[Transcriber's note: Max du Veuzit (pseudonyme d'Alphonsine Vavasseur-Acher Mme François Simonet) (1876-1952), _L'aumône_ (1909)] L'AUMONE Comédie en un Acte PAR Max du VEUZIT PRIX: 1 Franc 1909 Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays PERSONNAGES: UN VAGABOND MORAND JEANNE MADAME SERVOIS GERTRUDE DECOR INTERIEUR VILLAGEOIS Une cuisine de gens aisés à la campagne, au bord de la route. Au fond: à droite, une fenêtre; à gauche, porte sur la route. Au milieu de la scène: une table et des tabourets de paille. A gauche: vaste cheminée et porte donnant sur chambre. A droite: un buffet et une porte vitrée qui laisse apercevoir un jardin. Madame Servois et Jeanne cousent assises près de la cheminée. Gertrude achève de ranger dans le buffet la vaisselle qui est encore sur la table. SCENE I JEANNE, MADAME SERVOIS, GERTRUDE JEANNE Pauvre père Mathurin! GEETRUDE Il n'a pas de veine! JEANNE Mais comment cet accident lui est-il arrivé?... Ce n'était pas la première fois qu'il conduisait un attelage. GERTRUDE Sûr! Voici plus de dix ans qu'il est charretier chez les Bredel... il a l'habitude des chevaux! MADAME SERVOIS Bah! Il suffit d'une fois. GERTRUDE Et puis... une supposition... peut-être qu'il avait pris un coup de trop. MADAME SERVOIS Oh, c'est bien possible. JEANNE On dit qu'il boit plus souvent qu'à son tour. GERTRUDE Oui, malheureusement. MADAME SERVOIS Enfin, j'ai promis à sa pauvre femme d'aller lui porter quelques provisions. GERTRUDE Ca mettra du beurre dans leur soupe qui ne doit pas être bien grasse en ce moment? MADAME SERVOIS Nous irons ensemble, Gertrude, quand vous aurez fini. GERTRUDE Je n'en ai plus pour bien longtemps. JEANNE, regardant sa mère avec tendresse Ma bonne maman!... Tu penses toujours aux malheureux. MADAME SERVOIS, soupirant C'est que je n'ai pas toujours été heureuse moi-même... moi aussi, j'ai connu la misère... autrefois... GERTRUDE, familièrement Du temps de votre premier mari. MADAME SERVOIS, même ton Oui... Avec lui, j'ai eu bien du malheur. GERTRUDE Il buvait aussi. MADAME SERVOIS, lentement Et quand il avait bu, il était méchant et brutal... Il criait; il cassait tout; il frappait fort!... Il passait tout son temps au cabaret. GERTRUDE, avec conviction C'était un fainéant. MADAME SERVOIS, soupirant Et le reste, donc!... GERTRUDE Pourtant... au commencement? dans les premiers temps? MADAME SERVOIS Oh! Ca a toujours été la même chose! Quand nous nous sommes mariés nous avions une petite maison, un gentil mobilier, quelques économies; six mois après, notre pauvre argent était mangé et nous en étions réduits à vendre nos meubles... J'avais à peine dix-neuf ans, toute jeune mariée, que déjà il me délaissait... JEANNE Oh! MADAME SERVOIS, à Jeanne Tu étais à peine née qu'il fuyait le logis sous prétexte qu'un enfant était une charge trop lourde pour lui... GERTRUDE Si c'est point honteux! MADAME SERVOIS Quand j'essayai de le retenir auprès de moi, de le raisonner, il répondait à mes supplications par des injures, à mes larmes par des coups. GERTRUDE Quel gueux! JEANNE Pauvre mère! GERTRUDE Elle était toute petite, Jeanne, elle ne souvient pas. Moi, je me rappelle... MADAME SERVOIS Enfin tout cela est bien loin. JEANNE Il ne faut plus y penser, maman. MADAME SERVOIS Non... Je suis heureuse à présent. GERTRUDE Avec monsieur Servois ce n'est pas la même chose. MADAME SERVOIS Celui-ci, c'est un brave homme! JEANNE Oh, oui! papa est bon! MADAME SERVOIS Je ne croyais plus guère au bonheur quand je l'ai rencontré... l'autre m'avait abandonnée... j'étais toute seule avec ma petite Jeanne... découragée!... Quand je pense que je refusais de l'épouser... parce qu'il fallait d'abord que je divorce. GERTRUDE Eh, bien! MADAME SERVOIS Le divorce! Ce mot-là me faisait peur à cause du mariage religieux qu'on ne peut pas briser. Et puis, il fallait un tas de formalités! (à Jeanne) Je ne savais même pas ce qu'était devenu ton père. JEANNE, riant Tu ne le sais même pas encore. MADAME SERVOIS, geste d'indifférence Non, mais à présent!... (Elle se lève et plie son ouvrage) Allons, Gertrude; c'est fini? GERTRUDE, qui achève de balayer Voilà! Ca y est! MADAME SERVOIS Je vais m'apprêter (Elle se dirige vers l'appartement de gauche). Mettez dans le panier le pain tout entier qui est au bas du buffet. GERTRUDE Bien. MADAME SERVOIS Il faudra prendre aussi les oeufs et le morceau de lard que j'ai préparés. (Elle sort) SCENE II JEANNE, GERTRUDE GERTRUDE, après un temps Sûrement qu'elle en a vu de toutes les couleurs, votre pauvre mère! JEANNE Hélas! GERTRUDE Une fière chandelle qu'elle doit au Bon Dieu d'avoir mis monsieur Servois sur sa route... un brave coeur celui-là!... et qui vous aime comme si vous étiez sa fille. JEANNE Mais moi-même, je le considère comme mon père... C'est lui qui m'a élevée, aimée, protégée... l'autre ne compte pas pour moi. GERTRUDE Vous ne l'avez jamais revu? JEANNE Jamais. GERTRUDE Vous le rappelez-vous, seulement? JEANNE Non, j'étais toute petite... J'avais deux ans à peine quand il a disparu. GERTRUDE C'est tout de même drôle qu'il ne soit jamais revenu!... (avec mépris) Pas même cherché à savoir ce que sa femme et son enfant étaient devenus. Quel homme! JEANNE, simplement Il est peut-être mort. GERTRUDE, geste de doute Heu... ces gas-là! (un temps) Vous n'avez jamais souhaité le revoir, hein? JEANNE Lui? oh!... Il me fait peur! C'est comme de l'aversion que je ressens... Nous sommes si heureux ainsi!... D'abord, c'est fini, il n'est plus rien: maman s'est remariée... GERTRUDE Oui, mais c'est quand même votre père; il a des droits sur vous... s'il voulait vous emmener avec lui. JEANNE, protestant Oh, ça!... SCENE III LES MEMES, MADAME SERVOIS MADAME SERVOIS, tendant un paquet à Gertrude Mettez encore ceci dans le panier. JEANNE Maman, pense donc à me rapporter de la laine. MADAME SERVOIS Pour ton tricot? Bien!... Tu n'as pas besoin d'autre chose? JEANNE Non, c'est tout. Je vais coudre en vous attendant. MADAME SERVOIS C'est ça. (Elle va vers la porte de la route et s'arrête brusquement. A Jeanne) Ah, dis donc. Si le cordonnier apportait les bottes de ton père, paye-le... J'ai mis vingt-cinq francs sur le buffet. JEANNE, va au buffet et regarde l'argent Oui, les voilà... Entendu, maman. MADAME SERVOIS Eh bien, à tout à l'heure. Elle sort suivie de Gertrude qui porte le panier. SCENE IV JEANNE, puis MORAND, le Garde-Chasse Jeanne coud en chantonnant quand la porte s'ouvre et Morand apparaît fusil en bandoulière. MORAND, entrant Bonjour, mademoiselle Jeanne. JEANNE, se retournant Tiens! Bonjour, monsieur Morand! MORAND Je n'ai pas voulu passer devant votre porte sans entrer. JEANNE, réservée C'est gentil cela... Qu'est-ce qui vous amène de notre côté. MORAND Mon métier... mon métier de garde-chasse (Avec éclat) Il y a un fichu vagabond qui rôde aux alentours depuis ce matin. JEANNE Est-ce qu'il a fait du mal? MORAND, bourru Comme toujours! JEANNE Il a braconné sur vos terres? MORAND Si ce n'était que çà: il m'a détruit deux nids de faisans... histoire de dévaster... pour s'amuser! Ces êtres-là ont une rage bête contre la propriété des autres!... Sans compter qu'il a failli mettre le feu à un tas de fagots sur la lisière du bois. JEANNE Comment? MORAND Il aura voulu cuire le produit de quelque larcin et il est parti sans éteindre le feu qu'il avait allumé à deux pas d'une meule de bois. Si on ne me l'avait pas signalé et si je n'y étais pas allé aussitôt, ça y était! D'un temps pareil, tout aurait flambé comme des allumettes. JEANNE C'est imprudent, en effet. MORAND On devrait les coffrer tous ces gas-là... Ah, ils en donnent du fil à retordre! Aussi, si je le pince, il n'y coupe pas. JEANNE Ne soyez pas trop sévère, monsieur Morand. MORAND Ah! Ca ne sera que de la bonne justice. De la pitié avec ces gueux-là, c'est de la misère qu'on se réserve. JEANNE Mais s'il n'est coupable que d'une imprudence avec le feu?... Ce n'est pas un crime, cela! MORAND Et mes deux nids de faisans! JEANNE Vous êtes certain que c'est lui qui les a détruits. MORAND Qui voulez-vous que ce soit? Je suis bien sûr de ne pas me tromper en l'accusant!... Et puis, si ce n'est pas lui, il paiera en une fois pour tous les tours qu'il a joués et dont il n'a pas rendu compte. Allez, mademoiselle Jeanne, ces rôdeurs-là ne sont guère dignes de pitié et il ne faut pas vous émouvoir pour eux. JEANNE Peut-être avez-vous raison... moi, pourtant, de crainte d'accuser injustement un innocent, j'aimerais mieux laisser en liberté dix coupables. MORAND Parce que vous êtes bonne et puis vous êtes une femme. Les femmes ça a tout de suite la larme à l'oeil! Avec ces vauriens-là, faut des hommes... Et des hommes solides comme moi! Pas d'indulgence, ni de sentiment: de la poigne, voilà!... Mais, je cause... je bavarde sans seulement vous demander des nouvelles de vos parents. JEANNE Je vous remercie, ils vont bien: papa est parti au marché dès ce matin. MORAND Et madame Servois? Elle n'est pas là, donc, que je ne la vois pas? JEANNE Elle est sortie avec Gertrude. Elles sont parties chez la mère Mathurin et ne seront pas longtemps absentes. MORAND Vous êtes seule, alors? JEANNE Oui. MORAND Vous n'avez pas peur? JEANNE, riant Peur? En plein jour! oh, non! MORAND Votre maison est loin des autres. JEANNE Je ne suis pas peureuse. MORAND Ca vaut mieux à la campagne... (Il pose son fusil près de la porte) Savez-vous mademoiselle Jeanne que je suis bien content de vous avoir vue aujourd'hui. JEANNE, poliment Moi aussi monsieur Morand. MORAND, joyeux Vrai!... Si vous saviez comme ça me fait plaisir que vous me disiez ça. JEANNE Ah! MORAND, gauchement Il y a longtemps que... quand vous étiez au bourg, en pension, je vous regardais souvent... Je voyais bien que vous deviendriez une jolie fille... JEANNE, toujours polie Vous êtes bien aimable. MORAND Vous n'étiez pas plus haute que ça... treize ans, peut-être!... et déjà, je me disais, cette fillette-là quand elle sera grande, ça sera une belle luronne. JEANNE, éclatant de rire Vraiment! Je promettais tant que ça! MORAND Oui, vous avez toujours été jolie... (Un temps; plus gauchement encore) Si vous saviez comme je vous aime, mademoiselle Jeanne! JEANNE, sérieusement Allons, monsieur Morand, il ne faut pas me parler de ça. MORAND Si, permettez-moi... JEANNE Non, je ne dois pas vous écouter... Voyons, à quoi pensez-vous?... Je suis une fille honnête. MORAND Mais qui dit le contraire, mademoiselle Jeanne? Est-ce que vous me supposeriez des intentions. Si je vous dis que je vous aime, c'est parce que c'est vrai... j'espérais que peut-être vous consentiriez à devenir ma femme. JEANNE, embarrassée Vous voulez m'épouser? MORAND Oh oui!... Je serais si heureux! (Un temps) Eh bien?... Vous ne me dites plus rien. JEANNE La surprise... Je m'attendais si peu... MORAND, se rapprochant d'elle Mademoiselle Jeanne, je vous en prie, dites-moi que vous voulez bien? JEANNE, ennuyée Mais... je ne sais pas... MORAND Je vous aime tant... Vous n'allez pas me repousser. JEANNE, même jeu C'est que... MORAND Il y a pourtant joliment longtemps que je vous aime... j'hésitais à vous en parler, vous paraissiez si fière. Mais, maintenant... voyons, donnez-moi une réponse. JEANNE, même jeu Que voulez-vous que je vous dise. MORAND Vous savez bien si vous voulez oui ou non? JEANNE Donnez-moi le temps de réfléchir... d'en parler à mes parents. MORAND, hochant la tête et tristement Si vous demandez à réfléchir c'est que vous ne m'aimez pas. JEANNE Comprenez, monsieur Morand: ce que vous me demandez là est si grave... pensez donc, c'est pour toute la vie!... Quelques jours de réflexion ne sont pas de trop... Si je vous répondais aujourd'hui d'une façon quelconque, et que, demain, je regrette ce que je vous aurais dit. MORAND C'est parce que vous ne voulez pas, je vois bien... C'est une façon de me dire non. JEANNE Du tout!... Pourtant, si vous tenez absolument à avoir une réponse, je serai obligée de... MORAND Non, non! ne dites rien!... Tout de suite vous me repousseriez. J'aime mieux attendre. JEANNE C'est ça... attendez... Plus tard, nous en recauserons. (Silence embarrassé). MORAND, après un temps de réflexion Oui, c'est ça nous en recauserons... Mais quand?... fixez-moi un délai? JEANNE, ennuyée Quand?... dans un mois voulez-vous[?] MORAND Un mois! JEANNE Dame! MORAND C'est trop long, voyons! JEANNE Alors, dans... dans quinze jours? MORAND Soit! dans quinze jours. JEANNE, après un temps Maintenant, monsieur Morand, je vais vous demander de me quitter... après ce que vous m'avez dit, il ne faut pas rester là quand je suis seule. Si mon père arrivait et qu'il apprenne... il serait fâché contre vous.. dans votre intérêt, il vaut mieux ne pas le contrarier. MORAND Vous avez raison. Je pars... Donnez-moi seulement un petit mot d'espoir. Jeanne, voulez-vous?... C'est si dur de m'en aller comme ça. JEANNE Non! Je ne puis rien ajouter à ce que je vous ai dit... Mes parents vous donneront ma réponse plus tard. MORAND, tristement Et c'est tout? JEANNE C'est tout! (Morand remet silencieusement son fusil sur l'épaule, puis il ouvre la porte du fond et inspecte les environs). MORAND, se retournant vers Jeanne après avoir refermé la porte Je vais me remettre à la poursuite de mon homme... Si vous le permettez, je passe par le jardin, je vais faire le tour par les champs. JEANNE Faites... Au revoir, monsieur Morand. MORAND Au revoir, mademoiselle Jeanne. A bientôt, vous savez... (Il sort par la porte de droite. Jeanne s'accoude sur la table pensivement). SCENE V JEANNE, puis un VAGABOND JEANNE, réfléchissant Etre la femme de monsieur Morand! Je n'y aurais jamais songé... (Un temps, elle hoche la tête) Non, non!... Il doit être dur, brutal... Il a la voix rude... le geste brusque... Ce ne doit [pas] être un homme bien commode... Non!... je dirai à maman de refuser. (Un temps) Et puis, le fils Baron... lui aussi veut m'épouser... et il me plaît beaucoup plus. (Elle reprend son ouvrage. Bientôt la porte du fond s'ouvre et un vagabond apparaît. Elle a peur, veut crier, mais l'homme la rassure). JEANNE, toute saisie Ah!... cet homme!... LE VAGABOND Non, non! n'appelez pas... n'ayez pas peur... J'ai soif! Un verre d'eau seulement, s'il vous plaît? Il fait si chaud! (Jeanne se lève craintivement, va au buffet et prend une cruche et un verre. Elle pose le tout sur la table). JEANNE Voilà... Buvez! (Elle verse un verre de cidre). LE VAGABOND (voix traînante et sourde qu'il gardera jusqu'à la fin) Merci. (Jeanne recule jusqu'à sa place) Le soleil tape sur la route et il n'y a pas d'eau dans la campagne... votre maison est la première que je rencontre. Je suis entré. D'un temps pareil on ne refuserait pas un verre d'eau, même à un chien. JEANNE Buvez. (Elle reprend son ouvrage sans perdre l'homme de vue). LE VAGABOND Oui... tout de suite. (Il tire un tabouret de dessous la table et s'asseoit). JEANNE, à part Oh!... Est-ce qu'il va rester? LE VAGABOND Ca semble bon de se reposer à l'ombre. (Il examine autour de lui). JEANNE, à part Comme il regarde!... Ah!! Il a dû voir l'argent sur le buffet... J'ai peur! LE VAGABOND (un temps) Vous êtes seule? JEANNE, épouvantée, à part Oh!... (haut) Non, il y a du monde à côté. LE VAGABOND Non! elles sont parties les autres... JEANNE, à part Mon Dieu! LE VAGABOND Je les ai vues s'éloigner... le garde aussi est parti. JEANNE, à part Il surveillait la maison... il sait que je suis seule! (Le vagabond s'est accoudé sur la table) Il ne boit pas! Comme il regarde. (L'homme la regarde longuement). LE VAGABOND Je vous fais peur... il ne faut pas! Ne craignez rien!... JEANNE, à part Oh oui, j'ai peur! LE VAGABOND Je ne suis pas un malfaiteur... un malheureux seulement! Je ne voudrais pas vous faire du mal à vous... vous m'avez si gentiment versé à boire tout à l'heure... Je vais vous quitter quand j'aurai bu... mais il fait si frais ici... on est mieux que sur la route! N'est-ce pas, vous voulez bien que je reste un peu... Vous ne voulez pas me chasser comme ça. JEANNE, avec effort Non, non... reposez-vous (à part) C'est l'argent qui l'attire. Comment faire. (L'homme l'examine de nouveau très longuement, puis donne un grand coup de poing sur la table). LE VAGABOND Ah misère! Etre là comme un chien!! (Jeanne effrayée se lèvre brusquement) Non, n'ayez pas peur... Bien sûr que je ne voudrais pas vous faire du mal... une enfant... une enfant comme elle! (Un temps, à Jeanne) Parce que j'ai eu une fille, autrefois, quand j'avais une femme et une maison... J'étais jeune, je travaillais... et puis, j'ai tout perdu... ah malheur! (nouveau coup de poing sur la table) Par ma faute! JEANNE, la voix étranglée de peur Par votre faute? LE VAGABOND Oui... la boisson, la misère. Et tout seul à présent... misérable... toujours tout seul. JEANNE Elles sont mortes? LE VAGABOND Je les ai quittées... pour ne pas les nourrir. JEANNE, reculant encore Oh! LE VAGABOND Longtemps j'ai marché... loin, bien loin... devant moi, sans savoir... jamais tranquille, traqué comme une bête dangereuse. (Jeanne a gagné le buffet et s'y appuie, de façon à cacher l'argent). JEANNE, à part C'est peut-être un voleur... ou bien un assassin! LE VAGABOND, continuant son monologue Je ne les ai pas revues, les autres... La mère? Eh la mère qu'importe! Une femme, on l'oublie! Mais l'enfant, ma chair, mon sang!... ma fille, grandie, belle!... belle peut-être comme vous qui m'écoutez en ce moment... JEANNE, très troublée Qu'est-ce qu'il dit? LE VAGABOND La revoir, ma fille! combien de fois l'ai-je souhaité... Je voulais la voir avant de mourir... (à voix basse) Alors je l'ai cherchée... longtemps cherchée... JEANNE, malgré elle Et vous l'avez revue. (L'homme la fixe étrangement). LE VAGABOND, avec effort Non!... (Jeanne respire, soulagée) Mais quand je l'aurai trouvée, j'irai vers elle et je lui parlerai... je lui dirai... (Il se lève et s'adresse directement à Jeanne) J'ai mal agi envers ta mère et envers toi... Je t'ai donné le droit de me mépriser, de me repousser... pourtant, je suis quand même ton père!... JEANNE, bouleversée Grand Dieu! Qu'est-ce que cela signifie? LE VAGABOND, continuant Est-ce que tu peux voir un étranger en moi? Toi qui donnerais le nécessaire au malheureux frappant à ta porte peux-tu me refuser, à moi, le superflu d'une bonne parole, d'un baiser?... JEANNE, même jeu Pourquoi me dit-il tout ça? LE VAGABOND Oui! je lui dirai ça à ma fille si elle était devant moi... comme vous, vous êtes là... JEANNE, violemment émue Ah! LE VAGABOND, continuant toujours son monologue Mais qu'est-ce qu'elle répondrait quand je lui tiendrais ce langage?... Elle a d'autres affections, d'autres devoirs! Est-ce qu'elle voudrait, pour un instant seulement, me les sacrifier ces affections et ces devoirs? Est-ce qu'elle pourrait, pendant une minute, remonter le courant de mépris qui la sépare de moi?... Non, non! sans doute... JEANNE, même jeu, à part Mon Dieu! je crois comprendre. LE VAGABOND Pourtant, une bonne parole, un geste de pitié, un baiser de pardon, elle ne peut pas vraiment me les refuser?... Aurait-elle à le regretter, ce geste de miséricorde?... Je suis le vagabond, le passant... demain je serai loin, je n'aurai fait que traverser sa vie. JEANNE, à part Est-ce que ce serait lui?... lui!... Mais non, il l'aurait déjà dit. LE VAGABOND, s'avançant encore vers elle Voyons, vous qui avez son âge et qui peut-être lui ressemblez; dites-moi qu'est-ce qu'elle me répondrait, ma fille? qu'est-ce qu'elle ferait si elle était là... à votre place? (Jeanne se tait n'osant plus le regarder. Tristement, après un temps:) Hein? Vous ne répondez pas. Je vous fais peur... je suis trop misérable... Vous êtes trop belle, trop sage pour vous occuper d'un gueux de mon espèce. Et puis vous travaillez... (Il recule vers la porte) Je ne veux pas vous déranger plus longtemps... Vous m'avez donné un verre de cidre. Merci! C'est tout ce que vous me deviez... Merci! Je pars. Je vais continuer ma route... Adieu. JEANNE, le retenant Non!... Ne partez pas encore. LE VAGABOND Pourquoi me retenez-vous? JEANNE, s'essuyant les yeux Vous voyez, vos paroles m'ont émue. LE VAGABOND Je vous dérange? JEANNE, bouleversée Non! restez!... restez[.] Tenez, il me vient une idée... J'ai une mère que j'aime profondément, un père qui m'a élevée et protégée; je me dois complètement à eux... Pourtant, avant que vous ne partiez, je veux bien répondre à vos questions, à vous, un inconnu... un étranger!... Je veux bien me figurer un instant, être votre enfant... la fille que vous avez perdue... LE VAGABOND, se rapprochant Alors? JEANNE Alors... L'enfant doit ignorer les fautes de son père, le mot de pardon même ne doit jamais être prononcé. (Joignant le geste à ses paroles) Si j'étais votre fille, j'irai vers vous, comme ça... je vous prendrais les mains, vous tendrais mon front, me jetterais dans vos bras... (Il l'a prise dans ses bras. Elle reste la tête appuyée sur son épaule). LE VAGABOND, à voix basse Oh! le rêve!... le beau rêve!... ma fille! ma fille est là!... Je la tiens, je la serre contre moi... ma fille est dans mes bras!... (On entend du bruit au dehors). JEANNE, se dégageant vivement Ecoutez! LE VAGABOND, tremblant On vient! JEANNE C'est ma mère. LE VAGABOND Hélas! Le beau rêve est fini! JEANNE Il faut nous séparer. LE VAGABOND Voilà la réalité. JEANNE, suppliante Partez... il le faut. LE VAGABOND Oui... il le faut! Nous ne sommes, nous ne pouvons être que des étrangers... C'est ça la vie!... Merci... (Il gagne la porte) Adieu! (Il lui envoie un baiser et il s'enfuit). SCENE VI JEANNE, puis MADAME SERVOIS et GERTRUDE JEANNE C'était lui! (On aperçoit Madame Servois et Gertrude à travers la fenêtre. Vivement Jeanne reprend sa place et son ouvrage). MADAME SERVOIS, entrant suivie de Gertrude J'ai eu peur! Quel est cet homme qui sort d'ici en courant? (Un temps) Hein?... dis? JEANNE, très lentement C'est un malheureux à qui j'ai fait l'aumône. (Elle reste pensive. -- Un long temps. -- Madame Servois après avoir enlevé son châle, donne la laine à sa fille, puis aidée de Gertrude qui a changé de tablier, range dans le buffet les provisions qu'elles ont rapportées). SCENE VII LES MEMES, MORAND MORAND, entrant brusquement par la porte de droite Bonjour, mesdames! Pardon de vous déranger... Vous n'auriez pas vu un homme passer par là... une sorte de chemineau. Le maréchal vient de me dire qu'il en a aperçu un, près de la mare, tout à l'heure. JEANNE, se levant brusquement. A voix basse Mon Dieu. MORAND Je cours après depuis ce matin. GERTRUDE C'est peut-être l'homme qui sort d'ici... JEANNE, vivement Non! non! Ce n'est pas lui!... Ce ne peut pas être lui. MADAME SERVOIS Pourquoi ça? MORAND Comment était-il? JEANNE, balbutiant Un petit... gros... jeune... MADAME SERVOIS Mais non! Un grand, maigre, vieux, dépenaillé autant que j'ai pu voir. MORAND C'est mon homme! JEANNE Ah! MORAND De quel côté est-il parti? GERTRUDE, indiquant du bras, à travers la fenêtre Par là. Il a tourné à gauche. JEANNE, à part Mon Dieu! Que faire? MADAME SERVOIS Il a pris la petite sente qui monte à travers champs. MORAND Il ne peut pas m'échapper, alors! Je le tiens. JEANNE, à part Il ne faut pas qu'il le rejoigne. MORAND Merci mesdames!... Je file! (Il va pour sortir). JEANNE, l'appelant Monsieur Morand! MORAND, se retournant Mademoiselle Jeanne? JEANNE J'ai... j'ai deux mots à vous dire. MORAND Pas tout de suite. JEANNE Si, tout de suite. MORAND Je suis un peu pressé, vous voyez... demain. JEANNE Non, pas demain... à l'instant! C'est... c'est au sujet de ce que vous m'avez demandé tout à l'heure. MORAND, redescendant la scène Ah bon!... alors? JEANNE J'ai pensé... Ce n'est pas la peine que vous attendiez quinze jours pour savoir... J'ai... j'ai réfléchi très vite et je me suis décidée tout à coup... (En parlant, elle est allée se placer devant la porte comme pour empêcher Morand de sortir). MORAND Vous vous êtes décidée? JEANNE Oui. MORAND, inquiet Et... dans quel sens? JEANNE, avec effort Voilà... eh bien... dans celui que vous souhaitiez. MORAND, joyeux Oh! C'est bien vrai? JEANNE, faiblement Oui. MORAND, s'approchant d'elle Vous voulez bien? Vous voulez bien!... JEANNE Oui, oui, c'est entendu!... mais je veux que vous parliez à ma mère à l'instant même. (Elle lui retire son fusil). MORAND Comment vous voulez?... comme ça?... tout de suite? JEANNE Mais oui, il le faut! (Elle le pousse vers sa mère. Il hésite. Bas à lui) Le fils Baron doit venir tout à l'heure demander ma main, il faut absolument que vous parliez avant lui... vous comprenez? MORAND Oh oui! Si c'est ça... JEANNE, à part Enfin! (haut) Allez! MORAND, s'avançant gauchement vers la mère Madame Servois, il y a mademoiselle Jeanne qui m'a autorisé... (Il continue à parler bas. Jeanne a entr'ouvert la porte et elle regarde au loin). JEANNE On ne le voit plus... il est sauvé! 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