pour eux mourir d'une balle comme Grandlieu et Girardin? Quand le souterrain fut vide, on put comprendre comment ce drame s'était passé. Le sous-sol, où les Vendéens s'étaient réfugiés, n'était en quelque sorte qu'une excavation au-dessus des fondations mêmes du château. Quand elle s'écroula, ils tombèrent dans ces fondations; les moellons amassés, les décombres de toute espèce en avaient muré les extrémités. Ils étaient dans un sépulcre... On essayait de les rappeler à la vie. Penchée sur Jean-Nu-Pieds, Fernande lavait à grande eau le visage de son fiancé. Mais le marquis restait immobile et rigide. Henry de Puiseux semblait raidi déjà par la mort. Son visage et celui de Jean n'avaient subi que quelques blessures sans importance. Mais on voyait à l'épaule un caillot de sang. La jambe gauche était cassée. Aubin Ploguen était horrible à voir. Un de ses yeux était crevé. Sa figure n'était qu'une plaie. Un faible soupir soulevait sa poitrine. Quant aux trois autres, ils étaient morts, sans qu'on pût même espérer se tromper. Louis de Semeuse a la poitrine trouée d'une balle; Darvenat, ce sublime clairon, avait le crâne fendu en deux. Sans doute que dans leur chute une pierre sera venue le fracasser contre les parois. Albert Devismes est celui dont la tempe est sanglante. Hélas! lui aussi est mort. --Il respire! murmura Fernande. --Oh! mon Dieu, dit-elle d'une voix haletante. Oh! mon Dieu, soyez béni. Vous avez eu pitié de lui et de moi! Henry de Puiseux et Aubin Ploguen, les deux seuls survivants avec Jean-Nu-Pieds de cette effroyable aventure, paraissaient perdus. Un des gars fut expédié à la ferme, pendant qu'on recommençait à laver les blessures des trois chouans. Il revint au bout d'une demi-heure, conduisant une charrette remplie de paille et traînée par un attelage de boeufs. Pendant cette absence, Henry avait ouvert les yeux. Un faible sourire éclaira sa figure, quand il aperçut autour de lui la campagne parsemée de genêts et de bruyères, quand ses poumons purent respirer le grand air de la délivrance. Aubin, lui, râlait. On le transporta dans la charrette le premier. Jean était le moins dangereusement atteint. A part les brûlures de l'incendie, il n'avait aucune blessure. Sans doute, le manque d'air seulement l'avait terrassé; l'atmosphère étouffante du souterrain succédant à l'air vicié, respiré au milieu des flammes, suffisait à le tuer. Mais Dieu avait écouté les prières de la jeune fille et il vivait! Les paysans entourèrent la charrette et reprirent le chemin de la ferme, où l'on transportait les blessés. Fernande, appuyée d'une main au rebord du bois, ne perdait pas des yeux celui dont elle s'était crue séparée pour toujours. Jacqueline, elle, restait silencieuse et sombre. Fernande ne se rappelait plus ce que la Pâlotte lui avait dit: --«Je l'aime mieux mort et couché dans la tombe, que vivant et ton époux!» Si elle se fût rappelé ce blasphème, elle aurait compris la lueur fauve allumée dans les yeux de la jeune femme. Il était près de minuit quand on arriva à la ferme. Le gars qui était venu y chercher les charrettes avait expliqué ce qui se passait. Trois lits étaient préparés où l'on coucha les Vendéens, après qu'on eut expédié à Clisson chercher un médecin. Cette ferme était grande et spacieuse. Elle appartenait à de riches paysans, absolument dévoués à la cause royaliste, et qui l'exploitaient de père en fils depuis de longues années. Les blessés devaient donc y trouver tous les secours nécessaires et toutes les assurances de sûreté. Car il ne fallait pas les croire sauvés, pour avoir réussi à les sortir de ce tombeau, fumant encore, de la Pénissière! L'autorité militaire dormait les yeux ouverts, et le général Dermoncourt ne plaisantait pas. Il fut donc décidé que l'excavation produite dans les décombres du château serait comblée à nouveau avec les pierres calcinées qu'on en avait retirées. Des soldats, comme pendant cette même soirée, pouvaient passer par là et voir ces fouilles. De là à tout deviner il n'y avait qu'un pas. Et si on les découvrait, les Vendéens mourraient fusillés. Arrivée à la ferme, Fernande était tombée presque évanouie. Depuis quarante-huit heures elle n'avait ni bu, ni mangé, ni dormi. Était-ce donc du sommeil, ce délire qui pendant une demi-heure s'était emparé d'elle, quand elle avait fermé les yeux sur les ruines? Le paysan de Rassé dit deux mots tout bas à la femme du fermier, qui eut les larmes aux yeux en connaissant l'indomptable force de cette enfant qu'un rien semblait devoir briser. Elle prit elle-même la jeune fille dans ses bras, soutenant sa marche qui chancelait, et la conduisit dans une grande chambre où on la coucha. Fernande s'endormit là d'un profond sommeil. Elle pouvait rêver! la joie lui était rendue. _To die, to sleep;-- To sleep!--per chance to dream!_ Le rêve désespéré de ses premières heures était fini. Il ne lui revenait plus que comme un de ces monstrueux cauchemars que font évanouir les premières lueurs de l'aube. Pendant ce temps-là que faisait Jacqueline? La jalousie la tenait éveillée, bien que la fatigue lourde fermât ses paupières malgré elle. Dans la pièce qu'on lui avait donnée pour prendre aussi un repos nécessaire, elle s'était jetée tout habillée sur son lit. Jean-Nu-Pieds vivait! Il vivait! c'est-à-dire qu'il était libre désormais, et qu'il épouserait Fernande. A la seule pensée de ce bonheur permis qui attendait les jeunes époux, un flot de sang plus chaud montait à son coeur. La colère faisait le duo de sa jalousie. Jean-Nu-Pieds vivait! Mais la nature féminine dut céder à l'épuisement. Elle s'était soulevée à demi sur sa couche pour songer. Le sommeil la terrassa. Elle retomba vaincue et s'endormit comme sa rivale. Le voyageur qui, passant sur la route à cette heure avancée, aurait vu la ferme se dresser dans la nuit, entourée de son rideau d'arbres blanchis par la lune, eût cru que c'était là l'asile du calme et du repos. La maison grise disparaissait presque, enfouie dans la verdure assombrie. Pas un cri ne sortait de ces bâtiments, pas une lumière ne brillait derrière les vitres. Il aurait cru que là était le bonheur... et là s'agitaient pourtant les trois plus grandes passions, bonnes ou mauvaises, de la vie humaine, c'est-à-dire la haine, la jalousie et l'amour. * * * * * Le soleil était déjà haut dans le ciel que Jean-Nu-Pieds, Aubin Ploguen et Henry de Puiseux dormaient encore. Le médecin de Clisson était venu et avait interrogé leur sommeil. Aubin et Henry étaient gravement atteints, surtout le paysan; mais il croyait pouvoir répondre de leur vie. Quant au marquis de Kardigân, ses brûlures ne seraient pas longues à disparaître. S'ils étaient restés une heure de plus sous les décombres, disait-il, le manque d'air les aurait asphyxiés. Dans la matinée arriva un express de Madame, prévenue aussitôt de l'événement. Elle ordonnait que les cadavres de Louis de Semeuse, de Darvenat et d'Albert Devismes fussent transportés à Rassé, où toute la petite armée vendéenne leur rendrait les honneurs suprêmes. Quand Fernande s'éveilla, elle apprit tout cela, et remercia Dieu du fond du coeur. On lui dit que Jacqueline avait disparu: ce départ l'étonna, mais elle n'y attacha aucune importance. La jeune fille entra dans la chambre où reposait le marquis de Kardigân. Jean-Nu-Pieds dormait encore. Elle s'assit au pied du lit de son fiancé et le veilla. Trois heures se passèrent, pendant lesquelles Fernande épia le retour de la vie chez celui qu'elle aimait par-dessus tout. Jean ouvrit faiblement les yeux. Lui aussi croyait sortir d'un affreux cauchemar. Il aperçut la jeune fille près de lui. --Fernande!... murmura-t-il. Et il se laissa aller au bonheur de vivre et d'être aimé. IX CELUI QUI GUETTAIT Jacqueline était partie en effet. Que lui était-il arrivé? Si l'amour est une passion douce, la jalousie est une passion violente. La jeune femme s'était endormie après Fernande: elle s'éveilla avant elle. Elle ouvrit la fenêtre et songea. Comme la destinée secouait sa vie, quel présent différent de son passé! Ainsi que le rêveur musulman qui se demandait toujours s'il ne prenait pas la réalité pour le rêve, elle se disait que ce ne devait plus être la même femme; par quels jeux du hasard l'ouvrière de Lille, l'espionne de la police de M. Jumelle était-elle devenue la Vendéenne de l'heure présente? Un des hommes les plus spirituels de France--le plus spirituel peut-être--qui oublie trop pour la prose qu'il fut un des plus charmants poëtes de ce temps-ci, a écrit ce beau vers digne de Lamartine, et que Musset eût signé: «...La Providence? C'est ce que le vulgaire appelle le hasard!» Alphonse Karr, en parlant ainsi, semble penser à ces âmes qui, reconnaissant la destinée, refusent de s'incliner devant elle. Jacqueline souffrait. Elle aimait Jean-Nu-Pieds, et cependant elle se disait qu'elle ne s'était pas abusée en le préférant mort qu'heureux avec sa rivale. Le soleil n'était pas levé; il faisait ce demi-jour, connu des travailleurs, qui éclaire chaque objet d'une teinte pâle, comme s'il ne les colorait qu'à regret. Tout à coup elle crut voir remuer doucement le feuillage à quelques pas d'elle. La fenêtre était peu éclairée. Le regard de Jacqueline plongeait dans les massifs de verdure. Elle regarda plus distinctement, et aperçut nettement la silhouette d'un homme, qui se détachait en gris sur le fond du massif. Alors la même idée qui lui était déjà venue passa de nouveau dans son esprit. Elle se rappela cet homme inconnu qui, dans la lande de Château-Thibaut, avait voulu enlever la jeune fille; elle se rappela cette apparition entrevue dans la ferme de Rassé, quand Madame était venue apprendre le sanglant dénoûment du combat de la Pénissière. Les philosophes ont discuté toujours, et en tout temps, sur la spontanéité du bien et du mal dans les esprits. Ils auraient dû reconnaître que le mal y germe plus aisément que le bien. La première pensée de Jacqueline fut une pensée juste, à son point de vue. Elle voulut trouver un allié, peut-être un vengeur, dans ce guetteur mystérieux qui espionnait Fernande. Doucement, sans bruit, elle descendit l'escalier qui menait de la grande cuisine aux chambres de la ferme, et tourna la porte de bois sur ses gonds. Devant elle s'étendait le jardin. Elle y entra. Elle marcha droit au taillis. Il lui sembla qu'un frôlement de branches décelait que sa présence y était connue. Mais elle souleva les branches et se glissa sous les arbustes. Elle ne s'était pas trompée. Un homme était là; il fit un mouvement de retraite quand il aperçut Jacqueline. Mais celle-ci lui prit le bras et dit avec fermeté: --Je viens pour vous! L'homme la regardait de l'air contrarié d'un espion qui se voit découvert. --Je viens pour vous, répéta la jeune femme; vous n'avez rien à craindra de moi. Je suis peut-être votre amie. À coup sur, cet individu n'était pas un habitant du pays, bien qu'il portât le costume de paysan. Ses mains n'étaient pas rudes comme celles des gars bretons. --Écoutez-moi bien, continua la Pâlotte, je vous connais; je sais ce que vous voulez. Ne vous ai-je pas surpris deux fois déjà guettant et espionnant? Vous surveillez mademoiselle Grégoire. Eh bien! je vous propose de vous la livrer. Jacqueline parlait là un peu au hasard. Elle ne pouvait rien savoir, mais ses pressentiments, accrus par la jalousie, lui disaient qu'elle ne se trompait pas. L'homme ne la quittait pas des yeux. Il paraissait vouloir creuser jusqu'au fond de l'âme de celle qui lui parlait, pour savoir s'il pouvait se fier à elle. Jacqueline ne baissa pas son regard sous le sien, et le soutint avec tranquillité. L'homme se pencha en dehors du taillis pour voir si personne ne venait, et lui dit: --C'est bien. Suivez-moi! Quelques instants après, ils débouchaient ensemble sur la route. Pas une nouvelle parole ne fut échangée entre eux. Ils se comprenaient: l'un demandait qu'on trahît, l'autre voulait trahir; il n'était pas besoin qu'ils s'expliquassent davantage. L'individu marchait si rapidement que la Pâlotte avait peine à le suivre. Il s'arrêta devant un des petits bois qui entouraient la ferme et siffla. Un sifflement aussi léger que le sien lui répondit. Il resta immobile, muet toujours. Quant à Jacqueline, elle ne cherchait même pas à avoir une explication sur les choses étranges qu'elle voyait. Depuis les jours passés en Bretagne, elle avait pris l'habitude du mystère. Presque aussitôt, les feuilles s'agitèrent, et un autre homme, également vêtu en paysan, parut tirant par la bride un cheval attelé à un cabriolet. Le cabriolet entra sur la route. Le second individu s'installa sur le siège, pendant que le premier dit à Jacqueline: --Montez! Et venait ensuite se mettre auprès d'elle dans le fond de la voiture. Puis ils partirent rapidement. * * * * * La Pâlotte n'avait même pas songé à demander où on la conduisait. Peu lui importait, au reste. Elle n'avait qu'un but, se venger de Fernande. Que lui avait donc fait la chaste jeune fille, sinon d'être aimée? Mais la haine ne raisonne pas. Elle se disait que, dans la barque trouée, sur le lac de Grandlieu, elle avait tenu entre ses mains la vie de sa rivale. Elle aurait pu la noyer, s'en débarrasser à jamais: elle n'avait pas voulu. Elle avait cédé à un stupide sentiment de pitié. Comme elle s'en voulait! Le cabriolet courait rapidement. Où la menait-on? Il traversa les sentiers qui avoisinent Clisson et prit la grande route royale de Nantes. À une heure de l'après-midi, les voyageurs entrèrent dans la capitale de la Loire-Inférieure. Les ponts de Cé étaient couverts de promeneurs, ou, pour mieux dire, de badauds. Les uns regardaient en l'air, les autres regardaient en bas. Évidemment, il avait dû se passer quelque événement extraordinaire. Seulement, comme tous les badauds du monde, ceux-ci n'étaient pas d'accord sur la nature de cet événement. Les voyageurs ne prêtèrent qu'une médiocre attention à cette foule curieuse. En partant, quelques phrases engageantes arrivèrent jusqu'à leurs oreilles. --C'est un homme. --Non, c'est une femme. --Moi, je té dis que c'est un homme. --Moi, je té dis que c'est une femme! Naturellement les deux gaillards qui avançaient ainsi une opinion aussi opposée sur le sexe du héros de l'événement se donnaient un coup de poing, argument _ad hominem_, qui aurait raison de tous les dialecticiens entêtés. Une commère se chargeait de les mettre d'accord, et disait: --C'est un enfant. Alors la discussion reprenait: --C'est un homme! --C'est une femme! --Je té dis que c'est un homme. --Je té dis que c'est une femme. Et la commère ajoutait: --Je té dis que c'est un enfant. Nous saurons tout à l'heure à quoi nous en tenir. Pour l'instant, suivons Jacqueline et son guide. Le cabriolet s'arrêta rue Jean-Jacques-Rousseau, près de la place où est maintenant le Grand-Théâtre, croyons-nous, devant un hôtel garni de modeste apparence. --Veuillez entrer, madame, dit l'espion à Jacqueline, en lui montrant ce réduit à peine meublé, qui sert de salon de conversation aux voyageurs dans les hôtels de province. Puis, sans ajouter un mot de plus, il se glissa dans l'escalier et disparut. Jacqueline était obligée de s'avouer que l'aventure prenait une mystérieuse et bizarre tournure. Son guide ne lui avait pas dit un seul mot pendant toute la durée du trajet, et, arrivé à Nantes, il la laissait tout à coup dans un salon d'hôtel, sans s'expliquer davantage. Un grand bruit qui se fit dans la rue l'arracha pour quelques minutes à sa préoccupation. Elle leva les yeux et vit passer une troupe d'hommes qui portaient sur une civière un individu couché dont elle ne voyait pas le visage, caché qu'il était par une serviette. Le cortège passa, et enfin s'éloigna sans qu'elle songeât même à demander quel était cet homme. Pouvait-elle donc croire qu'un simple accident eût de l'influence sur ce qu'elle voulait tenter? Son guide d'ailleurs reparut. --Veuillez monter, madame, dit-il du même ton qu'il avait prononcé déjà: «Veuillez entrer.» Il la conduisit au premier étage, et s'enfonça, toujours suivi d'elle, dans un de ces corridors de maisons meublées où chaque chambre a un palier communiquant avec les autres. Il s'arrêta devant celle portant le numéro 17 et ouvrit la porte. Jacqueline pénétra dans une pièce obscure, malgré le grand et chaud soleil qui inondait la rue de ses rayons. Un bon bourgeois, d'apparence calme et honnête, était assis à une table et écrivait. Il ne retourna pas la tête, mais dit tranquillement: --Elle est là! --Oui, monsieur. --Bien! Va-t'en, mon garçon. L'homme se leva. Quand celui-ci eut disparu, il regarda Jacqueline. Un mouvement aussitôt réprimé indiqua sa surprise. Lui voyait son visage, parce qu'il était éclairé par le faible jour qui perçait à travers les rideaux de la fenêtre. --Bonjour, chère baronne, dit-il. Je ne m'attendais certes pas à avoir le plaisir de vous retrouver ici! En même temps Jacqueline put reconnaître «le bon bourgeois.» C'était M. Jumelle. X LES DEUX COMPLICES Le premier mouvement de Jacqueline fut de s'enfuir. Le sous-chef de la police politique l'avait trop fait souffrir, quand il la tenait en son pouvoir, pour qu'elle voulût se retrouver en face de lui. Mais elle ne put le faire. Déjà M. Jumelle tapotait doucement, paternellement, sa main entre les siennes. --Que je suis heureux de vous revoir, chère enfant! lui dit-il. --Monsieur... --Je vous intimide donc toujours? Et, en parlant ainsi, M. Jumelle grattait son nez, ce qui était chez lui, si le lecteur se le rappelle, l'indice d'une joie exhilarante. --Vous avez tort, continua-t-il avec la plus grande douceur. Je suis votre ami. Comme ça, vous n'aimez pas cette pauvre mademoiselle Grégoire? La question était brusquement posée sous son vrai jour. Jacqueline était une femme forte, elle se remit promptement. Puis la pensée de Fernande la ramenait à sa haine, à sa jalousie, et, tout autre sentiment, crainte ou rancune, disparaissait devant ceux-là. Elle regarda fixement M. Jumelle, qui souriait toujours. --Oui, je la hais! dit-elle. --Bravo! Je retrouve enfin mon enfant chérie, mon élève adorée, l'orgueil de mes vieux ans; cette baronne de Sergaz, qui serait devenue fameuse! --Je suis venue ici de bonne volonté, monsieur, répliqua Jacqueline. Il se trouve que c'est vous que j'y rencontre: je ne le regrette pas. Mais, croyez-moi, ne parlons pas du passé. J'en ai plein le coeur! Et pour finir ce que j'ai commencé ici, il ne faut pas que vous m'abreuviez dès l'abord du dégoût de moi-même! --Bien dit... bien dit! approuva M. Jumelle. Ah! chère enfant aimée, quel dommage que vous m'ayez quitté. Avec quelques conseils, avec un peu de _mollé, de coulant, de on_ dans le caractère, vous seriez devenue une... comment dirais-je?... une baronne tout à fait remarquable! --Baronne signifie espionne, n'est-ce pas? Eh bien, vous avez tort; je vous le répète, laissons de côté un passé qui m'écoeure, bien que le présent ne vaille pas beaucoup mieux. Mais au moins, je me venge, maintenant, cela vaut mieux! --Vous haïssez cette pauvre mademoiselle Grégoire? --Oui... --Que voulez-vous faire? --Vous la livrer. --Très-bien! Très-bien! --Écoutez-moi. C'est un marché que je vous propose. J'ignore quel intérêt, vous, le sous-chef de la police politique, vous avez à vous emparer d'elle, mais si je consens à vous la vendre, je veux qu'on me la paye. --Parlez. --Que voulez-vous en faire? --Ah! ah! petite curieuse! Les façons outrageusement paternelles de M. Jumelle révoltaient autrefois Jacqueline. Mais elle n'était pas femme à reculer pour si peu, quand il s'agissait pour elle d'assouvir sa jalousie. Elle reprit: --Je veux savoir ce que vous en ferez. --Pourquoi? Elle plissa dédaigneusement les lèvres. --Parce que cela me plaît. --Toujours fière. Un beau sang! un beau sang! Continuez. --Je n'ai pas à continuer. Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire. C'est à vous à parler, au contraire. --Bien! très-bien! «J'attends!» Dorval ne dirait pas mieux. Vous ne connaissez pas Dorval? C'est une débutante, et qui sera grande un jour, je vous en réponds! Jacqueline souffrait évidemment de ce bavardage papelard du vieil agent de police. Elle savait que M. Jumelle avait coutume de chercher à détourner toujours son interlocuteur du véritable sujet de la conversation, quand il s'agissait pour lui de le faire consentir à quelque chose qu'il lui refusait. --J'attends! dit-elle encore. --Bravo! bravo! Elle fit un geste de colère. --Je vous connais et vous me connaissez, dit-elle froidement. Donc, trêve à des artifices superflus. Vous ne me tromperez pas plus, que je n'ai, moi, l'espérance de vous tromper. Je suis ici pour conclure un marché, rien de plus, rien de moins. Donc, hâtez-vous, ou je pourrais me lasser. --Mon enfant se fâche. --Monsieur! --Ce n'est pas bien; non, non, ce n'est pas bien. --Assez! vous dis-je. Et comme, en disant ces mots, Jacqueline avait feint de se lever comme pour interrompre la conversation, M. Jumelle la prit par la main, et rudement la força de se rasseoir. --J'en suis fâché, ma belle, reprit-il avec dureté, mais vous on passerez par où je voudrai. --Ah! --C'est comme cela! J'ai bien voulu, oubliant votre fuite indigne, commencer par vous traiter comme mon... mon enfant chérie... mais puisque vous me forcez de me rappeler... je me rappelle. Jacqueline fit un mouvement d'épaules d'une souveraine insolence. --Vous êtes venue ici pour livrer mademoiselle Grégoire? --Oui. --De votre plein gré? --Oui. --Et vous croyez que vous pourrez m'imposer un marché... à moi! Jumelle! --J'y compte! --Tenez! vous êtes folle, on voit bien que vous m'avez perdu de vue pendant quelque temps; vous ne me connaissez plus. --Moi, ne pas vous connaître! s'écria-t-elle d'une voix sombre. Oh! si, je vous connais. Vous êtes le misérable qui m'avez perdue, le maudit qui m'avez jetée dans la voie infâme où je suis! Sans vous je serais restée une humble et honnête ouvrière! sans vous je n'aurais pas goûté à cet inconnu de la vie qui m'a corrompue. Il faut des âmes si saines et si robustes pour résister à ce courant humain qui vous entraîne! Ah! tenez, abrégeons, car ma haine contre vous reviendrait et serait peut-être plus forte que celle qui m'a menée ici. M. Jumelle ne s'attendait pas à cette résistance de la part de celle qu'il avait vue jadis si humble et si craintive devant lui. Abandonnant son geste de contentement il passa au geste d'ennui, c'est-à-dire qu'il cessa de se gratter le nez, pour se frotter le derrière de la tête. --Ma toute belle, dit-il enfin, comprenez bien ce que je vais dire, car, vive Dieu! je ne le dirai pas deux fois, _Je veux_... entendez-vous?... je veux que vous me livriez la jeune fille sans conditions, et si vous refusez... --Si je refuse? --Un mot au commissaire de police (il demeure à côté)... et je vous fais arrêter. Ah! ah! vous pensiez qu'on vient se mettre entre les mains de M. Jumelle sans y laisser un peu de sa laine! Quel costume portez-vous, s'il vous plaît? un costume de paysanne! Êtes-vous paysanne bretonne? Non. Donc, _primo_, vous êtes déguisée, et, déguisée en ce pays, à cette époque, cela peut mener loin. _Secundo_, où vous a-t-on trouvée? avec les brigands[2]. Croyez-vous que cela ne constitue pas des charges assez fortes contre vous? Aussi le commissaire de police vous arrêtera sans hésiter... Et savez-vous où cela vous mènera? comme je vous le disais... pour le moins à Saint-Lazare! A sa grande surprise, le sous-chef de la police politique vit que Jacqueline avait subi son petit discours, sans témoigner la moindre émotion. La jeune femme était immobile et muette. Ses yeux calmes et froids se fixaient sur lui avec tranquillité. Il crut que, probablement, elle n'avait pas tout à fait compris. --A Saint-Lazare, ma belle, à Saint-Lazare! --Faites! Pour le coup, M. Jumelle fut démonté. Cela dépassait les bornes. --Que m'importe? dit-elle. La liberté, croyez-vous donc que j'y tienne? Qui sait, ce serait peut-être le salut pour moi que la prison! Faites! De nouveau, l'agent supérieur de la rue de Jérusalem se gratta le derrière de la tête. Il était gêné, trop gêné. Il avait inutilement effrayé Jacqueline, il courait le risque de ne plus rien obtenir d'elle. Alors ce prodigieux comédien eut un de ces revirements soudains, auxquels il excellait. --Quoi! vous avez pu prendre au sérieux papa Jumelle? Vous menacer, vous, mon enfant de prédilection? Oh! non, non, non, c'était une simple plaisanterie. Je suis votre ami... votre meilleur ami... --Alors vous ferez ce que je vous demande. --Vous m'avez demandé quelque chose? dit-il ingénument. --Que voulez-vous faire «d'elle?» M. Jumelle était navré. Il voyait que décidément Jacqueline était devenue «très-forte;» il n'obtiendrait rien d'elle avant d'en avoir passé par où elle aurait voulu. Il allait commencer son explication, quand on frappa à la porte. --Entrez! dit-il d'un ton de mauvaise humeur. L'individu qui avait été guetter Fernande et ramené Jacqueline, est une de nos anciennes connaissances: c'est l'honnête la Licorne que nous avons entrevu, lorsque M. Jumelle voulait prendre les chouans dans la maison de la rue du Petit-Pas. Il entra discrètement sur la pointe des pieds. --Connais-tu madame? dit M. Jumelle. --Si je n'avais pas reconnu madame, je n'aurais pas quitté si vite mon poste là-bas, lorsque madame m'a abordé. Quelque respect que j'aie pour madame, on connaît son métier! --Eh bien! qu'y a-t-il, mon garçon? La Licorne, toujours sur la pointe des pieds, se pencha vers l'oreille de M. Jumelle pour lui adresser une parole tout bas. --Elle est des nôtres (n'est-ce pas, chère petite? modula-t-il avec un beau sourire), vous pouvez donc y aller, la Licorne. Parle! parle! Habitué aux façons du «patron», le coquin sourit mielleusement, et prenant une pose théâtrale: --Vous savez bien, ce Jérôme Hébrard? --Oui. Avec son dévouement pour mademoiselle Grégoire, il nous a donné assez d'ennui. --Eh bien, il vient de se noyer. --Hein! --Dans la Loire! XI COMPLOT La Pâlotte ne connaissait pas Jérôme Hébrard; donc peu lui importait. Elle ne se doutait pas que c'était l'homme qui était venu jadis chez Gouësnon, à Nantes, et qu'elle avait fait conduire prisonnier chez les blancs. M. Jumelle comprit qu'il ne fallait pas laisser la jeune femme se détourner de sa pensée. Elle était venue pour trahir; il eût été trop maladroit de ne pas tirer d'elle tout ce qui était utile. --Bien, bien! mon garçon, dit-il à la Licorne, nous causerons de cela tout à l'heure en temps et lieu. Pour le moment, faites-moi le plaisir d'aller rôder un peu dans le corridor, j'ai affaire. La Licorne, docile comme toujours, allait s'éloigner; son maître le rappela d'un geste. --Où est Trébuchet? Une vive contrariété se peignit sur le front du digne la Licorne. Le lecteur se rappelle peut-être que ces deux honnêtes mouchards, par jalousie de métier, ne pouvaient pas se souffrir. Ils souffraient toujours de s'entendre féliciter réciproquement. Une louange donnée à Trébuchet torturait la Licorne, de même que l'approbation recueillie par la Licorne faisait le désespoir de Trébuchet. --Trébuchet est auprès du noyé, patron. --Bien, va-t'en. M. Jumelle et Jacqueline étaient seuls. --Ah! parlez maintenant, ravissante créature, dit-il, je vous écoute. Jacqueline haussa légèrement les épaules. --Vous vous trompez, monsieur Jumelle, ou plutôt vous oubliez. C'est vous qui alliez parler et moi qui allais écouter. Mais cela ne fait rien. Le sous-chef de la police politique ne se trompait nullement et n'oubliait rien. Seulement, fidèle à ses bonnes habitudes, il espérait toujours en apprendre plus long qu'il n'en faudrait savoir. --Ah! vous croyez, réellement?... --Oui, j'en suis sûre. --Alors, c'est différent... --Allez! --Vous désirez savoir pourquoi je suis ici? --Non. --Ah! c'est vrai! vous me demandiez... --Je vous demandais ce que vous vouliez faire d'elle, dit Jacqueline avec fermeté, car les longueurs de M. Jumelle commençaient à l'impatienter. --C'est cela que vous vouliez savoir? --Oui. --Bien réellement? --Croyez-moi, ne finassez plus avec moi. Ce serait inutile. Nous nous connaissons trop l'un et l'autre. M. Jumelle se frotta vigoureusement la nuque. --Décidément elle est devenue très-forte! murmura-t-il. --Soit, reprit-il tout haut. Écoutez donc. Voilà ce qui est arrivé. Mademoiselle Grégoire a disparu un beau jour de la maison de son père. Celui-ci a fait une plainte à la police. Vous comprenez qu'en temps ordinaire, rien ne serait plus facile: on expédie des gendarmes, et les gendarmes, je ne connais que ça! C'est le baume souverain pour toutes ces petites maladies qui désolent les familles. Si l'antiquité avait connu cette respectable invention des temps modernes, il est probable que la fable de l'Enfant prodigue n'aurait jamais existé. Donc, M. Grégoire est venu demander qu'on lui rendît sa fille. Mais voila! Allez donc la rechercher au beau milieu de ces gens qui se battent en démons et font rager les ministres. J'ai répondu à ce père désolé que nous n'y pouvions rien. Cependant, quand il m'eut appris que sa fille avait emprunté la clef des champs par amour pour un certain marquis de Kardigân, j'ai vu là un joint... Tout s'aplanissait. On pouvait attirer la jeune fille quelque part; grâce à elle, faire tomber dans le piège ledit marquis, homme dangereux, qui sera condamné à mort... et ainsi rendre à l'autorité paternelle son prestige, et à la justice un grand coupable! M. Jumelle s'arrêta pour respirer. Une phrase aussi longue et si ronflante demandait en effet que son auteur prît du repos après l'avoir prononcée. Jacqueline hocha la tête: --Votre plan peut être très-bon, cher monsieur, dit-elle; mais il ne me convient pas. M. Jumelle bondit: --Hein! vous dites? --Je dis que votre plan ne me convient pas. --En vérité? --Et de plus, je me refuse absolument à vous aider en de pareilles conditions. --Ah! ah! --Vous allez me comprendre. J'aime M. de Kardigân... --Ah! _baronne! baronne!_ quel dommage que vous écoutiez tant la voix des passions humaines! vous êtes si intelligente! --C'est possible; mais n'essayez point de détourner la conversation. Vous voulez vous emparer de mademoiselle Grégoire? --Oui. --Je me charge de vous la livrer. --Bravo! --Mais à une condition. --Diable! --Rassurez-vous. Ma condition est non-seulement acceptable, mais encore avantageuse pour vous. --Dites. --C'est que vous vous arrangerez de façon à rendre toute union impossible entre M. de Kardigân et elle. --Accepté. Mais comment faire? --J'ai une idée... Jacqueline se pencha vers M. Jumelle et lui parla tout bas; que lui dit-elle? Le sous-chef de la police politique devait sans doute approuver complètement «l'idée» de la jeune femme, car il se remit à se gratter le nez. --C'est admirablement machiné! Et vous avez trouvé cela, toute seule? --Mon Dieu, oui. --Ah! je répéterai ce que je disais: quel dommage! vous êtes si intelligente! Jamais un vieux routier comme moi n'aurait inventé une pareille coquinerie! --Je vous remercie. --Il n'y a pas de quoi! M. Jumelle s'était levé. --Allons! en route, maintenant. --Où me conduisez-vous? --Chez M. Grégoire. --Son père! Il est donc à Nantes? --Apparemment, puisque nous y allons. Le sous-chef de la police politique rouvrit la porte. --Hé! la Licorne, appela-t-il. Le mouchard montra son nez à la porte. --Je vais chez le monsieur, tu sais? Si Trébuchet revient, tu me l'enverras. Sans faire attention à la grimace que le nom détesté de Trébuchet amenait sur les traits de la Licorne, M. Jumelle descendit avec Jacqueline. Une voiture attelée attendait dans la cour de l'hôtel. Il fallait que l'agent supérieur de la rue de Jérusalem pût instantanément se transporter d'un endroit à un autre. Ils y montèrent, et la voiture partit. Elle s'engagea dans les rues neuves,--neuves en 1832,--et après de nombreux détours, entra dans la rue Montdésir. Elle s'arrêta au n° 7. --C'est ici, dit-il. En effet, l'ancien conventionnel demeurait dans cette maison. Il a vieilli depuis que nous l'avons perdu de vue. Des sillons se sont creusés sur son front. Cet homme aimait sa fille réellement; mais tout en souffrant à l'idée de la voir perdue pour lui, il se révoltait de ce qu'elle voulût se soustraire à son autorité. Sa taille ne s'était pas courbée sous l'effet de cette douleur de tous les instants qui l'avait assailli depuis près d'un an. Comme le chêne orgueilleux de la fable, il devait rompre et ne pas ployer. Un éclair passa dans ses yeux, quand il reconnut l'agent de police. --Enfin, vous voilà, dit-il... Mais il s'arrêta court en voyant Jacqueline. --Ne craignez rien, cher monsieur, répliqua M. Jumelle, c'est une alliée. --Une alliée? Le conventionnel, dévisageant la jeune femme, se demandait évidemment quel aide elle pouvait lui apporter. --Chère amie, continua M. Jumelle, répétez à M. Grégoire ce que vous m'avez exposé tout à l'heure avec tant de lucidité... Ah! elle est diablement intelligente! Quel dommage!... Enfin... Jacqueline refit pour la seconde fois à M. Grégoire le récit que M. Jumelle avait déjà entendu, et que nous connaîtrons par ses suites funestes. L'agent de police n'avait-il pas dit que c'était une coquinerie? Il écoutait, à la façon d'un dilettante qui, assis dans une stalle d'orchestre à l'Opéra, savoure une musique favorite. De temps en temps il interrompait pour frapper le parquet avec le bout de sa canne, ou donner des signes non douteux d'une vive approbation. --En effet, l'idée est excellente, dit froidement M. Grégoire. J'aime ma fille, mais je ne veux pas qu'elle soit à cet homme. Maintenant qui m'assure de votre fidélité? --Ma jalousie. --Votre jalousie! --J'aime celui qu'elle aime. Comme vous, je ne veux pas qu'elle soit à lui! --Alors nous nous entendons. Ce que vous voulez qu'on fasse sera fait. L'entretien fut interrompu comme il l'avait été à l'hôtel, par l'arrivée d'un des agents de M. Jumelle. Seulement, cette fois-là, ce n'était pas le bon la Licorne, mais le doux Trébuchet. Il était affairé, inquiet. Comme il avait beaucoup couru, de grosses gouttes de sueur perlaient à son front. --Eh! mon Dieu! s'écria M. Jumelle en l'apercevant, qu'est-ce qui a pu te mettre dans cet état? --Le noyé... Il s'arrêta, étouffant de chaleur. --Eh bien quoi! le noyé? --Il s'est sauvé! --Hein! --Il y a un quart d'heure. --Mais il n'était donc pas noyé? c'était donc un faux noyé? un noyé pour de rire? s'écria l'agent supérieur furieux. --Hélas! mon bon monsieur Jumelle, une autre fois j'enfoncerai davantage. --Comment, c'était donc toi? --Oh! par hasard! --Où l'avait-on transporté? --À l'hôpital. Au moment où il commençait à revenir à lui, un jeune homme est arrivé qui lui a parlé bas... Remontons de quelques pas dans le passé. Au moment même où Jean-Nu-Pieds et ses compagnons allaient s'enfermer au château de la Pénissière, deux hommes arrivaient à Nantes en chaise de poste. Une visible anxiété était peinte sur leur visage, on devinait qu'une violente inquiétude devait les agiter. L'un de ces hommes révélait un gentleman du meilleur monde. Jeune, distingué, le regard énergique et franc, il paraissait appartenir à une des hautes classes de la société. Le second avait à peu près le même âge que son compagnon, et il ne paraissait pas sortir d'une moins haute extraction. Nous nous servons exprès de ces mots qui servent à désigner les différences sociales. Car ces deux voyageurs pouvaient être un exemple de ce que la nature établit de degrés vains entre les hommes. En effet, l'un était Robert Français, le frère de Jean-Nu-Pieds; l'autre, Jérôme Hébrard, l'ouvrier. Et, cependant, on eût dit les deux frères: car l'intelligence et le travail, l'honnêteté et la conduite, sont les grandes vertus qui seules peuvent créer l'égalité humaine. Que venaient-ils faire à Nantes? Comment Jérôme connaissait-il Robert? Le lecteur se souvient peut-être que Fernande avait appelé Hébrard auprès d'elle quand elle voulut prévenir Jean-Nu-Pieds de la violence que son père allait tenter sur elle. L'ouvrier avait assisté ainsi au duel entre les deux frères. Depuis, Robert était venu s'asseoir à l'atelier de Jérôme. Il aimait à causer avec lui du passé; il aimait à se replonger quelques instants dans ces souvenirs qui le torturaient, mais qui ne lui en étaient pas moins chers. Robert Français avait conservé pour Fernande son amour d'autrefois; mais dans une nature élevée, noble comme la sienne, cet amour pouvait être une souffrance et non une jalousie. Si cette jalousie avait dû entrer dans son coeur, il l'eût repoussée en se disant que son frère, que Jean, séparé de Fernande à jamais, était encore bien plus malheureux que lui. Un jour, Jérôme n'attendit pas la venue de Robert et se présenta chez lui. Comme tous les deux étaient très-avant dans le mouvement républicain de l'époque, le jeune homme crut que son nouvel ami venait lui parler de ce mouvement républicain qui avait abouti par les funérailles du général Lamarque. Mais il n'en était rien. On sait que, grâce à un des leurs, employé à la police, Jérôme Hébrard avait pu prévenir Jean-Nu-Pieds d'une trahison machinée contre Madame. Ce même individu avertit encore l'ouvrier de la présence de M. Grégoire dans le cabinet du préfet de police. Ils savaient que tout était à craindre de la part du conventionnel. Ils observèrent avec soin ce qui se passerait. C'est ainsi qu'ils en vinrent à surprendre une partie de ce que M. Grégoire préparait contre sa fille. Jugeant qu'il n'y avait pas de temps à perdre, Robert Français et Jérôme partirent pour Nantes, suivant M. Grégoire qui courait devant eux, et ne mettant jamais qu'un relais de distance entre leur chaise de poste et la sienne. Le soir de leur arrivée, ils s'embusquèrent à la porte de la maison de la rue Montdésir, n° 7. Ils virent un individu sortir, c'était Trébuchet. Ils le suivirent, un peu inquiets de la mine patibulaire qu'avait l'agent de ce bon M. Jumelle. Trébuchet traversa toute la ville et arriva sur les bords de la Loire. Le pont était désert. Dissimulés derrière la porte d'une maison, ils restèrent là, attendant qu'ils pussent voir ce que l'agent de police allait faire. Ils n'attendirent pas longtemps. Un second individu parut à l'extrémité du pont, avançant avec la plus entière prudence et jetant à droite et à gauche des regards discrets. Quoiqu'on fût au mois de juin, il était enveloppé d'un manteau, léger d'ailleurs; un masque noir,--ce que nous appelons le loup,--couvrait son visage. Trébuchet fit quelques pas vers le nouveau venu, qui lui prit le bras, et tous les deux se mirent à causer bas, en se promenant de long en large sur la route. Jérôme et Robert ne pouvaient rien entendre, mais ils voulaient néanmoins demeurer à leur poste d'observation. Persuadés que tout ce qu'ils voyaient avait rapport à Fernande et au piège que M. Grégoire devait essayer de lui tendre, ils auraient eu des remords de ne pas s'appliquer à déjouer ces manoeuvres. Trébuchet et l'inconnu causaient avec animation, surtout celui-ci. L'agent de police essayait mielleusement, selon toute apparence, de détourner de l'esprit de son compagnon une idée arrêtée. Enfin, au bout d'une heure, l'inconnu resta seul. Trébuchet lui serra la main et s'éloigna pour rentrer en ville. Les deux amis se comprirent d'un regard. Ils devaient se séparer et chacun d'eux allait en suivre un et ne pas plus le quitter que son ombre. Ce fut Jérôme qui partit et Robert qui demeura. L'ouvrier régla son pas sur celui de l'agent de police. Mais il ne put si bien faire, que Trébuchet ne s'aperçût pas qu'on le filait, pour nous servir du mot traditionnel. Ce doux Trébuchet! Il avait une haute intelligence. Nul doute qu'en une autre carrière il n'eût déployé des talents spéciaux de premier ordre! Il feignit de ne rien soupçonner et continua sa marche lentement; au lieu de se diriger vers la rue Jean-Jacques-Rousseau, il fit de longs détours à travers la ville. Dans le faubourg, des saltimbanques avaient ouvert au public leurs grandes baraques pleines d'animaux savants et d'écuyères négresses. Le devant de ces baraques étant allumé comme la rampe d'un théâtre, une lueur éclairait doucement le chemin des remparts. Trébuchet, feignant d'être gêné dans sa marche par les promeneurs devenus plus nombreux, s'arrêta court et se retourna. Il eut le temps d'apercevoir le visage de Jérôme. Aussitôt il prit sa course et s'enfonça au milieu des groupes, à travers les innombrables ruelles qui conduisaient au coeur de la cité. Jérôme tenta vainement de le suivre encore. C'était impossible. Il fut obligé de renoncer à sa poursuite. À une heure du matin, il retrouva Robert Français à l'endroit qu'ils s'étaient fixé d'avance. Le jeune homme avait été plus heureux. L'inconnu, après une attente de dix minutes, pendant lesquelles il était resté immobile sur le pont, prit le même chemin que Trébuchet. Sans doute, il voulait laisser gagner à l'agent de police une certaine avance sur lui. En arrivant en ville, il regarda furtivement autour de lui. Robert marchait insoucieusement. L'homme crut qu'il n'avait pas à se méfier de ce promeneur et ôta son masque. Alors il arriva ce qui était arrivé entre Trébuchet et Jérôme, seulement en sens contraire. Ce fut Robert qui, pendant un instant, put voir celui qu'il guettait. Il distingua deux yeux inquiets et fuyants, brillants au milieu d'un visage jaune et bilieux, ayant une apparence huileuse. Les deux amis se racontèrent le résultat de leur poursuite. Robert Français n'avait pu continuer son observation, parce que l'inconnu avait arrêté une voiture et y était monté. La seule différence des avantages obtenus était que Jérôme ne se doutait pas avoir été vu. Le lendemain, Robert loua la maison sise rue Montdésir, au numéro 3. Le numéro 3 était en face de la demeure occupée par M. Grégoire. La journée se passa en allées et en venues. Ni l'inconnu, ni Trébuchet n'y entrèrent. Mais, un bon bourgeois de mine honnête et recueillie se présenta souvent au n° 7. Ce bon bourgeois de mine honnête et recueillie n'était autre que ce cher M. Jumelle. Enfin, à six heures du soir, Trébuchet parut. Il resta peu de temps dans la maison. Quand il en sortit, il eut soin de regarder attentivement à droite et à gauche. Comme il ignorait que son guetteur de la veille fût précisément logé dans la maison en face, il pensa que la rue était déserte, et s'avança sans crainte. Mais à peine fut-il à cinquante pas, que les deux jeunes gens s'avancèrent. Trébuchet ne prit pas le même chemin que la veille. Peut-être, se sachant surveillé, avait-il jugé plus prudent de changer le lieu de ses rendez-vous. L'agent de police tourna à gauche et prit le chemin de Saint-Nazaire. Mais là, au lieu de continuer, il coupa à travers des ruelles mal famées, et gagna de nouveau les ponts de Cé. L'inconnu l'y attendait déjà. Ils recommencèrent encore à se parler avec animation. Le premier paraissait même plus excité: il faisait de grands mouvements, et quelquefois une parole prononcée plus haut que les autres arrivait jusqu'à l'oreille des deux jeunes gens. C'est ainsi qu'ils entendirent ce fragment de dialogue. Mais on ne distinguait que ce que disait l'homme masqué. --On n'a pas confiance en moi... refuserait... le ministre... Jumelle... --.... --Non, vous avez tort... argent... le ministre... Madame... --.... Nous indiquons par des points les réponses de Trébuchet qui n'étaient pas entendues. A la fin, l'inconnu prit dans sa poche une grande enveloppe et la remit à l'agent de police. Alors une scène opposée eut lieu. Trébuchet resta et son compagnon partit. Robert Français et Jérôme Hébrard s'étaient cachés au même endroit. Robert suivit son homme. Jérôme, lui, sortit de son encoignure, décidé de gré ou de force à arracher à Trébuchet cette enveloppe qu'on venait de lui remettre. Ignorant que celui-ci savait tout, il ne se méfiait pas, tandis que l'agent, au contraire, examinait en dessous son adversaire. L'ouvrier rasait le parapet du pont. Tout à coup, Trébuchet se pelotonna sur lui-même et passa sa tête entre les jambes de Jérôme. D'un mouvement d'épaules il le souleva en l'air et le jeta dans le fleuve. L'ouvrier jeta un cri, tournoya et s'enfonça dans l'eau. Personne n'avait vu le crime. Jérôme Hébrard reparut à la surface de l'eau, se débattant, et cherchant à nager vers le rivage. Mais le courant très-fort l'entraînait. Il avait peine à lui résister. Alors il se décida à appeler au secours. Des mariniers aperçurent ce corps sombre qui s'agitait au milieu de l'onde jaune de la Loire. L'un d'eux poussa sa barque à l'eau et rama vigoureusement dans la direction du malheureux. Peu à peu, la grève et le pont se couvrirent de curieux qui malgré l'ombre, cherchaient à voir les péripéties du drame. L'ouvrier luttait énergiquement; mais on devinait que ses forces le trahiraient bientôt. Enfin le marinier arriva à portée. Mais Jérôme avait disparu. Il dut plonger à deux reprises. Quand il parvint à saisir le jeune homme à la ceinture, celui-ci avait entièrement perdu connaissance. Cependant, Robert Français attendait son ami. Ne le voyant pas arriver, il descendit dans la vue, interrogeant du regard l'extrémité de chaque voie. Les Nantais passaient, insouciants ou affairés, selon leur caprice, mais Robert ne voyait toujours pas son compagnon. Le hasard voulut que l'hôtel qu'ils avaient pris comme demeure fût situé en face de l'hôpital. Robert ne voyant personne, remonta chez lui. Il n'y était pas depuis une demi-heure qu'un murmure grondant monta de la rue jusqu'à lui. Son coeur battit. Aux journées de juillet, le polytechnicien avait entendu ces grandes voix populaires. Il savait y discerner la colère ou l'émotion. Il devina aussitôt que ce n'était pas une émeute qui passait furieuse sous ses fenêtres, mais qu'un accident avait eu lieu. Quand il fut redescendu dans la rue, il vit un attroupement à la porte d'un large bâtiment, sur lequel était inscrit ce mot: HÔPITAL ce mot, en qui se résument la souffrance et la charité humaines. --Qu'est-il arrivé, je vous prie? demanda Robert à l'un de ceux qui étaient là. --C'est un noyé, monsieur, qu'on vient de porter là. --Un noyé? --Oui, monsieur. --Ce ne peut être lui, pensa Robert. Il se disposait à s'éloigner, mais le badaud enchanté de trouver quelqu'un qui fût disposé à l'écouter, le retint par le bouton de son habit. --C'est un terrible accident, figurez-vous. Il paraît que ce malheureux a voulu se suicider... par désespoir d'amour. Robert commençait à se demander comment ce pouvait être à la fois un accident et un suicide, quand un second badaud, désolé de voir que le premier avait trouvé un auditeur, tandis que lui-même n'en avait pas, s'approcha à son tour. --Vous me pardonnerez, messieurs, dit-il, si je me permets de me mêler à votre conversation; sans avoir l'honneur de vous connaître, et sans avoir celui d'être connu de vous, mais... Il salua. Robert et le premier badaud saluèrent. Le bavard solennel reprit: --... Mais je crois qu'il y a erreur. Ce n'est ni un accident... ni un suicide... c'est un éboulement... messieurs... un épouvantable éboulement. --Hein? quoi? un éboulement? s'écria le premier badaud en tenant toujours le doigt sur le bouton de Robert, qui tentait en vain de s'échapper. Une troisième personne s'approcha: elle avait tout entendu. Comme cette troisième personne était une femme, elle tenait encore plus que les deux autres à introduire son petit mot dans la discussion amiable qui venait de s'engager. --Je crois que vous vous trompez, ce n'est ni un accident, ni un suicide, ni un éboulement, c'est un crime. Impatienté, Robert fit un mouvement brusque qui le dégagea de l'étreinte de l'honnête bourgeois nantais. Au moment où il traversait la rue, un interne de l'hôpital sortit. --Le pauvre garçon, dit-il, il a bien manqué y rester. --Qui est-ce? --On a trouvé sur lui une lettre adressée à un certain Nicolas Hébrard, son père, sans doute... A ce nom d'Hébrard, Robert s'arrêta court et marcha droit à l'interne. --Est-ce que je peux le voir, monsieur? dit-il. --Facilement. Le connaissez-vous? --Je crains que ce ne soit un ami que j'attendais, M. Jérôme Hébrard. --Hébrard!... murmura l'interne, en effet, c'est bien là le nom. Entrez, monsieur, je vais vous accompagner. Cinq minutes après, Robert, guidé par l'interne, s'arrêtait devant un lit de l'hôpital, sur lequel reposait son ami. Il frissonna en le reconnaissant. --Oui, c'est bien lui... O mon Dieu! Y a-t-il du danger? --Heureusement... non... Une figure pâle s'encadra dans la porte qui ouvrait sur le long dortoir. Les yeux effarés de cette figure regardaient avidement. C'était Trébuchet. De loin, il avait suivi le convoi de badauds qui escortaient sa victime. Quand il entendit l'interne répondre qu'il n'y avait aucun danger, il eut légèrement peur, cet honnête Trébuchet. Mais le violent désir d'en apprendre davantage lui fit surmonter sa peur, et il resta à la porte. Cependant Jérôme ouvrait les yeux. --C'est moi, mon ami, dit Robert. Jérôme serra doucement la main du jeune homme puis des vomissements qui devaient le soulager le prirent. --Là! tout est pour le mieux, dit l'interne. Demain, ou après-demain, notre noyé sera sur pied. --Puis-je le faire transporter chez lui? demanda Robert. --Aisément, monsieur. Je vais donner des ordres à trois infirmiers. Pendant que l'interne s'éloignait, Robert se pencha sur le lit de Jérôme. --Un accident? murmura-t-il. L'ouvrier remua négativement la tête. --Un crime? --Oui, dit-il d'une voix étouffée. --L'agent?... --Oui... --Bien. Je me souviendrai. Quand Trébuchet vit les infirmiers soulever Jérôme pour le placer sur une civière, il jugea qu'il en savait assez et trouva prudent de s'évader. Nous savons qu'il se rendit chez M. Grégoire, où il rencontra M. Jumelle, auquel il fit part de la suite de son aventure. Mais suivons les deux amis. Dans la nuit, Robert s'endormit à côté du lit de l'ouvrier. Jérôme s'était endormi profondément. Le sommeil devait être et était, en effet, le meilleur remède. Hébrard reprenait ses forces inconsciemment. Le lendemain, à dix heures du matin, il s'éveilla avec un peu de fièvre, mais complètement remis. Alors seulement Robert apprit de quel crime avait été l'objet son ami, avec tous les détails qu'il ignorait encore. --Hâtons-nous, dit Jérôme. J'ai le pressentiment que nous n'avons que fort peu de temps à nous. Pendant que l'ouvrier s'habillait, Robert regardait distraitement par la fenêtre. Tout à coup, il poussa un cri: --Lui! lui! --Qu'avez-vous? --Lui! l'inconnu, répéta le jeune homme. Et il s'élança en courant. L'inconnu n'était pas à trente mètres de lui, quand Robert arriva sur le trottoir. Mais il ne devait pas aller bien loin. Celui-ci s'approcha d'une voiture dans laquelle étaient trois personnes. La voiture était attelée de deux chevaux harnachés comme pour un voyage. Avant que le frère de Jean-Nu-Pieds eût pu les voir, les chevaux partirent au grand galop. --Seraient-ce... eux? pensa-t-il. Au lieu de courir inutilement après les voyageurs, au lieu de suivre encore l'inconnu, Robert hâta le pas dans la direction de la rue Montdésir. Il parvint bientôt devant la maison du numéro 7 où M. Grégoire demeurait. Il n'hésita pas et sonna. Un domestique vint lui ouvrir. --M. Grégoire? demanda-t-il. --Il est parti, monsieur. --Depuis longtemps? --Depuis une demi-heure. Il reprit à voix haute: --Savez-vous où il est allé? --A Paris, monsieur. Robert comprit que le domestique ne savait rien ou ne voulait rien dire, ce qui revenait au même pour lui. Il s'éloigna. --Eh bien? demanda Jérôme quand il le vit reparaître. --Eh bien!... Ah! mon ami, je crains bien que vous n'ayez eu raison et qu'il ne soit, en effet, trop tard! --Trop tard! En quelques mots, Robert le mit au courant de ce qu'il venait d'apprendre. Ce départ de M. Grégoire ne laissa pas de les effrayer beaucoup. En effet, ils perdaient tout moyen de le surveiller encore et, partant, de déjouer ses machinations criminelles. De plus, le conventionnel était parti. Ils ignoraient l'endroit où il s'était rendu et ne pouvaient rien empêcher. --Êtes-vous assez fort? demanda-t-il. --Pourquoi? --Je vais faire seller deux chevaux, et nous partirons à cheval pour le camp des royalistes. Il faut que j'aille prévenir mon frère et mademoiselle Grégoire. --C'est ce que nous aurions dû faire déjà. --Partons, ami! La porte s'ouvrit au moment où les deux amis allaient partir. C'était le jeune et obligeant interne. --M. Hébrard a subi une trop rude secousse pour que je le laisse voyager à cheval, dit-il, et même en voiture. Demain seulement, il le pourra. Jérôme et Robert se regardèrent: --Il faut quelques heures seulement pour gagner les avant-postes, dit tout bas celui-ci. Nous pouvons attendre à demain. Ah! s'ils avaient su! XII LES BLESSÉS La nouvelle heureuse s'était rapidement répandue. Dès que Son Altesse Royale avait appris que trois des héroïques défenseurs de la Pénissière vivaient encore, elle s'était empressée d'envoyer à tous ses chefs de corps un ordre du jour annonçant ce dénoûment imprévu de la glorieuse épopée. Comme les peuples, les êtres heureux n'ont pas d'histoire. Pendant les heures que Jean-Nu-Pieds passa à la ferme avec ses compagnons pour reprendre un peu de forces, il se livra, sans remords, au bonheur immense qui l'envahissait. Dieu le protégeait. Après tant d'obstacles jetés en travers de sa vie, après tant de souffrances de toute sorte, Fernande et lui étaient enfin réunis. Ils pouvaient s'aimer sans crime, et se le dire, puisqu'ils allaient se marier. La jeune fille était prise de doutes. Elle se demandait si elle rêvait: la réalité dépassait tellement pour elle tout ce qu'elle avait jamais osé espérer de plus beau! Le soir, Jean put se lever. Il s'appuya sur le bras de sa fiancée, ce bras à la fois si frêle et si robuste, et ils descendirent ensemble dans ces massifs verts où la Pâlotte avait aperçu l'espion. La nuit était superbe. Eux restaient muets. Il y a de ces pensées et de ces émotions qui ne se peuvent traduire en aucune langue. Quand le marquis de Kardigân sentit la faiblesse le reprendre, il s'appuya de nouveau sur son gracieux soutien, et se rendit auprès de ses compagnons. Henry de Puiseux était aussi bien portant que cela était possible, étant donnée une aussi terrible aventure. Aubin Ploguen, le plus dangereusement atteint, serait plus longtemps à se remettre. Oh! la joie du fidèle Breton quand il vit son maître, sauvé comme lui, comme Henry de Puiseux, assis au pied de son lit! Une larme tomba des yeux d'Aubin et, saisissant la main de Jean-Nu-Pieds, il la baisa. Mais le marquis de Kardigân arracha sa main et, jetant ses deux bras autour du cou du fils de Cibot Ploguen, le serra sur son coeur. Pourquoi cacherions-nous notre émotion? Le progrès est un grand mot, certes. En lui parle la voix forte de la civilisation humaine. Le progrès a fait franchir à la science l'abîme qui séparait le possible de l'impossible, le réel de l'invraisemblable. Nos pères avaient les bateaux à voiles, les pataches et le télégraphe par signaux; nous avons les bateaux à vapeur, les chemins de fer et l'électricité; nos pères ne connaissaient que la science imparfaite des Fagon et des Diafoirus ridiculisés par Molière; nous avons, nous autres, les Velpeau, les Longet, les Claude Bernard, et ces chirurgiens de la jeune école, qui dépassent encore la gloire des grands noms que nous venons de citer. A ceux-ci tout ce qui nous paraît arriéré et vieilli; à ceux-là tout ce qui est nouveau, utile et étonnant. Il y a quarante ans, sans remonter au dernier siècle, on gagnait Austerlitz avec de la bravoure; tandis qu'aujourd'hui, hélas! la bravoure admirable, surhumaine, de quelques-uns, ne nous empêche pas d'être vaincus à Patay. Il y a quarante ans l'homme valait ce que valait l'homme. Mettez en 1834 les zouaves pontificaux de Charette dix contre un, vingt contre un des hordes prussiennes, et leur glorieux chef passera au travers des bataillons de Berlin, de Saxe ou de Bavière, comme Roland au milieu des nuées de Sarrasins. Eh bien, je l'avoue, j'aime le passé, le passé si vieux, mais si bon, si arriéré, mais si sincère. J'aime ses manifestations du génie lorsque le génie d'un général n'était pas encore écrasé par la brutalité d'une machine. Malgré ce qu'il a de petit, et ce que nous avons de grand; malgré cette vraie liberté que nous connaissons, et qu'il ignorait; malgré tout cela, je l'aime ce passé, où l'on trouvait encore des natures loyales, des paysans sublimes, des dévouements sans phrases, car ils étaient alors moins rares qu'au temps présent. Pauvre Aubin Ploguen! pauvre paysan arraché à la charrue par le devoir! Le maître et le serviteur étaient dignes de se comprendre; ils étaient dignes l'un de l'autre. Et je ne sais plus, quand j'y songe, ce qui m'émeut le plus, de celui qui accepte naïvement un si grandiose dévouement, ou de celui qui le donne... Jean-Nu-Pieds tenait Aubin Ploguen embrassé, serré dans ses bras: --Tu es mon ami, mon frère, lui dit-il. Tu es bon et fort, grand et doux. Je t'aime et je t'admire, je t'aime et je te respecte! Fernande les enveloppait de son regard humide et attendri. --Il vous a sauvé vingt fois la vie, Jean. Il a fait plus: il a sauvé notre bonheur. Sans lui, nous serions encore séparés, sans lui nous serions encore perdus l'un pour l'autre. Il m'a prise par la main et m'a conduite aux pieds de Son Altesse Royale. Si c'est elle qui fait notre bonheur, c'est lui qui m'a dit de me réfugier en elle. Quel rapprochement! le paysan obscur et la princesse illustre! Un doux sommeil ferma ces paupières qui avaient pleuré, mais qui sans doute ne connaîtraient plus les larmes. Nous avons vu grandir et s'agiter tumultueusement entre ces mêmes murailles ces brutales et vulgaires passions qui sont la jalousie et la haine. Combien plus doux est le spectacle de ces pures passions qui sont l'amour qui espère et le dévouement qui se recueille. Ils dormirent tous, cette heureuse nuit-là, bercés dans leur sommeil par cette jouissance sublime qui s'appelle le contentement du devoir accompli. Le lendemain matin, ils partirent tous pour Rassé. Henry de Puiseux et Aubin, trop faibles encore, furent transportés dans des charrettes traînées par des boeufs ainsi qu'on avait fait une première fois. Jean, lui, fut prendre un peu d'avance et franchit la distance en cabriolet. --Je suis inquiète, dit Fernande à Jean-Nu-Pieds, à mesure qu'ils s'approchaient de Rassé. Jacqueline a disparu. Le marquis de Kardigân secoua la tête: --Vous êtes trop bonne, mon amie. La Pâlotte est un peu fantasque. Un caprice l'aura prise et elle sera retournée au camp. Ce que la jeune fille ne disait pas, c'est que Jacqueline l'effrayait. Elle se rappelait l'éclair de haine qui avait lui dans les yeux de la Pâlotte quand elle s'était écriée: «--Je l'aime mieux mort et couché dans la tombe que vivant et votre époux!» Elle se demandait pourquoi Jacqueline l'avait ainsi brusquement quittée? Mais comme elle était incapable de soupçonner le mal, elle crut que la jeune femme avait fui parce qu'elle souffrait à la vue du bonheur qui leur était promis. Ce ne fut pas encore ce jour-là qu'ils arrivèrent à Rassé. Jean-Nu-Pieds avait trop présumé de ses forces. Il s'arrêta en chemin et demanda asile à des paysans qui donnèrent un air de fête à leur humble chaumière pour le recevoir. Il passa là une nouvelle nuit; Fernande avait continué sa route pour gagner Rassé et faire préparer des lits aux blessés. Jean-Nu-Pieds s'éveilla le second jour encore mieux portant. La faiblesse se maintenait, mais beaucoup moindre. Il reprit sa route et arriva au terme de son petit voyage avant même que de Puiseux et Aubin Ploguen fussent rendus. Madame lui fit transmettre aussitôt ses félicitations. Elle était retenue par un conseil de guerre, mais dès qu'elle serait libre elle viendrait le visiter. Une heure après, la charrette où on avait placé les deux chouans blessés, fit son entrée dans le village. La route, et surtout la chaleur du soleil de juin les avaient accablés. Une fièvre ardente les dévorait. La première personne qui passa devant Jean-Nu-Pieds ce fut un des Vendéens qui s'étaient battus sous ses ordres à Château-Thibaut. Le marquis de Kardigân le connaissait et l'estimait. Ce jeune homme, appartenant à une riche famille de l'Anjou, avait tout quitté pour venir joindre l'armée royaliste. Jean-Nu-Pieds lui ouvrit ses bras, et tous les deux s'embrassèrent. --Que s'est-il passé de nouveau? demanda le fiancé de Fernande. --Hélas! la lutte n'est plus possible. --Plus possible! --Non. --Pourquoi? Parlez! parlez vite! --Hier soir est arrivée une désastreuse nouvelle. Les chefs royalistes du Maine et de l'Anjou ont fait leur soumission. --Oh! Cette nouvelle accablait l'impétueux royaliste. Il courba le front. --Que va faire Madame? --On l'ignore encore. C'est ce que va décider le conseil de guerre qu'elle préside en ce moment. Il y a deux partis en présence: l'un, celui des diplomates, les gens de Paris, qui conseille la fin de la guerre; l'autre, celui des soldats, Charette, Coislin, nous tous enfin, qui voudrions voir notre insurrection se prolonger, afin de donner à nos amis le temps de se préparer à une nouvelle campagne. Le jeune Vendéen ne put rester longtemps avec son chef. Son service l'appelait. Mais Jean-Nu-Pieds se sentait trop affecté de ces nouvelles mauvaises pour ne pas souffrir de la solitude. Quand un homme est atteint dans sa foi religieuse ou dans sa foi politique, une seule chose peut adoucir pour lui l'amertume des espérances déçues: l'amour. Jean pensa à Fernande. Il savait où la trouver. La jeune fille, infatigable dans l'accomplissement de son devoir, devait être, ou auprès de de Puiseux et d'Aubin Ploguen, ou dans le petit hôpital des blessés des combats précédents. Il se rendit à la chaumière que mademoiselle Grégoire avait fait préparer pour les deux chouans. En effet, Fernande était auprès d'eux. Henry et Aubin sommeillaient. Leur fièvre paraissait se calmer. À coté de la jeune fille, Jacqueline était assise. Jean lui tendit la main. Pourquoi ne vit-il pas l'éclair qui traversa les yeux de la Pâlotte quand sa main froide toucha la sienne? XIII TOUJOURS! Jacqueline s'était levée à l'entrée du marquis de Kardigân. Elle se rassit, lentement, sans qu'un geste vînt déranger son immobilité de statue. Fernande était un peu pâle. On eût dit qu'elle lisait dans le coeur de cette femme et que la profondeur du mal lui faisait mal. La Pâlotte avait détourné les yeux avec froideur, sans affectation. Jean-Nu-Pieds était depuis dix minutes environ auprès de ses amis, quand un paysan vint l'avertir que Madame le demandait. Il se hâta de sortir. La princesse témoigna au marquis sa joie de le trouver vivant. Après une telle aventure, elle avait désespéré de le revoir. Le paysan était resté auprès d'Aubin Ploguen et d'Henry de Puiseux. Dans cette humble chambre que nous connaissons s'étaient réunis les principaux chefs royalistes. Debout au milieu d'un groupe parlait un homme. Jean-Nu-Pieds le reconnut aussitôt: c'était M. Saincaize. Le lecteur, nous l'espérons, n'a pas oublié ce type de M. Saincaize, qui représente si bien le royaliste pleurard et sentimental, mais craintif comme la poule qui a vu l'aigle. M. Saincaize ressemble aux hommes politiques de toutes les opinions, qui ne se compromettent jamais, et craignent par-dessus tout de s'affirmer; ils défendent leur parti, s'il n'est pas au pouvoir, jusqu'à la concurrence de ce qui peut déplaire au gouvernement existant. Leur opposition n'est jamais beaucoup plus sincère que leur conscience. Ce n'est pas à ces gens-là qu'il faut demander ce dévouement irréfléchi qui ne calcule ni le danger ni l'oppression. M. Saincaize parlait, disait-il, au nom du comité parisien, et venait adjurer Madame de renoncer à cette guerre de Bretagne restée sans résultats. Madame se tourna vers Jean: --Marquis, dit-elle, ces messieurs ont déjà formulé leur avis; j'ai désiré connaître le vôtre. Parlez! M. de Charette fit à M. de Kardigân un signe qui lui indiquait que la majorité des chefs royalistes était pour la cessation des hostilités. Jean-Nu-Pieds s'inclina devant Son Altesse Royale; puis, d'une voix ferme: --Excusez-moi, Madame, dit-il, mais j'ignore l'opinion qu'a émise M. Saincaize, je n'ai entendu que ses dernières paroles. Je désirerais qu'il voulût bien m'exposer les principaux points de son argumentation. --Je disais, monsieur le marquis, que le voeu général est que cette guerre impie prenne fin. Des Français tombent des deux côtés, sans profit pour le parti royaliste. Le commerce est arrêté. Lyon, Marseille, Roubaix, Lille, Tourcoing se plaignent. Les affaires chôment. Si on continue encore, le tiers des industriels français seront ruinés. Voilà ce que je disais, monsieur. --Pardon, monsieur Saincaize, répliqua Jean-Nu-Pieds, où étiez-vous pendant que nous nous battions? --Monsieur!... --Répondez-moi, je vous prie. --Mais, monsieur!... --Vous ne voulez pas me répondre? Eh bien, je vais le faire pour vous. Pendant que nous nous battions, vous étiez à Paris, tranquille et reposé. Nous, nous avions faim et soif; le soleil de juin brûlait nos corps; vous étiez en sûreté, loin de tout danger. Nous, nous risquions notre vie tous les jours, à chaque minute; pendant que vos discussions secrètes s'épuisaient en paroles, nos discussions sublimes, à nous, parlaient avec le fusil, le canon. Ah! je vous reconnais bien là! Vos amis de Paris, et vous, vous êtes au complet. Quand nous sommes partis, vous étiez dix; vous êtes encore dix maintenant! Comptez nos rangs! Les vides vous apprendront ce que nous avons fait, et plus d'un de ceux que vous nommeriez manquerait à l'appel! Jean-Nu-Pieds, ordinairement calme, s'était laissé emporter par sa généreuse colère. On sentait que l'injustice de M. Saincaize blessait au coeur ce vaillant soldat, qui revenait de la tombe, après avoir accompli un des plus glorieux faits d'armes qui existent. M. Saincaize s'irrita. --En vérité, monsieur le marquis, dit-il, vous en prenez bien à votre aise! N'est-il donc que vous pour juger? Déjà à Paris vous vous êtes prononcé pour les hostilités immédiates. L'événement devrait vous prouver que vous vous êtes trompé. À quoi êtes-vous arrivé? Qu'avez-vous fait? Rien. Les morts dont vous parliez sont votre condamnation, car, sans votre folle entreprise... --Ma condamnation! Et qu'importent, monsieur, cent, cinq cents ou deux mille homme tués? Qu'est-ce que quelques vies humaines au milieu d'une génération? Qu'est-ce qu'une génération au milieu de l'histoire séculaire d'un peuple? Les grands principes sont comme les fleurs d'un champ. Aux unes, il faut de l'eau; aux autres, il faut du sang. L'humanité n'a rien à voir dans tout cela. C'est notre vie que nous vous donnons: ce n'est pas la vôtre. Vous osez dire que ce sont des morts inutiles! Comment Dieu s'y est-il pris pour amener le triomphe de notre sainte religion? Beaucoup de martyrs sont tombés, les uns et les autres en glorifiant leur croyance. Et c'est le sang de l'arène, le sang de la lutte, qui en coulant sur le sol l'ont fécondé et eu ont fait sortir des légions de chrétiens! Vous me dites que l'industrie souffre? On n'arrive pas à l'éclosion d'une ère prospère, sans payer à la fatalité le tribut qu'elle demande. Si vous étiez royaliste, monsieur... --Je suis royaliste! --Non, monsieur! Si vous étiez royaliste, vous croiriez, comme nous, que le triomphe de nos idées amènera pour la France une époque de grandeur et de prospérité, et ainsi vous ne reculeriez pas devant tout ce qui pourrait en amener la réalisation. Je dirai plus: reculer maintenant, serait non-seulement une faute, mais encore une lâcheté! C'est le moment où nos amis sont poursuivis partout; où la _Quotidienne_ est menacée de suppression, où ceux qu'on fait prisonniers sont traduits devant un conseil de guerre et condamnés à mort. Je demande donc que Son Altesse ne quitte pas la Bretagne; je demande que notre guerre ne cesse pas encore. Si nous sommes vaincus pour un temps, dans quelques mois peut-être, nous pourrons reprendre la campagne. Madame m'a fait l'honneur de me consulter. Voilà ma réponse aux questions qu'elle a daigné m'adresser. Un silence suivit les paroles de Jean-Nu-Pieds. MM. de Charette, de Coislin, d'Autichamps et quelques autres vinrent le féliciter et lui serrer la main. Le conseil hésitait, quand un paysan vint parler bas au marquis de Kardigân. Celui-ci ne put retenir un geste de joie: --Votre Altesse permet-elle qu'on introduise un de ses plus fidèles serviteurs? --Faites! dit Madame un peu étonnée d'abord. La porte s'ouvrit et Aubin Ploguen parut. On eût dit d'un spectre. Le robuste Vendéen chancelait sur ses jambes. Il paraissait en proie à un insurmontable épuisement. Dans l'effort qu'il avait fait pour se lever, sa blessure s'était rouverte et un long filet coulait le tachant en rouge. Un frisson courut parmi tous ceux qui étaient là quand on l'aperçut, cette image vivante du dévouement, de la fidélité et de l'héroïsme. On se disait tout bas: --Lui aussi était de ceux de la Pénissière! La princesse le reconnut: --C'est toi, mon gars. Eh bien! je suis heureuse que tu sois venu. Tu vas parler au nom du peuple. Aubin étreignit son front de sa main. Il chancela de nouveau. --Madame, balbutia-t-il d'une voix sifflante, j'étais couché sur mon lit, je souffrais, et j'aurais cru ne pas pouvoir bouger. Quand on est venu me dire que des personnes de Paris voulaient que la guerre finît... Alors... Il s'arrêta épuisé. Pour rester debout, il dut se retenir à l'épaule de son maître. --... Alors... continua-t-il, j'ai vu que la colère allait m'étouffer... Madame! ne les écoutez pas! la guerre ne se termine pas, elle commence! On vous dira peut-être que nous sommes lassés... Ce n'est pas vrai. Nous sommes prêts à nous battre... toujours! Non, aucun de nous n'est à bout de courage et de résignation... Que notre sang n'ait pas coulé en vain..., que ceux qui ont été tués ne soient pas morts inutilement... Si on dit que nous sommes sur le point de reculer, ce n'est pas vrai. Nous sommes prêts à résister... toujours! Et enfin, moi, paysan, qui parle au nom des paysans, je déclare qu'il n'est pas un de nous qui ne consente à rester, loin de la chaumière, loin de nos femmes et de nos soeurs, tant que le Roi ne sera pas remonté sur son trône. Quant à ce qui est de la mort, peu importe: le sacrifice est consommé. Nous sommes prêts à mourir... à mourir... toujours! Toujours! Ce mot était la devise de ces obscurs soldats. Aubin Ploguen le prononçait de sa voix faible, mais encore vibrante dans sa faiblesse. Toujours! les tièdes, les hésitants, les hommes éternellement prêts aux compromis de toute espèce, y sentaient un reproche jeté à leur couardise. Aubin Ploguen, toujours appuyé sur l'épaule de son maître, tendit sa main, et l'appuya sur les carreaux de la chambre. Puis il s'agenouilla, s'aidant ainsi avec ses mains, tant son épuisement était extrême. Quand il fut à genoux, il tendit les bras vers Madame, comme pour l'adjurer de le comprendre. Et il retomba évanoui... --Secourez-le! s'écria Madame, en voyant couler à flots le sang du Vendéen. Celui-ci était livide, décomposé. Ses lèvres s'agitèrent encore. On entendit un mot qu'il prononça, qui fut comme un souffle léger: --Toujours!... La princesse regarda longuement ce serviteur modeste, cet humble défenseur de la cause. Et, mue par une pensée opposée, elle reporta ses yeux sur M. Saincaize: l'un était l'homme du devoir; l'autre, l'homme du recul. L'un avait dit: jamais! et l'autre avait répondu: toujours! Y prit-elle un enseignement? Elle se retourna vers les chouans. --Je reste! dit-elle d'une voix ferme. XIV LE PIÈGE À peu près à la même heure, un homme se présentait au bourg et demandait mademoiselle Grégoire. Fernande était connue et aimée parmi les chouans. Ils n'oubliaient pas que, pendant le danger, au milieu des balles, elle avait toujours été la première à risquer sa vie pour aller secourir les blessés et les panser. L'homme fut conduit auprès de la jeune fille, et demanda à être laissé seul avec elle. Un peu surprise d'abord, Fernande crut qu'un grave événement était survenu. --Parlez, dit-elle à cet homme, quand elle eut éloigné deux Vendéens qui étaient là. L'individu avait un extérieur bizarre. Son crâne était dégarni, et son regard clignotant avait une expression ignoble. --Je suis chargé de vous remettre cette lettre, dit-il. --Une lettre?... --Oui. --Pourquoi ce mystère? De qui vient-elle que vous n'ayez pu me la donner en public? --Lisez. Fernande prit un papier que lui tendait l'inconnu; dès qu'elle y eut jeté les yeux, elle pâlit. --De mon père? --Oui, mademoiselle. L'âme connaît le pressentiment. La jeune fille hésitait à rompre le cachet. Il lui semblait que sa destinée entière était écrite dans ces lignes qu'elle allait lire. --J'ai peur, pensa-t-elle. --Allons! il le faut, reprit la jeune fille après un silence. Elle brisa le cachet et ouvrit le papier. À mesure qu'elle lisait, sa pâleur augmentait. À la fin, elle chancela et faillit se trouver mal. --O mon Dieu! dit-elle. Voici ce que contenait la lettre: «L'enfant qui a déserté ma maison ne devrait plus être ma fille. Mais votre père va mourir, et vous seule pouvez sauver sa vie. Venez.» --Qu'est-ce que cela veut dire? --Mademoiselle... --Mon père va mourir? --Oui, mademoiselle. --Où? Comment? --Fusillé par les chouans. --Mais je rêve! --Vous seule pouvez le sauver. Ceux qui ont pris votre père veulent le passer par les armes, parce qu'il est un régicide. Les Vendéens vous aiment, vous. Si ceux-là savent que vous êtes la fille de leur prisonnier, ils n'oseront pas toucher à un cheveu de sa tête... Fernande avait la force de comprendre et non pas de raisonner. Elle ne pouvait pas sentir, dans l'égarement de ses sens, l'invraisemblance d'une pareille aventure. Elle ne voyait qu'une chose: que son père était prisonnier des chouans, qu'ils allaient le fusiller comme régicide et qu'elle seule pouvait le sauver. --Venez, dit-elle à l'homme. Où faut-il aller? --Dans les bois de Clisson. --Si loin! Arriverons-nous à temps? --Vite! Hâtons-nous. * * * * * Quand Jean-Nu-Pieds revint auprès de ses amis, au sortir du conseil de guerre, il fut fort étonné de ne pas trouver Fernande. --Savez-vous où elle est, Jacqueline? demanda-t-il à la Pâlotte qui n'avait bougé de place. La jeune femme était assise, les yeux fixes, immobile, sombre. --Non! répondit-elle durement. --Jacqueline... Jean-Nu-Pieds était stupéfait du ton amer, presque désespéré, dont Jacqueline avait parlé. --Est-ce que vous êtes souffrante? dit-il avec intérêt. --Oui. Laissez-moi, je vous prie, monsieur le marquis. La Pâlotte prononça cette phrase avec un tel accent que Jean commença à deviner que dans tout cela se cachait quelque chose ignoré par lui. --Savez-vous, mon ami, où est mademoiselle Grégoire? demanda-t-il à un infirmier. --Elle était auprès des blessés, monsieur le marquis, quand un homme est venu lui parler. --Un homme? --Oui, monsieur le marquis, --Que lui voulait-il? --Il lui apportait une lettre, --Et où est-elle maintenant? --Elle est partie. --Partie! Fernande... Jean-Nu-Pieds devenait sérieusement inquiet. Qu'était cet homme? et que pouvait contenir cette lettre pour que la jeune fille fût précipitamment partie? Peut-être aurait-il eu l'explication de cette mystérieuse aventure, s'il avait vu le regard de Jacqueline qui le suivait obstinément. Elle se leva, et venant à lui: --Je puis vous expliquer ce que vous ne comprenez pas, Monsieur, dit-elle d'un ton sec. Veuillez me suivre. --Vous suivre, Jacqueline? --On ne doit pas nous entendre. Cette conversation s'échangeait dans la salle même où le messager avait trouvé Fernande. À côté, dans la plus grande chambre d'une chaumière, on avait fait une sorte d'hôpital où étaient couchés les blessés. Jean-Nu-Pieds et Jacqueline sortirent. Ils marchaient à côté l'un de l'autre. La jeune femme gardait la tête baissée et semblait émue. Jean sentait croître son inquiétude. Il avait ce même pressentiment de malheur qui avait atteint Fernande, quand elle était sur le point de lire la lettre de son père. Ils parvinrent ainsi à une espèce de clairière formée, au milieu du petit bois, par plusieurs routes qui s'y entrecroisaient, s'y réunissaient et en partaient pour rejoindre les grandes routes de Nantes et de Clisson. --Que voulez-vous me dire, Jacqueline? Elle le regarda fixement; puis, se croisant les bras et avec une sorte de joie sauvage: --Fernande est perdue pour vous! prononça-t-elle d'une voix vibrante. Jean-Nu-Pieds eut un éblouissement. --Perdue... pour... moi!... --L'homme qui est venu lui apporter une lettre était un messager de son père; la lettre, était une lettre de son père. --Oh! mon Dieu! --Vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir. Adieu. Et elle disparut sous bois, laissant à la fois stupéfait et désespéré le jeune homme. --Pourquoi sait-elle cela? dit-il. Pourquoi a-t-elle parlé ainsi? Fernande... que peut-elle être devenue?... Fernande... Deux ombres qui marchaient rapidement à travers les branches arrivèrent auprès de lui. --Arrivons-nous trop tard? dit une voix. Est-ce qu'elle est partie?... Jean-Nu-Pieds crut rêver en reconnaissant son frère Philippe et Jérôme Hébrard. * * * * * L'individu qui était venu chercher Fernande était Trébuchet. Il avait fait la route dans ce même cabriolet où la Pâlotte était montée pour se rendre à Nantes avec lui. En proie à son trouble, Fernande ne s'aperçut même pas de la route que prit la voiture. Au lieu de tourner à droite, vers Clisson, elle prit à gauche, vers Machecoul. Son compagnon ne lui parlait pas. En vérité, elle avait peur, par instants, quand elle se considérait, seule, en pleine nuit, avec cet individu, dont la mine patibulaire avait certes de quoi épouvanter. Le cabriolet courait rapidement. La jeune fille pensait à son fiancé et au trouble qui l'envahirait quand il apprendrait sa disparition. --Il faut que j'aie été égarée, murmura-t-elle, pour ne lui avoir même pas écrit quelques lignes... Pauvre Jean! Depuis cinq minutes, ils avaient quitté la grande route pour entrer sous bois. Un chemin qui allait se rétrécissant, gagnait à travers les hauteurs. La lande n'apparaissait même plus que par éclaircies. Si Fernande avait eu sa raison présente, elle aurait reconnu ces bois où ils passaient. C'était là que les Vendéens avaient campé dès le début des hostilités; c'était là que Pinson était arrivé à la suite de cette petite et valeureuse armée... Un rossignol chantait au sommet d'un hêtre. Malgré elle, le chant du poëte ailé lui rappelait sa mélodie préférée: Mon ami vient de s'en aller, J'en ai le coeur tout en peine. Vint un gars sous le grand chêne, Qui voulut me consoler; Mais je lui dis: «Celui que j'aime, Beau gars, ce n'est pas toi... Hélas! il est bien loin de moi, Celui que j'aime!» Je ne peux pas me consoler; Mon ami vient de s'en aller. Pauvre Fernande! où allait-elle ainsi? vers quelle destinée inconnue? vers quelles souffrances nouvelles? Ils avaient fait environ une demi-lieue dans la forêt en suivant ce chemin qu'ils avaient pris au sortir de la route. À quelque distance paraissaient des ombres à moitié dissimulées entre les arbres. Puis dans cette espèce de décor que produisaient, la nuit, des lumières entre les feuilles, on voyait courir et se presser des hommes vêtus de souquenilles en lambeaux et d'uniformes en loques. Fernande regardait avec angoisse, car il lui semblait que des paroles de colère venaient jusqu'à elle. --Est-ce là? dit-elle, --C'est là. Le cabriolet se rapprochait du campement. Au moment où la vue de la jeune fille put embrasser tout le tableau, elle jeta un cri d'épouvante et d'horreur. Un homme était attaché à un arbre par les pieds et par les épaules; ses mains, liées derrière son dos, l'empêchaient de faire un seul mouvement. À ses côtés veillaient deux sentinelles, armées de fusil et à mine farouche. Celui qui paraissait être le chef ne vit pas la jeune fille qui, muette, tant l'angoisse l'étreignait à la gorge, ne pouvait ni crier, ni parler. Il se tourna vers ses hommes. --Le peloton, dit-il. Dix de ces bandits s'avancèrent, le fusil à l'épaule, et s'apprêtèrent à fusiller celui qui y était attaché. Alors seulement Fernande put retrouver ses forces, et s'élança au secours de son père. Car c'était lui qu'on allait ainsi passer par les armes... XV UNE PAGE D'HISTOIRE Quand Madame s'était écriée: --Je reste! Elle n'avait pas voulu dire qu'elle allait continuer la guerre. C'était devenu impossible. Il fallait laisser aux chouans le temps de s'organiser et de prendre de nouvelles dispositions. Son intention était seulement de ne pas quitter la Bretagne. La guerre n'était pas finie, mais suspendue. En attendant la reprise des hostilités, où irait-elle? Toute la question était là. Évidemment, on ne pouvait tenir plus longtemps la campagne. Les colonnes mobiles du général Dermoncourt parcouraient incessamment la plaine et menaçaient toujours sa liberté. Aujourd'hui[3], on lui prenait ses harnais, que l'on reconnaissait lui appartenir, et une selle de velours rouge brodé d'or; le lendemain ses habits, et elle était obligée de fuir, n'emportant avec elle que les vêtements qu'elle avait sur elle. Cette vie, on le comprend bien, était intolérable; poursuivie comme elle l'était, Madame n'avait plus une nuit de sommeil complète. Et, le jour arrivé, le danger et la fatigue se réveillaient en même temps qu'elle. Un nouveau plan fut alors adopté par les chefs vendéens et communiqué à la duchesse, qui l'approuva. Elle devait se rendre à Nantes, où depuis longtemps un asile lui était préparé. De cette manière, on faisait perdre au général Dermoncourt ses traces dans la campagne, et, pendant que les nouvelles recherches qui seraient nécessairement la suite de cette disparition éloigneraient de la ville les troupes qu'elle renfermait, les chouans devaient s'introduire à Nantes un jour de marché. Déguisés en paysans, ils pénétraient jusqu'au coeur de la cité sans éveiller aucun soupçon. Une fois là, ils s'emparaient du château par un coup de main, y faisaient entrer aussitôt la duchesse[4] qui se serait, en conséquence, logée auprès de la citadelle; puis, déclarant Nantes capitale provisoire du royaume, ils proclamaient simultanément: Henri V, roi de France; Louis-Philippe, déchu, et Son Altesse Royale Madame, régente de France, pendant la minorité de l'illustre enfant, successeur de tant de rois. «Pour des désespérés, ce plan ne manquait ni de hardiesse ni d'habileté. Il est vrai que, dans toutes ces combinaisons, ils comptaient sur la tête et le courage de Madame, en cela ils avaient raison, car c'est la Vendée qui a failli à la duchesse, et non la duchesse qui a failli à la Vendée[5].» On délibéra quelque temps sur le moyen le plus sûr pour entrer à Nantes. Madame la duchesse de Berry termina la délibération en disant qu'elle y entrerait à pied, vêtue en paysanne, et suivie seulement de mademoiselle Eulalie de Kersabiec et de M. de Ménars. Le nom de mademoiselle Eulalie de Kersabiec se trouve pour la première fois sous notre plume. Elle et sa soeur furent grandes en dévouement et en courage pendant ces mois difficiles où se jouèrent les destinées de la royauté. Quelle que soit l'opinion à laquelle il appartienne, un homme d'honneur doit s'incliner devant de pareils faits. C'est là la vraie noblesse, la vraie illustration. En conséquence de cette décision, le 16 juin, qui était le premier jour du marché, Madame partit vers les six heures du matin. Mademoiselle de Kersabiec portait le même costume qu'elle. M. de Ménars les accompagnait avec un habit de métayer: ils avaient cinq lieues à faire. «Au bout d'une demi-heure de marche, les gros souliers ferrés et les bas de laine auxquels la duchesse n'était point habituée, lui blessèrent les pieds. Elle essaya cependant de marcher encore[6]. Mais jugeant que, si elle gardait sa chaussure, elle ne pourrait continuer sa route, elle s'assit sur le bord d'un fossé, ôta ses souliers et ses bas, et après les avoir cachés dans ses poches, elle se mit à marcher pieds nus. Au bout d'un instant[7], elle remarqua, en regardant passer les paysannes, que la finesse de sa peau et la blancheur aristocratique de son pied la trahiraient bientôt. Elle s'approcha alors de l'un des côtés de la route, y prit de la terre noirâtre, se brunit les jambes en les frottant avec cette terre, et se remit en marche. Il y avait encore quatre lieues à faire. C'était un admirable thème de pensées philosophiques pour ceux qui l'accompagnaient que le spectacle de cette femme qui, deux ans auparavant, avait aux Tuileries sa place de reine-mère, possédait Chambord et Bagatelle, sortait dans des voitures à six chevaux, avec des escortes de gardes du corps, brillants d'or et d'argent; qui se rendait à des spectacles commandés pour elle, précédée de courriers secouant des flambeaux; qui remplissait la salle avec sa seule personne, et qui, de retour au château, regagnait sa chambre splendide, marchant sur de doubles tapis de Perse et de Turquie, de peur que le parquet ne blessât ses pieds d'enfant. Aujourd'hui, cette même femme, couverte encore de la poudre du combat de Vieillevigne, entourée de dangers, proscrite, n'ayant pour escorte et pour courtisans qu'un vieillard et une jeune fille, allant chercher un asile qui se fermerait peut-être devant elle, vêtue des habits d'une femme du peuple, marchait nu-pieds sur le sable aigu et les cailloux tranchants de la route!» De qui sont les lignes que nous venons de citer? D'un écrivain royaliste! Non. Elles sont de ce même général Dermoncourt, qui poursuivait avec tant d'acharnement celle dont il parle avec tant d'admiration! Comme il fallait que cette femme fût réellement grande pour inspirer tant de respect à un ennemi acharné! Cependant, la route se faisait, et les craintes devenaient moins vives à mesure qu'on se rapprochait de Nantes. Madame s'était habituée à son costume, et les métayers près desquels elle était passée ne semblaient point s'apercevoir que la petite paysanne qui courait si lestement près d'eux fût autre chose que ce qu'indiquaient ses habits. C'était déjà un grand point que d'avoir trompé l'instinct pénétrant des gens de la campagne, qui, sur ce point, n'ont peut-être pour rivaux, si ce n'est pour maîtres, que les gens de guerre. Enfin, on aperçut Nantes. Madame reprit ses bas et ses souliers, et se chaussa pour entrer dans la ville. Arrivée au pont Pirmil, elle tomba au milieu d'un détachement commandé par un ancien officier de la garde, qu'elle reconnut parfaitement pour l'avoir vu faire autrefois le service du château. Parvenue en face du Bouffai, la duchesse se sentit frapper sur l'épaule: elle tressaillit et se retourna. La personne qui venait de se permettre cette familiarité était une bonne vieille femme qui, ayant déposé à terre son panier de pommes, ne pouvait seule le replacer sur sa tête. --Mes enfants, dit-elle à Madame et à mademoiselle de Kersabiec, aidez-moi à recharger mon panier et je vous donnerai à chacune une pomme[8]. Madame s'empara aussitôt d'une anse, fit signe à sa compagne de prendre l'autre, et le panier fut replacé en équilibre sur la tête de la bonne femme, qui s'éloigna sans donner la récompense promise; mais la duchesse l'arrêta par le bras en lui disant: --Dites donc, la mère! et ma pomme? La marchande la lui donna. La duchesse la mangeait avec un appétit aiguisé par cinq lieues de marche, lorsqu'en levant la tête, ses yeux tombèrent sur une affiche portant en grosses lettres ces trois mots: ÉTAT DE SIÉGE C'était l'arrêté ministériel qui mettait en état de siége quatre départements de la Vendée. La duchesse s'approcha de cette affiche, la lut tranquillement d'un bout à l'autre, malgré les instances de mademoiselle de Kersabiec, qui la pressait de se rendre à la maison où l'on devait la recevoir; mais Madame lui fit observer que la chose l'intéressait assez pour qu'elle en prît connaissance. Enfin elle se remit en route; quelques minutes après, elle arriva dans la maison où elle était attendue, et où elle déposa son costume couvert de boue, et qu'on y conserve comme une relique en souvenir de cet événement. Bientôt elle la quitta pour se rendre rue Haute-du-Château, n° 3, chez les demoiselles Deguigny; c'est là qu'on lui avait préparé une chambre, et dans cette chambre une cachette. La chambre n'était autre qu'une mansarde, au troisième; la cachette était un recoin formé par la cheminée établie dans un angle. On y pénétrait par la plaque qui s'ouvrait au moyen d'un ressort. Madame passa ainsi tout à coup de la vie la plus agitée à l'inactivité la plus complète. Sa correspondance, qu'elle fit toujours elle-même, lui usait bien quelques heures de la journée, mais les autres se traînaient pour elle avec une lenteur désespérante. Elle les employait à des ouvrages manuels, dont quelques-uns étaient bien peu dans ses habitudes et dans celles des personnes à qui elle les faisait partager. C'est ainsi qu'avec l'aide de M. de Ménars, elle colla entièrement le papier grisâtre qui faisait la tapisserie de la mansarde. Cependant, ses occupations les plus habituelles étaient la peinture des fleurs et la tapisserie, talents dans lesquels elle excellait. Au moindre sujet d'alarme, une sonnette, qui du rez-de-chaussée communiquait dans la chambre, lui donnait le signal de la retraite. Pendant les premiers jours, le bruit se répandit que la duchesse était cachée à Nantes. Ce bruit devint bientôt une certitude pour l'autorité militaire. Les agents de police ne tardèrent pas à apporter des preuves matérielles de sa présence dans la ville. Mais comme sa retraite n'était connue que de peu de personnes, et que ces personnes étaient complètement dévouées à la cause royaliste, quelque créance que l'autorité eût donnée à ces avis, il y avait peu de chances de la découvrir, on le voit. Tout semblait donc annoncer que le chef de la guerre, l'âme de la Vendée, pourrait rester caché à Nantes, en attendant des jours meilleurs. D'un moment à l'autre allait éclater le coup de main qui devait livrer aux chouans le château et la ville bretonne[9]. XVI UN MOIS PLUS TARD Nous sommes au milieu du mois de juillet, c'est-à-dire un mois environ après les événements qui précèdent. Depuis trente-deux jours, Madame est cachée à Nantes. La police le sait, l'autorité militaire le sait, et cependant toutes leurs tentatives pour connaître sa retraite sont restées vaines. À Paris, le gouvernement s'impatiente. La Chambre des députés murmure. Les juste-milieu, les hommes du ventre, comme on les appelle, ont hâte de jouir. Pensez donc! Cette princesse, cette proscrite, qui veut combattre! cela les gêne. Le roi des Français commence à passer de mauvaises nuits. Cette disparition de Marie-Caroline de Bourbon l'épouvante. Il craint que tout le monde conspire contre lui. Il ne se dit pas que c'est une femme, dépouillée par lui, dont le fils a été indignement volé; il ne se dit pas que cette femme souffre, pleure: que lui importe! Ils ne sont pas de la même famille. Après les journées de Juillet, il l'a dit sur les murailles de Paris. Le peuple le sait, car il se rappelle ces énormes affiches sur lesquelles il a lu: LES D'ORLÉANS NE SONT PAS BOURBONS, MAIS VALOIS Le roi des Français commence à douter, de l'habileté de ses serviteurs, de Montalivet lui-même. On lui a promis un traître. Où est le traître? Par malheur, Deutz n'avait pas encore pu parvenir auprès de Madame. Quand nous disons par malheur... ce n'est qu'une simple ironie, un sentiment de pitié pour cet infortuné gouvernement qui a préparé soigneusement une vilenie, et qui est navré parce que la vilenie est longue à se commettre. Il résulte de tout cela que des ordres furent expédiés à M. Maurice Duval[10], préfet de la Loire-Inférieure, de hâter les recherches. Nous avons déjà écrit le nom de M. Maurice Duval. Le lecteur sait qu'il arrivait de Grenoble, où il avait joué un assez triste rôle. L'autorité militaire, de son côté, était fort ennuyée. Quel que soit leur drapeau, blanc ou tricolore, des soldats français n'en sont pas moins des hommes d'honneur, auxquels répugne tout ce qui ressemble à l'infamie. L'armée voulait bien combattre avec acharnement les Vendéens, poursuivre même la duchesse de Berry et tenter de la faire prisonnière, mais ces bruits de trahison qui lui revenaient de Paris la révoltaient. Les deux généraux qui commandaient à Nantes, le comte d'Erlon, divisionnaire, et Dermoncourt, brigadier général, en étaient particulièrement indignés. Les soldats couraient la campagne sans se lasser, car si Madame avait disparu, ses partisans étaient toujours là, plus endiablés que jamais. Ce n'étaient plus de vraies batailles comme à Château-Thibaut où à Vieillevigne, mais des escarmouches. Les chouans se cachaient, au nombre de quinze ou vingt, dans un fourré; une compagnie de ligne ou un demi-escadron de cuirassiers passait, aussitôt deux, trois, quatre décharges successives partaient et couchaient dans la poussière les soldats. D'autres fois, des forces vendéennes, plus fortes qu'on aurait pu le croire, se portaient tout à coup sur un point déterminé et interceptaient des convois. Il y avait un mois que cet état de choses durait, quand un jour, une colonne revint à Nantes, après avoir traversé tout le département. O miracle! rien ne l'avait arrêtée dans sa route. Les chouans semblaient évanouis, disparus, sans laisser la moindre trace. Les soldats avaient fouillé les bois de Machecoul, de Rassé et de Clisson, mais vainement. Pas un seul Vendéen n'était apparu. Qu'étaient-ils donc devenus? À cinq lieues de Nantes, avant de laisser à gauche Château-Thibaut pour prendre la route de Pornic, s'étend le lac de Grandlieu; la lande qui le borde a des aspects variés; mais on y trouve, çà et là, entre une touffe de genêts et une racine de bruyères, un trou assez large. Demandez au paysan ce que c'est que ce trou, il vous répondra en clignant de l'oeil: --Lapin! En effet, c'est bien un terrier, à l'apparence. Cette réponse faite, vous passez votre chemin; mais, à dix mètres plus loin, vous apercevez un nouveau trou; à vingt mètres, un troisième trou, et ainsi de suite. Vue d'ensemble, et à hauteur, la lande doit avoir l'aspect d'une énorme écumoire. Tout d'abord vous vous dites qu'il y a beaucoup de lapins dans ce pays; puis vous réfléchissez que ces terriers pourraient bien avoir une cause particulière. Voyez-vous ce dolmen à l'horizon? C'est là qu'est l'explication du mystère. La Bretagne n'est pas seulement le sol où la fidélité germe drue et haute comme la moisson, elle est aussi la patrie des légendes. Sous ce dolmen s'ouvre une caverne qui se change en souterrain, et a, sous la lande, une profondeur d'à peu près un kilomètre. Aujourd'hui, ce souterrain n'existe plus; mais en 1832, non-seulement il était l'asile de plus d'un contrebandier, mais encore l'autorité civile n'en avait pas connaissance. Les paysans se rappelaient que, pendant les grandes guerres de la République, leurs pères y avaient trouvé un asile. La tradition s'en était conservée. Vers le milieu du mois de juillet, si nous y entrons en pleine nuit, nous saurons pourquoi les soldats n'avaient plus trouvé de chouans sur leur chemin. Tous ceux qui pouvaient encore porter les armes, tous ceux que les travaux de la terre n'avaient pas forcés de rentrer chez eux, y étaient réunis, sous le commandement de M. de Charette et du marquis de Kardigân. À côté de Jean-Nu-Pieds sont ses fidèles, ses héroïques amis, Henry de Puiseux et Aubin Ploguen. Le souterrain contient environ deux cents chouans, avec une abondante provision d'armes et de munitions. Ils attendent là que le moment soit venu de prendre d'un coup de main Nantes et la citadelle, selon le plan que nous avons expliqué. Le jour fixé est le 20 juillet, c'est-à-dire le surlendemain. Mais celui qui depuis un mois n'aurait pas revu Jean-Nu-Pieds, ne l'aurait pas reconnu. Le fiancé de Fernande n'était plus que l'ombre de lui-même. Son visage portait le sillon creusé par les larmes. Quand nous pénétrons dans le souterrain, les soldats dorment: lui, les bras croisés, l'oeil fixe, immobile, il reste accroupi devant une lettre étalée sur le sol. --Qu'est-elle devenue? murmure-t-il; qui me l'a prise? M'oublier? Non, elle ne m'a pas oublié, j'en suis certain! Elle est de ces créatures bénies qui ne savent ni tromper ni mentir... Mais où est-elle? Ses yeux ne savent pas pleurer; ils sont vides de larmes pour en avoir trop répandu. Jean-Nu-Pieds reprit la lettre ouverte devant lui et la lut. C'était la dixième fois peut-être. Le papier était froissé, comme par un long usage, et cependant il n'y avait que deux jours que le marquis de Kardigân l'avait reçue. «Jean, j'ai cherché partout. Jérôme et moi ne connaissons ni lassitude ni découragement. Je n'ai rien de nouveau à vous apprendre. Les traces de M. Grégoire sont introuvables. J'espérais un moment mettre la main sur cet agent de police qui a aidé M. Grégoire à enlever Fernande, mais jusqu'à présent, cela nous a été impossible. ... Mon pauvre Jean! comme tu dois être malheureux! La fatalité se joue de ton bonheur incessamment, et la destinée humaine ne se lasse pas de te frapper. Crois en moi, espère en moi. Ton devoir te rattache à la Bretagne: moi, je suis libre de mes actes, et tout ce que la volonté, tout ce que l'énergie peuvent faire, je le ferai...» La lettre était de Robert Français, de Philippe de Kardigân. Malgré la volonté du vieux marquis, les deux frères étaient rapprochés par la communauté de la souffrance. Aucun des deux n'avait abjuré sa foi. Le républicain croyait à la République, et le royaliste croyait à son roi. L'honneur battait dans ces âmes loyales, mais l'amour de l'un n'avait d'égal que le dévouement désintéressé de l'autre. --Pauvre enfant! murmurait Jean-Nu-Pieds, qu'est-elle devenue! Où ce père infâme l'a-t-il conduite? Qu'en a-t-il fait? Un sanglot sortit de la poitrine du jeune homme. Malgré la force qu'il avait sur lui-même, il ne pouvait pas résister. Aubin Ploguen s'éveilla à ce sanglot. --Maître, maître, espérez... dit-il. --Espérer! --Voulez-vous que je parte, moi? Voulez-vous que je trouve ses traces? Quand je devrais y mourir, je réussirai dans ma tâche! --Aubin, tu ne peux pas partir. Comme moi, tu es enchaîné ici. Le devoir pour nous est ici et non pas ailleurs... Une ombre s'interposa entre les chouans et le faible rayon lumineux qui filtrait par l'ouverture du souterrain. C'était M. de Charette, qui, accompagné de deux Vendéens, venait d'explorer les environs. Le jour n'était pas loin. Une aube jaunâtre et triste perçait. M. de Charette vint à Jean-Nu-Pieds: --C'est pour aujourd'hui, lui dit-il tout bas. --Pour aujourd'hui? Mais notre tentative ne devait s'exécuter que demain? --Demain, ce serait impossible, ainsi que les jours suivants. Si nous ne risquons pas notre coup de main aujourd'hui, il nous faudra attendre quinze jours pour le prochain marché. Tandis que, nous mêlant à la foule des métayers et des paysans qui iront en ville vendre leurs denrées, nous sommes sûrs de n'éveiller aucun soupçon. --Oui, vous avez raison. --Voilà quelle serait mon idée. Nous diviserions nos deux cents hommes en huit bandes de vingt-cinq, et elles entreraient à Nantes les unes après les autres. --Et les armes? --Nous en avons un dépôt là-bas. --C'est vrai. --Nos gars ont tous conservé leurs costumes de paysans, nous de même. Il n'y a donc aucun danger à craindre de ce côté-là. --Je suis prêt. Un coup de sifflet jeté par M. de Charette éveilla les chouans. Il leur fit part de la résolution qui venait d'être prise. Ces hommes de fer qui, depuis quatre mois, étaient sur pied, ne donnèrent que des signes de joie à la pensée qu'ils allaient se battre encore. XVII SECONDE DISPARITION Rien n'a un aspect populeux et mêlé comme un marché dans une ville de premier ordre. Les marchés de Nantes, entre autres, ont un cachet particulier. On y voit les paysans des environs mêlés à ceux de quelques lieues à la ronde. Les gars du bourg de Batz, avec leurs costumes éclatants et bigarrés, se mêlent souvent aux métayers de Pornic et de Beauvoir, qui n'hésitent pas à faire quinze lieues pour vendre un boeuf ou acheter un cheval. Les royalistes, nous l'avons vu, comptaient sur cette foule pressée aux entrées de la ville pour y pénétrer facilement sans être reconnus. Jean-Nu-Pieds avait pris le commandement de la première bande. Bien que ce fût celle qui devait courir le moindre danger, tout d'abord, M. de Charette avait exigé de lui ce sacrifice. Ce dernier, commandant en chef, s'était naturellement réservé le poste le plus périlleux de l'arrière-garde. En effet, si les soupçons venaient aux autorités, ils ne leur viendraient qu'après l'arrivée successive de soixante-quinze ou de cent hommes. La dernière bande serait par conséquent la plus exposée. La grande route était couverte de paysans. Les uns conduisaient un troupeau; les autres, montés dans ces petites voitures sautantes appelées vulgairement d'un nom que «la pudeur nous empêche de nommer,» marchaient grand train dans la direction de la cité. Les conversations s'échangeaient en plein air, et malgré l'étouffante chaleur, les groupes étaient fort animés. On se donnait les dernières nouvelles de la guerre. Presque tous royalistes, au fond du coeur, les paysans ne voulaient pas croire que les chouans eussent pour toujours abandonné la campagne. La disparition même de Madame, disparition mystérieuse, ajoutait encore à la vraisemblance de cette opinion. Quand le sanglier est acculé dans sa bauge, il se retourne, après s'être reposé un instant, et fond, tête baissée, sur la meute imprudente qui le serre de trop près. Ainsi devaient faire les Vendéens. Quelques-uns connaissaient les terriers du lac de Grandlieu et hochaient la tête en se disant qu'ils pouvaient bien servir d'asile aux anciens chevaliers de la royauté française. Cependant, les vingt-cinq chouans commandés par Jean-Nu-Pieds, suivis à une distance d'un kilomètre par vingt-cinq autres, approchaient de la ville. Le marquis de Kardigân était accompagné de ses deux amis. Henry de Puiseux, comme Aubin Ploguen, était entièrement remis de la blessure qu'il avait reçue au château de la Pénissière. Le vaillant jeune homme n'en était que plus ardent et plus gai. Au moment où ils allaient passer les premières maisons de la ville, il ne put retenir un énorme éclat de rire: --Eh! qu'as-tu donc? demanda Jean. --Ne fais pas attention! --Mais encore? --Mon cher, j'aimerais voir la figure des généraux de M. Philippe, quand ils s'apercevront demain matin au réveil, que leur bonne ville de Nantes a changé de propriétaire. Vois-tu ça? --Si nous réussissons! --Et pourquoi ne réussirions-nous pas? Non, c'est du dernier comique! Ce pauvre M. d'Erlon! Quand on lui apportera son café au lait demain matin, son aide de camp lui dira tout à coup: --Nantes est à Madame! --Tu es trop gai, cela porte malheur, Puiseux, dit gravement Jean. --C'est possible, répliqua Henry, mais, par contre, toi, tu es trop triste. Cela fait balance! De Puiseux n'avait pas l'âme à la gaieté, mais il voulait chasser de l'esprit de son ami le noir qui l'envahissait. Il souffrait de voir cette forte et loyale nature du marquis de Kardigân, rongée par un chagrin secret qui la tuait. Aubin Ploguen se taisait. Il savait que son maître n'aurait ni paix ni trêve, tant que Fernande ne serait pas retrouvée. La souffrance morale est plus terrible encore pour les âmes supérieures que la souffrance physique. La légende du Prométhée, cloué sur son rocher, pendant qu'un vautour déchire éternellement son flanc saignant, ne serait-elle pas l'image de la vie humaine déchirée éternellement ainsi par l'angoisse? Les vingt-cinq hommes de Jean-Nu-Pieds avaient l'air de ne pas se connaître. Ils marchaient éloignés les uns des autres, par groupes de cinq ou six. Mais ils avaient un lien commun, la pensée commune! Au milieu de Nantes s'élevait, en 1832, une auberge très-grande qui était le rendez-vous de tous les paysans. Aujourd'hui que la rapidité et la facilité des moyens de transport ont doublé, ces énormes hôtelleries n'existent plus. Mais à cette époque, ceux qui venaient de trop loin et ne pouvaient pas rentrer le soir chez eux, trouvaient un asile dans cette auberge. Elle s'appelait le _Cygne du Roi_. Encore une enseigne qui, très-répandue il y a trente ans, se fait plus que rare aujourd'hui. Le _Cygne du Roi_ s'étalait au-dessus d'une large porte par laquelle pouvaient passer deux charrettes de front. Elle contenait, cette hôtellerie légendaire, de véritables dortoirs et des écuries spacieuses, bien que vulgaires. Les métayers couchaient tous ensemble dans les dortoirs, les valets de ferme couchaient tous ensemble dans les écuries. Moyennant la somme d'un franc cinquante centimes, on avait, pour un, le souper et le coucher. Quand on était deux, le prix se soldait avec une pièce de cinquante sous. C'était là que les deux cents hommes de M. Charette et du marquis de Kardigân avaient pris rendez-vous. Le patron du _Cygne du Roi_, véritable hercule et ancien Vendéen, était du complot et leur avait promis une hospitalité que ne soupçonneraient jamais les espions de la police. À neuf heures du matin, Jean-Nu-Pieds et ses hommes arrivèrent; à onze, M. de Charette et les siens faisaient leur entrée. Il s'agissait de passer la journée sans que l'oisiveté de ces prétendus paysans donnât l'éveil. L'aubergiste, Poulardet, les employait aux mille besognes très-visibles, qui font dire aux spectateurs:--Oh! oh! voilà de solides gaillards. On arriva ainsi jusqu'à cinq heures de l'après-midi. À ce moment M. de Charette ramena le marquis de Kardigân dans une salle basse. Ils devaient conférer sur le moyen de faire avoir à leurs soldats les fusils cachés dans la ville. Là, au reste, n'était pas la seule difficulté. La tentative qui, primitivement, ne devait avoir lieu que le lendemain, ayant été avancée d'un jour, il fallait prévenir le gardien de ces armes. --Rien de plus facile, dit Jean-Nu-Pieds. Je vais aller le trouver, il me connaît. --Si nous envoyions Poulardet? observa M. de Charette. On le connaît à Nantes. On trouvera tout naturel... M. de Charette sentait que Jean-Nu-Pieds pouvait courir des dangers en sortant; et si, lui, était toujours prêt à s'exposer à un péril personnel, il trouvait inutile d'y exposer M. de Kardigân. Mais celui-ci tenait à son idée et n'était pas facile à convaincre. --Non, non, dit-il, il vaut mieux que ce soit moi qui aille là-bas; demain, notre ami nous aurait attendu; aujourd'hui, il sera surpris, il faut que je puisse l'aider à tout préparer. Quant à Poulardet, il nous sera bien plus utile ici que dans une mission. Qui mieux que lui pourrait répondre à un agent de la police secrète si par hasard il s'en présentait un? --Soit, reprit M. de Charette. Alors j'irai moi-même. --Non, mon cher baron, voici qui est encore plus impossible. --Impossible? Pourquoi? --Parce que vous êtes le chef. --Et alors? cette raison ne vous empêche pas de vouloir partir cependant. --Moi, je suis dans une position différente. Vous êtes le général en chef; moi je suis votre second... Rappelez-vous ce que vous disiez à Madame, quand à Vieillevigne elle s'opposait à ce que vous la sauvassiez; si Maurice de Saxe avait voulu faire comme M. de Lowendall, la bataille de Fontenoy eût été perdue! --Soit... allez! Jean-Nu-Pieds serra la main de M. de Charette. --Il est maintenant cinq heures et demie, dit-il; à sept heures et demie, je serai de retour. Avant de partir, le marquis alla trouver Aubin. --Je te défends de bouger d'ici, lui ordonna-t-il. Aubin se tut. Jean crut que l'ordre donné par lui suffisait. Il embrassa ses deux amis, et sortit sans s'apercevoir que le fidèle Breton nouait sa ceinture autour de sa taille, précaution qu'il prenait toujours avant de commencer une expédition. En effet, il n'y avait pas trois minutes que M. de Kardigân était sorti, qu'Aubin Ploguen sortait à son tour. Les chouans savaient que l'heure approchait. Jean avait été préparer les armes qu'ils devaient recevoir. L'heure passait trop lente à leur gré. Combien de minutes les séparaient encore de l'instant décisif! Cependant, six heures et demie, sept heures et demie sonnèrent, et Jean-Nu-Pieds ne revenait pas. Aubin Ploguen ne paraissait également point. À neuf heures, M. de Charette commença à s'inquiéter. À neuf heures et demie, le signal convenu retentit à la porte de la rue. --C'est lui, sans doute, pensa le chef vendéen. Ce n'était pas lui, mais Aubin Ploguen, pâle et défait. --Est-il ici? demanda-t-il d'une voix étranglée. --Non... --Oh! mon Dieu! --Que s'est-il passé? s'écria M. de Charette, qui était survenu au bruit. --Je le suivais à vingt pas. Il arriva à la maison convenue et y entra. Comme il m'avait défendu de le suivre, je m'étais caché derrière une borne. Il avait pénétré dans la maison à six heures moins un quart. À huit heures, ne le voyant pas revenir, je me hâtai d'aller frapper à la porte. Seulement, au lieu de faire le signal, je sonnai naturellement. Un domestique vint m'ouvrir et me demanda ce que je voulais. Je répondis que mon maître, M. Dubois, m'avait donné rendez-vous là. Il me fut répondu que M. Dubois était inconnu, et qu'au reste personne n'était venu de la journée... M. de Charette restait confondu. Qu'est-ce que cela voulait dire? Henry de Puiseux s'offrit pour aller à la recherche de son ami; et il était impossible, en effet, de rien risquer sans armes. Il permit à Henry de Puiseux de partir. Il était vers dix heures du soir. À minuit et demi il n'était pas encore de retour. Alors M. de Charette, désespéré, comprit qu'une trahison ou une fatalité avait livré leur plan. Il n'y avait plus qu'à battre en retraite si c'était encore possible. XVIII LION ET RENARD Voici ce qui était arrivé. Jean-Nu-Pieds était sorti tranquillement de l'auberge sans se presser, comme un homme qui se promène. Son costume de paysan breton lui donnait l'apparence d'un travailleur de la campagne qui, venu à Nantes pour ses affaires, en profite pour visiter la ville. Qui pouvait deviner, sous cette apparence débonnaire, le hardi chouan, le soldat indomptable? L'agent royaliste, qui cachait dans sa maison les armes des Vendéens, se nommait M. de Révilly; il demeurait au n° 9 de la rue Vieille. La rue Vieille était peu éloignée de l'auberge. Le marquis de Kardigân arriva tout naturellement devant la demeure de M. de Révilly. Il n'avait aperçu rien de suspect sur son chemin. Personne ne l'avait regardé de cette façon singulière qui annonce le doute ou le soupçon. Il sonna à la porte. Un domestique,--le même probablement que celui qui devait recevoir Aubin Ploguen quelques instants plus tard,--vint lui ouvrir. --_Nous sommes en juillet_, dit Jean. --_Monsieur vient de la lande_, répliqua le valet en s'inclinant. C'était le mot de passe. Jean-Nu-Pieds suivit sans hésiter. On l'introduisit dans un salon, puis une seconde porte s'ouvrit, et on le pria de passer dans le cabinet du maître de la maison. Cette pièce était sombre. Pourtant, le marquis de Kardigân distingua un homme assis à la table. Cet homme se leva en lui indiquant un siège. Presque aussitôt, Jean sentit une main s'appuyer sur son épaule; il se retournait déjà, quand on le saisit à bras-le-corps, et on le terrassa. Une voix,--celle de l'individu assis à la table,--dit: les menottes! L'ordre fut exécuté en dix secondes, avant que M. de Kardigân ait pu avoir le temps de se défendre. La même voix reprit: --Bon! asseyez maintenant, monsieur. On souleva le marquis, et il fut déposé sur un fauteuil avec une légèreté et une dextérité incomparables. --De la lumière! ordonna encore le même personnage. Jean-Nu-Pieds comprenait que toute défense était inutile. Comment pourrait-il résister? Une seule pensée le torturait. Le sentiment du danger couru par lui n'y entrait pour rien. Est-ce qu'il n'était pas de ces hommes, semblables au héros de Shakespeare, qui s'écriait superbement: --Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour... seulement, je suis l'aîné! Non: il ne songeait qu'au péril des siens. Évidemment, le secret avait été trahi. Mais par qui? La maison de M. de Révilly était devenue une souricière. Lui pris, ses amis seraient pris également. M. de Révilly avait dû aussi payer de sa liberté le dévouement à sa cause, à son roi. L'individu assis à la table se taisait toujours. Jean se taisait; mais il voyait seulement le geste par lequel cet inconnu se frottait vigoureusement le nez, en signe de satisfaction sans doute. Enfin la lumière fut apportée, et tous les deux purent se contempler. Ils se connaissaient sans le savoir. L'homme était notre vieil ami M. Jumelle. Le sous-chef de la police politique, une première fois dépisté par M. de Kardigân, lors de l'affaire de la rue du Petit-Pas, s'était bien promis de prendre sa revanche. Et comme il était bien convaincu maintenant que le marquis avait été l'un de ces Buridans du bal de l'Opéra, dont la multiplicité l'avait tant intrigué, il croyait la tenir enfin, cette revanche tant désirée. --Monsieur le marquis, dit-il, c'est avec un profond regret... hum! hum!... que je me vois obligé de vous annoncer que vous êtes mon prisonnier. Jean-Nu-Pieds le regarda dédaigneusement, mais il se tut. --Que voulez-vous, monsieur, il y a dans la vie des choses très-graves... des situations pénibles, et je suis vraiment désolé... hum! hum!... Oh! oui, désolé de vous être désagréable. Pendant qu'il prononçait ses: hum! hum! M. Jumelle dévisageait son adversaire. Il espérait que, pendant les quelques minutes de répit qu'il donnait ainsi à sa phrase, un signe, un mouvement de physionomie trahirait la pensée secrète du marquis. Mais le sous-chef de la police politique avait affaire là à forte partie. Jean-Nu-Pieds restait aussi impassible que s'il eût été dans son château. --Nous avons saisi un dépôt de fusils dans cette maison... Tentative effroyable! Vous vouliez essayer un coup de main sur le château fort de Nantes... crime prévu et puni par la loi... Je me permettrai de vous faire observer, en outre, que vous avez été pris sur le fait... De plus en plus grave. Il en résulte que les derniers châtiments peuvent vous atteindre... Nous savons déjà quel grand comédien c'était que M. Jumelle. Il nuançait délicatement ces menaces prononcées de sa voix paterne et douce. Jean-Nu-Pieds avait détourné la tête et semblait ne pas comprendre qu'elles s'adressassent à lui. --Hum! hum!... Vous ne répondez rien, monsieur? C'est un tort, un tort extrême. Car, pensez-y!... Si vous continuez à garder ainsi un compromettant silence, la loi n'aura aucune raison de se montrer clémente... elle devra sévir et sévira avec une sévérité d'autant plus grande que votre position est plus élevée... Tandis qu'au contraire... si... vous consentiez à nommer... oh! pas tous! je ne vous demanderais pas cela; vous êtes un homme d'honneur, et... non, certes, pas tous! mais quelques-uns seulement de vos complices... Eh bien! alors... Jean-Nu-Pieds ne prononça pas une parole, mais à la phrase insultante de M. Jumelle, il fit un geste de colère si terrible, que le fer des menottes faillit se tordre. L'oeil du Vendéen étincelait. Son visage, déjà pâle, devint livide. M. Jumelle recula instinctivement son fauteuil, en murmurant: --Diable! j'ai bien fait de lui donner des _bracelets_. Bracelets, c'est le mot d'argousin dont on se sert rue de Jérusalem pour appeler les menottes. Langue choisie! --Vous ne me répondez pas? Jean avait résolu de ne point prononcer une parole; mais il avait hâte d'en finir avec cette scène écoeurante. M. Jumelle répéta sa demande: --Vous ne me répondez pas? Vous refusez de nommer vos complices? --Oui. --Vous savez ce qui vous attend? --Oui. --La mort! --Je le sais. --Possible! Mais... hum! hum!... c'est la mort honteuse, cachée, cette nuit même, dans les fossés du château. --Peu m'importe. Cela ne faisait aucunement l'affaire du sous-chef de la police politique; la mort du marquis n'était pas utile à son but, tandis que ses révélations pourraient l'être beaucoup. Que le lecteur ne soit pas étonné de ce que ledit mouchard ait pu croire qu'il obtiendrait un aveu d'un homme tel que M. de Kardigân. Il n'est pas donné à tout le monde de comprendre les natures loyales. Aussi M. Jumelle s'était cru irrésistible en promettant à son prisonnier la vie en échange de sa trahison. Un peu dépité de voir sa ruse sans effet, il pensa que, peut-être, il n'avait pas été compris, ou qu'il ne s'était pas suffisamment expliqué. --Vous ne saisissez pas, sans doute, toute la portée de ce que j'ai l'honneur de vous dire, appuya-t-il, en baissant un peu la voix. J'ai, depuis quinze jours, l'ordre de vous faire passer par les armes, si jamais vous me tombez entre les mains. Cet ordre, je serai, à mon désespoir, croyez-le bien! je serai obligé de l'exécuter, si vous m'y forcez. De nouveau, Jean-Nu-Pieds toisa avec mépris M. Jumelle. --Je me suis irrité tout à l'heure contre vous, dit le marquis de sa voix assurée et vibrante. J'avais tort. On ne doit s'irriter que contre ceux qui en valent la peine. Seulement, ne continuez pas ainsi; vous devez savoir que ce serait inutile. Vous avez l'ordre de me faire fusiller? Exécutez l'ordre. --Monsieur le marquis, vous me désolez! --Assez de pasquinades! --Pasquinades!... hum! hum!... --J'attends; et maintenant je ne prononcerai plus un mot. M. Jumelle était réellement fort embarrassé. Il se heurtait à une volonté supérieure à son adresse. Le renard était vaincu par le lion. Par bonheur pour lui, un bruit de pas retentit dans le salon où M. de Kardigân avait été primitivement introduit. Heureux Jumelle! cela lui permit de changer aussitôt ses batteries. Il se leva et courut à la porte du salon: --Vide! murmura-t-il; tout est sauvé. Aussitôt il se précipita sur Jean, et lui serrant avec force les deux mains: --Pardonnez-moi, monsieur le marquis, le rôle infâme que j'ai dû jouer auprès de vous! Ah! si vous saviez ce que j'ai souffert!... Mais je suis des vôtres; au fond de l'âme, j'ai la même croyance que vous... Vous comprenez, maintenant; j'étais surveillé! Heureusement, mon espion vient de quitter la place... je suis libre, et vous allez l'être aussi. Jean-Nu-Pieds haussa légèrement les épaules. --Je ne vous crois pas, dit-il. --Vous ne me croyez pas? --Non. --Oh! Ce que M. Jumelle mit de désespoir, de _navrement_, dirions-nous, si ce mot était français, dans cette exclamation: «Oh!» est impossible à rendre. Ce: «Oh!» fut un poëme à rendre jaloux, s'ils l'avaient entendu, Kean, Lekain ou Got. --Monsieur, dit nettement le marquis, pour un policier, vous avez été deux fois bête: la première, quand vous avez cru me faire peur; la seconde, quand vous croyez me tromper. Je ne vous crains pas et je ne vous crois pas. Tout autre que M. Jumelle se serait déclaré vaincu; mais le sous-chef de la police politique ne reculait jamais: --Je suis bien malheureux! murmura-t-il. Puis avec force: --Vous croyez que c'est vous seul que vous perdez?... Hélas! vous perdez aussi une autre personne... --Une autre... --Qui mourra sans vous, qui m'avait envoyé à vous... Mademoiselle Fernande Grégoire! --Fernande! Jean-Nu-Pieds faillit tomber à la renverse. Pourquoi cet homme lui parlait-il de Fernande; de Fernande, dont sa pensée n'avait jamais pu se détacher, dont il avait pleuré si douloureusement l'étrange disparition? M. Jumelle comprit que le coup avait porté. Il augmenta encore sa mine doucereuse. Pourquoi la comédie ne réussirait-elle pas jusqu'au bout? D'ailleurs, il avait une arme défensive à sa disposition pour parer toutes les ripostes que pourrait lui porter la méfiance du jeune homme. Il se leva, et courut de nouveau à la porte pour jeter un second regard dans le salon, comme s'il craignait en effet d'être espionné. Puis, il revint, en se frottant les mains, vers son fauteuil, où il s'assit, après l'avoir avancé un peu vers M. de Kardigân. --Je viens de sa part, dit-il. --De sa part? --Oui. --Monsieur... --Vous ne me croyez pas?... Jean hésita. Enfin il répondit: --Non, je ne vous crois pas! M. Jumelle tira son mouchoir et essuya une larme absente. Puis, d'une voix pleine de pleurs, ce prodigieux comédien reprit avec un sanglot étouffé: --Ah! je suis bien malheureux! --Faites vite, monsieur, répliqua le marquis, qui jusqu'à présent ne semblait pas très-disposé à se laisser engluer par le doucereux agent de police. --Oui! oui! n'importe! tout cela est dur; je suis bien malheureux! Jean-Nu-Pieds détourna la tête. M. Jumelle comprit que, pour avoir raison de son adversaire, il lui faudrait frapper un grand coup. Il prit dans son bureau une forte enveloppe, scellée de trois cachets rouges, et la tint à la main, en murmurant avec un accent impossible à traduire: Pauvre enfant! --Monsieur... --Ah! monsieur le marquis, j'avais une fille de son âge... aussi belle, aussi noble qu'elle... Elle était de ces anges qui n'appartiennent pas à la terre, et doivent bientôt retourner au ciel, leur véritable patrie... Dieu l'a rappelée à lui... Ma pauvre Lodoïska!... Elle s'appelait Lodoïska. M. Jumelle essuya une seconde fois les larmes abondantes qu'il aurait pu verser, si, en effet, il avait eu une fille, si cette fille s'était appelée Lodoïska, et si, ayant eu une fille appelée Lodoïska, la poétique enfant affublée de ce nom «était retournée au ciel, sa véritable patrie...» En vérité, Jean-Nu-Pieds ne comprenait plus rien à la scène qui se jouait devant lui et pour lui. Il avait un fonds de méfiance bien enracinée contre M. Jumelle, sans quoi il aurait certes pu se laisser tromper par les témoignages de sensiblerie et d'émotion, dont faisait preuve si remarquablement le sous-chef de la police politique. Au reste, son esprit ne s'occupait que d'une chose. Que contenait cette mystérieuse enveloppe que M. Jumelle lui avait montrée comme si elle devait faire tomber toutes barrières entre le Vendéen et lui? --Faites vite! répéta-t-il. --Soyez tranquille, monsieur le marquis... je suis bien à plaindre... N'est-ce pas votre opinion? --Oui. --Mais bien à plaindre? --Certes. --Mais extrêmement à plaindre? --Oh! finissons-en, monsieur. Qu'avez-vous à me dire? Parlez, j'attends. --Ah! vous avez pitié pour un père infortuné qui vous montre son désespoir... Infortunée Lodoïska! malheureuse Fernande! Cette enveloppe, monsieur, vous est envoyée par mademoiselle Grégoire... --Par?... --Oui, monsieur le marquis! vous regretterez bien de m'avoir soupçonné! Vous me tendrez vous-même la main quand... --Donnez, monsieur! --Dans un instant. Il faut que je vous mette au courant de tout ce qui s'est passé. La pauvre enfant a été enlevée par son père. --Je m'en doutais, murmura Jean. --Vous peindre son désespoir, ce serait inutile, ce serait impossible! Séparée de vous, il ne lui restait plus qu'à mourir. Heureusement... j'étais là! Il y a des intonations que l'écrivain ne peut rendre. Ces deux mots: «_J'étais là_,» prononcés par M. Jumelle, furent dits d'une façon plus que remarquable. Si on les avait entendus, sans doute que son engagement à la Comédie-Française eût été signé séance tenante. Et la pose! Le sous-chef de la police politique s'était à demi rejeté en arrière; son corps était grandi de trente centimètres au moins; il dépassait le plafond. Sa main droite tenait l'enveloppe, avec l'attitude de mademoiselle Rachel tenant l'urne d'Émilie, pendant que sa main gauche se grattait avec satisfaction le bout du nez. --Il y a là dedans le journal de sa vie, continua-t-il, depuis l'instant où elle a été brutalement éloignée de vous. Comme elle a souffert! Son père,--un monstre, monsieur le marquis,--l'a torturée de toutes les façons possibles! Pauvre ange! elle offrait à la persécution un front d'airain. Jamais je n'ai vu de résignation pareille... Puis, je vous le répète... heureusement, j'étais là! --Donnez! donnez donc! --Oui, mais vous me promettez... --Je ne vous promets rien. --Ah!... M. Jumelle abandonna son nez pour sa nuque, qu'il gratta avec une égale vivacité. Mais, sans doute, il était confiant dans l'excellence de son arme, car il tendit l'enveloppe au jeune homme, qui brisa avec une anxiété fiévreuse les trois cachets de cire rouge qui la fermaient. L'enveloppe contenait, ainsi que l'avait dit le sous-chef de la police politique, le journal de la vie de Fernande, écrit par elle, plus une lettre. Voici quelle était cette lettre: «Quand lirez-vous ces lignes, Jean? Quand Dieu permettra-t-il que vous puissiez venir à mon secours? Mais, depuis huit jours, je commence à espérer. Un ami est venu à moi dans ma détresse. Il avait une fille de mon âge, et s'est attendri à ce souvenir. Jean, croyez M. Jumelle, qui vous remettra cette lettre... et pensez à moi qui souffre et qui pleure, et qui mourrai sans vous! FERNANDE.» Le premier mouvement de Jean-Nu-Pieds en lisant ces lignes fut de tendre la main à M. Jumelle, et de s'excuser auprès de lui des doutes qu'il n'avait cessé de ressentir pendant tout le cours de leur entretien. Heureusement, en levant les yeux, il vit le visage de l'agent de police se refléter dans la glace. Pour lire la lettre de Fernande, le marquis de Kardigân s'était détourné. M. Jumelle croyait donc ne pas être observé. Les gens les plus habiles sont toujours pris par leur propre habileté. Il n'y a que la franchise qui ne soit jamais vaincue, qui triomphe toujours. Jean-Nu-Pieds vit le visage de l'agent supérieur de la rue de Jérusalem, et il y lut une telle ruse inquiète, une telle fausseté, qu'il comprit aussitôt que dans tout cela se cachait un mystère. M. Jumelle avait évidemment abusé de la bonne foi de la jeune fille, et elle l'avait cru. Mais dans quel but? Il l'ignorait. Certes, la lettre était bien de Fernande; il ne lui était point permis d'en douter. Mais pourquoi lui remettait-il ce paquet que M. Grégoire l'avait chargé sans doute d'intercepter? Voilà ce qu'il ignorait et ce qu'il ignorerait jusqu'à ce qu'un indice quelconque fût venu lui révéler la vérité. Il n'y avait pas à hésiter. Montrer à M. Jumelle qu'il n'était pas sa dupe, c'était maladroit; tandis que lui laisser croire qu'il tombait dans le piége, lui donnait sur lui un incontestable avantage. C'est ce qu'il fit, malgré que son esprit répugnât à tout ce qui était mensonge. Il se retourna, et tendant la main à M. Jumelle, en dépit du dégoût qu'il ressentait: --Je vous crois, monsieur, dit-il. Je regrette d'avoir pu douter de vous. Mais cette lettre me prouve surabondamment que je m'étais trompé. Que dois-je faire? M. Jumelle était bien fort, car il éteignit le regard de triomphe qu'il allait jeter sur le Vendéen. --Béni soit Dieu! dit-il. --Que dois-je faire? répéta le marquis. --Me croire! --Je vous crois. --Alors... attendez!... M. Jumelle rapprocha encore son fauteuil de Jean-Nu-Pieds, et se penchant vers lui: --Fuyez! Malgré son énergie, M. de Kardigân frémit. Quelle trahison cachait donc cette proposition? Quelle infamie allait-il tramer, cet homme, cet espion? --Fuir! --Vous le pouvez. Jean-Nu-Pieds serra la main de M. Jumelle. --Comment cela? --Je suis votre seul gardien. On ne sait pas, à la préfecture de police, que je suis des vôtres, bien que M. Gisquet commence à le soupçonner. --Il n'y a donc pas de soldats dans cette maison? --Non. --Où est M. de Révilly?... --En prison. Mais je le ferai également s'évader cette nuit. L'anxiété de Jean-Nu-Pieds augmentait; il sentait que tout cela annonçait un danger pour ses amis, et il ne voyait pas encore comment il pourrait rompre les mailles du filet dans lesquelles ou voulait les enserrer. --Bien, je fuirai, dit-il. --Dans une demi-heure, mon valet de chambre va venir ici; je lui donnerai l'ordre d'aller chercher la garde. Pendant qu'il ira, je vous donnerai des cordes, et vous me lierez solidement les pieds et les mains; vous me bâillonnerez, et vous sortirez par le jardin. Une porte est creusée dans le mur, c'est par là qu'entrent les fournisseurs de la maison, je vous l'indiquerai et vous serez libre. De cette façon on ne pourra me soupçonner. --Je vous remercie. --Ne me remerciez pas! C'est à moi de vous être reconnaissant, au contraire. J'ennoblis mon infâme métier... infâme, puisque je dois poursuivre ceux que j'aime! Je vous enverrai mon domestique, dès qu'il sera venu, à un endroit que nous conviendrons. Vous pouvez avoir toute confiance en lui. C'est un vieux serviteur, un de ces fidèles et antiques domestiques comme notre époque de décadence n'en fournit plus. À peine M. Jumelle finissait-il de parler, que son valet de chambre arriva. Celui qui était «un vieux serviteur, un de ces fidèles et antiques domestiques comme n'en fournissait plus cette époque de décadence,» n'était autre que la Licorne, l'horrible la Licorne... Pour la circonstance, le mouchard a mis du linge blanc, une redingote dont les pans tombent jusqu'à terre, et de la poudre dans ses cheveux crépus... XIX LE JOURNAL DE FERNANDE Jean-Nu-Pieds suivit le «loyal, le vieux serviteur,» ce seul Caleb survivant de tous les Calebs du temps passé! Ainsi que le lui avait dit M. Jumelle, une petite porte s'ouvrait dans le mur du jardin et conduisait à la campagne. Notre héros marchait, préoccupé de savoir quelle trahison pouvait bien cacher ce subit intérêt de l'agent de police, et de ce que contenait le journal de Fernande. La Licorne était aussi parfait dans son rôle que M. Jumelle dans le sien. Nous serions injuste en ne le reconnaissant pas. Il guida le marquis à travers le jardin, et là, d'une voix solennelle, il dit: --Monsieur est libre. Puis il ajouta, voyant que M. de Kardigân ne lui répondait rien: --Où monsieur va-t-il se rendre, pour que mon maître lui donne de ses nouvelles, s'il est besoin? --Ici, demain, à neuf heures du matin. Jean-Nu-Pieds s'éloigna lentement. À peine eut-il fait quelques pas, que la Licorne retira son habit respectable, frippa sa belle chemise à jabot, et fit voler la poudre qui donnait à sa chevelure affreuse une apparence si belle. Caleb était redevenu mouchard. Il suivit à distance Jean-Nu-Pieds, car la première partie du plan de M. Jumelle n'avait pas un autre but: faire espionner le chef vendéen, et découvrir ainsi la retraite des chouans dans la ville. Si le marquis de Kardigân trompait son attente et voulait profiter de sa mise en liberté pour s'enfuir dans la campagne, il serait toujours temps, grâce aux espions lancés sur ses traces, de s'en emparer de nouveau et de l'arrêter avant qu'il pût sortir de la ville. Mais Jean-Nu-Pieds n'avait garde de se rendre à l'auberge du _Cygne-du-Roi_; il gagna tout simplement le meilleur hôtel de la ville, celui qui était le plus en vue, demanda une chambre et s'enferma chez lui. Deux agents le surveillaient au dehors; mais peu importait au Vendéen; il était bien décidé à leurrer jusqu'au bout l'honorable M. Jumelle. --C'est donc elle qui m'a écrit ceci, murmura le jeune homme quand il se trouva seul, ayant en face de lui cette enveloppe que lui avait remise M. Jumelle. Il déplia ces papiers nombreux et lut: «Jeudi. --Où suis-je? je n'en sais rien. On m'a mise dans une chaise de poste, et on m'entraîne. O mon bien-aimé! si vous saviez tout! Un miracle seul peut me rendre à vous. Le désespoir est en moi. Ma seule consolation est de me dire que j'ai fait mon devoir. Nous avons voyagé toute la journée, toute la nuit et encore toute la journée. Ce soir jeudi, nous sommes dans une petite ville que je ne connais pas. Mon père ne me quitte pas du regard. Il me sera impossible de profiter d'un instant de liberté pour vous faire parvenir ces lignes. Je les écris à tout hasard, ignorant si vous les lirez jamais. Avec nous voyage un royaliste, que je ne connais pas. Cet homme me fait peur. C'est lui qui est la cause première de nos malheurs. Mon père tremble aussi devant lui. Quel mystère existe-t-il donc entre eux?» Samedi. Encore une nuit et deux jours de voyage. Où suis-je? Ce matin, à l'un des relais, mon père m'a dit: «--Lundi, nous serons arrivés au terme de notre voyage.» Je n'ai pas répondu; mais j'ai frémi, car je préférerais un voyage éternel à ce qui m'attend quand nous serons au but. Ne m'en veuillez point si je ne vous en dis pas davantage. J'ai fait le serment de me taire. Plût à Dieu que je n'eusse fait que celui-là! Mardi. Nous sommes arrivés cette nuit. Dans quel pays de la France? Je l'ignore toujours, de même que j'ignore par quels endroits nous avons passé. Je me souviens que nous avons franchi une grande ville avant de parvenir à la maison que nous habitons. Notre voyage a duré six jours et cinq nuits. Nous avons dû faire beaucoup de chemin, car les relais étaient nombreux et bien fournis. L'homme dont je vous ai parlé et dont je ne sais pas le nom, a dit souvent: «Hâtons-nous, la route est longue.» O mon seul aimé, Dieu sait ce que je souffre en étant ainsi séparée de vous, de vous à qui j'ai voué mon coeur, mon âme, ma vie! La Providence est cruelle, mais il faut s'incliner devant ses arrêts sans les discuter, quelque impénétrables qu'ils soient. Comme vous serez malheureux quand vous saurez tout! La maison où je suis est triste et sombre. Si elle n'était pas égayée par un soleil d'été, elle serait lugubre. Devant mes fenêtres coule une petite rivière; mais je ne peux les ouvrir qu'en présence de mon père. On m'a donné une femme pour me servir. Elle ne parle pas français, et je ne comprends point le langage dont elle se sert. Il me semble que je fais un rêve affreux dont je vais m'éveiller, car, bien que je sache mon malheur irrémédiable, je désespérerais trop si je n'espérais pas. Vendredi. Ami, je vous écris toute tremblante encore; je suis brisée. Je viens d'avoir avec mon père et l'homme dont je vous ai parlé une scène effroyable. Oh! pourquoi Dieu permet-il de pareilles choses! Et je ne puis rien vous dire. J'ai fait serment de me taire. Si je parlais, vous comprendriez tout... Jean! par pitié! renoncez à moi, oubliez-moi, que je n'existe plus pour vous... Oubliez le passé, chassez de votre coeur les espérances d'avenir que nous avions formées. Je suis bien malheureuse! Celui qui m'aurait dit jadis que je n'étais pas à bout de mes souffrances et que je pourrais souffrir davantage, je ne l'aurais pas cru. Quand tout nous séparait, j'étais moins infortunée et moins désolée qu'à présent. Mon bien-aimé, sous quelle étoile maudite suis-je née! J'ai la mort dans l'âme. Quand je ferme les yeux, je revois votre image, et mon désespoir redouble. Je fais au ciel une ardente prière... que je sois seule à souffrir, et que ma destinée ne soit pas de bouleverser éternellement la vôtre! Lundi. Encore deux jours! Comme le temps passe vite! Il me semble que chaque heure écoulée me rapproche de l'instant fatal. Pourquoi le suicide nous est-il défendu comme un crime? Dans la tombe, je souffrirais moins. Ami, ce matin, j'ai regardé pendant de longues heures la petite rivière qui coule sous mes fenêtres. Une fleur s'est détachée de la rive et a d'abord suivi le courant. Un moment, elle a voulu se retenir, mais le courant la reprenait toujours. Arrivée au milieu de larges feuilles de nénuphars, j'ai cru qu'elle pourrait résister à l'onde rapide qui la conduisait au loin. Pauvre petite fleur! elle a tourné sur elle-même et a repris le fil de l'eau jusqu'à ce que je l'aie perdue de vue. Je me suis dit que c'était l'image de ma vie. J'ai pensé à ma destinée qui était ainsi, et que rien ne pouvait arracher à l'abîme qui l'attendait... Pauvre petite fleur! Mardi. Encore un jour!... Jean! ne m'oubliez jamais, quoi qu'il arrive... Je vous demandais l'autre jour de chasser mon souvenir de votre coeur; aujourd'hui je vous supplie de l'y garder. Jean! qui m'aurait dit que tout cela arriverait quand la princesse, à qui j'ai voué mon éternelle reconnaissance, nous a mis la main dans la main?... Pourquoi ne suis-je pas morte, quand je vous ai cru enseveli sous les décombres de la Pénissière? Quand ces lignes vous parviendront-elles? Je ne sais; je les écris au hasard, attendant une heure propice, un moment, une espérance... Une espérance! comme si c'était un mot dans lequel je pusse croire! Jeudi. Je vous ai dit que la personne à qui obéit mon père était royaliste. Si je n'avais pas eu de terribles preuves de sa foi politique, je ne croirais jamais que ce monstre puisse croire à ce que vous croyez. C'est un homme de cinquante ans, à l'air dur, aux yeux froids. Je n'aurais jamais pensé que mon père pût courber le front ainsi. Je devine un mystère de honte... Pourquoi faut-il que je sois obligée de me taire! Pourquoi ai-je juré de garder le silence!... Ce silence me tue! Ami, je vous en supplie encore, ne me maudissez pas, ne m'oubliez pas. Une seule chose.. Jeudi soir. J'ai été interrompue par un homme qui est entré dans ma chambre... Il s'est avancé prudemment jusqu'à moi, en prêtant de minute en minute l'oreille, comme s'il craignait d'être surpris... Oh! mon ami, Dieu le bénisse, car je lui dois la première joie que j'aie eue depuis que je vous ai quitté... Il m'a pris la main et m'a dit que mon père était son ami, mais que je lui avais fait pitié et qu'il voulait me secourir. J'étais devenue méfiante, et peut-être allais-je l'éloigner, quand je l'ai regardé. Il a l'air bon et doux. Pauvre homme!... Il a perdu une fille de mon âge, et c'est ce qui l'a touché. --Vous aimez M. de Kardigân? m'a-t-il dit. --Monsieur... --Je suis votre ami. --Mon ami? --Et je vous le prouverai. Vous êtes ici au château de Quiévrain, dans la Côte-d'Or. La ville où vous avez passé, c'est Dijon. Le village que vous apercevez là-bas, dans ce creux, c'est le village de Léry. Écrivez à M. de Kardigân où vous êtes, je me charge de faire parvenir la lettre. --Oh! soyez béni! Alors il a serré mes deux mains dans les siennes avec affection. --Vous me rappelez ma pauvre fille; elle aurait votre âge. Elle était douce et bonne comme vous. Quand je vous ai vue si malheureuse, je me suis juré de vous protéger en souvenir de ma chère Lodoïska. Plût au ciel que, si elle eût vécu, elle eût trouvé quelqu'un pour la sauver, comme je veux vous sauver... Si j'avais pu avoir encore de la défiance, elle aurait disparu, car de grosses larmes brillaient dans ses yeux... C'est une protection de Dieu qui a permis que quelqu'un pût encore s'intéresser à moi. Il vous remettra ces lignes... O mon ami, celui qui m'aurait dit cela, il y a huit jours, m'eût rempli le coeur de joie; aujourd'hui, j'ai peur. Je me dis que ce sera pour vous une douleur si grande! Mon protecteur s'appelle M. Jumelle. Il m'a tout raconté. Pour arriver ici, il faut partir de Paris par la route royale de Dijon. Arrivé à un petit village nommé Verrey, et qui est un peu après Montbard, il faut prendre la route de Saint-Seine-l'Abbaye. De Saint-Seine-l'Abbaye à Siry, il y a quatre lieues, en passant par le village de Lamargelle. À Léry, il y a deux châteaux; celui où l'on m'a renfermée est enfoncé au milieu des arbres. Je vous dis tout cela, et pourtant, mon ami, je vous le dis sans espérance; mais ce nous est une âpre joie de penser que ceux que nous aimons pourront nous suivre par le coeur. L'homme devant qui tremble mon père est en effet un royaliste. Il se nomme M. d'Héricourt. Cela m'étonne, car c'est un misérable... Vendredi. Hier au soir, j'ai interrompu ma lettre. Maintenant que je sais que vous la lirez, les idées m'arrivent en foule. Autrefois je pleurais trop: mon amour seul parlait. Ami, ne m'en veuillez pas du mystère que je suis obligée de vous cacher. Je suis sous le coup d'une iniquité telle, qu'il me paraît impossible que Dieu la laisse s'accomplir. J'ai essayé de m'enfuir, mais je n'ai pas pu; mon père m'a même refusé la présence du curé de Léry. Je comptais sur sa parole pour donner un cours meilleur à mes pensées. Car je suis prise de colères et de révoltes. La destinée me frappe si cruellement et à coups si redoublés, que je me sens en rébellion contre elle.» * * * * * Le journal de Fernande s'arrêtait là. Jean-Nu-Pieds resta en proie à mille sentiments divers quand il eut fini la lecture de ces lignes déchirantes. Il y avait dans ce que lui disait sa fiancée un mystère, selon le mot dont elle se servait, qui faisait naître son épouvante. Quoi! elle le suppliait de l'oublier, de ne plus penser à elle! puis, un peu après, elle se repentait de sa demande, et, pour la seconde fois, elle le conjurait de l'aimer toujours et de conserver son souvenir éternellement vivant! --Lui aurait-on fait jurer de ne pas m'épouser? pensa-t-il. Mais elle me le dirait. Ce ne peut être cela. Qu'est-ce donc alors?... Ma tête se brise... Jean-Nu-Pieds avait quitté le _Cygne du Roi_ à cinq heures et demie. Il avait été arrêté à six heures. Sa conversation avec M. Jumelle avait duré deux heures. Il devait donc, en ce moment, être onze heures ou minuit. --Ce Jumelle a joué un rôle, continua M. de Kardigân. Évidemment, il a abusé de la confiance de cette pauvre enfant. Il m'a rendu à la liberté, espérant que je trahirais les nôtres; mais j'aimerais mieux mourir... Ah! si mon brave Aubin était là!... Il regarda le papier sur lequel avait écrit Fernande, et le baisa: --Voilà tout ce qui me reste d'elle. Amour, tendresse, dévouement, tout ce qui faisait battre mon coeur est là-dedans. Où est-elle? ne lui a-t-il pas menti? Jean-Nu-Pieds ouvrit la porte de sa chambre, et se trouva dans le corridor de l'hôtel où il était descendu. Il arriva bientôt dans la rue. Son oeil perçant distingua à droite et à gauche un homme en embuscade. Que lui importait? Il voulait marcher, non pour aller quelque part, mais pour respirer à pleins poumons l'air plus vif de la nuit. Il avançait droit devant lui. Les passants étaient rares. Dans une ville de province, minuit c'est quatre heures du matin à Paris. Les deux agents qui le guettaient le suivirent à distance. Jean-Nu-Pieds feignit toujours de ne pas les voir. Une idée venait de germer dans son cerveau, idée qui prenait corps à mesure que se condensait sa pensée. S'il pouvait échapper à ces agents! C'était difficile, et cela pouvait être dangereux. Il ne fallait pas qu'il fît consciencieusement cette trahison involontaire dont voulait le rendre coupable le sous-chef de la police politique. Jean marchait lentement. À mesure qu'il faisait du chemin, il voyait les deux agents qui se rapprochaient de lui. Enfin, il arriva sur le bord de la Loire. Il retourna vivement la tête en arrière et regarda. Cinq mètres le séparaient à peine de ses suivants. Alors il enjamba le parapet du pont et se jeta à l'eau. Deux exclamations de colère retentirent. Elles furent suivies d'une double chute. Mais M. de Kardigân avait calculé son action. Évidemment les agents de police croiraient qu'il s'était laissé aller à un courant et feraient de même. Au contraire, Jean-Nu-Pieds remonta le courant en quelques brassées, et se tint caché contre une arche, pendant que les doux mouchards descendaient la Loire vers Saint-Nazaire. Alors il regagna le rivage et prit sa course. Si ceux qui étaient attardés dans les rues virent cet homme, nu-tête, dégouttant d'eau, courant de toute la vitesse de ses jambes à travers les rues et les ruelles, ils ne durent pas comprendre quelle folie l'agitait. M. de Kardigân voulait faire perdre sa piste aux limiers de la police. Enfin, au bout de trois quarts d'heure, il se trouva éloigné du _Cygne du Roi_ d'une lieue environ. Il se tapit dans une porte et attendit. Personne ne parut. Il attendit encore. Une horloge lointaine sonna deux heures du matin. Il se remit à marcher lentement et prudemment cette fois, en faisant toutes sortes de détours. Ce ne fut qu'à trois heures et demie du matin qu'il arriva devant le _Cygne du Roi_. Il se hâta de faire le signal convenu. Maître Poulardet, l'aubergiste, faillit tomber à la renverse en l'apercevant. --Vous! monsieur le marquis? --Où sont-ils? --Partis! --Dieu soit loué! --Mais ils vous ont donc relâché?... Jean-Nu-Pieds n'avait ni le temps ni le désir de faire, avec l'honorable Poulardet, une conversation suivie. Il se hâta de monter dans une chambre où l'aubergiste lui apporta des vêtements de rechange. --Qu'allez-vous faire, monsieur? lui demanda le brave homme. --Écoute, mon ami, répliqua Jean-Nu-Pieds, qu'a dit M. de Charette en partant? --Rien. --Le coup?... --Manqué. --Alors, voilà ce que tu vas faire. Il me faut de l'argent d'abord. As-tu deux mille francs chez toi? --J'en ai cinq mille, c'est toute ma fortune. --Je les prends, avec un de tes chevaux. Va demain à l'état-major de la place et fais viser un passe-port pour Angers, tu me l'apporteras. --Le signalement? --Va toujours. Tu es connu dans la ville, peut-être n'écrira-t-on pas le signalement sur le passe-port, d'autant plus que ce n'est que pour aller à Angers. Je partirai demain soir. M. de Kardigân était brisé de fatigue; il s'endormit profondément cette nuit-là. Au matin, quand il s'éveilla, le maître du _Cygne du Roi_ était assis au pied de son lit. --Vous avez deviné juste, monsieur, on n'a pas écrit le signalement. En effet, pour les petits parcours, les autorités civiles et militaires ont l'habitude de négliger cette formalité. Jean-Nu-Pieds prit un rasoir et fit tomber sa moustache sous l'acier; ensuite Poulardet lui coupa les cheveux ras. --J'ai changé d'idée, dit-il; au lieu de partir la nuit, je partirai en plein jour. Fais seller un cheval; je le laisserai à Angers chez une personne que tu m'indiqueras. Le marquis de Kardigân ressemblait, avec son chapeau mou, son vêtement de laine et ses guêtres montant aux genoux, à un métayer de la campagne. Il partit, à cheval, sans se presser, et prit la route d'Angers. Il comptait y coucher et prendre le lendemain la diligence de Paris. À la place d'Angers, on ne fit aucune difficulté de lui donner un passe-port pour Paris, en échange de celui qu'il donna. Le Maine-et-Loire était calme depuis longtemps. Dans ce département, M. le baron de Cambourg et M. de la Paumellière étaient les seuls qui tinssent encore la campagne. Et il était probable que, ainsi que M. de Charette, ils ne tarderaient pas à poser les armes. M. de Kardigân partit le lendemain pour Paris par la diligence. La route fut longue; mois il préférait voyager lentement et voyager sûrement. Il entra à Paris le 26 juillet. La ville était sourdement agitée. Pendant ce long règne de Louis-Philippe, que les parlementaires dépeignent comme si calme et si tranquille, il n'y eut pas une heure où l'honnête homme pût être assuré de son lendemain. Ce fut l'émeute en permanence et la révolte organisée. C'est que tout gouvernement dont l'origine est flétrie est un gouvernement impossible. Pendant dix-huit ans, on dut craindre tous les jours ce qui est arrivé aux journées de Février. Ce qui commence par la barricade finit par la barricade. C'est fatal. En toute autre circonstance, Jean-Nu-Pieds aurait tenu compte de ce trouble des esprits; mais il ne pouvait que penser à une chose: retrouver Fernande. XX LE CHÂTEAU DE LÉRY À Paris, on peut tout acheter avec de l'argent. C'est la ville où rien ne manque, la patrie du veau d'or. Le marquis de Kardigân, en prenant la diligence à Angers, savait que rien ne lui serait plus facile que de trouver une chaise de poste et des relais bien préparés. Avec les cinq mille francs de Poulardet, il pourrait aller au bout du monde. Ce fut par une chaude matinée de la fin de juillet qu'il partit. Sa voiture traversait, au galop de quatre vigoureux chevaux, la barrière de Charenton, et s'engageait sur cette longue et triste avenue, qui maintenant s'appelle la route de Lyon. Jean-Nu-Pieds n'était pas disposé à se laisser aller au charme puissant de la nature: le vent léger et tiède qui jouait à travers les arbres à demi couchés, au loin le murmure sourd de la grande ville à son réveil; plus près, le cours capricieux de la Marne. Pour un Breton, le paysage ne manquait pas de poésie. Le Parisien n'est-il pas aussitôt ému par l'aspect des dolmens druidiques et des landes montueuses? Nous ne suivrons pas notre héros dans tous les détails de son voyage. Le lendemain matin de son départ, vers quatre heures, il courait sur la route de Verrey à Saint-Seine. Montbard était dépassé. Montbard et Verrey sont aujourd'hui deux stations de la ligne Lyon-Méditerranée. Le chemin de fer a civilisé un peu les environs du pays de Buffon, et les routes nationales, voire même celles du département, sont largement carrossables. Mais en 1832, il n'en était pas de même; la chaise de poste devait quitter souvent le galop pour le pas long et allongé des charrettes de campagne. La route ne faisait que monter et descendre. Vers midi, Jean-Nu-Pieds arrivait à Saint-Seine-l'Abbaye, le dernier relais. Cinq kilomètres le séparaient encore de ce château de Quiévrain, près du village de Léry, où était enfermée Fernande. Il fit hâter le départ, et la chaise de poste fila comme le vent sur une route ombragée d'arbres. Cette partie de la Côte-d'Or est peut-être la plus belle de France. Qu'on nous pardonne si l'émotion nous gagne en en parlant. C'est à Léry même que nous avons été élevé. On nous a montré les ruines de ce château de Quiévrain, et la voix naïve du paysan nous a raconté plus d'une fois la légende de la prisonnière. Nous n'avons qu'à fermer les yeux pour revoir dans ses moindres détails ce paysage adorable où se sont écoulés les meilleurs et les plus calmes de nos jours d'autrefois. Que de chers souvenirs! que d'heures aimées le coeur évoque! Nous avons dit qu'après Sainte-Seine, la route débouche sur le village de Lamargelle. Le marquis de Kardigân devait y passer sans y jeter les yeux. L'art exquis d'un ancien gentilhomme, M. d'A..., n'avait pas encore doté ce pays alors perdu, d'un des plus fastueux châteaux qui existent en France. En quittant Lamargelle, la route monte par un chemin rocailleux bordé de broussailles où se jouent l'épine-vinette et la mûre bleue. Après une montée de cinq minutes, on arrive sur un plateau; à gauche, en allant vers Léry, surgit un petit bouquet de bois où croit éternellement une mauve verte et jaune, faite comme de la dentelle. Faisons encore cent mètres. A droite, derrière un champ de sarrazin, apparaît un second bois, Charmois. Les arbres sont de moyenne grandeur, et ont poussé à même sur un sol rocailleux et sec. Marchons toujours. A une petite distance, une croix de pierre dresse son front noirci par le temps. La route subit alors une forte déclinaison et s'enfonce entre une plaine montueuse à gauche, et une espèce d'abîme à droite. Au bas de cet abîme coule la petite rivière, l'Ignon, soeur de ce Lignon que le baron d'Urfé a immortalisé dans l'_Astrée_. C'est là que l'oeil découvre un merveilleux paysage. Que Corot ou Théodore Rousseau puissent le contempler un seul instant et ils auront tôt fait de le transporter d'un coup de pinceau sur leur palette magique. À partir de la rivière se lèvent deux collines qui s'étagent au-dessus d'un chemin creux. Au front de ces collines courent deux forêts, l'une verte, l'autre bleue, tant la condensation des couleurs produit, suivant la distance, un effet varié. La seconde de ces forêts qui portait et porte encore le nom de Chameaux, expliqué par les bosses que la nature lui a données, laisse apercevoir au voyageur une ferme, close d'arbres, et qui paraît à l'oeil, à distance, comme une oasis dans un désert de feuillage. Cette ferme a été bâtie sur les ruines et avec les pierres mêmes du château de Quiévrain. Jean-Nu-Pieds s'arrêta à contempler le château qu'il voyait de loin et s'abîma dans ses pensées. Ces quatre murs, à l'aspect de donjon féodal, renfermaient donc ce qu'il avait le plus aimé. Il laissa la chaise de poste au village de Léry. Le château de Léry, déjà construit alors, est occupé aujourd'hui par une ancienne célébrité médicale, M. G..., qui est venu demander à la campagne le repos qu'il a si bien gagné sur le champ de bataille de la science et de l'humanité. En 1832, il était occupé par un vieux gentilhomme, trop vieux pour chouanner encore comme il l'avait fait sous la première République. Le hasard voulut que, en faisant dételer ses chevaux au village, le marquis de Kardigân entendit prononcer le nom de ce gentilhomme. Il s'appelait M. de Kersaudiou. Ce nom lui était familier. Son père l'avait dit souvent comme celui d'un de ses anciens compagnons les plus braves et les mieux aimés. Jean-Nu-Pieds vint sonner à la porte d'entrée, qu'ombrage un marronnier gigantesque. --M. de Kersaudiou? dit-il au domestique qui se présenta. Le valet jeta un coup d'oeil sur le marquis. Jean avait, nous le savons, les cheveux ras; sans barbe ni moustaches, avec son costume de laine, il semblait un jeune fermier de la Beauce ou de la Brie. Mais le cachet de noblesse suprême empreint sur ses traits révélait au premier regard l'homme de race. Le domestique pria Jean d'entrer et l'introduisit dans un long couloir, sur lequel donnait le salon du château. M. de Kardigân envia ce calme et ce repos profond qui l'entouraient. Il se dit que vivre en un pareil lieu avec Fernande, loin des agitations fébriles, loin des douloureuses luttes du temps, ce serait le bonheur. M. Kersaudiou parut. Il avait quatre-vingts ans, mais sa sève bretonne ne pouvait point se tarir avec les années. Il portait haute et fière sa tête blanche, sur laquelle le temps avait neigé. --Vous avez désiré me parler, monsieur? dit-il à Jean. --Excusez-moi, monsieur, répondit le jeune homme, si je me suis permis de vous importuner, sans avoir l'honneur d'être connu de vous. Je suis un proscrit. Mon nom seul suffirait à me perdre. Aussi, je vais me nommer aussitôt à vous: je suis le marquis de Kardigân. Un rayon éclaira le visage du vieillard. --Le fils?... --Oui, monsieur; le fils de votre ancien compagnon d'armes. M. de Kersaudiou serra les deux mains de Jean-Nu-Pieds dans les siennes. --Marquis, je vous aimais et je vous aime. Toute la France royaliste a senti son coeur battre au récit de votre épopée de la Pénissière. J'ai été l'ami du père pendant soixante ans; j'étais l'ami du fils avant de le connaître. Me faites-vous l'honneur de venir me demander un asile? Serais-je assez heureux... --Merci, monsieur. Grâce à Dieu, si je suis proscrit, je ne suis pas poursuivi. Croyez que, le cas échéant, j'accepterais avec joie votre généreuse hospitalité. Je venais seulement vous demander... Jean-Nu-Pieds détourna la tête un instant pour cacher la rougeur qui montait à son front. --Parlez, marquis. --Pour vous demander de me conduire au château de Quiévrain. --Rien n'est plus facile. --Je voudrais, cependant, ne m'y rendre que ce soir. --Je suis entièrement à vos ordres. --Merci, monsieur, je n'ai pas besoin de vous dire combien votre bon et généreux accueil me touche. --Pas un mot de plus, marquis, vous êtes ici chez vous. Je vais vous présenter à ma famille. Je vis ici, en été, avec quatre générations autour de moi... Je suis très-vieux. Jean-Nu-Pieds s'inclina devant le vieillard aussi bas que devant un roi. N'était-ce donc pas aussi une royauté, cette majesté de la vieillesse? Quatre générations! M. de Kersaudiou s'était marié en 1770. Il avait vu successivement Louis XV, Louis XVI, la République, la Terreur, le Directoire, le Consulat, l'Empire, la première Restauration, les Cent-Jours, Louis XVIII, Charles X, et enfin l'usurpation criminelle du duc d'Orléans. Son fils avait soixante ans, son petit-fils quarante et un ans, son arrière-petit-fils vingt ans. Enfin, son arrière-petite-fille venait de se marier et était accouchée d'un fils. Il était trisaïeul. Toute la famille attendait son chef. Quand M. de Kersaudiou entra dans la salle à manger, où elle était réunie pour le repas du soir, tout le monde se leva. Le vieillard tenait la main de Jean. --Mes enfants, dit-il, je vous présente un des meilleurs gentilshommes de France, le fils d'un ancien ami, qui fut le mieux aimé de mes compagnons d'armes. Le fils, le petit-fils et l'arrière-petit-fils du vieillard vinrent tour à tour tendre la main au marquis. Celui-ci sentit les larmes monter de son coeur à ses yeux, en présence de cette majesté de la vieillesse, jointe à cette grandeur de la famille. --Ne me demandez pas son nom, continua M. de Kersaudiou. Il s'appelle: un ami. XXI LA RECHERCHE Tout ce que la délicatesse peut renfermer de procédés exquis fut prodigué au marquis de Kardigân. Au bout de dix minutes, il se sentait comme chez lui dans cette noble famille. Il ne fallait rien moins que tant d'aimable cordialité pour consoler un peu son esprit de sa constante, de sa douloureuse préoccupation. Après le repas, M. de Kersaudiou vint dire à Jean que les deux chevaux étaient sellés. --Comment, monsieur, s'écria le jeune homme, vous allez prendre la peine de m'accompagner vous-même? --C'est mon devoir, répliqua noblement M. de Kersaudiou. Je ne veux pas quitter un seul instant celui qui me fait l'honneur d'être mon hôte. Le petit-fils du vieux gentilhomme voulut faire également partie de l'excursion. On sella un troisième cheval, et la petite troupe partit au grand trot. Nous avons décrit en quelques lignes le paysage qui forme un cadre si poétique au bois de Chameaux. C'est la nature agreste et sublime en même temps dans tout son charme le plus puissant. Les trois cavaliers prirent le chemin creux qui longe la rivière de l'Ignon, en laissant derrière lui le village de Léry. Ce chemin va en s'enfonçant, entre des champs en collines à gauche et les prairies à droite. Par les temps clairs, on aperçoit dans le fond, ainsi qu'un décor de Thierry, le clocher de fer-blanc du joli bourg de Fresnay. Les cavaliers prirent le galop et entrèrent sous bois, dans une espèce de quadrilatère dont la route formerait la base. Ils ne tardèrent pas à disparaître au milieu des branches tombantes des jeunes chênes et de l'ombrage épais des hêtres gigantesques. En vingt minutes ils gagnèrent la clairière, où s'élevait le château de Quiévrain. Les appartements du château paraissaient vides. Les fenêtres étaient fermées. A peine, de temps à autre, la tête d'un valet d'écurie ou d'un garçon de ferme paraissait derrière les vieux murs croulants; car si le château du Quiévrain n'existe plus aujourd'hui, c'est que ses constructions séculaires ont fondu sous l'action du temps. Il est mort de vieillesse. Les pierres ainsi que les hommes ont leur âge. Notre-Dame de Paris vivra plus longtemps, parce que le génie l'a vivifiée à sa naissance. Jean-Nu-Pieds eut un serrement de coeur quand il vit cette sinistre solitude. Qu'était donc devenue Fernande si elle n'y était plus? Si elle y était encore, comme elle devait souffrir, enfermée dans cette prison! Cependant, M. Guy de Kersaudiou, le petit-fils du vieux chouan, avait agité la sonnette qui pendait à la porte d'entrée. Ceux qui étaient du pays avaient pu donner au marquis de Kardigân les renseignements désirables. Le château de Quiévrain appartenait à une notabilité du parti orléaniste, M. Legras-Ducos. Jean avait demandé vainement à ses nouveaux amis quel était ce M. d'Héricourt, ce royaliste, dont la jeune fille lui parlait dans son journal. Ce nom leur était inconnu. Un valet d'écurie vint ouvrir: --M. Legras-Ducos est-il ici? demanda Jean. --Oh! pour çà, non! --Il n'y a personne au château? --Oh! pour çà, oui. --Qui? --Il y a moi, m'sieur. L'imbécile laissa échapper un large sourire sur sa face pleine et bête. Jean-Nu-Pieds, impatienté, allait passer outre, quand Guy de Kersaudiou lui mit la main sur l'épaule. --Dites-moi, mon ami, continua-t-il, votre maître est venu ces derniers temps? --Pour çà, oui. --Quand? --Il y a des jours déjà. --Combien de jours? --Je sais point. --Comment vous ne savez point combien il y a de jours qu'il est venu? --Oh pour çà, non. «Oh! pour çà oui!--Oh! pour çà non.» C'est une locution employée beaucoup dans certaines campagnes. Les paysans de la Côte-d'Or et d'une partie de la Normandie ne se font pas faute de s'en servir. --Voyons, vous me direz au moins quand votre maître est reparti? --Pour çà, non! --C'est trop fort. Vous ne savez point quand M. Legras-Ducos a quitté le château? --Si, je le sais. --Vous me dites non. Le valet sourit d'un air malin. --Pardon, excuse, m'sieur, not' maître a quitté la maison hier matin, mais je ne sais pas quand il est reparti. Il était heureux encore qu'un pareil idiot consentît à faire seulement une réponse. Les trois gentilshommes n'avaient pas le droit de se plaindre. Guy de Kersaudiou continua: --Est-ce qu'il avait du monde avec lui? --Pour çà, oui. --Combien de monde? Le valet compta sur ses doigts. --Sept personnes. --Sept. --Pour çà, oui. Jean-Nu-Pieds prit dans sa poche une belle pièce de cinq francs en argent, et la lui mit dans la main. Le paysan pâlit, rougit, et enfin éclata de rire avec force. Il était si peu habitué à de pareilles aubaines! --Vous voulez savoir qui? --Oui. --Il y avait le maître, ça fait un; un monsieur, ça fait deux; son chien, ça fait trois; ses deux chevaux, ça fait cinq; le cocher, ça fait six; et une dame, ça fait sept. --Quel âge avait cette dame? --Oh! un âge gros! Peut-être bien cinquante ans, et peut-être bien plus. M. de Kardigân n'y comprenait plus rien. Cette dame, qui avait «peut-être bien cinquante ans, et peut-être bien plus,» ne pouvait assurément pas être Fernande. --Il n'y avait pas une jeune fille? demanda-t-il avec anxiété. --Oh! pour çà, oui, m'sieur! --Pourquoi ne la nommez-vous pas? --J'ai entendu M. Legras-Ducos qui disait en parlant de la jeune demoiselle: «On ne peut pas compter sur elle;» alors moi, je ne l'ai pas comptée, na, dame! Cette imbécillité triomphante était de celles contre lesquelles une réplique est inutile. Il n'y avait absolument qu'à profiter, autant que possible, des renseignements qu'on venait d'acquérir, et soi-même les compléter. MM. de Kersaudiou eurent l'idée, très-pratique, d'aller au village de Maulais, à sept kilomètres de là, chez un de leurs amis. Le château de Quiévrain faisait partie de la commune de Maulais; on pourrait peut-être les y renseigner. Ils reprirent le grand trot, et regagnèrent la route. Trois quarts d'heure après, ils entraient à Maulais, dans la propriété de M. le baron de Thuringe. Par bonheur, M. de Thuringe avait rencontré M. Legras-Ducos la veille de son départ. Le propriétaire du château de Quiévrain lui avait dit qu'il avait chez lui un de ses amis, M. Grégoire, et sa fille, mademoiselle Grégoire. Il espérait, avait-il ajouté, les garder pendant quelque temps, mais une nouvelle imprévue, apportée la veille par un courrier, le forçait de partir le lendemain avec ses hôtes. Tout commençait à s'éclaircir pour Jean-Nu-Pieds. Fernande était venue bien réellement au château de Quiévrain, et l'avait quitté. M. de Thuringe croyait que M. Legras-Ducos avait été dans une autre de ses terres, située au sud de Bordeaux, dans les Landes. Les trois gentilshommes remercièrent le baron de ses gracieux renseignements, et revinrent à Léry. La décision à prendre était facile. Jean-Nu-Pieds résolut de se diriger immédiatement sur Bordeaux. C'était un autre voyage de huit jours. M. de Kersaudiou, son petit-fils surtout, s'étaient pris pour le héros vendéen d'une rare affection. Jean avait tenu à ce que toute la famille sût qui il était. Ce n'était pas sous un pareil toit qu'une trahison était à craindre. Le soir, on le pria de parler à la jeune génération de cette guerre de géants qu'il venait de subir. Le marquis de Kardigân leur raconta, dans un langage simple et poétique, la légende de la Pénissière. Un frisson d'admiration fit courber toutes ces têtes, celle du vieillard, de l'aïeul, de l'ancêtre, comme celle de l'adolescence de quinze ans. Et ils avaient en face d'eux un de ces héros dont l'aventure les enthousiasmait. Ceux qui étaient élevés dans l'amour et le respect du Roi de France devaient apprendre de bonne heure comment on mourait pour lui. Guy de Kersaudiou, au moment où on allait se dire adieu--car Jean partait la nuit même--se présenta devant son ami, en costume de voyage comme le marquis. --Je vais avec vous, dit-il. --Avec moi? --Vous le voyez. --Oh! merci! merci de cette bonne pensée; mais je ne souffrirai pas que vous quittiez ainsi les vôtres. Non, mon ami, restez. Je serais égoïste si j'acceptais un pareil sacrifice. Non, je ne veux pas que vous m'accompagniez. Mais à tout ce que put lui dire M. de Kardigân, M. de Kersaudiou ne répliqua rien. Enfin, à une dernière insistance du marquis: --Mais, cher marquis, dit-il, tout ce que vous pourriez me répondre ne me sera de rien. A moins que vous ne m'assuriez que ma présence vous importune, je pars avec vous. Il peut survenir, obligé que vous êtes de vous cacher, telle circonstance qui vous force à avoir besoin du dévouement immédiat d'un ami. Je ne me pardonnerais point de n'avoir pas été là pour vous aider. Il n'y avait rien à répliquer. La chaise de poste, qui avait amené Jean, l'emmena avec son nouvel ami. M. de Kardigân ne devait pas tarder à s'apercevoir que la résolution du gentilhomme bourguignon était dictée par la prudence. En arrivant à Dijon, les deux voyageurs s'étaient rendus à l'hôtel de la _Cloche_. Le lendemain, à leur réveil, au moment où ils allaient repartir, Jean-Nu-Pieds eut l'idée d'ouvrir un journal jeté sur une table dans le salon de l'hôtel. Il portait la date de la veille. Aux dernières nouvelles, le marquis de Kardigân lut cette dépêche par courrier invraisemblable: «Nantes, minuit. Le célèbre chef vendéen, marquis de Kardigân, plus connu sous son nom de guerre de Jean-Nu-Pieds, a été arrêté hier et va passer devant la juridiction militaire.» Jean crut rêver. XXII CE QUI S'ÉTAIT PASSÉ Le premier sentiment de l'honorable M. Jumelle, en apprenant que Jean-Nu-Pieds s'était échappé, avait été la colère. Il commença par corriger à coups de pied le malheureux la Licorne. Bien qu'homme libre, le mouchard ne trouva rien à redire à cette façon de prouver son mécontentement. Aujourd'hui la Licorne serait électeur: ô progrès des temps! Mais, passons. M. Jumelle était trop intelligent pour ne pas comprendre que cela avançait fort peu ses affaires. Le marquis de Kardigân ne reviendrait pas se mettre benoîtement entre ses mains, parce qu'il criblait de coups de pied un agent maladroit. Il fallait aviser promptement. De deux choses l'une: ou Jean-Nu-Pieds avait quitté la Bretagne pour aller délivrer Fernande, ou il s'était réfugié dans une de ces retraites inaccessibles qui servaient de campement aux Vendéens vaincus. Dans les deux cas, il était difficile, sinon impossible, de le reprendre. Dans l'hypothèse d'une fuite, M. Jumelle se décida à expédier un courrier séance tenante à M. Grégoire, afin de l'avertir que le lion était déchaîné. Nous avons vu que le courrier était arrivé à temps, puisque Fernande n'était plus au château de Quiévrain, quand Jean-Nu-Pieds s'y présenta. Sur ces entrefaites, éclatèrent les terribles journées révolutionnaires qui mirent une fois de plus le trône de Louis-Philippe à deux doigts de l'écroulement. Le sous-chef de la police politique fut rappelé en toute hâte à Paris. L'agent supérieur de la rue de Jérusalem, qui le remplaçait, ne connaissait que de nom les acteurs du grand drame vendéen. Le marquis de Kardigân, le baron de Charette, le marquis de Coislin, tels étaient les trois chefs redoutés auxquels la police devait faire la chasse la plus active. Or, le jour même du départ de M. Jumelle, Philippe de Kardigân et Jérôme Hébrard entraient à Nantes, ignorant ce qu'était devenue Fernande, et ayant vainement partout cherché ses traces. Ils croyaient, de même, que Jean-Nu-Pieds tenait encore la campagne; mais ils ne devaient pas tarder à être cruellement détrompés. Comme ils passaient dans une rue peu fréquentée de la ville, ils virent à quelques pas devant eux un homme de haute taille, mais qui marchait courbé, comme sous une peine profonde. --Nous ne sommes pas les seuls à souffrir, pensa Robert Français. Est-ce qu'en effet Dieu ne nous a pas donné la souffrance en cette vie, pour mériter le bonheur dans une autre? Les deux jeunes gens allaient continuer leur chemin sans faire plus attention à cet homme, quand celui-ci se retourna, les regarda un instant et laissa échapper un geste de surprise. Robert Français le reconnut aussitôt. C'était Aubin Ploguen. Le fidèle serviteur de Kardigân vint droit à celui qui ne portait plus le nom des Kardigân. --Savez-vous où il est? demanda-t-il d'une voix brisée. --Qui? --Monsieur le marquis. --Mon frère! Qu'est-il arrivé? Aubin Ploguen leur raconta que Jean-Nu-Pieds avait été fait prisonnier, ainsi que Henry de Puiseux; que ce dernier avait été transféré à la prison de Nantes, mais que le marquis n'avait point reparu. Fallait-il donc croire qu'il avait été fusillé, c'est-à-dire assassiné obscurément, la nuit, entre les quatre murs d'un cachot? Robert Français se sentit en proie à un désespoir sans bornes; mais le sang fier de sa famille coulait dans ses veines. --Ah! malheur à eux, s'écria-t-il, s'ils ont osé toucher au dernier des Kardigân! malheur à eux! C'était beau d'entendre ainsi parler l'aîné d'une famille, quand il en avait été chassé comme indigne! Quand, obéissant par delà le tombeau à son père mort, il appelait lui-même le dernier des Kardigân, celui qui sortait avec lui-même de la souche commune! --Écoute, Aubin, reprit-il, nous sommes trois, et trois hommes résolus, décidés tels que nous, peuvent tout et feront tout! Tu vas nous conduire à cette maison dont on avait fait une souricière et où il a été arrêté. Mais les trois amis ne devaient même pas être obligés d'aller jusqu'au bout. Comme ils tournaient l'angle de la rue Jean-Jacques-Rousseau, Jérôme Hébrard, serrant doucement le bras de Robert Français, montra à son compagnon un groupe d'individus qui, assis en dehors d'un café, causaient bruyamment en fumant et en buvant. Parmi ces individus se trouvait une de nos anciennes connaissances, Trébuchet. Si le lecteur se rappelle la soirée où l'agent de police jeta si prestement Jérôme Hébrard à l'eau, il doit comprendre que l'ouvrier devait conserver fort mauvais souvenir du camarade de la Licorne. Heureusement Trébuchet ne vit point les deux jeunes gens. Ceux-ci purent tourner l'angle de la rue et se cacher derrière une maison, sans perdre de vue le café. --Aubin, dit Robert Français, tu vois cet homme qui est là, derrière cette colonne? Il ne te connaît pas. Tu vas donc le suivre jusqu'à la nuit. Dès qu'il sera entré dans une maison, tu viendras nous prévenir. Jérôme et moi serons à l'hôtel d'Angleterre. Le chouan fit signe qu'il avait compris. Il avait vieilli de dix ans, depuis que son bien-aimé maître avait disparu. On eût dit qu'il ne voulait plus parler. Jérôme et Robert s'éloignèrent. Aubin Ploguen resta, se promenant sur la place de long en large, et les yeux fixés sur le mouchard. Celui-ci semblait fort peu pressé, se levait, chantait, riait et fumait avec un entrain particulier. Sans doute le gouvernement avait récompensé richement les policiers, afin que leur zèle ne se ralentît pas. Pendant une heure, Trébuchet ne quitta pas le café. Quand il se décida à s'en aller, Aubin Ploguen marchait tranquillement à quelques pas derrière lui. Le policier traversa une partie de la ville et entra dans la maison de la rue Montdésir, qu'avait louée autrefois M. Grégoire; puis il revint sur ses pas et se dirigea vers la rue Vieille. Il sonna au numéro 9. On se rappelle que c'était précisément la maison qui avait servi de souricière à M. Jumelle, et qu'Aubin Ploguen la connaissait, puisqu'après avoir suivi son maître jusque-là, il était revenu avertir M. de Charette de ce qui se passait. Le chouan eut l'idée de prévenir aussitôt ses amis. Il avisa un commissionnaire qui attendait des clients, assis sur une borne. Courant à lui, il lui mit dans la main une pièce de vingt sous, et lui ordonna d'aller dire à M. Jérôme Hébrard, à l'hôtel d'Angleterre, que son cousin l'attendait rue Vieille. Pendant une demi-heure, Aubin Ploguen resta immobile, ayant l'air de se chauffer au soleil et les yeux fixés sur le numéro 9. Enfin Jérôme Hébrard arriva. Le jeune ouvrier avait laissé Robert Français à l'entrée de la rue. De cette façon, Aubin étant à l'autre extrémité, personne n'y passerait sans qu'ils pussent surveiller. Il pouvait être environ trois heures du soir. Les trois amis attendirent jusqu'à six heures. Trébuchet ne reparut pas. Cette longue station devenait inquiétante. Ils ne savaient trop que croire, les uns et les autres, quand Aubin eut enfin une idée pratique: --La maison a une issue par derrière, dit-il. On voit que le fils de Cibot Ploguen ne se trompait pas, puisque c'était par cette seconde issue que M. Jumelle avait fait partir Jean-Nu-Pieds. Jérôme et Robert étaient entrés dans une boutique de marchand de vins, d'où il était possible de surveiller toute la rue. Ils y gagnaient de ne pas être remarqués. Aubin les y laissa et fit le tour du pâté de maisons. Il ne tarda pas à revenir, en disant qu'en effet la maison avait un jardin fermé par un mur assez haut, mais qu'une petite porte s'ouvrait dans ce mur, donnant passage sur une route extérieure qui était déjà presque la campagne. Sept heures du soir venaient de sonner. Robert comprit qu'une plus longue station dans la rue Vieille serait inutile. Étant données les traditions de la police, les mouchards qui avaient affaire dans la maison devaient entrer par la rue et sortir par le jardin. En tous cas, mieux valait surveiller l'issue cachée que l'issue apparente. Ils partirent l'un après l'autre et tournèrent successivement le pâté de maisons. Ce jour-là était un lundi. Le lendemain du dimanche est généralement fêté par les ouvriers paresseux. On ne devait donc pas trop s'étonner de voir ces trois hommes, couchés dans les herbes, dans les poses les plus abandonnées et simulant un profond sommeil. Huit heures, puis neuf heures du soir sonnèrent au loin. Il faisait encore jour, ce jour crépusculaire qui ressemble à un dernier combat entre l'ombre et le soleil, son éternel ennemi. Heureusement que personne ne parut, car les trois amis n'auraient pu profiter de l'obscurité avec cette demi-clarté douteuse. Un peu après dix heures, ils entendirent crier le sable du jardin. Un silence profond régnait autour d'eux, leur permettant de distinguer tous les bruits qui se produisaient: à peine, de temps en temps, le gémissement plaintif d'une chouette passait-il à travers les branches des hauts peupliers. La petite porte creusée dans le mur s'ouvrit, et la silhouette d'un homme se dessina sur les pierres. Pas un d'eux ne bougea. Il fallait laisser à cet homme le temps de s'engager dans la campagne. Dès qu'il eut fait vingt pas, Aubin se leva silencieusement. Ses deux compagnons l'imitèrent. Trébuchet,--car c'était lui,--continua d'avancer avec insouciance, ne se doutant guère de la redoutable escorte que lui donnait sa mauvaise étoile. XXIII LES SOUFFRANCES DE TRÉBUCHET Malheureusement pour lui, Trébuchet ne tarda pas à être plus clairvoyant. Le pied de Jérôme Hébrard heurta une pierre; Trébuchet se retourna avec inquiétude. Aussitôt Aubin Ploguen laissa tomber sa puissante main sur l'épaule du mouchard et le terrassa. La surprise de Trébuchet ne laissait pas d'être amplement désagréable. Elle devint bien plus désagréable encore, quand les trois hommes s'étant réunis autour de lui, il reconnut parmi eux Jérôme Hébrard, auquel il avait fait prendre un bain dans la Loire. Si Trébuchet avait eu plus de sang-froid, il aurait pu crier et appeler au secours; mais, comme il n'en fit rien au premier moment, au second, cela lui devint impossible, attendu que, sur un signe de Robert Français, Aubin Ploguen l'avait déjà garrotté et bâillonné. Le robuste chouan chargea l'agent de police sur ses épaules, comme il aurait fait d'un paquet de linge, et ils s'enfoncèrent dans la campagne. Ils n'avaient pas échangé une seule parole, mais ils se comprenaient. Au premier bouquet de bois qu'ils rencontrèrent sur leur route, ils y entrèrent, et se mirent en devoir de délier le prisonnier. Trébuchet roulait ses gros yeux abêtis par l'épouvante, et semblait en proie à une terreur d'autant plus grande, qu'il ignorait encore ce qu'on voulait faire de lui. Depuis un instant, Aubin Ploguen roulait un projet dans sa tête carrée. Il ne lui suffisait plus d'apprendre où était son maître, il voulait, en cas qu'il fût en danger, l'arracher à ce danger. Aussi, comme Robert Français mettait le doigt sur sa bouche pour commencer l'interrogatoire du mouchard, le chouan lui fit signe de ne point parler encore. --Écoute, dit Aubin à Trébuchet en regardant le misérable bien en face, tu es un coquin, donc tu dois avoir peur de la mort... Le raisonnement de Ploguen était juste, car à ce mot de «mort,» Trébuchet fit une grimace significative. --Eh bien, continua le Vendéen, je te jure... (et il est bon que tu saches que je n'ai jamais manqué à mon serment), je te jure que si tu n'obéis pas exactement à ce que je te commanderai, je te brûle la cervelle comme à un lièvre! En parlant ainsi, Aubin appliquait la gueule d'un pistolet sur la tempe de Trébuchet, qui tomba à genoux. --Grâce! grâce! hurla-t-il. --C'est à toi à te la refuser ou à te l'accorder. Réponds à mes questions et obéis à mes ordres, c'est le seul moyen que tu aies de sauver ta peau, à laquelle tu me parais tenir beaucoup. --Parlez... --Qui demeure dans la maison d'où tu viens? --Le sous-chef-adjoint de la police politique. --Comment s'appelle-t-il? --M. Dervioud. (C'était vrai, car nous savons déjà que M. Jumelle avait dû quitter Nantes depuis deux jours, rappelé à Paris par le préfet de police.) --Avez-vous des prisonniers? --Oui. --Combien? --Deux. --Leurs noms. --L'un, jeune, qu'on appelle M. de Puiseux; l'autre est le propriétaire de la maison, M. de Révilly. Les trois hommes échangèrent un regard en frissonnant. Pour qu'on ne nommât pas Jean-Nu-Pieds, il fallait que le marquis de Kardigân eût été transféré ailleurs ou passé par les armes. --Il faut que tu nous introduises dans la maison. --Bien. --Cette nuit, le peux-tu? --J'essayerai. --Tu n'as pas à essayer; rien ne t'est plus facile; on ne se méfie pas de toi, et on ne nous sait pas si près. N'oublie pas qu'à la moindre trahison de ta part... Le geste d'Aubin Ploguen pouvait se passer de commentaires. Trébuchet claquait des dents. --Y a-t-il des soldats dans la maison? --Non. --Et des agents de police? --Oui, il y en a quatre. --Bien. Tu nous conduiras à l'endroit où ils sont. Comme ils restent évidemment dans la maison pour être toujours aux ordres de leur chef, ils doivent se tenir dans la même chambre ainsi que les soldats d'un corps de garde. --En effet. --Ensuite, tu nous indiqueras dans quelle partie de l'habitation sont enfermés M. de Révilly et M. de Puiseux. Ce pauvre gredin de Trébuchet était absolument navré. Il grelottait de ses quatre membres. --Mais... si... je fais tout cela... les autres me tueront. --Quels autres? --Mes camarades. --Ah! c'est possible. Mais si tu ne le fais pas, tu seras tué par nous. Réfléchis. La réflexion ne pouvait pas avoir un effet douteux. La mort était problématique d'un côté; de l'autre, elle était certaine. Trébuchet n'avait pas à hésiter, et comme il était fort intelligent, il n'hésita pas. --Je vous conduirai, balbutia-t-il, et je ferai tout ce que vous voulez; mais vous me rendrez à la liberté après? --Oui. --Surtout, promettez-moi que vous ne direz jamais que je vous ai servi de guide cette nuit? --Je te le promets. --Allons... puisque vous le voulez. Pour plus de sûreté, on remit dans la bouche du mouchard le linge qui lui avait servi de bâillon; puis, Jérôme Hébrard le prit par un bras, Robert Français par l'autre, et tous les trois, précédés d'Aubin Ploguen, revinrent dans la direction de la maison de la rue Vieille. Vue du dehors, on aurait cru qu'aucun changement ne s'était produit à l'intérieur. Elle avait toujours cette même apparence calme. Trébuchet s'avança vers la petite porte, et, tirant une clef de sa poche, l'ouvrit. Ils entrèrent dans le jardin, en ayant soin de marcher lentement sur les bandes de gazon qui servaient de bordure aux parterres, afin de ne pas faire crier le sable sous leurs pas. Les lumières brillaient derrière les vitres. On distinguait des corps qui passaient et repassaient. --Où est la prison? demanda tout bas Aubin Ploguen à Trébuchet. De son doigt, celui-ci indiqua la cour. --Fais-nous entrer dans la maison. Au moment où les trois amis allaient exécuter leur dessein, un bruit de pas résonna dans la chambre qui donnait sur le jardin; puis la fenêtre s'entre-bâilla. À la lueur des lampes, ils distinguèrent quatre ou cinq hommes assis à des tables et écrivant. L'homme qui venait d'entrer dans la pièce, apparemment M. Dervioud, le sous-chef-adjoint de la police politique, s'adressa à l'un des rédacteurs: --Le rapport est-il fait? --Oui, monsieur. Les trois amis s'étaient jetés derrière un taillis: on ne pouvait les voir. Bien leur en avait pris, d'ailleurs, car M. Dervioud jetait de fréquents regards dans le jardin. Enfin il se retira; mais au moment de laisser ses agents à leurs travaux, il ajouta: --Hâtons-nous. Il faut que ce marquis de Kardigân soit arrêté demain. Le sentiment qui agita l'âme des trois amis fut double: joyeux, puisque Jean-Nu-Pieds était libre; inquiet, puisque la même phrase qui leur annonçait cette nouvelle signifiait aussi qu'il était menacé. M. Dervioud était déjà sorti, mais il rentra et dit: --Dès que Trébuchet sera de retour du télégraphe, vous me l'enverrez. Cette recommandation du sous-chef adjoint à notre vieille connaissance M. Jumelle, ne fut pas perdue pour ses employés qui travaillaient dans la chambre, mais elle le fut encore moins pour Aubin Ploguen. Avec sa franche logique, le chouan se disait que Trébuchet, s'il allait au télégraphe, avait dû y porter quelque chose. Ce quelque chose, il voulait l'avoir. Il chargea de nouveau le mouchard sur ses épaules, et faisant signe à Robert Français et à Jérôme Hébrard de rester où ils étaient, il porta Trébuchet au fond du jardin. --Donne-moi la dépêche, dit-il. Trébuchet ne se fit pas prier. Il tira de sa poche le papier, et le tendit au chouan. Celui-ci le déplia et lut. Aussitôt une vive crainte se peignit sur ses traits. La dépêche était rédigée en chiffres. Mais il se dit que Trébuchet connaissait cela. Malheureusement le mouchard l'ignorait. Aubin Ploguen n'avait pas à douter. Trébuchet en était arrivé à un état de terreur tel qu'il eût raconté ses moindres pensées au terrible Vendéen, pour peu que celui-ci en eût manifesté le désir. Le problème existait toujours, néanmoins. Le papier fut mis sous les yeux de Robert Français et de Jérôme Hébrard. Mais ni l'un ni l'autre ne purent le résoudre. Et pourtant ils avaient l'intuition que cette dépêche concernait Jean-Nu-Pieds, et qu'en la lisant ils sauveraient d'un grand péril celui qui leur était si cher. XXIV LE DÉVOUEMENT Ils en étaient à ces hésitations mêlées de craintes, lorsque ce bruit sec et bruyant que font des crosses de fusil sur les pierres d'un chemin retentit au dehors, sur la route. Était-ce un danger qui les menaçait de ce côté-là? Aubin Ploguen n'hésita pas un instant. Il fallait, avant tout, mettre en sûreté leur prisonnier, et empêcher qu'on ne pût le leur reprendre. Mais il était important que l'un d'eux restât dans le jardin pour surveiller ce qui se passerait. Robert Français déclara que ce serait lui. En vain Jérôme Hébrard voulut s'y opposer; en vain Aubin Ploguen tenta de prouver au frère de son maître que ce n'était pas à lui qu'incombait ce devoir, le jeune homme demeura inébranlable. L'ouvrier et le paysan furent obligés de céder. Ils s'éloignèrent, laissant seul Philippe de Kardigân. Cependant, les soldats, dont l'arrivée avait été annoncée par le bruit des crosses de fusil sur les pierres, ouvraient la petite porte du jardin et entraient l'un après l'autre. Aubin Ploguen et Jérôme durent se jeter dans les taillis du fond, comme Robert Français s'était jeté dans les taillis placés sur le devant. Ils purent compter ainsi les soldats. Ils étaient au nombre de vingt. Un factionnaire fut placé à la porte, le lieutenant qui commandait cette demi-section entra dans la maison et se dirigea vers le cabinet du sous-chef-adjoint. Robert Français n'était pas inquiet pour son ami, bien que la porte fût gardée. Il savait qu'Aubin Ploguen trouverait toujours le moyen, non-seulement de s'évader en ayant Trébuchet sur son dos, mais encore de faire évader Jérôme. En effet, le bruit sourd de deux chutes simultanées retentit. Le factionnaire n'entendit rien ou, s'il entendit, n'attacha aucune importance à ce bruit. Le jeune homme se tenait à plat ventre au milieu des branches d'arbustes assez épaisses. En plein jour, on aurait eu peine à l'apercevoir, à plus forte raison au milieu de la nuit. Il n'y avait pas dix minutes que l'ouvrier et le paysan avaient pris la fuite, quand le lieutenant et M. Dervioud parurent sur le perron. Ils causaient à voix haute. Le sous-chef-adjoint de la police politique avait l'air assez inquiet. Le hasard voulut qu'ils vinssent se mettre à quelques pas de Robert Français. Il entendit une partie des paroles qu'ils échangeaient ainsi: --Cet homme n'a point reparu? --Non, répliqua M. Dervioud. --Depuis combien de temps est-il parti? --Depuis deux heures. La dépêche était importante. Le télégraphe, par cette nuit claire et sans brouillard, aurait pu la transmettre à Paris en trois heures; trois heures de Paris à Dijon également, et M. de Kardigân aurait pu être arrêté[11]. --Comment avez-vous pu savoir qu'il était à Dijon? --C'est mon prédécesseur, M. Jumelle, qui nous a prévenus. --Ne peut-il s'être trompé? --C'est impossible. Cet homme est d'une finesse et d'une lucidité incomparables. --Pourquoi M. de Kardigân, pouvant s'enfuir à l'étranger, resterait-il en France? --J'ai fait cette objection à M. Jumelle, qui m'a répondu que M. de Kardigân avait une mission sacrée à ses yeux, et que, pour la remplir, il risquerait sa vie. Le lieutenant et M. Dervioud s'éloignèrent dans le fond du jardin, en se promenant lentement. Ils parlaient si haut que le bruit de leurs paroles venait distinctement jusqu'à Robert Français, mais il ne pouvait plus entendre ce qu'ils disaient. Le coeur du jeune homme était serré. Ainsi, il ne s'était pas trompé, en ayant le pressentiment que la dépêche chiffrée concernait son frère. Mais il ne songeait pas à s'applaudir de sa découverte. Il ressortait clairement des lambeaux de conversation entendus, que M. Dervioud savait à quoi s'en tenir sur la disparition de la dépêche. Sans doute, le sous-chef-adjoint de la police politique avait envoyé un de ses agents au bureau télégraphique, et là, on lui avait évidemment répondu qu'on n'avait vu personne. M. Dervioud avait dû expédier une autre dépêche: la seule chose qu'eût gagnée Jean-Nu-Pieds, c'était un retard de deux heures. Mais la dépêche n'en arriverait pas moins le lendemain matin à Dijon, et le marquis de Kardigân serait arrêté, si, ainsi que l'avait assuré M. Jumelle, il se trouvait dans cette ville. Quant à cette mission sacrée dont parlait M. Dervioud, Robert Français la connaissait. Jean-Nu-Pieds, plus heureux que lui et que Jérôme Hébrard, avait découvert les traces de Fernande. Le lieutenant et son compagnon revenaient, continuant leur promenade. Robert tendit l'oreille afin de surprendre ce qui se dirait, mais il n'entendit que ces deux phrases insignifiantes: --Êtes-vous sûr de cet homme? --On est toujours sûr de ces gens-là. C'est un ancien voleur. Sans la police qui s'en sert, il serait depuis longtemps au bagne. Évidemment ces paroles s'adressaient à Trébuchet. Au retour, M. Dervioud et le lieutenant se séparèrent. Celui-ci commanda à ses hommes de rompre les faisceaux qu'ils avaient formés à leur arrivée dans le jardin, et de se mettre en rang. Celui-ci était rentré dans la maison. Jusque-là, Robert Français n'avait pas songé à se demander pourquoi les soldats étaient venus, mais il n'allait pas tarder à en avoir l'explication. Dix minutes se passèrent encore. Puis un homme d'une cinquantaine d'années parut sur le perron, entouré d'agents de police. C'était M. de Révilly. On lui fit prendre place au milieu des soldats. Il fut presque immédiatement suivi par Henry de Puiseux. Notre héros était un peu changé: la réclusion l'avait pâli. Un cercle noir bistrait le contour de ses yeux. Mais il avait conservé son attitude insouciante et tranquille. Henry de Puiseux roulait une cigarette au moment où il arrivait sur le perron. Avec autant de calme que s'il eût été dans un salon, il s'avança vers le lieutenant qui fumait un cigare. --Pardon, monsieur, lui dit-il, auriez-vous l'obligeance de me donner un peu de feu, en attendant que vous le commandiez contre moi? Henry et M. de Révilly croyaient en effet qu'on les transférait dans une autre prison, afin de les passer par les armes. Le lieutenant souleva poliment son képi, et tendit son cigare à son prisonnier. Henry de Puiseux remercia, et alla se mettre à côté de M. de Révilly. Quelques instants après, le lieutenant remettait un reçu à M. Dervioud, et commandait le départ. Les soldats disparurent les uns après les autres. Robert Français se glissa de taillis en taillis jusqu'à la porte du jardin. Puis, comme il n'avait pas la clef, qu'Aubin Ploguen avait gardée, il se hissa sur le mur, ainsi qu'avaient fait ses amis, et sauta au dehors. À trente mètres de lui, il aperçut la petite troupe qui marchait. Alors il se décida à la suivre, se disant, non sans raison, qu'il pourrait peut-être se rendre utile aux prisonniers. Qu'on ne s'étonne pas de voir un républicain s'intéresser à des chouans. Quelle que fût sa tendresse pour son frère, Robert Français serait mort avant de lever le doigt pour aider au retour d'un régime politique qu'il détestait. Mais il pouvait tenter de les délivrer sans aller contra sa conscience. Républicains et légitimistes étaient les grands ennemis du trône de Louis-Philippe. Une distance de vingt minutes séparait la route, où ils marchaient en ce moment, de l'intérieur de la ville. Robert Français continuait à suivre les soldats à une certaine distance, quand il entendit une double détonation de pistolet sur le côté, puis des cris et des pas précipités. Tout à coup un homme passa en courant, poursuivi par deux autres. C'étaient Trébuchet et Aubin avec Jérôme. Le mouchard avait pu s'échapper, et ses gardiens voulaient le reprendre. Robert Français comprit aussitôt le danger de la situation. Ses deux amis, ignorant la présence des soldats, allaient tomber entre leurs mains. Déjà le lieutenant, justement inquiet, faisait faire volte face à ses hommes et leur ordonnait de se tenir, l'arme chargée, prêts à repousser toute attaque. Robert n'écouta que son dévouement. Il cria: --Alerte! alerte! Jérôme et Aubin s'arrêtèrent court; mais avant que le frère de Jean eût pu prendre la fuite, quatre soldats l'entourèrent. --C'est un de ceux qui m'ont arrêté, s'écria Trébuchet. --En route! ordonna le lieutenant. La petite troupe reprit la direction de la ville, entraînant Robert Français. Grâce à lui, les deux amis étaient libres. Qu'importait qu'il fût prisonnier, si eux étaient sauvés! À peine arrivé en ville, l'officier qui commandait le détachement alla rendre compte à son colonel de ce qui lui arrivait. Le colonel ordonna que M. de Révilly et Henry de Puiseux fussent transférés immédiatement dans la prison de la cité. Quant à Robert Français, comme on ne savait ni son nom, ni l'intention qu'il avait eue en arrêtant un des agents de la police, le colonel ordonna qu'on le fît comparaître devant lui. Le jeune homme fut amené en face de l'officier supérieur. --Comment vous appelez-vous, monsieur? dit celui-ci. Robert pensa à son frère, sur les traces duquel on était. Il se dit que Jean-Nu-Pieds avait besoin de sa liberté, sans se dire aussi qu'en prenant sa place il se condamnait lui-même à mort. --Je suis le marquis de Kardigân! répliqua-t-il d'une voix ferme. Pourquoi aurait-on douté? Il était impossible d'admettre qu'un autre que Jean-Nu-Pieds se livrât sous son nom. Les passions surexcitées par la guerre désespérée et héroïque qu'avaient faite les Vendéens, faisaient trop prévoir, hélas! quelle serait l'issue d'un procès, intenté surtout devant un conseil de guerre. Le colonel s'inclina devant Robert Français. Pour un officier, un ennemi prisonnier n'est plus un ennemi. Puis la légende de la Pénissière avait mis une auréole de gloire autour du front de Jean-Nu-Pieds. --Monsieur le marquis, dit le colonel, croyez que mon devoir m'est pénible à remplir. J'aurais préféré avoir l'honneur de vous connaître plus tard, lorsque les passions qui nous séparent auront été calmées. Je dois prévenir mon supérieur, M. le général Dermoncourt, qui devra lui-même se mettre aux ordres de M. le comte d'Erlon, commandant en chef de la division militaire. Mais en dehors de ce que ma conscience m'oblige à faire, je suis tout prêt, monsieur le marquis, à accomplir tout ce qui sera en mon pouvoir pour adoucir votre position. Ces dignes et loyales paroles émurent le jeune homme, bien qu'il ne pût en être étonné. Il savait que, dans notre armée française, les grands coeurs ne sont pas rares. --Je vous remercie, colonel, et soyez assuré que votre courtoisie me laisse une grande gratitude pour vous. Je n'ai qu'une chose à vous demander; j'espère que vous voudrez bien ne pas me la refuser. L'un de mes meilleurs amis, mon plus cher compagnon d'armes, M. Henry de Puiseux, est captif comme moi. Je désirerais que nous eussions une prison commune. --C'est difficile. --C'est-à-dire impossible? --Non. Je peux prendre sur moi, pour l'instant, de vous accorder cette faveur,--car c'en est une; mais demain, il faudra que M. le comte d'Erlon statue en dernier ressort. Je me plais à croire que, par exception, il accèdera à votre désir. --Encore une fois, merci, colonel! --Ne me remerciez pas, monsieur le marquis. En des temps comme ceux où nous vivons, la guerre a des hasards inévitables et des fatalités imprévues. Peut-être aurez-vous un jour à me rendre ce que je suis heureux de faire aujourd'hui pour vous. Robert Français salua l'officier supérieur, et suivit la petite escorte qui l'attendait pour le conduire en prison. Le lecteur devine pourquoi le jeune homme voulait être réuni à Henry de Puiseux. Il craignait qu'une parole du chouan ne trahît son sacrifice, et par cela même ne le rendît inutile. Henry était déjà couché. A peine arrivé dans sa cellule, il s'était déshabillé et jeté sur la maigre couchette que donnait à ses pensionnaires forcés la générosité du gouvernement. Ce ne fut pas sans une profonde surprise que le jeune Vendéen apprit qu'on allait lui amener comme compagnon le marquis de Kardigân. Le geôlier lui avait fait part de cette nouvelle en garnissant d'une seconde couchette le fond de la cellule. Celle-ci était fort petite, mais il serait toujours temps d'en préparer une plus grande le lendemain, si le général d'Erlon consentait à ce que la faveur temporelle du colonel devînt définitive. --Mais c'est impossible! s'écria Henry; M. de Kardigân n'est pas prisonnier. --Vous le saviez bien, pourtant! dit le geôlier en clignant de l'oeil d'un air malin. On nous permettra de formuler ici une remarque philosophique que nous croyons assez profonde. Il y a deux espèces de geôliers: le geôlier rébarbatif et le geôlier malin. La première espèce tend à disparaître, et ne se retrouve plus guère que dans les romans noirs. La seconde se vulgarise de plus en plus. Celui-ci appartenait à la classe des geôliers plaisants. --Comment, je le sais bien! riposta Henry de plus en plus confondu. --Certainement. --Pardon, mon ami; je vous serai très-obligé de vous expliquer. --Sont-ils rusés ces _brigands_[12]! murmura le geôlier en continuant d'arranger la couchette. --Pourquoi voulez-vous que je le sache? --Parce que vous le savez. --Mais encore? --Tiens, puisqu'il a été arrêté presque avec vous. Et le geôlier ajouta, non sans un secret contentement: --Sont-ils rusés, ces brigands! S'il n'avait pas tenu à répéter cette phrase favorite, preuve à ses yeux qu'il était doué d'une perspicacité supérieure, il aurait vu Henry à demi soulevé sur sa couchette, cherchant, par une puissante concentration d'esprit, à résoudre le problème insoluble qui s'offrait à lui. --Enfin, je verrai bien, pensa-t-il. Évidemment, si quelqu'un se faisait passer pour Jean-Nu-Pieds, ce ne pouvait être que par dévouement. Quand Robert Français entra dans la cellule, le quinquet fumeux qui l'éclairait faiblement empêchait de distinguer les visages. Le jeune homme eut le temps de courir à Henry et de l'embrasser en lui disant tout bas: --Je suis le frère de Jean; dites comme moi. --Ah! que je suis heureux de te voir! s'écria tout haut de Puiseux en serrant son prétendu ami sur son coeur. Le geôlier, qui contemplait cette scène attendrissante en se frottant les mains d'un air satisfait, balbutia: --Je _savais_ bien qu'il le _savait_! Mais ces brigands... tous rusés! Quand les deux jeunes gens furent seuls, Robert Français commença par raconter à Henry tout ce que nous savons; par suite de quelles circonstances il avait découvert où était le marquis de Kardigân. Il connaissait l'intimité des deux amis, et il était bien sûr de ne pas commettre d'indiscrétion en prononçant devant Henry le nom de Fernande. Ce nom amenait encore une contraction douloureuse sur le visage de Robert. Il l'aimait toujours! car s'il était de ceux qui ne savent pas oublier, Fernande était de celles qui ne peuvent être oubliées. Henry connaissait cette dramatique et touchante histoire des deux frères qui s'étaient trouvés, l'épée à la main, en face l'un de l'autre. Il admira du fond du coeur ce dévouement si noble et accompli si simplement. Si deux frères avaient jamais dû être séparés, c'étaient bien ceux-là. Tout se dressait entre eux comme un obstacle infranchissable à leur tendresse: la volonté du père, qui était brisée, non par la leur, mais par la destinée; les opinions politiques qui faisaient de l'un un républicain, tandis que l'autre gardait entière et intacte la foi de ses ancêtres. Il fallait qu'il fût bien grand de coeur, cet aîné de la famille auquel on avait enlevé son droit d'aimer et son nom, pour aimer d'une si généreuse affection celui qu'on lui avait préféré! Henry de Puiseux se sentit pris d'une très-profonde sympathie pour cette vigoureuse et sincère nature. Il écarta avec soin de leurs conversations tout ce qui, de près ou de loin, pouvait rappeler qu'ils étaient d'opinions politiques si diverses. La nuit, Robert s'endormit d'un doux et calme sommeil, ce sommeil qui vient de la satisfaction du devoir accompli. Le lendemain matin, à dix heures, ils furent prévenus qu'on allait les transférer dans une cellule beaucoup plus grande, M. le comte d'Erlon ayant permis qu'ils fussent réunis. En même temps, on les avertissait que le capitaine-rapporteur, chargé d'instruire contre eux, allait se présenter dans l'après-midi. Ce capitaine-rapporteur a laissé un nom par suite de la constante modération et de la réelle éloquence qu'il déploya dans cette série de déplorables affaires qui furent la conséquence des événements de la Bretagne. Il s'appelait M. Fournier. M. Fournier crut devoir prévenir les jeunes gens que leur cas étant distinct de celui de M. de Révilly, qui lui au moins n'était pas coupable de révolte à main armée, leur procès serait distrait du sien; au reste, la place de Nantes avait reçu du maréchal Soult l'ordre d'en finir au plus vite avec les chouans prisonniers. Le conseil de guerre s'assemblerait très-probablement le lendemain et jugerait aussitôt. Il n'y avait pas, en effet, d'instruction à conduire. Henry de Puiseux avouait tout, et Robert ne niait rien. Ils reconnaissaient l'un et l'autre avoir porté les armes contre le gouvernement établi. Seulement, Robert Français, qui ne voulait pas mentir, se contentait d'approuver son compagnon. Il n'entrait dans aucun détail. M. Fournier quitta les deux amis, en leur disant que la première séance du conseil de guerre aurait lieu sans doute le lendemain. La journée s'écoula presque gaiement pour les prisonniers. Les idées tristes ne pouvaient avoir aucune prise sur ces âmes insouciantes, parce qu'elles étaient résolues. Quand, après une nuit de repos, le soleil du commencement d'août vint darder ses rayons enflammés sur les barreaux de la prison, tous les deux se souvinrent ensemble que c'était le jour où on allait les juger. En effet, M. Fournier revint. On mit les prisonniers entre une forte escouade de soldats, et ils furent dirigés vers l'enceinte du Palais de Justice de Nantes, où siégeait le conseil de guerre. Le conseil était présidé par le colonel F. Desroys, le même qui, l'avant-veille, avait tenu un langage si digne en parlant à Robert Français. Il était assisté par un lieutenant-colonel, un chef d'escadron, deux capitaines, un lieutenant et un sous-lieutenant. Les débats étant publics, les gradins étaient couverts de femmes élégantes et d'hommes qui les accompagnaient. Un murmure curieux s'éleva dans toute la salle quand les deux prisonniers entrèrent. XXV LE CONSEIL DE GUERRE Nous ne raconterons pas, question par question, la séance du conseil de guerre. Mais il importe que nos lecteurs sachent comment les Vendéens se comportaient devant leurs juges, après avoir vu comment ils se comportaient devant les soldats. Le colonel Desroys dirigea au reste les débats avec une impartialité remarquable. On pouvait même remarquer l'intérêt très-réel qu'il portait aux accusés, intérêt qu'il ne se donnait pas la peine de cacher. Le capitaine-rapporteur lut d'abord l'acte d'accusation. En voici les parties principales: Le sieur Henry de Puiseux est accusé: 1° D'avoir fomenté une rébellion contre les lois existantes; 2° D'avoir préparé une série de manoeuvres, ayant pour but de changer la forme du gouvernement; 3° D'avoir porté les armes contre les troupes régulières de Sa Majesté. Le sieur Jean de Kardigân est accusé des mêmes crimes; en plus, il est prévenu d'avoir exercé un commandement dans ladite rébellion... L'acte d'accusation était fort long. On y reconnaissait la main patiente d'un habile policier qui avait reconstruit le passé et donné à ce capitaine-rapporteur tous les renseignements nécessaires. Ainsi, il prenait Henry de Puiseux et Jean-Nu-Pieds à Paris, au bal de l'Opéra, les suivait rue du Petit-Pas, 3, et ne les quittait qu'à leur arrestation. Il mentionnait, contre le marquis de Kardigân, la capture violente d'un agent de la force publique, et achevait en requérant contre eux l'application sévère des peines prévues. Un silence morne avait accompagné la lecture de cet acte d'accusation. Bien qu'il y eût dans la salle une majorité anti-royaliste, les personnes qui s'y trouvaient ne pouvaient s'empêcher d'admirer les héros de Château-Thibaut, de Vieillevigne et de la Pénissière. Il est vrai que cette lecture ne constituait pas la partie la plus intéressante de la séance. Cette partie intéressante commencerait aux questions du président et aux réponses des accusés, en un mot, à l'interrogatoire. Le colonel Desroys s'adressa d'abord à Robert Français. D. Monsieur le marquis, avez-vous quelque chose à rectifier à la lecture qui vient d'être faite? R. Non, monsieur le président. D. Vous reconnaissez pour vrais les faits qui sont allégués? R. Oui. D. Sans exception? R. Oui. Robert Français avait fait ces trois réponses d'un ton calme, mais admirablement ferme. Le public était heureux: à la tournure que prenaient les choses, il en aurait évidemment pour sa peine. M, Desroys passa ensuite à Henry de Puiseux et lui adressa les mêmes questions, auxquelles le chouan répliqua par les mêmes réponses. Tout cela simplifiait de beaucoup le procès. Il était inutile de faire intervenir des témoins à charge, puisque les prévenus ne niaient rien de ce dont ils étaient accusés. Cependant, M. Dervioud, le collègue de M. Jumelle, aurait été désolé de ne pas jeter sur les héros vendéens un certain reflet odieux. Les ordres du ministre de la justice étaient formels. Quoi! les serviteurs du vrai Roi de France auraient une auréole au front? Non, voilà ce qu'on ne supporterait point. En conséquence, le capitaine-rapporteur ordonna la comparution d'un témoin à charge, un nommé Isidore Planchut. Un mouvement se fit dans l'auditoire. Isidore Planchut s'avança. A ne voir que son uniforme, on aurait cru qu'il était en effet ce qu'il paraissait être. Scribe aurait pu lui chanter: En vous voyant sous l'habit militaire, J'ai reconnu que vous étiez soldat! Le témoin portait l'uniforme et les galons de caporal de l'armée française. Il fit sa déposition en ces termes: --J'ai été fait prisonnier au combat de Vieillevigne. Monsieur commandait les brigands. (Il désigna Robert Français.) --Vous me reconnaissez? demanda celui-ci. --Je vous reconnais. Un amer sourire plissa les lèvres du jeune homme. Le témoin continua: --Il n'est sorte de mauvais traitements qu'on ne m'ait fait subir, à moi et aux camarades arrêtés avec moi. Le soir on nous battait à coups de crosse de fusil, et on nous refusa du pain. Pendant ce temps-là, les brigands faisaient ripaille avec des femmes, buvaient à même du vin dans des tonneaux. Comme un des nôtres se plaignait que nous n'avions pas à manger, ce monsieur (il désigna encore Robert Français) ordonna qu'on le mît contre un arbre, et il fut fusillé... Un murmure courut dans la salle. Robert Français se leva. Il était aussi tranquille qu'au commencement. Henry de Puiseux jouait négligemment avec sa chaîne de montre, et promenait son regard assuré sur l'assistance. Il semblait ne pas avoir entendu les horreurs qui se débitaient. --Monsieur le président, dit Robert, m'est-il permis d'adresser une question au témoin? --Parfaitement. --Monsieur, reprit le jeune homme en se tournant vers Isidore Planchut, c'est sous serment que vous portez un pareil témoignage? Le témoin ne se déconcerta pas. --Oui. --Sous serment, c'est-à-dire que vous avez juré sur le Christ de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité? --Oui. --Voilà tout ce que je voulais savoir. Robert Français se rassit. Isidore Planchut acheva sa déposition en noircissant encore le tableau déjà esquissé en quelques lignes. Il accusa les Vendéens, et surtout le marquis de Kardigân, d'avoir commis toutes les atrocités possibles. A l'en croire, après Vieillevigne, ledit marquis de Kardigân, aidé de son lieutenant M. de Puiseux, avait fait fusiller onze prisonniers dont les corps furent ensuite livrés à des outrages sans nom. Les royalistes qui étaient dans la salle, révoltés de ces infâmes mensonges, voulurent protester, mais leurs voix furent étouffées par les murmures d'horreur de la plupart. Les foules sont essentiellement mobiles. Ceux qui étaient venus au conseil de guerre avec l'intention d'être impartiaux, devaient croire à la véracité d'une accusation portée si hautement et avec tant d'assurance par un soldat, en plein conseil, en face d'un tribunal composé d'officiers loyaux. Est-ce que le crucifix sur lequel Jésus saigne éternellement ne pendait pas au fond de ce prétoire? Est-ce que ce témoin ne portait pas l'uniforme de l'armée française? Est-ce qu'il n'avait pas pris la parole en jurant devant Dieu qu'il dirait la vérité, rien que la vérité, toute la vérité? Le colonel Desroys imposa énergiquement silence aux manifestations de la foule, quel que fût le sens dans lequel elles se produisissent. Mais il ne put empêcher les têtes de se presser avidement pour voir quelle contenance gardaient les prisonniers. On devait les croire écrasés sous cette accusation formidable. --Qu'avez-vous à répondre, monsieur de Kardigân? dit le colonel à Robert. --Rien, monsieur le président, car se défendre d'avoir commis de tels actes, c'est avouer qu'on pourrait les commettre! Il serait difficile de rendre l'effet que produisit cette phrase si simple et si digne. Les ennemis quand même y voulurent voir une preuve de plus du système adopté par les prévenus. Ils renonçaient à se défendre, selon eux, et ne voulaient rien dire, comme s'ils se fussent considérés au-dessus de toute accusation. --Et vous, M. de Puiseux? répéta le colonel. --Oh! moi, monsieur le président, je ne suis pas si endurci dans le crime que mon ami, M. de Kardigân, répliqua Henry avec insouciance, et je vais tout avouer. Ce n'est pas onze prisonniers que nous avons fait fusiller, c'est cinq cents... De plus, après l'exécution, nous les avons mangés. Malgré sa sympathie pour les prévenus, le colonel dut blâmer Henry: --Vous manquez de respect à la justice, monsieur! dit-il. --Oh! c'est impossible, monsieur le président. Il y a longtemps que la justice s'est manqué de respect à elle-même, en citant comme témoins de pareils gredins! Et il étendait le bras vers Isidore Planchut. --La parole est à monsieur le commissaire du gouvernement, dit le colonel, qui voulait interrompre cette scène. Mais Robert Français se leva de nouveau. --Pardon, monsieur le président, je désirerais que cet homme répétât formellement son accusation. Il jure devant Dieu, qui est au fond de cette salle et qui nous regarde, il jure que nous avons commis les atrocités qu'il prétend? --Je le jure, dit Isidore Planchut. --Il est certain de me reconnaître? --Je jure que c'est vous le marquis de Kardigân, qui avez ordonné les massacres que j'ai racontés. Je vous ai vu! Au même instant une voix forte partit du fond de la salle: --Cet homme a menti. --Qui ose parler ainsi? dit le colonel. Un jeune homme s'avança. --Moi, le marquis de Kardigân! Une stupeur générale fut la suite de cette révélation. Déjà Jean-Nu-Pieds s'était tourné vers Robert, et lui disait, en l'embrassant: --Merci, mon frère! Il y a dans la vie des coups de théâtre aussi puissants que ceux que savent créer les maîtres du drame. Tout le public jeta un grand cri. La situation se corsait. Qu'est-ce que cela voulait dire? Il y avait donc deux marquis de Kardigân? La plupart ne comprenaient pas. Aussi le murmure des voix s'apaisa aussitôt, dès que l'on comprit que le nouveau venu allait prendre la parole. --Monsieur le président, dit Jean-Nu-Pieds à voix haute, et en tenant la main placée sur l'épaule de son frère, vous m'avez entendu tout à l'heure. J'ai dit que ce témoin en avait menti: je le prouve! le marquis de Kardigân, ce n'est pas lui, c'est moi. Et vous l'avez tous entendu! Cet homme a juré devant Dieu qu'il reconnaissait mon frère! Le prétendu Isidore Planchut, qui n'était nullement un caporal de l'armée, mais remplissait les fonctions de mouchard, faisait une mine impossible. Il sentait que s'il n'avait rien à craindre de l'autorité, qui était pour lui, la foule, toujours honnête et loyale, quand on la laisse livrée à elle-même, pourrait bien lui faire un mauvais parti. --Monsieur le président, reprit Jean de sa voix ferme et grave, permettez-moi de vous expliquer ce qui s'est passé. Comment mon frère a-t-il pu être arrêté, lui qui ne combat point dans les mêmes rangs que moi? C'est ce que j'ignore. Son dévouement sublime m'était inconnu. Mais ce que je sais, je vais vous le dire. J'ai été fait prisonnier le 10 Juillet. La nuit même, j'ai pu m'évader. Voici les passeports qui m'ont servi, sous un nom supposé, à traverser la France. Vous me demanderez peut-être pourquoi, pouvant gagner la frontière, je ne l'ai pas fait? C'est que je voulais sauver... l'un des miens d'un péril imminent. Puis c'eût été déserter! Laisser mes amis dans le danger, et m'enfuir sain et sauf, j'aurais été un lâche! A Dijon, un journal m'est tombé sous les yeux. J'y ai lu que le marquis de Kardigân était arrêté. J'ai compris alors que l'un de mes amis s'était dévoué pour détourner les poursuites du gouvernement, et je suis revenu à franc-étrier pour dire à la justice qui me réclame: Me voilà! Pas un souffle ne troubla le religieux silence qui s'était établi soudain. Tous ceux qui assistaient à cette scène émouvante et imprévue, demeuraient suspendus aux lèvres de Jean-Nu-Pieds. Les membres du conseil de guerre se regardaient, visiblement impressionnés. Ils commençaient à comprendre quel rôle honteux la police avait voulu leur faire jouer dans toute cette affaire, et un violent dégoût soulevait ces âmes loyales. Le colonel Desroys dit avec une déférence évidente: --Veuillez expliquer, monsieur, comment et pourquoi vous vous êtes décidé à tromper la justice? --Je n'ai trompé personne, monsieur le président, répliqua Robert Français. Je n'ai pas menti une seule fois! On m'a demandé qui j'étais; j'ai répondu: le marquis de Kardigân. C'est vrai: je suis le frère aîné. Ne me demandez point par suite de quelles circonstances j'ai abandonné mon droit d'aînesse; ce sont là de ces secrets de famille entre un mort et nous. Peut-être vous l'expliquerez-vous si je vous dis que je suis républicain, moi. Mes dieux ne sont pas ceux du marquis de Kardigân, du héros de la Pénissière... Mais, bien que je haïsse les rois qu'il sert, jamais, eussé-je dû mourir, je n'aurais déshonoré mon parti, en voulant le défendre par le mensonge, la calomnie et la bassesse! --Je ne puis supporter de pareilles paroles, monsieur, dit le colonel sévèrement. Veuillez ne répondre qu'aux questions que je vous adresse. Votre devoir est d'éclairer l'esprit des juges. --Monsieur le président, reprit le jeune homme, mon frère avait disparu. Cet agent de police dont je m'étais emparé, m'avait annoncé que des recherches actives étaient dirigées contre lui. Quand je me suis vu arrêté, j'ai résolu de me livrer sous son nom. J'entravais les poursuites, et mon frère était sauvé. --Vous risquiez la mort, ne put s'empêcher de dire le colonel. --Oui, mais le marquis de Kardigân était libre! Cette noble phrase fit courir un frisson dans le public. Tout entier, maintenant, il désirait l'acquittement des accusés. --Gendarmes! dit le colonel, mettez le prisonnier en liberté. Alors il se passa ce fait étrange. Robert Français quitta le banc des prévenus, et vint se mettre debout à la barre; Jean-Nu-Pieds, au contraire, alla s'asseoir sur ce banc. --La parole est à M. le commissaire du gouvernement, dit le colonel. Mais des cris s'élevèrent de toutes parts. --Qu'on chasse le faux témoin! qu'on chasse le faux témoin! --Si le silence ne se rétablit pas immédiatement, dit sévèrement le président, je vais faire évacuer la salle. Tout le monde se tut. Évacuer la salle! Jamais! le public _s'amusait_ trop! Pourtant, comme le colonel Desroys sentait que l'instinct de la foule était juste, il appela le lieutenant de gendarmerie, et lui donna tout bas l'ordre d'emmener Isidore Planchut. Puis il répéta une seconde fois: --La parole est à M. le commissaire du gouvernement. Le rôle du chef de bataillon chargé de remplir les fonctions de procureur royal était des plus délicats. Le gouvernement venait de trahir ses intentions perfides. Abandonner l'accusation? les faits matériels étaient là. C'était impossible. Exagérer la dureté, c'était se heurter à l'opinion publique, qui, par un revirement naturel, était devenue soudainement favorable aux Vendéens. Il parla sans violence, froidement même, mais comme il devait le faire étant donnée la situation. Il réclama purement et simplement l'application de la loi, c'est-à-dire la peine de mort. Son réquisitoire dura à peine une demi-heure; on devinait, à l'entendre, que ce soldat était gêné de son rôle. Aucun avocat n'était assis au banc de la défense. Le conseil n'avait pu en nommer un d'office, les prisonniers ayant annoncé leur intention de se défendre eux-mêmes. En conséquence, Jean-Nu-Pieds se leva: --Messieurs du conseil, dit-il, je dois remercier d'abord M. le commissaire du gouvernement de sa modération. Il a requis la peine de mort contre nous. C'était son droit: plus même, c'était son devoir. La loi est formelle. A ses yeux, nous sommes coupables, ayant porté les armes contre l'autorité établie. Aux nôtres, c'est différent! Il y a deux codes, messieurs! Le code que fait Dieu, celui que rédige l'homme! C'est au code de Dieu que nous obéissons. Nos pères ont juré fidélité à un principe: ce principe, pour nous, ne peut pas mourir. Il est toujours vivant! Parce qu'une poignée de révolutionnaires déchire l'histoire de France, cette histoire n'en existe pas moins. On nous accuse de haute trahison? Nous aurions été traîtres, en effet, si nous n'avions pas agi comme nous avons fait! Le roi est le roi! Je ne défendrai ni M. de Puiseux, ni nos compagnons d'armes, ni moi-même, des insultes de ce misérable que vous avez entendu. Vous en avez fait justice! Je n'ai plus qu'une chose à ajouter. Mourir fusillé, ou mourir sur le champ de bataille, ce n'en sera pas moins pour nous une fin glorieuse. Et en tombant, je me sentirai digne de ma devise: Fidèle! M. le commissaire du gouvernement avait raison: nous méritons la mort, messieurs du conseil... car nous sommes Bretons! nous sommes fidèles! Jean-Nu-Pieds se rassit au milieu d'une émotion indescriptible. Si le public avait osé, il aurait éclaté en applaudissements. Ce ne sont point les Démosthènes et les Mirabeau qui font les plus éloquents discours: ce sont les hommes de coeur qui parlent avec leur coeur! Le colonel Desroys fit un signe, et le conseil se retira dans la salle des délibérations. Le prétoire resta vide, car aussitôt les accusés furent emmenés. Quant à l'enceinte, on eût dit d'une fourmilière. Les têtes s'y pressaient, s'y confondaient. Robert Français, lui, avait déjà suivi Jean-Nu-Pieds et Henry de Puiseux. La délibération ne fut pas longue. Elle dura à peine dix minutes. Enfin, le conseil reparut, et le silence se rétablit comme par enchantement. Le colonel Desroys et les officiers qui l'assistaient se découvrirent, et il lut, debout, à voix haute: «AU NOM DE SA MAJESTÉ LE ROI DES FRANÇAIS, L'avis des juges étant pris, et commençant par le grade le moins élevé, le conseil de guerre décide à l'unanimité: 1° Les sieurs marquis de Kardigân et Henry de Puiseux sont reconnus coupables de rébellion à main armée, d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement, et de tentative ayant pour but de renverser l'autorité établie; 2° Admet de nombreuses circonstances atténuantes. En conséquence, les sieurs marquis de Kardigân et Henry de Puiseux sont condamnés à la peine du bannissement perpétuel.» C'en était trop pour les nerfs du public. Il applaudit à outrance... Déjà Robert Français avait rejoint son frère, et le serrait ardemment dans ses bras. A la même heure, presque à la même minute, une chaise de poste, contenant une jeune fille, entrait dans Nantes, au galop de quatre vigoureux chevaux. Cette jeune fille était Fernande. XXVI LA FIN DU RÊVE Les Vendéens devaient partir le lendemain pour la frontière qu'ils désigneraient, sous l'escorte d'un détachement de gendarmes. Entrons à la prison. Robert Français a obtenu la permission de les voir. --Je viens de les voir, dit-il. Jérôme va retourner à Paris; quant à Aubin, il partira pour l'étranger en même temps que toi. Jean-Nu-Pieds tenait les mains de son frère dans les siennes, et le regardait avec des yeux humides. --Qu'aurait dit mon père, dit en souriant Robert, si malgré la défense qu'il t'a faite, si malgré l'ostracisme dont je suis couvert, il te voyait me pardonner, à moi qui ne suis même plus un Kardigân? Jean serra de nouveau la main du jeune homme et d'une voix émue: --Notre père aurait tout oublié, dit-il. Regarde! la destinée semble s'être fait un jeu de changer toutes ses volontés, et de les rendre inefficaces. Il avait jeté une barrière entre nous: cette barrière a été brisée par la fatalité; il avait mis une barrière entre Fernande et moi, la Régente de France, au nom du Roi de France, a dit: Je veux qu'elle soit renversée. Le jeune homme s'arrêta; puis il reprit avec une sorte d'amertume: --Je me demande par instants si ce n'est pas une punition d'en haut qui m'a ainsi séparé d'_elle_... Tiens! parlons d'autre chose. En vérité, j'ai besoin de tout mon sang-froid pour regarder en face la situation qui m'est faite. --Où comptes-tu t'embarquer? --Au Havre? --Pour où? --Pour Brighton. --Jean, je te connais, tu ne resteras point loin de France. Jamais tu ne consentiras à abandonner ton parti. --En effet, c'est impossible. --Que comptes-tu faire alors? Donne-moi tes instructions. Pour rentrer sur le territoire français, après avoir été condamné au bannissement, il te faudra des intelligences ici. As-tu besoin de moi? --J'allais te le demander, ce secours que tu as la bonté de m'offrir. --As-tu réfléchi? --Oui. --Parle. --Henry, qui dort là avec tant de calme, est de mon avis. Nous devons faire tous nos efforts pour rentrer en France. Voici donc ce que j'ai imaginé. A Brighton, nous monterons en chaise de poste pour gagner Londres. Il importe que nous puissions nous mettre à l'abri des agents de la police française qui nous surveilleraient. Une fois à Londres, nous arrêterons un petit bâtiment et nous descendrons la Tamise. --Où débarquerez-vous? --A l'anse d'Erqui. Robert Français connaissait l'anse d'Erqui. Aux temps heureux de son enfance, il était bien souvent parti à cheval du château de Kardigân, pour errer de longues heures à travers les landes bretonnes. --Je t'y attendrai, dit-il. Comment me préviendras-tu? --Par une lettre. Nous conviendrons d'une phrase qui signifiera une époque déterminée; quand j'aurai arrêté l'heure de notre rentrée en France, je te l'écrirai aussitôt. --As-tu besoin d'argent? --Oui. Aie la bonté de toucher mes revenus et de payer à Poulardet, l'aubergiste du _Cygne du roi_ une somme de cinq mille francs que je lui dois. L'heure de la soirée était assez avancée. Les deux frères restèrent encore une heure ensemble à régler leurs affaires d'intérêt et à s'entendre pour les dispositions de l'avenir. Le geôlier les interrompit. Il annonçait une visite. Henry de Puiseux et Jean-Nu-Pieds devant quitter la France pour toujours, le comte d'Erlon les avait autorisés à recevoir toutes les visites de ceux de leurs amis qui voudraient leur dire adieu. Si M. d'Erlon avait donné cette permission sans arrière-pensée, il n'en avait pas été de même du gouvernement, qui avait consenti à l'autoriser. Le préfet, M. Maurice Duval, fidèle à ses habitudes, s'était dit que quelque chouan voudrait visiter le condamné, et que, lui, pourrait profiter de l'occasion pour l'arrêter traîtreusement. Cela faillit arriver. Robert et Jean étaient encore ensemble quand la visite annoncée par le geôlier entra. C'était un paysan d'une trentaine d'années, blond avec des yeux bleus, en même temps très-doux et très-énergique. Jean-Nu-Pieds fit un geste de joie et de surprise en l'apercevant. Mais le paysan mit rapidement sa main sur ses lèvres, et dit, en cette sorte de patois breton que nous ne pouvons que traduire: --Monsieur le marquis, je vous apporte l'argent des fermages que vous m'avez demandé. Dès que le geôlier eut disparu, le paysan et Jean-Nu-Pieds tombèrent dans les bras l'un de l'autre. C'était M. de Charette. --Ah! que je suis heureux de vous voir, mon cher baron, s'écria le marquis; c'eût été pour moi une douleur réelle que de quitter la France sans vous avoir embrassé! Charette jeta à son ami un regard de reproche affectueux. --Quoi! vous pouviez croire... --C'est vrai, je vous demande pardon. J'aurais dû penser que puisqu'il s'agissait d'une action courageuse, vous n'hésiteriez pas à la commettre. --Une action courageuse? --Baron, prenez garde! hâtez-vous de partir. Les murs de cette prison sont fatals à ceux des nôtres! elle n'aurait qu'à refermer ses portes sur vous! Peu importe à la cause du roi de France que je sois condamné au bannissement, mais votre liberté, à vous, vaut dix mille hommes. --Tenez, marquis, lisez. M. de Charette, en prononçant ces mots, tendait au marquis une lettre. --Et de Puiseux? --Il est là. Il dort. --Éveillez-le. Il doit lire aussi ce que contient cette lettre. Jean-Nu-Pieds mit la main sur l'épaule d'Henry, qui dormait, en effet, de ce sommeil sans rêves qui seul repose et réconforte. --Ah! quel dommage! s'écria-t-il, je dormais si bien. --Baron, je ne vous avais pas vu, je vous demande pardon... --Je vous apporte un adieu double, Puiseux, le mien et celui de Madame. --De Madame? --Lisez! Jean-Nu-Pieds avait déplié la lettre. Elle contenait ces lignes: «Mon cher marquis, Si je n'étais prisonnière comme vous, je vous aurais dit de venir; la régente de France eût voulu vous remercier de vive voix de votre courageux et éternel dévouement, que n'a jamais lassé la fatigue, que le danger n'a pu que faire croître. Je vous envoie, à vous et à M. de Puiseux, l'adieu de la mère de votre roi. Hélas! vous ne foulerez plus le sol de la France! Pour y vivre, je consentirais, moi, à y rester captive. Que Dieu vous garde et vous protège. MARIE-CAROLINE» --Mon cher baron, dit Jean, ému jusqu'au fond de l'âme de cette royale missive, remerciez Son Altesse qui a daigné nous écrire ceci. Assurez-la, je vous prie, que de loin comme de près, je suis toujours à son service. --Il est inutile que je le lui dise, marquis, Son Altesse le sait. En sortant, M. de Charette aperçut Robert Français qui, par discrétion, s'était retiré dans un angle de la cellule. --Je vois que vous n'êtes pas des nôtres, monsieur, dit-il; mais j'étais à l'audience et je sais tout. Si jamais vous avez besoin d'un ami, comptez sur le baron de Charette. Ces deux hommes, si entièrement divisés d'opinion, échangèrent une loyale pression de main. Les grands coeurs sont faits pour s'estimer et se comprendre. L'heure de la séparation des deux frères était arrivée. --Ne crains rien, murmura Robert à l'oreille de Jean, je devine ta pensée... Je te jure que je la retrouverai... Jean pâlit. Fernande! c'était là son éternelle préoccupation, sa douleur cachée. Ah! si elle pouvait le joindre et gagner cette rive étrangère! Robert ne l'avait pas quitté depuis dix minutes, quand le geôlier reparut. Il venait dire au marquis qu'une dame avait obtenu la permission de le voir, mais en particulier. Une dame! le coeur de Jean battit à rompre! Il se dit que c'était Fernande, que ce ne pouvait être qu'elle. Il suivit le geôlier, qui le conduisit dans la cellule où l'inconnue avait été introduite. Le geôlier referma la porte, et les laissa seuls. La jeune femme releva son voile. Jean ne put retenir un cri de joie folle. C'était Fernande! Fernande, plus belle que jamais dans sa robe de deuil, Fernande pâlie par la souffrance et par l'angoisse. --Vous! vous! --Oui, c'est moi.. --Dieu soit béni! il a en pitié de moi! il a entendu mes supplications, je vous ai là, près de moi... Fernande, nous allons enfin être l'un à l'autre. Le jour où nous avons été séparés, j'étais votre fiancé... demain je serai votre mari... Partez avec moi, venez demander au pays étranger le bonheur que nous avons si longtemps espéré... De grosses larmes coulaient des yeux de la jeune fille. --Fernande! vous ne me répondez rien. Elle poussa un sanglot déchirant, et tombant à genoux: --Jean! s'écria-t-elle, Jean, pardonnez-moi, mais je ne puis plus être à vous... --Fernande!... --Je suis mariée!... Jean-Nu-Pieds avait passé par de bien douloureuses épreuves. Les souffrances de la vie humaine ne lui avaient jamais été épargnées. Il avait connu cette âpre angoisse de pleurer désespérément et de voir s'évanouir un à un tous ses rêves d'avenir. Dans l'épouvantable commotion que lui donna le mot de Fernande, il eut comme un ressouvenir instantané de toutes les choses vécues par lui. Il en est ainsi pour l'homme qui se noie. C'est une sensation que celui qui écrit ces lignes a éprouvée. L'eau tourbillonne autour de vous, le coeur bat à coups précipités et le sang afflue au cerveau. On sent qu'on va mourir, et en même temps une lumière se fait, lumière rapide comme un éclair, qui déchire le passé et illumine l'intelligence. On se revoit enfant, courant à travers la campagne, cueillant la fleur nouvelle, ou aspirant la senteur enivrante des bois; puis les bancs du collège, et ces douleurs minuscules qui semblent des souffrances inconsolables. On devient homme: alors les luttes de la vie. La jalousie des uns, la haine des autres, et l'émotion du premier amour ou du premier succès. Quelle chose puissante que la pensée qui peut ainsi revoir des années en une minute! Puis la mort est là, on ferme les yeux, et tout disparaît... Le même phénomène se reproduisit pour Jean-Nu-Pieds. Un éclair de souvenir traversa son cerveau. Il revit la chambre de jeune fille où Fernande l'avait enfermé pour l'arracher aux coups des révolutionnaires. Il revit cette radieuse matinée de printemps où ils s'étaient dit adieu, n'osant s'avouer un amour qu'ils partageaient déjà, et dont ils lisaient l'aveu muet dans leurs yeux. Puis il songea à cette suite non interrompue de traverses, de bouleversements qui n'avaient pas cessé un seul jour. * * * * * Fernande était toujours à genoux, sanglotant, et la tête dans ses mains. Mariée! elle était mariée! Et elle lui demandait pardon! Jean-Nu-Pieds connaissait cette noble créature. Il se dit qu'une fatalité avait tout fait, qu'elle ne pouvait être coupable, et il la releva doucement: --Fernande! je souffre à mourir, murmura-t-il; Fernande! par grâce! expliquez-moi... Puis, avec violence: --Eh bien! non, je ne le crois pas! non, c'est impossible! Vous, mariée? C'est impossible, vous dis-je! C'est une épreuve à laquelle vous me soumettez! Un jeu sans pitié! Vous, mariée? Et vos serments? Et cette union sainte, la main dans la main dans les bois de Vieillevigne, sous l'oeil de Dieu qui nous regardait, quand vous m'avez juré que vous m'aimiez, que vous seriez ma femme devant les hommes! Vous, mariée? Allons donc! C'est impossible! Il se laissa tomber sur un des escabeaux de la cellule, haletant, opprimé. --Jean, je vous en conjure, ne me maudissez pas! reprit-elle d'une voix défaillante. Si vous saviez! Il y a dans la vie des fatalités inexplicables. Je puis tout vous dire maintenant. Je me relève moi-même du serment que j'ai prêté. Le jour où je vous ai quitté, là-bas, je courais auprès de mon père; on venait de me dire qu'il avait été arrêté par des chouans et qu'ils allaient le fusiller comme ancien régicide. J'ai couru... N'était-ce pas mon devoir de tout abandonner pour le sauver? J'arrivai dans une clairière au milieu des bois, après un voyage où j'avais enduré toutes les souffrances possibles. Jean! mon père était attaché à un arbre, et déjà un peloton d'exécution le mettait en joue... Fernande s'arrêta; ce souvenir la brisait. M. de Kardigân écoutait la tête baissée, ses larmes ne s'étaient pas arrêtées. Elles coulaient sur son visage pâle et, par instants, des frissons l'agitaient. --Alors le chef de ces hommes s'avança vers moi: --Mademoiselle, me dit-il, votre père va mourir. Vous seule pouvez le sauver. Veuillez me suivre. Il m'entraîna dans une hutte de feuillages. Je me laissai faire. Je ne sentais aucune force en moi. --Mademoiselle, reprit-il, je vous aime; votre père est un criminel. Si vous ne me jurez pas que vous m'épouserez avant deux mois, votre père va mourir fusillé... Choisissez. Jean, j'ai hésité... Dieu m'a punie de cette hésitation criminelle. Cet homme vit l'indécision qui me prenait, et fit un signe. Aussitôt j'aperçus les fusils s'abaisser et menacer mon père. Alors je tombai à genoux, en m'écriant: --Je le jure! Il prit un crucifix et me fit étendre la main sur le Sauveur. --Vous le jurez... sur le Christ. --Sur le Christ. --Bien. Il sortit un instant de la cabane, et ordonna qu'on délivrât mon père. Puis il revint auprès de moi, et exigea que je lui fisse le serment que, jusqu'à mon mariage, je ne dirais à personne ce qui s'était passé. Dix minutes après j'étais en chaise de poste entre mon père et lui. Si vous saviez ce que j'ai souffert! --Je le sais, Fernande. --Vous le savez? --J'ai lu votre journal; je suis parti pour la Bourgogne, vous veniez de la quitter. --Jean, reprit-elle, il y a huit jours que je suis mariée. Pouvais-je trahir mon serment? C'est une question que je me suis souvent adressée à moi-même. J'avais juré sur le Christ! Les malheureux dont le coeur est incrédule ne savent pas combien enchaîne cet engagement suprême pris au nom de la plus sacrée de nos croyances! Et pourtant peut-être est-ce un crime! J'ai lutté contre ma conscience, je me suis débattue, j'ai voulu arracher de mon coeur ce serment que j'avais fait. Jean pardonnez-moi, je n'ai pas pu. Le marquis de Kardigân écoutait sans parler. Il dit seulement: --Continuez. --Mon mariage s'est fait dans un petit village des Landes. Seulement une heure avant d'entrer à mairie mon père m'apprit que le chef des chouans ne s'appelait pas M. d'Héricourt, ainsi qu'il me l'avait dit, mais M. Legras-Ducos. --Ah! c'était lui! murmura Jean. --Une heure plus tard, j'étais sa femme. C'est alors qu'un journal m'a appris ce qui vous était arrivé, Jean! j'ai tout oublié! J'ai cru qu'on allait vous condamner, j'ai cru qu'on allait vous fusiller, et je suis venue. S'il m'était interdit de vivre pour vous, il ne m'était pas défendu de mourir avec vous... M. de Kardigân se taisait toujours. Il avait écouté, immobile et silencieux, le long et pénible récit de Fernande. Mais s'il était resté muet, ses larmes parlaient pour lui. La jeune femme devinait tout ce qu'il souffrait, elle devinait la torture qui avait dû briser le malheureux pendant qu'elle lui avait révélé l'affreux secret qui le séparait d'elle. --Vous savez tout, maintenant, continua Fernande. Mon ami, ne me maudissez pas. C'est une fatalité implacable qui a tout fait. Ah! cet homme me connaissait; il savait que je ne consentirais jamais à être parjure à un serment fait à Dieu!... A notre époque de scepticisme et d'incrédulité, bien des âmes ne se plieraient pas au joug de la loi divine. La foi s'en va des coeurs, a-t-on dit. Ce n'est pas la foi qui disparaît, c'est la conscience. Tel qui croit, ne se considérerait point engagé par un serment prêté sur le crucifix. Mais ces deux êtres étaient plus grands que les autres. Ils planaient au-dessus des lois humaines, car leurs esprits s'étaient habitués à se plier de bonne heure au joug, dur peut-être, mais sacré, de la loi divine. Fernande n'avait pas cru pouvoir se détacher de son serment. Puisqu'elle avait étendu la main sur le Christ, ce serment devenait son devoir. Que devait penser Jean-Nu-Pieds? Elle le vit, encore muet, plongé dans un abîme de pensées. --Ne me maudissez pas! répéta-t-elle pour la troisième fois. Jean-Nu-Pieds redressa le front: --Fernande, dit-il lentement, vous vous rappelez le jour où nous nous sommes vus pour la première fois. Ce jour-là a décidé de ma vie. Je vous ai aimée à jamais... Et vous étiez la seule femme que j'eusse jamais aimée. Des jours et des mois se passèrent, pendant lesquels je n'ai vécu que par vous et pour vous. Vous étiez devenue ma pensée constante. Je serais mort, si je m'étais dit qu'il fallait renoncer à mon amour. Puis, j'ai bientôt appris quelle redoutable défense me faisait mon père. Il n'a rien moins fallu que l'ordre de la régente de France pour que nous pussions concevoir l'espérance d'être l'un à l'autre. Le temps passa encore. O ma bien aimée! je vous ai dû la vie, et j'ai béni la vie qui m'était rendue, puisque je pouvais vous la consacrer. Croyez-vous que ce ne soit pas un supplice de perdre ainsi deux fois l'espérance et de la recouvrer deux fois, pour la reperdre encore? Croyez-vous que je n'eusse pas moins souffert si jamais aucune vision de bonheur n'avait hanté mon esprit, si je m'étais dit tout d'abord que c'en était bien fini pour nous deux? Vous venez aujourd'hui m'apprendre que vous ne vous appartenez plus, que vous êtes à un autre... Fernande, je pourrais vous répondre que vous n'aviez plus le droit de disposer de vous, puisque vous n'étiez plus à vous-même, puisque vous m'aviez engagé votre foi... Mais rassurez-vous, ô ma seule aimée. Je ne serai pas aussi cruel contre vous que la destinée l'a été contre moi. Vous me tuez, Fernande, et cependant je vous pardonne, et je vous bénis d'avoir accompli votre devoir qui me rappelle le mien. La volonté de mon père s'accomplit malgré nous-mêmes. Vous me tuez, Fernande, je vais mourir du coup qui me désespère, et cependant je vous approuve, et je dis que vous avez bien fait! Ils se regardèrent silencieusement pendant une minute. Tout ce qu'un regard peut renfermer d'amour et de désespoir traduisit leur pensée intime. Que pouvaient-ils se dire encore? N'étaient-ils pas séparés par la plus cruelle des fatalités? --Merci, Jean, murmura Fernande. J'avais besoin de ce pardon-là. Il me soutiendra, s'il ne peut du moins me consoler. J'ai tant souffert,--non de ma souffrance à moi, mais de la vôtre! --Adieu! Fernande. --Adieu... déjà... adieu! Quand nous reverrons-nous?... --Je pars, nous ne nous reverrons jamais, ou nous ne nous reverrons que lorsque l'âge aura glacé notre sang et refroidi notre coeur. Partez! Fernande! Par pitié, quittez-moi, je ne suis qu'un homme, et des idées criminelles me montent à la tête... Partez... --Vous avez raison. Je pars. Ils étaient debout, l'un et l'autre, séparés à peine par l'étroitesse de la cellule. Ils se disaient l'adieu suprême dans un regard, comme s'ils eussent senti qu'ils n'auraient pas été maîtres d'eux-mêmes, s'ils s'étaient seulement touché la main. Mais des natures loyales comme celles-là, des êtres supérieurs à la foule, grandis encore par leur foi religieuse, cette force suprême, ne devaient point succomber ainsi que des incrédules ou des athées. --Vous allez partir! balbutia Fernande, vous allez partir! Et je ne vous reverrai plus! et je vais traîner désormais ma vie douloureuse loin de vous, loin de mon espérance, loin de mon bonheur! O Jean, qu'avons-nous fait à Dieu, pour que Dieu nous châtie aussi cruellement? --Ne me parlez pas ainsi, dit-il à voix basse, cela me torture. --Que deviendrons-nous? reprit-elle amèrement. Je me demande si la vertu, si le respect des choses saintes n'est pas une duperie! Puis, quand cette pensée coupable me vient, j'y devine un blasphème, et j'ai honte de l'avoir eue. Seraient-ils vainqueurs? Cette lutte du bien et du mal qui se livrait en eux les bouleversait. --Si j'écoutais mon coeur, continua Fernande, je vous dirais: Emmenez-moi, prenez-moi, et allons demander au reste du monde un bonheur qui nous est refusé ici! Mon bien-aimé, nous avons échangé nos âmes, nos serments nous ont donnés l'un à l'autre. Peut-être est-ce un crime que nous commettrons, mais nous sommes des êtres humains et... Elle s'arrêta. --Quelle vie heureuse nous aurions! Seuls et libres, qui pourrait nous demander compte de nos actes? Je yeux partir avec vous. L'Angleterre, l'Amérique nous servira d'asile. Je veux partir, si nous sommes coupables, qui le saura? Si nous sommes coupables, qui nous punirait? Jean-Nu-Pieds saisit avec passion les deux mains de la jeune femme: --Oui, partons! Demain, on me conduit au Havre. Allez m'y attendre. Nous fuirons ensemble! Nous irons demander au sol étranger le bonheur que le sol de la patrie nous refuse... Fernande, je l'ai espérée bien longtemps cette ivresse partagée, cette joie intime, ce mariage désiré! Ça été le rêve de mes nuits et la pensée de mes jours depuis que la destinée vous a jetée sur mon chemin... Rappelez-vous cette matinée de printemps, à Paris, dans ce jardin parfumé, au milieu des fleurs et des oiseaux; rappelez-vous de quelle émotion nos coeurs battaient... Et, depuis, que de fois je me suis souvenu de cette matinée-là! J'ai bien souffert; cette pensée seule arrêtait mes larmes. Fous! nous sommes fous! la loi divine ne peut pas être cruelle comme la loi humaine! Puisque celle-ci est sans pitié, demandons à celle-là de se dévouer pour nous! Notre amour est trop puissant pour ne pas briser les règles ordinaires. Je vous aime, vous m'aimez! Cela suffit. Fernande avait écouté avec ravissement les paroles ardentes de celui qui était son fiancé. Sa main tremblait dans celle de Jean. Elle fermait les yeux comme pour ne pas voir l'abîme qui l'attirait. Quand le Vendéen se tut, elle resta quelques secondes indécise, muette, oppressée. Puis, par un violent effort, elle le repoussa. Elle murmura, répétant les paroles qu'elle avait dites: --Si nous sommes coupables, qui le saura? Notre conscience! Si nous sommes coupables, qui nous punirait? Dieu! Jean, reprit-elle à voix haute, la passion allait nous entraîner! La conscience et Dieu, voilà les juges terribles que nous voulions braver. Nous ne pourrions pas être heureux; nos coeurs souffriraient, car ils n'ont jamais appris à marcher hors de ce vrai chemin: le devoir! car ils n'ont jamais appris à écouter un autre appel que cette voix sublime: l'honneur! Jean, je vous aime, vous m'aimez, nous mourrons l'un pour l'autre, mais nous ne pouvons pas, nous ne devons pas être l'un à l'autre, car vous ne sauriez pas plus manquer à l'honneur, que je ne saurais manquer au devoir! --Je vous aime! je vous aime! s'écria-t-il avec une passion folle. --Et moi, est-ce que je ne vous aime pas? Mon coeur saigne quand je vous parle ainsi, mais il le faut! Jean, par pitié, laissez-moi sortir d'ici; que je ne vous revoie jamais, que tout soit rompu entre nous; il ne peut plus rien y avoir de commun entre le marquis de Kardigân et moi! Je pourrais consentir à vous suivre, car je suis faible et je vous aime, mais vous ne voudriez pas avilir celle que vous adorez! Elle se rapprocha de lui, et d'un ton brisé: --Je vous ai mis si haut dans mon estime, dit-elle, que je ne veux point que vous soyez déchu à mes yeux. Celui qui a voué sa vie à une cause sainte telle que la vôtre, ne doit pas entacher cette cause en faisant une action contre l'honneur! Quoi! le marquis de Kardigân, Jean-Nu-Pieds, le soldat du Roi, le héros de la Pénissière et de Château-Thibaut, mon Jean, à moi, celui que j'ai paré de toutes les grandeurs et de toutes les noblesses, celui-là pourrait accomplir quelque chose de vil? Non, c'est impossible. Voyez, moi, je vous supplie, je vous implore... Ce que vous voudrez que je fasse, je le ferai, car je vous aime... Je n'aurais pas la force de répondre: Non, si vous me disiez: Je le veux; et pourtant, c'est pour vous que je vous conjure d'avoir pitié de moi! Que l'image de mon bien-aimé reste dans mon souvenir, comme une image sainte, grandissant encore par le sacrifice! Lorsqu'elle s'arrêta, Jean découvrit son front qu'il avait voilé de ses mains. Son visage était mouillé de larmes. --Honneur! devoir! mots sublimes que j'allais oublier... Merci, ma Fernande, de me les avoir rappelés! Je partirai seul, mais je ne vivrai pas. Je n'en aurais pas la force. --Vous partirez seul et vous vivrez! --Fernande! --Je le veux! --C'est impossible. --Vous vivrez, Jean! Déserter la vie un jour de désespoir, c'est aussi lâche pour l'homme que pour le soldat de déserter son poste un jour de bataille. Vous vivrez. Là encore c'est le devoir. --Eh bien, oui, j'ai été lâche! Vous pouvez partir tranquille et calme, Fernande, celui que vous aimez sera digne de vous. Déjà une première fois, à Paris, le jeune homme avait eu à lutter corps à corps contre les redoutables étreintes de la passion. Comme toujours, en cette vie, la passion allait rendre coupable, criminel même, l'homme possédé par elle. Mais l'honneur triomphait... Jean et Fernande ne se serrèrent même pas la main. Elle s'éloigna, courbant le front, et il la regarda partir, le coeur saignant, le coeur brisé par la lutte, n'osant ni lui dire adieu ni la retenir... XXVII LE PONT DU NAVIRE Deux jours plus tard, Henry de Puiseux et Jean de Kardigân arrivaient au Havre. Le _Wellington_, corvette anglaise, allait les transporter au pays de Galles. C'était le soir. Une brume légère couvrait la rive. Le ciel, étincelant et constellé, rayonnait. Les deux Vendéens jetaient un regard navré à ce sol de la France qui bientôt allait s'enfuir à leurs yeux. Patrie! patrie! au coeur sublime, que rien ne remplace! ni la tendresse de l'épouse, ni la tendresse du père! Patrie! éternelle affection, qui inspire le dévouement sans bornes, le renoncement sans ambition! Henry et Jean, appuyés l'un sur l'autre, se tenaient debout, au milieu du pont, le regard fixe, et comme rivés à la jetée du Havre. La jetée était couverte. Beaucoup étaient venus là pour assister au départ des deux fameux chouans. On apercevait çà et là les têtes des agents de police qui venaient mettre ordre à la sympathie intempestive que le public aurait pu éprouver pour les bannis. Le capitaine et les matelots du _Wellington_ ne laissaient pas de témoigner une vive déférence aux deux jeunes gens. Mais eux ne voyaient rien que le sol de la France, sur lequel ils n'étaient déjà plus; n'entendaient rien que le bruit sourd de la vague, qui venait se briser contre la jetée. Cependant, le moment du départ arriva. Le _Wellington_ leva l'ancre et, poussé par un vent d'est assez fort, malgré la chaleur de la température, commença à sortir du port. Alors les spectateurs restés sur la rive retirèrent leurs chapeaux. Ils voulaient saluer une dernière fois ceux qui étaient proscrits pour avoir été fidèles. Jean-Nu-Pieds se rappela, sans doute, qu'une fois déjà, deux ans auparavant, il avait assisté au départ d'un banni. Mais ce banni portait une couronne au front... Aujourd'hui, c'était lui-même qui partait, chassé pour avoir servi le petit-fils de ce roi... Le _Wellington_ filait rapidement toutes voiles dehors. Le capitaine s'approcha de Jean-Nu-Pieds, et, après avoir salué poliment le chef vendéen, engagea la conversation avec lui. Une déférence évidente perçait dans les moindres paroles de l'Anglais. Le rude marin ne pouvait qu'admirer le dévouement des deux jeunes gens, lui qui n'était pas détourné de sa conscience par de vaines et stériles questions de parti. --Quand arriverons-nous à Brighton, capitaine? demanda Jean. --Demain matin, monsieur le marquis. Une nuit est bientôt passée à bord, surtout une nuit étoilée comme celle-ci. --Avez-vous beaucoup de passagers? --Une dizaine. J'ai entre autres une de vos compatriotes qui m'intrigue beaucoup. --Vraiment? --C'est une jeune femme, autant que j'ai pu en juger à travers le voile épais qui couvrait son visage. Elle est venue me trouver au quai d'embarquement, et a retenu son passage pour Brighton. Mais ce n'est pas là l'extraordinaire. Un de mes officiers qui l'a remarquée, m'a dit qu'elle ne s'était décidée à arrêter une cabine sur le _Wellington_ que lorsqu'elle avait su que vous et M. de Puiseux feriez le voyage avec moi. --Ah! dit Jean étonné. --Voilà pourquoi j'ai cru devoir vous prévenir. Vous comprenez que, dans votre position... il faut... --Quoi, capitaine? --Je serai franc. J'ai pensé que la police avait peut-être intérêt à vous faire espionner, et j'ai voulu que vous puissiez savoir à quoi vous en tenir. Cette même idée était venue aussitôt au chouan. Il serra avec force la main du marin anglais, pour le remercier de cette preuve de sympathie qu'il lui donnait. Le marquis de Kardigân comptait, ainsi que nous le savons, séjourner le moins possible en Angleterre. Il voulait quitter Londres en cachette, afin d'être perdu dans le tumulte de la grande cité et revenir se mettre aux ordres de Madame, cachée dans Nantes. Henry devant l'accompagner, il importait que les deux Vendéens se concertassent sur leur plan de conduite. Il voulut immédiatement lui faire part de cette découverte due à l'obligeance du capitaine du _Wellington_. De Puiseux, appuyé à un mât, suivait la manoeuvre avec intérêt. --Viens dans notre cabine, dit tout bas le marquis à son ami. --Dans la cabine, jamais! --Pourquoi? --Parce que... dame! tu me demandes là une explication... Enfin, peu importe! Eh bien, mon cher, je crains par-dessus tout le mal de mer; j'ai ouï dire que le seul moyen d'y échapper, c'était de rester à l'air. Malgré sa tristesse, Jean-Nu-Pieds ne put s'empêcher de sourire. Quel charmant compagnon c'était que ce jeune homme! Sa gaieté trouvait à s'épancher en toute occasion et à distraire son ami des navrements de l'heure présente. --Soit, reprit le marquis; alors, écoute... Et, baissant la voix, il lui expliqua en deux mots ce que le capitaine du _Wellington_ supposait. Henry éclata de rire. --Une espionne à nos trousses? --Pourquoi pas? --Alors tant mieux. --Vraiment? --Parbleu! Nous sommes jeunes... nous sommes... je passe! Si elle est jolie, nous la séduirons. Ce ne sera qu'une aimable plaisanterie faite à la police française qui nous en veut tant. Rappelle-toi la fameuse baronne de Sergaz! Une ombre couvrit le front du marquis. --Ah! ne me parle pas de cette femme! --Bah! --C'est elle qui a joué un rôle maudit dans ma vie. --Qu'en sais-tu? --Rien. --Alors?... --Je n'en sais rien, te dis-je, mais j'en suis sûr; Fernande a dû être éclairée sur elle, bien qu'elle ait toujours gardé le silence. Songe qu'elle a disparu tout à coup! --Ah! ah! --Enfin, il y a des choses qu'on ne raisonne pas. Son souvenir m'effraye. Je la vois encore, pâle, droite, avec son regard sombre qui s'attachait sur moi. --Comment, tu ne savais pas?... --Quoi? --Dame!... elle... comment dirais-je?... elle t'aimait. --Jacqueline m'aimait! --Je m'en suis aperçu une certaine nuit, dans les bois de Machecoul, alors que la pauvre Fernande était venue vers toi sous le déguisement de Pinson. J'ai surpris son regard, mon ami, et son regard m'a fait peur. --Alors... alors... j'ai raison de l'avouer. J'ai été aveugle, je n'ai rien vu. Si ce que tu dis est vrai, c'est d'elle que vient tout le mal... La nuit était venue peu à peu. Depuis longtemps déjà le _Wellington_ voguait en pleine Manche. La cloche du bord sonna le souper. Les passagers descendirent dans l'entrepont où le repas était servi. Ils étaient peu nombreux. Le mal de mer faisait ses ravages. Ceux qui vinrent s'asseoir à la table étaient au nombre de cinq, parmi lesquels une femme, très-voilée, dont on n'apercevait pas le visage. Dès qu'elle vit entrer les deux Vendéens, elle se leva de table et remonta sur le pont. Mais le capitaine avait dit à Jean: --C'est elle... Le souper était achevé quand le marquis et Henry regagnèrent la dunette; l'inconnue avait disparu. La nuit s'avançait radieuse. A peine une brise légère ridait la surface de la mer, semblable à un lac endormi. Vers onze heures, Jean-Nu-Pieds n'avait pu encore se décider à s'arracher à ce spectacle merveilleux; la mer, cet infini de la nature, est ce qui rapproche le plus de Dieu, cet infini de la pensée. Le marquis regardait la vague phosphorescente qui se brisait à l'arrière, quand une main s'appuya sur son épaule. Il se retourna. C'était l'inconnue. Elle releva lentement son voile. --Jacqueline! s'écria-t-il. --Oui, Jacqueline. Je suis ici parce que je vous aime, répliqua-t-elle amèrement. --Vous m'aimez? --Écoutez-moi. J'ai tout quitté pour vous, mon fils, ma patrie... Est-ce que je n'ai pas une patrie, moi aussi? Je viens pour partager votre exil, pour unir ma vie à la vôtre... --Mais... --Laissez-moi finir. C'est une parole suprême que j'attends de vous. La parole qui me fera vivre ou mourir. J'ai choisi cette heure pour mon aveu, parce que j'ai voulu que vous puissiez commencer à sentir le poids de la solitude autour de vous. Je vous aime! Dès la première heure où je vous ai vu, cette passion a germé en moi. Je n'ai pas même essayé de la combattre. Aujourd'hui, vous êtes seul. Votre cause est vaincue, vos biens sont confisqués, votre fiancée est morte pour vous... vous avez tout perdu... et je viens vous dire: Jean, je vous aime; Jean, voilà un an que je vis pour vous; m'aimerez-vous enfin, et n'aurez-vous pas pitié de moi? Elle tenait le bras du jeune homme, et, succombant sous le poids de son émotion, elle s'était presque agenouillée devant lui. --Écoutez encore, continua-t-elle. Vous savez combien j'aimais mon fils? Je l'ai à jamais abandonné pour vous suivre, pour qu'il n'y eût rien entre nous. Je vous aime! Toute ma vie vous sera consacrée... --Je ne vous aime pas, répondit doucement le marquis de Kardigân. Mon coeur est à une autre, et il est de ceux qu'un amour suffit à remplir. --Elle est perdue pour vous! --J'ai sa parole: cela me suffit. --Vous me repoussez? --Je ne vous repousse pas. Si vous m'aimez réellement, je vous plains. Mais je ne comprends pas que vous veniez ainsi à moi maintenant, vous offrant comme une femme perdue! --Vous ne savez pas les combats qui se sont livrés en moi! Dès que j'ai senti que je vous aimais, j'ai senti également que vous ne pourriez jamais m'aimer. L'irrémédiable obstacle était entre nous. Peut-être serais-je morte, si je n'avais voulu... M'aimez-vous? Non? Eh bien! apprenez tout! Votre mariage avec Fernande, c'est moi qui l'ai empêché! --Vous! --Je savais que vous ne seriez jamais à moi, je viens de vous le dire! Mais je ne voulais pas que vous fussiez à une autre. C'est moi qui ai conçu le plan infernal qui vous a séparé d'elle! Vous avez cru et elle a cru, elle aussi, que la vie de son père avait été menacée! Allons donc! c'était une comédie arrangée à l'avance! Dieu! que j'ai été heureuse, quand j'ai appris que j'avais réussi, que vous ne pourriez plus l'épouser! C'est le seul jour de bonheur que j'aie eu depuis que je suis née. Vous ne m'aimez pas? je le sais et je le savais quand vous étiez là-bas, ne pensant qu'à elle! Je le savais, quand j'ai fait tout cela! Si je vous ai fait mon aveu, c'est que je voulais vous désespérer avant de mourir... car je vais mourir! Croyez-vous donc que je vous aurais dit tout cela, si j'avais dû vivre?... --Malheureuse! Il lui saisit les deux poignets avec violence, tant la révélation l'exaspérait. --Ah! vous pourrez me faire mal! vous ne m'en ferez jamais autant que je vous en ai fait! Je suis heureuse! Je lis dans vos yeux le désespoir de l'amour perdu, la pensée que votre bonheur s'est effondré par suite d'une comédie. Eh bien oui, souffrez! souffrez! vous m'avez fait tant de mal que je ne sais plus si je vous aime ou si je vous hais! La passion criminelle qui dévorait Jacqueline laissait son empreinte infâme sur son visage. Les âmes viles sont abaissées par l'amour: il ne purifie que les âmes élevées. Jean la jeta presque à ses pieds. --Ah! sois maudite! sois... Mais elle se releva, et se précipita vers le bastingage. --Adieu! dit-elle. Il vit qu'elle voulait se jeter à la mer. Déjà le mouvement instinctif à toute créature humaine qui veut en sauver une autre, l'entraînait à la retenir... Mais Henry de Puiseux, dans l'ombre, avait tout entendu. --Cette femme a mérité la mort. Laisse-la mourir! dit-il. Jacqueline était tombée à la mer. FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE TROISIÈME PARTIE LE CHÂTIMENT DE JUDAS I LA MANIFESTATION Sur une des places principales de Nantes, le 6 octobre de cette même année 1832, il y avait un rassemblement assez considérable vers les cinq heures du soir. Dans les groupes on parlait avec animation d'un certain individu qui, s'il fallait en croire les exclamations de colère qu'il excitait, devait être universellement détesté. --C'est un traître! --Non, c'est un vendu! --Il a fait massacrer le peuple! --Je ne comprends pas que le gouvernement nous envoie un pareil homme! --Il a mérité la corde! Etc., etc., etc. Ceux qui parlaient ainsi, c'étaient les enragés, c'est-à-dire ces gaillards qui crient beaucoup avant la tourmente, et pendant l'émeute ont la prudence de rester chez eux. A côté se tenaient les petits bourgeois bavards et prétentieux. Problème: Le petit bourgeois est celui qui souffre le plus d'une révolution, et pourtant sa vie se passe à en faire. --J'estime, je pense, je considère, prononçait avec componction un marchand de seringues, que le roi s'est trompé, a erré, a vu faux. Il aurait dû consulter, interroger les bourgeois de la ville de Nantes, avant de nous envoyer ce monsieur... --Je crois avoir de véritables facultés de gouvernement, interrompit un fabricant de chaussures élastiques, coupant la parole au fabricant de seringues. Eh bien, jamais je n'aurais commis une pareille faute. Les gens sérieux, bien qu'en un langage moins prétentieux, étaient du même avis que ces bavards. --C'était au moins inutile, disait en se promenant de long en large avec deux de ses amis, un des magistrats les plus respectés de Nantes. Pourquoi faire à l'esprit de la population une menace cachée, une provocation indirecte? M. Maurice Duval est détesté ici. Le ministre pouvait bien l'envoyer à Lille ou à Bordeaux, s'il voulait récompenser ses tristes services de Grenoble; mais l'expédier dans la Loire-Inférieure! quand ce département est sourdement secoué par les Vendéens! quand, malgré toutes les recherches, Madame est demeurée introuvable... --Croyez-vous que la princesse soit à Nantes? demanda au magistrat un des principaux banquiers de la ville. --J'en suis convaincu. --Alors je ne comprends point comme elle a pu rester sauve jusqu'à présent. --Que voulez-vous? On sera toujours mieux servi par le dévouement que par l'ambition. Les hommes qui entourent la princesse n'ont rien à espérer. Ceux qui entourent Louis-Philippe savent au contraire que s'ils s'emparent de la duchesse de Berry, leur adresse sera richement récompensée. Eh bien! malgré cela, ceux-ci ne peuvent pas vaincre ceux-là... Ainsi qu'on vient de le voir, la situation n'a pas changé, depuis que nous avons abandonné nos héros à la fin de la seconde partie de cet ouvrage. Madame, cachée au fond de sa retraite, attend une heure favorable; et, en dépit de son armée de limiers, en dépit des espions qui peuplent les rues de la ville, le ministre n'a pas encore pu découvrir l'auguste chef des Vendéens. Décidé à mettre fin à cet ordre de choses, décidé à couper court aux murmures grandissants de la Chambre par une action énergique, M. Thiers vient de donner l'ordre à M. Maurice Duval, préfet de la Loire-Inférieure, de faire une entrée solennelle dans la ville, et de s'entourer de l'appareil imposant des forces publiques. Nous avons déjà indiqué rapidement quelles étaient les tendances de ce M. Maurice Duval. Il était abhorré par tous les partis. Son administration dans l'Isère avait amené ces désordres sociaux que la baïonnette seule peut terminer. Aussi quand on avait appris à Nantes que, non content de devenir préfet de la Loire-Inférieure, M. Maurice Duval se décidait à faire une entrée solennelle dans la cité, la partie remuante de la population avait résolu de lui offrir un charivari tel que les oreilles de ce haut fonctionnaire garderaient longtemps le souvenir de sa bravade. Le général d'Erlon, prévenu, avait répandu ses soldats çà et là dans les rues; mais il se rendait bien compte que ce déploiement de forces serait très-probablement rendu inutile. En effet, que pouvaient faire des soldats contre des satires vivantes? Cependant, un homme de taille moyenne, appuyé à la porte d'une maison, regardait cette agitation populaire sans y prendre part. Cet homme portait sur son visage l'empreinte du génie humain dans toute sa pureté. L'oeil perçant lisait au fond du coeur; il avait le nez légèrement aquilin, la lèvre sensuelle, un peu grosse, le front large et puissant. Par moments, quand les vociférations de la foule devenaient trop fortes, il haussait les épaules avec mépris. On sentait en lui un dominateur des masses. Notre inconnu paraissait guetter quelqu'un, comme s'il eut pris un rendez-vous juste au milieu de cette fournaise. Ses yeux se portaient rapidement à chaque extrémité de la rue, et son pied frappait le pavé avec impatience. Tout à coup un refoulement se produisit dans les groupes: c'était un escadron de cuirassiers qui chargeait les conspirateurs afin de rétablir la circulation des rues. Naturellement, des cris retentirent de toutes parts, mêlés à des invectives poussées contre M. le préfet, qui avait la lâcheté de ne pas vouloir être _charivarisé_! Qu'en résulta-t-il? Ce qu'il en résulte toujours en pareille occurrence. C'est-à-dire que l'escadron de cuirassiers sur lequel on avait compté pour rétablir l'ordre, obtint juste un résultat contraire. Quand il eut disparu, les groupes se reformèrent beaucoup plus irrités qu'auparavant, tellement plus, que les bourgeois manifestants résolurent de se venger. Ils avaient compté d'abord insulter M. Maurice Duval à son passage, le huer, d'aucuns même avaient parlé de projectiles légumineux, tels que pommes cuites et oranges; mais après cette insulte: --Des dragons! disait l'un. --Des cuirassiers, disait l'autre. --Ce sont des dragons! --Non, ce sont des cuirassiers! --Enfin, peu importe, s'écriait un troisième. L'important, c'est que nous voulons nous venger. Que faire? --Sifflons-le, hurla un jeune voyou, espérance des barricades de l'avenir. --Bravo! bravo! --Avez-vous des clefs? --Des clefs forées? --J'en ai... --Je n'en ai pas... --Mais c'est inutile, reprit le voyou. Tenez, regardez! Il indiquait de la main une boutique qui faisait face à la rue. On lisait à la devanture: ROGUET _Marchand de Jouets d'enfants_ Dans une boite, ouverte à son étalage, étaient empilés une centaine de sifflets qui valaient bien un sou pièce. Un cri de triomphe accueillit cette découverte. O néant des grandeurs populaires, on faillit porter le voyou en triomphe pour avoir découvert des sifflets! Ce fut une vraie irruption. Le nommé Roguet souriait agréablement, en voyant la foule se précipiter dans sa boutique, car ces sifflets étaient précisément un vieux fonds de magasin, dont il n'aurait jamais pu se débarrasser sans l'impopularité de M. Maurice Duval. Il vida la boite sur une table et mit en vente la marchandise, au prix de 1 franc le sifflet. Il y en avait cent. Ce fut pour l'intelligent Roguet un bénéfice net de 95 fr. L'exaspération était telle que s'il y avait eu cinq cents sifflets, que s'il y en avait eu mille, il les aurait vendus. À quoi tiennent les fortunes humaines! L'homme dont nous avons parlé sourit en voyant revenir ces badauds enragés, armés tous d'un sifflet. Il sembla moins pressé de voir arriver celui qu'il attendait, et bien plus disposé à la patience. C'est qu'en effet, pour un observateur, ce spectacle promettait d'être curieux. Un bruit de voix ne tarda pas à annoncer l'arrivée prochaine du préfet. Bientôt toutes les têtes se tournèrent vers la rue par laquelle devait déboucher M. Maurice Duval. Les chevaux de la calèche où s'étalait le préfet avançaient lentement. Enfin, la calèche apparut. M. Maurice Duval était très-pâle. Évidemment l'exercice auquel il se livrait ne lui allait que médiocrement. Mais, sous peine de disgrâce, il fallait bien obéir à l'ordre du ministre. Il jetait des regards effarés à droite et à gauche. À côté de lui, son chef de cabinet ne paraissait guère plus rassuré. Quand la calèche déboucha sur la place où se tenaient les conspirateurs, de violents sifflets éclatèrent. Le tapage fut tel que les chevaux se cabrèrent. Les sifflets, les cris du coq, les appellations diverses et irrespectueuses produisaient une épouvantable cacophonie. --Au galop! ordonna le préfet. Le cocher de la calèche enveloppa ses deux chevaux d'un large coup de fouet, et la voiture partit ventre à terre. Les exclamations furieuses redoublèrent, car les uns étaient foulés par le timon, les autres écrasés par les roues. Ce fut, pendant dix minutes, un concert de hurlements féroces. Enfin, quand le charivari fut terminé, quand la place resta libre, chacun rentra chez soi. La manifestation, bête comme toutes les manifestations, était finie. Il ne restait que l'homme au regard puissant. Mais lui aussi ne devait pas tarder à s'éloigner, car un individu s'approcha de lui et lui dit: --Venez, monsieur Berryer, Madame vous attend. II L'ENVERS D'UN RÈGNE DE DIX-HUIT ANS. L'histoire est restée muette sur ce qui fut prononcé dans l'entrevue qui eut lieu entre Madame et l'illustre orateur. Il quitta la maison de la rue Haute-du-Château, où se cachait la princesse proscrite, avec la même prudence dont il avait usé pour y pénétrer. Là n'est pas notre drame. À peu près à la même heure, un homme arrivait au palais de la préfecture de la Loire-Inférieure. Le chef du cabinet de M. Maurice Duval attendait le visiteur, sans doute, car il s'empressa de le faire entrer dans le salon réservé et alla prévenir le haut fonctionnaire. Immédiatement M. Maurice Duval le reçut. Nous le connaissons cet homme. Nous l'avons entrevu une première fois au ministère de l'intérieur, à Paris, quand M. de Montalivet lui servit d'introducteur. C'est Deutz. M. Maurice Duval avait hâte d'en finir avec l'héroïque princesse qui épouvantait tant le sommeil du roi Louis-Philippe. Il n'eut pas les mêmes pudeurs que l'illustre homme d'État qui avait la charge de traiter avec le traître. --Vous nous avez promis plus que vous n'avez pu tenir, lui dit-il. --C'est vrai. --Le gouvernement veut absolument que cette dangereuse affaire de la chouannerie bretonne ait un terme. Quand pourrez-vous livrer la princesse? Deutz était resté le front courbé, non qu'il eût honte. La honte est un sentiment qu'ignorent les natures infâmes comme la sienne. --Nous sommes aujourd'hui au 6 octobre, reprit-il lentement. Avant le 6 décembre, Madame la duchesse de Berry sera votre prisonnière. Le préfet de la Loire-Inférieure était encore exaspéré de l'accueil qui lui avait été fait. Il ouvrit la fenêtre de son cabinet, et montrant la ville: --Je veux terminer tout cela, dit-il d'une voix brève. Cette ville révoltée mérite un châtiment. Comment pourrez-vous pénétrer auprès de la princesse? --C'est mon secret. --Est-elle à Nantes, seulement? --Je ne sais pas. --Vous ne savez pas!... --Non, répliqua nettement le traître. J'ai fait un marché. Je ne veux pas qu'on me vole. M. Maurice Duval prit sur sa table de travail une lettre écrite en lignes serrées, et la parcourant du regard: --Monsieur, dit-il, quand je vous ai reçu, je n'ai pas eu besoin de prendre des biais pour m'entendre avec vous; je vous connaissais. Voici une lettre qui m'a été adressée de Paris; elle contient sur vous tous les renseignements que je pouvais désirer. --Après? --Vous pouvez pénétrer jusqu'à la princesse? --En effet. --Vous avez promis à M. le ministre de l'intérieur que vous lui livreriez Madame. C'est très-bien. Mon devoir m'oblige de vous prêter main-forte pour cette besogne-là; mais enfin, ce n'est pas avec moi que ce marché a été fait. Voulez-vous que nous en fassions un autre ensemble? L'oeil de Deutz s'alluma; mais il garda le silence. --Cette ville m'a insulté, continua le préfet; je veux me venger. Vous devez connaître quelques-uns des secrets des légitimistes, puisque vous parvenez à voir leur chef. Donnez-moi un renseignement quelconque, car je veux signaler ma première journée ici par un acte d'autorité. Deutz releva la tête. --Je puis vous faire arrêter un des principaux chefs, dit-il. --Lequel? --Je ne vous dirai pas encore son nom. Seulement, donnez-moi un ordre d'arrestation en blanc. M. Maurice Duval n'avait rien à craindre; Deutz ne lui était-il pas adressé par le ministère de l'intérieur? --Qu'en ferez-vous? demanda-t-il pourtant. --Je m'en servirai pour faire saisir, partout où je le trouverai, celui que je vous ai promis. Le préfet de la Loire-Inférieure prit un papier et le signa. --Voilà, dit-il. --Eh bien! avec cela, monsieur le préfet, nos affaires marcheront plus vite. J'avais peur de ne pas... comment dirais-je?... de ne pas m'entendre avec vous. Il n'en sera rien. Demain, la personne en question sera arrêtée. --Pourquoi demain seulement? --Ne me faites pas de questions, je ne pourrais pas vous répondre. Deutz se leva en parlant ainsi. --A demain! dit-il. Cette scène que nous venons de résumer en quelques lignes avait duré dix minutes. A son allure rapide, nos lecteurs ont dû deviner qu'elle cachait un mystère. Et, en effet, le drame que nous avons entrepris de raconter se préparait. Deutz avait promis de vendre Madame au gouvernement de Louis-Philippe. Quand il avait fait ce marché, rien ne s'opposait à ce qu'il pût le mettre à exécution. N'était-il pas le filleul de la princesse? et ne savons-nous pas qu'on croyait pouvoir se fier à lui? Par bonheur,--hélas! bonheur qui ne devait pas durer!--des craintes, sinon des soupçons, étaient venues aux principaux chefs vendéens. Des hommes comme Charette et Coislin ne pouvaient pas se laisser duper comme des enfants. Il en résultait que lorsque le juif était arrivé à Nantes pour la première fois (après l'achat de cette maison qu'il comptait payer sur une _rentrée d'argent_), il n'avait pu obtenir d'être reçu par Madame. Vainement il s'était repris à deux ou trois fois pour obtenir une audience. Toujours le juif s'était heurté à M. de Charette, qui lui avait répondu: Impossible. Pendant les événements que nous avons racontés dans la seconde partie de cet ouvrage, c'est-à-dire aux mois de juin et de juillet, il en avait été de même. De juillet à octobre la situation n'ayant pas changé, Deutz se trouvait fort embarrassé, ayant promis et ne pouvant tenir. Certes, la défiance n'existait pas d'abord dans le camp royaliste. Les coeurs élevés ne connaissent pas la défiance; mais peu à peu de tels abandons s'étaient produits, que les principaux d'entre les Vendéens avaient dû recourir à un excès de prudence. On ne se méfiait pas plus de Deutz que de toute autre personne; mais, en règle générale, on se méfiait de tout le monde. Ce fut grâce à cette prudence extrême que, pendant trois mois, la retraite de Madame ne pût être découverte. Il faut penser que le ministre de l'intérieur avait mis sur pied tous les limiers de la préfecture de police, que les meilleurs agents de la rue de Jérusalem, appâtés par une promesse de récompense extraordinaire, passaient leurs jours et leurs nuits en surveillant, et que pas un renseignement n'était encore parvenu au ministère. Madame était-elle cachée à Nantes? On ne le savait même pas positivement. Les dilemmes qui se posaient étaient au nombre de deux: Ou Son Altesse était à Nantes, et alors il devenait impossible qu'on ne découvrît pas sa cachette; Ou elle n'était pas à Nantes, alors... Alors on tombait dans l'inconnu. Telle était l'unique raison pour laquelle le gouvernement maintenait ses rapports avec Deutz. Le juif devenait la suprême espérance de ces hommes à qui la trahison ne répugnait pas, puisqu'ils devaient en profiter. Ceux qui connaissent la puissante organisation de la police de la rue de Jérusalem nous comprendront. Il était _unique_, dans les annales de cette aimable institution, qu'on ne fût pas encore arrivé à un résultat. Il découlait de tout cela que Deutz ne put pas arriver jusqu'à Madame, et que, par conséquent, il ne pouvait pas indiquer à M. Maurice Duval la cachette de l'auguste prisonnière. Mais le juif avait trop à coeur de toucher les cinq cent mille francs promis, pour ne pas chercher un moyen d'arriver à ses fins. Le plan fut longuement couvé par lui. Shakespeare aurait fait de ce Shylock une terrible figure. Mais Judas nous répugne, nous n'entrerons pas dans l'analyse psychologique de cette conscience. Deutz comprit aussitôt que, pour se rendre utile au gouvernement de Louis-Philippe, il fallait qu'il commençât par se rendre indispensable à Madame. Comment y arriverait-il? La lutte, pour le moment, paraissait, sinon terminée, du moins interrompue. Les chouans ne tenaient plus la campagne; le chef réel, c'est-à-dire la princesse, avait posé les armes en apparence. Il fallait donc donner un embarras quelconque aux Vendéens. Or, voici ce que s'était dit Deutz: Le mouvement insurrectionnel de la Bretagne, pour s'être momentanément arrêté, a encore besoin de correspondre avec le comité légitimiste de Paris. Le juif voulait devenir une sorte de courrier vendéen entre Nantes et Paris. Il arriverait ainsi, nécessairement, à être reçu par la princesse, ou tout au moins à connaître sa retraite. Le lecteur comprend maintenant pourquoi Deutz avait demandé un ordre d'arrestation en blanc à M. Maurice Duval. La visite au préfet de la Loire-Inférieure n'avait pas un autre but. En effet, dès qu'il eut quitté la préfecture, Deutz se fit conduire par sa voiture à la place, et demanda à parler au chef de poste. Le capitaine Régis se présenta. Deutz lui montra son ordre d'arrestation. --J'ai besoin de quatre hommes, dit-il, pour arrêter un _brigand_. --Quatre hommes! c'est peu. --Oh! non, c'est assez. Celui-là ne résistera pas. --Mais il n'y a aucun nom sur votre mandat d'amener? --N'est-ce que cela? En parlant ainsi, Deutz prit une plume et écrivit en tête de l'ordre le nom de: BERRYER. Sous quel prétexte arrêter Berryer? Les affections politiques du grand orateur n'étaient un mystère pour personne. Tout le monde savait qu'il avait voué sa vie à la défense des idées légitimistes, et que son dévouement grandissait dans l'infortune. Cela était de notoriété publique. Mais alors pourquoi n'arrêterait-on pas également M. Hyde de Neuville, M. de Breulh et Chateaubriand? Leur opinion ne faisait mystère pour personne. Puis, là n'était pas toute la difficulté. On n'arrête pas un Berryer, malgré toutes les lois possibles de sûreté générale, sans qu'on en parle. Il faudrait déférer le prisonnier aux tribunaux, et la popularité du Démosthène royaliste était trop grande pour qu'on pût espérer le voir condamner sans preuves. Mais le gouvernement du roi Louis-Philippe ne regardait pas à si peu. Voyons cependant ce qu'avait fait Berryer à son arrivée à Nantes, et comment il s'y était pris pour voir Madame sans être victime de la surveillance occulte dont il était naturellement l'objet. Nos lecteurs se rappellent que Madame se cachait chez mesdemoiselles Deguigny, au numéro 3 de la rue Haute-du-Château. Presque en face du numéro 3, la maison du numéro 6 se dressait, calme et tranquille, ainsi qu'il convient à une honnête et bourgeoise maison de province. Sur la porte de cette demeure pendait un écriteau jaune, sur lequel les passants pouvaient lire: JOLI APPARTEMENT MEUBLÉ Fraîchement décoré, _A louer de suite_. Ce qui constituait à la fois un mensonge, attendu que ledit «joli appartement meublé» ne devait pas être fraîchement décoré, et une faute de français, vu qu'on ne dit pas «_louer de suite_» mais «_louer tout de suite_.» Mais il était probable que le propriétaire ne s'était guère occupé de ce détail. Ce propriétaire, d'ailleurs, était double. Il y avait de cela un mois et demi, deux frères répondant aux noms retentissants d'Ulysse et de Nestor Mirliflor, avaient acheté ladite maison pour la transformer en appartements meublés. Leurs papiers étant parfaitement en règle, Ulysse et Nestor Mirliflor avaient vite obtenu la permission de patente. Ulysse, l'aîné, portait une belle barbe grise; il était toujours triste, et en arrivant, avait dit à ses voisins: --Nous finirons nos jours ici. Nestor qui, comme cadet, portait une belle barbe noire et se montrait toujours gai, avait ajouté: --Eh! eh! vous allez faire quelques fredaines! Il est vrai que ces fredaines se réduisaient à d'interminables parties de jacquet qu'ils faisaient ensemble au café de la Comédie. Les deux frères se levaient à six heures du matin, allaient se promener et allaient déjeuner, allaient au café, rentraient dîner, retournaient au café, et enfin se couchaient à dix heures du soir. La maison était tenue par un Bas-Breton pur sang, parfaitement idiot, de taille ordinaire, mais qui ne parlait jamais qu'en bêlant comme les moutons, et qui, lorsqu'on lui adressait la parole, répondait en fixant sur son interlocuteur un regard stupide. Dans le quartier, on disait que les frères Mirliflor étaient fort attachés au gouvernement. Ulysse ne parlait jamais politique, mais Nestor, lui, ne se gênait pas pour faire étalage de ses opinions orléanistes. Quelquefois, en rentrant, Nestor s'arrêtait chez M. Vaugros le chapelier, ou chez la belle madame Ravine l'épicière. On l'accusait même tout bas de faire la cour à l'épicière. --J'aime le roi des Français, disait-il, parce qu'il n'est pas fier. Moi qui vous parle, il m'a serré la main, comme ça, que j'en étais embarrassé, et que j'aurais voulu vous voir à ma place, madame Ravine, car, bien sûr, notre souverain eût admiré votre beauté. Madame Ravine se rengorgeait, rougissait, faisait la roue; alors Nestor s'inclinait respectueusement, prenait un peu de tabac dans sa tabatière, le déposait sur le haut de sa main et l'aspirait. --Bon tabac! disait-il... Moi qui vous parle, il m'a serré la main! Puis il s'éloignait, et madame Ravine ajoutait avec dignité: --Un homme bien aimable, M. Mirliflor jeune! Oh! bien aimable! On comprend que l'autorité avait la plus grande confiance dans les deux frères. Au reste, leur vie était au grand jour. Les rares étrangers qui demeuraient chez eux étaient de bons et braves rentiers. Le livre de police ne contenait jamais aucune irrégularité fâcheuse. Or, le soir même du jour où M. Maurice Duval avait reçu une si aimable sérénade de ses administrés, les deux frères Mirliflor rentraient chez eux pour dîner. --Est-il venu du monde, Damoiseau? demanda Ulysse au Bas-Breton qui leur servait de domestique. --Non, monsieur... Bée! non. --Le dîner est-il servi? --Bée! bée!... oui, monsieur. Les frères Mirliflor s'étaient réservé pour eux le rez-de-chaussée et les caves. Quant au Bas-Breton Damoiseau,--Damoiseau!--il couchait dans le couloir. Ulysse et Nestor montèrent au premier, à la salle à manger. A peine étaient-ils à table qu'un coup de sonnette retentit. Une voiture s'était arrêtée à la porte; le cocher avait une malle à côté de lui. --C'est un voyageur sans doute, prononça Ulysse de sa voix grave. Allez voir, Damoiseau. --Bée!... bien, monsieur. En effet, c'était un voyageur, et ce voyageur était Berryer. On se rappelle qu'un chouan s'était approché de lui, pendant qu'il regardait le charivari offert à M. Maurice Duval, et lui avait dit tout bas: --Madame vous attend. Arrivés à quelque distance de la rue, le chouan avait glissé un papier dans la main du grand orateur, et s'était éloigné sans ajouter un mot. Le papier contenait ceci: «Quittez l'hôtel de France; allez rue Haute-du-Château, n° 6, la maison garnie des frères Mirliflor, et attendez.» Berryer avait obéi à l'ordre secret qui lui était parvenu, et après avoir pris ses bagages à l'hôtel de France, il s'était rendu rue Haute-du-Château. Les frères Mirliflor dînaient, ainsi qu'on l'a vu. Ils proposèrent à Berryer de lui faire servir à manger dans sa chambre, ou bien de s'asseoir à leur table. Berryer, philosophe et observateur à ses heures, résolut d'étudier, pour passer le temps, les trois types d'idiots en face desquels il se trouvait. Un Émile Augier aurait, en effet, trouvé une ample comédie dans ces deux frères Mirliflor, et dans le Bas-Breton Damoiseau, qui bêlait en parlant. Qui sait si ce n'est point dans une de ces maisons garnies de province qu'Auguste Maquet a vu ce merveilleux type du père Preval, du _Chevalier d'Harmental_? --Monsieur arrive de la capitale, sans doute? dit Nestor en minaudant à son client. --Oui, monsieur. --Et monsieur a-t-il eu le bonheur de voir le roi des Français? --Non, monsieur. Nestor avait mis du tabac sur sa main: --Bon tabac!... J'ose espérer que la santé de notre auguste souverain est bonne également, monsieur... --Oui, monsieur. Vraiment, Berryer ne s'ennuyait pas. Il avait sous les yeux un trio admirable. --Et la capitale est-elle tranquille, monsieur? ajouta Mirliflor aîné. --Nestor! gronda doucement Mirliflor junior, vous empêchez monsieur de dîner. --Bée!... monsieur, voulez-vous du poulet? demanda Damoiseau. --Moi qui vous parle, continua Nestor, j'ai eu le bonheur insigne de voir sa Majesté le roi des Français... et même de lui serrer la main..., ainsi que je le racontais aujourd'hui à la belle madame Ravine. Vous ne connaissez pas la belle madame Ravine, monsieur? Ah! il n'y a pas des beautés que dans la capitale!... --Nestor! répéta Ulysse. --Bon tabac!... Si vous vouliez être bien aimable, monsieur... Mais un coup d'oeil énergique de Mirliflor aîné calma l'indiscrétion de Mirliflor jeune. Quand le dîner fut achevé, Berryer gagna l'appartement qui lui était destiné, et attendit. Sept heures, huit heures, neuf heures du soir sonnèrent. L'impatience commençait à le prendre. Il entendit les quelques locataires qui habitaient la maison. A neuf heures et demie, impatienté de plus en plus, il sonna, et Damoiseau parut. --Il n'est venu personne pour moi? --Bée!... je ne peux pas savoir... monsieur... vous n'avez pas encore dit votre nom... bée!... En effet, le grand orateur se rappela qu'on ne lui avait pas présenté encore le livre de police. Il attendit de nouveau. A dix heures, les deux Mirliflor rentrèrent. Ils frappèrent presque aussitôt à la porte de leur locataire, et parurent, suivis de Damoiseau. Celui-ci tenait à la main le livre de police. Rêvait-il? Berryer avait bien encore devant lui les figures idiotes des trois grotesques, mais il lui sembla que l'expression de ces figures n'était plus la même. Il témoigna sa surprise de façon si comique, que Mirliflor jeune éclata de rire, et lui tendant la main: --Voulez-vous avoir la bonté d'écrire là-dessus vos nom, prénoms, et qualités, cher monsieur Berryer? dit-il. Le grand orateur recula stupéfait. --On vous avait dit d'attendre, continua le prétendu Nestor... Bon tabac! moi qui vous parle, j'ai eu l'honneur insigne de serrer la main de Sa Majesté le roi des Français!... III LES DÉGUISEMENTS Berryer comprit aussitôt qu'il était avec des amis. Peut-être fût-il resté quelque temps sans les reconnaître, si Nestor Mirliflor n'avait fermé avec soin la porte d'entrée, fait tomber les rideaux sur la fenêtre, et, alors, retiré sa fameuse barbe noire. --Vous! de Puiseux! --De Puiseux! moi? vous plaisantez, monsieur Berryer! Je ne suis que Nestor Mirliflor, frère cadet de Ulysse Mirliflor! Mirliflor junior, Nestor Mirliflor junior. Nos lecteurs ont déjà reconnu, sans doute, le frère aîné, grave et triste toujours, et qui portait sur son visage une ombre de mélancolie profonde. C'était le marquis de Kardigân. --Cher monsieur, dit Henry de Puiseux au grand orateur, Madame vous recevra dans une heure seulement. Donc, jusque-là, nous avons parfaitement le temps de causer un peu. Laissez-nous vous raconter en quelques mots notre histoire. Cela nous servira d'excuse pour la comédie que nous venons de jouer... --Et où vous m'avez donné un rôle, dit Berryer en riant. --Faut-il vous expliquer, pourquoi? Je dois d'abord vous déclarer que j'ai agi malgré M. de Kardigân. Mais je lui ai prouvé que c'était une épreuve nécessaire à laquelle nous n'avions pas le droit de vous refuser... Si vous, vous ne nous reconnaissiez pas, qui donc nous reconnaîtrait à Nantes? Un bruit de pas se fit entendre à la porte. Puis trois coups furent frappés à intervalles inégaux. C'était un signal. Henry courut et ouvrit. Le nouveau venu portait une ample redingote qui tombait sur ses talons. --Monsieur Berryer, voici également un des nôtres, continua le jeune homme. Je l'attendais, car il va nous renseigner sur certaines menées dont j'ai peur. C'était Aubin Ploguen, Aubin, le héros sublime de tant de grandes actions. --Mais, d'abord, reprit Henry de Puiseux, voici ce qui se passe. Il y a un mois et demi, M. le marquis de Kardigân et moi nous sommes revenus de Londres, suffisamment déguisés pour qu'on ne nous reconnût pas. Nous avons acheté cette maison. Savez-vous pourquoi nous nous sommes affublés de ce nom grotesque de Mirliflor? C'est uniquement parce que jamais ce nom-là ne pourra passer inaperçu. Comment voulez-vous supposer que des gens soient assez fous, voulant se cacher, pour s'appeler Mirliflor? --C'est assez bien raisonné, dit en souriant Berryer. --Nous voici donc à la tête d'une maison meublée, M. le marquis de Kardigân et moi. Il fallait songer à nous pourvoir de locataires, ces locataires, en voici un. Vous avez entendu parler du chouan Ploguen, de ce paysan légendaire qui valait presque une armée à lui tout seul? Le voilà! Berryer tendit silencieusement la main à Aubin, qui la serra. Le signal se répéta à la porte. Henry de Puiseux renouvela son manège. Un des autres bourgeois parut: --Voici un second locataire, continua Henry en riant... Vous avez entendu parler aussi, monsieur Berryer, de ce vieux Gouësnon, qui ne sachant lire que dans son missel grossier, est toujours resté fidèle à la croyance des anciens Bretons? Gouësnon, comme Aubin, comme ce gars, grotesque lui aussi, sous son nom de Damoiseau, et sa mine idiote, comme trois autres encore, nous attendons ici que Son Altesse Royale ait besoin de nous! Berryer était fort ému. Son regard se porta sur Jean-Nu-Pieds: il avait peine à le reconnaître. Le jeune homme avait ôté sa fausse barbe et sa perruque grise. Il avait vieilli de vingt ans depuis que le grand orateur l'avait vu pour la première fois. --Ah! pourquoi tous les royalistes de France ne sont-ils pas comme vous, messieurs! dit tristement Berryer. Quand la plupart de ceux qui combattaient naguère à l'ombre de notre drapeau croient tout fini et restent immobiles ou indifférents, vous, toujours fidèles, toujours à votre poste, vous ne désertez pas votre cause un instant! --Notre cause est éternelle, dit gravement Jean. Donc notre devoir aussi. --Tenez! je vous admire encore plus, sous ce déguisement ridicule, que sous votre harnais militaire! s'écria Berryer. Il ajouta après un silence: --Qu'est-ce que vous aviez à nous dire, Aubin? --On veut introduire un espion ici, dit le chouan, --Qui?... on. --L'autorité de la ville. --En es-tu sûr? dit Henry, --Très-sûr. Le commissaire central s'est adressé à l'un des locataires de la maison, et lui a promis une somme d'argent, s'il consentait à lui transmettre une note sur tous les habitants. --Quel est ce locataire? demanda naïvement Jean-Nu-Pieds. Pour la première fois, depuis bien longtemps, un sourire plissa la lèvre du paysan. --Moi, dit-il. --Ils sont bien tombés! --Ne ris pas, de Puiseux, reprit Jean-Nu-Pieds. Il y a peut-être un danger là-dessous. Pour faire surveiller cette maison, il faut qu'on ait des soupçons. --Et après? Monsieur Berryer, dit Henry, vous allez voir Son Altesse. J'ignore ce que vous allez lui dire, mais assurez nos amis de Paris que la sûreté de notre reine ne court aucun danger. --Messieurs, elle est sous votre garde. Je suis tranquille. Comment vais-je pouvoir me rendre auprès d'elle? --Venez! Jean-Nu-Pieds, Gouësnon et Aubin Ploguen restèrent dans la chambre. Henry prit la main de Berryer, et le guida à travers les escaliers de la maison. Arrivé au rez-de-chaussée qui, on se le rappelle, faisait partie de ce que les deux amis se réservaient, M. de Puiseux tira une grosse clef de sa poche, et ouvrit la porte de la cave. --Où me conduisez-vous donc, par un pareil chemin? --Attendez. Cinq marches de pierre presque effondrées descendaient dans un long couloir rempli de tonnes de vin et de débris de bouteilles. Un air humide faisait trembler la mèche de la lanterne. Henry de Puiseux avança lentement jusqu'au bout du couloir et s'arrêta devant une seconde porte. --Voici la cave au charbon! dit-il en riant. «Le caveau au charbon,» ainsi que l'appelait Henry, donnait à son tour dans une autre cave. --Celle-là renferme du bois! Une troisième porte fut ouverte. Henry avait eu soin de fermer hermétiquement derrière lui toutes les diverses issues qu'ils venaient de franchir. Il compta les pierres qui formaient la muraille. Quand il en fut à la cinquième, il mit la main sur un clou presque imperceptible, et appuya fortement. Aussitôt la pierre tourna sur elle-même, livrant passage dans un corridor étroit. La lanterne jetait une faible lueur. --Où sommes-nous ici? demanda Berryer. --Ah! c'est mon secret, répliqua Henry. Au lieu d'aller droit, le corridor semblait creusé en biais. Après une marche qui dura environ cinq minutes, les deux hommes trouvèrent une porte en face d'eux. Henry de Puiseux prit une quatrième clef et l'ouvrit. --Montez, dit-il. Berryer obéit. Il se trouva dans une pièce fermée. Il allait passer outre. --Encore un mot, continua Henry, mais cette fois d'une voix grave. Vous venez de passer en revue tout notre arsenal de conspirateurs. Vous avez pu juger par vous-même, de tous les moyens de défense que nous avons. Chacune de ces barriques contient de la poudre ou des balles. Dans une armoire sont cinquante fusils. En votre âme et conscience, jugez-vous que Madame soit en sûreté? --Mais où est-elle?... --Ici même. --Quoi!... --Notre maison et la sienne communiquent par les caves. Si je vous l'ai caché jusqu'à présent, c'est que je comptais bien me servir de votre surprise pour arracher une promesse. --Laquelle? --Le comité royaliste de Paris vous a envoyé ici pour que vous puissiez décider Son Altesse à retourner en Angleterre. --Vous savez... --M. de Kardigân et moi nous le savions. Maintenant que vous savez que tout danger est écarté de cette tête auguste, décidez! Vous nous avez crus endormis, à Paris, vous avez cru que, satisfaits d'avoir accompli notre devoir pendant la guerre, nous ne pensions plus à défendre Celle qui s'est confiée à notre loyauté? Vous vous étiez trompé, monsieur Berryer. Nous vivons toujours pour le devoir! Que le danger arrive, et nous sommes là-bas, dans cette maison que vous venez de quitter, dix ou douze chouans, déguisés de façon grotesque et prêts à mourir ici comme en Vendée!... Allez, monsieur Berryer, allez dire à Madame de rendre tous nos travaux inutiles, tous nos efforts vains, toutes nos fatigues superflues... Allez! Avant que Berryer ait eu le temps de répondre, une petite porte s'était ouverte et une voix féminine dit: --Venez, cher monsieur Berryer, je vous attends.. * * * * * Une demi-heure plus tard, Berryer s'en retournait par le même chemin. Que s'était-il dit entre lui et Son Altesse? Nous l'ignorons. Mais Madame avait refusé de partir. À peu près à la même heure, Deutz obtenait du préfet l'ordre d'arrestation du grand orateur. Madame avait refusé de quitter Nantes. Elle considérait que là était son poste et qu'elle ne devait pas le quitter. Berryer, au fond du coeur, préférait que la princesse n'abandonnât pas ses amis, ses serviteurs. Les paroles de Henry de Puiseux l'avaient touché. Il reconnaissait, à part lui, que le comité supérieur de Paris ne pouvait pas juger sainement la situation, éloigné comme il l'était du théâtre du drame vendéen. --Eh bien! lui demanda Henry, pendant que tous les deux traversaient de nouveau les caves, qui reliaient l'une à l'autre les deux maisons de la rue Haute-du-Château. --Eh bien, mon cher monsieur de Puiseux, vous avez gain de cause. --Madame reste? --Oui. --Merci. Parce que si vous aviez voulu que Son Altesse partît, votre éloquence irrésistible aurait su la convaincre!... Ils arrivaient à la maison garnie des frères Mirliflor. --Avouez que c'eût été dommage de ne pas profiter de tout cela! s'écria Henry, en riant. Tant d'inventions spirituelles en pure perte! M. de Kardigân et moi nous sommes revenus de Londres, après avoir bien étudié le fort et le faible. Comment nous y prendrions-nous pour rentrer à Nantes sans qu'on en sût rien. Ah! le plus difficile, monsieur Berryer, ce n'était pas de pouvoir vivre ici cachés: c'était de pouvoir être encore utiles à Madame. Ils étaient remontés dans la chambre même où les déguisements s'étaient révélés au grand orateur. Jean-Nu-Pieds et Aubin Ploguen les attendaient. --Victoire! dit Henry, Madame reste. --Et moi, je pars, répliqua tristement Berryer. --Déjà! --Il faut que je sois dans quatre jours à Bordeaux, et dans huit à Poitiers. Mais ce qui m'attriste, en m'éloignant d'ici, c'est moins de vous quitter, mes chers amis, que d'abandonner votre héroïque dévouement pour retrouver l'indifférence honteuse des nôtres à Paris. Je commence à croire que là-bas nous ne voyons pas la vérité. Tout est possible à une cause qui est défendue par tant de serviteurs comme vous! Une muette pression de mains fut la réponse des deux jeunes gens. La nuit était assez avancée. Berryer se coucha, et le lendemain matin, dès l'aube, il monta en chaise de poste et partit. Jean-Nu-Pieds suivit longtemps du regard la voiture qui emportait l'homme illustre en qui, plus tard, devaient se personnifier les espérances de la Monarchie. Le marquis de Kardigân, depuis que nous l'avons quitté sur le pont du _Wellington_, n'avait pas seulement vieilli au physique. Son intelligence, mûrie par les coups terribles de la destinée, avait fait de lui, qui était déjà un homme remarquable, un homme héroïque, presque un homme de génie. La douleur est la pierre de touche. C'est l'éprouvette humaine. Elle écrase les faibles, mais elle grandit les forts. Pas une seule fois le nom de Fernande n'avait été prononcé entre ses amis et lui. Pas une seule fois Henry ou Aubin n'avait fait allusion au passé. On eût dit que c'était une lettre morte. Chaque soir, quand il se retirait dans sa chambre, il se plongeait dans l'étude. Sur la petite table de bois blanc qui touchait à sa fenêtre, on voyait entassés les livres que les siècles nous ont légués, comme s'ils renfermaient la quintessence de ce qu'ils avaient de bon. _Don Quichotte_ touchait la _Bible_ et les _Confessions de Saint-Augustin_ coudoyaient l'_Iliade_. Quelquefois une phrase, une pensée venaient rappeler dans un de ces livres, la souffrance cachée qui rongeait le coeur du jeune homme. Alors il fermait les yeux comme s'il eût voulu s'abîmer dans son souvenir. Son souvenir! Ce sont les Grecs qui ont créé cette légende navrante de Prométhée, qui, secoué éternellement à sa roue par le flot montant, se débat sous les serres d'un vautour qui lui dévore le foie. N'est-ce pas là l'image de la souffrance humaine à laquelle l'homme ne peut pas résister, et qui enfonce dans son âme le bec acéré du souvenir? Henry de Puiseux avait été quelque temps, avant de pouvoir se faire à la comédie qui changeait en ridicules les élégants gentilshommes vendéens. Il revenait sans cesse au passé, et se trompait. Jean, au contraire, semblait éprouver une amère joie à ce déguisement inspiré par son dévouement. Il souhaitait que cette vie continuât. Elle le laissait seul avec lui-même. Peut-être espérait-il arriver à se convaincre qu'il ne jouait pas un rôle, et qu'il était bien réellement cet Ulysse Mirliflor dont le nom grotesque excitait à chaque instant la gaieté de Henry. Qui sait? Sans doute regrettait-il que le sort ne l'eût pas fait naître dans une aussi humble position, au lieu de le combler de tous ses dons. Il aurait été certes plus heureux que né avec d'autres besoins, par conséquent, d'autres souffrances. Après le départ de Berryer, la vie recommença rue Haute-du-Château, comme par le passé. Les jours s'ajoutaient aux jours; ils n'avaient, ni les uns ni les autres, reçu aucune nouvelle de l'illustre voyageur. Seul, Aubin Ploguen semblait changé. En vérité, le Breton n'était plus le même. Tous les matins, il lui arrivait une lettre. Cette lettre contenait une ligne. Du 6 octobre, jour du départ de Berryer, au 12, époque à laquelle nous sommes parvenus, Aubin reçut six lettres. Les voici dans leur mystérieuse laconité: 1° Maladie grave, inflammation de poitrine; 2° Beaucoup de mieux; 3° Le mieux se continue; 4° Aggravation, nuit mauvaise; 5° Autre nuit mauvaise; 6° De plus mal en plus mal. Or, le caractère d'Aubin variait avec les lettres qui étaient reçues. Quand arriva la première, Aubin se frotta joyeusement les mains; à la seconde, il fut triste, et ainsi de suite. Quand la nouvelle était bonne, Aubin était ennuyé; par contre lorsque la nouvelle était mauvaise, Aubin était enchanté. Si Henry ou Jean avaient su quelles étaient ces correspondances entretenues avec tant de soin par le Breton, ils n'auraient pas manqué d'être fort intrigués. Il est vrai que Ploguen ne leur aurait jamais avoué la vérité. C'était un secret. Mais quel secret? Cependant, rien ne faisait prévoir que l'autorité nantaise dût, un jour ou l'autre, découvrir la retraite de Madame. On avait même renoncé à laisser pénétrer chez elle ses plus intimes amis. Seul, M. de Charette faisait exception à la loi commune. Quant à Jean et à Henry, ils se rendaient chez Madame, en passant par le corridor souterrain. --Cet homme, qui se disait envoyé par le comité de Paris, est-il revenu encore? demanda un soir le marquis à Henry. --Non. C'est du nommé Deutz que tu parles, n'est-ce pas? --Oui. --Je crois que nous avons bien fait de refuser l'audience sollicitée par lui. --Le filleul de Madame, pourtant! --Peu importe! dans la situation où nous sommes, avec la responsabilité qui pèse sur nous... --Tu as raison, d'ailleurs l'ordre de M. de Charette est formel. Et c'est nous qui, les premiers, devons donner au chef l'exemple de l'obéissance. Henry interrompit son ami. Ils passaient en ce moment devant la boutique où trônait, aux derniers feux du soleil couchant, Mme Ravine, l'épicière, la belle madame Ravine, soleil couchant elle-même. --Ma foi! je ne suis pas en train ce soir, dit Henry tout bas. Laisse-moi m'amuser un peu. Il entraîna son ami devant la boutique. --Eh! bonjour donc! ma'me Ravine! dit Henry en s'inclinant. --Bonsoir plutôt, monsieur Mirliflor junior, je suis la vôtre. --Toujours belle! riposta Henry. Puis, il posa délicatement une prise de tabac sur le haut de sa main. --A propos, dit la belle épicière, vous savez la nouvelle? --Quelle nouvelle? --M. Berryer est arrêté. Il fallut aux deux jeunes gens une grande puissance sur eux-mêmes pour ne pas jeter un cri. De Puiseux serra fortement le bras de Jean. Puis, il ajouta: --Bon tabac!--Voulez-vous me prêter votre journal? --Volontiers. Ce soir-là, Henry, _alias_ Nestor Mirliflor, ne fit pas une bien longue visite à madame Ravine. Il avait hâte d'entraîner Jean. Dès qu'ils furent rentrés chez eux, ils ouvrirent le journal qui contenait le procès-verbal suivant: «Le 10 octobre de l'an 1832, vers une heure du matin, nous, Martin (Édouard-Louis), brigadier, Camus (Napoléon), Durand (Jean-Baptiste) et Jannet (Joseph), gendarmes soussignés; Certifions qu'en vertu des ordres de nos chefs supérieurs, nous nous sommes transportés sur la route qui conduit de la ville d'Angoulême à celle de Cognac, pour rechercher et arrêter le nommé Berryer, député; L'ayant rencontré, nous nous sommes assurés de sa personne, et l'avons conduit devant M. le préfet de la Charente, lequel nous a délivré l'ordre de le conduire de brigade en brigade devant M. le préfet de la Loire-Inférieure à Nantes. Fait et clos à Angoulême, les jours, mois et an que dessus.» _Signé:_ MARTIN, CAMUS, JANNET, DURAND. P. C. F.: VERTHELOT, _greffier_. IV UNE DIGRESSION Les lignes qu'on va lire se pourraient détacher de ce livre, ne tenant pas à notre action. On a vu que l'arrestation de Berryer, n'était pour Deutz qu'un moyen d'arriver à ses fins. Mais nous voulons faire connaître toutes les particularités de cette grande guerre vendéenne de 1832, trop longtemps méconnue. Au surplus, ce nous sera un moyen de dénoncer encore une fois les procédés politiques infâmes dont se servait le gouvernement du roi Louis-Philippe. A peine arrêté, Berryer fut conduit à Nantes. On l'enferma, non dans la prison de la ville, où nous avons vu déjà Jean de Kardigân et Henri de Puiseux, mais dans une chambre basse de la Préfecture. L'agitation de la cité était à son comble. Les uns, comme nos amis, étaient consternés; les autres blâmaient le gouvernement d'avoir osé commettre une pareille vilenie. Le soir même de l'arrivée de Berryer, M. Maurice Duval envoya une troupe d'hommes hurler sous les fenêtres de la préfecture des vociférations où dominaient ces deux mots: «A mort!» Mais, ainsi qu'on va voir, la police avait trop bien pris ses précautions pour se contenter de garder en prison le grand orateur. Il lui fallait plus. Berryer fut prévenu qu'on allait le déférer au jury de Loir-et-Cher, où son procès était instruit d'avance. Quelques heures avant son départ, deux domestiques entrèrent dans la chambre de l'illustre captif, en apportant une table couverte du déjeuner. C'était le lendemain matin. L'un des deux domestiques sortit bientôt. Son compagnon resta seul. Celui-ci continua pendant un instant à préparer le repas, puis quand il se fut assuré que personne ne pouvait le voir, il s'approcha de Berryer, et lui dit tout bas: --Me reconnaissez-vous? Berryer crut à un piège et ne répondit rien. Le domestique ne put rien obtenir de lui. Heureusement, car ce domestique était un espion. Berryer monta dans un carrosse, fermé à clef, à glaces dépolies, vers midi. Le carrosse était escorté d'un demi-escadron de gendarmes. La ville fut traversée ventre à terre. Aux portes, une partie de l'escorte se détacha. Dix gendarmes restèrent seuls et galopèrent autour. Ancenis, Angers, Saumur, furent bientôt dépassés. A Tours, il y eut à peine un arrêt d'une demi-heure. L'arrivée à Blois ne fut signalée par aucun incident. On ne laissa pas à Berryer le temps de se reposer. Le procureur du roi se présenta aussitôt dans la cellule, où le premier orateur des temps modernes attendait que l'on décidât de son sort. --Monsieur, lui dit-il, on a opéré une perquisition chez vous. On a trouvé dans votre secrétaire les papiers les plus compromettants. --C'est impossible. --Je vais vous les mettre sous les yeux. Le procureur du roi tira de son portefeuille un certain nombre de pièces, et les fit passer sous les yeux du prévenu. Mais à peine Berryer y eut-il jeté un regard, qu'il rougit d'indignation et s'écria avec cet accent que lui seul possédait: --Ces pièces sont fausses! --Vous espérez en imposer à la justice, mais je vous préviens qu'elle est instruite. --Vous voulez me faire condamner? mais il faudrait au moins avoir d'autres preuves que celles-là. Quoi! vous voulez prouver que j'ai payé un assassin pour tuer le roi des Français! Vous pouvez le dire, monsieur, personne ne daignera vous croire. Vous avez encore falsifié ce papier pour m'accuser d'avoir voulu corrompre la conscience d'un colonel. Dites-le encore, personne ne vous croira, cette fois encore, monsieur. Malgré son impudence, le procureur du roi dut être un peu décontenancé par cette parole pleine de dignité. En effet, ainsi que cela fut démontré plus tard, ces pièces étaient entièrement fausses. Le magistrat se retira. Plusieurs jours se passèrent pendant lesquels on grossit à dessein, dans les journaux officieux, les interrogatoires du prévenu. On alla même jusqu'à ajouter des mensonges à ces interrogatoires. C'est ainsi que la France apprit un matin, le 27 octobre, que Berryer venait d'avouer tout. Avouer quoi? On ne le disait point. Seulement ces feuilles honnêtes ajoutaient avec hypocrisie: --Demain commencent les débats. Le prévenu renouvellera sans doute ses dénégations premières. Le lendemain commencèrent, en effet, les débats. Une foule énorme remplissait le prétoire. Le majorité, hâtons-nous de le dire, était favorable à l'homme illustre qu'une criminelle politique forçait à s'asseoir sur le banc des assassins. D'ailleurs, un mouvement s'était produit dans l'opinion publique, qui ne laissait pas d'inquiéter beaucoup le gouvernement. La cour de cassation avait blâmé l'arrestation illégale du député; le barreau de Paris, par l'entremise de son bâtonnier, M. Mauguin, avait, de son côté, adressé une lettre très-énergique à leur glorieux confrère. Enfin, de toutes parts, on condamnait le ministère et on acclamait le prisonnier. Ce fut en de pareilles dispositions que les débats commencèrent. Il n'y a qu'un témoin: un sieur Chartier, qui prétend que Berryer l'a chargé de corrompre des officiers de l'armée. Les regards se tournent vers le banc des accusés. Mais Berryer reste calme; il ne répond rien. Alors le sieur Chartier continue sa déposition, chargeant toujours de plus en plus. C'était à lui encore que Berryer avait proposé vingt mille francs pour assassiner Louis-Philippe. Le témoin, malgré les murmures que ne pouvait retenir l'auditoire, prétendit que la pièce dont Berryer niait la vérité en était la preuve. Mais de tels échafaudages ne peuvent pas subsister bien longtemps. Le ministère public fit courageusement son métier. Il accabla de mépris le sieur Chartier, et abandonna l'accusation. Nous regrettons d'ignorer le nom de ce magistrat intègre. Si nous le connaissions, il nous serait facile de prouver que de ce jour-là la carrière de cet homme acheva d'être perdue. Naturellement Berryer devait se défendre lui-même. Il prononça une seule phrase. Mais cette phrase suffit à faire l'un des plus beaux discours qu'il ait peut-être jamais prononcés. «--Messieurs, dit-il, on m'accuse d'avoir été un suborneur de consciences et un soudoyeur d'assassinats. C'est à vous de déclarer si cela est vrai... J'attends!» Après une délibération de cinq minutes, le jury rapporta un verdict de non-culpabilité sur toutes les questions. Aussitôt le président ordonna la mise en liberté immédiate du prisonnier. Les applaudissements furent tels, que, pendant cinq minutes, ils ébranlèrent les voûtes du Palais de Justice. Le gouvernement semblait battu. Et pourtant il venait de gagner sa plus belle partie. La trahison de Deutz devenait possible. Nous savons que c'était lui qui avait préparé toute cette aventure, qui se terminait glorieusement pour Berryer. Nous allons voir pourquoi. V L'AUDIENCE L'acquittement de Berryer avait été prononcé le mercredi 31 octobre. Le même jour, à trois heures de l'après-midi, Deutz allait frapper chez M. C..., royaliste dévoué, et qui était chargé de faire parvenir à Madame les demandes d'argent, ou les lettres qu'on lui adressait. Ce n'était pas la première fois que Deutz venait chez M. C..., mais toujours, ainsi qu'on le sait, l'audience qu'il sollicitait lui avait été refusée, non qu'on se méfiât de lui, mais la consigne était formelle. M. de Charette avait défendu qu'on laissât pénétrer auprès de Son Altesse aucune personne qui ne serait pas porteur d'un ordre de lui. M. C... répondit donc à Deutz, ainsi qu'il l'avait déjà fait. Il lui était impossible de conduire le juif auprès de Madame. --C'est bien malheureux, répliqua le traître, car je suis porteur d'une lettre de M. Berryer et d'instructions secrètes venant de lui. Rien ne pouvait produire plus d'effet. M. C... savait que Madame était anxieuse de recevoir des nouvelles du prisonnier. Elle ignorait encore qu'en ce moment-là même on rendait l'arrêt pour ou contre le Cicéron royaliste. M. C... n'osa pas prendre sur lui de renvoyer Deutz. Il se contenta de lui dire: --Revenez ce soir à neuf heures. Puis, dès que Deutz fut parti, il courut à la maison où se cachait M. de Charette. Par malheur M. de Charette était en tournée dans l'ancien Bocage, où il voulait préparer le soulèvement prochain. M. C... se rendit auprès du marquis de Kardigân, qui refusa de prendre sur lui une telle responsabilité, surtout en l'absence de son chef. Il fut donc décidé que Madame prononcerait en dernier ressort, et déclarerait s'il lui plairait, oui ou non, d'accorder l'audience demandée. Fort peu de royalistes connaissaient la retraite de la duchesse de Berry. Bien qu'on pût compter sur leur fidélité, il était inutile d'exposer une si précieuse existence aux indiscrétions d'un homme. M. C... était de ceux-là. Il ignorait donc le chemin secret par lequel les deux maisons de la rue Haute-du-Château communiquaient. Sur un signe de Jean-Nu-Pieds, Henry de Puiseux sortit de la pièce où ils avaient reçu M. C..., et descendit aux caves où il prit la route que nous connaissons. Madame ne sortait jamais. Sa vie était d'une régularité désespérante. Passer ainsi de l'existence dramatique de la guerre à la réclusion d'une prison volontaire, c'était dur pour une organisation si vive. Mais elle se résignait en pensant qu'elle accomplissait son devoir. Madame demeurait dans la chambre du second étage que nous avons dépeinte. Elle prenait ses repas au premier, et généralement elle admettait à sa table M. de Ménars, les demoiselles Deguigny, et mademoiselle Stylite de Kersabiec. Quand Henry de Puiseux arriva, la cloche du rez-de-chaussée sonna. C'était le moyen employé pour prévenir d'un danger; car on avait souvent de rudes alertes, dans cette petite maison qui avait l'honneur d'abriter la première femme de France! Les régiments passaient presque chaque semaine dans la rue pour entrer ou sortir de la ville. Aussitôt Madame se réfugiait dans une cachette particulière, qui mérite une description, étant devenue historique, et dont nous parlerons plus tard. --Entrez, de Puiseux! dit Madame, quand on lui eut annoncé le jeune gentilhomme. --La santé de Votre Altesse est-elle bonne aujourd'hui? --Oh! ma santé est bonne, ce n'est pas cela qui m'inquiète! Pauvre princesse! Elle souleva tristement un coin du rideau pour apercevoir un peu de ce ciel bleu qu'elle aimait tant. --J'ai des moments de découragement, murmura-t-elle. Ne jamais sortir! Rester toujours enfermée... Je donnerais un trésor pour faire une course folle, au milieu de la plaine, avec un horizon devant moi. L'horizon!... Regardez le mien. Ce sont les quatre murs de cette chambre!... Elle courba le front. Henry se taisait, ému devant cette plainte si féminine. --Mais ne parlons plus de tout cela, reprit-elle avec une gaieté un peu forcée. Je n'ai pas le droit de me plaindre de douleurs si mesquines quand les meilleurs de mes amis ont souffert si durement pour moi... Qu'aviez-vous à me dire, de Puiseux? --Madame, je viens soumettre à Votre Altesse un fait de la plus grande gravité. M. de Charette a ordonné que personne ne fût introduit auprès de vous sans une permission expresse signée de lui. A peine cinq ou six d'entre nous sont-ils exceptés de cette loi sévère, mais nécessaire. Or, un jeune homme, nommé Deutz... --Mon filleul! --Oui, Madame. --Je crois pourtant qu'on peut avoir confiance en lui. --Ce jeune homme a plusieurs fois sollicité la faveur d'être reçu par Votre Altesse. Jusqu'à présent, M. de Charette avait toujours refusé. Mais aujourd'hui, ce M. Deutz revient à la charge, insiste pour être conduit auprès de vous, et M. de Charette est absent. --Absent ou non, on doit respecter l'ordre qu'il a donné. --Alors, Madame... --Dites à Deutz que je le regrette, mais qu'il m'est impossible de manquer aux commandements du chef que j'ai nommé moi-même. Henry de Puiseux s'éloignait déjà, enchanté au fond du coeur que la duchesse de Berry fût aussi prudente; mais celle-ci le rappela tout à coup. --Et pas encore de nouvelles de notre Berryer? --Non, Madame. --A cette heure pourtant!... Oh! ils n'oseront pas y toucher, c'est impossible! --Ils ont bien osé toucher au roi de France. --Ne me dites pas cela. J'ai le frisson quand je pense que, à cause de moi, il pourrait arriver malheur au plus grand orateur de mon pays! Mais c'est donc une fatalité maudite que de me servir! Les uns, comme Grandlieu et Girardin, sont morts; les autres sont prisonniers! Dieu m'a donc abandonnée, moi et les miens! Madame se laissa tomber sur un fauteuil et cacha sa tête dans ses mains. Henry put voir glisser, entre les doigts fins et roses de la princesse, une larme pure comme une perle... Quelle récompense pour Berryer: une larme de Son Altesse Royale la duchesse de Berry, mère du roi de France! --Que me voulait Deutz? demanda-t-elle brusquement, comme pour s'arracher elle-même aux pensées qui lui brisaient le coeur. --Il venait... justement... de Blois. --De Blois! Madame se releva d'un bond. --Allez le chercher... --Madame! --Je veux le voir. --Que Votre Altesse daigne se rappeler ce qu'elle vient de me dire. --Je ne savais pas ce que je sais. Allez chercher Deutz. --Madame... --Vous hésitez! Je vous ai dit que je le voulais! Puis, voyant qu'elle avait attristé Henry, elle lui prit la main. --Mon serviteur, dit-elle, il n'y a rien à craindre. Ce Deutz est mon filleul. Comment pourrait-il ne pas m'aimer? Il serait mort de faim et de misère sans moi. Je vous le répète, il n'y a rien à craindre. Pensez donc que je suis sa marraine! --Les ordres de Votre Altesse vont être exécutés, dit Henry. Il sortit de la chambre. Lui non plus ne craignait pas une trahison de la part de Deutz. Le juif avait souvent servi de courrier entre les Vendéens de la Bretagne et le comité légitimiste de Paris. Madame, elle-même, autrefois, à la ferme de Rassé, n'avait-elle pas ordonné qu'on l'introduisît aussitôt auprès d'elle quand il se présenterait aux avant-postes? Henry reprit le corridor souterrain. Il trouva le marquis de Kardigân qui l'attendait avec Deutz, qu'on avait envoyé chercher par M. C... Cet homme devait avoir une puissante intelligence. En tout cas, il possédait un rare empire sur lui-même. Rien en lui n'annonçait une émotion quelconque. Son oeil noir était sans flammes, immobile, enfoncé sous l'orbite; le teint jaune et bilieux ne connaissait pas la pâleur, ni cette rougeur accusatrice qui dénonce souvent une pensée coupable. Noua avons déjà esquissé une partie de cet ignoble caractère. L'hypocrisie froide en formait le côté dominant. Sa voix savait trouver des inflexions de voix émues, qui faisaient croire que de la tendresse ou du dévouement remuait au fond. Dieu a ainsi des caprices inexpliqués. Il crée des êtres tout d'une pièce pour le mal, comme pour en faire des instruments de châtiment. Le marquis de Kardigân n'avait pas prononcé un seul mot. Il éprouvait une sorte d'éloignement instinctif pour le juif. Deutz, de son côté, était mille fois trop habile pour parler sans être interrogé. Malgré sa force, le juif eut un tressaillement, quand il entendit revenir Henry de Puiseux. Le jeune homme allait lui apporter la fortune ou la ruine. Le mot qu'il allait prononcer pouvait lui rapporter cinq cent mille francs. Cependant, malgré sa tension d'esprit, il eut la puissance de demeurer impassible, lorsque M. de Puiseux lui dit: --Madame vous recevra ce soir. C'était encore quelques heures à attendre. --Trouvez-vous à neuf heures du soir chez M. C..., continua Henry. J'irai vous y chercher moi-même. Au surplus, le temps qu'il avait devant lui ne devait pas être perdu pour Deutz. Il avait un renseignement à avoir afin de le transmettre. Ce renseignement, M. Maurice Duval pouvait seul le lui donner. Car Deutz ne se dissimulait pas que, pour inspirer confiance à la duchesse de Berry, il fallait qu'il eût, en effet, une nouvelle importante à apporter. Berryer lui avait servi de talisman. Berryer devait donc être l'objet de son entretien... Nous ajouterons que le juif était porteur de lettres de créance, dont l'une, très-pressante, était signée de la reine d'Espagne. Comment se les était-il procurées? L'histoire reste muette à cet égard. Le plus difficile était d'arriver à la préfecture. Il craignait d'être surveillé par les légitimistes. Pourtant il eut l'idée d'écrire au préfet que tout était décidé pour le soir même, mais qu'il ne pouvait aller au palais; que, en conséquence, il priait M. Maurice Duval de venir le trouver. Il y avait entre ces deux hommes une trop grande communauté d'intérêts pour que le préfet ne se hâtât point de se rendre à ce désir. Deutz désirait vendre, lui désirait acheter. Le traître y gagnait cinq cent mille francs; celui qui profiterait de la trahison y gagnerait une croix de commandeur de la Légion d'honneur et un avancement exceptionnel. A huit heures, ces deux hommes, que la fortune avait mis à deux échelons si éloignés l'un de l'autre, et que rapprochait le crime, furent réunis dans une chambre d'hôtel. --C'est le moment de la grande partie, dit froidement Deutz. Je vois Madame ce soir. --Vous me l'aviez écrit, mais je n'osais pas le croire encore. --J'ai besoin de savoir exactement ce qui va advenir du procès de Blois. --Il est jugé maintenant. --Quand saurez-vous le résultat? --A minuit. --A quoi s'attend le gouvernement? --A l'acquittement. --Vous en êtes sûr? --Très-sûr. Le premier avocat général est un niais; on ne peut pas compter sur lui. Il a déclaré ouvertement qu'il abandonnerait l'accusation. VI LA CONSCIENCE D'UN MAUDIT --Alors je puis annoncer qu'il est acquitté? continua Deutz. --Oui. --Je vous remercie, monsieur le préfet; maintenant nous touchons au but. Je tiendrai ma parole... Le soir à neuf heures, Deutz arrivait dans la maison garnie des frères Mirliflor. A le voir, il eût été impossible de deviner en lui une émotion, quelque légère qu'elle fût. Son oeil froid regardait bien en face. Comment rougiraient-ils, ces visages jaunes, à travers lesquels le sang n'a point de transparence? Henry de Puiseux l'avait fait entrer dans une pièce du rez-de-chaussée. --Attendez ici, lui dit-il. Deutz, resté seul, trahit un instant sa préoccupation ardente. Il se leva, et se mit à marcher lentement à travers la chambre: --J'ai acheté _ma_ maison, murmura-t-il, il faut que je la paye! J'ai bien fait d'être vertueux jusqu'à présent. On a confiance en moi. J'y gagnerai ma fortune. J'ai craint de ne pas pouvoir arriver jusqu'à elle... Mais j'avais tort de douter. Il s'arrêta; puis reprenant: --Vendre et être payé, ce n'est pas tout. Il faut encore qu'on ne me soupçonne pas de la trahison. Si on me soupçonnait, ma vie ne pèserait plus une once avec les enragés qui entourent la princesse. Il faut que je calcule bien les chances que j'ai. Une fois que j'aurai livré Madame, je partirai immédiatement pour Paris. Et après? Il faudra mettra en lieu sûr mon argent. Mon argent!... Deutz s'arrêta. Son visage s'était illuminé pendant qu'il avait prononcé ces deux mots magiques: --Mon argent! Une expression de crainte remplaça cette lueur de triomphe. --Si on allait ne point me payer? Ah! si je croyais cela!... Non, c'est impossible! je suis _honnête_ avec le ministre, le ministre sera _honnête_ avec moi. J'ai proposé un marché. Il a été accepté. Je ne les forçais pas de consentir. Ils ont consenti. Puis... ils n'oseraient pas. Il fit quelques pas silencieusement à travers la chambre. Son visage restait éclairé de cette flamme intérieure que projetait la pensée de «son argent». --Que pourra-t-il me manquer? Rien. Un demi-million! Voilà ce que mes rêves on vu passer souvent... Je me doutais bien que je faisais une action habile en devenant catholique. Ils ont cru que je me convertissais! Ce sont des niais. Les bons sont faciles à duper... La nature ne m'a pas créé bon: elle a bien fait. Il se tut encore: puis, il reprit: --Bast! qu'est-ce que cela pouvait me faire d'adorer leur Dieu? S'il existait, je ne pourrais pas devenir riche! Un ricanement accompagna ce blasphème. --L'or! l'or! l'or! je vais avoir de l'or! avec toutes les jouissances qu'il procure! quelle orgie de volupté!... j'aurai de l'or! Ah! comme j'humilierai ceux qui m'ont marché sur la tête! Je serai riche! C'est-à-dire que je pourrai avec mon argent gagner encore de l'argent, et puis de l'autre argent... Si _Elle_ n'avait pas été ma marraine, jamais je n'aurais pu pénétrer auprès d'elle. Il faut que ma religion me serve à quelque chose!... C'est une bonne idée que j'ai eue de faire arrêter ce Berryer. _Elle_ est impatiente d'avoir de ses nouvelles. Je savais bien qu'on ne laisserait pas à la porte celui qui les apporterait. Peut-être encore, si je n'avais pas été son filleul... Il ricana de nouveau: --Tiens! il faut bien que la marraine fasse quelque chose pour son filleul! Il s'assit et se mit à penser: --On ne me soupçonnera pas. Il ne faut pas qu'on me soupçonne. Je me suis donné trop de mal pour ne pas mériter d'être heureux. D'abord j'exécuterai mon projet. Je me marierai! J'ai toujours rêvé d'avoir des enfants. Je n'avais pas osé demander Rébecca en mariage. On ne pourra plus me la refuser maintenant. Je suis riche! Voyons, Rébecca a-t-elle une dot? Oui, son père lui donnera bien deux cent mille francs; deux cent et cinq cent... nous aurons sept cent mille francs! Il tira une lettre de sa poche. --J'aurais dû la mettre à la poste... Il faut que je la relise... «MONSIEUR ABRAHAM SIMONS, 13, _rue de Valois_, Paris. Monsieur, J'espère que vous voudrez bien faire une réponse favorable à la lettre que je vous adresse. Depuis dix ans je connais mademoiselle Rébecca Simons. Je n'aurais pas osé prétendre à sa main, si un parent éloigné ne venait pas de m'instituer son légataire universel. J'hérite de cinq cent mille francs. J'irai moi-même la semaine prochaine chercher votre réponse, que j'espère favorable. Votre bien dévoué, DEUTZ.» Qu'on ne s'étonne pas de la singularité de cette lettre. Deutz rêvait les splendeurs des banquiers juifs. Il voulait entreprendre, à son tour, de fonder une de ces colossales maisons qui disposent à leur gré des marchés de l'Europe. Le mot: amour n'était pas prononcé. Il disait: «Je connais mademoiselle Rébecca,» voilà tout. L'aimait-il cette jeune fille, qu'il faisait entrer dans ses plans d'épouser? Peut-être. Peut-être encore ne voyait-il en elle qu'un sac d'écus. Ce M. Simons était banquier, très-rusé, naturellement. Mais il avait une très-nombreuse famille. Honnête et estimé d'ailleurs, M. Simons ne pourrait pas refuser sa fille à l'homme qui lui apporterait une fortune relative. --Une fois marié, j'aurai des enfants, continua-t-il; puis, je pourrai donner des fêtes... Je me rappelle qu'un soir,--une nuit!--oh! quelle neige il tombait! J'étais aveuglé en marchant. Je sentais l'onglée me prendre. Et je voyais passer des voitures, dans lesquelles j'apercevais, enveloppées de fourrures, des femmes jeunes, belles, élégantes. Une rage sourde me prit au coeur. Pourquoi y avait-il des hommes pour posséder ces femmes-là... et leurs diamants! tandis que moi j'étais pauvre, nu comme un ver, sans famille et sans femme! Je passais sur la place Vendôme. Il y avait là un hôtel où se donnait une grande fête. Je voyais entrer des jeunes gens et des jeunes filles... je voulus entrer moi aussi, et je pus me glisser au milieu des groupes. Comme c'était beau! Un large escalier descendait jusqu'au bas de la cour, recouvert d'un tapis de velours rouge. Et des danseuses se montraient en toilettes splendides. Je distinguais leurs épaules blanches et des éclairs me traversaient le crâne. De quel droit n'étais-je pas, moi aussi, un des heureux de ce monde? De quel droit grelottais-je au dehors, tandis que je les voyais tous riants et contents? Il n'y a pas de justice en ce monde!... Pendant que je regardais, un homme qui portait des plaques sur la poitrine m'aperçut, et cria: --Mettez dehors ce mendiant. Oh! je sentis l'insulte! Elle m'atteignait en plein orgueil. Le souvenir m'en a brûlé longtemps... Les laquais m'ont pris par les épaules et m'ont chassé! Il se tut; sa respiration sifflait. --Moi aussi je serai riche! moi aussi j'aurai une belle femme qui m'aimera... Moi aussi je donnerai des fêtes, et je ferai chasser ceux qui voudront regarder... Rébecca est belle, c'est encore mon affaire. Avant de chercher à gagner d'autre argent, je veux me donner ce bonheur-là! Une fête splendide... et on se foulera dans mes salons, et je serai insolent à mon tour, comme on a été insolent avec moi. La tête de cet homme était hideuse à voir. Toutes les passions sales, infâmes, s'y peignaient. Le stigmate de ce qui est ignoble était gravé là... Comme il allait prendre sa revanche! la revanche de tant d'années de paresse et de misère. Il était de ceux qui sont envieux et lâches, et que l'ivresse du luxe saisit à point, pour les jeter dans l'ignominie. --On me fait bien attendre, murmura-t-il en jetant un coup d'oeil inquiet sur la modeste pendule placée au fond de la chambre sur une cheminée. Voilà plus d'une demi-heure que je suis ici... Pourquoi ce chouan n'est-il pas encore venu me chercher pour me conduire auprès d'_Elle_? Se serait-on ravisé? Non, ce n'est pas possible... Un bruit de pas retentit. La porte s'ouvrit et Henry de Puiseux entra. --Je vais vous conduire auprès de Son Altesse, monsieur, lui dit-il. Deutz ne répondit pas immédiatement. Il courba le front et fit un signe de croix. --Je remerciais Dieu de la bonne nouvelle que je vais apprendre à Madame, dit-il. Hélas! pourquoi faut-il que le ciel ne lui ait pas donné plus souvent de pareilles joies! Henry de Puiseux avait pris dans sa poche un mouchoir de laine épaisse. --Excusez-moi, monsieur, répliqua poliment le jeune homme, de la précaution dont je suis forcé d'user; mais c'est l'ordre de notre chef. --Quoi! vous vous méfiez de moi! Une larme roula sur le visage du juif. --On ne se méfie pas de vous, continua Henry; mais la consigne est formelle. Elle est d'ailleurs la même pour tout le monde. A peine deux ou trois personnes en sont-elles exceptées. --Enfin! murmura Deutz avec chagrin. Henry appliqua le bandeau sur les yeux du juif; puis il le prit par la main et descendit avec lui. Une voiture stationnait devant la porte. --Montez, monsieur Deutz, dit-il. Cinq secondes plus tard, la voiture roulait. Le cocher, qui n'était autre que Damoiseau, lui fit faire une course assez longue à travers la ville. Puis il la ramena devant la maison où Madame se cachait. Les horloges, au loin, sonnaient dix heures et demie du soir, une pluie fine commençait à tomber. VII L'ENTREVUE L'automne de 1833 fut particulièrement tempéré. Au reste, la Bretagne est la terre privilégiée. Les courants chauds qui viennent se briser au cap Finistère, en arrivant en droite ligne du Mexique, apportent une chaleur particulière. A Nantes, le mois d'octobre semblait être un mois de printemps. A dix heures et demie, le 31, on laissait encore toutes les fenêtres ouvertes. Deutz, au moment où on le faisait descendre de voiture, sentit une forte odeur de roses, qui frappait son odorat. En même temps, la pluie fine qui tombait, purifiait l'air, apportant une brise légère. Il remarqua que le vent venait de droite. Donc les roses, qu'il supposa avec raison être plantées sur le rebord d'une fenêtre, dans une caisse de bois, étaient également à droite. La porte de la maison s'ouvrit, Henry de Puiseux le prit par la main et l'introduisit à l'intérieur. On le fit entrer dans une grande salle, au premier étage, et là seulement, le bandeau qui l'empêchait de voir fut ôté. Presque immédiatement, Madame entra. Comme elle était changée, cette grande princesse qu'il avait connue à Rome dans toute la majesté du malheur, entourée du respect des cardinaux de la Sainte-Église, et de la tendre sympathie de Sa Sainteté. S'il fût resté quelque chose d'humain au fond de ce coeur, si une âme lui avait été donnée, il aurait abjuré sa trahison infâme, à la vue seule des ravages que la souffrance, l'angoisse, avaient faits sur la figure de la princesse. Les yeux étaient cernés. Au sillon noir qui creusait ses joues, on voyait qu'elle avait récemment pleuré... Oui, elle avait pleuré en pensant à Berryer captif! en pensant à tous ceux qui étaient morts inutilement pour elle. Elle avait pleuré en se disant que la destinée qui l'avait déjà si rudement frappée, ne se lassait pas de l'accabler encore. --Vous êtes le bienvenu, monsieur Deutz, lui dit-elle. Vous m'apportez des nouvelles? --Une grande et bonne nouvelle qui, je l'espère, sera bien accueillie de Votre Altesse. --Oh! parlez! parlez! --A cette heure, Madame, notre grand Berryer doit être acquitté. --Acquitté! --Oui, madame. --Dieu soit loué! Mais comment le savez-vous? En êtes-vous certain? --Autant, Madame, qu'on peut l'être d'une chose dont on ignore le résultat. --Mais alors... --Que Votre Altesse daigne m'écouter. --Soit. --Le gouvernement de l'usurpateur n'a pu découvrir qu'un faux témoin; certain sieur Chartier a accepté, moyennant une somme d'argent assez forte, de produire des pièces falsifiées. --Le misérable! L'épithète aurait dû frapper Deutz au coeur. Elle le laissa impassible. Ce mot vengeur glissa sur lui, comme s'il appartenait à une langue qu'il ne pouvait plus comprendre. --Par bonheur, j'ai pu être averti de ce qui se passait, et j'ai, moi, fourni la contre-preuve, qui établit d'une façon irrécusable la falsification de ces pièces. --Je vous remercie, M. Deutz. Ce qu'on fait pour l'un des miens, me touche autant que ce qui est fait pour moi. Continuez, je vous prie. --Votre Altesse sait, sans doute, que la Cour de cassation a décidé que M. Berryer serait traduit non devant un conseil de guerre, mais devant la juridiction ordinaire. De plus elle a blâmé l'arrestation d'un député à la Chambre. De son côté, le barreau de Paris a envoyé une adresse de félicitations à M. Berryer pour la fermeté de son attitude. Il est résulté de tout cela que l'opinion publique, et une partie de la magistrature, se sont rangées du côté du prisonnier. Et le procureur général ou l'avocat général qui a fait aujourd'hui fonction de ministère public a dû abandonner l'accusation. --Donnez-moi la main, monsieur Deutz. De pareilles nouvelles méritent une récompense. La figure du traître resta impassible. Il se contenta de s'incliner respectueusement. --On m'a dit que vous aviez des dépêches à me remettre? --Oui, Madame. --Donnez. --Voici une lettre de Sa Majesté la reine d'Espagne. Elle m'a été remise par le comité royaliste de Paris. Mais comme jusqu'à présent, je n'ai pu parvenir auprès de Votre Altesse... --Oui, une consigne a été donnée, M. de Charette tient à ce qu'elle soit respectée pour tout le monde. Madame avait décacheté la lettre d'Espagne. La reine offrait à son auguste soeur un asile dans le cas où elle se serait décidée à quitter la France, et à se diriger vers la frontière du Midi. Elle ajoutait que si Madame voulait prendre la voie de mer, qui était préférable, une corvette espagnole, sous pavillon neutre, irait la recueillir à l'endroit qu'elle désignerait. La duchesse de Berry réfléchit quelques minutes et dit: --Monsieur Deutz, vous m'êtes dévoué? --Oh! Madame, ma vie vous appartient, et je serai heureux s'il m'est jamais permis de répandre mon sang pour Votre Altesse Royale. --Eh bien! revenez après-demain. Je vous donnerai une réponse et une lettre d'introduction auprès de Sa Majesté ma soeur. Je vous prierai de la porter vous-même. Malgré son empire sur lui-même, Deutz ne put retenir un geste de joie: il s'aperçut qu'il venait de commettre une faute et se hâta de la réparer: --Je suis bien joyeux de pouvoir être utile à ma souveraine! Pourquoi Madame aurait-elle eu des soupçons? Les natures élevées ne connaissent pas ce sentiment des natures amoindries qui s'appelle la méfiance. --Je vous remercie encore, M. Deutz; vous donnerez à M. de Puiseux votre adresse à Nantes: il vous fera savoir l'heure à laquelle je vous recevrai. L'audience, la première, était finie. Henry replaça le bandeau sur les yeux de Deutz, et le reconduisit à la voiture qui était restée à la porte, attendant. La pluie avait cessé. Le cocher fouetta ses chevaux, et elle s'éloigna rapidement. * * * * * Deux heures plus tard, vers une heure du matin, un homme, enveloppé d'un manteau, arrivait devant la maison des frères Mirliflor, rue Haute-du-Château. Il s'arrêta et jeta à droite et à gauche des regards inquiets, comme s'il cherchait à s'orienter. --Voyons, murmura-t-il, je suis parti de là. La voiture a tourné; elle a tourné trois fois, dans un temps que je puis apprécier être d'environ cinq minutes... Il fit quelques pas en allant vers les gros numéros, c'est-à-dire en remontant la rue et en s'éloignant de la maison occupée par Madame. --Un! dit-il, en arrivant à une rue transversale. Cette rue était traversée à son tour par une deuxième, il compte: --Deux! Puis plus loin: --Trois! Mais cela ne m'avance pas. Je vais me perdre au milieu de tous ces tours et détours. Où suis-je ici? Il revint à son point de départ: --Peut-être, continua-t-il, la voiture a-t-elle pris la rue en descendant... Il faisait un clair de lune superbe. Cet homme,--Deutz, on l'a reconnu,--regarda le sol de la rue détrempé par la pluie qui était tombée. Alors il remarqua qu'une épaisse boue blanche couvrait ses bottes. Mais il n'attacha pas d'abord une grande importance à ce fait, peu appréciable en lui-même. Il suivait la rue, quand tout à coup il s'arrêta brusquement: --Hem! murmura-t-il. Il leva les yeux en l'air. --Les roses! l'odeur des roses! Sur le rebord d'une fenêtre appartenant à la maison portant le numéro 5, étaient, en effet, des plants de roses grimpantes.--Le vent venait de droite. Mais il s'arrêta; puis, avec lenteur, ainsi qu'un homme qui réfléchit: --Je suis fou. Il n'y a pas que cette maison à Nantes, où il y ait des roses. Pourquoi aurais-je fait un chemin si long en voiture, si j'avais dû aller si près?... Eh! eh! est-ce qu'on n'aurait pas voulu me tromper par hasard?... Voilà ce qui serait fort!... C'est ce que nous allons voir. Cinq cent mille francs! Cela vaut la peine qu'on étudie avec soin! Il examina avec soin toutes les maisons placées entre le commencement de la rue, et celle du n°5, où se trouvaient les roses. Puisque le vent venait de droite, apportant les parfums avec lui, la maison, si elle était dans cette même rue, ne pouvait pas se trouver au delà... Il commença d'abord par les numéros pairs. N'est-ce pas toujours ainsi, et ne choisit-on pas toujours le contraire de ce qu'on devrait faire? Il examina avec soin les numéros 2, 4 et 6, puis revenant à droite, les numéros 1 et 3. --C'est dans une de ces cinq maisons, reprit-il, si c'est dans la rue que la princesse est cachée... Mais laquelle? Il resta quelques minutes, absorbé dans une rêverie profonde, examinant les unes après les autres chacune des cinq maisons. Tout à coup il jeta un cri de joie: --J'y suis! dit-il. Il venait d'apercevoir devant la maison du n°3, un tas de boue blanche, semblable à celle qui était collée à ses bottes. VIII L'ATTENTE Deutz rentra chez lui, s'endormit et fit de beaux rêves. Il est impossible que la nature ait créé de même tous les êtres humains. Cet homme ne semblait pas avoir la conscience qu'il s'apprêtait à vouer son nom à une exécration séculaire. Il dormait parce qu'il était fatigué d'avoir cherché à trahir, et il faisait de beaux rêves, parce que sa trahison lui paraissait immanquable! Le lendemain, de très-bonne heure, il se rendit à la préfecture. Le télégraphe avait apporté déjà la nouvelle de l'acquittement de Berryer. C'était le 1er novembre. --Eh bien? lui demanda M. Maurice Duval, dès qu'il l'aperçut. --Je l'ai vue hier. --Où demeure-t-elle? --C'est ce que je vous dirai demain soir. --Vous ne le savez donc pas maintenant? --Je pourrais me tromper. _Elle_ ne m'a reçu qu'assez avant dans la soirée, et de plus, cette réception a été entourée de précautions si nombreuses que je craindrais de commettre une erreur. --Que vous a-t-_Elle_ dit? --Je _lui_ ai annoncé l'acquittement. Cela _lui_ a aussitôt inspiré la plus grande confiance en moi. Puis, je _lui_ ai remis la lettre de la reine d'Espagne. _Elle_ va lui répondre, et c'est pour me donner cette réponse qu'_Elle_ m'a accordé une seconde entrevue. --Pourquoi doit-_Elle_ vous remettre cette réponse? --Madame a la plus grande confiance en moi. Elle désire que je porte moi-même sa lettre en Espagne. Deutz avait prononcé cette phrase comme si elle eût été des plus naturelles. M. Maurice Duval fut obligé de s'avouer qu'il avait sous les yeux la plus riche nature de coquin qu'il eût jamais eu le loisir d'étudier pendant le cours de sa vie administrative. --C'est demain que Madame doit vous recevoir de nouveau? --Demain, oui. --A quelle heure? --Je l'ignore. --Je le regrette. J'aurais pu détacher un ou plusieurs agents après vous, et de cette façon... Au grand étonnement de M. Maurice Duval, la figure de Deutz, de jaune devint grise. La pâleur se traduisait ainsi chez lui. --Ne faites pas cela! Je ne veux pas que vous fassiez cela, s'écria-t-il avec emportement. Mon argent est gagné, je ne veux pas qu'on me fasse perdre mon argent! Une imprudence pourrait tout compromettre. --Soit, je n'en ferai rien. Mais pensez qu'il me faut un renseignement sûr demain soir, autrement... --Autrement?... --Notre marché est rompu. Deutz, en écoutant le préfet, jouait avec un canif à la lame très-légère. Il eut un tressaillement si fort, que la lame se brisa net en deux parties. --Vous n'auriez garde de rompre _notre_ marché, dit-il. Vous avez trop besoin de moi. Croyez-vous que je sois un niais? Je sais ce qui se passe. La Chambre s'impatiente et veut voir la fin de la guerre vendéenne. Cette fin n'arrivera que le jour où Madame sera votre prisonnière. Or, moi seul je puis vous la livrer. Vous voyez bien que vous avez encore plus besoin de moi que je n'ai besoin de vous! --Savez-vous bien, monsieur, que vous êtes un drôle? ne put s'empêcher de dire M. Maurice Duval, outré que Deutz osât lui parler ainsi. --Insultez-moi, si cela vous fait plaisir, riposta tranquillement le juif. Tout cela est payé. Il se leva. --J'ai le regret de prendre congé de vous, monsieur le préfet. Mais il est sept heures du matin, et je ne veux pas manquer la messe... La messe! Chez cet homme, tout était calcul et hypocrisie. Il avait réfléchi que quelques chouans devaient aller à l'église ayant dans la paroisse de la rue Haute-du-Château, et il tenait à ce qu'on l'y vit. Son pressentiment ne l'avait pas trompé. Henry de Puiseux, Jean-Nu-Pieds, Aubin Ploguen et quelques autres étaient déjà assis dans l'église, quand Deutz y entra: --Il faut qu'on me voie, murmura-t-il. On le vit. Mais il avait tort de croire qu'il était important pour lui de dérouter les soupçons. Personne n'en éprouvait. A la sortie de l'office, Deutz traversa la nef et alla demander à se confesser. On lui fixa le jour suivant. Il rentra chez lui et attendit. Henry de Puiseux avait son adresse et devait le faire prévenir de l'heure à laquelle Madame daignerait le recevoir. Mais la journée s'écoula sans qu'il reçût aucun message. C'était bien pour le lendemain cependant que son audience lui avait été fixée. Quand le Judas vit grandir le crépuscule et l'ombre de la nuit couvrir la ville, il eut un horrible battement de coeur. Pas de nouvelles! il n'avait pas de nouvelles! Est-ce que Madame se serait ravisée? Il eut l'envie de courir à la préfecture, et de dire au préfet: --Madame demeure rue Haute-du-Château, n°3, dans une maison à trois étages. Envoyez les soldats. Mais la même pensée qui l'avait empêché de faire cela une première fois, l'arrêta encore. Il était fort possible que Madame ne l'eût pas reçu dans la maison qu'elle habitait. Si, par hasard, il avait raison dans ses craintes, une fausse manoeuvre ne servirait qu'à mettre les royalistes sur leurs gardes, et à les avertir qu'on était sur les traces de la princesse. La soirée s'écoula, lente, personne ne vint. Deutz ne se possédait plus. --On me volera mon argent! murmura-t-il en se promenant à grands pas dans sa chambre, et quand il eut entendu sonner minuit à l'horloge voisine. --Pourquoi ne m'a-t-on fait rien dire? Cinq cent mille francs! je pourrais perdre une pareille somme! Oh!... Ses yeux s'injectaient de sang. Il se jeta sur son lit et tâcha de dormir. Mais il ne put retrouver son sommeil lourd et profond de la nuit précédente, alors qu'il était si heureux, si fier d'avoir bien suivi sa piste. Le lendemain, 2 novembre, il s'éveilla tard. Pendant toute la journée, il s'astreignit à ne pas sortir. Son visage avait repris cette teinte grise que nous lui avons vue la veille chez le préfet. Sa rage tournait à l'abattement. Toute la soirée s'écoula encore sans que la lettre attendue arrivât, puis la nuit. Cette fois il s'endormit, brisé par l'émotion de l'attente, par la fièvre de la crainte. Il rêva, et, dons son rêve, il vit un monceau d'or, qu'il croyait avoir à portée de sa main, et qu'il ne parvenait cependant pas à toucher. Il s'éveilla plusieurs fois, le front moite de sueur. Cet homme était horrible à voir dans son sommeil. Son visage était contracté; ses dents serrées laissaient échapper deux mots qu'il répétait: --Mon argent! mon argent! Le 3 novembre, au matin, il entendit frapper à sa porte; il se hâta de s'habiller et d'ouvrir: c'était Henry. --Avez-vous donc été malade, monsieur? lui demanda le jeune homme, à la vue de la figure contractée qui s'offrait à lui. --Oui... oui... ce n'est rien. --Madame vous recevra dans trois jours. Tenez-vous prêt pour le 6 novembre, à trois heures du soir. Votre audience est fixée à quatre. Deutz avait repris son assurance. --Dans trois jours? dit-il. --Oui. --Vous viendrez me prendre? --Oui. Le chouan resta quelques instants de plus, afin de donner encore des instructions à Deutz. En se retirant, il mit sur la cheminée un sac d'or. --Vous savez sans doute que Madame daigne vous confier une mission en Espagne. Elle vous donnera elle-même sa lettre quand elle vous recevra. Voici une somme de deux mille francs pour vos frais de voyage. Comment allait-il passer ces trois jours d'attente qui lui étaient imposés? Il avait tant souffert pendant les deux fois vingt-quatre heures qui venaient de s'écouler. Puis il sentait que, pour rien au monde, il ne fallait risquer de tout perdre par une imprudence. D'un autre côté, s'il voulait éviter d'aller à la préfecture, il était de toute nécessité qu'il pût avertir M. Maurice Duval du retard survenu. Vers midi, il s'était mis à sa fenêtre, quand la voix d'un mendiant attira son attention. Ce mendiant chantait une complainte, et tendait la main en demandant la charité. Deutz n'aurait certes pas continué de s'occuper du vagabond, s'il ne lui avait semblé qu'il levait fréquemment les yeux sur lui. Alors il l'examina avec plus de soin, et il reconnut un des espions attachés à la police de la préfecture. Aussitôt il prit un carré de papier, sur lequel il écrivit cette ligne: _Trois jours. Chose faite._ Puis il enveloppa une pièce de monnaie dans ce carré de papier, et jeta le tout dans la rue. Le mendiant ramassa prestement le petit paquet et s'éloigna. Le soir même, Deutz recevait une lettre de M. Maurice Duval, par la poste, laquelle lettre lui donnait le moyen de correspondre secrètement avec la préfecture et sans qu'on pût se douter de l'accord qui existait entre eux. Alors, il écrivit à M. Maurice Duval, en lui racontant tout ce qui s'était passé, et en lui annonçant que trois jours après tout serait fini. IX Le 6 novembre, à quatre heures du soir, Deutz entrait chez Madame, accompagné par Henry de Puiseux. A peine arrivé, on lui ôta son bandeau, ainsi qu'on avait fait la première fois; mais cette précaution était inutile. Il reconnut facilement les localités. C'était bien la maison où il avait été reçu sept jours auparavant. Il était donc présumable que Son Altesse Royale y était à demeure. Au lieu que Madame descendit, ce fut lui qui monta au second étage, dans l'appartement de la princesse. Elle était seule, assise dans un fauteuil. Dès son entrée dans la chambre, Deutz fut frappé de la pâleur qui couvrait son visage. Elle paraissait fort émue. --Monsieur, lui dit-elle sans autre préambule, je viens de recevoir cette lettre de Paris. Puis, lisant: «MADAME, Permettez à un fidèle ami de votre famille, que de tristes circonstances de fortune ont obligé de servir le gouvernement nouveau, de vous prévenir de l'infâme trahison qui se prépare. Un misérable a vendu Votre Altesse. Elle doit être arrêtée après-demain...» --Après-demain! entendez-vous, monsieur? Cette lettre est datée de Paris, avant-hier! Savez-vous ce que cela veut dire? Deutz n'avait pas bronché pendant que la duchesse de Berry lui lisait cette lettre. Et, pourtant, une angoisse sourde le secouait intérieurement. Échouerait-il donc au port? Il eut la force de répondre: --Quel est ce misérable? Votre Altesse a-t-elle donc des soupçons? Il avait cru d'abord que Madame savait à quoi s'en tenir, et qu'après lui avoir ainsi parlé, elle lui jetterait sa trahison au visage. --En savez-vous quelque chose? poursuivit la duchesse de Berry. Une larme roula sur le visage de Deutz. Oui, une larme! --Dieu est injuste! murmura-t-il. J'aurais espéré, cependant, que dans cet asile introuvable Votre Altesse eût été à l'abri des coups du sort. Il paraît que la destinée n'est pas encore lassée! Il semblait que cet homme fût en proie à une violente douleur. Madame fut touchée. Ah! princesse! pourquoi Dieu qui avait fait votre coeur si grand et votre intelligence si belle, pourquoi Dieu ne vous avait-il pas donné de même cet instinct qui avertit le sauvage que le serpent est proche! Il était encore temps! Vos soldats fidèles sont là, prêts à venir dès que vous les appellerez... Pourquoi fallut-il que vous fussiez trop crédule? --Votre Altesse veut-elle me permettre de lui donner un conseil? continua Deutz qui s'aperçut qu'il avait détourné le soupçon. --Parlez, monsieur. --Cette lettre peut dire vrai, comme elle peut se tromper. Il faut tout craindre. Vous êtes notre suprême espérance, Madame; en vous est tout l'avenir de notre cause pour de longues années encore. Je voudrais que Votre Altesse se résignât à quitter cette maison, et à aller chercher un asile ailleurs. --Peut-être avez-vous raison. Je réfléchirai à cela. Mais hâtons-nous. Voici cette lettre que vous m'avez promis de porter en Espagne. --Je suis trop heureux d'être le serviteur de Votre Altesse. --On vous a remis les deux mille francs que je vous ai envoyés? --Oui, Madame. --Et quand partirez-vous? --Demain. --Dites à ma soeur d'Espagne, continua tristement la princesse, que je la prie de penser quelquefois à moi; dites-lui que si je puis quitter mon poste de combat, c'est dans son royaume que j'irai me réfugier. Allez, monsieur, et Dieu vous garde. Deutz sortit à reculons, en saluant Madame avec le plus profond respect. Il était environ cinq heures du soir, le juif croyait pouvoir être sûr que c'était bien réellement dans cette maison que demeurait Madame. Au reste, un hasard allait lui prouver qu'il ne se trompait pas. Comme il arrivait au premier étage, il aperçut la table mise dans la salle à manger, par une porte ouverte. Il y avait sept couverts, car la duchesse de Berry recevait à dîner ce soir-là madame de Charette, sa belle-fille. On nous permettra de consigner ici une observation historique, assez curieuse. Madame de Charette, mère du célèbre et glorieux général des zouaves pontificaux, était fille d'un mariage morganatique contracté en Angleterre par le duc de Berry. Les enfants du héros de Patay seront donc à la fois issus des Stuarts, par les Fitz-James, et des Bourbons, c'est-à-dire qu'ils auront dans les veines le sang des deux premières familles princières du monde. Deutz fut donc convaincu, que non-seulement Madame demeurait rue Haute-du-Château, mais encore qu'elle allait se mettre à table. Le moment était donc bien choisi. Il sortit tranquillement de la maison. Mais à peine fut-il dehors, qu'il se hâta de courir à la préfecture. L'autorité militaire, prévenue depuis le matin, se tenait prête. Des soldats avaient été consignés dans leurs casernes. Quand Deutz arriva, le général comte d'Erlon, présent à la préfecture, fit avertir le général Dermoncourt et le colonel Simon Larrieu, commandant intérimaire de la place. Un assez grand déploiement de forces militaires était nécessaire pour deux raisons: la première, parce qu'il pouvait y avoir une révolte parmi la population; la seconde, parce qu'il fallait cerner un pâté tout entier de maisons[13]. En conséquence, douze cents hommes environ furent mis sur pied. Ils se partagèrent en trois colonnes, dont le général Dermoncourt prit le commandement, accompagné du comte d'Erlon et du préfet, qui dirigeait l'opération. La première, conduite par le commandant de la place, descendit le Cours, laissant des sentinelles jalonnées tout le long des jardins de l'évêché et des maisons contiguës, longea les fossés du château et se trouva en face de la maison Deguigny, où elle se déploya. La seconde et la troisième colonnes, à la tête desquelles le général Dermoncourt s'était mis, traversèrent la place Saint-Pierre et se divisèrent là. L'une descendit la grande rue, l'autre fit coude par celle des Ursulines et vint rejoindre par la rue Basse-du-Rempart la colonne commandée par M. Simon Larrieu[14]. La troisième, descendit directement la rue Haute-du-Château, et vint, sous la conduite du colonel Lafeuille, du 56e, et du commandant Viaris, rejoindre les deux autres, qui se réunirent à elle, en face la maison Deguigny[15]. Ainsi l'investissement fut complet. Il était environ six heures du soir. La soirée était belle. A travers les fenêtres de l'appartement où elle était, la duchesse de Berry voyait la lune se lever sur un ciel calme, et sur sa lumière se découper, comme une silhouette brune, les tours massives du vieux château[16]. Il y a des moments où la nature nous semble si douce et si amie, qu'on ne peut croire qu'au milieu de ce calme un danger veille et nous menace[17]. Les craintes qu'avaient éveillées chez Madame les lettres reçues de Paris, s'étaient évanouies à ce spectacle. Lorsque tout à coup M. de Puiseux, en se rapprochant de la fenêtre, vit luire les baïonnettes et avancer vers la maison la colonne conduite par le colonel Simon Larrieu. À l'instant même il se rejeta en arrière en criant: --Sauvez-vous, Madame, sauvez-vous. Madame se précipite aussitôt sur l'escalier, où tout le monde la suivit. Il n'y avait pas une minute à perdre. Le danger était imminent, terrible. --Le chemin secret, murmura Madame. Le lecteur se rappelle que l'on pouvait facilement faire communiquer la maison de Madame avec celle où Jean et Henry de Puiseux se tenaient cachés. Elle descendit, suivie de ses amis, et ouvrit la porte de la cave; mais au même instant la porte d'entrée s'éventrait sous les coups de crosse et les coups de hache qu'y portaient les soldats. Les malheureux n'avaient plus qu'une minute pour s'enfuir. Madame comprit qu'elle seule parviendrait à s'arracher au danger. Elle allait s'engager dans le corridor obscur, lorsque Henry de Puiseux parut, pâle, livide, en sueur, dans l'obscurité de la cave. --Ne venez pas, Madame! notre maison est occupée! Que faire? La porte d'entrée menaçait de tomber en dedans: on entendait l'essoufflement de ceux qui frappaient. Ils remontèrent tous au second étage. Les troupes se massaient nombreuses et serrées autour de la maison. Il fallait cependant aviser au plus vite à sortir de cette situation terrible. Quitter la maison? C'était impossible. S'enfuir? C'était encore plus impossible. --Allons, dit Madame en souriant, car elle avait gardé tout son sang-froid: il ne nous reste plus qu'une ressource, la cachette! X PRISONNIÈRE! Quelle était cette cachette? Prévoyant qu'un jour ou l'autre, Madame pourrait bien être obligée de se réfugier à Nantes et de s'y cacher, on avait préparé une cachette dans la mansarde du troisième étage. C'était un recoin formé par la cheminée établie dans un angle. On y pénétrait par la plaque qui s'ouvrait au moyen d'un ressort. La pensée de la cachette était donc venue aussitôt. Il ne fallait pas que la princesse négligeât cette seule chance qu'elle avait de se sauver. Aussitôt, elle se jeta sur l'escalier, suivie de M. de Ménars et de mademoiselle Stylite de Kersabiec. Sa soeur, mademoiselle Eulalie de Kersabiec, madame de Charette et les demoiselles Deguigny, ne courant pas de danger mortel, devaient se laisser arrêter. Ici, nous copions, purement et simplement, le rapport du général Dermoncourt. C'est de l'histoire et, d'ailleurs, Madame a approuvé elle-même la vérité des faits qui y sont allégués. * * * * * Parvenus à la mansarde, la plaque de la cheminée ouverte, une discussion s'établit pour savoir qui passerait le premier; ce n'était point ici une vaine querelle de préséance et d'étiquette, le passage n'était point facile, les soldats pouvaient être arrivés à la mansarde, avant que la dernière personne fût entrée; alors la cachette se refermait, et la dernière personne restait prisonnière. De plus, la cachette était si étroite que deux hommes auraient eu de la peine à s'y introduire les derniers. En bonne stratégie, et lorsqu'on opère une retraite, le commandant doit marcher le dernier. Mademoiselle Stylite entra donc, Madame derrière elle; les soldats ouvraient la porte de la rue, lorsque celle de la cachette se refermait. Les soldats entrèrent au rez-de-chaussée, précédés de commissaires de police de Paris et de Nantes, qui marchaient le pistolet au poing; le pistolet de l'un d'eux partit même par son inexpérience à se servir de cette arme et le blessa à la main. La troupe se répandit dans la maison. Mon devoir avait été de la cerner et je l'avais fait; le devoir des policiers était de la fouiller et je les laissai faire. Monsieur Joly reconnut parfaitement l'intérieur aux détails que lui avait donnés Deutz, il retrouva la table, dont on ne s'était pas encore servi, avec les sept couverts mis, quoique les deux demoiselles Deguigny, madame de Charette et mademoiselle Eulalie de Kersabiec fussent en apparence les seules habitantes de l'appartement; il commença par s'assurer de ces dames, et, montant l'escalier comme un homme habitué à la maison, alla droit vis-à-vis la mansarde, la reconnut, et dit assez haut pour que Madame l'entendit: _Voici la salle d'audience_. Madame ne douta plus dès lors que la trahison que lui annonçait la lettre arrivée de Paris le même jour ne vint de Deutz. Une lettre était ouverte sur une table. M. Joly s'en empara: c'était celle que la Duchesse avait reçue de Paris, et que Deutz lui avait vu passer entre ses mains. Dès lors il n'y eut plus de doute que Madame ne fût à la maison; le tout était de la trouver. Des sentinelles furent aussitôt placées dans tous les appartements, tandis que la force armée fermait toutes les issues. Le peuple s'amassait et formait une seconde enceinte autour des soldats; la ville tout entière était descendue dans ces places et dans ces rues. Cependant aucun signe royaliste ne se manifestait. C'était une curiosité grave, et voilà tout: chacun sentait l'importance de l'événement qui allait s'accomplir. Les perquisitions étaient commencées à l'intérieur, les meubles étaient ouverts lorsque les clefs s'y trouvaient, défoncés lorsqu'elles manquaient: les sapeurs et les maçons sondaient les planches et les murs à grands coups de hache et de marteau; des architectes, amenés dans chaque chambre, déclaraient qu'il était impossible, d'après leur conformation intérieure comparée avec leur conformation extérieure, qu'elles renfermassent une cachette, ou bien trouvaient les cachettes qu'elles renfermaient. Dans une de celles-ci on trouva divers objets, entre autres des imprimés, des bijoux et de l'argenterie, qui donnaient la certitude du séjour de la princesse dans la maison. Arrivés à la mansarde, soit ignorance, soit générosité de leur part, les architectes déclarèrent que là, moins que partout ailleurs, il ne pouvait y avoir une retraite. Alors on passa dans les maisons voisines, où les recherches continuèrent: au bout d'un instant, Madame entendit les coups de marteau que l'on frappait contre le mur de l'appartement contigu à sa retraite; on le sondait avec une telle force, que des morceaux de plâtre se détachèrent et tombèrent sur les captifs, et qu'un instant il y eut crainte que le mur tout entier ne s'écroulât sur eux. Pendant que ces choses se passaient en haut, les demoiselles Deguigny avaient montré un grand sang-froid, et, quoique gardées à vue par les soldats, elles s'étaient mises à table, invitant la baronne Charette et mademoiselle Eulalie de Kersabiec à en faire autant qu'elles. Deux autres femmes étaient encore de la part de la police l'objet d'une surveillance toute particulière: c'étaient la femme de chambre Charlotte Moreau, signalée par Deutz comme très-dévouée aux intérêts de Madame, et la cuisinière nommée Marie Bossy. Cette dernière avait été conduite au château, puis de là à la caserne de la gendarmerie, où, voyant qu'elle résistait à toutes les menaces, on tenta de la corrompre. Des sommes toujours plus fortes lui furent offerte et étalées devant ses yeux successivement; mais elle répondit constamment qu'elle ignorait où était la Duchesse de Berry. Quant à la baronne de Charette, elle s'était fait passer d'abord pour une demoiselle Kersabiec, et elle avait été reconduite, après le dîner, avec sa soeur prétendue, à l'hôtel de cette dernière, qui est dans la rue, trente pas plus haut à peu près. Néanmoins, après des recherches infructueuses pendant une partie de la nuit, les perquisitions se ralentirent; on croyait la duchesse évadée; et les deux ou trois autres descentes inutiles, déjà tentées dans différentes localités, semblaient prédire le même résultat à celle-ci. Le préfet donna donc le signal de la retraite, laissant par précaution, un nombre d'hommes suffisant pour occuper toutes les pièces de la maison, ainsi que des commissaires de police qui s'établirent au rez-de-chaussée. La circonvallation fut continuée et la garde nationale vint en partie relever la troupe de ligne qui alla prendre un peu de repos. Par la distribution des sentinelles, ce furent les gendarmes qui se trouvèrent dans la mansarde où était la cachette. Les reclus furent donc obligés de rester cois, quelque fatigante que fut la position des quatre personnes entassées dans une cachette de trois pieds et demi de long sur dix-huit pouces de large, vers l'une des extrémités, et huit ou dix pouces vers l'autre. Les hommes éprouvaient un inconvénient de plus, c'est que la cachette se rétrécissant aussi au fur et à mesure qu'elle s'élève, leur laissait à peine la faculté de se tenir debout, même en passant la tête entre les chevrons; enfin, la nuit était humide et le froid filtrait entre les ardoises et tombait sur les prisonniers, mais aucun n'osait se plaindre, car Madame ne se plaignait pas. Le froid était si vif, que les gendarmes qui étaient dans la chambre n'y purent résister. L'un d'eux descendit et remonta avec des mottes à brûler; dix minutes après, un feu magnifique brillait dans la cheminée, derrière la plaque de laquelle était cachée la Duchesse. Ce feu, qui n'était fait que dans l'intérêt de deux personnes, profita bientôt à six, et glacés comme ils l'étaient, les prisonniers se félicitèrent d'abord. Mais le bien-être que leur procura le feu se changea bientôt en un malaise insoutenable. La plaque et le mur de la cheminée, en s'échauffant, communiquaient à la petite retraite une chaleur qui alla toujours en augmentant. Bientôt le mur fut brûlant à ne pas y tenir la main, et la plaque devint rouge. Presque en même temps, et quoiqu'il ne fît point encore jour, les travaux des ouvriers perquisiteurs recommencèrent: les barres de fer et les madriers frappaient à coups redoublés sur le mur de la cachette et l'ébranlaient. Il semblait aux prisonniers qu'on abattait la maison Deguigny et les maisons voisines. Madame n'avait donc d'autre chance, si elle échappait aux flammes, que d'être écrasée sous les décombres. Cependant, au milieu de tout cela, son courage et sa gaieté ne l'abandonnaient point. La conversation des gendarmes tarit bientôt. L'un d'eux s'était endormi, malgré le vacarme effroyable qu'on faisait à côté de lui, dans les maisons voisines. Car, pour la vingtième fois, toutes les recherches venaient de se concentrer autour de la cachette. Son compagnon, réchauffé momentanément, avait cessé d'entretenir le feu. La plaque et le mur se refroidissaient. M. de Ménars était parvenu à déranger quelques ardoises du toit et l'air extérieur avait renouvelé l'air intérieur. Toutes les craintes se retournèrent vers les démolisseurs; on sondait à grands coups de marteau le mur qui les touchait et un placard placé près de la cheminée. A chaque coup, le plâtre se détachait et tombait en poussière au dedans. Les prisonniers voyaient à travers les fentes, dont le mur se lézardait à chaque instant, presque toutes les personnes qui les cherchaient... Enfin ils se croyaient perdus, lorsque les ouvriers abandonnèrent cette partie de la maison que, par instinct de démolisseurs, ils avaient si minutieusement explorée. Les prisonniers respirèrent. Madame se crut sauvée. Cet espoir ne fut pas long. Le gendarme qui veillait, désirant profiter du moment de silence qui venait de succéder au fracas diabolique qui avait ébranlé toute la maison, secoua son camarade afin de dormir à son tour. L'autre s'était refroidi dans son sommeil, et se réveilla tout gelé. A peine eut-il les yeux ouverts, qu'il s'occupa de se réchauffer; il alluma en conséquence le feu, et comme les mottes ne brûlaient pas assez vivement, il profita d'une énorme quantité de paquets de _Quotidiennes_ qui se trouvaient dans la chambre pour attiser le feu qui brilla de nouveau dans la cheminée. Le feu, produit par les journaux, donna une fumée plus épaisse et une chaleur plus vive que les mottes ne l'avaient fait la première fois. Il en résulta pour les prisonniers des dangers réels: la fumée passa par les lézardes des murs ébranlés par les coups de marteau, et la plaque qui n'était pas encore refroidie devint brûlante. L'air de la cachette devenait de moins en moins respirable; ceux qu'elle renfermait étaient obligés d'appliquer leurs bouches contre les ardoises, afin d'échanger contre l'air extérieur leur haleine de feu; Madame était celle qui souffrait le plus, car, entrée la dernière, elle se trouvait en face de la plaque; chacun de ses compagnons lui offrit à plusieurs reprises d'échanger sa place avec elle, mais jamais elle n'y voulut consentir. Cependant, au danger d'être asphyxiés venait, pour les prisonniers, de s'en joindre un nouveau, celui d'être brûlés vifs. La plaque était rouge, et le bas des vêtements des femmes menaçait de s'enflammer. Déjà deux fois même le feu avait pris à la robe de la Duchesse et elle l'avait étouffé à pleines mains, aux dépens de deux brûlures dont elle conserva longtemps les marques: chaque minute raréfiait encore l'air intérieur, et l'air extérieur fourni par les trous du toit entrait en trop petite quantité pour le renouveler. La poitrine des prisonniers devenait de plus en plus haletante. Rester dix minutes de plus dans cette fournaise, c'était compromettre les jours de Madame. Chacun la suppliait de sortir, elle seule ne le voulait pas; ses yeux laissaient échapper de grosses larmes de colère qu'un souffle ardent séchait sur ses joues. Le feu prit encore une fois à sa robe, une fois encore elle l'éteignit; mais, dans le mouvement qu'elle fit en se levant, elle souleva la gâchette qui fermait la porte de la cachette, et la porte de la cheminée s'entr'ouvrit un peu; mademoiselle de Kersabiec y porta aussitôt la main pour la faire rentrer dans le pêne, et se brûla violemment. Le mouvement de la plaque avait fait rouler les mottes appuyées contre elle, et avait éveillé l'attention du gendarme qui se délassait de son ennui en lisant des _Quotidiennes_, et qui croyait avoir bâti son édifice pyrotechnique avec plus de solidité. Le bruit produit par les tentatives de mademoiselle de Kersabiec fit naître en lui une singulière idée: il se figura qu'il y avait des rats dans la cheminée, et, pensant que la chaleur allait les forcer de sortir, il réveilla son camarade et tous deux, le sabre à la main, se mirent de chaque côté de la cheminée, prêts à couper en deux le premier qui paraîtrait. Ils étaient dans cette position, lorsque Madame, à qui il avait fallu un courage extraordinaire pour résister si longtemps, déclara qu'elle ne pouvait plus tenir; au même instant, M. de Ménars, qui depuis longtemps la pressait de se rendre, repoussa la plaque d'un violent coup de pied. Les gendarmes étonnés se reculèrent en disant: --Qui est là? --Moi, répondit Madame! Je suis la duchesse de Berry. Les deux gendarmes s'élancèrent aussitôt sur le feu qu'ils dispersèrent à coups de pieds. Madame sortit la première, forcée de poser ses pieds et ses mains sur le foyer brûlant; ses compagnons la suivirent. Il était neuf heures du matin, et depuis seize heures ils étaient renfermés dans cette cachette sans aucune nourriture. Les premières paroles de la duchesse furent pour demander le général Dermoncourt. Un des gendarmes descendit le chercher au rez-de-chaussée qu'il n'avait pas voulu quitter. Pendant ce temps, elle remettait à l'autre un sac qui l'embarrassait, et dans lequel étaient renfermés 13,000 francs en or, dont une partie en monnaie d'Espagne. Le général Dermoncourt monta aussitôt près de la princesse; son devoir et le sentiment des convenances l'y appelaient. Lorsqu'il entra, Madame avait quitté la chambre de la cachette, et se trouvait dans celle où elle avait vu Deutz, et que M. Joly avait appelée la chambre d'audience. Elle s'avança vivement vers Dermoncourt. --Général, dit-elle, je me rends à vous et me remets à votre loyauté. Le général la conduisit vers une chaise; elle avait le visage pâle, la tête nue; elle portait une robe de mérinos simple et de couleur brune, sillonnée en bas par plusieurs brûlures; et ses pieds étaient chaussés de petites pantoufles de lisières. En s'asseyant elle dit: --Général, je n'ai rien à me reprocher; j'ai rempli le devoir d'une mère pour reconquérir l'héritage d'un fils. Sa voix était brève et accentuée. A peine assise, elle chercha des yeux les autres prisonniers et les aperçut. --Général, dit-elle, je désire ne point être séparée de mes compagnons d'infortune. Le général Dermoncourt le lui promit au nom du comte d'Erlon, sûr qu'il ferait honneur à sa parole. Madame paraissait très-atterrée, et quoique pâle, elle était animée comme si elle avait eu la fièvre. On lui fit apporter un verre d'eau dans lequel elle trempa ses lèvres: la fraîcheur la calma un peu. Le général lui proposa d'en boire un autre, elle accepta, et ce ne fut pas chose facile que de trouver un second verre d'eau dans cette maison bouleversée. Enfin on en apporta un. Lorsque la princesse eut bu, elle fit asseoir le général sur une chaise proche de la sienne; jusque-là, il s'était tenu debout devant elle. Pendant ce temps, la secrétaire et l'aide de camp du général s'étaient rendus, l'un chez M. le comte d'Erlon, et l'autre chez M. Maurice Duval, pour les prévenir de ce qui venait de se passer. M. Maurice Duval arriva le premier. Il entra dans la chambre où était Madame, le chapeau sur la tête, comme s'il n'y avait pas eu là une femme prisonnière qui, par son sang, par ses malheurs, par sa grandeur d'âme, méritait plus d'égards qu'on ne lui en avait jamais rendus. Il s'approcha de Madame, la regarda en portant cavalièrement la main à son chapeau, et, le soulevant à peine de son front, il dit: --Ah! oui, c'est bien elle. Et il sortit pour donner ses ordres. --Qu'est-ce que cet homme? demanda la princesse. Sa demande n'était pas intempestive, car M. le préfet se présentait sans aucune des marques distinctives de sa haute position administrative. On répondit à Madame que c'était le préfet. --Est-ce que cet homme a servi sous la Restauration? --Non, Madame. --J'en suis bien aise pour la Restauration. En ce moment le comte d'Erlon arriva, employant pour entrer toutes les formes que M. le préfet avait jugées inutiles. --Vous m'avez promis de ne pas me quitter, dit-elle au général Dermoncourt. Il lui réitéra sa promesse. La duchesse se leva alors vivement, alla à M. d'Erlon, et lui dit: --Monsieur le comte, je me suis confiée au général Dermoncourt, je vous prierai de me l'accorder pour rester près de moi; je lui ai demandé de n'être point séparée de mes malheureux compagnons, et il me l'a promis en votre nom: ferez-vous honneur à sa parole? --Le général n'a rien promis que je ne sois prêt à ratifier, Madame; et vous ne me demanderez aucune des choses qui sont en mon pouvoir, que vous ne me trouviez prêt à vous les accorder avec tout l'empressement possible. Ces mots rassurèrent Madame, qui, voyant que le comte d'Erlon attirait dans un coin le général Dermoncourt, alla causer avec M. de Ménars et mademoiselle de Kersabiec. En ce moment, M. Maurice Duval rentra et demanda à la Duchesse ses papiers. Madame dit de chercher dans la cachette et qu'on y trouverait un portefeuille blanc qui y était resté. Le préfet alla prendre ce portefeuille et le rapporta à Madame. --Monsieur, ajouta-t-elle avec dignité, les choses renfermées dans ce portefeuille sont de peu d'importance, mais je tiens à vous les donner moi-même, afin que je vous désigne leur destination. A ces mots, elle l'ouvrit. --Voilà, dit-elle, ma correspondance; vous la donnerez à la police. --Ceci, ajouta-t-elle, en tirant une petite image peinte, est un _saint Clément_ auquel j'ai une dévotion toute particulière; il est plus que jamais de circonstance. Dermoncourt s'approcha alors de Madame, et lui dit que si elle se trouvait mieux, il serait temps de quitter la maison. --Pour aller où? lui demanda la Duchesse en le regardant fixement... Pour me conduire où? --Au château. --Ah! bien; et de là à Blaye, sans doute? Mademoiselle de Kersabiec s'avança alors vers le général et lui dit: --Général, Son Altesse ne peut aller à pied. --Oh! Madame, ne perdons pas de temps, je vous en supplie; le château étant à deux pas, jetez un manteau sur vos épaules, c'est tout ce qu'il faut. --Allons, dit la Duchesse, puisqu'il répond de moi, il faut bien que je fasse un peu ce qu'il veut. Partons, mes amis. A ces mots, elle prit le bras de Dermoncourt et sortit la première. --Ah! général, lui dit-elle en jetant un dernier regard dans la mansarde et sur la plaque ouverte, si vous ne m'aviez pas fait une guerre ouverte à la saint Laurent, ce qui, par parenthèse, est indigne d'un brave soldat, ajouta-t-elle en riant, vous ne me tiendriez pas sous votre bras à l'heure qu'il est. Lorsque Madame sortit de la maison, le préfet ouvrait la marche avec mademoiselle de Kersabiec; la duchesse et le général suivaient immédiatement. Arrivé dans la rue, M. Duval invita le colonel de la garde nationale à prendre l'autre bras de la duchesse; Madame daigna y consentir. La troupe de ligne et la garde nationale formaient la haie depuis la maison des demoiselles Deguigny jusqu'au château, et, derrière, toute la population s'entassait, se haussant sur les pieds pour mieux voir, et formant une ligne dix fois plus épaisse que celle des soldats. Il y avait parmi ces hommes qui les regardaient, les yeux étincelants, des murmures sourds qui grondaient sur la route; quelques cris commençaient à battre l'air. Le général Dermoncourt s'arrêta et réclama les égards dus à une femme, surtout lorsque cette femme était prisonnière. Heureusement, le chemin n'était pas long, soixante pas à peine séparaient du château. Madame ne montra, tout le long de la route, aucun signe de crainte. Mais la Duchesse était tellement affaiblie par les émotions qu'elle venait d'éprouver, que le général Dermoncourt fut obligé de la soutenir pour l'aider à monter à l'appartement que le colonel d'artillerie, gouverneur du château, s'était empressé de lui céder, et, se trouvant mieux, elle dit qu'elle prendrait volontiers quelque chose; elle était à jeun depuis trente-six heures. On s'empressa de faire servir une collation qui parut remettre un peu Madame de sa fatigue. Madame manifesta ensuite au général Dermoncourt le désir d'écrire à sa soeur, la reine d'Espagne, et à son frère, le roi de Naples. --Je n'ai à leur faire part que de mon malheur, dit-elle, mais j'ai peur qu'ils ne soient inquiets de ma santé, et que, vu l'éloignement où nous sommes les uns des autres, des rapports faux ne leur soient faits. Elle ajouta après un silence: --Général, me serait-il permis d'avoir des journaux? --Je n'y vois aucun inconvénient, Madame, répondit le général Dermoncourt, et si Votre Altesse Royale veut m'indiquer ceux qu'elle désire... --Mais, voyons... l'_Écho_ d'abord, la _Quotidienne_, le _Constitutionnel_ et aussi le _Courrier français_. --Le _Courrier_, mais Votre Altesse n'y pense pas, elle va devenir jacobine. --Écoutez, général, moi j'aime tout ce qui est franc et loyal, et le _Courrier_ est franc et loyal; je désire aussi l'_Ami de la Charte_. Celui-là pour un autre motif, dit-elle avec une extrême mélancolie; celui-là m'appelle toujours Caroline, et c'est mon nom de jeune fille: mon nom ne m'a pas porté bonheur. En ce moment, M. Maurice Duval entra; comme la première fois, il négligea de se faire annoncer; comme la première fois, il souleva son chapeau à peine; il alla droit au buffet, où l'on venait de porter des perdreaux desservis de la table de Madame. Il se fit donner une fourchette et un couteau, et se mit à manger, tournant le dos à la duchesse. Madame dit au général Dermoncourt: --Savez-vous ce que je regrette le plus dans le rang que j'ai perdu? --Non, Madame. --Deux huissiers, pour me faire raison de cet homme! Cette conduite de M. Duval avait tellement révolté la Duchesse, qu'elle revenait sans cesse sur son chapitre. --Chapeau sur la tête! chapeau sur la tête! murmurait-elle. Le lendemain, à minuit, on réveillait Madame, mademoiselle de Kersabiec et M. de Ménars. Ils montèrent dans une voiture qui les conduisit à la Fosse, où les attendait un bateau à vapeur sur lequel se trouvaient déjà MM. Palo, adjoint du maire de Nantes; Robineau de Bougon, colonel de la garde nationale; Rocher, porte-étendard de l'escadron d'artillerie de la même garde; Chousserie, colonel de gendarmerie; Ferdinand Petit-Pierre, adjudant de la place de Nantes, et Joly, commissaire de police de Paris, qui devaient conduire la duchesse à Blaye. Madame était accompagnée, en se rendant au bateau, de M. le comte d'Erlon, de M. Ferdinand Favre, maire de Nantes, et de M. Maurice Duval. À quatre heures, le bateau partit glissant en silence au milieu de la ville endormie. À huit heures, ou était à Saint-Nazaire, à bord de la _Capricieuse_. Madame resta deux jours en rade; les vents étaient contraires: enfin le 16, à sept heures du matin, la _Capricieuse_ déploya ses voiles, et, remorquée par le bateau à vapeur qui ne la quitta qu'à quatre lieues en mer, elle s'éloigna majestueusement. Quatre heures après, elle avait disparu derrière la pointe de Pornic... XI LA VENGER On se souvient qu'au moment où l'auguste prisonnière, encore libre, avait voulu s'enfuir dans la maison habitée par le marquis de Kardigân, Henry de Puiseux était accouru, lui disant: --La maison est occupée! C'était vrai, hélas! D'où était venue cette dénonciation? De Deutz, sans doute; de Deutz, pour nous et pour eux; car les chouans ne pouvaient pas hésiter à accuser le juif de cette infâme trahison, qui venait, pour de longues années encore, de perdre la cause royaliste. La maison était donc occupée par les soldats. On se contenta d'enfermer les locataires qui l'habitaient dans une salle basse. Par bonheur, cette salle basse communiquait aux caves. Henry de Puiseux, Jean-Nu-Pieds, Aubin Ploguen, Damoiseau, se glissèrent dans les caves et se barricadèrent dans la soute au charbon. Nous n'avons pas à les suivre pendant les seize heures qui s'écoulèrent entre l'instant où l'on entra chez Madame et l'instant où la cachette de la cheminée fut découverte. La préoccupation de trouver la princesse était beaucoup trop grande pour qu'on s'inquiétât fort de savoir ce qu'étaient devenus nos héros. Franchissons donc un espace de trois jours. La jetée de Saint-Nazaire, où venait de s'embarquer Madame, était couverte de monde. On regardait la _Capricieuse_, que les vents contraires empêchaient de prendre le large et qui tirait des bordées de la pointe sud à la pointe nord. Dans cette foule, trois hommes avaient le désespoir au coeur, la rage dans l'âme. C'étaient Jean-Nu-Pieds, Henry et Aubin Ploguen. Ainsi, tant de dévouement, tant d'énergie, tout cela était perdu, parce qu'il s'était rencontré un homme qui avait vendu sa reine pour un sac d'écus! Ceux qui étaient morts, ceux qui reposaient en ce moment, couchés dans les sillons de la Bretagne, ceux-là avaient fait un sacrifice vain! La nuit avançait; Aubin Ploguen était celui des trois qui semblait avoir le mieux résisté au désespoir commun. Et pourtant il fallait que la force d'âme de ce héros fût grande, pour qu'il pût résister à l'effrayante douleur qui venait de l'assaillir. À dix heures du soir, Jean et Henry reprenaient tristement le chemin de Saint-Nazaire, quand Aubin les arrêta: --Non, nous irons ailleurs, dit-il. Jean releva la tête. --Ailleurs? --Oui, monsieur le marquis. --Où veux-tu nous mener? --Veuillez me suivre, messieurs. Ils rebroussèrent chemin. Le Breton les conduisait. Ils marchaient derrière lui. En vérité, il est de ces désespoirs qu'on ne peut pas consoler. Quelle odyssée lugubre avait parcourue Jean-Nu-Pieds depuis trois ans qu'il était entré dans la vie! Son père mort, son frère séparé de lui, sa fiancée perdue... Il lui restait une croyance dans l'âme, un amour sincère et profond: la croyance en sa foi politique, l'amour de ceux qui étaient les représentants de cette croyance, et il fallait qu'il eût cette douleur amère de voir la régente de France, la mère de son roi, prisonnière! Aubin Ploguen suivait un chemin rocailleux. L'Océan mugissait, le vent soufflait. On eût dit que la nature prenait sa part au deuil qui assombrissait leur coeur. Sur les vagues vertes et noires, tour à tour, au milieu des rochers, sur le sable jaunissant, dans la profondeur des grèves,--partout,--on croyait entendre une plainte lugubre et désolée. Le Breton franchissait avec rapidité les anfractuosités de rochers, se retournant, quand il avait quelque avance, pour laisser ses compagnons arriver jusqu'à lui. Enfin, ils parvinrent dans un creux large, formé au milieu du rocher. La vue était admirable. L'Océan déroulait devant eux les horizons changeants, et au milieu, un point noir, mobile, qui s'enfonçait dans la nuit pour en ressortir encore. C'était la _Capricieuse_. --Messieurs, dit Aubin, qui se tenait debout, notre cause est perdue pour un temps. Qu'allez-vous faire? Je me permets de vous demander cela, monsieur le marquis, parce que mon devoir et mon bonheur est de vous suivre, et que je ferai ce que vous m'ordonnerez de faire. Jean-Nu-Pieds jeta un regard sur Henry: --Monsieur de Puiseux et moi, nous ne nous sommes pas consultés, dit-il. Mais mon avis sera partagé par lui. Je lui propose de partir pour l'Angleterre où est notre roi, et de nous mettre à ses ordres. Henry serra la main de son ami. --Alors, monsieur le marquis ne voit pas qu'il ait autre chose à faire? reprit Aubin. --Non. --Il ira, mon maître, il ira, le héros de la Pénissière, de Château-Thibaut et de Vieillevigne, se condamner à une vie oiseuse et inutile? --Aubin! --Ah! monsieur le marquis m'a fait l'honneur de me donner mon franc-parler. J'en use! Non, mon maître ne fera pas cela. Tant qu'il lui restera une once de sang dans les veines, le marquis de Kardigân ne désertera pas son drapeau, ce drapeau sous lequel ont servi et sont morts ses aïeux, sous lequel il a grandi lui-même la gloire qu'il avait reçue d'eux. Cette gloire n'est pas à lui. Elle est un héritage, un dépôt, un patrimoine qu'il n'a pas le droit de jeter au vent; et, s'il avait, après tant de grandes actions, une heure de faiblesse ou de découragement, moi, Aubin Ploguen, son serviteur indigne, je saurais bien le sauver de lui-même et l'empêcher de se déshonorer. Pour la première fois, Aubin venait de parler ainsi. Jean-Nu-Pieds et Henry restaient confondus... Le chouan était admirable à voir, au milieu de cette nuit sombre, en face de cette nature imposante, qui rendait plus imposantes encore, par cela même, les paroles qu'il venait de prononcer. Il se mit à genoux sur le rocher. Jean-Nu-Pieds se tenait assis dans une attitude de désespoir. Le chouan l'entoura de ses deux bras. --Mon maître, murmura-t-il, pardonnez-moi si je viens de vous manquer de respect; pardonnez-moi si, pour la première fois, depuis que votre père mourant vous a confié à moi, je me suis permis de parler comme il l'aurait fait. J'ai oublié la distance qui nous séparait, et que je devais... --Tu devais parler comme tu as parlé, Aubin! s'écria Jean. Puis, se laissant aller dans les bras de son serviteur, il éclata en sanglots. --Ah! je suis trop malheureux! dit-il. Le chouan se redressa. --Pensez, mon maître, qu'il est de plus grandes douleurs que les vôtres... Regardez ce vaisseau qui croise insoucieusement en vue de ces côtes... Il contient une martyre: elle a vu crouler l'édifice si péniblement construit; ne pensez-vous pas qu'elle souffre plus que vous? Et si telle est la volonté de Dieu, de nous imposer cette souffrance, croyez-vous donc avoir le droit de vous révolter? Haut la tête, haut le coeur, mon maître! Je ne suis qu'un paysan, mais j'ai appris à ne pas douter de Dieu, parce que je sais que sa miséricorde est infinie, comme sa justice. Jean se leva à son tour: --Tu as raison, Aubin! Je te remercie de m'avoir rappelé à moi-même. J'ai encore deux devoirs à remplir: dire adieu à la régente de France, et... --Et la venger ensuite! s'écria Henry. Ces trois hommes se regardèrent. Ils s'étaient compris. Dire adieu à la régente de France! Il fallait que ce fût eux, pour qu'une pareille idée parût naturelle. Quant à la venger... Une pensée commune réunit leurs mains dans une triple étreinte. --Je jure, dit Jean-Nu-Pieds d'une voix grave et solennelle, que le misérable qui a vendu la mère de notre roi, sera châtié par nous, et je fais ce serment en votre nom comme au mien, certain que vous ne le désapprouverez pus! Je jure que quelle que soit la partie du globe où il ira poser sa tête maudite, nous irons! Quel que soit le danger qui nous menacerait dans l'accomplissement de ce devoir, nous le braverons! Quelles que soient les prières par lesquelles il tenterait d'adoucir notre justice, nous le tuerons! Et que la colère du ciel tombe sur celui d'entre nous qui manquerait à ce serment, prêté en face de ce vaisseau qui emporte notre espoir suprême, en présence de Dieu qui nous entend, nous bénit et nous approuve. Il y eut un silence qui ne fut troublé que par la plainte éternelle du vent et de la vague. Jean ajouta: --Maintenant, allons saluer la reine de France! Quel souverain devait jamais recevoir un salut plus noble que celui-là? Une barque de pêcheur, ancrée au bas du rocher, attendait son maître descendu à terre pour y passer la nuit. Aubin Ploguen arracha l'ancre à son lit de sable, et la remit dans la barque. Puis ils prirent les rames à eux trois, et piquèrent droit sur la _Capricieuse_. La mer se soulevait tumultueusement en vagues gigantesques. Il était impossible aux trois chouans de tendre la voile, car la barque n'eût pas tardé à capoter. Elle avançait: Jean, Henry et Aubin ramaient vigoureusement, malgré les sauts énormes que faisait leur esquif soulevé à des hauteurs inouïes par la lame. Cependant la _Capricieuse_ grossissait à l'oeil. En deux heures ils franchirent une distance de cinq kilomètres; une demi-lieue les séparait encore de la frégate. Mais là n'était pas la difficulté. Comment pourraient-ils accoster assez près? Quand ils ne furent plus qu'à cinq cents mètres de la frégate, la barque s'arrêta. --Maître, dit Aubin, nous ne pourrons jamais approcher assez près de la _Capricieuse_, pour être vus par Son Altesse, sans être vus en même temps par les hommes de l'équipage. --Que faire, alors? --Il y a deux partis à prendre: le premier, ni vous, ni M. de Puiseux, ni moi, ne consentirons à l'accepter, ce serait de retourner en arrière. --Non! dit Henry. --Non, dit Jean. Le second, c'est d'ancrer la barque à la place même où nous sommes, de nous jeter à la nage et de nous approcher de la frégate le plus près possible. Les deux jeunes gens ne répondirent même pas. Ils s'étaient levés en même temps et commençaient à ôter leurs habits, de manière à ce que l'entournure des bras ne pût être gênée par l'étoffe. Et pourtant, se jeter à la mer par une pareille nuit, c'était risquer volontairement la mort. Le ciel était noir et sombre. Pas une étoile! La mer reflétait le ciel: elle paraissait couverte d'un immense linceul noir. «O terrible Océan! qui couvrez tant de morts,» s'écrie le poëte indou. Les vagues mugissaient, et montaient les unes sur les autres, avec des fracas successifs, ainsi que des montagnes qui s'amoncelleraient sur des montagnes. Ils n'hésitèrent pas cependant. Ce fut Aubin qui plongea le premier. Jean et Henry le suivirent. L'eau devait être glacée, au mois de novembre, sur les côtes de Bretagne! Ils nageaient sur le même rang tous les trois. Quand une vague se présentait trop haute, ils passaient au travers. Comment l'équipage de la _Capricieuse_ se serait-il méfié? Comment eût-il pu croire qu'un homme dans son bon sens, se serait risqué en pleine mer, au mois de novembre, à la nage au milieu de la nuit? Ils arrivèrent bientôt bord à bord avec la frégate. Les bordées avaient cessé; elle revenait dans la direction de terre, probablement pour demander un asile aux eaux plus tranquilles de la baie. Sur le pont du navire, une femme était assise, regardant du côté de la côte. Cette femme c'était Madame. Pauvre reine! Elle restait, plongée dans son rêve intérieur, l'oeil fixé sur cette terre de France, qu'elle aimait tant et qu'elle allait voir disparaître. Blaye, ce n'était plus la France, mais la prison. Il se passa une chose extraordinaire. Aubin Ploguen se dressa hors de l'eau jusqu'à la moitié du corps: --Vive le Roi! cria-t-il. Le cri suprême arriva-t-il jusqu'à la prisonnière? ou bien se perdit-il dans les plaintes de la vague, dans les mugissements du vent? La _Capricieuse_ avait passé, laissant derrière elle un sillon blanc, seul point lumineux qui existât dans cette nuit sombre. Les trois nageurs regagnèrent leur barque, qui tantôt s'enfonçait dans des profondeurs inouïes, tantôt semblait monter jusqu'au ciel. Il était temps, car l'eau avait commencé à geler leurs membres. Mais le travail des rames ne tarda pas à faire de nouveau circuler le sang de leurs veines. Quelle nuit! Il leur fallut quatre heures pour regagner la côte, le double du temps qui avait été nécessaire pour venir. Enfin ils abordèrent. Aubin tira la barque à sec et planta l'ancre dans le sable, pendant que Jean-Nu-Pieds prenait cinq louis d'or dans sa bourse et les déposait sous l'un des bancs de la barque. Que dut penser le pêcheur quand il trouva cette aubaine inespérée le lendemain? Il ignora toujours sans doute que sa barque avait servi à aider trois hommes dignes des temps de la chevalerie, à aller saluer une vaincue, une captive, une reine. Le jour commençait à paraître, quand ils entrèrent à Saint-Nazaire. Ils se dirigèrent vers une auberge où un grand feu de bois, un repas solide et un lit blanc, les reposèrent des fatigues de cette nuit aventureuse. Ils ne s'éveillèrent que tard le lendemain. Leur départ pour Paris fut arrêté séance tenante. Aubin fut chargé de trouver une voiture et deux chevaux pour regagner Nantes. Mais Saint-Nazaire n'était pas, en 1832, la grande ville d'aujourd'hui. Nos héros durent prendre un bateau et remonter le cours de la Loire. Trois jours plus tard, ils entraient dans Paris. A leur grande surprise, aucun empêchement ne les avait gênés dans leur voyage. Nul gendarme indiscret n'avait glissé sa tête à la portière de leur voiture, afin d'examiner leurs visages de son air méfiant. Ils eurent, en arrivant à Paris, l'explication de ce mystère. Un numéro du _Moniteur Universel_ renfermait la radiation d'un certain nombre de légitimistes condamnés au bannissement pour participation à l'insurrection vendéenne; or, les noms du marquis de Kardigân et d'Henry de Puiseux se trouvaient des premiers parmi ceux des radiés. Ils pouvaient donc reprendre leur existence à ciel ouvert; c'était une facilité de plus qui leur était donnée pour l'accomplissement de leurs projets. Car, sans qu'ils en eussent reparlé entre eux, ils n'avaient pas cessé un seul instant de penser à cet homme qui, par son infâme trahison, avait perdu la cause royaliste. Qu'était-il devenu? On parlait beaucoup de lui, car son nom était connu. M. Victor Hugo venait de publier dans le _Globe_ une admirable pièce de vers intitulée: _A l'homme qui a vendu une femme_. Pièce de vers que chacun récitait par coeur. On racontait que «_ce nommé Deutz_», ainsi qu'on disait, avait été chassé du ministère au milieu des huées. Eux ne s'occupèrent pas des racontars qui émouvaient l'opinion publique. Ils se mirent à l'oeuvre pour joindre le traître, le prendre et le châtier... Ils ignoraient que ce châtiment avait déjà commencé, et que Dieu avait fait tomber sur son front l'irrémédiable poids de l'infamie... XII LES TRENTE DENIERS Une heure après la prise de Madame, Deutz montait en chaise de poste, il arrivait à Paris. La fatale nouvelle était déjà connue et passionnait l'opinion publique. Judas entrait au ministère de l'intérieur, au moment même où en partaient des ordres concernant l'auguste prisonnière. On ne lui fit pas faire longtemps antichambre. Le ministre reçut, aussitôt le misérable, afin, sans doute, de s'en débarrasser le plus vite possible. Il est assez difficile de parler, dans un roman historique, de certaines personnalités encore vivantes. Surtout lorsque ces personnalités ont joué un aussi grand rôle politique que le ministre dont nous parlons, et qui, naguère, occupait une position si élevée dans notre pays. La politique est l'éternel levain des crimes et des colères. Mais à quelque opinion qu'on appartienne, il faut savoir respecter la grandeur du talent, et l'âge. Aussi, nous n'aurions pas osé raconter d'une manière fausse l'entrevue qui eut lieu entre l'homme d'État et Deutz, si nous ne l'avions connue par le récit même qu'en a fait ce ministre. Il était assis à sa table de travail, lorsque Deutz entra. Une grosse enveloppe était placée sous un fort presse-papier. Si l'homme d'État ressentait du mépris pour Deutz, quand celui-ci lui proposait le marché, c'était du dégoût qu'il lui inspirait, à l'heure où le juif venait cyniquement réclamer le prix. --Monsieur le ministre, dit-il, c'est moi... L'homme d'État leva les yeux. Il l'a avoué depuis, il aurait pu jeter à la face de cet homme l'argent qu'il avait ramassé dans la boue, et le chasser, comme on chasse celui dont la seule présence est une souillure: mais cette infamie tranquille, sans remords, qui s'avançait hautement et venait pour ainsi dire s'offrir d'elle-même, lui paraissait un sujet d'études digne d'attirer un philosophe. Un sujet d'études! Vous oubliez, monsieur, qu'il est de ces actions viles qui déshonorent presque autant celui qui en profite que celui qui les commet. --Vous venez réclamer votre argent? --Oui, cinq cent mille francs. --Alors, vous croyez l'avoir bien gagné? --Si je crois!... --Après tout, vous avez accompli votre promesse: je dois tenir la mienne. Un rayon passa sur le visage blafard du traître. --Que ferez-vous, maintenant, puisque vous êtes devenu riche? --Je me marierai, d'abord. --Ah! --J'ai assez longtemps envié les autres. J'épouserai une femme belle, très-belle, je donnerai des fêtes; je veux éblouir de mon luxe tout Paris. --Avec cinq cent mille francs? --Ce n'est que le commencement. Quand des hommes comme moi ont la première pierre, ils bâtissent la maison. Ah! j'ai vu trop longtemps le bonheur et le luxe des autres. C'est fini. Je veux mon tour. Je l'ai bien gagné. Il faudra que rien ne me manque. Je m'étais toujours promis que je ne laisserais pas échapper l'occasion de faire ma fortune. J'ai cette occasion, il faut que j'en profite! Une nausée de dégoût saisit le ministre. Il faut une rude force pour supporter de pareilles audaces. Il avait voulu d'abord _étudier_ cet homme, comme un philosophe d'autrefois eût cherché peut-être à _analyser_ Judas. Mais le coeur lui manqua. Il se leva, et alla à la cheminée, dans laquelle flambait un grand feu. Deutz suivait le ministre du regard. Il ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements. Celui-ci s'assit au coin du feu, et resta cinq minutes enfoncé dans ses rêveries. Un monde de pensées dut s'agiter dans son cerveau, pendant ces cinq minutes. Il dut se dire, en regardant monter et briller la flamme joyeuse, que le feu qui purifie tout, ne pourrait jamais purifier l'infamie de cet homme. Puis, il se reporta sans doute dans cette Bretagne, dont la traîtrise seule avait pu avoir raison. Il songea à cette noble femme tombée dans un piège ignoble, tendu par son filleul! Par celui qu'elle avait daigné offrir aux eaux saintes du baptême! Quand cette eau qui efface tomba jadis sur ce front marqué de la tache originelle, elle ne put effacer l'âme! L'âme? s'il en avait une. Il quitta le fauteuil où il s'était placé, et prit la paire de pincettes qui était posée dans le foyer. Puis, il revint lentement à sa table de travail, et après avoir écarté le presse-papiers, avec l'extrémité des pincettes il saisit la grosse enveloppe entre les deux branches de l'instrument. --Comptez! dit-il sèchement en jetant l'enveloppe aux pieds de Deutz. Judas n'avait même pas senti le mépris profond caché sous l'action du ministre. Il ramassa purement et simplement l'enveloppe: elle était pleine de billets de banque... Les scènes infâmes ont leur cachet de grandeur. Dans ce vaste salon du ministère de l'intérieur, il y avait deux hommes. L'un, debout, les bras croisés, regardait l'autre... Il était un des douze premiers de la France, celui auquel aboutissaient tant d'ambitions et tant d'espérances. Quant à l'autre... Il s'était assis et comptait les billets de banque. Dès que sa main eut touché le papier de soie qui frissonnait, un flot de sang monta à son visage. Il prit un premier paquet: --Un... deux... trois... quatre... Il compta jusqu'à vingt-cinq billets de mille francs. La somme était partagée en vingt paquets égaux. Quand il fut arrivé au vingt-cinquième billet de ce premier paquet, il le rattacha méthodiquement avec des épingles, et passa au second... --Un... deux... trois... quatre... L'oeil rayonnait. Or! sois maudit, toi qui peux inspirer de telles ignominies! Il rattacha le second paquet et prit le troisième. --Un... deux... trois... quatre... Il en fut de même pour le quatrième. Cela faisait cent mille francs! Cent mille francs! Il prononçait tout bas ce chiffre, et son coeur battait d'aise, car il trouvait que cela sonnait bien. Il compta deux fois le cinquième paquet, car il croyait n'en avoir trouvé que 24. Mais le chiffre y était. Les paquets s'accumulaient à côté de lui. Et à mesure que montait le tas de papiers précieux, l'oeil du bandit s'injectait de sang. Des frissonnements de bonheur l'agitaient. Une fièvre latente s'était emparée de lui. Des éblouissements le prenaient. --Trois cent mille francs! murmura-t-il. Il eut sans doute la vision de ce que cela représentait pour lui, cette somme de trois cent mille francs! Le sang battait à coups pressés dans les artères de son front. Il répéta trois fois: --Trois cent mille francs! Trois cent mille francs! Trois cent mille francs. Sa main tremblait comme la feuille, quand il ôta les épingles du treizième paquet: --Un... deux... trois... quatre... Il ne repliait même plus les billets de banque de manière à les mettre dans un même tas. Dans son ivresse il les laissait tomber à mesure sur le canapé où il était assis. --Un... deux... trois... quatre!... --Quatre cent mille francs! Sa main ne tremblait plus. Elle s'était déjà habituée au toucher de la fortune. Enfin il compta le reste de la somme... Alors des larmes jaillirent de ses yeux. Mais c'en était trop pour le ministre. Cette infamie lui faisait sentir la grandeur du crime qu'il avait commis. Il sonna; un huissier parut. --Chassez cet homme! s'écria-t-il avec emportement. Deutz eut peur, il crut qu'on voulait lui arracher son argent. Alors il le serra sur son coeur, prêt à le défendre avec autant d'ardeur qu'une mère en mettrait à défendre son enfant. Mais quand il vit qu'il n'en était rien, et qu'il ne s'agissait pour lui que de quitter le ministère, il saisit les billets de banque à pleines mains, et les enfonça dans ses poches, au hasard. --Chassez cet homme! répéta le ministre. Alors Deutz releva la tête: --Me chasser, moi? Je suis riche, murmura-t-il. Puis, haussant les épaules, il sortit. * * * * * Il passa cette nuit-là tout entière à compter, à recompter, à tout compter son trésor. Il les jetait au vol à travers la chambre, ces billets de banque, qui représentaient pour lui la somme de bonheur qu'un homme peut goûter sur terre. Il prit, pour ainsi dire, un bain de volupté horrible, se complaisant à se rappeler tous les détails de l'acte qui lui avait procuré cette fortune, et s'applaudissant en lui-même de son habileté. La fatigue seule le terrassa: il s'endormit couché sur ce lit de billets de banque, qui frottaient leurs atomes soyeux contre son front, ses joues, ses yeux... C'était ignoble! Noblesse, grandeur, héroïsme, tout ce qui peut élever une femme dans l'admiration des hommes, amour maternel, dévouement à son pays; tout ce qui était Madame, en un mot, Son Altesse royale la duchesse de Berry, belle-soeur, femme et mère de rois... tout cela était dans un plateau de la balance; dans l'autre, il y avait cinq cent mille francs et l'âme d'un juif... L'or est maudit. Il n'inspire jamais que la honte et le crime: Jésus, trente deniers; la France, cinq cent mille francs; l'or toujours, l'or partout; qu'il s'agisse de vendre Dieu ou de perdre un pays! Deutz dormit comme il n'avait jamais dormi. Quand il s'éveilla, le lendemain, l'agitation de la rue était déjà dans tout son plein. Il ouvrit sa fenêtre et se mit à respirer avec une âpre jouissance l'air violent de novembre, qui lui arrivait à larges doses. Puis il songea à sortir. M. Abraham Simons, le père de cette Rébecca que le juif voulait épouser, demeurait rue Amelot, une des vieilles rues qui existent encore. Elle donne aujourd'hui sur le boulevard du Temple. Deutz remonta la ligne des boulevards: il marchait la tête haute, le sourire aux lèvres, déjà orgueilleux. Il regardait avec triomphe les hommes qui le croisaient. Il remarqua qu'un grand nombre de promeneurs se tenaient appuyés aux maisons, dévorant les journaux du matin: --On cherche des nouvelles de Bretagne! pensa-t-il. Et le misérable eut un sourire de fierté ignoble, en se disant que c'était lui qui était la cause de cette surexcitation de tout un peuple. La nature de cet homme était entière dans le mal. _Homo sum, et nihil humanum a me alienum puto._ Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger, disait Térence. On eût pu dire de même, que rien de ce qui était vil n'était étranger à celui que nous étudions. Deutz franchit en une heure la distance qui le séparait de la demeure de M. Abraham Simons. Cette demeure était aussi vieille que la rue. Une haute et large maison, comme on n'en trouve plus aujourd'hui que dans ces quartiers tranquilles. Il sonna. Un vieux domestique semblable à la maison et à la rue vint lui ouvrir: --M. Simons? demanda-t-il. --Il est chez lui, monsieur. Le domestique, passant devant Deutz, lui fit traverser une grande cour, et l'introduisit dans un des appartements situés au rez-de-chaussée. On reconnaissait aussitôt une de ces anciennes banques dont la clientèle assurée ne cherche pas à recruter de nouveaux correspondants. Bien que M. Simons fût colossalement riche, les mots _bureaux_ et _caisse_ étaient tracés à l'encre sur une pancarte. Deutz écrivit son nom sur un carré de papier et le fit porter au banquier, qui attendait dans son cabinet les visites du matin. On vint lui répondre que M. Simons le recevrait à son tour. Le lecteur se rappelle que, peu de jours auparavant, Deutz avait écrit à M. Simons pour lui demander sa fille en mariage. Le banquier devait donc savoir qu'il venait chercher une réponse. Mais Deutz s'était posé en homme qui propose une affaire, et non en amoureux: il ne s'étonna donc pas qu'on le traitât en client. Au reste, l'attente ne fut pas longue. Au bout d'un quart d'heure, on le fit entrer dans le cabinet, vaste pièce confortable mais simple. M. Simons était un vieillard de soixante-cinq ans. Il était père d'un grand nombre d'enfants, qui tous s'étaient mariés depuis de longues années. Sur le tard, une fille avait vu le jour, à la suite d'un second mariage: Rébecca. --Vous avez reçu ma lettre, monsieur? demanda Deutz. --Oui, monsieur, et, bien que je n'eusse pas l'honneur de beaucoup vous connaître, elle n'a pas laissé de m'étonner. Vous êtes amoureux de ma fille? --Mon souhait le plus ardent serait de l'épouser. --J'ai pris des renseignements sur vous. Je ne vous cacherai pas que ces renseignements sont bons. Vous appartenez à une famille honorable; mais on a paru fort étonné, lorsque j'ai annoncé que vous veniez de faire un héritage considérable. Deutz ne se déconcerta pas. --J'ai hérité de cinq cent mille francs, dit-il. --On m'a appris, en outre, que vous aviez abandonné votre religion pour embrasser le culte catholique. Ce pourrait être une objection pour d'autres; dans ma famille, ce n'en est pas une. Donc, votre recherche n'a rien qui puisse me déplaire. Cependant, je dois vous prévenir de deux choses: d'abord, je désire vous connaître, vous étudier; ensuite, c'est ma fille qui prononcera en dernier ressort. Je n'entends pas plus contrarier sa volonté que celle de mes autres enfants. Deutz trembla. Un mot de M. Simons ne tarda pas à le rassurer: --Il vous est facile de lui plaire, reprit-il. Je l'ai interrogée: elle n'a encore distingué personne. Nous passerons maintenant à la question affaire. Je donne à ma fille une dot de trois cent mille francs. Mais j'exige que sa dot et la vôtre soient placées dans ma banque. En quelles valeurs est votre héritage? --Comptant. --Cinq cent mille francs comptant! c'est un beau denier. Mes propositions vous conviennent-elles? --Parfaitement, monsieur. --Très-bien. M. Simons agita une sonnette. Un commis entra. --Priez mademoiselle Rébecca de descendre, dit-il. Il reprit, s'adressant à Deutz: --Je vais vous présenter à ma fille, et, dès demain, vous pourrez commencer votre cour. On voit que M. Simons traitait vite les affaires. Il est vrai que dans celle-là il voyait tout avantage, tout en ne brusquant pas le goût de sa fille. La porte s'ouvrit et Rébecca entra. Quand les juives sont belles, elles sont admirables. Rébecca était admirable. Une tête fine, brune, éclairée par des yeux énormes et que relevait encore une masse de cheveux noirs tordus au-dessus de la nuque. Des lèvres rouges découvraient des dents blanches comme du lait. Elle tenait à la main un journal déplié: sans même voir l'étranger qui était entré, elle vint se jeter au cou de son père: --Tu m'as fait demander? dit-elle. --Oui, chère enfant. Monsieur m'a fait l'honneur de me demander ta main. Je lui ai répondu que c'était à toi de choisir. Tu choisiras. A partir d'aujourd'hui, je l'ai autorisé à te faire sa cour. Rébecca avait rougi. Quelle est la jeune fille qui ne rougirait pas en pareille occasion? Elle jeta un regard à la dérobée sur le jeune homme. Nous avons dit que Deutz était plutôt «mieux que mal», pour nous servir d'une expression vulgaire, incorrecte, mais expressive. Le premier examen devait donc lui être favorable. --Vous avez entendu, monsieur Deutz, continua le père; vous pourrez... Au mot «Deutz», Rébecca avait jeté un cri comme si elle eût été mordue par une bête venimeuse. --Deutz!... Deutz!... balbutia-t-elle, en étendant la main vers le traître. --Oui... Pourquoi te troubles-tu?... Elle pâlit, et s'appuya sur un siège. Deutz voulut la soutenir. --Oh! ne me touchez pas! dit-elle avec une expression indicible de dégoût. --Qu'as-tu? s'écria M. Simons stupéfait. --Lui!... c'est lui... --Mais parle... --Lis..., murmura-t-elle, en laissant tomber le numéro du journal qu'elle n'avait pas cessé de tenir à la main. M. Simons se hâta de ramasser le journal et l'ouvrit, et lut à voix haute: «Hier, le sieur Deutz a reçu les cinq cent mille francs, prix qu'il avait mis à sa trahison. Nous sommes républicains; mais nous maudissons l'homme assez abject pour...» Il continua encore deux lignes et comprit tout. Alors il se redressa de toute sa hauteur. --Sortez!... sortez! dit-il. Depuis le commencement de cette scène, Deutz avait tout compris. Mais, s'il n'avait pas bougé, c'est que la rage et le désespoir le tenaient cloué au sol. Il avait cru, le monstre, que son crime resterait caché, et qu'il pourrait jouir en paix de la fortune qu'il avait ramassée dans la boue. Puis tout à coup, il s'apercevait que son nom était voué à l'exécration et au mépris; que son nom était imprimé tout vif... Il s'enfuit... traversa comme un fou les bureaux du banquier, la cour de la maison... et ne s'arrêta que dans la rue. Là, il chercha à rassembler ses idées, mais le désordre de ses pensées ne le lui permit pas. Il se mit à courir, et arriva ainsi jusqu'au boulevard: --Eh bien! j'en épouserai une autre! murmura-t-il. Je suis riche. Voilà ce qu'il y avait de plus important. Celle-là n'a pas voulu de moi... j'en épouserai une autre!... Ces gens-là savent que c'est moi... mais tout s'oublie... dans quinze jours, on aura cessé de penser à cette aventure... Il marchait rapidement suivant la ligne des boulevards dans la direction du Château-d'Eau. Comme il passait dans ce qu'on a appelé depuis le boulevard du Crime, il vit un grand chantier où travaillaient une vingtaine d'ouvriers. Sa course folle l'avait épuisé. Il s'appuya contre le chantier pour respirer un peu. En le voyant si pâle, un des ouvriers crut qu'il était malade. Or, mettez dans une foule un blessé, un bourgeois en redingote et un ouvrier en blouse, c'est l'ouvrier qui, le premier, parlera d'aider de sa bourse le malheureux. Un grand gaillard, à la figure avenante et loyale, s'avança vers lui: --Est-ce que vous êtes souffrant, l'ami? lui dit-il. --Oui... --D'où souffrez-vous? Deutz entendit un second qui disait: --Pauvre diable! --Oui, ajouta un troisième, il a l'air d'être très-bas... N'importe! j'aimerais encore mieux être dans sa peau que dans celle de ce c... de Deutz! --Oh! que je le tienne jamais celui-là! grommela le premier, je l'écrase!... Le traître poussa un rugissement et recommença à fuir... Pendant trois jours Deutz resta enfermé chez lui. Il n'osait plus sortir: car il lui semblait qu'à chaque coin de rue il rencontrait un ennemi. Il appelait des ennemis ceux qui le méprisaient! Pendant ces trois jours, il se fit un travail dans son esprit, travail latent, mais énergique. Le mariage était entré autrefois dans ses projets comme un moyen d'avenir: il le voulait riche, parce qu'il y voyait une revanche. N'était-ce pas ce sentiment vil qui l'avait poussé au crime? Pour une nature complète comme celle-là, l'obstacle accroît le désir. Ah! on lui refusait mademoiselle Simons qui avait une fortune? Eh bien! il en épouserait une autre qui serait pauvre, mais aussi belle, plus belle peut-être! Il était riche. Pour lui, l'or, c'était la grande clef humaine qui ouvre toutes les portes, celle du coeur comme celle de la conscience. Dieu a voulu que le mal ne pût jamais admettre l'existence du bien: celui qui est mauvais suppose fatalement que les autres lui ressemblent. Il y a là une loi physiologique, rigoureusement vraie, éternelle, par conséquent, comme tout ce qui est vrai. Le premier jour de cette retraite, que fit le traître, seul à seul avec lui-même, par un jour de rage? Il maudit ces gens, le père et la fille qui l'avaient chassé; il maudit ces ouvriers, dont la voix brutale, mais sincère, lui avait montré à quel degré de mépris il était descendu. Cette rage fut violente, exaspérée, accompagnée d'imprécations. La nuit calma un peu cette fureur. Le second jour, il raisonna plus froidement. Ce raisonnement ne fit qu'accroître encore son âpre besoin de vengeance. Vengeance contre qui? Il ne le savait pas lui-même. Au fond c'était une vengeance contre tout le monde. Le troisième jour ce fut la révolte qui gonfla cette âme! Ah! on le méprisait, et il était riche! Ah! on le refusait comme mari, et il était riche! Ah! on l'insultait, et il était riche! Cela ne serait pas. Comme il était riche, il achèterait l'estime, il achèterait une femme, il achèterait le respect! M. Simons et sa fille l'avaient dédaigné, il leur montrerait que l'on trouve toujours en ce bas monde des femmes qui consentent à échanger la misère contre l'aisance. Il sortit, hautain, déterminé à tout braver. Sa première visite devait être pour une de ses parentes éloignées, très-pauvre, laquelle avait trois filles. Cette parente vivait en dehors des choses extérieures, et nul doute qu'elle ne connût rien de ce qui s'était passé. Elle était dans la plus profonde misère, et vivait d'une rente de quatre cents francs que lui faisait la caisse de secours israélite. Où demeurait-elle? Deutz pouvait facilement se procurer son adresse, en la demandant aux bureaux mêmes de cette caisse de secours. Il prit une voiture, il s'y rendit. Après de longues et patientes recherches, le commis préposé à ces modestes fonctions lui apprit que madame veuve Reynac demeurait chaussée du Maine, nº 173. Deutz donna l'adresse au cocher et le fiacre partit.. Pourquoi tenait-il tant à retrouver cette parente, qu'il avait évitée pendant si longtemps? C'est qu'elle avait trois filles. Il se rappelait les avoir connues,--sept ans auparavant. Elles étaient belles: l'aînée surtout, une ardente créature, qui portait en elle le sceau de la race juive. Qu'étaient-elles devenues? Peut-être allait-il les trouver mariées; peut-être encore la mort, cette grande faucheuse, avait-elle coupé, une fois encore, l'épi au lieu de la fleur! À vrai dire, mille sentiments divers s'agitaient en lui. Le plus fort était qu'on l'avait chassé, hué, et qu'il éprouvait le besoin de se prouver à lui-même qu'il n'était pas seul au monde couvert d'exécration. Le fiacre arriva chaussée du Maine. Madame Reynac habitait au sixième étage d'une maison sale, une mansarde encore plus sale que la maison. Comme il était impossible de vivre avec quatre cents francs par an,--même en mourant de faim,--la juive avait imaginé de s'improviser diseuse de bonne aventure. Elle gagnait peut-être à ce métier cinq cents autres francs, sur lesquels la moitié était prélevée, pour nourrir un quine à la loterie. Deutz faillit être suffoqué en entrant dans la mansarde de la vieille. Elle était assise sur une chaise sans dormir, et tenait sur ses genoux une petite planchette de bois couverte de cartes graisseuses. Ses mains maigres et osseuses faisaient courir sur la planchette dix cartes à la fois. Elle leva la tête en entendant du bruit, et reconnut Deutz, bien qu'elle ne l'eût pas vu depuis sept ans. --Ah! c'est toi, mon garçon! dit-elle, aussi tranquillement que si elle l'eût quittée la veille. Il était impossible au regard de décider si cette femme avait soixante ans ou un siècle. L'oeil était vif, mais chassieux; la peau absolument parcheminée, comme une momie; le nez busqué, se joignant presque avec le menton. Elle était hideuse. --Tu sais que je vais gagner le quine? --Mais, tante Reynac... --Tante Reynac! Tu as donc besoin de moi, garçon? --Peut-être... --Eh! eh! Elle quitta ses cartes pour le regarder mieux à son aise. Puis elle posa ses deux mains sur ses genoux, et se mit à tourner ses pouces en dedans: --Eh!... eh! répéta-t-elle. Allons, parle. --Mais je ne vois pas vos filles? --Mes filles? Une expression de rage se peignit sur les traits de la mégère: --La plus jeune est morte, grommela-t-elle. C'est ce qu'elle avait de mieux à faire. Lia, la seconde, a mal tourné. Elle est sage. --Sarah, c'était l'aînée? --Oh! Sarah a bien fait son chemin. Je suis contente d'elle. Elle m'oublie un peu par ci par là, cependant elle m'aide à nourrir mon quine... Tu verras qu'il sortira un jour ou l'autre. Elle reprit les cartes et fit encore deux ou trois passes. Deutz l'écoutait patiemment. Il voulait en arriver à ses fins. --Alors vous dites que Lia a mal tourné? --Oui... elle travaille! Belle comme elle l'est!... Tu connais les grands magasins de la _Ville de Marseille_? --Oui. --C'est là qu'elle est employée. Je la vois rarement. --Elle ne vient donc jamais vous voir? --Non. Elle prétend que je lui donne de mauvais conseils. Malheur! comme si une mère pouvait donner de mauvais conseils à sa fille! C'est l'enfant de ma chair, n'est-ce pas? Ce que je lui dis, c'est dans son intérêt! Deutz avait noté dans sa mémoire cette adresse: la _Ville de Marseille_. --Eh bien, qu'est-ce que tu avais à me dire? reprit-elle en mêlant ses cartes. --Voilà. J'ai à parler à Sarah. --A Sarah? Qu'est-ce que tu peux bien lui vouloir? --Cela me regarde. Il prit un louis dans sa poche et, le tenant entre le pouce et l'index, le fit miroiter aux yeux de la vieille. --Où demeure-t-elle? demanda-t-il. Les yeux de la juive s'étaient allumés. --Un louis!... murmura-t-elle, un beau louis tout neuf. Certes elle aurait donné l'adresse de Sarah pour rien. Mais l'intérêt était là. --J'en veux deux. Il fit rentrer la pièce d'or dans sa poche. --Alors, adieu. La mégère grommela une phrase de colère en le voyant se diriger vers la porte. --Comme tu es pressé! --L'adresse, ou je pars. --Donne-moi l'argent. --Non, après. --Non, avant. --Après! --Ah! mon garçon, dit-elle, tu feras ton chemin, tu connais la vie. Eh bien, soit, j'ai plus de confiance que toi, moi. Sarah demeure rue Corneille, en face le théâtre de l'Odéon. --Merci, tante Reynac, tenez! Il jeta le louis à la volée; il alla rouler sur la planchette de bois: la vieille le happa au passage. --Et tu ne veux pas me dire pourquoi tu as besoin de parler à Sarah? --Non. --Il faut pourtant que ce soit pour une chose importante, puisque tu as payé son adresse vingt francs! --Oh! vous vous trompez, tante Reynac, j'en ai eu deux pour vingt francs; celle de Lia et l'autre. --Ah! tu feras ton chemin, répéta-t-elle avec une nuance de regret. --Consolez-vous, allez: votre situation pourrait bien changer bientôt. --Je vais faire une réussite! --Adieu, tante Reynac! --Adieu, mon garçon. Il redescendit les cinq étages encore plus rapidement qu'il ne les avait montés. --Aux magasins de la _Ville de Marseille_, cria-t-il au cocher. Le fiacre redescendit dans l'intérieur de Paris, et traversa les ponts. Puis il suivit le quai, jusqu'à la hauteur de la rue de la Ferronnerie. Là s'élevaient, en 1832, ces magasins, peu en harmonie déjà avec le goût du temps, c'étaient les bourgeois du quartier qui s'y approvisionnaient. Ils étaient vides la plupart du temps. Deutz s'arrêta, et jeta un coup d'oeil à l'intérieur. Il aperçut cinq ou six ouvrières qui travaillaient, les unes riant, les autres attentives. L'une de celles-là, penchée sur sa broderie releva tout à coup la tête, montrant une ravissante figure, fine et douce en même temps. --Je suis sûr que c'est elle, pensa-t-il. Il y a mansarde et mansarde. La vieille juive demeurait dans une sentine. Lia habitait un carré entre quatre murs, qui recevait à peine un rayon de soleil par une étroite fenêtre en tabatière. Et cependant on devinait en y entrant que celle qui y restait honorait sa pauvreté par le travail. Deutz fit ce que les amoureux font de tous les temps, bien qu'il ne le fût guère. Quand l'ouvrière eut fini sa journée, elle sortit du magasin. Alors il suivit Lia jusqu'à la maison où elle demeurait. Puis, quand elle eut disparu derrière la porte cochère, il entra dans la loge de la concierge et demanda: --Mademoiselle Reynac? --Au sixième étage, la troisième porte à gauche. Il frappa; elle vint lui ouvrir elle-même, et resta assez décontenancée en sa trouvant en face d'un inconnu. Lui, remarqua aussitôt cette différence entre la demeure de la mère et celle de la fille que nous venons d'indiquer. --Bonjour, Lia, dit-il tranquillement. --Monsieur... --Vous ne me reconnaissez pas? --En effet, et... Ils étaient debout tous les deux. Elle ne laissait pas d'être embarrassée: cependant, elle n'eut point la peur naturelle qu'une jeune fille aurait pu éprouver en se trouvant en face d'un homme. La vertu n'est pas craintive. C'est qu'elle était charmante, cette enfant, qui commençait la vie en faisant le rude apprentissage du labeur acharné et de la misère silencieuse. --Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus! reprit le juif. Vous étiez à peine haute comme cela... Un bébé! --Je ne me souviens pas... --Ah! nous étions bons amis. Vous ne vous rappelez même pas mon nom. A quoi tiennent les souvenirs! Je vais vous montrer, moi, que je n'ai rien oublié. D'abord, ne vous effrayez pas de la demande que je vais vous faire. Aimez-vous quelqu'un, Lia? La jeune fille croyait rêver. Qu'était donc cet homme qui l'appelait par son prénom, se présentait chez elle, à l'improviste, et enfin lui adressait une pareille question? --Chère enfant, continua Deutz, ne vous effrayez pas. Quand nous nous sommes quittés, j'avais douze ans, vous en aviez huit. On nous appelait le petit mari et la petite femme... Vous ne vous rappelez pas? Lia ne pouvait pas se rappeler par la bonne raison que ce qu'il racontait n'avait jamais existé. Mais il était bien sûr de ne pas être démenti. Quel est l'enfant qui n'a point, au fond de son coeur, des souvenirs cachés, qu'il est tout surpris, devenu homme, et quand il a les oubliés, de voir se retracer devant lui? --Moi, je suis parti au loin. Je pensais souvent à ma petite Lia. Hier, je suis arrivé à Paris. J'ai songé à vous retrouver. Votre mère m'a donné votre adresse. J'ai appris quelle vie de travail était la vôtre, et je me suis senti heureux, à l'idée que je pouvais faire quelque chose pour la compagne d'autrefois qui m'était aussi chère que jamais... Je suis riche, Lia... Voulez-vous que nous reprenions le rêve du temps passé pour en faire une réalité? Deutz avait parlé doucement. Il était jeune, sa voix douce; l'ombre naissante du soir empêchait Lia de voir que son visage restait immobile, pendant que sa lèvre prononçait ces paroles tendres: elle fut émue. --Ne vous troublez pas, chère enfant, reprit-il en lui prenant les mains. Vous êtes une vaillante et honnête créature. Quelle meilleure compagne que vous un honnête homme peut-il choisir? --Vraiment, je reste confondue, répétait-elle. --Acceptez-vous? --Monsieur... --Nous ferons, ou plutôt nous renouvellerons connaissance. Il s'arrêta un moment, puis: --Allons! je vois qu'il faut que je vous dise mon nom, pour que vous me reconnaissiez. Vous ne vous souvenez donc plus de Hyacinthe Deutz? --Hyacinthe Deutz? --Nous sommes cousins. Lia était restée tranquille, comme si elle ne savait pas l'épouvantable signification de ce nom-là. Et, en effet, l'ouvrier lit les journaux, mais l'ouvrière ne les lit pas. L'aventure de Madame n'avait pas encore pénétré dans le magasin bourgeois de la _Ville de Marseille_. Ce n'est pas un fait étonnant. Combien de ces choses qui bouleversent une nation, restent inconnues pendant des semaines, à ces obscurs travailleurs qui composent la toute petite bourgeoisie? --Laissez-moi vous dire mon projet, chère Lia, dit-il. Je ne veux plus que vous retourniez à votre magasin. Dans un mois nous serons mariés. Elle hocha doucement la tête: --Non, mon cousin... puisque nous sommes cousins, reprit-elle en souriant, il faut d'abord nous connaître. Vous êtes riche: je suis pauvre. C'est donc à moi à faire la difficile... pour vous. Peut-être cédez-vous à un mouvement généreux. Si vous devez vous repentir, mieux vaut que ce soit avant qu'après. Je continuerai ma vie habituelle jusqu'à ce que... Et tenez! pour commencer, je vous permets, pour la première fois, de rester dans ma chambre. J'attends une ouvrière de magasin qui a, comme moi, un travail à finir. Nous nous réunissons tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, pour économiser le feu et la lumière. C'est mon tour ce soir. Elle lui tendit la main, comme une honnête femme qui ne se méfie pas du mal. --Avez-vous dîné? --Non. --Voulez-vous dîner avec moi? --Volontiers. Elle alluma le feu, un pauvre feu de charbon dans la cheminée, et la petite lampe éclaira bientôt la mansarde de sa douce et pâle lueur. --Oh! vous dînerez mal, je vous préviens. Ce que Lia appelait «dîner» composerait à peine une collation. Elle ne mangeait de viande que le dimanche. Elle fit chauffer du lait, c'était le potage. L'entrée c'était de la charcuterie, et le dessert des confitures. Encore c'était le grand repas. A midi, elle ne mangeait qu'un morceau de pain. Tout cela, les assiettes de faïence brune, les verres sans pieds, la cruche d'eau, reluisait à l'oeil. En dix minutes, ils eurent dîné. --C'est la première fois que pareille chose m'arrive, dit-elle en riant. Mais vous m'avez inspiré confiance tout de suite. Puis j'ai été émue de vos paroles... Je pense si souvent à mon enfance! Comme toutes les autres, j'ai été en butte à ces mots qui sont des insultes et une lâcheté, quand on les adresse à une pauvre fille comme moi... Vous, mon ami, vous êtes le seul qui ayez été loyal et honnête. Une larme brilla dans ses yeux. Mais elle se mit vite à rire. --Ne parlons plus de cela. Vous voulez m'épouser... Votre famille n'y consentira peut-être pas! --Je n'ai pas de famille. --Si vous alliez regretter de m'avoir engagé votre parole? --Regretter?... Mais il faut que je vous dise tout. Je vous ai trompée. Ce n'est pas hier que je suis arrivé à Paris, c'est il y a un mois. Je vous aimais de loin... je vous savais belle et honnête; je sais maintenant que nous serons heureux! Une voix fraîche et gaie résonna sur le palier, et presqu'aussitôt la porte de la mansarde s'ouvrit; livrant passage à une jeune fille de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui s'arrêta court en voyant son amie attablée avec un jeune homme. --Tu es étonnée? dit celle-ci. --Dame! toi qu'on nous donne toujours pour modèle... --Je te présente mon mari, ma chère Louise. --Ton mari? --Mon Dieu, oui. --Depuis quand? --Depuis... --Depuis quinze ans, mademoiselle, dit Deutz. --Ah! tu attendais quelqu'un!... Je comprends maintenant pourquoi tu étais sage et travailleuse, au lieu d'être un peu folle, comme nous!... Louise s'assit sur le carreau de la mansarde, chauffant ses mains au feu. --Oh! que je raconte une affreuse histoire! dit-elle tout à coup. On vient de me l'apprendre tout à l'heure. Tu sais bien... Madame... qui nous passionnait tant... parce qu'elle se battait en Vendée... Est-ce en Vendée?... Deutz pâlit. --Eh bien! il paraît qu'on l'a fait prisonnière. --Pauvre femme! murmura Lia. --Mais ce qu'il y a de plus affreux, c'est qu'elle a été vendue par un homme qui se disait son ami... Vendue, Lia! --Le misérable! --Je cherche à me rappeler son nom... Je ne peux pas y arriver... Et pourtant, il n'y a pas dix minutes qu'on me l'a dit. Vous connaissez cette histoire-là, vous, monsieur? --Oui... oui. --Alors, aidez-moi donc... Ah! tant pis! Je me rappellerai le nom une autre fois. A propos de nom, Lia, tu ne m'as pas dit celui de ton fiancé? --Hyacinthe Deutz. Louise se leva toute droite: --Hyacinthe Deutz... Elle se jeta sur Lia, et, l'entraînant vers la porte avec épouvante: --Viens... viens... C'est lui! lui! --Qui?... --Le traître! l'homme qui a vendu cette pauvre princesse! Lia jeta un cri de désespoir. --Et il venait... Allez-vous-en! Allez-vous-en! Je garde ma misère!... Ma mansarde est souillée par vous... Allez-vous-en! --Je suis riche, riche! balbutia Deutz. Malheureuse! tu souffres le froid, la fatigue, la faim... Avec moi, tu n'auras rien à craindre... Quand tu seras ma femme... --Votre femme! Elle recula encore. --Partez... Je vous méprise!... partez!... Elle ne put rien ajouter. Elle était évanouie. Deutz se précipita au dehors et s'enfuit. Il faisait nuit. Il arriva tout courant jusqu'aux ponts, et il entrait dans la première rue qui s'offrait à ses regards, comme huit heures du soir sonnaient à l'horloge de l'Institut. Alors seulement il s'arrêta. Sa colère était devenue de la rage. --Cette femme, cette misérable femme! murmura-t-il. Elle est pauvre pourtant! Et elle préfère sa pauvreté... Non, ce n'est pas possible. Il y a autre chose. Depuis quand a-t-on refusé un mari riche? Elle en aimait un autre... Alors, pourquoi m'avait-elle accepté d'abord, pour me refuser ensuite? Ce serait donc réellement parce que... Son sang bouillonna à la pensée de la nouvelle insulte qu'il venait de supporter. Il serra les poings, et, avec une indicible expression de fureur: --Il y a un être désintéressé au monde, un être qui méprise l'argent, et il faut que je le rencontre! Il prononça cette phrase sans se douter qu'il blasphémait. Relevant la tête, il porta autour de lui son regard haineux. Il contempla la rue où il se trouvait, une vieille rue encaissée, muette, où les passants étaient rares, et les hautes maisons silencieuses qui se dressaient à droite et à gauche. --Ainsi, pensa-t-il, je suis exécré, méprisé dans chacune de ces maisons! Dans chacun de ces appartements je trouverais, en y cherchant, des êtres pour qui je suis un objet d'exécration! Non. C'est impossible!... Ces Simons... Ils sont riches: sans cela ils ne m'auraient pas chassé! Cette fille... Oh! cette fille... Des ouvriers m'ont injurié... Mais si j'avais voulu leur jeter une poignée d'or, ils auraient crié: vive Deutz!... Cette fille!... Eh bien, soit, elle est honnête et désintéressée... Une par hasard... il faut bien qu'on en rencontre quelquefois!... C'est qu'elle aussi m'a chassé... Et après? Ce n'est qu'une aventure à oublier. J'oublierai cela, comme j'ai oublié tant de choses, pour ne plus penser qu'à ma fortune, à mon argent... Il avait marché tout en parlant. Il regarda de nouveau autour de lui, et se trouva au carrefour Buci. Le quartier Latin de nos jours existait déjà, mais il s'appelait alors le quartier des Écoles. Les noms changent, mais les moeurs sont les mêmes. On s'amusait et on travaillait au quartier des Écoles de 1832, comme on travaille et on s'amuse au quartier Latin d'aujourd'hui. Murger l'a calomnié. Ce livre infâme qu'on nomme la _Vie de Bohème_, ce livre qui a perdu tant de nobles intelligences qui se sont laissé dévoyer dans la fainéantise et dans l'ignominie, est un mensonge depuis la première page jusqu'à la dernière. Marchant toujours devant lui, Deutz arriva au bout de la rue de l'Ancienne-Comédie. Incertain du chemin qu'il allait suivre, le coeur secoué par la rage, il allait peut-être revenir sur ses pas, afin de demander au grand air un peu de fraîcheur. Il ventait froid, et son sang le brûlait. Tout à coup, il aperçut une ombre qui passait à côté de lui. C'était une femme, une magnifique créature admirablement faite, et dont les grands yeux semblaient «éclairer l'obscurité,» comme dit un poëte oriental. Cette jeune femme marchait d'un air égaré: elle allait si vite, que Deutz fut obligé de hâter le pas pour la suivre. Elle prit le même chemin que celui par où le traître avait passé pour venir. Elle descendit la rue Mazarine jusqu'à la ruelle tournante, sale, où elle se joint à la rue Bonaparte, pour aboutir au quai Malaquais. La jeune femme traversa le quai, et suivit quelques instants la chaussée qui longeait la Seine. Arrivée à un de ces escaliers de pierre qui conduisaient à la berge, elle sembla hésiter: puis, après une seconde de réflexion, elle se mit à descendre l'escalier. On eût dit d'une ombre qui ne laissait aucune trace sur son passage. Deutz marchait derrière elle, sans se rendre compte du sentiment qui le poussait. Était-ce la pensée qu'il pouvait peut-être rendre service? Non. Non. Cette nature infâme n'avait pas un tel coin de générosité. Par les jours d'orage, quand le ciel est gris, pluvieux et sombre, on aperçoit quelquefois un peu de ciel bleu, à travers la nue. Mais l'âme de certains hommes ne connaît pas même cette éclaircie morale, qu'on appelle une généreuse pensée. La jeune femme arriva sur la berge. La Seine roulait ses flots noirs et tristes. Elle se pencha, puis se mettant à courir, monta sur l'un de ces grands bateaux de bois qui séjournent, en attendant le halage. Elle voulait évidemment se jeter dans le fleuve, de l'autre côté du bateau, car elle craignait sans doute que l'eau ne fût pas assez profonde sur le bord. Deutz n'avait pas quitté ses pas. Il arriva presque en même temps qu'elle sur le bateau. Elle n'entendait pas. Comme elle croyait être près de la mort, elle écoutait, sans doute, la voix de sa conscience, et cette voix-là devait parler trop haut pour ne pas étouffer les autres. Elle se pencha encore, mais cette fois, sur l'eau, regardant courir les flots sinistres qui ont abrité tant de crimes et d'infamies, tant de suicides désespérés. Elle faisait déjà un mouvement pour s'y laisser tomber, lorsque Deutz la saisit par le bras. Elle se retourna violemment. --Qui êtes-vous? que me voulez-vous? dit-elle. --Vous vouliez mourir? --Oui, je veux mourir. --Pourquoi? Elle éclata de rire. --Cela ne vous regarde pas! Si je meurs, personne ne me regrettera, personne ne me pleurera! La vie me pèse... me dégoûte! Je n'ai trouvé ni appui, ni consolation, ni rien en ce monde. Ma mère... oh! ma mère... Mais je ne vous en parle pas... bien qu'elle aura un jour un terrible compte à rendre à Dieu, car c'est elle qui m'a perdue! Je veux mourir... Laissez-moi! --Non! Elle se débattit un moment. Puis, dans un paroxysme de désespoir, elle tenta d'entraîner le juif avec elle. Mais il se cramponnait de la main gauche au rebord du bateau, pendant que de la droite il l'étreignait à l'épaule. De guerre lasse elle céda. --Eh bien, quand vous m'aurez empêchée de mourir aujourd'hui... que m'importe? Je me tuerai demain. Votre intervention n'aura servi qu'à me faire davantage souffrir. Je m'étais décidée à me tuer. Il faudra que je me décide encore... J'aurai deux agonies au lieu d'une! --Pourquoi vouliez-vous mourir? --Ne vous l'ai-je pas dit? Ma vie me dégoûte... j'ai honte de moi-même, quand je pense à la jeune fille que j'étais, et quand je vois jusqu'où je suis descendue. Je suis une de ces malheureuses qui ont mis une fois le pied sur le chemin glissant du mal, et qui n'ont pu se retenir après... Ah! si elles me voyaient, celles qui prêtent l'oreille aux paroles menteuses... aux lâches complaisances, elles reculeraient d'effroi!... Tout autre homme aurait parlé à cette infortunée des devoirs de la créature envers le Créateur; du respect qu'elle doit avoir pour elle-même. Dieu n'a-t-il pas interdit le suicide comme un crime? Mais le misérable qui venait de sauver cette autre misérable ne pensait pas à cela. Il la regardait. Elle était splendidement belle. Les cheveux dénoués tombaient en masses brunes autour de son col blanc. Les yeux, énormes, brillaient d'un éclat étrange. --Vous craignez la misère, n'est-ce pas? --Oui, dit-elle à voix basse... --Vous avez honte de votre vie?... --Oui. --Eh bien, si quelqu'un... moi, par exemple, vous proposait de vous faire sortir de cette vie que vous menez... accepteriez-vous? Une lueur d'espérance brilla dans son regard, mais s'éteignit aussitôt. --Vous... pourquoi... vous? --Je vous le dirai plus tard. Elle regarda à son tour l'homme qui lui tenait un langage si bizarre. Elle vit que le visage de cet homme était bouleversé, comme si une rage intérieure y était peinte. Ses paroles froides et sèches semblaient prononcées comme une leçon apprise et qu'on récite par coeur. --Pourquoi vous?... répéta-t-elle. --Je vous ai dit que vous le sauriez. --Vous ne me connaissez pas. --Peu m'importe. --Vous ne savez qui je suis... --Peu m'importe, vous dis-je. --Ah! balbutia-t-elle, je croyais cependant être descendue trop bas... Il avait pris son bras et l'entraînait. Elle se laissait faire docilement. Ils revinrent sur la berge. Comme elle était faible et chancelait, il la soutint. Toujours la soutenant, Deutz héla un fiacre qui attendait à une station de voitures. Mais elle lui dit: --Non. Donnez-moi votre bras; j'aime mieux marcher. --Où demeurez-vous? --Je vais vous conduire. Ils suivirent silencieusement la longue rue Mazarine. Pas une parole ne fut échangée. Qu'auraient-ils eu à se dire? Elle attendait. On lui avait promis de la retirer du gouffre où elle se débattait. Lui, ne pensait vraiment pas que la malheureuse femme eût la moindre anxiété de savoir quel sort on allait lui offrir. Il ne songeait qu'à réussir dans ce qu'il projetait. Au reste, ils avaient l'air d'apparitions sinistres, elle avec sa démarche hésitante, ses cheveux épars, lui avec son visage livide, marbré çà et là de rouge, comme si les insultes morales qu'il avait reçues avaient été autant de soufflets. Ils arrivèrent au carrefour Bucy, de même que Deutz une heure auparavant. Elle marcha plus vite et monta la rue de l'Odéon. Parvenus à la grande place qui entoure le théâtre, ils la traversèrent. --Voilà où je demeure, dit-elle en lui montrant la rue Corneille, une des deux qui bordent le théâtre. --Rue Corneille! --Oui. --Vous demeurez rue Corneille? --Mais... oui. Elle ne comprenait pas pourquoi son compagnon faisait preuve d'un tel étonnement. --Qu'avez-vous? Il la contempla longuement: --Elle _lui_ ressemble, dit-il tout bas, j'aurais dû la reconnaître. --Je vous connais, reprit-il à voix haute. Vous vous appelez Sarah Reynac!... C'était bien Sarah, en effet, la fille aînée de la juive, la soeur de Lia. Elle n'en était plus à être surprise. L'aventure où elle se trouvait jetée ressemblait tellement à un roman! Quelle est la femme de ce genre qui ne croit pas au Petit Manteau Bleu, au protecteur inconnu, à toutes ces légendes en cours parmi ces créatures? Elle se laissa faire et monta la première; elle s'arrêta devant une porte, au second étage, de cette maison de la rue Corneille. L'appartement était simple et fastueux en même temps: on y reconnaissait les traces du luxe de la veille qui sera la misère le lendemain. Pas un seul livre! Est-ce qu'elles ont le temps de lire? Peut-être çà et là un roman de Ducray-Duminil ou un drame de Guilbert de Pixérécourt. L'ameublement est un mélange disparate où la table de bois commun coudoie l'étagère en bois de rose. Sur le parquet, du tapis d'Aubusson, mais tâché, sali, usé jusqu'à la corde. Il faisait froid, elle jeta une bûche dans la cheminée du salon. Quelle différence entre ce logis, et la demeure de l'ouvrière! Quand Sarah vit flamber la flamme, elle regarda l'inconnu. Deutz s'était assis dans un fauteuil et la contemplait. --Parlez, maintenant, dit-elle. Que voulez-vous de moi? que m'offrez-vous? Vous m'avez promis de m'arracher à mon enfer: le pouvez-vous, seulement? Je ne sais même pas s'il est encore temps! Elle ajouta, après une pause: --Comment me connaissez-vous? Puis, baissant la voix, courbant la tête, avec une navrante expression de honte: --Est-ce que tout le monde ne me connaît pas, moi? balbutia-t-elle. Elle devait croire à un bon sentiment de la part de cet homme qui entrait si brusquement, et d'une manière imprévue dans son existence. --Il faut que je vous raconte ma vie, reprit Sarah d'une voix brève; j'aurais pu être honnête, comme tant d'autres. Je ne puis même pas dire que j'ai eu les mauvais conseils de ma mère: ces mauvais conseils ma soeur les a eus comme moi, et cependant... Ne me demandez pas tout ce que j'ai fait. Je n'aurais pas le courage de vous l'apprendre. J'ai roulé, de chute en chute, au dernier degré. Vous voyez où j'en suis maintenant... Je crois que je valais mieux que d'autres, car j'ai eu souvent des remords. Il est vrai que je ne les écoutais pas, ces hôtes importuns qui me parlaient de devoir!... Depuis six mois, j'étais lasse! un dégoût profond s'emparait de moi. J'avais la nostalgie du bien. Je me représentais ce que j'aurais pu être comme ma soeur Lia,... trouver un honnête homme qui m'eût honnêtement aimée... Je n'avais pas voulu. Le mal a tant de séductions, et le travail en a si peu. Alors, je sentais que j'étais pour tous un objet de mépris, un hochet qu'on rejette dans un coin. La pensée de la mort est entrée en moi pour la première fois; je l'ai chassée d'abord. Et j'ai continué ma vie... Elle est revenue. Si je vous disais ce que j'ai souffert! Je suis jeune encore, j'ai vingt-huit ans, je suis seule, j'avais devant moi l'avenir... mais quel avenir! Un matin, je me suis habillée simplement et je suis sortie. Je voulais trouver de l'ouvrage. Partout où je me suis présentée, on m'a repoussée... A quoi étais-je bonne, en effet? J'avais perdu l'habitude du travail. Pour m'étourdir, je me suis jetée plus avant dans le plaisir. Mais le plaisir ne m'inspirait plus que de la haine. Inutile à tous, nuisible à moi-même, ennuyée du vide qui m'entourait, dégoûtée de mon existence, c'est alors que j'ai résolu d'en finir. Ah! pourquoi m'avez-vous arrêtée au seuil de cette mort, qui eût été le repos? Par quelle fatalité vous êtes-vous trouvé là pour m'imposer le secours odieux de votre volonté de me sauver? Si vous pouvez m'arracher à la vie que je mène, si vous pouvez me régénérer par le travail, songez-y bien! Mais si, après m'avoir entendue, vous m'abandonnez de nouveau, soyez maudit! Deutz la regardait, les yeux fixés sur cette belle créature, qui avait voulu mourir. Par moments il éprouvait un sentiment de joie âcre, en se disant que le mépris était leur lot commun à tous les deux. --Vous me connaissez maintenant, acheva-t-elle. Je suis une femme perdue. L'honnête fille détourne la tête quand je passe. Je ne sais plus travailler. J'ai passé du luxe à la misère, comme mes pareilles, pour retourner de la misère au luxe. Je suis une femme perdue! Perdue, c'est-à-dire qui ne peut plus se retrouver. Que pouvez-vous faire pour moi? Rien! Il y eut un court silence, pendant lequel Deutz réfléchit à la manière dont il devait s'y prendre pour proposer à Sarah ce qu'il voulait. --Si j'ai bien compris, répliqua-t-il froidement, vous êtes désespérée, et vous ne demandez plus qu'à mourir. La vie n'a plus d'issue pour vous. Vous vous trouvez dans une impasse: c'est de cette impasse dont vous voulez sortir. Vous avez raison. Vous parliez de votre avenir tout à l'heure? Je vais vous dire ce qu'il serait, si vous ne mouriez pas, on si vous refusiez mon offre. Vous avez peut-être une dizaine d'années devant vous: au bout de ces dix ans... c'est la misère noire, sordide. Vous avez honte, maintenant, que serait-ce donc alors? Ces femmes hâves, usées, flétries, ces mendiantes qui grelottent le froid, ont eu aussi une existence de plaisirs comme la vôtre. Vous voyez où elles en sont venues. C'est là que vous en viendriez. Si vous mouriez alors... vous connaissez l'hôpital. Une dalle de marbre! Sarah frissonna: --Je suis lâche, dit-elle tout bas. C'est en pensant à tout cela que je veux mourir aujourd'hui, quand je suis jeune, belle, que je peux être encore regrettée... --Écoutez-moi donc, alors. Je vous offre la fortune. Il y a un... jeune homme riche, qui vous épousera. --M'épouser... moi! --Oui! --Cet homme m'aime? --Peut-être. --Son nom? Il se tut; puis lentement: --C'est moi. --Vous!... vous!... Elle prit son front dans ses mains: --Vous... Mais vous ne pouvez pas m'aimer. --Je vous ai dit: Peut-être. Écoutez-moi jusqu'au bout. Je vous propose un marché. Il y a des imbéciles qui me reprochent la façon dont j'ai fait fortune. Comme si l'or ne purifiait pas tout! Si je vous épouse, nous quitterons la France et nous irons nous faire, au loin, une vie nouvelle. Elle ne comprenait pas. Pourtant elle lui dit: --Vous ne pouvez donc pas en épouser une autre, que vous me proposez cela, à moi? --Avez-vous entendu parler de cette princesse qui se battait en Vendée? --Oui. --Elle perdait la France. Je l'ai sauvée en la livrant au gouvernement. --Ah! --On m'en a récompensé... Sarah s'était croisé les bras. Elle le regardait de son oeil fixe. --Je vous connais: vous êtes mon cousin Hyacinthe Deutz. J'ai entendu parler de vous; vous avez vendu cette pauvre femme cinq cent mille francs. Toute énergie semblait l'avoir abandonnée. Elle remit sur ses épaules la mante qu'elle avait quittée en rentrant et se dirigea vers la porte du salon. --Où allez-vous? --Où vous m'avez prise! Vous épouser, vous? J'aime mieux mourir. Certes, je suis bien infâme et bien misérable; certes, je n'ai jamais rien fait de bon dans ma vie, mais votre or me brûlerait les doigts, si je le partageais avec vous... Je comprends qu'on vole, je comprends qu'on tue, mais je ne comprends pas ce que vous avez fait. Oh! je ne me mets pas en colère... Je n'ai le droit en ce monde de ne mépriser qu'une personne.. vous! Vous m'avez fait du bien. Elle se tut; puis, par un brusque retour, elle éclata en larmes: --Que faut-il donc que je sois, pour qu'on vienne m'offrir une pareille honte? Jamais je n'ai mieux compris mon abjection... Oui, je suis une femme perdue, un être sans foi, sans honneur, sans dignité; oui, j'ai pour avenir, si je vis, la honte encore, la honte toujours, pour finir par la misère, l'hôpital et la fosse commune; mais j'aime mieux cela que de devenir votre femme. Il vit rouge. Une insulte de plus tombant sur cet homme exaspéré, produisit l'effet de l'étincelle sur un baril de poudre. Il bondit jusqu'à Sarah, et lui saisit violemment les poignets: --Ah! tu te crois aussi le droit de me mépriser! Ah! tu m'outrages... Tu payeras pour les deux autres, pour ta soeur et Rébecca. Il l'avait jetée par terre et cherchait à l'étrangler. Instinctivement elle se défendait. --Je vais te tuer!... --Au secours!... appela-t-elle. --Je vais te tuer! Elle se débattit encore, assez pour s'échapper de ses mains et se réfugier au bout du salon. Cela la sauva. Le traître réfléchit sans doute aux conséquences du crime. Il vit la guillotine: il était lâche. Pâle, livide, au milieu du salon, il se rongeait les poings avec fureur. --Impuissant! Je ne peux... pas... je n'ose pas me venger... Que faire? où aller? Si je brûlais Paris... La fille riche, la fille honnête, la fille perdue... je suis chassé de partout! Tiens! j'aurais dû t'étrangler!... Adieu! sois maudite, toi et les autres! Nu-tête, les vêtements en désordre, il sortit, chancelant, la rage dans les yeux, fou de colère, et montrant le poing à ce ciel qui, lui ayant permis d'accomplir sa trahison, ne lui permettait pas d'en jouir. XIII LE MAUDIT. Cette fois c'était fini. Paris lui inspirait de la haine et de la peur. Il résolut de le fuir. Il suivit le bord de la Seine, la tête courbée, sous le poids de l'universelle malédiction qui l'écrasait, mais d'un pas rapide. Il n'avait même plus de pensées, son cerveau était vide. Le vent, la pluie fouettaient son visage, sans qu'il les sentit. Toute volonté, toute énergie étaient mortes. Il marchait. La ville sombre, endormie, se déroulait à ses côtés: il lui semblait que même dans son sommeil elle allait l'insulter encore. Il marchait. N'est-ce pas ainsi que les poëtes ont rêvé Caïn fuyant devant le souvenir du crime qui a tué Abel? Dans l'immortel tableau de Prud'hon, le châtiment marche devant. Précédait-il aussi ce Judas, ce maudit, ce traître, ce Deutz? Il marchait; la fatigue physique n'avait aucune prise sur ce corps consumé déjà par la fatigue morale. Il franchit en trois heures et demie, tout d'une traite, la distance qui sépare la place de la Concorde de la route de Sèvres. A cette époque où Paris était restreint, la route de Sèvres, qui aujourd'hui touche aux fortifications, formait la pleine banlieue. Le chemin commençait à s'animer; on voyait passer les laitières dans leurs petites voitures, les maraîchers conduisant leurs épaisses charrettes à grands coups de fouet. Lui ne voyait rien: il marchait. Un flot de pensées sombres s'agitait tumultueusement en lui. Les moindres détails de la triple insulte qu'il venait de subir se retraçaient à son esprit. Une parole de rage montait à ses lèvres; il l'étouffait, car il avait peur de s'entendre parler. Vers deux heures du matin, il s'arrêta. Ses jambes ne pouvaient plus le soutenir. Devant lui coulait la Seine; à droite et à gauche, deux longues rangées de maisons. Sur l'une d'elles, il aperçut la branche de houx qui annonce une auberge. Il s'approcha et frappa. Il lui fallut un certain temps pour se faire ouvrir. Un garçon tout endormi se présenta, mais il recula de deux pas à la vue de cet homme pâle comme un mort, couvert de sueur et dont les cheveux en désordre se collaient à ses tempes. Deutz lui glissa une pièce de monnaie dans la main. --Donnez-moi une chambre, dit-il. On l'introduisit dans la banale et vulgaire chambre d'auberge. --J'ai froid, dit-il en frissonnant. Le garçon jeta un fagot dans l'âtre, puis il se retira. Deutz se jeta pesamment sur le lit sans se dévêtir et s'endormit. * * * * * Quand il s'éveilla, le soleil baissait déjà à l'horizon. Le repos l'avait calmé. --Je suis un niais, murmura-t-il. Est-ce qu'il ne me reste pas ma fortune? Avec ma fortune je puis être heureux... Il fit rapidement sa toilette et envoya acheter un chapeau; puis il sortit. C'était l'après-midi d'un dimanche. Le soleil de décembre illuminait le ciel de ses rayons pâles. Il faisait ce froid sec et piquant qui rend, par une belle journée, la promenade d'hiver si agréable. L'avenue de Sèvres était pleine de monde. Deutz tourna le quai de la Seine et se mit à se promener sur la berge gazonnée qui suit le cours du fleuve. Chaque Parisien connaît l'endroit dont nous parlons. A droite, en face de la Seine, s'étendent ces immenses jardins, qui sont aujourd'hui la propriété de M. le baron de Rothschild. Des saltimbanques forains avaient établi là leurs pénates, et le petit public populaire se pressait à l'intérieur de leurs baraques de bois; des femmes de chambre tenant des enfants par la main, des boutiquiers, quelques ouvriers et les véritables soldats, les Bayards à cinq centimes, qui regardaient tout cela de leur large sourire confiant. Cette scène respirait une telle bonhomie, une telle tranquillité, que Deutz s'approcha et se mêla à la foule. Il y avait dix minutes peut-être qu'il était là, quand un homme de haute taille, carré d'épaules, et qui portait un étrange costume, moitié bourgeois et moitié paysan, parut sur la route. Il marchait à grands pas, se dirigeant vers la route de Sèvres, comme s'il voulait gagner Paris. C'était Aubin Ploguen. Que venait-il faire là? Nos lecteurs ne tarderont pas à le savoir. Lui ne perdait pas son temps. Il marchait à larges enjambées, quand tout à coup il aperçut Deutz, et un cri de colère s'échappa de ses lèvres. Il entra dans la foule, et, se frayant un passage, arriva jusqu'au traître. Alors, levant sa terrible main, il la laissa lourdement tomber sur son épaule. Certaines natures sont dépaysées quand on les arrache à leur cadre naturel. Le rude Breton se croyait encore en Bretagne. Il confondait la berge de la Seine avec la rive de la Vilaine. --Fais ta prière, dit-il à voix haute, au milieu de la stupeur des assistants: je vais t'attacher une pierre au cou et te noyer comme un chien! Une pareille phrase au milieu de la lande de Kloarek n'eût pas étonné le patour, mais aux portes de Paris, éclatant dans une foule populaire, elle fit émeute. On monta sur les chaises pour mieux voir. Le spectacle en plein vent paraissait mesquin. --Qu'est-ce qu'il y a? --Oh! le rude homme! --Qu'est-ce qu'il a fait? Ces phrases s'échangeaient d'un bout à l'autre des baraques. Aubin répéta: --Fais ta prière! Les dents de Deutz claquaient. --Au secours! cria-t-il. --Allons, lâchez-le! dirent quelques-uns. Aubin Ploguen releva sa tête énergique. --Savez-vous ce qu'a fait cet homme? dit-il. Il a vendu notre princesse, Madame la régente de France...! C'est Deutz! Mille imprécations diverses retentirent. On ne s'entendait plus. --Il faut l'écharper! --À l'eau! à l'eau! criait-on. La terreur arrivée à son paroxysme centuple les forces d'un homme. D'un vigoureux mouvement d'épaules, Deutz se dégagea. Mais s'il était hors des mains redoutables d'Aubin Ploguen, il n'était pas sauvé de celles de la foule. D'un saut énorme, il parvint à bondir hors du cercle qui l'entourait. Derrière lui, hurlait, aboyait une meute humaine enragée. L'instinct des foules est souvent honnête. Ce misérable lui faisait horreur. Deutz courait, pendant que quarante individus, en tête desquels était Aubin Ploguen, poursuivaient Judas. On entendait hurler: --À mort! à mort! --C'est Deutz! --Deutz! --C'est celui qui a vendu une femme! Il courait affolé! La meute suivait sa trace, et cette poursuite endiablée avait lieu à travers la foule, plus rare, qui bordait la Seine. Quelques-uns, voyant un homme fuir, croyaient que c'était un voleur qui tentait de s'échapper, et se portaient au milieu de la route pour l'arrêter: mais Deutz, dans sa lâcheté, trouvait une incomparable vigueur. Il renversait tout, pareil à une catapulte de chair et d'os. Il courait, tête basse, les poings en avant, retenant son souffle, couvert de sueur, noir de poussière. A la porte d'une propriété particulière, se trouvait une niche de chien. Ce dernier voulut se jeter sur lui. Sans sa chaîne il le dévorait. Derrière lui on criait: --Arrêtez-le! --C'est Deutz! --C'est Deutz! --C'est Judas! Aubin Ploguen ne disait rien. Il savait que nul à la course ne pouvait lutter avec lui. Il ne donnait pas à sa course toute sa rapidité, parce qu'il ne voulait point partager avec d'autres l'honneur d'accomplir l'acte de justice. Il voulait que ceux qui poursuivaient avec lui, abandonnassent par épuisement. Alors à ce moment, il se saisirait du traître, et, selon sa menace, le jetterait à la Seine après lui avoir attaché une pierre au cou. Les imprécations arrivaient, furieuses, exaspérées, aux oreilles de Deutz: --C'est le maudit! criait-on. Et toute la meute répétait: --C'est le maudit! --C'est le maudit! Son coeur, lâche, vil, ignoble, battait à rompre. Il allait mourir! Comment pourrait-il échapper? C'était impossible, impossible de fuir encore, lorsque ses forces le trahiraient... Et devant lui, la route, immuable, avec les promeneurs étonnés qui contemplaient Caïn fuyant la suprême justice... On ne se mettait même plus devant lui. Ceux qui le rencontraient s'écartaient avec dégoût, comme s'ils eussent craint d'être souillés par son toucher seulement. Il râlait déjà. Il calcula dans sa pensée qu'il ne pourrait plus courir que sur une longueur de deux cents mètres. Aubin Ploguen était de trente pas en avance des autres... Deutz fit encore un effort. A droite s'ouvrait une grille, donnant sur une longue allée aboutissant à un château. Il entra dans cette allée... Sur le perron du château, il y avait une jeune femme debout... Il roula à ses pieds, râlant, mourant... --A boire... à boi... dit-il. La jeune femme, émue de pitié, sans se demander qui était cet homme, d'où il venait, alla prendre un verre d'eau et le lui tendit. Au même instant arrivait Aubin Ploguen, précédant les poursuiveurs. Il s'apprêtait à saisir le Maudit, quand la jeune femme se retourna, et il la reconnut: --Madame Fernande! dit-il. --Aubin! --Fuyez-le... Laissez-le mourir comme un chien... C'est Deutz. --Non. C'est un homme. --C'est Deutz... --Je fais ce qu'eut fait notre bien-aimée princesse, dit-elle tristement... Je donne à boire au lépreux. C'est un homme, et il souffre... XIV UNE NUIT D'AGONIE Deutz se traîna hors du parc de M. Legras-Ducos, râlant de fatigue, épuisé, s'accrochant aux branches pendantes des arbres dénudés, pour se soutenir dans sa marche. Il était horriblement pâle. L'angoisse se lisait dans ses yeux qu'agrandissait une fièvre ardente. --Il m'aurait tué! il m'aurait tué! balbutiait-il. Il, c'était Aubin Ploguen, le Breton, le chouan, cette image vivante du châtiment moral qui s'appesantissait sur lui. Il y avait à peine une demi-heure qu'il marchait quand ses forces le trahirent. Il se laissa tomber au milieu de la route. Il ventait glacé. Le soir était venu, et la nuit glissait, sombre, noire, dans un ciel sans étoiles. --Je ne peux plus... je ne peux plus avancer, murmura-t-il. Paris se dressait au loin, géant accroupi et silencieux. Sa masse de maisons sordides et de monuments luxueux, se détachait nettement dans l'obscurité grandissante. En dépit de son anéantissement physique, Deutz sentait monter en lui le flot de haine violente qui le secouait. --Je ne peux plus... je ne peux plus avancer, répéta-t-il... Est-ce que je vais mourir là, comme un chien?... Si quelqu'un passait... passait sur cette route... j'appellerais au... secours... Il essaya de se remettre sur ses jambes. Mais elles se dérobaient sous lui. Il lui était impossible de se tenir debout... Il se traîna à plat ventre vers un champ inculte, où croissaient, hautes et drues, ces herbes qui, au printemps, couvrent aujourd'hui les monticules des fortifications. Arrivé dans le champ, il se coucha dans l'herbe qui le masquait presque. --J'ai froid... dit-il... j'ai froid et j'ai soif. Toutes les souffrances physiques se partageaient ce corps. Il avait les membres glacés et la tête brûlante. --O Paris! gronda le maudit avec un accent de fureur sourde impossible à rendre, ô Paris! comme je te hais! Je te hais! je te hais!... Il y a là une ville d'un million d'âmes, des hommes s'agitent dans cette orgueilleuse cité, et parmi ces hommes, il n'y en a pas un qui ne me charge d'exécration! Parmi ces brutes, pas une qui ne me méprise! Si je mourais ici, abandonné, à qui pourrais-je demander une parole de pitié? Si les journaux annonçaient demain qu'on a trouvé mon corps dans ce champ... au milieu des herbes... on dirait: Tant mieux! Tant mieux... Et nul ne me plaindrait! Les frissons qui le secouaient redoublaient de force; sa rage était plus violente encore que sa souffrance, et cependant il souffrait le martyre! Elle acheva de l'épuiser. Il sentit tout à coup une douleur aiguë, lancinante, qui traversa ses reins, comme une barre rougie au feu. Il poussa un rugissement d'épouvante, car il crut que c'était la mort, la mort et ce qui vient après. Cette idée horrible se traça dans son esprit, et cet esprit, obscurci déjà par la douleur, vit comme une vision du châtiment. Il était évanoui... * * * * * La route s'anima vers neuf heures du soir. Les Parisiens qui, séduits par une belle et sèche journée d'hiver avaient fait une promenade à la campagne, revenaient joyeux, contents, et narguant le ciel devenu pluvieux. En effet, la pluie commença à tomber glacée, le vent ne cessait pas: de temps à autre il semblait augmenter. Et elle tombait sur le corps du maudit, couché au milieu des herbes, livré à toute l'inclémence d'une nuit d'hiver! Ah! il avait voulu fuir la misère! Ah! il avait eu honte de la pauvreté qui travaille, espère et attend. Il avait voulu être riche, posséder, lui aussi, ces jouissances que sa bassesse avait si longtemps enviées aux autres... Pour obtenir cette richesse, pour atteindre à ces jouissances, il avait commis un crime horrible... Et quand il se croyait au but, il restait seul, abandonné, maudit, exposé aux intempéries du ciel, à la pluie froide qui inondait son corps! * * * * * On passait sur la route. Il y avait des fiacres, des citadines, comme on disait alors, ou bien des chars-à-bancs vulgaires, qui laissaient mouiller impitoyablement leurs voyageurs. Et, malgré tout cela, ceux qui étaient dans les voitures riaient de bon coeur, se moquant de la pluie, se moquant du vent, se moquant du froid. C'est qu'ils avaient l'âme en repos, c'est que nul remords ne s'abattait sur ces fronts insoucieux... C'étaient des ouvriers ou de petits boutiquiers, qui se reposaient, se délassaient, s'amusaient, après avoir travaillé honnêtement toute la semaine. Ils n'avaient pas une fortune de cinq cent mille francs, les uns et les autres, ni même de cent mille, ni même de cinquante mille... Ils étaient pauvres, mais ils avaient le coeur en paix... Il a vendu une reine! Souffre, Judas! la pluie tombe, le vent souffle! Quel martyre! il est évanoui, mais le corps seul a été vaincu, sans doute, et son âme,--cette âme à laquelle il ne croit pas,--vit et pense encore... Il doit faire un cauchemar affreux... Des rêves effrayants traversent cette cervelle, car les frissonnements qui l'agitent, naissent à la contemplation cachée d'une vision terrible... Le corps s'est affaissé dans l'herbe, entrant peu à peu dans la terre amollie par la pluie. Elle couvre déjà une partie de la poitrine. O l'horrible visage! son rictus grimaçant est ignoble. La tête contractée par la souffrance physique et par l'épouvante morale, la tête ressemble à celle d'un de ces damnés que le Dante promène à travers son enfer... Il a vendu une reine! On lui a compté ses trente deniers, et cependant il est là, abandonné, comme un mendiant, comme un mendiant auquel les plus charitables ont refusé de faire l'aumône... * * * * * Pour bien narguer la pluie et le mauvais temps, ceux qui passent dans les voitures se sont mis à chanter. Tous les refrains se croisent, s'entrechoquent. Qui n'a assisté à une scène pareille, un dimanche, quand les tapissières ramènent les petits bourgeois des courses? On entend la complainte du _Juif errant_ ou une chanson de Béranger. Mais ce n'est pas compréhensible. Chacun chantant sa chanson préférée, cela forme une cacophonie épouvantable qui est cependant pleine de gaieté gauloise et bon enfant. * * * * * Son évanouissement durait depuis une demi-heure, quand il reprit ses sens. Il ouvrit les yeux, et en même temps ses oreilles purent percevoir les bruits extérieurs. C'est alors qu'il entendit ces bruits de chanson qui venaient à lui. --Ah!...je serai secouru... pensa-t-il... Il se dressa faiblement, et regarda. Les premières voitures avaient disparu, mais il en venait d'autres. Cinq ou six chars-à-bancs, précédés de quelques citadines. --Des voitures... on pourra... me transporter... quelque part. --Au secours! cria-t-il... Le vent venait en sens contraire, emportant le son de sa voix, étouffant son appel désespéré. Il répéta: --Au secours! Mais on n'entendait point. Alors, il essaya de se traîner vers la route. Mais les chansons s'ajoutaient au vent pour couvrir sa voix. * * * * * Quand les promeneurs endimanchés, au retour d'une fête à la campagne, ont épuisé les chansons de Béranger, les airs à la mode, ou les grands récitatifs d'opéras devenus populaires, ils se rejettent tous d'un commun accord, sur la complainte du moment. Il y a toujours une complainte en vogue. Si aujourd'hui, 15 septembre 1874, vous descendez dans la rue, vous entendrez fredonner une complainte sur Moreau, l'herboriste de Saint-Denis, ce sinistre empoisonneur. Deutz crut que les chansons avaient cessé, puisqu'il n'entendait plus rien que des rires joyeux. Il espéra que sa voix arriverait jusqu'aux passants, et il cria: --Au secours! au secours! Au même instant, une des bandes entonnait ceci: --Viens çà, lui dit le ministre, Je vas te la payer... Tu vas me donner la _listre_, Des frais qu' t'a essuyés... Il répondit:--Coquin d'homme! Je veux cinq cent mill' francs... Prix fait, comme les pommes De terre et le vin blanc... Il n'entendait pas les paroles, il cria: --Au secours! au secours! Mais le refrain éclata, répété avec fureur par toutes les bandes: Ne soyez pas jaloux! Ce Deutz n' vaut pas quat' sous!... Cette fois, il entendit! Un farceur cria: --Eh! qui achète la _Complainte du Judas_, où y a des gravures de M. Raphaël, représentant le juif qui vend la princesse. --La complainte de Judas! --Cinq centimes, un sou! --Avec gravures! Le choeur reprit plus fort: Ne soyez pas jaloux! Ce Deutz n' vaut pas quat' sous!... Il jeta un cri effrayant, qui se perdit dans les mugissements du vent... Et il retomba dans son évanouissement. Les voitures avaient passé. On distinguait encore dans l'éloignement le refrain: Ne soyez pas jaloux! Ce Deutz n' vaut pas quat' sous!... Et Deutz était là, couché dans le champ inculte, maudit, abandonné, par une nuit d'hiver, sous ce vent, sous cette pluie qui doublaient de violence, inondant son corps, glacé jusqu'à la moëlle! XV DÉNOUEMENT A partir de ce jour-là Deutz disparaît. Nul n'en a plus entendu parler. Dans quelle région le traître s'est-il réfugié? C'est un mystère. Dieu a voulu peut-être qu'il s'évanouît sans laisser de traces... Nous sommes arrivés à la fin de notre récit. Il nous reste à apprendre à nos lecteurs, ce que le sort a fait de nos héros... M. Legras-Ducos est mort. On se rappelle ces lettres, que Aubin Ploguen recevait à Nantes, et qu'il attendait avec tant d'impatience. Ces lettres mystérieuses, étaient arrivées on le sait, au nombre de six en six jours. La première disait: --Maladie grave. Inflammation de poitrine. La seconde: --Beaucoup de mieux. La troisième: --Le mieux se continue. La quatrième: --Aggravation. Nuit mauvaise. La cinquième: --Autre nuit mauvaise. La sixième: --De plus en plus mal. Elles apportaient au fidèle Breton, des nouvelles de M. Legras-Ducos. Il mourut pendant l'hiver qui suivit les événements que nous venons de raconter, et un an après, Fernande et Jean étaient mariés. Six mois avant cette union, Aubin, Jean-Nu-Pieds et Henry de Puiseux partirent soudainement pour les États-Unis. Le bruit s'était répandu quelque temps avant que Deutz avait paru en Amérique... Les glorieux vendéens avaient-ils été par delà les mers accomplir leur oeuvre de haute justice? C'est ce que nous raconterons un jour...[18] Philippe de Kardigân a illustré son nom de Robert Français. Quant à Henry de Puiseux, il vécut auprès de ses amis jusqu'en 1837. Sa gaieté avait pris une teinte assombrie. Il se rappelait! Il se rappelait sans doute les morts de la Pénissière, ces héroïques défenseurs d'une grande cause qui avaient succombé pour leur drapeau. Combien d'entre eux son souvenir allait-il chercher, couchés sous la terre bretonne, oubliés, eux aussi! Oui, oubliés! Le coeur des partis politiques ressemble au coeur des hommes par l'ingratitude.. Qui sait aujourd'hui les noms de ceux que nous avons écrits dans ce livre, et que nous sommes fiers d'avoir rappelés à l'admiration et au respect? Par une belle soirée de l'année 1837, pénétrons au château de Kardigân. Nos lecteurs nous ont accompagné déjà dans la première partie de cette longue histoire. La brise de la mer arrive parfumée et chaude. Fernande et Jean sont assis sur la grande terrasse, en face de laquelle le docteur Lambquin, faisait naguère ses expériences. --As-tu des nouvelles d'Henry? demande Fernande à son mari. --Non. --Quand est-il donc parti? --Il y a cinq semaines? --Déjà! --J'aurais dû recevoir une lettre pourtant. Henry était parti pour l'Espagne combattre dans les rangs carlistes. Las deux époux en étaient là de leur causerie, quand la silhouette énergique d'Aubin Ploguen se détacha vigoureusement sur l'ombre du crépuscule qui tombait. --Aubin revient de la poste, s'écria Jean; sans doute il va nous remettre quelque lettre... En effet, le Breton tenait deux lettres à la main; toutes deux portaient le timbre d'Espagne. L'écriture de l'une était inconnue au marquis, celle de l'autre était de Henry. Jean jeta un cri de joie et fit sauter rapidement le cachet. --Enfin! murmura-t-il. Henry écrivait une longue lettre à ses amis pour leur raconter sa vie. Don Carlos l'avait nommé général de division. On se battait dru, disait-il. Ce brave coeur se trouvait dans son élément, au milieu de la bataille. Sa lettre respirait la poudre. Lorsque Jean l'eût terminée, il ouvrit la seconde. Mais à peine y eut-il jeté les yeux qu'il chancela. --Qu'as-tu donc? --Lis! Fernande prit le papier et lut: «Monsieur le Marquis, Selon le désir de mon général mourant, j'ai l'honneur et la douleur de vous annoncer que votre ami, M. de Puiseux, a été tué, hier, en chargeant à la tête de sa division...» Fernande laissa tomber la lettre. Une larme brillait dans ses yeux. --Mort! lui aussi! dit Jean, en se jetant en pleurant dans les bras de sa femme. --Regarde!... murmura-t-elle. Deux enfants blonds et roses entraient à ce moment sur la terrasse, et vinrent se réfugier auprès de leurs parents: --Ah! nous nous souviendrons de tous ceux qui sont morts en remplissant leur devoir, nous! dit Jean, le coeur brisé. Mais que restera-t-il de tout cela dans ces têtes blondes, dans vingt ans! Quels labeurs, quels héroïsmes oubliés... Le meilleur de tous s'en va... Il sera oublié comme les autres... qui se souviendra? --Dieu! prononça gravement Aubin Ploguen. [1: _La Vendée et Madame_, par le général Dermoncourt.] [2: Nom donné par le gouvernement aux Vendéens. Lire les rapports officiels.] [3: _La Vendée et Madame_, par le général Dermoncourt.] [4: Réflexions du général Dermoncourt.] [5: _Idem_.] [6: _La Vendée et Madame_, par le général Dermoncourt.] [7: _Idem_.] [8: _Idem_.] [9: Nous avons emprunté la plus grande partie de ces détails historiques à des documents que nos lecteurs ont eu l'obligeance de nous envoyer, et au livre du général Dermoncourt. Qu'il nous soit permis de remercier ici les correspondants inconnus qui ont bien voulu s'intéresser à cet ouvrage, assez pour y prendre part. (_Note de l'auteur_.)] [10: M. Maurice Duval ne fut réellement préfet de la Loire-Inférieure que le 5 octobre.] [11: En 1832, la télégraphie électrique n'existait pas encore: on se servait du télégraphe à bras, dont les transmissions quelquefois interrompues ont inspiré les jolis vers de Nadaud: ... Les mensonges diplomatiques. Qu'arrête souvent le brouillard. La France fit ses premiers essais de télégraphie électrique en 1845, sur la ligne de Paris à Rouen, et en 1846 sur la ligne de Paris à la frontière du Nord.] [12: Nom plein d'aménité que donnaient les employés du duc d'Orléans aux Vendéens.] [13: _La Vendée et Madame_, par le général Dermoncourt..] [14: _Idem_.] [15: _Idem_.] [16: _Idem_.] [17: _Idem_.] [18: Les trois Vendéens ont tenu leur serment. Cette troisième partie paraîtra plus tard sous ce titre: _le Châtiment_, mais formera un ensemble à part, entièrement séparé du roman de _Jean-Nu-Pieds_. (_Note de l'auteur_.)] --- Provided by LoyalBooks.com ---