L'ILLUSTRATION, NO. 3274, 25 NOVEMBRE 1905 *** Avec ce Numéro: L'ILLUSTRATION THÉÂTRALE CONTENANT BERTRADE LA REVUE COMIQUE, par Henriot. Suppléments de ce numéro: 1° L'ILLUSTRATION THÉÂTRALE contenant le texte complet de BERTRADE 2° Une magnifique photographie en double page du naufrage de l'_Hilda_; 3° Le deuxième fascicule du roman de J.-H. Rosny: LA TOISON D'OR. L'ILLUSTRATION _Prix de ce Numéro: Un Franc._ SAMEDI 25 NOVEMBRE 1905 _63e Année--Nº 3274_. [Illustration: LA SAINTE-CATHERINE, RUE DE LA PAIX Une «Catherine» coiffant le bonnet, dans un atelier de modiste.--_voir le Courrier de Paris à la page suivante._] COURRIER DE PARIS JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE Une bande de curieux passe, sur le boulevard, escortant quelqu'un que je ne distingue pas. Devant la porte d'entrée d'un grand journal, on voit le groupe s'arrêter; des poignées de main s'échangent; quelques cris vagues sont proférés; des gens interrogent autour de moi: «Qu'est-ce qu'il y a? Qui est-ce?» Un agent sourit, flegmatique, et dit: «Je crois que c'est Loizemant.» Je me souviens. J'ai vu souvent, depuis deux ans, ce nom-là dans les journaux, et le «cas» de Loizemant est un des plus troublants que je connaisse. On avait condamné cet homme à mort parce qu'il avait assassiné une femme. On le croyait, du moins. Et puis, tout de suite, un doute surgit. On cessa d'être certain que Loizemant eût assassiné. Mais on ne le relâcha point pour cela. On décida simplement que cet assassin, qui n'avait probablement assassiné personne, au lieu d'avoir la tête tranchée, irait passer au bagne le reste de sa vie. C'est la façon dont la magistrature, en quelques pays très civilisés, s'excuse d'avoir, sans preuves suffisantes, condamné un homme à mort. Elle dit à cet homme: «Nous vous avions cru coupable, et il est bien possible que vous soyez innocent. Nous ne vous couperons donc pas le cou, mais nous ferons de vous un forçat à perpétuité. La vie n'est faite que de concessions réciproques, et n'est-il pas juste qu'en de si délicates affaires chacun y mette un peu du sien?» Tout de même, les amis de Loizemant continuaient de protester. La réparation leur semblait vraiment insuffisante... On écouta leurs plaintes. Et l'on décida de ne point envoyer Loizemant au bagne. On réduisit sa peine à cinq ans de réclusion. Deux ans et demi ont passé. Les juges estiment que, décidément, cet employé aux contributions indirectes a payé suffisamment cher la maladresse de s'être laissé soupçonner d'assassinat et ils le renvoient chez lui. Est-il réhabilité? Pas le moins du monde. Est-il libre, au moins? Pas tout à fait non plus: le séjour de Paris continue de lui être interdit. Cependant on vient de l'autoriser à y passer une semaine. Jamais assassin ne fut l'objet de tant de politesses. Car Loizemant, devant la loi, continue d'être un assassin... Que tout cela est compliqué! Le coeur, dit Pascal, a ses raisons que la raison ne connaît pas. Le code aussi, je pense? * * * Le code... je devrais dire: les codes, le civil et le militaire. Ne le pourrait-on rajeunir aussi, celui-là? Un code militaire ne devrait point prêter à rire, et je ne puis m'empêcher de rire un peu en pensant que, tout à l'heure, après avoir solennellement célébré le mariage d'un de ses enfants, un soldat de soixante ans passés, comblé d'honneurs, rentrera chez lui pour y subir une punition de quinze jours de consigne... Est-il bon, est-il mauvais que M. le général Brugère soit puni? Je n'en sais rien et ce n'est pas mon affaire d'en décider. Mais enfin il est puni; en bon soldat qu'il est, il reconnaît, dit-on, la punition méritée: il gardera pendant quinze jours les arrêts, «comme un sous-lieutenant». M. le général Brugère ne pourra donc (à moins que sa punition ne soit levée tout à l'heure) ni recevoir ses amis, ni aller au théâtre pendant quinze jours; ni, le soir, dîner en ville; ni se montrer au Bois, le matin. Les gens épris d' «égalité» quand même trouvent cela très bien; je trouve cela très puéril et un peu choquant. On ne châtie pas au lycée de la même façon les élèves des petites classes et ceux des grandes; on ne met pas un rhétoricien au piquet. De même, l'obligation de «garder la chambre» peut être une façon ingénieuse de punir un officier de vingt ans (la liberté de courir étant, à cet âge-là, l'une de celles à quoi l'homme tient le plus); mais infliger cette peine à un sexagénaire... dire au généralissime: «Vous n'irez plus au Bois... pendant deux semaines»; priver de sortie, comme un potache, l'homme à qui est réservé l'écrasant honneur de conduire un jour, peut-être, les armées de France à l'ennemi, voilà un usage dont la cocasserie m'effare. Je ne vois pas--à l'occasion d'une petite faute commise dans le service--le ministre de l'Instruction publique privant de dessert M. Liard, vice-recteur de l'Académie. Cependant, serait-ce beaucoup plus ridicule que de mettre M. le général Brugère en retenue? * * * Sans révolution, sans tapage, aussi simplement qu'on achète une terre ou qu'on se marie, les Norvégiens viennent de se donner un roi. La saison n'est pas propice aux déménagements, en Scandinavie surtout, et je crois bien que si S. M. Haakon VII (c'est le nom du nouveau roi) avait été consulté sur le choix de la date où devait être inaugurée l'ère nouvelle de la royauté en Norvège, il eût préféré attendre un peu. Il est délicieux au printemps, ce fjord de Christiania; mais en décembre! De la neige partout; de la brume plein le ciel; le long du grand boulevard--_Cari Joharis gade_--qui va de la petite rotonde du Storthing au vaste palais blanc que le couple royal occupera demain, les réverbères allumés jusqu'à dix heures du matin, et rallumés dès trois heures... Il y a bien le patinage, les courses en traîneau, les fêtes de nuit sur la glace (merveilleuses!) et les longues soirées où l'on peut entendre Nansen raconter ses voyages au pôle et le vieux Grieg jouer sa musique, le crâne auréolé de mèches blanches ébouriffées; il y a bien aussi le petit théâtre, où le culte du dieu Ibsen est si pieusement et si joliment célébré... Mais tout cela--en attendant le dégel et les belles nuits d'été--vaudra-t-il Copenhague pour le roi, et Londres pour la reine? Car elle est Londonienne, la jolie reine Maud; comme toutes les femmes de son pays, bourgeoises ou filles de roi, elle a beaucoup voyagé et elle ne rapportera pas à Christiania de jolis souvenirs que de son pays; elle en rapportera de France aussi, de ce beau Paris où ses parents l'amenèrent toute petite; où elle est souvent revenue et qu'elle connaît bien. Et peut-être cet hiver--tandis qu'il fera tout noir dans les rues mouillées de Christiania, se rappellera-t-elle avec un peu de mélancolie le temps où elle n'était qu'une petite princesse, mais une princesse dont la maison s'ouvrait sur les pistes d'Hyde park,--et pas très loin, en somme, du boulevard des Italiens! * * * Les avènements royaux ne sont pas les seules fêtes où se mêle un peu de tristesse. En regardant mon calendrier, j'y lis: 25 novembre, _Sainte Catherine_, et je pense aux braves filles en l'honneur de qui cet anniversaire sera célébré tout à l'heure, et dont c'est le tour de «coiffer» la sainte. Amère minute à passer; et j'en sais plus d'une qui aimerait autant, ce jour-là, que son âge fût ignoré de tout le monde. On est pourtant très jeune, à vingt-cinq ans; mais on paraît une demoiselle fort mûre à celles qui en ont seize; et c'est cela qui fait peur. On pense: «Auraient-elles raison et serais-je plus vieille que je ne crois?» Tout de même, on les fête; et, pour les «midinettes» de Paris, c'est une joyeuse journée que la Sainte-Catherine. Je me rappelle un tableau gentil; c'était le 25 novembre de l'an dernier, rue de la Paix. Il était midi; des marchandes de fleurs s'attardaient aux portes des grands couturiers, guettant au passage les bandes rieuses: ouvrières, vendeuses et mannequins, qui allaient déjeuner. Un cortège passa, précédé de deux jolies filles dont les chevelures (blonde et brune) étaient fleuries de noeuds de soie: coiffures de Sainte-Catherine... «Deux maris feraient bien mieux leur affaire,» dit un passant Elles étaient sans doute de cet avis, les pauvres jolies filles. Mais, à Paris, certaines mélancolies ne s'avouent pas; c'est une ville où les femmes savent rire, même quand elles ont un peu envie de pleurer. SONIA. [Illustration: L'éventaire de la fleuriste assailli par les «midinettes».] [Illustration: Une «Catherine» promenant son bonnet, avec ses camarades.] LA SAINTE-CATHERINE (25 novembre) RUE DE LA PAIX, A PARIS LE COMTE DE FLANDRE Le comte de Flandre, frère cadet du roi des Belges, qui vient de succomber à une congestion pulmonaire, était âgé de soixante-huit ans. Lorsque Léopold II avait perdu son fils unique, il était devenu l'héritier direct du trône; mais, malgré sa haute situation, il ne joua en Belgique qu'un rôle assez effacé. Général à vingt-trois ans, il refusa, en 1867, la couronne de Roumanie, commanda en 1870 un des corps d'observation envoyés à la frontière française et porta longtemps, jusqu'en 1902, le titre de commandant supérieur de la cavalerie. Surtout vers la fin de sa carrière, une surdité prononcée le tenait éloigné de la vie publique; dans son vaste hôtel de Bruxelles, il menait une existence familiale, d'une simplicité bourgeoise, sans faste ni grosses dépenses; la bibliothèque y occupait une large place, et, bibliophile passionné, il préférait à toute autre société celle de ses livres. Il avait renoncé tout récemment à ses droits et à son titre d'héritier présomptif en faveur de son fils aîné, le prince Albert. LE GRAND-DUC DE LUXEMBOURG Le doyen des souverains d'Europe, le grand-duc Adolphe de Luxembourg, frère de la reine de Suède, s'est éteint, le 17 novembre, dans sa quatre-vingt-neuvième année, au château de Hohenbourg (Palatinat). En 1839, il avait hérité de son père la couronne ducale de Nassau, dont il devait se voir dépossédé par la Prusse, en 1866. Lorsque Guillaume III, roi de Hollande, chef de la branche cadette de la maison d'Orange et grand-duc de Luxembourg, mourut en 1890, ne laissant qu'une fille, la princesse Wilhelmine, que la constitution luxembourgeoise, admettant la loi salique, privait d'une part de la succession paternelle, ce fut au prince Adolphe, chef de la branche aînée, qu'échut la souveraineté du grand-duché. Il l'exerça effectivement jusqu'en 1902, époque où, fléchissant sous le poids de l'âge, devenu impotent, il confia la régence à son fils Guillaume, le prince héritier. [Illustration: Le comte de Flandre.--_Phot. Gunther._] [Illustration: Le grand-duc défunt Adolphe de Luxembourg.--_Phot. Bernhoeft._] [Illustration: Le nouveau grand-duc, la grande-duchesse et leur dernière fille, Sophie.] [Illustration: Elisabeth. Antonia. Hilda. Charlotte. Marie-Adélaïde. Les petites princesses de Luxembourg.--_Phot. Bernhoeft._] Le nouveau grand-duc, âgé de cinquante-trois ans, a épousé, en 1893, une infante de Portugal, la princesse Marie-Anne de Bragance. De cette union sont nées six filles: Marie-Adélaïde, Charlotte, Hilda, Antonia, Elisabeth et Sophie; l'aînée a onze ans et demi, la plus jeune en aura bientôt quatre. Ainsi qu'en témoigne une photographie de 1902 qui, au nombre de cinq (un autre document montre la dernière entre les bras de sa mère), les représente rangées en flûte de Pan, elles sont charmantes, les petites princesses; nul souci ambitieux ne semble altérer leur sérénité enfantine, et, si elles regrettent l'absence d'un frère espéré, sans doute ignorent-elles encore cette peu galante loi salique dont la rigueur interdit à leur sexe la possession du trône autour duquel elles prennent leurs ébats. NOTES ET IMPRESSIONS Jamais l'art n'a été ni plus encouragé, ni plus décourageant. ROBERT DE LA SUZERANNE. * * * Ne demandez pas à un homme quel Dieu il sert, mais à quelles actions son Dieu le convie. MAXIME DUCAMP. * * * Un budget d'État ne doit comprendre que des impôts de justice et de nécessité; la passion politique y ajoute des impôts de jalousie et de vengeance. * * * Le feu de bois dans l'âtre est bien l'ami rêvé par l'égoïsme: il s'anime, pétille, égaye, réchauffe et se consume pour mes besoins ou mon plaisir. G.-M. VALTOUR. [Illustration: L'avant de l'_Hilda_ sur les roches des Portes.--_Phot. Germain, Saint-Malo._] [Illustration: _L'_Hilda.--_Phot. comm. par M. A. Duez._] LE NAUFRAGE DU VAPEUR «HILDA» C'est un des sinistres maritimes les plus effroyables qui se soient produits en ces dernières années, que ce naufrage du steamer _Hilda_, de la Compagnie anglaise _South Western_, qui, dans la nuit de samedi à dimanche dernier, est venu se fracasser sur les rochers des Portes, à proximité du phare du Jardin, à l'entrée de la rade de Saint-Malo, en engloutissant une centaine de victimes. Dimanche matin, un autre vapeur, l'_Ada_, qui partait de Saint-Malo pour Jersey, apercevait, émergeant des flots, comme il sortait des passes, un mât auquel étaient cramponnés dix naufragés, toute une grappe prête à s'égrener. Plusieurs étaient morts, mais leurs membres raidis les retenaient au gréement. Six seulement vivaient encore, cinq marchands d'oignons de la côte bretonne et un matelot anglais, exténués, défaillants de froid, de misère et de fatigue. Une chaloupe de l'_Ada_, avec l'aide d'un bateau pilote, put les recueillir et les ramener à Saint-Malo. Ce sont les seuls survivants de la catastrophe. [Illustration: Le chauffeur anglais Grinter.] _L'Hilda_ était un beau navire de 80 mètres de longueur, jaugeant 373 tonneaux, qui assurait le service entre Southampton et Saint-Malo, avec escales à Guernesey et à Jersey. De ce dernier point, il gagnait Saint-Malo par le large des Minquiers. Il était commandé par le capitaine Gregory, âgé de soixante ans, vieux routier de la Manche, qui avait accompli avec lui d'innombrables fois la traversée entre la France et l'Angleterre. Dès son départ de Southampton, vendredi 17 novembre, le bateau avait eu à lutter contre le mauvais temps. Le capitaine n'avait pas quitté la passerelle. Le vent soufflait avec violence. Il faisait un froid rigoureux. La neige, par surcroît, s'était mise à tomber, chassant les passagers dans leurs cabines. Ceux-ci étaient nombreux. Il y avait à bord, notamment, cinquante et un de ces marchands d'oignons des côtes nord de la Bretagne, qui vont chaque année en Angleterre vendre leurs récoltes, et qui s'en revenaient au pays après leur tournée habituelle. Les passagers de première classe, dont le nombre n'est pas exactement connu, appartenaient pour la plupart à la colonie anglaise de Dinard. Vers 9 heures, samedi soir, on approchait de Saint-Malo. On naviguait «à l'estime», à tâtons, au milieu de la tourmente; du brouillard se mêlait à la neige, accroissant encore l'obscurité. Aucun des feux de la rade n'apparaissait. Le capitaine et ses officiers pouvaient se croire encore loin de terre. On lança des fusées, qui furent aperçues entre 10 et 11 heures de Saint-Malo et du phare de la Pierre du Jardin. Les gardiens de ce phare y répondirent; mais, du navire, on ne vit pas leurs signaux. [Illustration: Les marchands d'oignons: en haut, Paul-Marie Le Penn, Olivier Caroff; en bas, Louis Rozeo, Tanguy-Laot, Jean-Louis Mouster. LES SIX SURVIVANTS DU NAUFRAGE, QUI ONT ÉTÉ RECUEILLIS DANS LA MATURE DE L'HILDA] LES NAUFRAGÉS DE L'«HILDA», AU LEVER DU JOUR _D'après le récit du chauffeur anglais Grinter._ Tout à coup un choc formidable se produisit, a raconté un survivant du naufrage, le matelot Grinter. Le commandant Gregory, parfaitement calme, donna l'ordre de mettre les embarcations à la mer. L'opération ne put être faite que pour deux d'entre elles, qui elles-mêmes chavirèrent bientôt. Le navire coulait rapidement. «Nous étions, ajouta Grinter, dans un tourbillon de neige quand le bateau sombra; je fus lancé dans les gréements et je grimpai au grand mât avec le second et le cuisinier. La mâture fut complètement couchée; un certain nombre de Français qui s'y étaient réfugiés de l'autre côté furent brusquement plongés dans la mer, puis le mât se releva à demi. Il y avait environ vingt personnes dans les agrès quand le navire coula. Environ deux heures après que le navire eut coulé, le maître-coq lâcha et glissa dans l'eau; le second tint jusqu'à 6 heures, mais à ce moment il tomba en avant sur le gréement, où son cadavre resta accroché. Un autre homme mourut, tomba et resta suspendu par un pied. Un peu avant le lever du jour, un Français mourut à son tour et tomba, retenu par une jambe. Enfin, à l'aube, nous vîmes les effrayantes roches sur lesquelles nous avions naufragé, et j'aperçus l'_Ada_ à environ un demi-mille.» Le lendemain, on put se rendre compte de la position de l'épave, brisée net par le ressac en deux endroits. Depuis, chaque jour a apporté son contingent de cadavres, les uns recueillis en mer, où leur ceinture de sauvetage les maintenait flottants, les autres jetés à la côte en longues et sinistres théories. _Voir aussi la double page hors texte sur le naufrage de l_'Hilda. [Illustration: Tour Saint-Jacques. Châtelet. Pont Notre-Dame. Marché aus fleurs. Station de la Cité et Hôtel-Dieu. Caserne de la Cite. Préfecture de police. Petit-Pont. Place Saint-Michel (station), Fontaine Saint-Michel. Place Saint-André-des-Arts. Coupe schématique figurant le trajet du Métropolitain sous les deux bras de la Seine et à travers la Cité, entre la place du Châtelet et la place Saint-Michel.] [Illustration: Plan de la traversée de la Seine par le Métropolitain.] LE TUNNEL DU MÉTROPOLITAIN SOUS LA SEINE Au mois de septembre dernier, on remorquait le long de la Seine une énorme caisse métallique qui excitait vivement la curiosité des Parisiens. C'était le premier des cinq caissons devant former les deux tunnels qui permettront à une nouvelle ligne du Métropolitain, allant de la porte de Clignancourt à la porte d'Orléans, de passer sous les deux bras de la Seine entre la station du Châtelet et celle de la place Saint-Michel. Ce caisson, amarré en amont du pont au Change, n'a cessé, depuis lors, d'intriguer le public. Il s'est d'abord entouré d'un système compliqué d'échafaudages entre lesquels on distinguait, sortant de sa voûte encore ajourée, quatre cheminées terminées par une sorte de grand tonneau. Puis, la carcasse métallique fut remplie de béton et le caisson s'enfonça peu à peu dans l'eau, sous laquelle il a complètement disparu. Les cheminées, seules, continuent à émerger, incertaines heures, leur porte s'ouvre un instant pour faire entrer ou sortir des groupes d'ouvriers. C'est tout ce qu'aperçoit le public. Essayons de lui faire voir ce qui se passe à l'intérieur de ce chantier mystérieux. Rappelons d'abord la structure et les dimensions du caisson. Il est formé d'un cuvelage voûté en fonte, mesurant environ 35 mètres de longueur sur 7 mètres de largeur et 5 mètres de hauteur, protégé par une cuirasse variant de 70 centimètres à un mètre d'épaisseur, faite d'une armature métallique noyée dans le béton. Cette cuirasse se prolonge jusqu'à 1m,80 au-dessous du cuvelage ménageant ainsi entre le plafond et le sous-sol de la Seine une «chambre de travail» à l'intérieur de laquelle les ouvriers creusent le lit du fleuve pour y «foncer» peu à peu le caisson. _Les étapes d'immersion et de fonçage du caisson._--Avant d'expliquer comment on arrive dans cette chambre de travail et ce qui s'y passe, indiquons la série des positions successives du caisson, que nous avons figurées dans la série de schémas ci-contre. Le poids du béton et des quatre cheminées destinées à maintenir la communication entre la chambre de travail et l'air extérieur a amené graduellement le caisson à toucher le lit de la Seine, l'eau ne pénétrant que dans la chambre de travail et dans les cheminées où elle s arrête au niveau du fleuve (fig. 1, 2, 3, de la série ci-contre). On lance alors par les cheminées de l'air comprimé qui refoule l'eau et met à sec la chambre de travail. Puis pour surpasser l'effort ascensionnel du à la pression de cet air comprimé qui, formant ressort entre le sol et le plafond, tend à faire remonter le caisson, on leste ce dernier en remplissant progressivement d'eau l'intérieur du cuvelage. Les ouvriers peuvent désormais pénétrer dans la chambre de travail pour creuser le sol et y incruster peu à peu le caisson qui cesse bientôt d'émerger. C est sa position actuelle (fig. 4, 5). Dans quelques jours, il reposera à sa place définitive, la voûte trouvant à environ un mètre au-dessous du lit de la Seine dont la profondeur moyenne, en cet endroit, atteint 5 mètres. A ce moment, on coulera du béton comprimé dans la chambre de travail et dans les tronçons de cheminées qui traversent les parois du caisson. Des scaphandriers dévisseront les boulons dont l'enlèvement permettra de retirer la partie supérieure des cheminées. Enfin, on jettera des matériaux dans le fleuve pour combler le trou subsistant dans son lit, et le caisson, toujours rempli d'eau, se trouvera isolé sous la Seine, sans communication avec l'air extérieur (fig. 6, 7). Lorsque tous les caissons (trois sous le grand bras du fleuve, deux sous le petit bras) seront posés, on les mettra en communication entre eux et avec le reste du tunnel. Quant à l'eau de lestage, on aura divers moyens de la retirer. Un conduit a été ménagé dans la voûte du caisson; des scaphandriers y raccorderont des tuyaux par lesquels on pompera l'eau ou on la refoulera à l'extérieur à l'aide de l'air comprimé. On pourra encore épuiser par le bas après raccordement des caissons. _Le système de l' air comprimé._--C'est l'air comprimé qui permet d'accomplir sans trop de peine et avec beaucoup de sécurité des travaux de ce genre. En arrivant dans la chambre de travail, il refoule l'eau et l'empêche de jaillir du sol. Sa pression doit augmenter à mesure qu'on enfonce, puisque, en même temps, croît la pression de l'eau. A partir du moment où le premier ouvrier est descendu dans la chambre de travail, l'air comprimé la remplit en permanence, sous peine d'inondation immédiate. Le schéma ci-dessus montre le dispositif adopté pour cela. Les cheminées, d'un diamètre de 90 centimètres, se terminent dans une sorte de tonneau, appelé _sas à air_, de 2m,75 de hauteur sur 2 mètres de diamètre, qui communique avec la cheminée par une soupape. L'air comprimé arrive du secteur par un tuyau pénétrant dans la cheminée, même quand la soupape est fermée. On en consomme environ 15.000 mètres cubes par vingt-quatre heures, ce qui représente une dépense approximative de 300 francs. [Illustration: Schéma montrant le fonctionnement du sas à air pour l'envoi de l'air comprimé, l'entrée et la sortie des ouvriers, et l'évacuation des déblais.] [Illustration: Dans le sas à air: l'éclusage avant la descente.] En temps normal, cette soupape reste ouverte pour livrer passage au seau qui remonte les déblais, et, dans le sas privé de toute communication avec le dehors, se tiennent un surveillant et un ouvrier. S'agit-il de faire entrer quelqu'un: on ferme la soupape et l'on ouvre l'échappement à l'air libre pour vider le sas de son air comprimé. On ouvre ensuite la porte extérieure, puis, les ouvriers entrés, on la referme et l'on procède à l'éclusage, c'est-à-dire on fait rentrer progressivement l'air comprimé. Une fois l'égalité de pression rétablie entre le sas et la cheminée, on rouvre la soupape et les ouvriers descendent dans la chambre de travail. Pour la sortie, on écluse en sens inverse. Chaque éclusage dure environ une minute. Un système de soupapes commandées par un embrayage automatique permet d'évacuer continuellement les déblais sans établir de communication entre le sas et l'extérieur. Un système analogue est appliqué aux «bétonnières» par lesquelles on versera le béton. _Dans la chambre de travail_.--Descendons dans la chambre de travail. Nous voici d'abord dans le sas, toutes portes fermées; une dizaine de personnes peuvent y tenir sans aise au milieu d'une atmosphère brumeuse qu'éclaire vaguement la lumière du jour arrivant par la lentille du plafond. Pendant que l'air comprimé entre en sifflant, les «voyageurs» se pincent le nez et avalent leur salive pour contre-balancer les premiers chocs de l'air comprimé sur le tympan. L'équilibre s'établit, le sifflement cesse, et la soupape s'ouvre. L'oeil plonge dans un trou noir, au fond duquel apparaît, à une vingtaine de mètres, le disque blafard que dessine la lumière de la chambre de travail. Nous prenons les échelons. Le froid extérieur était assez vif; à mesure que nous nous enfonçons dans l'eau, la température augmente. Un dernier échelon, et nous sautons dans la chambre de travail. L'aspect est assez lugubre. Un immense rectangle d'environ 35 mètres sur 7, haut seulement de 1m,80, où des lampes Edison éclairent un brouillard pénétrant. Une photographie prise à la lumière du magnésium eût montré ce chantier, toujours plongé dans une demi-obscurité, d'une façon fort inexacte; le dessin de M. Kupka en donne, au contraire, une impression saisissante. Notre collaborateur est le premier artiste qui ait jamais travaillé en pareil endroit, puisque, jusqu'à ce jour, les ingénieurs n'avaient pas encore imaginé d'introduire un caisson sous l'eau par fonçage vertical direct. [Illustration: ce qu'on voit au-dessus du niveau de la Seine après l'immersion d'un caisson, et ce qui se passe au-dessous. Le schéma qui continue la photographie montre la situation de la chambre de travail dont l'intérieur est représenté par notre gravure de double page.] LES ÉTAPES DE L'IMMERSION ET DU PONÇAGE DU CAISSON DANS LE LIT DE LA SEINE (SCHÉMAS TRANSVERSAUX) 1. Le caisson inachevé flotte comme un bateau.--2. Revêtu de son enveloppe de béton, et ses quatre cheminées terminées, il s'enfonce davantage.--3. Il repose sur le fond de la Seine. 4. L'air comprimé refoule l'eau et met à sec la chambre de travail.--5. Le caisson est entièrement lesté d'eau pour annihiler la poussée ascensionnelle de l'air comprimé.--6. En place définitive, à un mètre environ sous le fond de la Seine.--7. On bétonne la chambre de travail et les tronçons de cheminée traversant les parois du caisson. On démonte la partie supérieure des cheminées et l'on comble la tranchée creusée dans le lit de la Seine. L'eau intérieure du caisson sera épuisée soit par le haut, au moyen d'un tuyau posé par un scaphandrier; soit par le bas, après raccordement du caisson avec le tunnel ordinaire. Jour et nuit, trente ouvriers spéciaux, dits _tubistes_, reconnus par un médecin exempts de toute affection cardiaque, débitent au pic un sol qui se compose de marne et de roches en formation. Parfois des bancs durs obligent de recourir à la mine; on emploie une poudre sans fumée, mais l'explosion, dans cette «boîte», a quelque chose de sinistre. Les déblais sont remontés dans un seau. Après avoir creusé une rigole d'approche à une certaine distance des parois, on entaille verticalement contre la paroi même, sur tout le pourtour, en laissant, de distance en distance, une étroite travée de sol. Les ouvriers attaquent ensuite ces derniers soutiens, tous ensemble, et, en quelques minutes, le caisson descend de 5 ou 6 centimètres. On abaisse alors la partie centrale du sol jusqu'au niveau du caisson et l'on commence une nouvelle attaque. On enfonce ainsi, en moyenne, de 30 centimètres par jour. Actuellement, il reste environ 2 mètres à creuser. La pression, qui atteint deux atmosphères, ne produit aucune sensation de gêne; et, grâce à la porosité du terrain, l'air comprimé, en s'y infiltrant, entraîne les déchets de la combustion respiratoire. Il règne, néanmoins, dans ce chantier, une chaleur humide et lourde. Nous remontons, la soupape se ferme, et, après un nouvel éclusage, nous nous retrouvons à l'air libre. Un dernier détail: l'infrastructure de la ligne numéro 3 est revenue à environ 2.250.000 francs le kilomètre; pour les 1.100 mètres compris entre le carrefour de la rue des Halles et de la rue de Rivoli, et le carrefour du boulevard Saint-Germain et de la rue Danton, on a prévu une dépense de 15 millions. JEAN CERVIN [Illustration: Vue de l'armature métallique des caissons avant l'immersion. _Phot. Godefroy._] [Illustration: Aspect d'une cheminée d'accès à la chambre de travail, vue du _sas à air_.] [Illustration: _Dessin d'après nature de Kupka_ LES MYSTÈRES DE LA CONSTRUCTION DU METROPOLITAIN: LE CHANTIER SOUS LA SEINE EN AMONT DU PONT AU CHANGE] _L'antre mythologique où forgeaient les cyclopes, les grottes mystérieuses où peinaient les Niebelungen, apparaîtraient comme des décors puérils et démodés auprès de cet atelier souterrain, lentement descendu à 8 mètres sous le fond de la Seine. Quand, par la longue cheminée qui relie l'atmosphère libre à la chambre de travail, où de puissantes machines compriment un air lourd aux poumons, on pénètre dans cette galerie métallique, sous une pression incommodante, la sensation qu'on éprouve est étrange. Au rayonnement des lampes électriques, une trentaine d'ouvriers travaillent, s'escriment du pic et du marteau, à coups rythmés, avec un bruit assourdissant, creusent peu à peu le sol où s'enfonce le caisson, tandis que les «glaiseurs» attentifs, comme celui qu'on aperçoit à gauche, au premier plan du dessin, s'appliquent à boucher avec de l'argile les fissures du terrain par où se perdrait trop vite la charge d'air comprimé. Les beaux gestes harmonieux des travailleurs sont plus lents, plus pénibles qu'au grand soleil; leurs poitrines halètent plus fort. Pourtant, ils accomplissent leur labeur du même air tranquille et sûr, ainsi séparés du monde, reliés seulement avec les camarades du haut par un fil téléphonique et par cette cheminée qui leur livre passage et leur envoie l'air nécessaire, calmes comme si leur vie n'était pas à la merci d'une valve qui se dérangerait._--Voir l'article technique aux pages précédentes. [Illustration: Vue de Madrid à 1.000 mètres d'altitude. Le ballon que l'on aperçoit est le «Vencejo».] UN ATTERRISSAGE DE BALLON DANS L'ESTRAMADURE _Nous donnions ici-même, il y a trois semaines, avec des photographies à l'appui, le récit du beau voyage en ballon fait par M. Jacques-Faure et le comte Rozan_ des Tuileries aux Karpathes. _Voici aujourd'hui le récit non moins curieux de l'ascension que le comte Henry de la Vaulx, participant à un concours aérostatique organisé à Madrid à l'occasion du voyage de M. Loubet, fit à bord de l'_Elfe, _avec M. Paul Tissandier, et de leur aventureux atterrissage en pleine montagne, dans l'Estramadure._ 27 octobre: le parc du Royal Aéro-Club d'Espagne, prosaïquement situé près d'une usine dont les gazomètres noirs et enfumés ne le cèdent pas en laideur à ceux de la banlieue parisienne, fourmille de monde; tout ce que la Société madrilène compte d'illustrations et de beautés s'est donné rendez-vous autour des bulles légères de soie qui bientôt vont planer par-dessus les montagnes de la Castille. C'est en effet un spectacle inédit dans ce pays qui: le départ de ces douze ballons joyeusement enrubannés aux couleurs franco-espagnoles. Je monte avec mon ami Paul Tissandier _l'Elfe_, géant de 1.800 mètres cubes. Le départ nous est donné à midi précis et il est bientôt salué par les applaudissements d'un essaim de jeunes et jolies personnes. Nous montons à 500 mètres et découvrons derrière nous Madrid, tandis que dans le sens de notre marche s'étendent à perte de vue de grandes plaines dénudées, pelées, sans la moindre végétation, parsemées de-ci de-là de villages à l'aspect désolé. A droite, une longue chaîne de montagnes barre l'horizon: c'est le Guadarrama. [Illustration: Les premiers contreforts de la Sierra Guadarrama.] Nous montons doucement et marchons à l'allure fantastique de 8 kilomètres à l'heure. La température est douce et nous déjeunons confortablement installés dans le fond de notre nacelle pendant qu'autour de nous, à des altitudes différentes, d'autres aérostats emportent d'autres êtres humains qui se livrent à la même occupation et font sans doute les mêmes réflexions sur la monotonie et la tristesse des plaines de Castille. Mais voici qu'un ballon à reflets d'argent descend avec rapidité; sa forme s'allonge démesurément; il touche terre et se dégonfle en une seconde... Que s'est-il passé? Nous l'ignorons. Nous continuons notre voyage et reconnaissons au pied du Guadarrama l'Escurial, la résidence perpétuelle des souverains d'Espagne, qu'ils soient vivants ou morts. Le jour baisse; un automobiliste lancé à notre poursuite nous crie que nous allons vers Avila, c'est-à-dire en pleine montagne. En effet, bien qu'à 750 mètres d'altitude, notre guide-rope traîne bientôt sur les premiers contreforts; je jette du lest; nous nous équilibrons à 3.000 mètres et pénétrons franchement dans la montagne. Quelquefois notre guide-rope, touche presque le sol; nous franchissons des pics qui dépassent 2.500 mètres. Tout à coup Tissandier qui fait le quart me réveille brusquement. Derrière nous, presque sous nos pieds, s'étend une mer immense; sur la rive un feu rouge clignote. Il n'y a pas à hésiter, il faut descendre. L'Océan nous barre impérieusement la route. Je tire de toutes mes forces sur la corde de soupape... _L'Elfe_ touche terre; Tissandier jette l'ancre, je manoeuvre le panneau de déchirure et notre ballon repose sur le sol à moitié dégonflé... Il est 5 heures du matin. Avec nos jumelles, nous inspectons la mer et nous nous réjouissons d'être descendus à temps. Le jour se lève, nous distinguons très nettement les flots dont le bruit parvient jusqu'à nous... Puis il nous semble que le rivage s'éloigne comme si progressivement, telle une fée armée de son bâton magique, la terre empiétait sur le domaine des eaux, et l'Océan fuit de plus en plus rapidement bien que le bruit des vagues monte toujours aussi distinctement à nos oreilles. Serions-nous le jouet d'une hallucination? Quelle peut être cette marée diabolique qui transforme ainsi le lit des flots? Le soleil se lève derrière les hautes montagnes, son disque ensanglanté apparaît à l'horizon et les côtes s'éloignent encore... Nous braquons nos jumelles... hélas! il n'y a plus de doute, la mer a disparu. Nous avons été le jouet d'un mirage extraordinaire et dans la vallée, comme pour se rire de nous, les cascades d'un torrent simulent le déferlage des vagues. Nous sommes furieux, car nous avions encore dans notre nacelle le lest suffisant pour nous maintenir toute la journée dans les airs. Mais il faut bien nous résigner et aller tout d'abord chercher du renfort pour descendre notre ballon au fond de la vallée; en effet, dans notre précipitation à regagner la terre et par la nuit noire, nous avons atterri au haut d'une montagne. Un village nous apparaît en contre-bas; nous nous y rendons aussitôt. Ah! quel village, et comme il a sa couleur locale de saleté! Mais, en revanche, les habitants, fidèles à leurs vieux principes d'hospitalité, y sont charmants et serviables. Un vieillard, don Felipe Alonso Garcia, qui paraît avoir la haute main sur tout le Torno (c'est le nom du village), nous dit que tous vont aider à la descente du matériel. Je parle de rétribution, mais le vieillard réplique que personne ici n'acceptera d'argent, car, ajoute-t-il, il ne faut pas que jamais l'on puisse dire qu'un étranger venu au Torno réclamer de l'aide et du secours ait dû payer pour cela. Une demi-heure après, le «pueblo» tout entier, hommes, femmes, enfants, gravit la montagne de «Fuente Lengua» et c'est bientôt, à travers les escarpements et les rochers, de longues théories de paysans espagnols en pittoresques costumes portant sur leur dos le ballon et tous ses agrès. Le tout est descendu jusqu'à l'une des maisons du village et demain, car le trajet est long, _l'Elfe_ rejoindra par les mêmes moyens, avec l'adjonction de quelques mules de charge, le bas de la vallée. C'est en ce point que passe la route qui mène à Placenzia, petite ville de l'Estramadure dotée d'un chemin de fer et surtout célèbre dans toute l'Espagne par l'internement volontaire de Charles-Quint au couvent de Saint-Just, après son abdication. Le soir de ce premier jour, un grand banquet nous fut offert. Je n'ose pas dire que le menu me plut en tout point, culinairement parlant, mais il était donné de bon coeur et avec une grande fraternité; la fraternité était même si complète que nous buvions tous le vin du pays à même une grosse cruche circulant à la ronde; on se servait aussi beaucoup des assiettes de ses voisins et l'on jetait ses os par terre, si bien que le carrelage de notre chambre à coucher (car c'était dans notre chambre qu'avait lieu le banquet) ressemblait, à la fin du repas, à un véritable charnier. Au dessert, le médecin du village nous porta un toast et termina en buvant à la Liberté, à l'Égalité, à la Fraternité, au grand Dogme de la République française. Sans nous en douter, nous étions descendus au milieu d'un foyer de républicanisme perdu en pleine Estramadure; des _Viva la Republica_ sont gravés sur les cruchons, sur les assiettes et même sur les fruits du jardin. Bien plus, tous les habitants du village sont francs-maçons et notre ami Felipe Alonso Garcia pousse la coquetterie jusqu'à avoir des cartes de visite en forme de triangle avec son nom écrit de la même manière. Et le docteur Casimiro Garcia Lopez y Garcia nous dit au moment du départ: «C'est au nom de l'humanité que nous vous avons reçus: ne sommes-nous pas tous frères?» Heureux républicains dignes des antiques Spartiates! Comte HENRY DE LA VAULX. [Illustration: _L'Elfe_ deux heures après l'atterrissage, qui se fit à 5 heures du matin.] [Illustration: Le transport de _l'Elfe_ en charrette à boeufs, sur la route de Placenzia.] [Illustration: APRÈS L'ATTERRISSAGE DE L'«ELFE» DANS LES MONTAGNES DE L'ESTRAMADURE Le transport de l'enveloppe et de la nacelle du lieu de l'atterrissage au premier village.--_D'après une photographie de M. Paul Tissandier._] [Illustration: Le palais royal à Christiania.] HAAKON VII, ROI DE NORVÈGE Par le plébiscite des 12 et 13 novembre, que le Storthing, dans sa séance solennelle du 18, a ratifié à l'unanimité, la Norvège vient de se donner un roi: environ 80% du nombre des votants (exactement 259.563 contre 69.624) se sont prononcés en faveur de la monarchie. Les élections se sont effectuées de la façon la plus calme: rien n'a troublé les opérations du scrutin dans les salles de vote bien aménagées, aux abords desquelles se tenaient de paisibles distributeurs de bulletins, les _ja_ (oui) très demandés, les _nei_ (non) en grande quantité laissés pour compte. Suivant les prévisions (voir L'Illustration du 11 novembre), le chef de la nouvelle dynastie est le prince Charles de Danemark, petit-fils du roi Christian. Il a déclaré qu'avec la permission de son illustre grand-père il acceptait son élection, en prenant le nom de Haakon VII et en donnant à son fils celui d'Olaf, noms portés par d'anciens rois norvégiens. Le souverain, la reine Maud, le jeune prince héritier Alexandre, n'ont donc plus qu'à ceindre leur front des couronnes toutes prêtes. [Illustration: La ville de Christiania, vue du palais du roi de Norvège.] [Illustration: Les couronnes du roi de Norvège, du prince héritier et de la reine.] [Illustration: Le roi Haakon VII.] [Illustration: Le petit prince héritier Olaf.] [Illustration: La reine Maud de Norvège.] [Illustration: Distributeur de bulletins monarchistes.] [Illustration: Un bateau du port de Christiania hisse le signal «oui» pour manifester l'opinion de son équipage.] [Illustration: Distributeur de bulletins républicains.] LE PLÉBISCITE DU 12 NOVEMBRE EN NORVÈGE (259.563 OUI--69.624 NON) AU CIMETIÈRE CHRÉTIEN DE SÉBASTOPOL.--Funérailles des manifestants tués en voulant forcer les portes de la prison pour délivrer les prisonniers politiques.--_Photographie d'un correspondant._ APRÈS L'ÉMEUTE DE CRONSTADT.--Au milieu des ruines des maisons incendiées: une arrestation.--Photographie de notre correspondant, C.-O. Bulla. LES TROUBLES EN RUSSIE: DE LA MER NOIRE A LA MER BALTIQUE LES LIVRES ET LES ÉCRIVAINS DEUX LIVRES SUR LAMARTINE ET ELVIRE(1). Note 1: _Lettres inédites d'Elvire à Lamartine_, par René Domine (Hachette, 3 fr. 50).--_Lamartine, de 1816 à 1830; Elvire et les Méditations_, par Léon Séché. (Mercure de France, 7 fr. 50). Nous savions depuis longtemps que toutes les lettres d'Elvire à Lamartine n'avaient pas disparu et que la famille du poète en conservait quelques-unes. Mme Valentine de Lamartine, sur laquelle Mme Émile Ollivier a écrit un livre exquis, s'en était ouvert à quelques amis. A ces reliques était joint, placé sous verre, le fameux mouchoir baigné des larmes de Graziella. Qu'est-il devenu? Les épîtres, du moins, ne sont pas égarées. M. de Montherot, petit-neveu de Lamartine, les a tirées de ses papiers de famille et Communiquées à M. Doumic qui s'est empressé de les publier dans la _Revue des Deux-Mondes_. Il a réuni en plaquette ses pages de la _Revue_, en y ajoutant plusieurs lettres du docteur Alin et d'Aymon de Virieu sur la fin d'Elvire. [Illustration: Portrait d'Elvire (Julie Bouchard des Hérettes) d'après la miniature d'Elouis (appartenant à M. Léon Séché).] Le plus documenté des historiens et des critiques, M. Léon Séché, donnait presque en même temps au _Mercure de France_ des études sur Lamartine et sur son grand amour. Ces jours-ci paraissent en volume, et fort augmentés, les articles de M. Séché, qui s'est livré à des recherches infinies et minutieuses sur les origines, sur l'existence et sur la famille d'Elvire. Née à Paris en 1784, d'une mère créole, Elvire, c'est-à-dire Françoise-Julie Bouchard des Hérettes, appartenait par son père à la région nantaise; sa famille maternelle habitait la Touraine. Quelles furent son enfance et sa première jeunesse? Elle passa quelques années à Saint-Domingue, fut élevée en France dans un pensionnat dont nous ne savons pas le nom, et habitait à Saint-Paterne, près de Tours, chez son oncle, M. de Bergey, une fort belle propriété, la Grange-Saint-Martin, quand le physicien Charles la demanda en mariage. D'une grande réputation scientifique, de manières charmantes, d'une tournure encore agréable, Charles n'était pas précisément le vieillard accablé par l'âge que représente la légende. Il avait cinquante-huit ans et Julie vingt quand ils s'unirent à la mairie et à l'église de Saint-Paterne, le 25 juillet 1804. La miniature de Julie par le peintre Elouis, qui appartient à M. Léon Séché et dont il a donné en tête de son livre une reproduction, nous la peint extrêmement séduisante, sous son chapeau de soie rose. L'apparence est enfantine; le corps frêle, les lèvres minces, le nez droit; le visage est éclairé par deux grands yeux qui semblent l'absorber tout entier. Il y a là, dans ces deux lumières trop brillantes, quelque marque du mal profond qui devait, tout emporter et que l'on pressentait déjà au moment du mariage. Elle avait vingt-cinq ans quand elle posa devant Elouis. Ce fut en juillet 1816, à Aix, en Savoie, où elle était allée soigner sa santé, qu'elle rencontra Lamartine. La maladie ajoutait à sa séduction. Le futur poète, lui, ressemblait pour la beauté à un jeune dieu. «La poésie, écrit Brifaut, dans ses _Mémoires_, se jouait sur son front; ses grands cheveux bouclés lui donnaient quelque ressemblance avec l'Apollon du Belvédère; il paraissait la réalisation vivante de cet idéal jeté en marbre. S'il prenait par les yeux, c'était bien autre chose quand ses paroles d'or tombaient avec un bruit délicieux dans l'oreille.» C'est à peu près à l'époque où il vit Julie pour la première fois, à vingt-six ans, que l'aperçut Brifaut, et avant les _Méditations_, Elvire en avait trente-deux. _Raphaël_ nous a retracé les enchantements de ces jours d'été, passés au bord du lac du Bourget. Mais que ces heures furent courtes! Vers le milieu de septembre, la jeune femme dut regagner Paris, ramenant avec elle non seulement son mal ancien, mais la souffrance nouvelle de l'amour et de la séparation. Le matin de Noël 1816, Lamartine, inquiet, tourmenté, débarquait à Paris, n'ayant qu'un désir et qu'un but: revoir Elvire. Jusqu'à la fin d'avril 1817, il l'entretint tous les jours, soit chez elle, le soir, dans l'appartement que Charles occupait à l'Institut, soit en des promenades sur les quais. La légende nous les montre surtout près du Louvre, au jardin de l'Infante, tout ensoleillé en hiver et à l'abri du nord. Il ne leur suffisait pas de converser ensemble et de s'épancher en de longs tête-à-tête; ils s'écrivaient presque quotidiennement. De là ces lettres d'Elvire, dont trois seulement ont survécu. Elles sont passionnées. Nous avons les pages que Julie envoya à Lamartine le 26 décembre 1816, et qu'elle avait tracées, la veille, à onze heures et demie, après l'apparition du jeune homme d'Aix. «Est-ce vous, Alphonse, est-ce bien vous que je viens se jetter dans mes bras?... Quoi, Alphonse, je ne me trompe pas, vous êtes bien ici! Nous habitons le même lieu!» Exagérant la différence d'âge qui les sépare, elle l'appelle son fils, elle prend à son endroit le nom de mère. Les deux autres lettres publiées par M. Doumic ont été écrites, l'une, le soir du 1er janvier 1817, l'autre, le 2 au matin et expédiées ensemble. Peut-être n'ont-elles pas la même exaltation, la même flammé mystique. Julie entretient Lamartine des Mounier, de M. de Bonald, dont elle admire le talent. Cependant, quelles effusions encore! Quelle tendresse pour son enfant! Mais Lamartine, s'imaginant que le diapason avait baissé, que Julie n'était plus au même ton, qu'elle était moins exclusivement occupée de lui, dut se plaindre amèrement et menacer de s'éloigner de Paris. Aussi le soir même du 2 janvier--les choses vont vite en amour--Julie lui envoie-t-elle une double épître éplorée, débordante de désespoir et lui jetant un appel suprême: «Je reviens à moi, cher enfant, et c'est pour souffrir encore. Vous avez éprouvé un affreux ébranlement, vous voulez partir malade. Vous allez voyager avec le doute dans le coeur, vous voulez donc mourir et me tuer?... Regarde-le, Alphonse, ce coeur que tu calomnies. Vois la plaie que tu lui as faite, vois-la saigner et accuse-moi après si tu le peux.» Cependant le mal de Julie la minait de plus en plus. En vain, pendant l'été, Lamartine l'attendit-il auprès du lac adoré, elle ne vint pas; elle était couchée tout épuisée dans une maison de Viroflay. Regarde, je viens seul m'asseoir sur cette pierre Où tu la vis s'asseoir. Hélas! il ne devait plus jamais revoir le visage adoré. Convertie à Dieu, sentant sa fin prochaine, exhortée à la vie chrétienne par M. de Bonald, Elvire demanda à son jeune ami de ne pas lui faire de visite. Sans doute, elle obéissait à ses scrupules de néophyte catholique; peut-être aussi voulait-elle, tout abîmée par la maladie, ne pas lui montrer ses traits déformés et lui laisser dans l'imagination et dans le coeur un souvenir de beauté. Elle voulait rester pour lui l'apparition de l'été précédent au lac du Bourget. Le 18 décembre 1817, Julie rendit son souffle à Dieu sur un crucifix qu'Amédée de Parseval remit à Lamartine, ... don d'une main mourante, Image de mon Dieu. La famille du poète possède la dernière missive de Julie, datée du 11 novembre, un mois avant la mort. Elle est grave, triste, d'un beau sentiment chrétien. «J'ai reçu toutes vos lettres. Qu'à présent, mon ami, elles puissent toujours être lues par tout le monde... Je suis sûre que Dieu trouve bon que je calme les sollicitudes d'un enfant qui aime trop sa mère. Il sait que cet enfant est vertueux. Il permet que j'en fasse un ami...» Maintenant, cette passion si vive des deux côtés resta-t-elle purement platonique? C'est l'opinion de M. Léon Séché, très épris à la fois d'Elvire et de Lamartine. Ce n'est pas celle de M. Doumic. Ne semble-t-il pas que les mots échappés à la plume de Julie donnent raison à celui-ci? J'ai beaucoup connu et aimé un homme qui m'a porté une affection presque paternelle, M. de Ronchaud. Il fut l'ami, le confident du grand poète; ce fut lui qui ramena en Saône-et-Loire le corps de Mme de Lamartine. Or, me parlant de Julie et de Raphaël, il m'a formellement déclaré que leur amour dépassa les bornes du platonisme. Où repose le corps de Mme Charles? Il passa par l'église Saint-Germain des Prés et fut transporté dans un cimetière de province que M. Léon Séché n'a pas encore découvert. Nous devons à cette jeune créole languissante et bonne un grand poète et les plus belles _Méditations: l'Isolement, le Lac, le Vallon, le Soir, les Étoiles, Souvenirs_ etc. L'oeuvre de M. Séché, vivante et documentée, nous montre bien où la poésie nouvelle a pris sa source. S'il n'y avait pas dans M. Séché autant d'enthousiasme, il n'y aurait pas une recherche aussi ardente de l'inédit: E. LEDRAIN. UN OUVRAGE SUR LE «JIU-JITSU» Après avoir travaillé plusieurs années le jiu-jitsu avec des amis japonais habitant New-York, M. H. Irving Hancock a suivi les cours du professeur de la police de Nagasaki et des maîtres réputés de Tokio et de Yokohama. Dans un petit volume accueilli avec faveur de l'autre côté de l'Atlantique, il expose avec précision les principes fondamentaux de cette méthode de combat, sur laquelle on nous avait donné jusqu'ici des renseignements assez vagues. La science du jiu-jitsu demande avant tout Un entraînement général, se rapprochant par certains côtés des procédés traditionnels employés pour cultiver la force humaine: développement musculaire, entraînement du coeur et des poumons, assouplissements, équilibre, agilité, etc. A cette gymnastique complexe s'ajoutent des exercices particuliers de résistance et d'endurcissement. Le Japonais cherche notamment à s'endurcir le tranchant de la main, au point de pouvoir, après six mois d'entraînement, s'en servir pour briser une canne. Il se préoccupe encore d'endurcir aux coups les parties sensibles du corps: cou, flanc, abdomen, etc., et d'assurer aux membres la plus grande force de résistance possible aux pressions de l'assaillant. Une hygiène rationnelle, où l'usage de l'eau en boisson et en bains joue le principal rôle, achève de procurer la forme nécessaire pour aborder et pratiquer utilement l'escrime spéciale du jiu-jitsu. Cette escrime se compose de prises, parfois dénommées coups, auxquelles les coups proprement dits s'ajoutent de façon accessoire. Ces prises sont de deux sortes: les unes consistent à pincer ou à presser des muscles et des nerfs, en un point particulièrement sensible, afin de déterminer une douleur qui paralyse l'adversaire. D'autres, utilisant des effets de levier ou de porte à faux, amènent un membre ou une partie du corps dans une position telle que le dégagement direct est impossible; l'adversaire a pour unique ressource de riposter par une autre prise douloureuse ou par un coup, quand il n'est pas obligé de s'avouer vaincu, sous peine de voir l'assaillant accentuer son effort pour lui briser un membre. La pratique du jiu-jitsu exige donc la connaissance parfaite de certains points anatomiques et de prises plaçant un membre ou un muscle dans une position critique, puis l'agilité nécessaire pour effectuer le premier la prise, se trouver ainsi dans une position plus favorable que celle de la résistance et de la riposte. [Illustration: Le «viens donc!» Truc employé par les agents de police japonais pour venir à bout d'un prisonnier récalcitrant.] L'auteur nous indique quelques-uns des coups classiques. Le _pincement de bras_ s'effectue en un point situé sur le bras, à peu près à mi-chemin entre le coude et l'épaule, et dont l'extrême sensibilité nous a été révélée à tous par des chocs fortuits. Le _coup de gosier_, porté avec le tranchant du poignet sur la pomme d'Adam, étend sur le sol tout homme n'ayant pas prévu l'attaque. Dans la _prise de gorge_ on saisit l'adversaire par l'intérieur du col de son vêtement et l'on appuie la seconde articulation de chaque index contre la pomme d'Adam. Une pression énergique maintenue plus d'une vingtaine de secondes peut amener la mort d'un homme non entraîné. Mais, quelle que soit sa violence, elle sera immédiatement dénouée si le défenseur, croisant ses mains en avant du corps, projette avec force ses bras de gauche à droite contre les bras de l'assaillant. Elle gênera peu un Japonais habitué à supporter, couché à terre, la pression de trois hommes appuyant de toutes leurs forces sur un lourd bambou placé en travers de sa gorge. Le «_viens donc!_», très employé par les agents de police japonais, apparaît d'une grande simplicité. L'assaillant jette son bras droit par-dessus le bras gauche de sa victime dont il saisit en même temps le poignet avec la main gauche. Au moment précis où il effectue la prise, l'attaquant se saisit à lui-même le poignet gauche avec la main droite en faisant passer celle-ci sous le bras gauche de l'adversaire. Il fléchit ensuite en avant et a toute facilité pour culbuter son homme d'un croc-en-jambe. Si le défenseur résiste, il risque une fracture du bras ou de l'avant-bras; s'il connaît le jiu-jitsu, il peut, en lui appliquant sous le menton sa main libre ouverte, mettre son adversaire sur le dos. Le _coup d'arrêt_ est un des plus simples et des plus efficaces. L'assaillant jette brusquement son bras gauche autour de la ceinture de son adversaire en enfonçant ses doigts à la base de l'épine dorsale. En même temps, il exerce de bas en haut, avec la main droite, une pression sous le menton de façon à rejeter la tête en arrière. Avec un peu de brutalité, le cou est brisé. On peut riposter par la prise de gorge, à moins que l'assaillant porte le genou au ventre juste au moment de la prise: dans ce cas, l'attaque est irrésistible. Ces quelques exemples montrent que le succès final des coups offensifs et défensifs du jiu-jitsu repose tout entier sur l'agilité. Ils expliquent encore l'insistance avec laquelle l'auteur exhorte les Européens à se résigner aux préliminaires pénibles de l'entraînement avant d'aborder ces brillants coups de combat dont l'étude, sous peine d'amener de graves accidents, demande, outre une grande force de résistance, une extrême prudence et beaucoup de courtoisie dans les assauts. Bien que le nombre des coups indiqués par l'auteur soit assez restreint, ce petit traité de jiu-jitsu reste intéressant et curieux. Il vient d'être traduit par MM. le chef d'escadron d'artillerie L. Perrus et le capitaine d'artillerie J. Pesseaud, qui ont su conserver, dans une langue claire et agréable à lire, la précision du texte original. L'ouvrage est illustré de dix-neuf planches photographiques d'après nature. (Berger-Levrault, 3 fr. 50.) F. H. [Illustration: Les arbres de Saigon couverts de sauterelles.] DOCUMENTS et INFORMATIONS LES SAUTERELLES EN COCHINCHINE. C'est dans le voisinage des régions désertiques que se produisent d'ordinaire les invasions de sauterelles; à la suite d'une grande sécheresse, ces insectes viennent chercher dans un pays plus verdoyant la nourriture qu'ils ne trouvent plus dans la maigre végétation des sables. Ainsi s'expliquent les ravages fréquents qu'ont à subir les contrées situées au nord du Sahara et certaines parties de l'Amérique du Nord et de la République Argentine. C'est donc avec une extrême surprise qu'on vit, pour la première fois, à la fin du mois de septembre dernier, des nuages de sauterelles s'abattre en Cochinchine. Notre gravure, reproduisant une photographie prise à Saïgon, montre les sauterelles reposées sur les arbres, en telle quantité que les feuilles disparaissent totalement et que les branches plient sous le poids des insectes au point de donner aux arbres l'aspect des variétés dites «pleureuses». LA POPULATION DE LA RUSSIE. On ne connaissait pas encore les résultats définitifs du recensement de 1897. Ceux-ci viennent seulement d'être publiés. Ils donnent, pour l'ensemble de la Russie d'Europe et d'Asie, et pour la Finlande, une population de 125.640.021 habitants. Dans ce nombre global, représentant la population de toutes les Russies, la Russie d'Europe seule entre pour 93 millions et demi d'habitants, en chiffres ronds, la Pologne pour 9 millions et demi, le Caucase pour 9 millions et quart, la Sibérie pour moins de 6 millions. Ce qui correspond à des densités de population allant de 19,4 au kilomètre carré en Russie d'Europe à 0,5 en Sibérie. Les deux tiers seulement de la population globale ont le russe pour langue maternelle: ce qui revient à dire qu'un tiers des sujets du tsar ne sont pas Russes. Dans le royaume de Pologne, notamment, les Russes ne forment guère que 7 % de la population; les Polonais sont, dans l'ensemble de l'empire, au nombre de 7.931.000. Dans les provinces Baltiques, on trouve 1.790.000 Allemands. Enfin, le nombre exact des israélites indiqué par le recensement est de 5.215.805. Moscou en compte 8.000; Saint-Pétersbourg, 17.000 sur plus d'un million d'habitants; Odessa, 139.000 sur 404.000, et Varsovie, 219.000 sur 864.000 âmes. La Russie n'est habitée que par un petit nombre d'étrangers: 605.000, dont 158.000 Allemands, 122.000 Hongrois et Autrichiens, 121.000 Turcs, 74.000 Persans, 48.000 Chinois, etc. Il n'y a pas plus de 9.000 Français et de 7.500 Anglais; mais on y rencontre 6.000 Suisses. LA TOXICITÉ DES OEUFS. Croirait-on que les oeufs sont un poison? C'est pourtant ce qu'affirme M. G. Loisel. Mais il faut s'entendre. Les oeufs sont toxiques dans certaines conditions seulement, quand on les absorbe de certaine manière. Ils sont toxiques en injection sous la peau et personne n'a l'idée de se les administrer de cette manière. C'est le jaune surtout qui est toxique. La toxicité varie selon l'espèce qui a fourni l'oeuf. L'oeuf de cane tue le lapin à la dose de 8 centimètres cubes, celui de poule ne tue qu'à une dose plus élevée. Par contre, l'oeuf de tortue est plus nuisible que celui de la cane: il tue à la dose de 5 ou 6 centimètres cubes. Donc la tortue est plus toxique que la cane, et cette dernière l'est plus que la poule. Les lapins empoisonnés par le jaune d'oeuf injecté sous la peau ou dans une cavité du corps meurent avec les symptômes d'une intoxication aiguë du système nerveux central. Le blanc de l'oeuf de tortue est très toxique aussi. Mais aucun de ces oeufs n'est malfaisant, absorbé par les voies digestives: il importe de ne pas l'oublier. LA COULEUR DE L'EAU. Après de longues hésitations, les savants s'accordent aujourd'hui à admettre que l'eau _physiquement_ pure, vue en masse, est bleu d'azur. Cette couleur est celle que prend la lumière blanche du soleil absorbée par l'eau, par suite d'un phénomène dont l'explication serait un peu longue. Elle n'est pas due à la pureté _chimique_ de l'eau, puisque la mer, qui est l'eau la plus bleue, est aussi celle, qui contient le plus de sels. Cependant, d'après les expériences de Forel, les matières en solution seraient la cause prédominante de la modification de couleur sur laquelle agissent encore les matières en suspension, la couleur du fond, le reflet du ciel et des berges. Aussi l'eau bleue est assez rare dans la nature; beaucoup de mers, de lacs, qui nous donnent l'impression de cette nuance, sont verts. L'eau actuellement reconnue la plus bleue est celle de la mer des Sargasses, entre les îles du cap Vert et les Antilles. L'eau de la Méditerranée, sur la côte française et autour de Capri, est plus bleue que celle du Léman, beaucoup moins bleue elle-même que celle des lacs de Kandersteg et d'Arolla, en Suisse. Jusqu'ici, on n'avait point précisé le rapport entre la couleur de l'eau et son degré de pureté. Le professeur belge, M. Spring, qui étudie depuis longtemps cette question délicate, vient de communiquer à l'Académie des sciences de Bruxelles plusieurs chiffres intéressants. De l'eau pure contenant un millionième d'hydrate ferrique paraît brune sous une épaisseur de 6 mètres; il suffit d'un dix-millionième pour qu'elle soit verte; et, pour qu'elle reste bleue, il en faut moins d'un vingt-millionième. Quant à la matière humique, elle fait disparaître la coloration bleue à une dose inférieure à un quarante-millionième. Les composés calciques auraient une grande influence sur la clarification, car ils éliminent jusqu'à un certain état d'équilibre les composés ferriques et humiques. LES ALIÉNÉS EN FRANCE. La statistique des aliénés nous apprend que, dans la dernière décade 1889-1900, le nombre de ces malheureux a passé, en France, de 65.713 à 70.000. Encore ne s'agit-il ici que des aliénés dangereux; car le nombre de ceux qui ne sont pas dangereux et qui ne trouvent pas place dans les asiles est considérable, si considérable qu'on commence à s'en inquiéter et qu'il est question de les admettre comme des malades ordinaires parmi les nécessiteux qui reçoivent l'assistance médicale. Quoi qu'ïl en soit, sait-on combien il y a de médecins pour soigner ces 70.000 malades,--car les aliénés sont des malades, il ne faut pas l'oublier? Juste 115, ce qui fait à peu près un médecin pour 600 malades. Mais, dans certains établissements, cette moyenne est dépassée, et l'on ne trouve qu'un médecin pour 750 et même pour 1.000 aliénés. Faut-il s'étonner, après cela, que l'aliénation soit toujours considérée comme un état incurable; et pense-t-on qu'un seul médecin puisse considérer 1.000 aliénés comme 1.000 malades qu'il s'agirait d'étudier en vue de leur amélioration ou de leur guérison possibles? Il est vrai qu'ému de cet état de choses le Conseil supérieur de l'Assistance publique vient de limiter à 400 le nombre d'aliénés que devrait désormais soigner un seul médecin. Mais ce chiffre est encore bien élevé. LA COLONIE FRANÇAISE DE LISBONNE. Dans le numéro du 4 novembre dernier, nous avons publié les portraits et les noms de ceux de nos compatriotes, résidant à Lisbonne, qui ont fait partie de la commission chargée de recevoir M. Loubet. Parmi eux figurait le trésorier de la Chambre de commerce française, M. Fernand Touzet, et non Pouget comme nous l'avons imprimé par suite d'une erreur qui nous est signalée seulement aujourd'hui et que nous nous empressons de réparer. [Illustration: Un invité de marque: M. Rouvier.] [Illustration: M. Hennion, commissaire de la Sûreté. Le roi.] [Illustration: Le roi Alphonse XIII et M. Loubet.] LA NOUVELLE VISITE DU ROI ALPHONSE XIII A PARIS.--LA CHASSE DU 20 NOVEMBRE DANS LE TIRÉ DES PLAISIRS, A RAMBOUILLET. LE ROI D'ESPAGNE EN FRANCE Le jeune roi d'Espagne désirait vivement profiter de son passage par la France, à son retour d'Allemagne, pour revoir Paris et s'y attarder pendant deux ou trois jours qu'il emploierait à sa guise, affranchi des représentations officielles et des obligations protocolaires. Il a réalisé ce projet, du 19 au 21 novembre, descendu à l'hôtel Bristol, d'où une rapide automobile l'emportait constamment vers les buts divers de sa fantaisie. Mais son incognito relatif ne l'a pas empêché ni de faire visite à l'Elysée, ni d'accepter du président de la République,--avec quel empressement!--une invitation à chasser. Cette chasse eut lieu, lundi dernier, dans les tirés de Rambouillet. A midi, après un déjeuner au château, un landau, attelé à la daumont de quatre mules harnachées aux couleurs espagnoles--celles-là mêmes que le souverain offrit à M. Loubet lors de son voyage à Madrid--conduisait le président et son hôte, suivis de quelques invités de marque, aux tirés, où le colonel Lamy organisait les battues. Bravant une neige épaisse, d'un effet fort pittoresque dans les bois, mais peu clémente aux chasseurs, et moins encore au malheureux gibier destiné à la rougir de son sang, Alphonse XIII se montra plein d'endurance et d'entrain. Rarement on eut l'occasion d'assister à pareille hécatombe de faisans, de lièvres, de lapins, etc.: 829 pièces au tableau; et la «part du roi» y fut, dit-on, très belle. [Illustration: L'arrivée du roi de Portugal à la gare du Bois de Boulogne.] [Illustration: Le roi Carlos et le président Loubet se rendant au palais du quai d'Orsay.] LE ROI DE PORTUGAL A PARIS A peine le roi d'Espagne avait-il quitté Paris que, le lendemain même de son départ, le roi de Portugal y arrivait à son tour, mais non pas sous l'incognito de naguère. Cette fois, il venait en France officiellement, empressé à rendre au président de la République la visite récente que celui-ci lui fit dans ses Etats. Laissant à Lisbonne la reine Amélie, qui a tenu à rester auprès du jeune prince Louis-Philippe, investi de la régence pendant l'absence de son père, dom Carlos a entrepris ce voyage accompagné de M. Eduardo Villaça, son ministre des Affaires étrangères, et d'une suite nombreuse. Son arrivée, mercredi dernier, à la gare du Bois de Boulogne, où l'attendait M. Loubet, entouré des ministres, s'est effectuée avec le cérémonial et les honneurs militaires d'usage; en uniforme de généralissime portugais, la plume blanche au casque, la poitrine barrée du grand cordon de la Légion d'honneur, il est monté en voiture pour se rendre d'abord au palais des Affaires étrangères, lieu de sa résidence pendant son séjour, et la foule, massée sur le parcours du cortège, a fait le meilleur accueil au souverain, dont la figure ouverte et sympathique est déjà bien connue des Parisiens. En raison des nécessités matérielles du journal, au moment de mettre sous presse, nous ne pouvons publier dans ce numéro, sur cet événement historique de la semaine, qu'un document de «dernière heure». Aussi bien, nous avons donné, il y a peu de temps, le 4 novembre, un remarquable portrait de dom Carlos, et, quant aux réceptions, dîners et représentations de gala, etc., ils ne diffèrent pas sensiblement, comme décor et physionomie, de ce qu'on a vu déjà si souvent, depuis que tant de souverains se plaisent à nous rendre visite. «L'ILLUSTRATION» PUBLIERA LA SEMAINE PROCHAINE SON NUMÉRO DE NOËL 1905. Le numéro du 9 décembre contiendra un supplément théâtral: LES OBERLÉ. LE CARNET DE LA REINE, par Henriot. Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés en titre ne nous ont pas été fournis. --- Provided by LoyalBooks.com ---