Gaston Leroux LE MYSTERE DE LA CHAMBRE JAUNE (1907) Table des matieres I Ou l'on commence a ne pas comprendre II Ou apparait pour la premiere fois Joseph Rouletabille III "Un homme a passe comme une ombre a travers les volets" IV "Au sein d'une nature sauvage" V Ou Joseph Rouletabille adresse a M. Robert Darzac une phrase qui produit son petit effet VI Au fond de la chenaie VII Ou Rouletabille part en expedition sous le lit VIII Le juge d'instruction interroge Mlle Stangerson IX Reporter et policier X "Maintenant, il va falloir manger du saignant" XI Ou Frederic Larsan explique comment l'assassin a pu sortir de la Chambre Jaune. XII La canne de Frederic Larsan XIII "Le presbytere n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son eclat" XIV "J'attends l'assassin, ce soir" XV Traquenard XVI Etrange phenomene de dissociation de la matiere XVII La galerie inexplicable XVIII Rouletabille a dessine un cercle entre les deux bosses de son front XIX Rouletabille m'offre a dejeuner a l'auberge du "Donjon" XX Un geste de Mlle Stangerson XXI A l'affut XXII Le cadavre incroyable XXIII La double piste XXIV Rouletabille connait les deux moities de l'assassin XXV Rouletabille part en voyage XXVI Ou Joseph Rouletabille est impatiemment attendu XXVII Ou Joseph Rouletabille apparait dans toute sa gloire XXVIII Ou il est prouve qu'on ne pense pas toujours a tout XXIX Le mystere de Mlle Stangerson I Ou l'on commence a ne pas comprendre Ce n'est pas sans une certaine emotion que je commence a raconter ici les aventures extraordinaires de Joseph Rouletabille. Celui- ci, jusqu'a ce jour, s'y etait si formellement oppose que j'avais fini par desesperer de ne publier jamais l'histoire policiere la plus curieuse de ces quinze dernieres annees. J'imagine meme que le public n'aurait jamais connu toute la verite sur la prodigieuse affaire dite de la "Chambre Jaune", generatrice de tant de mysterieux et cruels et sensationnels drames, et a laquelle mon ami fut si intimement mele, si, a propos de la nomination recente de l'illustre Stangerson au grade de grand- croix de la Legion d'honneur, un journal du soir, dans un article miserable d'ignorance ou d'audacieuse perfidie, n'avait ressuscite une terrible aventure que Joseph Rouletabille eut voulu savoir, me disait-il, oubliee pour toujours. La "Chambre Jaune"! Qui donc se souvenait de cette affaire qui fit couler tant d'encre, il y a une quinzaine d'annees? On oublie si vite a Paris. N'a-t-on pas oublie le nom meme du proces de Nayves et la tragique histoire de la mort du petit Menaldo? Et cependant l'attention publique etait a cette epoque si tendue vers les debats, qu'une crise ministerielle, qui eclata sur ces entrefaites, passa completement inapercue. Or, le proces de la "Chambre Jaune", qui preceda l'affaire de Nayves de quelques annees, eut plus de retentissement encore. Le monde entier fut penche pendant des mois sur ce probleme obscur, -- le plus obscur a ma connaissance qui ait jamais ete propose a la perspicacite de notre police, qui ait jamais ete pose a la conscience de nos juges. La solution de ce probleme affolant, chacun la chercha. Ce fut comme un dramatique rebus sur lequel s'acharnerent la vieille Europe et la jeune Amerique. C'est qu'en verite -- il m'est permis de le dire "puisqu'il ne saurait y avoir en tout ceci aucun amour-propre d'auteur" et que je ne fais que transcrire des faits sur lesquels une documentation exceptionnelle me permet d'apporter une lumiere nouvelle -- c'est qu'en verite, je ne sache pas que, dans le domaine de la realite ou de l'imagination, meme chez l'auteur du _double assassinat, rue morgue_, meme dans les inventions des sous-Edgar Poe et des truculents Conan-Doyle, on puisse retenir quelque chose de comparable, QUANT AU MYSTERE, "au naturel mystere de la Chambre Jaune". Ce que personne ne put decouvrir, le jeune Joseph Rouletabille, age de dix-huit ans, alors petit reporter dans un grand journal, le trouva! Mais, lorsqu'en cour d'assises il apporta la clef de toute l'affaire, il ne dit pas toute la verite. Il n'en laissa apparaitre que ce qu'il fallait pour expliquer l'inexplicable et pour faire acquitter un innocent. Les raisons qu'il avait de se taire ont disparu aujourd'hui. Bien mieux, mon ami doit parler. Vous allez donc tout savoir; et, sans plus ample preambule, je vais poser devant vos yeux le probleme de la "Chambre Jaune", tel qu'il le fut aux yeux du monde entier, au lendemain du drame du chateau du Glandier. Le 25 octobre 1892, la note suivante paraissait en derniere heure du _Temps_: "Un crime affreux vient d'etre commis au Glandier, sur la lisiere de la foret de Sainte-Genevieve, au-dessus d'Epinay-sur-Orge, chez le professeur Stangerson. Cette nuit, pendant que le maitre travaillait dans son laboratoire, on a tente d'assassiner Mlle Stangerson, qui reposait dans une chambre attenante a ce laboratoire. Les medecins ne repondent pas de la vie de Mlle Stangerson." Vous imaginez l'emotion qui s'empara de Paris. Deja, a cette epoque, le monde savant etait extremement interesse par les travaux du professeur Stangerson et de sa fille. Ces travaux, les premiers qui furent tentes sur la radiographie, devaient conduire plus tard M. et MmeCurie a la decouverte du radium. On etait, du reste, dans l'attente d'un memoire sensationnel que le professeur Stangerson allait lire, a l'academie des sciences, sur sa nouvelle theorie: _La Dissociation__ de la Matiere. Theorie destinee a ebranler sur sa base toute la science officielle qui repose depuis si longtemps sur le principe: rien ne se perd, rien ne se cree._ Le lendemain, les journaux du matin etaient pleins de ce drame. _Le matin_, entre autres, publiait l'article suivant, intitule: "Un crime surnaturel": "Voici les seuls details -- ecrit le redacteur anonyme du _matin_ -- que nous ayons pu obtenir sur le crime du chateau du Glandier. L'etat de desespoir dans lequel se trouve le professeur Stangerson, l'impossibilite ou l'on est de recueillir un renseignement quelconque de la bouche de la victime ont rendu nos investigations et celles de la justice tellement difficiles qu'on ne saurait, a cette heure, se faire la moindre idee de ce qui s'est passe dans la "Chambre Jaune", ou l'on a trouve Mlle Stangerson, en toilette de nuit, ralant sur le plancher. Nous avons pu, du moins, interviewer le pere Jacques -- comme on l'appelle dans le pays -- un vieux serviteur de la famille Stangerson. Le pere Jacques est entre dans la "Chambre Jaune" en meme temps que le professeur. Cette chambre est attenante au laboratoire. Laboratoire et "Chambre Jaune" se trouvent dans un pavillon, au fond du parc, a trois cents metres environ du chateau. "-- il etait minuit et demi, nous a raconte ce brave homme (?), et je me trouvais dans le laboratoire ou travaillait encore M. Stangerson quand l'affaire est arrivee. J'avais range, nettoye des instruments toute la soiree, et j'attendais le depart de M. Stangerson pour aller me coucher. Mlle Mathilde avait travaille avec son pere jusqu'a minuit; les douze coups de minuit sonnes au coucou du laboratoire, elle s'etait levee, avait embrasse M. Stangerson, lui souhaitant une bonne nuit. Elle m'avait dit: "Bonsoir, pere Jacques!" et avait pousse la porte de la "Chambre Jaune". Nous l'avions entendue qui fermait la porte a clef et poussait le verrou, si bien que je n'avais pu m'empecher d'en rire et que j'avais dit a monsieur: "Voila mademoiselle qui s'enferme adouble tour. Bien sur qu'elle a peur de la ''Bete du Bon Dieu''!" Monsieur ne m'avait meme pas entendu tant il etait absorbe. Mais un miaulement abominable me repondit au dehors et je reconnus justement le cri de la "Bete du Bon Dieu"! ... que ca vous en donnait le frisson..."Est-ce qu'elle va encore nous empecher de dormir, cette nuit?" pensai-je, car il faut que je vous dise, monsieur, que, jusqu'a fin octobre, j'habite dans le grenier du pavillon, au-dessus de la "Chambre Jaune", a seule fin que mademoiselle ne reste pas seule toute la nuit au fond du parc. C'est une idee de mademoiselle de passer la bonne saison dans le pavillon; elle le trouve sans doute plus gai que le chateau et, depuis quatre ans qu'il est construit, elle ne manque jamais de s'y installer des le printemps. Quand revient l'hiver, mademoiselle retourne au chateau, car dans la "Chambre Jaune", il n'y a point de cheminee. "Nous etions donc restes, M. Stangerson et moi, dans le pavillon. Nous ne faisions aucun bruit. Il etait, lui, a son bureau. Quant a moi, assis sur une chaise, ayant termine ma besogne, je le regardais et je me disais: "Quel homme! Quelle intelligence!Quel savoir!" J'attache de l'importance a ceci que nous ne faisions aucun bruit, car "a cause de cela, l'assassin a cru certainement que nous etions partis". Et tout a coup, pendant que le coucou faisait entendre la demie passe minuit, une clameur desesperee partit de la "Chambre Jaune". C'etait la voix de mademoiselle qui criait: " A l'assassin! A l'assassin! Au secours!" Aussitot des coups de revolver retentirent et il y eut un grand bruit de tables, de meubles renverses, jetes par terre, comme au cours d'une lutte, et encore la voix de mademoiselle qui criait: "A l'assassin! ... Au secours! ... Papa!Papa!" "Vous pensez si nous avons bondi et si M. Stangerson et moi nous nous sommes rues sur la porte. Mais, helas! Elle etait fermee et bien fermee "a l'interieur" par les soins de mademoiselle, comme je vous l'ai dit, a clef et au verrou. Nous essayames de l'ebranler, mais elle etait solide. M. Stangerson etait comme fou, et vraiment il y avait de quoi le devenir, car on entendait mademoiselle qui ralait: "Au secours! ... Au secours!" Et M. Stangerson frappait des coups terribles contre la porte, et il pleurait de rage et il sanglotait de desespoir et d'impuissance. "C'est alors que j'ai eu une inspiration." L'assassin se sera introduit par la fenetre,m'ecriai-je, je vais a la fenetre!" Et je suis sorti du pavillon, courant comme un insense! "Le malheur etait que la fenetre de la "Chambre Jaune" donne sur la campagne, de sorte que le mur du parc qui vient aboutir au pavillon m'empechait de parvenir tout de suite a cette fenetre. Pour y arriver, il fallait d'abord sortir du parc. Je courus du cote de la grille et, en route, je rencontrai Bernier et sa femme, les concierges, qui venaient, attires par les detonations et par nos cris. Je les mis, en deux mots, au courant de la situation; je dis au concierge d'aller rejoindre tout de suite M. Stangerson et j'ordonnai a sa femme de venir avec moi pour m'ouvrir la grille du parc. Cinq minutes plus tard, nous etions, la concierge et moi, devant la fenetre de la "Chambre Jaune". Il faisait un beau clair de lune et je vis bien qu'on n'avait pas touche a la fenetre. Non seulement les barreaux etaient intacts, mais encore les volets, derriere les barreaux, etaient fermes, comme je les avais fermes moi-meme, la veille au soir, comme tous les soirs, bien que mademoiselle, qui me savait tres fatigue et surcharge de besogne, m'eut dit de ne point me deranger, qu'elle les fermerait elle- meme; et ils etaient restes tels quels, assujettis, comme j'en avais pris le soin, par un loquet de fer, "a l'interieur". L'assassin n'avait donc pas passe par la et ne pouvait se sauver par la; mais moi non plus, je ne pouvais entrer par la! "C'etait le malheur! On aurait perdu la tete a moins. La porte de la chambre fermee a clef "a l'interieur", les volets de l'unique fenetre fermes, eux aussi, "a l'interieur", et, par-dessus les volets, les barreaux intacts, des barreaux a travers lesquels vous n'auriez pas passe le bras... Et mademoiselle qui appelait au secours! ... Ou plutot non, on ne l'entendait plus... Elle etait peut-etre morte... Mais j'entendais encore, au fond du pavillon, monsieur qui essayait d'ebranler la porte... "Nous avons repris notre course, la concierge et moi, et nous sommes revenus au pavillon. La porte tenait toujours, malgre les coups furieux de M. Stangerson et de Bernier. Enfin elle ceda sous nos efforts enrages et, alors, qu'est-ce que nous avons vu?"Il faut vous dire que, derriere nous, la concierge tenait la lampe du laboratoire, une lampe puissante qui illuminait toute la chambre. "Il faut vous dire encore, monsieur, que la "Chambre Jaune" est toute petite. Mademoiselle l'avait meublee d'un lit en fer assez large, d'une petite table, d'une table de nuit, d'une toilette et de deux chaises. Aussi, a la clarte de la grande lampe que tenait la concierge, nous avons tout vu du premier coup d'oeil. Mademoiselle, dans sa chemise de nuit, etait par terre, au milieu d'un desordre incroyable. Tables et chaises avaient ete renversees montrant qu'il y avait eu la une serieuse "batterie". On avait certainement arrache mademoiselle de son lit; elle etait pleine de sang avec des marques d'ongles terribles au cou -- la chair du cou avait ete quasi arrachee par les ongles -- et un trou a la tempe droite par lequel coulait un filet de sang qui avait fait une petite mare sur le plancher. Quand M. Stangerson apercut sa fille dans un pareil etat, il se precipita sur elle en poussant un cri de desespoir que ca faisait pitie a entendre. Il constata que la malheureuse respirait encore et ne s'occupa que d'elle. Quant a nous, nous cherchions l'assassin, le miserable qui avait voulu tuer notre maitresse, et je vous jure, monsieur, que, si nous l'avions trouve, nous lui aurions fait un mauvais parti. Mais comment expliquer qu'il n'etait pas la, qu'il s'etait deja enfui? ... Cela depasse toute imagination. Personne sous le lit, personne derriere les meubles, personne! Nous n'avons retrouve que ses traces; les marques ensanglantees d'une large main d'homme sur les murs et sur la porte, un grand mouchoir rouge de sang, sans aucune initiale, un vieux beret et la marque fraiche, sur le plancher, de nombreux pas d'homme. L'homme qui avait marche la avait un grand pied et les semelles laissaient derriere elles une espece de suie noiratre. Par ou cet homme etait-il passe? Par ou s'etait-il evanoui? N'oubliez pas, monsieur, qu'il n'y a pas de cheminee dans la "Chambre Jaune". Il ne pouvait s'etre echappe par la porte, qui est tres etroite et sur le seuil de laquelle la concierge est entree avec sa lampe, tandis que le concierge et moi nous cherchions l'assassin dans ce petit carre de chambre ou il est impossible de se cacher et ou, du reste, nous ne trouvions personne. La porte defoncee et rabattue sur le mur ne pouvait rien dissimuler, et nous nous en sommes assures. Par la fenetre restee fermee avec ses volets clos et ses barreaux auxquels on n'avait pas touche, aucune fuite n'avait ete possible. Alors? Alors... je commencais a croire au diable. "Mais voila que nous avons decouvert, par terre, "mon revolver". Oui, mon propre revolver... Ca, ca m'a ramene au sentiment de la realite! Le diable n'aurait pas eu besoin de me voler mon revolver pour tuer mademoiselle. L'homme qui avait passe la etait d'abord monte dans mon grenier, m'avait pris mon revolver dans mon tiroir et s'en etait servi pour ses mauvais desseins. C'est alors que nous avons constate, en examinant les cartouches, que l'assassin avait tire deux coups de revolver. Tout de meme, monsieur, j'ai eu de la veine, dans un pareil malheur, que M. Stangerson se soit trouve la, dans son laboratoire, quand l'affaire est arrivee et qu'il ait constate de ses propres yeux que je m'y trouvais moi aussi, car, avec cette histoire de revolver, je ne sais pas ou nous serions alles; pour moi, je serais deja sous les verrous. Il n'en faut pas davantage a la justice pour faire monter un homme sur l'echafaud!" Le redacteur du _matin_ fait suivre cette interview des lignes suivantes: "Nous avons laisse, sans l'interrompre, le pere Jacques nous raconter grossierement ce qu'il sait du crime de la "Chambre Jaune". Nous avons reproduit les termes memes dont il s'est servi; nous avons fait seulement grace au lecteur des lamentations continuelles dont il emaillait sa narration. C'est entendu, pere Jacques! C'est entendu, vous aimez bien vos maitres! Vous avez besoin qu'on le sache, et vous ne cessez de le repeter, surtout depuis la decouverte du revolver. C'est votre droit et nous n'y voyons aucun inconvenient! Nous aurions voulu poser bien des questions encore au pere Jacques -- Jacques-Louis Moustier -- mais on est venu justement le chercher de la part du juge d'instruction qui poursuivait son enquete dans la grande salle du chateau. Il nous a ete impossible de penetrer au Glandier, -- et, quant a la Chenaie, elle est gardee, dans un large cercle, par quelques policiers qui veillent jalousement sur toutes les traces qui peuvent conduire au pavillon et peut-etre a la decouverte de l'assassin. "Nous aurions voulu egalement interroger les concierges, mais ils sont invisibles. Enfin nous avons attendu dans une auberge, non loin de la grille du chateau, la sortie de M. de Marquet, le juge d'instruction de Corbeil. A cinq heures et demie, nous l'avons apercu avec son greffier. Avant qu'il ne montat en voiture, nous avons pu lui poser la question suivante: "-- Pouvez-vous, Monsieur De Marquet, nous donner quelque renseignement sur cette affaire, sans que cela gene votre instruction? "-- Il nous est impossible, nous repondit M. de Marquet, de dire quoi que ce soit. Du reste, c'est bien l'affaire la plus etrange que je connaisse. Plus nous croyons savoir quelque chose, plus nous ne savons rien! "Nous demandames a M. de Marquet de bien vouloir nous expliquer ces dernieres paroles. Et voici ce qu'il nous dit, dont l'importance n'echappera a personne: "-- Si rien ne vient s'ajouter aux constatations materielles faites aujourd'hui par le parquet, je crains bien que le mystere qui entoure l'abominable attentat dont Mlle Stangerson a ete victime ne soit pas pres de s'eclaircir; mais il faut esperer, pour la raison humaine, que les sondages des murs, du plafond et du plancher de la "Chambre Jaune", sondages auxquels je vais me livrer des demain avec l'entrepreneur qui a construit le pavillon il y a quatre ans, nous apporteront la preuve qu'il ne faut jamais desesperer de la logique des choses. Car le probleme est la: nous savons par ou l'assassin s'est introduit, -- il est entre par la porte et s'est cache sous le lit en attendant Mlle Stangerson; mais par ou est-il sorti? Comment a-t-il pu s'enfuir? Si l'on ne trouve ni trappe, ni porte secrete, ni reduit, ni ouverture d'aucune sorte, si l'examen des murs et meme leur demolition -- car je suis decide, et M. Stangerson est decide a aller jusqu'a la demolition du pavillon -- ne viennent reveler aucun passage praticable, _non seulement pour un etre humain, mais_ _encore pour un etre quel qu'il soit_, si le plafond n'a pas de trou, si le plancher ne cache pas de souterrain, "il faudra bien croire au diable", comme dit le pere Jacques!" Et le redacteur anonyme fait remarquer, dans cet article --article que j'ai choisi comme etant le plus interessant de tous ceux qui furent publies ce jour-la sur la meme affaire -- que le juge d'instruction semblait mettre une certaine intention dans cette derniere phrase: il faudra bien croire au diable, comme dit le pere Jacques. L'article se termine sur ces lignes: "nous avons voulu savoir ce que le pere Jacques entendait par: "le cri de la Bete du Bon Dieu". On appelle ainsi le cri particulierement sinistre, nous a explique le proprietaire de l'auberge du Donjon, que pousse, quelquefois, la nuit, le chat d'une vieille femme, la mere "Agenoux", comme on l'appelle dans le pays. La mere "Agenoux "est une sorte de sainte qui habite une cabane, au coeur de la foret, non loin de la "grotte de Sainte-Genevieve". "La "Chambre Jaune", la "Bete du Bon Dieu", la mere Agenoux, le diable, sainte Genevieve, le pere Jacques, voila un crime bien embrouille, qu'un coup de pioche dans les murs nous debrouillera demain; esperons-le, du moins, pour la raison humaine, comme dit le juge d'instruction. En attendant, on croit que Mlle Stangerson, qui n'a cesse de delirer et qui ne prononce distinctement que ce mot: "Assassin! Assassin! Assassin! ..." ne passera pas la nuit..." Enfin, en derniere heure, le meme journal annoncait que le chef de la Surete avait telegraphie au fameux inspecteur Frederic Larsan, qui avait ete envoye a Londres pour une affaire de titres voles, de revenir immediatement a Paris. II Ou apparait pour la premiere fois Joseph Rouletabille Je me souviens, comme si la chose s'etait passee hier, de l'entree du jeune Rouletabille, dans ma chambre, ce matin-la. Il etait environ huit heures, et j'etais encore au lit, lisant l'article du _matin_, relatif au crime du Glandier. Mais, avant toute autre chose, le moment est venu de vous presenter mon ami. J'ai connu Joseph Rouletabille quand il etait petit reporter. A cette epoque, je debutais au barreau et j'avais souvent l'occasion de le rencontrer dans les couloirs des juges d'instruction, quand j'allais demander un "permis de communiquer"pour Mazas ou pour Saint-Lazare. Il avait, comme on dit, "une bonne balle". Sa tete etait ronde comme un boulet, et c'est a cause de cela, pensai-je, que ses camarades de la presse lui avaient donne ce surnom qui devait lui rester et qu'il devait illustrer."Rouletabille!" _ As- tu vu Rouletabille? -- Tiens! Voila ce "sacre"Rouletabille!" Il etait toujours rouge comme une tomate, tantot gai comme un pinson, et tantot serieux comme un pape. Comment, si jeune -- il avait, quand je le vis pour la premiere fois, seize ans et demi -- gagnait-il deja sa vie dans la presse? Voila ce qu'on eut pu se demander si tous ceux qui l'approchaient n'avaient ete au courant de ses debuts. Lors de l'affaire de la femme coupee en morceaux de la rue Oberkampf -- encore une histoire bien oubliee -- il avait apporte au redacteur en chef de _l'Epoque_, journal qui etait alors en rivalite d'informations avec _Le Matin_, le pied gauche qui manquait dans le panier ou furent decouverts les lugubres debris. Ce pied gauche, la police le cherchait en vain depuis huit jours, et le jeune Rouletabille l'avait trouve dans un egout ou personne n'avait eu l'idee de l'y aller chercher. Il lui avait fallu, pour cela, s'engager dans une equipe d'egoutiers d'occasion que l'administration de la ville de Paris avait requisitionnee a la suite des degats causes par une exceptionnelle crue de la Seine. Quand le redacteur en chef fut en possession du precieux pied et qu'il eut compris par quelle suite d'intelligentes deductions un enfant avait ete amene a le decouvrir, il fut partage entre l'admiration que lui causait tant d'astuce policiere dans un cerveau de seize ans, et l'allegresse de pouvoir exhiber, a la "morgue-vitrine"du journal, "le pied gauche de la rue Oberkampf". "Avec ce pied, s'ecria-t-il, je ferai un article de tete." Puis, quand il eut confie le sinistre colis au medecin legiste attache a la redaction de _L'Epoque_, il demanda a celui qui allait etre bientot Rouletabille ce qu'il voulait gagner pour faire partie, en qualite de petit reporter, du service des "faits divers". "Deux cents francs par mois", fit modestement le jeune homme, surpris jusqu'a la suffocation d'une pareille proposition. "Vous en aurez deux cent cinquante, repartit le redacteur en chef; seulement vous declarerez a tout le monde que vous faites partie de la redaction depuis un mois. Qu'il soit bien entendu que ce n'est pas vous qui avez decouvert "le pied gauche de la rue Oberkampf", mais le journal _L'Epoque_. Ici, mon petit ami, l'individu n'est rien; le journal est tout!" Sur quoi il pria le nouveau redacteur de se retirer. Sur le seuil de la porte, il le retint cependant pour lui demander son nom. L'autre repondit: "Joseph Josephin. -- Ca n'est pas un nom, ca, fit le redacteur en chef, mais puisque vous ne signez pas, ca n'a pas d'importance..." Tout de suite, le redacteur imberbe se fit beaucoup d'amis, car il etait serviable et doue d'une bonne humeur qui enchantait les plus grognons, et desarma les plus jaloux. Au cafe du Barreau ou les reporters de faits divers se reunissaient alors avant de monter au parquet ou a la prefecture chercher leur crime quotidien, il commenca de se faire une reputation de debrouillard qui franchit bientot les portes memes du cabinet du chef de la Surete! Quand une affaire en valait la peine et que Rouletabille --il etait deja en possession de son surnom -- avait ete lance sur la piste de guerre par son redacteur en chef, il lui arrivait souvent de "damer le pion"aux inspecteurs les plus renommes. C'est au cafe du Barreau que je fis avec lui plus ample connaissance. Avocats, criminels et journalistes ne sont point ennemis, les uns ayant besoin de reclame et les autres de renseignements. Nous causames et j'eprouvai tout de suite une grande sympathie pour ce brave petit bonhomme de Rouletabille. Il etait d'une intelligence si eveillee et si originale! Et il avait une qualite de pensee que je n'ai jamais retrouvee ailleurs. A quelque temps de la, je fus charge de la chronique judiciaire au _Cri du Boulevard_. Mon entree dans le journalisme ne pouvait que resserrer les liens d'amitie qui, deja, s'etaient noues entre Rouletabille et moi. Enfin, mon nouvel ami ayant eu l'idee d'une petite correspondance judiciaire qu'on lui faisait signer "Business" a son journal _L'Epoque_, je fus a meme de lui fournir souvent les renseignements de droit dont il avait besoin. Pres de deux annees se passerent ainsi, et plus j'apprenais a le connaitre, plus je l'aimais, car, sous ses dehors de joyeuse extravagance, je l'avais decouvert extraordinairement serieux pour son age. Enfin, plusieurs fois, moi qui etais habitue a le voir tres gai et souvent trop gai, je le trouvai plonge dans une tristesse profonde. Je voulus le questionner sur la cause de ce changement d'humeur, mais chaque fois il se reprit a rire et ne repondit point. Un jour, l'ayant interroge sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta, faisant celui qui ne m'avait pas entendu. Sur ces entrefaites eclata la fameuse affaire de la "Chambre Jaune", qui devait non seulement le classer le premier des reporters, mais encore en faire le premier policier du monde, double qualite qu'on ne saurait s'etonner de trouver chez la meme personne, attendu que la presse quotidienne commencait deja a se transformer et a devenir ce qu'elle est a peu pres aujourd'hui: la gazette du crime. Des esprits moroses pourront s'en plaindre; moi j'estime qu'il faut s'en feliciter. On n'aura jamais assez d'armes, publiques ou privees, contre le criminel. A quoi ces esprits moroses repliquent qu'a force de parler de crimes, la presse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, n'est-ce pas? Avec lesquels on n'a jamais raison... Voici donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-la, 26 octobre 1892. Il etait encore plus rouge que de coutume; les yeux lui sortaient de la tete, comme on dit, et il paraissait en proie a une serieuse exaltation. Il agitait _Le Matin_ d'une main febrile. Il me cria: -- Eh bien, mon cher Sainclair... Vous avez lu? ... -- Le crime du Glandier? -- Oui; la "Chambre Jaune!"Qu'est-ce que vous en pensez? -- Dame, je pense que c'est le "diable" ou la "Bete du Bon Dieu" qui a commis le crime. -- Soyez serieux. -- Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup aux assassins qui s'enfuient a travers les murs. Le pere Jacques, pour moi, a eu tort de laisser derriere lui l'arme du crime et, comme il habite au-dessus de la chambre de Mlle Stangerson, l'operation architecturale a laquelle le juge d'instruction doit se livrer aujourd'hui va nous donner la clef de l'enigme, et nous ne tarderons pas a savoir par quelle trappe naturelle ou par quelle porte secrete le bonhomme a pu se glisser pour revenir immediatement dans le laboratoire, aupres de M. Stangerson qui ne se sera apercu de rien. Que vous dirais-je? C'est une hypothese! ..." Rouletabille s'assit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne le quittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sans doute de calmer cette fievre qui, visiblement, le dominait, et puis il me meprisa: -- Jeune homme! Fit-il, sur un ton dont je n'essaierai point de rendre la regrettable ironie, jeune homme... vous etes avocat, et je ne doute pas de votre talent a faire acquitter les coupables; mais, si vous etes un jour magistrat instructeur, combien vous sera-t-il facile de faire condamner les innocents!... Vous etes vraiment doue, jeune homme." Sur quoi, il fuma avec energie, et reprit: "On ne trouvera aucune trappe, et le mystere de la "Chambre Jaune" deviendra de plus, plus en plus mysterieux. Voila pourquoi il m'interesse. Le juge d'instruction a raison: on n'aura jamais vu quelque chose de plus etrange que ce crime-la... -- Avez-vous quelque idee du chemin que l'assassin a pu prendre pour s'enfuir? demandai-je. -- Aucune, me repondit Rouletabille, aucune pour le moment... Mais j'ai deja mon idee faite sur le revolver, par exemple... Le revolver n'a pas servi a l'assassin... -- Et a qui donc a-t-il servi, mon Dieu? ... -- Eh bien, mais... "a Mlle Stangerson..." -- Je ne comprends plus, fis-je... Ou mieux je n'ai jamais compris..." Rouletabille haussa les epaules: "Rien ne vous a particulierement frappe dans l'article du _Matin_? -- Ma foi non... j'ai trouve tout ce qu'il raconte egalement bizarre... -- Eh bien, mais... et la porte fermee a clef? -- C'est la seule chose naturelle du recit... -- Vraiment! ... Et le verrou? ... -- Le verrou? -- Le verrou pousse a l'interieur? ... Voila bien des precautions prises par Mlle Stangerson... "Mlle Stangerson, quant a moi, savait qu'elle avait a craindre quelqu'un; elle avait pris ses precautions; "elle avait meme pris le revolver du pere Jacques", sans lui en parler. Sans doute, elle ne voulait effrayer personne; elle ne voulait surtout pas effrayer son pere... "Ce que Mlle Stangerson redoutait est arrive..." et elle s'est defendue, et il y a eu bataille et elle s'est servie assez adroitement de son revolver pour blesser l'assassin a la main -- ainsi s'explique l'impression de la large main d'homme ensanglantee sur le mur et sur la porte, de l'homme qui cherchait presque a tatons une issue pour fuir -- mais elle n'a pas tire assez vite pour echapper au coup terrible qui venait la frapper a la tempe droite. -- Ce n'est donc point le revolver qui a blesse Mlle Stangerson a la tempe? -- Le journal ne le dit pas, et, quant a moi, je ne le pense pas; toujours parce qu'il m'apparait logique que le revolver a servi a Mlle Stangerson contre l'assassin. Maintenant, quelle etait l'arme de l'assassin? Ce coup a la tempe semblerait attester que l'assassin a voulu assommer Mlle Stangerson... Apres avoir vainement essaye de l'etrangler... L'assassin devait savoir que le grenier etait habite par le pere Jacques, et c'est une des raisons pour lesquelles, je pense, il a voulu operer avec une "arme de silence", une matraque peut-etre, ou un marteau... -- Tout cela ne nous explique pas, fis-je, comment notre assassin est sorti de la "Chambre Jaune"! -- Evidemment, repondit Rouletabille en se levant, et, comme il faut l'expliquer, je vais au chateau du Glandier, et je viens vous chercher pour que vous y veniez avec moi... -- Moi! -- Oui, cher ami, j'ai besoin de vous. _L'Epoque_ m'a charge definitivement de cette affaire, et il faut que je l'eclaircisse au plus vite. -- Mais en quoi puis-je vous servir? -- M. Robert Darzac est au chateau du Glandier. -- C'est vrai... son desespoir doit etre sans bornes! -- Il faut que je lui parle..." Rouletabille prononca cette phrase sur un ton qui me surprit: "Est-ce que... Est-ce que vous croyez a quelque chose d'interessant de ce cote? ... demandai-je. -- Oui." Et il ne voulut pas en dire davantage. Il passa dans mon salon en me priant de hater ma toilette. Je connaissais M. Robert Darzac pour lui avoir rendu un tres gros service judiciaire dans un proces civil, alors que j'etais secretaire de maitre Barbet-Delatour. M. Robert Darzac, qui avait, a cette epoque, une quarantaine d'annees, etait professeur de physique a la Sorbonne. Il etait intimement lie avec les Stangerson, puisque apres sept ans d'une cour assidue, il se trouvait enfin sur le point de se marier avec Mlle Stangerson, personne d'un certain age (elle devait avoir dans les trente-cinq ans), mais encore remarquablement jolie. Pendant que je m'habillais, je criai a Rouletabille qui s'impatientait dans mon salon: "Est-ce que vous avez une idee sur la condition de l'assassin? -- Oui, repondit-il, je le crois sinon un homme du monde, du moins d'une classe assez elevee... Ce n'est encore qu'une impression... -- Et qu'est-ce qui vous la donne, cette impression? -- Eh bien, mais, repliqua le jeune homme, le beret crasseux, le mouchoir vulgaire et les traces de la chaussure grossiere sur le plancher... -- Je comprends, fis-je; on ne laisse pas tant de traces derriere soi, "quand elles sont l'expression de la verite!" -- On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair!" conclut Rouletabille. III "Un homme a passe comme une ombre a travers les volets" Une demi-heure plus tard, nous etions, Rouletabille et moi, sur le quai de la gare d'Orleans, attendant le depart du train qui allait nous deposer a Epinay-sur-Orge. Nous vimes arriver le parquet de Corbeil, represente par M. de Marquet et son greffier. M. de Marquet avait passe la nuit a Paris avec son greffier pour assister, a la Scala, a la repetition generale d'une revuette dont il etait l'auteur masque et qu'il avait signe simplement:"Castigat Ridendo." M. de Marquet commencait d'etre un noble vieillard. Il etait, a l'ordinaire, plein de politesse et de "galantise", et n'avait eu, toute sa vie, qu'une passion: celle de l'art dramatique. Dans sa carriere de magistrat, il ne s'etait veritablement interesse qu'aux affaires susceptibles de lui fournir au moins la nature d'un acte. Bien que, decemment apparente, il eut pu aspirer aux plus hautes situations judiciaires, il n'avait jamais travaille, en realite, que pour "arriver"a la romantique Porte Saint-Martin ou a l'Odeon pensif. Un tel ideal l'avait conduit, sur le tard, a etre juge d'instruction a Corbeil, et a signer "Castigat Ridendo" un petit acte indecent a la Scala. L'affaire de la "Chambre Jaune", par son cote inexplicable, devait seduire un esprit aussi... litteraire. Elle l'interessa prodigieusement; et M. de Marquet s'y jeta moins comme un magistrat avide de connaitre la verite que comme un amateur d'imbroglios dramatiques dont toutes les facultes sont tendues vers le mystere de l'intrigue, et qui ne redoute cependant rien tant que d'arriver a la fin du dernier acte, ou tout s'explique. Ainsi, dans le moment que nous le rencontrames, j'entendis M. de Marquet dire avec un soupir a son greffier: "Pourvu, mon cher monsieur Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec sa pioche, ne nous demolisse pas un aussi beau mystere! -- N'ayez crainte, repondit M. Maleine, sa pioche demolira peut- etre le pavillon, mais elle laissera notre affaire intacte. J'ai tate les murs et etudie plafond et plancher, et je m'y connais. On ne me trompe pas. Nous pouvons etre tranquilles. Nous ne saurons rien. Ayant ainsi rassure son chef, M. Maleine nous designa d'un mouvement de tete discret a M. de Marquet. La figure de celui-ci se renfrogna et, comme il vit venir a lui Rouletabille qui, deja, se decouvrait, il se precipita sur une portiere et sauta dans le train en jetant a mi-voix a son greffier: "surtout, pas de journalistes!" M. Maleine repliqua: "Compris!", arreta Rouletabille dans sa course et eut la pretention de l'empecher de monter dans le compartiment du juge d'instruction. "Pardon, messieurs! Ce compartiment est reserve... -- Je suis journaliste, monsieur, redacteur a _l'Epoque_, fit mon jeune ami avec une grande depense de salutations et de politesses, et j'ai un petit mot a dire a M. de Marquet. -- M. de Marquet est tres occupe par son enquete... -- Oh! Son enquete m'est absolument indifferente, veuillez le croire... Je ne suis pas, moi, un redacteur de chiens ecrases, declara le jeune Rouletabille dont la levre inferieure exprimait alors un mepris infini pour la litterature des "faits diversiers" ; je suis courrieriste des theatres... Et comme je dois faire, ce soir, un petit compte rendu de la revue de la Scala... -- Montez, monsieur, je vous en prie...", fit le greffier s'effacant. Rouletabille etait deja dans le compartiment. Je l'y suivis. Je m'assis a ses cotes; le greffier monta et ferma la portiere. M. de Marquet regardait son greffier. -- Oh! Monsieur, debuta Rouletabille, n'en veuillez pas "a ce brave homme"si j'ai force la consigne; ce n'est pas a M. de Marquet que je veux avoir l'honneur de parler: c'est a M. "Castigat Ridendo"! ... Permettez-moi de vous feliciter, en tant que courrieriste theatral a _l'Epoque_..." Et Rouletabille, m'ayant presente d'abord, se presenta ensuite. M. de Marquet, d'un geste inquiet, caressait sa barbe en pointe. Il exprima en quelques mots a Rouletabille qu'il etait trop modeste auteur pour desirer que le voile de son pseudonyme fut publiquement leve, et il esperait bien que l'enthousiasme du journaliste pour l'oeuvre du dramaturge n'irait point jusqu'a apprendre aux populations que M. "Castigat Ridendo" n'etait autre que le juge d'instruction de Corbeil. "L'oeuvre de l'auteur dramatique pourrait nuire, ajouta-t-il, apres une legere hesitation, a l'oeuvre du magistrat... surtout en province ou l'on est reste un peu routinier... -- Oh! Comptez sur ma discretion!" s'ecria Rouletabille en levant des mains qui attestaient le Ciel. Le train s'ebranlait alors... "Nous partons! fit le juge d'instruction, surpris de nous voir faire le voyage avec lui. -- Oui, monsieur, la verite se met en marche... dit en souriant aimablement le reporter... en marche vers le chateau du Glandier... Belle affaire, monsieur De Marquet, belle affaire! ... -- Obscure affaire! Incroyable, insondable, inexplicable affaire... et je ne crains qu'une chose, monsieur Rouletabille... c'est que les journalistes se melent de la vouloir expliquer..." Mon ami sentit le coup droit. "Oui, fit-il simplement, il faut le craindre... Ils se melent de tout... Quant a moi, je ne vous parle que parce que le hasard, monsieur le juge d'instruction, le pur hasard, m'a mis sur votre chemin et presque dans votre compartiment. -- Ou allez-vous donc, demanda M. de Marquet. -- Au chateau du Glandier", fit sans broncher Rouletabille. M. de Marquet sursauta. "Vous n'y entrerez pas, monsieur Rouletabille! ... -- Vous vous y opposerez? fit mon ami, deja pret a la bataille. -- Que non pas! J'aime trop la presse et les journalistes pour leur etre desagreable en quoi que ce soit, mais M. Stangerson a consigne sa porte a tout le monde. Et elle est bien gardee. Pas un journaliste, hier, n'a pu franchir la grille du Glandier. -- Tant mieux, repliqua Rouletabille, j'arrive bien." M. de Marquet se pinca les levres et parut pret a conserver un obstine silence. Il ne se detendit un peu que lorsque Rouletabille ne lui eut pas laisse ignorer plus longtemps que nous nous rendions au Glandier pour y serrer la main "d'un vieil ami intime", declara-t-il, en parlant de M. Robert Darzac, qu'il avait peut-etre vu une fois dans sa vie. "Ce pauvre Robert! continua le jeune reporter... Ce pauvre Robert! il est capable d'en mourir... Il aimait tant Mlle Stangerson... -- La douleur de M. Robert Darzac fait, il est vrai, peine a voir ... laissa echapper comme a regret M. de Marquet... -- Mais il faut esperer que Mlle Stangerson sera sauvee... -- Esperons-le... son pere me disait hier que, si elle devait succomber, il ne tarderait point, quant a lui, a l'aller rejoindre dans la tombe... Quelle perte incalculable pour la science! -- La blessure a la tempe est grave, n'est-ce pas? ... -- Evidemment! Mais c'est une chance inouie qu'elle n'ait pas ete mortelle... Le coup a ete donne avec une force! ... -- Ce n'est donc pas le revolver qui a blesse Mlle Stangerson", fit Rouletabille... en me jetant un regard de triomphe... M. de Marquet parut fort embarrasse. "Je n'ai rien dit, je ne veux rien dire, et je ne dirai rien!" Et il se tourna vers son greffier, comme s'il ne nous connaissait plus... Mais on ne se debarrassait pas ainsi de Rouletabille. Celui-ci s'approcha du juge d'instruction, et, montrant _le_ _Matin_, qu'il tira de sa poche, il lui dit: "Il y a une chose, monsieur le juge d'instruction, que je puis vous demander sans commettre d'indiscretion. Vous avez lu le recit du _Matin_? Il est absurde, n'est-ce pas? -- Pas le moins du monde, monsieur... -- Eh quoi! La "Chambre Jaune" n'a qu'une fenetre grillee "dont les barreaux n'ont pas ete descelles, et une porte que l'on defonce..." et l'on n'y trouve pas l'assassin! -- C'est ainsi, monsieur! C'est ainsi! ... C'est ainsi que la question se pose! ..." Rouletabille ne dit plus rien et partit pour des pensers inconnus... Un quart d'heure ainsi s'ecoula. Quant il revint a nous, il dit, s'adressant encore au juge d'instruction: -- Comment etait, ce soir-la, la coiffure de Mlle Stangerson? -- Je ne saisis pas, fit M. de Marquet. -- Ceci est de la derniere importance, repliqua Rouletabille. _Les cheveux en bandeaux, n'est-ce pas? Je suis sur qu'elle portait ce soir-la, le soir du drame, les cheveux en bandeaux!_ -- Eh bien, monsieur Rouletabille, vous etes dans l'erreur, repondit le juge d'instruction; Mlle Stangerson etait coiffee, ce soir-la, les cheveux releves entierement en torsade sur la tete... Ce doit etre sa coiffure habituelle... Le front entierement decouvert..., je puis vous l'affirmer, car nous avons examine longuement la blessure. Il n'y avait pas de sang aux cheveux... et l'on n'avait pas touche a la coiffure depuis l'attentat. -- Vous etes sur! Vous etes sur que Mlle Stangerson, la nuit de l'attentat, n'avait pas "la coiffure en bandeaux"? ... -- Tout a fait certain, continua le juge en souriant... car, justement, j'entends encore le docteur me dire pendant que j'examinais la blessure: "C'est grand dommage que Mlle Stangerson ait l'habitude de se coiffer les cheveux releves sur le front. Si elle avait porte la coiffure en bandeaux, le coup qu'elle a recu a la tempe aurait ete amorti." Maintenant, je vous dirai qu'il est etrange que vous attachiez de l'importance... -- Oh! Si elle n'avait pas les cheveux en bandeaux! gemit Rouletabille, ou allons-nous? ou allons-nous? Il faudra que je me renseigne. Et il eut un geste desole. "Et la blessure a la tempe est terrible? demanda-t-il encore. -- Terrible. -- Enfin, par quelle arme a-t-elle ete faite? -- Ceci, monsieur, est le secret de l'instruction. -- Avez-vous retrouve cette arme?" Le juge d'instruction ne repondit pas. "Et la blessure a la gorge?" Ici, le juge d'instruction voulut bien nous confier que la blessure a la gorge etait telle que l'on pouvait affirmer, de l'avis meme des medecins, que, "si l'assassin avait serre cette gorge quelques secondes de plus, Mlle Stangerson mourait etranglee". "L'affaire, telle que la rapporte _Le Matin_, reprit Rouletabille, acharne, me parait de plus en plus inexplicable. Pouvez-vous me dire, monsieur le juge, quelles sont les ouvertures du pavillon, portes et fenetres? -- Il y en a cinq, repondit M. de Marquet, apres avoir tousse deux ou trois fois, mais ne resistant plus au desir qu'il avait d'etaler tout l'incroyable mystere de l'affaire qu'il instruisait. Il y en a cinq, dont la porte du vestibule qui est la seule porte d'entree du pavillon, porte toujours automatiquement fermee, et ne pouvant s'ouvrir, soit de l'interieur, soit de l'exterieur, que par deux clefs speciales qui ne quittent jamais le pere Jacques et M. Stangerson. Mlle Stangerson n'en a point besoin puisque le pere Jacques est a demeure dans le pavillon et que, dans la journee, elle ne quitte point son pere. Quand ils se sont precipites tous les quatre dans la "Chambre Jaune" dont ils avaient enfin defonce la porte, la porte d'entree du vestibule, elle, etait restee fermee comme toujours, et les deux clefs de cette porte etaient l'une dans la poche de M. Stangerson, l'autre dans la poche du pere Jacques. Quant aux fenetres du pavillon, elles sont quatre:l'unique fenetre de la "Chambre Jaune", les deux fenetres du laboratoire et la fenetre du vestibule. La fenetre de la "Chambre Jaune" et celles du laboratoire donnent sur la campagne; seule la fenetre du vestibule donne dans le parc. -- _C'est par cette fenetre-la qu'il s'est sauve du pavillon!_ s'ecria Rouletabille. -- Comment le savez-vous? fit M. de Marquet en fixant sur mon ami un etrange regard. -- Nous verrons plus tard comment l'assassin s'est enfui de la "Chambre Jaune", repliqua Rouletabille, mais il a du quitter le pavillon par la fenetre du vestibule... -- Encore une fois, comment le savez-vous? -- Eh! mon Dieu! c'est bien simple. Du moment qu'"il" ne peut s'enfuir par la porte du pavillon, il faut bien qu'il passe par une fenetre, et il faut qu'il y ait au moins, pour qu'il passe, une fenetre qui ne soit pas grillee. La fenetre de la "Chambre Jaune" est grillee, parce qu'elle donne sur la campagne; les deux fenetres du laboratoire doivent l'etre certainement pour la meme raison. "Puisque l'assassin s'est enfui", j'imagine qu'il a trouve une fenetre sans barreaux, et ce sera celle du vestibule qui donne sur le parc, c'est-a-dire a l'interieur de la propriete. Cela n'est pas sorcier! ... -- Oui, fit M. de Marquet, mais ce que vous ne pourriez deviner, c'est que cette fenetre du vestibule, qui est la seule, en effet, a n'avoir point de barreaux, possede de solides volets de fer. _Or, ces volets de fer sont restes fermes a l'interieur par leur loquet_ _de fer, et cependant nous avons la preuve que l'assassin s'est, en effet,_ _enfui du pavillon par cette meme fenetre!_ Des traces de sang sur le mur a l'interieur et sur les volets et des pas sur la terre, des pas entierement semblables a ceux dont j'ai releve la mesure dans la "Chambre Jaune", attestent bien que l'assassin s'est enfui par la! Mais alors! Comment a-t-il fait, _puisque les volets sont restes fermes a l'interieur?_ Il a passe comme une ombre a travers les volets. Et, enfin, le plus affolant de tout, n'est-ce point la trace retrouvee de l'assassin au moment ou il fuit du pavillon, quand il est impossible de se faire la moindre idee de la facon dont l'assassin est sorti de la "Chambre Jaune", _ni comment il a traverse forcement le laboratoire pour_ _arriver au vestibule!_ Ah! oui, monsieur Rouletabille, cette affaire est hallucinante... C'est une belle affaire, allez! Et dont on ne trouvera pas la clef d'ici longtemps, je l'espere bien! ... -- Vous esperez quoi, monsieur le juge d'instruction? ..." M. de Marquet rectifia: -- "... Je ne l'espere pas... Je le crois... -- On aurait donc referme la fenetre, a l'interieur, apres la fuite de l'assassin? demanda Rouletabille... -- Evidemment, voila ce qui me semble, pour le moment, naturel quoique inexplicable... car il faudrait un complice ou des complices... et je ne les vois pas..." Apres un silence, il ajouta: "Ah! Si Mlle Stangerson pouvait aller assez bien aujourd'hui pour qu'on l'interrogeat..." Rouletabille, poursuivant sa pensee, demanda: "Et le grenier? Il doit y avoir une ouverture au grenier? -- Oui, je ne l'avais pas comptee, en effet; cela fait six ouvertures; il y a la-haut une petite fenetre, plutot une lucarne, et, comme elle donne sur l'exterieur de la propriete, M. Stangerson l'a fait egalement garnir de barreaux. A cette lucarne, comme aux fenetres du rez-de-chaussee, les barreaux sont restes intacts et les volets, qui s'ouvrent naturellement en dedans, sont restes fermes en dedans. Du reste, nous n'avons rien decouvert qui puisse nous faire soupconner le passage de l'assassin dans le grenier. -- Pour vous, donc, il n'est point douteux, monsieur le juge d'instruction, que l'assassin s'est enfui -- sans que l'on sache comment -- par la fenetre du vestibule! -- Tout le prouve... Je le crois aussi", obtempera gravement Rouletabille. Puis un silence, et il reprit: -- Si vous n'avez trouve aucune trace de l'assassin dans le grenier, comme par exemple, ces pas noiratres que l'on releve sur le parquet de la "Chambre Jaune", vous devez etre amene a croire que ce n'est point lui qui a vole le revolver du pere Jacques... -- Il n'y a de traces, au grenier, que celles du pere Jacques", fit le juge avec un haussement de tete significatif... Et il se decida a completer sa pensee: "Le pere Jacques etait avec M. Stangerson... C'est heureux pour lui... -- Alors, _quid_ du role du revolver du pere Jacques dans le drame? Il semble bien demontre que cette arme a moins blesse Mlle Stangerson qu'elle n'a blesse l'assassin..." Sans repondre a cette question, qui sans doute l'embarrassait, M. de Marquet nous apprit qu'on avait retrouve les deux balles dans la "Chambre Jaune", l'une dans un mur, le mur ou s'etalait la main rouge -- une main rouge d'homme -- l'autre dans le plafond. "Oh! oh! dans le plafond! repeta a mi-voix Rouletabille... Vraiment... dans le plafond! Voila qui est fort curieux... dans le plafond! ... Il se mit a fumer en silence, s'entourant de tabagie. Quand nous arrivames a Epinay-sur-Orge, je dus lui donner un coup sur l'epaule pour le faire descendre de son reve et sur le quai. La, le magistrat et son greffier nous saluerent, nous faisant comprendre qu'ils nous avaient assez vus; puis ils monterent rapidement dans un cabriolet qui les attendait. "Combien de temps faut-il pour aller a pied d'ici au chateau du Glandier? demanda Rouletabille a un employe de chemin de fer. -- Une heure et demie, une heure trois quarts, sans se presser", repondit l'homme. Rouletabille regarda le ciel, le trouva a sa convenance et, sans doute, a la mienne, car il me prit sous le bras et me dit: "Allons! ... J'ai besoin de marcher. -- Eh bien! lui demandai-je. Ca se debrouille? ... -- Oh! fit-il, oh! il n'y a rien de debrouille du tout! ... _C'est encore plus embrouille qu'avant!_ Il est vrai que j'ai une idee... -- Dites-la. -- Oh! Je ne peux rien dire pour le moment... Mon idee est une question de vie ou de mort pour deux personnes au moins... -- Croyez-vous a des complices? -- Je n'y crois pas..." Nous gardames un instant le silence, puis il reprit: "C'est une veine d'avoir rencontre ce juge d'instruction et son greffier... Hein! que vous avais-je dit pour le revolver? ... Il avait le front penche vers la route, les mains dans les poches, et il sifflotait. Au bout d'un instant, je l'entendis murmurer: "Pauvre femme! ... -- C'est Mlle Stangerson que vous plaignez? ... -- Oui, c'est une tres noble femme, et tout a fait digne de pitie! ... C'est un tres grand, un tres grand caractere... j'imagine... j'imagine... -- Vous connaissez donc Mlle Stangerson? -- Moi, pas du tout... Je ne l'ai vue qu'une fois... -- Pourquoi dites-vous: c'est un tres grand caractere? ... -- Parce qu'elle a su tenir tete a l'assassin, parce qu'elle s'est defendue avec courage, _et surtout, surtout, a cause de la balle_ _dans le plafond."_ Je regardai Rouletabille, me demandant _in petto_ s'il ne se moquait pas tout a fait de moi ou s'il n'etait pas devenu subitement fou. Mais je vis bien que le jeune homme n'avait jamais eu moins envie de rire, et l'eclat intelligent de ses petits yeux ronds me rassura sur l'etat de sa raison. Et puis, j'etais un peu habitue a ses propos rompus... rompus pour moi qui n'y trouvais souvent qu'incoherence et mystere jusqu'au moment ou, en quelques phrases rapides et nettes, il me livrait le fil de sa pensee. Alors, tout s'eclairait soudain; les mots qu'il avait dits, et qui m'avaient paru vides de sens, se reliaient avec une facilite et une logique telles "que je ne pouvais comprendre comment je n'avais pas compris plus tot". IV "Au sein d'une nature sauvage" Le chateau du Glandier est un des plus vieux chateaux de ce pays d'Ile-de-France, ou se dressent encore tant d'illustres pierres de l'epoque feodale. Bati au coeur des forets, sous Philippe le Bel, il apparait a quelques centaines de metres de la route qui conduit du village de Sainte-Genevieve-des-Bois a Montlhery. Amas de constructions disparates, il est domine par un donjon. Quand le visiteur a gravi les marches branlantes de cet antique donjon et qu'il debouche sur la petite plate-forme ou, au XVIIe siecle, Georges-Philibert de Sequigny, seigneur du Glandier, Maisons- Neuves et autres lieux, a fait edifier la lanterne actuelle, d'un abominable style rococo, on apercoit, a trois lieues de la, au- dessus de la vallee et de la plaine, l'orgueilleuse tour de Montlhery. Donjon et tour se regardent encore, apres tant de siecles, et semblent se raconter, au-dessus des forets verdoyantes ou des bois morts, les plus vieilles legendes de l'histoire de France. On dit que le donjon du Glandier veille sur une ombre heroique et sainte, celle de la bonne patronne de Paris, devant qui recula Attila. Sainte Genevieve dort la son dernier sommeil dans les vieilles douves du chateau. L'ete, les amoureux, balancant d'une main distraite le panier des dejeuners sur l'herbe, viennent rever ou echanger des serments devant la tombe de la sainte, pieusement fleurie de myosotis. Non loin de cette tombe est un puits qui contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissance des meres a eleve en cet endroit une statue a sainte Genevieve et suspendu sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets des enfants sauves par cette onde sacree. C'est dans ce lieu qui semblait devoir appartenir tout entier au passe que le professeur Stangerson et sa fille etaient venus s'installer pour preparer la science de l'avenir. Sa solitude au fond des bois leur avait plu tout de suite. Ils n'auraient la, comme temoins de leurs travaux et de leurs espoirs, que de vieilles pierres et de grands chenes. Le Glandier, autrefois "Glandierum", s'appelait ainsi du grand nombre de glands que, de tout temps, on avait recueillis en cet endroit. Cette terre, aujourd'hui tristement celebre, avait reconquis, grace a la negligence ou a l'abandon des proprietaires, l'aspect sauvage d'une nature primitive; seuls, les batiments qui s'y cachaient avaient conserve la trace d'etranges metamorphoses. Chaque siecle y avait laisse son empreinte: un morceau d'architecture auquel se reliait le souvenir de quelque evenement terrible, de quelque rouge aventure; et, tel quel, ce chateau, ou allait se refugier la science, semblait tout designe a servir de theatre a des mysteres d'epouvante et de mort. Ceci dit, je ne puis me defendre d'une reflexion. La voici: Si je me suis attarde quelque peu a cette triste peinture du Glandier, ce n'est point que j'aie trouve ici l'occasion dramatique de "creer" l'atmospherenecessaire aux drames qui vont se derouler sous les yeux du lecteur et, en verite, mon premier soin, dans toute cette affaire, sera d'etre aussi simple que possible. Je n'ai point la pretention d'etre un auteur. Qui dit: auteur, dit toujours un peu: romancier, et, Dieu merci! Le mystere de la "Chambre Jaune" est assez plein de tragique horreur reelle pour se passer de litterature. Je ne suis et ne veux etre qu'un fidele "rapporteur". Je dois rapporter l'evenement; je situe cet evenement dans son cadre, voila tout. Il est tout naturel que vous sachiez ou les choses se passent. Je reviens a M. Stangerson. Quand il acheta le domaine, une quinzaine d'annees environ avant le drame qui nous occupe, le Glandier n'etait plus habite depuis longtemps. Un autre vieux chateau, dans les environs, construit au XIVe siecle par Jean de Belmont, etait egalement abandonne, de telle sorte que le pays etait a peu pres inhabite. Quelques maisonnettes au bord de la route qui conduit a Corbeil, une auberge, l'auberge du "Donjon", qui offrait une passagere hospitalite aux rouliers; c'etait la a peu pres tout ce qui rappelait la civilisation dans cet endroit delaisse qu'on ne s'attendait guere a rencontrer a quelques lieues de la capitale. Mais ce parfait delaissement avait ete la raison determinante du choix de M. Stangerson et de sa fille. M. Stangerson etait deja celebre; il revenait d'Amerique ou ses travaux avaient eu un retentissement considerable. Le livre qu'il avait publie a Philadelphie sur la "Dissociation de la matiere par les actions electriques" avait souleve la protestation de tout le monde savant. M. Stangerson etait francais, mais d'origine americaine. De tres importantes affaires d'heritage l'avaient fixe pendant plusieurs annees aux Etats-Unis. Il avait continue, la- bas, une oeuvre commencee en France, et il etait revenu en France l'y achever, apres avoir realise une grosse fortune, tous ses proces s'etant heureusement termines soit par des jugements qui lui donnaient gain de cause, soit par des transactions. Cette fortune fut la bienvenue. M. Stangerson, qui eut pu, s'il l'avait voulu, gagner des millions de dollars en exploitant ou en faisant exploiter deux ou trois de ses decouvertes chimiques relatives a de nouveaux procedes de teinture, avait toujours repugne a faire servir a son interet propre le don merveilleux d'"inventer" qu'il avait recu de la nature; mais il ne pensait point que son genie lui appartint. Il le devait aux hommes, et tout ce que son genie mettait au monde tombait, de par cette volonte philanthropique, dans le domaine public. S'il n'essaya point de dissimuler la satisfaction que lui causait la mise en possession de cette fortune inesperee qui allait lui permettre de se livrer jusqu'a sa derniere heure a sa passion pour la science pure, le professeur dut s'en rejouir egalement, "semblait-il", pour une autre cause. Mlle Stangerson avait, au moment ou son pere revint d'Amerique et acheta le Glandier, vingt ans. Elle etait plus jolie qu'on ne saurait l'imaginer, tenant a la fois toute la grace parisienne de sa mere, morte en lui donnant le jour, et toute la splendeur, toute la richesse du jeune sang americain de son grand-pere paternel, William Stangerson. Celui-ci, citoyen de Philadelphie, avait du se faire naturaliser francais pour obeir a des exigences de famille, au moment de son mariage avec une francaise, celle qui devait etre la mere de l'illustre Stangerson. Ainsi s'explique la nationalite francaise du professeur Stangerson. Vingt ans, adorablement blonde, des yeux bleus, un teint de lait, rayonnante, d'une sante divine, Mathilde Stangerson etait l'une des plus belles filles a marier de l'ancien et du nouveau continent. Il etait du devoir de son pere, malgre la douleur prevue d'une inevitable separation, de songer a ce mariage, et il ne dut pas etre fache de voir arriver la dot. Quoi qu'il en soit, il ne s'en enterra pas moins, avec son enfant, au Glandier, dans le moment ou ses amis s'attendaient a ce qu'il produisit Mlle Mathilde dans le monde. Certains vinrent le voir et manifesterent leur etonnement. Aux questions qui lui furent posees, le professeur repondit: "C'est la volonte de ma fille. Je ne sais rien lui refuser. C'est elle qui a choisi le Glandier." Interroge a son tour, la jeune fille repliqua avec serenite: "Ou aurions- nous mieux travaille que dans cette solitude?" Car Mlle Mathilde Stangerson collaborait deja a l'oeuvre de son pere, mais on ne pouvait imaginer alors que sa passion pour la science irait jusqu'a lui faire repousser tous les partis qui se presenteraient a elle, pendant plus de quinze ans. Si retires vivaient-ils, le pere et la fille durent se montrer dans quelques receptions officielles, et, a certaines epoques de l'annee, dans deux ou trois salons amis ou la gloire du professeur et la beaute de Mathilde firent sensation. L'extreme froideur de la jeune fille ne decouragea pas tout d'abord les soupirants; mais, au bout de quelques annees, ils se lasserent. Un seul persista avec une douce tenacite et merita ce nom "d'eternel fiance", qu'il accepta avec melancolie; c'etait M. Robert Darzac. Maintenant Mlle Stangerson n'etait plus jeune, et il semblait bien que, n'ayant point trouve de raisons pour se marier, jusqu'a l'age de trente-cinq ans, elle n'en decouvrirait jamais. Un tel argument apparaissait sans valeur, evidemment, a M. Robert Darzac, puisque celui-ci ne cessait point sa cour, si tant est qu'on peut encore appeler "cour"les soins delicats et tendres dont on ne cesse d'entourer une femme de trente-cinq ans, restee fille et qui a declare qu'elle ne se marierait point. Soudain, quelques semaines avant les evenements qui nous occupent, un bruit auquel on n'attacha pas d'abord d'importance -- tant on le trouvait incroyable -- se repandit dans Paris; Mlle Stangerson consentait enfin a "couronnerl'inextinguible flamme de M. Robert Darzac!" Il fallut que M. Robert Darzac lui-meme ne dementit point ces propos matrimoniaux pour qu'on se dit enfin qu'il pouvait y avoir un peu de verite dans une rumeur aussi invraisemblable. Enfin M. Stangerson voulut bien annoncer, en sortant un jour de l'Academie des sciences, que le mariage de sa fille et de M. Robert Darzac serait celebre dans l'intimite, au chateau du Glandier, sitot que sa fille et lui auraient mis la derniere main au rapport qui allait resumer tous leurs travaux sur la "Dissociation de la matiere", c'est-a-dire sur le retour de la matiere a l'ether. Le nouveau menage s'installerait au Glandier et le gendre apporterait sa collaboration a l'oeuvre a laquelle le pere et la fille avaient consacre leur vie. Le monde scientifique n'avait pas encore eu le temps de se remettre de cette nouvelle que l'on apprenait l'assassinat de Mlle Stangerson dans les conditions fantastiques que nous avons enumerees et que notre visite au chateau va nous permettre de preciser davantage encore. Je n'ai point hesite a fournir au lecteur tous ces details retrospectifs que je connaissais par suite de mes rapports d'affaires avec M. Robert Darzac, pour qu'en franchissant le seuil de la "Chambre Jaune", il fut aussi documente que moi. V Ou Joseph Rouletabille adresse a M. Robert Darzac une phrase qui produit son petit effet Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi, le long d'un mur qui bordait la vaste propriete de M. Stangerson, et nous apercevions deja la grille d'entree, quand notre attention fut attiree par un personnage qui, a demi courbe sur la terre, semblait tellement preoccupe qu'il ne nous vit pas venir. Tantot il se penchait, se couchait presque sur le sol, tantot il se redressait et considerait attentivement le mur; tantot il regardait dans le creux de sa main, puis faisait de grands pas, puis se mettait a courir et regardait encore dans le creux de sa main droite. Rouletabille m'avait arrete d'un geste: "Chut! Frederic Larsan qui travaille! ... Ne le derangeons pas! Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le celebre policier. Je n'avais jamais vu, moi, Frederic Larsan, mais je le connaissais beaucoup de reputation. L'affaire des lingots d'or de l'hotel de la Monnaie, qu'il debrouilla quand tout le monde jetait sa langue aux chiens, et l'arrestation des forceurs de coffres-forts du Credit universel avaient rendu son nom presque populaire. Il passait alors, a cette epoque ou Joseph Rouletabille n'avait pas encore donne les preuves admirables d'un talent unique, pour l'esprit le plus apte a demeler l'echeveau embrouille des plus mysterieux et plus obscurs crimes. Sa reputation s'etait etendue dans le monde entier et souvent les polices de Londres ou de Berlin, ou meme d'Amerique l'appelaient a l'aide quand les inspecteurs et les detectives nationaux s'avouaient a bout d'imagination et de ressources. On ne s'etonnera donc point que, des le debut du mystere de la "Chambre Jaune", le chef de la Surete ait songe a telegraphier a son precieux subordonne, a Londres, ou Frederic Larsan avait ete envoye pour une grosse affaire de titres voles: "Revenez vite." Frederic, que l'on appelait, a la Surete, le grand Fred, avait fait diligence, sachant sans doute par experience que, si on le derangeait, c'est qu'on avait bien besoin de ses services, et, c'est ainsi que Rouletabille et moi, ce matin-la, nous le trouvions deja a la besogne. Nous comprimes bientot en quoi elle consistait. Ce qu'il ne cessait de regarder dans le creux de sa main droite n'etait autre chose que sa montre et il paraissait fort occupe a compter des minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une fois encore sa course, ne l'arreta qu'a la grille du parc, reconsulta sa montre, la mit dans sa poche, haussa les epaules d'un geste decourage, poussa la grille, penetra dans le parc, referma la grille a clef, leva la tete et, a travers les barreaux, nous apercut. Rouletabille courut et je le suivis. Frederic Larsan nous attendait. "Monsieur Fred", dit Rouletabille en se decouvrant et en montrant les marques d'un profond respect base sur la reelle admiration que le jeune reporter avait pour le celebre policier, "pourriez-vous nous dire si M. Robert Darzac est au chateau en ce moment? Voici un de ses amis, du barreau de Paris, qui desirerait lui parler. -- Je n'en sais rien, monsieur Rouletabille, repliqua Fred en serrant la main de mon ami, car il avait eu l'occasion de le rencontrer plusieurs fois au cours de ses enquetes les plus difficiles... Je ne l'ai pas vu. -- Les concierges nous renseigneront sans doute? fit Rouletabille en designant une maisonnette de briques dont porte et fenetres etaient closes et qui devait inevitablement abriter ces fideles gardiens de la propriete. "Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur Rouletabille. -- Et pourquoi donc? -- Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arretes! ... -- Arretes! s'ecria Rouletabille... Ce sont eux les assassins! ... Frederic Larsan haussa les epaules. "Quand on ne peut pas, dit-il, d'un air de supreme ironie, arreter l'assassin, on peut toujours se payer le luxe de decouvrir les complices! -- C'est vous qui les avez fait arreter, monsieur Fred? -- Ah! non! par exemple! je ne les ai pas fait arreter, d'abord parce que je suis a peu pres sur qu'ils ne sont pour rien dans l'affaire, et puis parce que... -- Parce que quoi? interrogea anxieusement Rouletabille. -- Parce que... rien... fit Larsan en secouant la tete. -- "Parce qu'il n'y a pas de complices!"souffla Rouletabille. Frederic Larsan s'arreta net, regardant le reporter avec interet. "Ah! Ah! Vous avez donc une idee sur l'affaire... Pourtant vous n'avez rien vu, jeune homme... vous n'avez pas encore penetre ici... -- J'y penetrerai. -- J'en doute... la consigne est formelle. -- J'y penetrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac... Faites cela pour moi... Vous savez que nous sommes de vieux amis... Monsieur Fred... je vous en prie... Rappelez-vous le bel article que je vous ai fait a propos des "Lingots d'or". Un petit mot a M. Robert Darzac, s'il vous plait?" La figure de Rouletabille etait vraiment comique a voir en ce moment. Elle refletait un desir si irresistible de franchir ce seuil au-dela duquel il se passait quelque prodigieux mystere; elle suppliait avec une telle eloquence non seulement de la bouche et des yeux, mais encore de tous les traits, que je ne pus m'empecher d'eclater de rire. Frederic Larsan, pas plus que moi, ne garda son serieux. Cependant, derriere la grille, Frederic Larsan remettait tranquillement la clef dans sa poche. Je l'examinai. C'etait un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d'annees. Sa tete etait belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profil dur; le front etait proeminent; le menton et les joues etaient rases avec soin; la levre, sans moustache, etait finement dessinee; les yeux, un peu petits et ronds, fixaient les gens bien en face d'un regard fouilleur qui etonnait et inquietait. Il etait de taille moyenne et bien prise; l'allure generale etait elegante et sympathique. Rien du policier vulgaire. C'etait un grand artiste en son genre, et il le savait, et l'on sentait qu'il avait une haute idee de lui-meme. Le ton de sa conversation etait d'un sceptique et d'un desabuse. Son etrange profession lui avait fait cotoyer tant de crimes et de vilenies qu'il eut ete inexplicable qu'elle ne lui eut point un peu "durci les sentiments", selon la curieuse expression de Rouletabille. Larsan tourna la tete au bruit d'une voiture qui arrivait derriere lui. Nous reconnumes le cabriolet qui, en gare d'Epinay, avait emporte le juge d'instruction et son greffier. "Tenez! fit Frederic Larsan, vous vouliez parler a M. Robert Darzac; le voila!" Le cabriolet etait deja a la grille et Robert Darzac priait Frederic Larsan de lui ouvrir l'entree du parc, lui disant qu'il etait tres presse et qu'il n'avait que le temps d'arriver a Epinay pour prendre le prochain train pour Paris, quand il me reconnut. Pendant que Larsan ouvrait la grille, M. Darzac me demanda ce qui pouvait m'amener au Glandier dans un moment aussi tragique. Je remarquai alors qu'il etait atrocement pale et qu'une douleur infinie etait peinte sur son visage. "Mlle Stangerson va-t-elle mieux? demandai-je immediatement. -- Oui, fit-il. On la sauvera peut-etre. Il faut qu'on la sauve." Il n'ajouta pas "ou j'en mourrai", mais on sentait trembler la fin de la phrase au bout de ses levres exsangues. Rouletabille intervint alors: "Monsieur, vous etes presse. Il faut cependant que je vous parle. J'ai quelque chose de la derniere importance a vous dire." Frederic Larsan interrompit: "Je peux vous laisser? demanda-t-il a Robert Darzac. Vous avez une clef ou voulez-vous que je vous donne celle-ci? -- Oui, merci, j'ai une clef. Je fermerai la grille." Larsan s'eloigna rapidement dans la direction du chateau dont on apercevait, a quelques centaines de metres, la masse imposante. Robert Darzac, le sourcil fronce, montrait deja de l'impatience. Je presentai Rouletabille comme un excellent ami; mais, des qu'il sut que ce jeune homme etait journaliste, M. Darzac me regarda d'un air de grand reproche, s'excusa sur la necessite ou il etait d'atteindre Epinay en vingt minutes, salua et fouetta son cheval. Mais deja Rouletabille avait saisi, a ma profonde stupefaction, la bride, arrete le petit equipage d'un poing vigoureux, cependant qu'il prononcait cette phrase depourvue pour moi du moindre sens: _"Le presbytere n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son eclat."_ Ces mots ne furent pas plutot sortis de la bouche de Rouletabille que je vis Robert Darzac chanceler; si pale qu'il fut, il palit encore; ses yeux fixerent le jeune homme avec epouvante et il descendit immediatement de sa voiture dans un desordre d'esprit inexprimable. "Allons! Allons!" dit-il en balbutiant. Et puis, tout a coup, il reprit avec une sorte de fureur: "Allons! monsieur! Allons!" Et il refit le chemin qui conduisait au chateau, sans plus dire un mot, cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours le cheval. J'adressai quelques paroles a M. Darzac... mais il ne me repondit pas. J'interrogeai de l'oeil Rouletabille, qui ne me vit pas. VI Au fond de la chenaie Nous arrivames au chateau. Le vieux donjon se reliait a la partie du batiment entierement refaite sous Louis XIV par un autre corps de batiment moderne, style Viollet-le-Duc, ou se trouvait l'entree principale. Je n'avais encore rien vu d'aussi original, ni peut- etre d'aussi laid, ni surtout d'aussi etrange en architecture que cet assemblage bizarre de styles disparates. C'etait monstrueux et captivant. En approchant, nous vimes deux gendarmes qui se promenaient devant une petite porte ouvrant sur le rez-de-chaussee du donjon. Nous apprimes bientot que, dans ce rez-de-chaussee, qui etait autrefois une prison et qui servait maintenant de chambre de debarras, on avait enferme les concierges, M. et MmeBernier. M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne du chateau par une vaste porte que protegeait une "marquise". Rouletabille, qui avait abandonne le cheval et le cabriolet aux soins d'un domestique, ne quittait pas des yeux M. Darzac; je suivis son regard, et je m'apercus que celui-ci etait uniquement dirige vers les mains gantees du professeur a la Sorbonne. Quand nous fumes dans un petit salonet garni de meubles vieillots, M. Darzac se tourna vers Rouletabille et assez brusquement lui demanda: "Parlez! Que me voulez-vous?" Le reporter repondit avec la meme brusquerie: "Vous serrer la main!" Darzac se recula: "Que signifie?" Evidemment, il avait compris ce que je comprenais alors: que mon ami le soupconnait de l'abominable attentat. La trace de la main ensanglantee sur les murs de la "Chambre Jaune" lui apparut... Je regardai cet homme a la physionomie si hautaine, au regard si droit d'ordinaire et qui se troublait en ce moment si etrangement. Il tendit sa main droite, et, me designant: "Vous etes l'ami de M. Sainclair qui m'a rendu un service inespere dans une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoi je vous refuserais la main..." Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec une audace sans pareille: "Monsieur, j'ai vecu quelques annees en Russie, d'ou j'ai rapporte cet usage de ne jamais serrer la main a quiconque ne se degante pas." Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un libre cours a la fureur qui commencait a l'agiter, mais au contraire, d'un violent effort visible, il se calma, se deganta et presenta ses mains. Elles etaient nettes de toute cicatrice. "Etes-vous satisfait? -- Non! repliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en se tournant vers moi, je suis oblige de vous demander de nous laisser seuls un instant." Je saluai et me retirai, stupefait de ce que je venais de voir et d'entendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac n'eut point deja jete a la porte mon impertinent, mon injurieux, mon stupide ami... Car, a cette minute, j'en voulais a Rouletabille de ses soupcons qui avaient abouti a cette scene inouie des gants... Je me promenai environ vingt minutes devant le chateau, essayant de relier entre eux les differents evenements de cette matinee, et n'y parvenant pas. Quelle etait l'idee de Rouletabille? Etait-il possible que M. Robert Darzac lui apparut comme l'assassin? Comment penser que cet homme, qui devait se marier dans quelques jours avec Mlle Stangerson, s'etait introduit dans la "Chambre Jaune" pour assassiner sa fiancee? Enfin, rien n'etait venu m'apprendre comment l'assassin avait pu sortir de la "Chambre Jaune"; et, tant que ce mystere qui me paraissait inexplicable ne me serait pas explique, j'estimais, moi, qu'il etait du devoir de tous de ne soupconner personne. Enfin, que signifiait cette phrase insensee qui sonnait encore a mes oreilles: _le presbytere n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son_ _eclat!_J'avais hate de me retrouver seul avec Rouletabille pour le lui demander. A ce moment, le jeune homme sortit du chateau avec M. Robert Darzac. Chose extraordinaire, je vis au premier coup d'oeil qu'ils etaient les meilleurs amis du monde. "Nous allons a la "Chambre Jaune", me dit Rouletabille, venez avec nous. Dites-donc, cher ami, vous savez que je vous garde toute la journee. Nous dejeunons ensemble dans le pays... -- Vous dejeunerez avec moi, ici, messieurs... -- Non, merci, repliqua le jeune homme. Nous dejeunerons a l'auberge du "Donjon"... -- Vous y serez tres mal... Vous n'y trouverez rien. -- Croyez-vous? ... Moi j'espere y trouver quelque chose, repliqua Rouletabille. Apres dejeuner, nous retravaillerons, je ferai mon article, vous serez assez aimable pour me le porter a la redaction... -- Et vous? Vous ne revenez pas avec moi? -- Non; je couche ici..." Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait serieusement, et M. Robert Darzac ne parut nullement etonne... Nous passions alors devant le donjon et nous entendimes des gemissements. Rouletabille demanda: "Pourquoi a-t-on arrete ces gens-la? -- C'est un peu de ma faute, dit M. Darzac. J'ai fait remarquer hier au juge d'instruction qu'il est inexplicable que les concierges aient eu le temps d'entendre les coups de revolver, "de s'habiller", de parcourir l'espace assez grand qui separe leur loge du pavillon, tout cela en deux minutes; car il ne s'est pas ecoule plus de deux minutes entre les coups de revolver et le moment ou ils ont ete rencontres par le pere Jacques. -- Evidemment, c'est louche, acquiesca Rouletabille... Et ils etaient habilles...? -- Voila ce qui est incroyable... ils etaient habilles... "entierement", solidement et chaudement... Il ne manquait aucune piece a leur costume. La femme etait en sabots, mais l'homme avait "ses souliers laces". Or, ils ont declare s'etre couches comme tous les soirs a neuf heures. En arrivant, ce matin, le juge d'instruction, qui s'etait muni, a Paris, d'un revolver de meme calibre que celui du crime (car il ne veut pas toucher au revolver-piece a conviction), a fait tirer deux coups de revolver par son greffier dans la "Chambre Jaune", fenetre et porte fermees. Nous etions avec lui dans la loge des concierges; nous n'avons rien entendu... on ne peut rien entendre. Les concierges ont donc menti, cela ne fait point de doute... Ils etaient prets; ils etaient deja dehors non loin du pavillon; ils attendaient quelque chose. Certes, on ne les accuse point d'etre les auteurs de l'attentat, mais leur complicite n'est pas improbable... M. de Marquet les a fait arreter aussitot. -- S'ils avaient ete complices, dit Rouletabille, _ils seraient_ _arrives debrailles_, ou plutot ils ne seraient pas arrives du tout. Quand on se precipite dans les bras de la justice, avec sur soi tant de preuves de complicite, c'est qu'on n'est pas complice. Je ne crois pas aux complices dans cette affaire. -- Alors, pourquoi etaient-ils dehors a minuit? Qu'ils le disent! ... -- Ils ont certainement un interet a se taire. Il s'agit de savoir lequel... Meme s'ils ne sont pas complices, cela peut avoir quelque importance. _Tout est important de ce qui se passe dans une nuit pareille..."_ Nous venions de traverser un vieux pont jete sur la Douve et nous entrions dans cette partie du parc appelee "la Chenaie". Il y avait la des chenes centenaires. L'automne avait deja recroqueville leurs feuilles jaunies et leurs hautes branches noires et serpentines semblaient d'affreuses chevelures, des noeuds de reptiles geants entremeles comme le sculpteur antique en a tordu sur sa tete de Meduse. Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait l'ete parce qu'elle le trouvait gai, nous apparut, en cette saison, triste et funebre. Le sol etait noir, tout fangeux des pluies recentes et de la bourbe des feuilles mortes, les troncs des arbres etaient noirs, le ciel lui-meme, au-dessus de nos tetes, etait en deuil, charriait de gros nuages lourds. Et, dans cette retraite sombre et desolee, nous apercumes les murs blancs du pavillon. Etrange batisse, sans une fenetre visible du point ou elle nous apparaissait. Seule une petite porte en marquait l'entree. On eut dit un tombeau, un vaste mausolee au fond d'une foret abandonnee... A mesure que nous approchions, nous en devinions la disposition. Ce batiment prenait toute la lumiere dont il avait besoin, au midi, c'est-a-dire de l'autre cote de la propriete, du cote de la campagne. La petite porte refermee sur le parc, M. et Mlle Stangerson devaient trouver la une prison ideale pour y vivre avec leurs travaux et leur reve. Je vais donner tout de suite, du reste, le plan de ce pavillon. Il n'avait qu'un rez-de-chaussee, ou l'on accedait par quelques marches, et un grenier assez eleve qui ne nous occupera en aucune facon". C'est donc le plan du rez-de-chaussee dans toute sa simplicite que je soumets au lecteur. Il a ete trace par Rouletabille lui-meme, et j'ai constate qu'il n'y manquait pas une ligne, pas une indication susceptible d'aider a la solution du probleme qui se posait alors devant la justice. Avec la legende et le plan, les lecteurs en sauront tout autant, pour arriver a la verite, qu'en savait Rouletabille quand il penetra dans le pavillon pour la premiere fois et que chacun se demandait: "Par ou l'assassin a-t-il pu fuir de la Chambre Jaune?" _1. __Chambre Jaune, avec son unique fenetre grillee et son unique porte donnant sur le laboratoire._ _2. __Laboratoire, avec ses deux grandes fenetres grillees et ses portes; donnant l'une sur le vestibule, l'autre sur la Chambre Jaune._ _3. __Vestibule, avec sa fenetre non grillee et sa porte d'entree donnant sur le parc._ _4. __Lavatory._ _5. __Escalier conduisant au grenier._ _6. __Vaste et unique cheminee du pavillon servant aux experiences de laboratoire._ Avant de gravir les trois marches de la porte du pavillon, Rouletabille nous arreta et demanda a brule-pourpoint a M. Darzac: "Eh bien! Et le mobile du crime? -- Pour moi, monsieur, il n'y a aucun doute a avoir a ce sujet, fit le fiance de Mlle Stangerson avec une grande tristesse. Les traces de doigts, les profondes ecorchures sur la poitrine et au cou de Mlle Stangerson attestent que le miserable qui etait la avait essaye un affreux attentat. Les medecins experts, qui ont examine hier ces traces, affirment qu'elles ont ete faites par la meme main dont l'image ensanglantee est restee sur le mur; une main enorme, monsieur, et qui ne tiendrait point dans mon gant, ajouta-t-il avec un amer et indefinissable sourire... -- Cette main rouge, interrompis-je, ne pourrait donc pas etre la trace des doigts ensanglantes de Mlle Stangerson, qui, au moment de s'abattre, aurait rencontre le mur et y aurait laisse, en glissant, une image elargie de sa main pleine de sang? -- il n'y avait pas une goutte de sang aux mains de Mlle Stangerson quand on l'a relevee, repondit M. Darzac. -- On est donc sur, maintenant, fis-je, que c'est bien Mlle Stangerson qui s'etait armee du revolver du pere Jacques, puisqu'elle a blesse la main de l'assassin. _Elle redoutait donc_ _quelque chose ou quelqu'un?_ __ -- C'est probable... -- Vous ne soupconnez personne? -- Non...", repondit M. Darzac, en regardant Rouletabille. Rouletabille, alors, me dit: -- Il faut que vous sachiez, mon ami, que l'instruction est un peu plus avancee que n'a voulu nous le confier ce petit cachottier de M. de Marquet. Non seulement l'instruction sait maintenant que le revolver fut l'arme dont se servit, pour se defendre, Mlle Stangerson, mais elle connait, mais elle a connu tout de suite l'arme qui a servi a attaquer, a frapper Mlle Stangerson. C'est, m'a dit M. Darzac, un "os de mouton". Pourquoi M. de Marquet entoure-t-il cet os de mouton de tant de mystere? Dans le dessein de faciliter les recherches des agents de la Surete? Sans doute. Il imagine peut-etre qu'on va retrouver son proprietaire parmi ceux qui sont bien connus, dans la basse pegre de Paris, pour se servir de cet instrument de crime, le plus terrible que la nature ait invente... Et puis, est-ce qu'on sait jamais ce qui peut se passer dans une cervelle de juge d'instruction?" ajouta Rouletabille avec une ironie meprisante. J'interrogeai: "On a donc trouve un "os de mouton" dans la "Chambre Jaune"? -- Oui, monsieur, fit Robert Darzac, au pied du lit; mais je vous en prie: n'en parlez point. M. de Marquet nous a demande le secret. (Je fis un geste de protestation.) C'est un enorme os de mouton dont la tete, ou, pour mieux dire, dont l'articulation etait encore toute rouge du sang de l'affreuse blessure qu'il avait faite a Mlle Stangerson. C'est un vieil os de mouton _qui a du servir deja a_ _quelques crimes_, suivant les apparences. Ainsi pense M. de Marquet, qui l'a fait porter a Paris, au laboratoire municipal, pour qu'il fut analyse. Il croit, en effet, avoir releve sur cet os non seulement le sang frais de la derniere victime, mais encore des traces roussatres qui ne seraient autres que des taches de sang seche, temoignages de crimes anterieurs. -- un os de mouton, dans la main d'un "assassin exerce", est une arme effroyable, dit Rouletabille, une arme "plus utile" et plus sure qu'un lourd marteau. -- "Le miserable" l'a d'ailleurs prouve, fit douloureusement M. Robert Darzac. L'os de mouton a terriblement frappe Mlle Stangerson au front. L'articulation de l'os de mouton s'adapte parfaitement a la blessure. Pour moi, cette blessure eut ete mortelle si l'assassin n'avait ete a demi arrete, dans le coup qu'il donnait, par le revolver de Mlle Stangerson. Blesse a la main, il lachait son os de mouton et s'enfuyait. Malheureusement, le coup de l'os de mouton _etait parti et etait deja arrive_... et Mlle Stangerson etait quasi assommee, apres avoir failli etre etranglee. Si Mlle Stangerson avait reussi a blesser l'homme de son premier coup de revolver, elle eut, sans doute, echappe a l'os de mouton... Mais elle a saisi certainement son revolver trop tard; puis, le premier coup, dans la lutte, a devie, et la balle est allee se loger dans le plafond; ce n'est que le second coup qui a porte..." Ayant ainsi parle, M. Darzac frappa a la porte du pavillon. Vous avouerai-je mon impatience de penetrer dans le lieu meme du crime? J'en tremblais, et, malgre tout l'immense interet que comportait l'histoire de l'os de mouton, je bouillais de voir que notre conversation se prolongeait et que la porte du pavillon ne s'ouvrait pas. Enfin, elle s'ouvrit. Un homme, que je reconnus pour etre le pere Jacques, etait sur le seuil. Il me parut avoir la soixantaine bien sonnee. Une longue barbe blanche, des cheveux blancs sur lesquels il avait pose un beret basque, un complet de velours marron a cotes use, des sabots; l'air bougon, une figure assez rebarbative qui s'eclaira cependant des qu'il eut apercu M. Robert Darzac. "Des amis, fit simplement notre guide. Il n'y a personne au pavillon, pere Jacques? -- Je ne dois laisser entrer personne, monsieur Robert, mais bien sur la consigne n'est pas pour vous... Et pourquoi? Ils ont vu tout ce qu'il y avait a voir, ces messieurs de la justice. Ils en ont fait assez des dessins et des proces-verbaux... -- Pardon, monsieur Jacques, une question avant toute autre chose, fit Rouletabille. -- Dites, jeune homme, et, si je puis y repondre... -- Votre maitresse portait-elle, _ce soir-la_, les cheveux en bandeaux, vous savez bien, les cheveux en bandeaux sur le front? -- Non, mon p'tit monsieur. Ma maitresse n'a jamais porte les cheveux en bandeaux comme vous dites, ni ce soir-la, ni les autres jours. Elle avait, comme toujours, les cheveux releves de facon a ce qu'on pouvait voir son beau front, pur comme celui de l'enfant qui vient de naitre! ..." Rouletabille grogna, et se mit aussitot a inspecter la porte. Il se rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que cette porte ne pouvait jamais rester ouverte et qu'il fallait une clef pour l'ouvrir. Puis nous entrames dans le vestibule, petite piece assez claire, pavee de carreaux rouges. "Ah! voici la fenetre, dit Rouletabille, par laquelle l'assassin s'est sauve... -- Qu'ils disent! monsieur, qu'ils disent! Mais, s'il s'etait sauve par la, nous l'aurions bien vu, pour sur! Sommes pas aveugles! ni M. Stangerson, ni moi, ni les concierges qui-z-ont mis en prison! Pourquoi qui ne m'y mettent pas en prison, moi aussi, a cause de mon revolver?" Rouletabille avait deja ouvert la fenetre et examine les volets. "Ils etaient fermes, a l'heure du crime? -- Au loquet de fer, en dedans, fit le pere Jacques... et moi j'suis bien sur que l'assassin a passe au travers... -- Il y a des taches de sang? ... -- Oui, tenez, la, sur la pierre, en dehors... Mais du sang de quoi? ... -- Ah! fit Rouletabille, on voit les pas... la, sur le chemin... la terre etait tres detrempee... nous examinerons cela tout a l'heure... -- Des betises! Interrompit le pere Jacques... L'assassin n'a pas passe par la! ... -- Eh bien, par ou? ... -- Est-ce que je sais! ..." Rouletabille voyait tout, flairait tout. Il se mit a genoux et passa rapidement en revue les carreaux macules du vestibule. Le pere Jacques continuait: "Ah! vous ne trouverez rien, mon p'tit monsieur. Y n'ont rien trouve... Et puis maintenant, c'est trop sale... Il est entre trop de gens! Ils veulent point que je lave le carreau... mais, le jour du crime, j'avais lave tout ca a grande eau, moi, pere Jacques... et, si l'assassin avait passe par la avec ses "ripatons", on l'aurait bien vu; il a assez laisse la marque de ses godillots dans la chambre de mademoiselle! ..." Rouletabille se releva et demanda: "Quand avez-vous lave ces dalles pour la derniere fois?" Et il fixait le pere Jacques d'un oeil auquel rien n'echappe. "Mais dans la journee meme du crime, j'vous dis! Vers les cinq heures et demie... pendant que mademoiselle et son pere faisaient un tour de promenade avant de diner ici meme, car ils ont dine dans le laboratoire. Le lendemain, quand le juge est venu, il a pu voir toutes les traces des pas par terre comme qui dirait de l'encre sur du papier blanc... Eh bien, ni dans le laboratoire, ni dans le vestibule qu'etaient propres comme un sou neuf, on n'a retrouve ses pas... a l'homme! ... Puisqu'on les retrouve aupres de la fenetre, _dehors_, il faudrait donc qu'il ait troue le plafond de la "Chambre Jaune", qu'il ait passe par le grenier, qu'il ait troue le toit, et qu'il soit redescendu juste a la fenetre du vestibule, en se laissant tomber... Eh bien, mais, y n'y a pas de trou au plafond de la "Chambre Jaune"... ni dans mon grenier, bien sur! ... Alors, vous voyez bien qu'on ne sait rien... mais rien de rien! ... et qu'on ne saura, ma foi, jamais rien! ... C'est un mystere du diable! Rouletabille se rejeta soudain a genoux, presque en face de la porte d'un petit lavatory qui s'ouvrait au fond du vestibule. Il resta dans cette position au moins une minute. "Eh bien? lui demandai-je quand il se releva. -- Oh! rien de bien important; une goutte de sang. Le jeune homme se retourna vers le pere Jacques. "Quand vous vous etes mis a laver le laboratoire et le vestibule, la fenetre du vestibule etait ouverte? -- Je venais de l'ouvrir parce que j'avais allume du charbon de bois pour monsieur, sur le fourneau du laboratoire; et, comme je l'avais allume avec des journaux, il y a eu de la fumee; j'ai ouvert les fenetres du laboratoire et celle du vestibule pour faire courant d'air; puis j'ai referme celles du laboratoire et laisse ouverte celle du vestibule, et puis je suis sorti un instant pour aller chercher une lavette au chateau et c'est en rentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures et demie que je me suis mis a laver les dalles; apres avoir lave, je suis reparti, laissant toujours la fenetre du vestibule ouverte. Enfin pour la derniere fois, quand je suis rentre au pavillon, _la fenetre etait fermee_ et monsieur et mademoiselle travaillaient deja dans le laboratoire. -- M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute ferme la fenetre en entrant? -- Sans doute. -- Vous ne leur avez pas demande? -- Non! ..." Apres un coup d'oeil assidu au petit lavatory et a la cage de l'escalier qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour qui nous semblions ne plus exister, penetra dans le laboratoire. C'est, je l'avoue, avec une forte emotion que je l'y suivis. Robert Darzac ne perdait pas un geste de mon ami... Quant a moi, mes yeux allerent tout de suite a la porte de la "Chambre Jaune". Elle etait refermee, ou plutot poussee sur le laboratoire, car je constatai immediatement qu'elle etait a moitie defoncee et hors d'usage... les efforts de ceux qui s'etaient rues sur elle, au moment du drame, l'avaient brisee... Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec methode, considerait, sans dire un mot, la piece dans laquelle nous nous trouvions... Elle etait vaste et bien eclairee. Deux grandes fenetres, presque des baies, garnies de barreaux, prenaient jour sur l'immense campagne. Une trouee dans la foret; une vue merveilleuse sur toute la vallee, sur la plaine, jusqu'a la grande ville qui devait apparaitre, la-bas, tout au bout, les jours de soleil. Mais, aujourd'hui, il n'y a que de la boue sur la terre, de la suie au ciel... et du sang dans cette chambre... Tout un cote du laboratoire etait occupe par une vaste cheminee, par des creusets, par des fours propres a toutes experiences de chimie. Des cornues, des instruments de physique un peu partout; des tables surchargees de fioles, de papiers, de dossiers, une machine electrique... des piles... un appareil, me dit M. Robert Darzac, employe par le professeur Stangerson "pour demontrer la dissociation de la matiere sous l'action de la lumiere solaire", etc. Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines ou armoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, des appareils photographiques speciaux, une quantite incroyable de cristaux... Rouletabille avait le nez fourre dans la cheminee. Du bout du doigt, il fouillait dans les creusets... Tout d'un coup, il se redressa, tenant un petit morceau de papier a moitie consume... Il vint a nous qui causions aupres d'une fenetre, et il dit: "Conservez-nous cela, Monsieur Darzac." Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venait de prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls mots qui restaient lisibles: _presbytere rien perdu charme, _ _ ni le jar de son eclat._ Et, au-dessous: "23 octobre." Deux fois, depuis ce matin, ces memes mots insenses venaient me frapper, et, pour la deuxieme fois, je vis qu'ils produisaient sur le professeur en Sorbonne le meme effet foudroyant. Le premier soin de M. Darzac fut de regarder du cote du pere Jacques. Mais celui-ci ne nous avait pas vus, occupe qu'il etait a l'autre fenetre... Alors, le fiance de Mlle Stangerson ouvrit son portefeuille en tremblant, y serra le papier, et soupira: "Mon Dieu!" Pendant ce temps, Rouletabille etait monte dans la cheminee; c'est-a-dire que, debout sur les briques d'un fourneau, il considerait attentivement cette cheminee qui allait se retrecissant, et qui, a cinquante centimetres au-dessus de sa tete, se fermait entierement par des plaques de fer scellees dans la brique, laissant passer trois tuyaux d'une quinzaine de centimetres de diametre chacun. "Impossible de passer par la, enonca le jeune homme en sautant dans le laboratoire. Du reste, s'"il" l'avait meme tente, toute cette ferraille serait par terre. Non! Non! ce n'est pas de ce cote qu'il faut chercher... Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portes d'armoires. Puis, ce fut le tour des fenetres qu'il declara infranchissables et "infranchies". A la seconde fenetre, il trouva le pere Jacques en contemplation. "Eh bien, pere Jacques, qu'est-ce que vous regardez par la? -- Je r'garde l'homme de la police qui ne cesse point de faire le tour de l'etang... Encore un malin qui n'en verra pas plus long qu'les autres! -- Vous ne connaissez pas Frederic Larsan, pere Jacques! dit Rouletabille, en secouant la tete avec melancolie, sans cela vous ne parleriez pas comme ca... S'il y en a un ici qui trouve l'assassin, ce sera lui, faut croire!" Et Rouletabille poussa un soupir. "Avant qu'on le retrouve, faudrait savoir comment on l'a perdu! ... repliqua le pere Jacques, tetu. Enfin, nous arrivames a la porte de la "Chambre Jaune". "Voila la porte derriere laquelle il se passait quelque chose!" fit Rouletabille avec une solennite qui, en toute autre circonstance, eut ete comique. VII Ou Rouletabille part en expedition sous le lit Rouletabille ayant pousse la porte de la "Chambre Jaune" s'arreta sur le seuil, disant avec une emotion que je ne devais comprendre que plus tard: "Oh! Le parfum de la dame en noir!" La chambre etait obscure; le pere Jacques voulut ouvrir les volets, mais Rouletabille l'arreta: "Est-ce que, dit-il, le drame s'est passe en pleine obscurite? -- Non, jeune homme, je ne pense point. Mam'zelle tenait beaucoup a avoir une veilleuse sur sa table, et c'est moi qui la lui allumais tous les soirs avant qu'elle aille se coucher... J'etais quasi sa femme de chambre, quoi! quand v'nait le soir! La vraie femme de chambre ne v'nait guere que le matin. Mam'zelle travaille si tard... la nuit! -- Ou etait cette table qui supportait la veilleuse? Loin du lit? -- Loin du lit. -- Pouvez-vous, maintenant, allumer la veilleuse? -- La veilleuse est brisee, et l'huile s'en est repandue quand la table est tombee. Du reste, tout est reste dans le meme etat. Je n'ai qu'a ouvrir les volets et vous allez voir... -- Attendez!" Rouletabille rentrant dans le laboratoire, alla fermer les volets des deux fenetres et la porte du vestibule. Quand nous fumes dans la nuit noire, il alluma une allumette-bougie, la donna au pere Jacques, dit a celui-ci de se diriger avec son allumette vers le milieu de la "Chambre Jaune", a l'endroit ou brulait, cette nuit- la, la veilleuse. Le pere Jacques, qui etait en chaussons (il laissait a l'ordinaire ses sabots dans le vestibule), entra dans la "Chambre Jaune" avec son bout d'allumette, et nous distinguames vaguement, mal eclaires par la petite flamme mourante, des objets renverses sur le carreau, un lit dans le coin, et, en face de nous, a gauche, le reflet d'une glace, pendue au mur, pres du lit. Ce fut rapide. Rouletabille dit: "C'est assez! Vous pouvez ouvrir les volets. -- Surtout n'avancez pas, pria le pere Jacques; vous pourriez faire des marques avec vos souliers... et il ne faut rien deranger... C'est une idee du juge, une idee comme ca, bien que son affaire soit deja faite..." Et il poussa les volets. Le jour livide du dehors entra, eclairant un desordre sinistre, entre des murs de safran. Le plancher -- car si le vestibule et le laboratoire etaient carreles, la "Chambre Jaune" etait plancheiee -- etait recouvert d'une natte jaune, d'un seul morceau, qui tenait presque toute la piece, allant sous le lit et sous la table-toilette, seuls meubles qui, avec le lit, fussent encore sur leurs pieds. La table ronde du milieu, la table de nuit et deux chaises etaient renversees. Elles n'empechaient point de voir, sur la natte, une large tache de sang qui provenait, nous dit le pere Jacques, de la blessure au front de Mlle Stangerson. En outre, des gouttelettes de sang etaient repandues un peu partout et suivaient, en quelque sorte, la trace tres visible des pas, des larges pas noirs, de l'assassin. Tout faisait presumer que ces gouttes de sang venaient de la blessure de l'homme qui avait, un moment, imprime sa main rouge sur le mur. Il y avait d'autres traces de cette main sur le mur, mais beaucoup moins distinctes. C'est bien la la trace d'une rude main d'homme ensanglantee. Je ne pus m'empecher de m'ecrier: "Voyez! ... voyez ce sang sur le mur... L'homme qui a applique si fermement sa main ici etait alors dans l'obscurite et croyait certainement tenir une porte. Il croyait la pousser! C'est pourquoi il a fortement appuye, laissant sur le papier jaune un dessin terriblement accusateur, car je ne sache point qu'il y ait beaucoup de mains au monde de cette sorte-la. Elle est grande et forte, et les doigts sont presque aussi longs les uns que les autres! Quant au pouce, il manque! Nous n'avons que la marque de la paume. Et si nous suivons la "trace" de cette main, continuai- je, nous la voyons, qui, apres s'etre appuyee au mur, le tate, cherche la porte, la trouve, cherche la serrure... -- Sans doute, interrompit Rouletabille en ricanant, _mais il n'y_ _a pas de sang a la serrure, ni au verrou! ..._ -- Qu'est-ce que cela prouve? Repliquai-je avec un bon sens dont j'etais fier, "il" aura ouvert serrure et verrou de la main gauche, ce qui est tout naturel puisque la main droite est blessee... -- Il n'a rien ouvert du tout! s'exclama encore le pere Jacques. Nous ne sommes pas fous, peut-etre! Et nous etions quatre quand nous avons fait sauter la porte!" Je repris: "Quelle drole de main! Regardez-moi cette drole de main! -- C'est une main fort naturelle, repliqua Rouletabille, dont le dessin a ete deforme _par le glissement sur le mur_. L'homme _a_ _essuye sa main blessee sur le mur! _Cet homme doit mesurer un metre quatre-vingt. -- A quoi voyez-vous cela? -- A la hauteur de la main sur le mur..." Mon ami s'occupa ensuite de la trace de la balle dans le mur. Cette trace etait un trou rond. "La balle, dit Rouletabille, est arrivee de face: ni d'en haut, par consequent, ni d'en bas. Et il nous fit observer encore qu'elle etait de quelques centimetres plus bas sur le mur que le stigmate laisse par la main. Rouletabille, retournant a la porte, avait le nez, maintenant, sur la serrure et le verrou. Il constata "qu'on avait bien fait sauter la porte, du dehors, serrure et verrou etant encore, sur cette porte defoncee, l'une fermee, l'autre pousse, et, sur le mur, les deux gaches etant quasi arrachees, pendantes, retenues encore par une vis. Le jeune redacteur de _L'Epoque_ les considera avec attention, reprit la porte, la regarda des deux cotes, s'assura qu'il n'y avait aucune possibilite de fermeture ou d'ouverture du verrou "de l'exterieur", et s'assura qu'on avait retrouve la clef dans la serrure, "a l'interieur". Il s'assura encore qu'une fois la clef dans la serrure a l'interieur, on ne pouvait ouvrir cette serrure de l'interieur avec une autre clef. Enfin, ayant constate qu'il n'y avait, a cette porte, "aucune fermeture automatique, bref, qu'elle etait la plus naturelle de toutes les portes, munie d'une serrure et d'un verrou tres solides qui etaient restes fermes", il laissa tomber ces mots: "ca va mieux!" Puis, s'asseyant par terre, il se dechaussa hativement. Et, sur ses chaussettes, il s'avanca dans la chambre. La premiere chose qu'il fit fut de se pencher sur les meubles renverses et de les examiner avec un soin extreme. Nous le regardions en silence. Le pere Jacques lui disait, de plus en plus ironique: "Oh! mon p'tit! Oh! mon p'tit! Vous vous donnez bien du mal! ..." Mais Rouletabille redressa la tete: "Vous avez dit la pure verite, pere Jacques, votre maitresse n'avait pas, ce soir-la, ses cheveux en bandeaux; c'est moi qui etais une vieille bete de croire cela! ..." Et, souple comme un serpent, il se glissa sous le lit. Et le pere Jacques reprit: "Et dire, monsieur, et dire que l'assassin etait cache la-dessous! Il y etait quand je suis entre a dix heures, pour fermer les volets et allumer la veilleuse, puisque ni M. Stangerson, ni Mlle Mathilde, ni moi, n'avons plus quitte le laboratoire jusqu'au moment du crime." On entendait la voix de Rouletabille, sous le lit: "A quelle heure, monsieur Jacques, M. et Mlle Stangerson sont-ils arrives dans le laboratoire pour ne plus le quitter? -- A six heures!" La voix de Rouletabille continuait: "Oui, il est venu la-dessous... c'est certain... Du reste, il n'y a que la qu'il pouvait se cacher... Quand vous etes entres, tous les quatre, vous avez regarde sous le lit? -- Tout de suite... Nous avons meme entierement bouscule le lit avant de le remettre a sa place. -- Et entre les matelas? -- Il n'y avait, a ce lit, qu'un matelas sur lequel on a pose Mlle Mathilde. Et le concierge et M. Stangerson ont transporte ce matelas immediatement dans le laboratoire. Sous le matelas, il n'y avait que le sommier metallique qui ne saurait dissimuler rien, ni personne. Enfin, monsieur, songez que nous etions quatre, et que rien ne pouvait nous echapper, la chambre etant si petite, degarnie de meubles, et tout etant ferme derriere nous, dans le pavillon." J'osai une hypothese: "Il est peut-etre sorti avec le matelas! Dans le matelas, peut- etre... Tout est possible devant un pareil mystere! Dans leur trouble, M. Stangerson et le concierge ne se seront pas apercus qu'ils transportaient double poids... _et puis, si le concierge est complice! ..._ Je vous donne cette hypothese pour ce qu'elle vaut, mais voila qui expliquerait bien des choses... et, particulierement, le fait que le laboratoire et le vestibule sont restes vierges des traces de pas qui se trouvent dans la chambre. Quand on a transporte mademoiselle du laboratoire au chateau, le matelas, arrete un instant pres de la fenetre, aurait pu permettre a l'homme de se sauver... -- Et puis quoi encore? Et puis quoi encore? Et puis quoi encore?" me lanca Rouletabille, en riant deliberement, sous le lit... J'etais un peu vexe: "Vraiment on ne sait plus... Tout parait possible..." Le pere Jacques fit: "C'est une idee qu'a eue le juge d'instruction, monsieur, et il a fait examiner serieusement le matelas. Il a ete oblige de rire de son idee, monsieur, comme votre ami rit en ce moment, car ca n'etait bien sur pas un matelas a double fond! ... Et puis, quoi! s'il y avait eu un homme dans le matelas on l'aurait vu! ..." Je dus rire moi-meme, et, en effet, j'eus la preuve, depuis, que j'avais dit quelque chose d'absurde. Mais ou commencait, ou finissait l'absurde dans une affaire pareille! Mon ami, seul, etait capable de le dire, et encore! ... "Dites donc! s'ecria le reporter, toujours sous le lit, elle a ete bien remuee, cette carpette-la? -- Par nous, monsieur, expliqua le pere Jacques. Quand nous n'avons pas trouve l'assassin, nous nous sommes demande s'il n'y avait pas un trou dans le plancher... -- Il n'y en a pas, repondit Rouletabille. Avez-vous une cave? -- Non, il n'y a pas de cave... Mais cela n'a pas arrete nos recherches et ca n'a pas empeche M le juge d'instruction, et surtout son greffier, d'etudier le plancher planche a planche, comme s'il y avait eu une cave dessous..." Le reporter, alors, reapparut. Ses yeux brillaient, ses narines palpitaient; on eut dit un jeune animal au retour d'un heureux affut... Il resta a quatre pattes. En verite, je ne pouvais mieux le comparer dans ma pensee qu'a une admirable bete de chasse sur la piste de quelque surprenant gibier... Et il flaira les pas de l'homme, de l'homme qu'il s'etait jure de rapporter a son maitre, M le directeur de _L'Epoque_, car il ne faut pas oublier que notre Joseph Rouletabille etait journaliste! Ainsi, a quatre pattes, il s'en fut aux quatre coins de la piece, reniflant tout, faisant le tour de tout, de tout ce que nous voyions, ce qui etait peu de chose, et de tout ce que nous ne voyions pas et qui etait, parait-il, immense. La table-toilette etait une simple tablette sur quatre pieds; impossible de la transformer en une cachette passagere... Pas une armoire... Mlle Stangerson avait sa garde-robe au chateau. Le nez, les mains de Rouletabille montaient le long des murs, _qui etaient partout de brique epaisse_. Quand il eut fini avec les murs et passe ses doigts agiles sur toute la surface du papier jaune, atteignant ainsi le plafond auquel il put toucher, en montant sur une chaise qu'il avait placee sur la table-toilette, et en faisant glisser autour de la piece cet ingenieux escabeau; quand il eut fini avec le plafond ou il examina soigneusement la trace de l'autre balle, il s'approcha de la fenetre et ce fut encore le tour des barreaux et celui des volets, tous bien solides et intacts. Enfin, il poussa un ouf! "de satisfaction" et declara que, "maintenant, il etait tranquille!" "Eh bien, croyez-vous qu'elle etait enfermee, la pauvre chere mademoiselle quand on nous l'assassinait! Quand elle nous appelait a son secours! ... gemit le pere Jacques. -- Oui, fit le jeune reporter, en s'essuyant le front... la _Chambre Jaune__ etait, ma foi, fermee comme un coffre-fort..._ -- De fait, observai-je, voila bien pourquoi ce mystere est le plus surprenant que je connaisse, _meme dans le domaine de l'imagination_. Dans le_Double Assassinat de la rue Morgue_, Edgar Poe n'a rien invente de semblable. Le lieu du crime etait assez ferme pour ne pas laisser echapper un homme, mais il y avait encore cette fenetre par laquelle pouvait se glisser l'auteur des assassinats qui etait un singe! ... Mais ici, il ne saurait etre question d'aucune ouverture d'aucune sorte. La porte close et les volets fermes comme ils l'etaient, et la fenetre fermee comme elle l'etait, _une mouche ne pouvait entrer ni sortir!_ -- En verite! En verite! acquiesca Rouletabille, qui s'epongeait toujours le front, semblant suer moins de son recent effort corporel que de l'agitation de ses pensees. En verite! C'est un tres grand et tres beau et tres curieux mystere! ... -- La "Bete du Bon Dieu", bougonna le pere Jacques, la "Bete du Bon Dieu" elle-meme, si elle avait commis le crime, n'aurait pas pu s'echapper... Ecoutez! ... L'entendez-vous? ... Silence! ..." Le pere Jacques nous faisait signe de nous taire et, le bras tendu vers le mur, vers la prochaine foret, ecoutait quelque chose que nous n'entendions point. "Elle est partie, finit-il par dire. Il faudra que je la tue... Elle est trop sinistre, cette bete-la... mais c'est la "Bete du Bon Dieu"; elle va prier toutes les nuits sur la tombe de sainte Genevieve, et personne n'ose y toucher de peur que la mere Agenoux jette un mauvais sort... -- Comment est-elle grosse, la "Bete du Bon Dieu"? -- Quasiment comme un gros chien basset... c'est un monstre que je vous dis. Ah! Je me suis demande plus d'une fois si ca n'etait pas elle qui avait pris de ses griffes notre pauvre mademoiselle a la gorge... Mais "la Bete du Bon Dieu" ne porte pas des godillots, ne tire pas des coups de revolver, n'a pas une main pareille! ... s'exclama le pere Jacques en nous montrant encore la main rouge sur le mur. Et puis, on l'aurait vue aussi bien qu'un homme, et elle aurait ete enfermee dans la chambre et dans le pavillon, aussi bien qu'un homme! ... -- Evidemment, fis-je. De loin, avant d'avoir vu la "Chambre Jaune", je m'etais, moi aussi, demande si le chat de la mere Agenoux... -- Vous aussi! s'ecria Rouletabille. -- Et vous? demandai-je. -- Moi non, pas une minute... depuis que j'ai lu l'article du _Matin, je sais qu'il ne s'agit pas d'une bete!_ Maintenant, je jure qu'il s'est passe la une tragedie effroyable... Mais vous ne parlez pas du beret retrouve, ni du mouchoir, pere Jacques? -- Le magistrat les a pris, bien entendu", fit l'autre avec hesitation. Le reporter lui dit, tres grave: "Je n'ai vu, moi, ni le mouchoir, ni le beret, mais je peux cependant vous dire comment ils sont faits. -- Ah! vous etes bien malin...", et le pere Jacques toussa, embarrasse. "Le mouchoir est un gros mouchoir bleu a raies rouges, et le beret, est un vieux beret basque, comme celui-la, ajouta Rouletabille en montrant la coiffure de l'homme. -- C'est pourtant vrai... vous etes sorcier..." Et le pere Jacques essaya de rire, mais n'y parvint pas. "Comment qu'vous savez que le mouchoir est bleu a raies rouges? -- Parce que, s'il n'avait pas ete bleu a raies rouges, on n'aurait pas trouve de mouchoir du tout!" Sans plus s'occuper du pere Jacques, mon ami prit dans sa poche un morceau de papier blanc, ouvrit une paire de ciseaux, se pencha sur les traces de pas, appliqua son papier sur l'une des traces et commenca a decouper. Il eut ainsi une semelle de papier d'un contour tres net, et me la donna en me priant de ne pas la perdre. Il se retourna ensuite vers la fenetre et, montrant au pere Jacques, Frederic Larsan qui n'avait pas quitte les bords de l'etang, il s'inquieta de savoir si le policier n'etait point venu, lui aussi, "travailler dans la Chambre Jaune". "Non! repondit M. Robert Darzac, qui, depuis que Rouletabille lui avait passe le petit bout de papier roussi, n'avait pas prononce un mot. Il pretend qu'il n'a point besoin de voir la "Chambre Jaune", que l'assassin est sorti de la "Chambre Jaune" d'une facon tres naturelle, et qu'il s'en expliquera ce soir! En entendant M. Robert Darzac parler ainsi, Rouletabille -- chose extraordinaire -- palit. "Frederic Larsan possederait-il la verite que je ne fais que pressentir! murmura-t-il. Frederic Larsan est tres fort... tres fort... et je l'admire... Mais aujourd'hui, il s'agit de faire mieux qu'une oeuvre de policier... _mieux que ce qu'enseigne l'experience! ... il s'agit d'etre logique, _mais logique, entendez-moi bien, comme le bon Dieu a ete logique quand il a dit: 2 + 2 = 4...! IL S'AGIT DE PRENDRE LA RAISON PAR LE BON BOUT!" Et le reporter se precipita dehors, eperdu a cette idee que le grand, le fameux Fred pouvait apporter avant lui la solution du probleme de la "Chambre Jaune!" Je parvins a le rejoindre sur le seuil du pavillon. "Allons! lui dis-je, calmez-vous... vous n'etes donc pas content? -- Oui, m'avoua-t-il avec un grand soupir_. Je suis tres content_. J'ai decouvert bien des choses... -- De l'ordre moral ou de l'ordre materiel? -- Quelques-unes de l'ordre moral et une de l'ordre materiel. Tenez, ceci, par exemple." Et, rapidement, il sortit de la poche de son gilet une feuille de papier qu'il avait du y serrer pendant son expedition sous le lit, et dans le pli de laquelle il avait depose _un cheveu blond de femme_. VIII Le juge d'instruction interroge Mlle Stangerson Cinq minutes plus tard, Joseph Rouletabille se penchait sur les empreintes de pas decouvertes dans le parc, sous la fenetre meme du vestibule, quand un homme, qui devait etre un serviteur du chateau, vint a nous a grandes enjambees, et cria a M. Robert Darzac qui descendait du pavillon: "Vous savez, monsieur Robert, que le juge d'instruction est en train d'interroger mademoiselle." M. Robert Darzac nous jeta aussitot une vague excuse et se prit a courir dans la direction du chateau; l'homme courut derriere lui. "Si le cadavre parle, fis-je, cela va devenir interessant. -- Il faut savoir, dit mon ami. Allons au chateau." Et il m'entraina. Mais, au chateau, un gendarme place dans le vestibule nous interdit l'acces de l'escalier du premier etage. Nous dumes attendre. Pendant ce temps-la, voici ce qui se passait dans la chambre de la victime. Le medecin de la famille, trouvant que Mlle Stangerson allait beaucoup mieux, mais craignant une rechute fatale qui ne permettrait plus de l'interroger, avait cru de son devoir d'avertir le juge d'instruction... et celui-ci avait resolu de proceder immediatement a un bref interrogatoire. A cet interrogatoire assisterent M. de Marquet, le greffier, M. Stangerson, le medecin. Je me suis procure plus tard, au moment du proces, le texte de cet interrogatoire. Le voici, dans toute sa secheresse juridique: Demande. -- Sans trop vous fatiguer, etes-vous capable, mademoiselle, de nous donner quelques details necessaires sur l'affreux attentat dont vous avez ete victime? Reponse. -- Je me sens beaucoup mieux, monsieur, et je vais vous dire ce que je sais. Quand j'ai penetre dans ma chambre, je ne me suis apercue de rien d'anormal. D. -- Pardon, mademoiselle, si vous me le permettez, je vais vous poser des questions et vous y repondrez. Cela vous fatiguera moins qu'un long recit. R. -- Faites, monsieur. D. -- Quel fut ce jour-la l'emploi de votre journee? Je le desirerais aussi precis, aussi meticuleux que possible. Je voudrais, mademoiselle, suivre tous vos gestes, ce jour-la, si ce n'est point trop vous demander. R. -- Je me suis levee tard, a dix heures, car mon pere et moi nous etions rentres tard dans la nuit, ayant assiste au diner et a la reception offerts par le president de la Republique, en l'honneur des delegues de l'academie des sciences de Philadelphie. Quand je suis sortie de ma chambre, a dix heures et demie, mon pere etait deja au travail dans le laboratoire. Nous avons travaille ensemble jusqu'a midi; nous avons fait une promenade d'une demi-heure dans le parc; nous avons dejeune au chateau. Une demi-heure de promenade, jusqu'a une heure et demie, comme tous les jours. Puis, mon pere et moi, nous retournons au laboratoire. La, nous trouvons ma femme de chambre qui vient de faire ma chambre. J'entre dans la "Chambre Jaune" pour donner quelques ordres sans importance a cette domestique qui quitte le pavillon aussitot et je me remets au travail avec mon pere. A cinq heures, nous quittons le pavillon pour une nouvelle promenade et le the. D. -- Au moment de sortir, a cinq heures, etes-vous entree dans votre chambre? R. -- Non, monsieur, c'est mon pere qui est entre dans ma chambre, pour y chercher, sur ma priere, mon chapeau. D. -- Et il n'y a rien vu de suspect? M. STANGERSON. -- Evidemment non, monsieur. D. -- Du reste, il est a peu pres sur que l'assassin n'etait pas encore sous le lit, a ce moment-la. Quand vous etes partie, la porte de la chambre n'avait pas ete fermee a clef? Mlle STANGERSON. -- Non. Nous n'avions aucune raison pour cela... D. -- Vous avez ete combien de temps partis du pavillon a ce moment-la, M. Stangerson et vous? R. -- Une heure environ. D. -- C'est pendant cette heure-la, sans doute, que l'assassin s'est introduit dans le pavillon. Mais comment? On ne le sait pas. On trouve bien, dans le parc, des traces de pas _qui s'en vont_ de la fenetre du vestibule, on n'en trouve point qui _y viennent_. Aviez-vous remarque que la fenetre du vestibule fut ouverte quand vous etes sortie avec votre pere? R. -- Je ne m'en souviens pas. M. STANGERSON. -- Elle etait fermee. D. -- Et quand vous etes rentres? Mlle STANGERSON. -- Je n'ai pas fait attention. M. STANGERSON. -- Elle etait encore fermee..., je m'en souviens tres bien, car, en rentrant, j'ai dit tout haut: "Vraiment, pendant notre absence, le pere Jacques aurait pu ouvrir! ..." D. -- Etrange!Etrange! Rappelez-vous, monsieur Stangerson, que le pere Jacques, en votre absence, et avant de sortir, l'avait ouverte. Vous etes donc rentres a six heures dans le laboratoire et vous vous etes remis au travail? Mlle STANGERSON. -- Oui, monsieur. D. -- Et vous n'avez plus quitte le laboratoire depuis cette heure-la jusqu'au moment ou vous etes entree dans votre chambre? M. STANGERSON. -- Ni ma fille, ni moi, monsieur. Nous avions un travail tellement presse que nous ne perdions pas une minute. C'est a ce point que nous negligions toute autre chose. D. -- Vous avez dine dans le laboratoire? R. -- Oui, pour la meme raison. D. -- Avez-vous coutume de diner dans le laboratoire? R. -- Nous y dinons rarement. D. -- L'assassin ne pouvait pas savoir que vous dineriez, ce soir- la, dans le laboratoire? M. STANGERSON. -- Mon Dieu,monsieur, je ne pense pas... C'est dans le temps que nous revenions, vers six heures, au pavillon, que je pris cette resolution de diner dans le laboratoire, ma fille et moi. A ce moment, je fus aborde par mon garde qui me retint un instant pour me demander de l'accompagner dans une tournee urgente du cote des bois dont j'avais decide la coupe. Je ne le pouvais point et remis au lendemain cette besogne, et je priai alors le garde, puisqu'il passait par le chateau, d'avertir le maitre d'hotel que nous dinerions dans le laboratoire. Le garde me quitta, allant faire ma commission, et je rejoignis ma fille a laquelle j'avais remis la clef du pavillon et qui l'avait laissee sur la porte a l'exterieur. Ma fille etait deja au travail. D. -- A quelle heure, mademoiselle, avez-vous penetre dans votre chambre pendant que votre pere continuait a travailler? Mlle STANGERSON. -- A minuit. D. -- Le pere Jacques etait entre dans le courant de la soiree dans la "Chambre Jaune"? R. -- Pour fermer les volets et allumer la veilleuse, comme chaque soir... D. -- Il n'a rien remarque de suspect? R. -- Il nous l'aurait dit. Le pere Jacques est un brave homme qui m'aime beaucoup. Demande. -vous affirmez, Monsieur Stangerson, que le pere Jacques, ensuite, n'a pas quitte le laboratoire? D. -- Vous affirmez, monsieur Stangerson, que le pere Jacques, ensuite, n'a pas quitte le laboratoire? Qu'il est reste tout le temps avec vous? M. STANGERSON. -- J'en suis sur. Je n'ai aucun soupcon de ce cote. D. -- Mademoiselle, quand vous avez penetre dans votre chambre, vous avez immediatement ferme votre porte a clef et au verrou? Voila bien des precautions, sachant que votre pere et votre serviteur sont la. Vous craigniez donc quelque chose? R. -- Mon pere n'allait pas tarder a rentrer au chateau, et le pere Jacques, a aller se coucher. Et puis, en effet, je craignais quelque chose. D. -- Vous craigniez si bien quelque chose que vous avez emprunte le revolver du pere Jacques sans le lui dire? R. -- C'est vrai, je ne voulais effrayer personne, d'autant plus que mes craintes pouvaient etre tout a fait pueriles. D. -- Et que craigniez-vous donc? R. -- Je ne saurais au juste vous le dire; depuis plusieurs nuits, il me semblait entendre dans le parc et hors du parc, autour du pavillon, des bruits insolites, quelquefois des pas, des craquements de branches. La nuit qui a precede l'attentat, nuit ou je ne me suis pas couchee avant trois heures du matin, a notre retour de l'elysee, je suis restee un instant a ma fenetre et j'ai bien cru voir des ombres... D. -- Combien d'ombres? R. -- Deux ombres qui tournaient autour de l'etang... puis la lune s'est cachee et je n'ai plus rien vu. A cette epoque de la saison, tous les ans, j'ai deja reintegre mon appartement du chateau ou je reprends mes habitudes d'hiver; mais, cette annee, je m'etais dit que je ne quitterais le pavillon que lorsque mon pere aurait termine, pour l'academie des sciences, le resume de ses travaux sur"la Dissociation de la matiere". Je ne voulais pas que cette oeuvre considerable, qui allait etre achevee dans quelques jours, fut troublee par un changement quelconque dans nos habitudes immediates. Vous comprendrez que je n'aie point voulu parler a mon pere de mes craintes enfantines et que je les aie tues au pere Jacques qui n'aurait pu tenir sa langue. Quoi qu'il en soit, comme je savais que le pere Jacques avait un revolver dans le tiroir de sa table de nuit, je profitai d'un moment ou le bonhomme s'absenta dans la journee pour monter rapidement dans son grenier et emporter son arme que je glissai dans le tiroir de ma table de nuit, a moi. D. -- Vous ne vous connaissez pas d'ennemis? R. -- Aucun. D. -- Vous comprendrez, mademoiselle, que ces precautions exceptionnelles sont faites pour surprendre. M. STANGERSON. -- Evidemment, mon enfant, voila des precautions bien surprenantes. R. -- Non; je vous dis que, depuis deux nuits, je n'etais pas tranquille, mais pas tranquille du tout. M. STANGERSON. -- Tu aurais du me parler de cela. Tu es impardonnable. Nous aurions evite un malheur! D. -- La porte de la "Chambre Jaune" fermee, mademoiselle, vous vous couchez? R. -- Oui, et, tres fatiguee, je dors tout de suite. D. -- La veilleuse etait restee allumee? R. -- Oui; mais elle repand une tres faible clarte... D. -- Alors, mademoiselle, dites ce qui est arrive? R. -- Je ne sais s'il y avait longtemps que je dormais, mais soudain je me reveille... Je poussai un grand cri... M. STANGERSON. -- Oui, un cri horrible... A l'assassin! ... Je l'ai encore dans les oreilles... D. -- Vous poussez un grand cri? R. -- Un homme etait dans ma chambre. Il se precipitait sur moi, me mettait la main a la gorge, essayait de m'etrangler. J'etouffais deja; tout a coup, ma main, dans le tiroir entrouvert de ma table de nuit, parvint a saisir le revolver que j'y avais depose et qui etait pret a tirer. A ce moment, l'homme me fit rouler a bas de mon lit et brandit sur ma tete une espece de masse. Mais j'avais tire. Aussitot, je me sentis frappee par un grand coup, un coup terrible a la tete. Tout ceci, monsieur le juge, fut plus rapide que je ne le pourrais dire, et je ne sais plus rien. D. -- Plus rien! ... Vous n'avez pas une idee de la facon dont l'assassin a pu s'echapper de votre chambre? R. -- Aucune idee... Je ne sais plus rien. On ne sait pas ce qui se passe autour de soi quand on est morte! D. -- Cet homme etait-il grand ou petit? R. -- Je n'ai vu qu'une ombre qui m'a paru formidable... D. -- Vous ne pouvez nous donner aucune indication? R. -- Monsieur, je ne sais plus rien; un homme s'est rue sur moi, j'ai tire sur lui... Je ne sais plus rien... Ici se termine l'interrogatoire de Mlle Stangerson. Joseph Rouletabille attendit patiemment M. Robert Darzac. Celui-ci ne tarda pas a apparaitre. Dans une piece voisine de la chambre de Mlle Stangerson, il avait ecoute l'interrogatoire et venait le rapporter a notre ami avec une grande exactitude, une grande memoire, et une docilite qui me surprit encore. Grace aux notes hatives qu'il avait prises au crayon, il put reproduire presque textuellement les demandes et les reponses. En verite, M. Darzac avait l'air d'etre le secretaire de mon jeune ami et agissait en tout comme quelqu'un qui n'a rien a lui refuser; mieux encore, quelqu'un "qui aurait travaille pour lui". Le fait de la "fenetre fermee" frappa beaucoup le reporter comme il avait frappe le juge d'instruction. En outre, Rouletabille demanda a M. Darzac de lui repeter encore l'emploi du temps de M. et Mlle Stangerson le jour du drame, tel que Mlle Stangerson et M. Stangerson l'avaient etabli devant le juge. La circonstance du diner dans le laboratoire sembla l'interesser au plus haut point et il se fit redire deux fois, pour en etre plus sur, que, seul, le garde savait que le professeur et sa fille dinaient dans le laboratoire, et de quelle sorte le garde l'avait su. Quand M. Darzac se fut tu, je dis: "Voila un interrogatoire qui ne fait pas avancer beaucoup le probleme. -- Il le recule, obtempera M. Darzac. -- Il l'eclaire", fit, pensif, Rouletabille. IX Reporter et policier Nous retournames tous trois du cote du pavillon. A une centaine de metres du batiment, le reporter nous arreta, et, nous montrant un petit bosquet sur notre droite, il nous dit: "Voila d'ou est parti l'assassin pour entrer dans le pavillon." Comme il y avait d'autres bosquets de cette sorte entre les grands chenes, je demandai pourquoi l'assassin avait choisi celui-ci plutot que les autres; Rouletabille me repondit en me designant le sentier qui passait tout pres de ce bosquet et qui conduisait a la porte du pavillon. "Ce sentier est garni de graviers, comme vous voyez, fit-il. _Il faut_ que l'homme ait passe par la pour aller au pavillon, puisqu'on ne trouve pas la trace de ses pas du_voyage aller_, sur la terre molle. Cet homme n'a point d'ailes. Il a marche; mais il a marche sur le gravier qui a roule sous sa chaussure sans en conserver l'empreinte: ce gravier, en effet, a ete roule par beaucoup d'autres pieds puisque le sentier est le plus direct qui aille du pavillon au chateau. Quant au bosquet, forme de ces sortes de plantes qui ne meurent point pendant la mauvaise saison -- lauriers et fusains -- il a fourni a l'assassin un abri suffisant en attendant que le moment fut venu, pour celui-ci, de se diriger vers le pavillon. C'est, cache dans ce bosquet, que l'homme a vu sortir M. et Mlle Stangerson, puis le pere Jacques. On a repandu du gravier jusqu'a la fenetre -- presque -- du vestibule. Une empreinte des pas de l'homme, _parallele_ au mur, empreinte que nous remarquions tout a l'heure, et que j'ai deja vue, prouve qu'"il" n'a eu a faire qu'une enjambee pour se trouver en face de la fenetre du vestibule, laissee ouverte par le pere Jacques. L'homme se hissa alors sur les poignets, et penetra dans le vestibule. -- Apres tout, c'est bien possible! fis-je... -- Apres tout, quoi? apres tout, quoi? ... s'ecria Rouletabille, soudain pris d'une colere que j'avais bien innocemment dechainee... Pourquoi dites-vous: apres tout, c'est bien possible!..." Je le suppliai de ne point se facher, mais il l'etait deja beaucoup trop pour m'ecouter, et il declara qu'il admirait le doute prudent avec lequel certaines gens (moi) abordaient de loin les problemes les plus simples, ne se risquant jamais a dire: "ceci est"ou "ceci n'est pas", de telle sorte que leur intelligence aboutissait tout juste au meme resultat qui aurait ete obtenu si la nature avait oublie de garnir leur boite cranienne d'un peu de matiere grise. Comme je paraissais vexe, mon jeune ami me prit par le bras et m'accorda "qu'il n'avait point dit cela pour moi, attendu qu'il m'avait en particuliere estime". "Mais enfin! reprit-il, il est quelquefois criminel de ne point, _quand on le peut_, raisonner a coup sur! ... Si je ne raisonne point, comme je le fais, avec ce gravier, il me faudra raisonner avec un ballon! Mon cher, la science de l'aerostation dirigeable n'est point encore assez developpee pour que je puisse faire entrer, dans le jeu de mes cogitations, l'assassin qui tombe du ciel! Ne dites donc point qu'une chose est possible, quand il est impossible qu'elle soit autrement. Nous savons, maintenant, comment l'homme est entre par la fenetre, et nous savons aussi a quel moment il est entre. Il y est entre pendant la promenade de cinq heures. Le fait de la presence de la femme de chambre _qui_ _vient de faire la Chambre Jaune_, dans le laboratoire, au moment du retour du professeur et de sa fille, a une heure et demie, nous permet d'affirmer qu'a une heure et demie, l'assassin n'etait pas dans la chambre, sous le lit, a moins qu'il n'y ait complicite de la femme de chambre. Qu'en dites-vous, Monsieur Robert Darzac?" M. Darzac secoua la tete, declara qu'il etait sur de la fidelite de la femme de chambre de Mlle Stangerson, et que c'etait une fort honnete et fort devouee domestique. "Et puis, a cinq heures, M. Stangerson est entre dans la chambre pour chercher le chapeau de sa fille! ajouta-t-il... -- Il y a encore cela! fit Rouletabille. -- L'homme est donc entre, dans le moment que vous dites, par cette fenetre, fis-je, je l'admets, mais pourquoi a-t-il referme la fenetre, ce qui devait, necessairement, attirer l'attention de ceux qui l'avaient ouverte? -- il se peut que la fenetre n'ait point ete refermee "tout de suite", me repondit le jeune reporter. _Mais, s'il a referme la_ _fenetre, il l'a refermee a cause du coude que fait le sentier garni de gravier, a vingt-cinq metres du pavillon, et a cause des trois chenes qui s'elevent a cet endroit._ -- Que voulez-vous dire?" demanda M. Robert Darzac qui nous avait suivis, et qui ecoutait Rouletabille avec une attention presque haletante. "Je vous l'expliquerai plus tard, monsieur, quand j'en jugerai le moment venu; mais je ne crois pas avoir prononce de paroles plus importantes sur cette affaire, _si mon hypothese se justifie_. -- Et quelle est votre hypothese? -- Vous ne la saurez jamais si elle ne se revele point etre la verite. C'est une hypothese beaucoup trop grave, voyez-vous, pour que je la livre tant qu'elle ne sera qu'hypothese. -- Avez-vous, au moins, quelque idee de l'assassin? -- Non, monsieur, je ne sais pas qui est l'assassin, mais ne craignez rien, monsieur Robert Darzac_, je le saurai_." Je dus constater que M. Robert Darzac etait tres emu; et je soupconnai que l'affirmation de Rouletabille n'etait point pour lui plaire. Alors, pourquoi, s'il craignait reellement qu'on decouvrit l'assassin (je questionnais ici ma propre pensee), pourquoi aidait-il le reporter a le retrouver? Mon jeune ami sembla avoir recu la meme impression que moi, et il dit brutalement: "Cela ne vous deplait pas, monsieur Robert Darzac, que je decouvre l'assassin? -- Ah! je voudrais le tuer de ma main! s'ecria le fiance de Mlle Stangerson, avec un elan qui me stupefia. -- Je vous crois! fit gravement Rouletabille, mais vous n'avez pas repondu a ma question." Nous passions pres du bosquet, dont le jeune reporter nous avait parle a l'instant; j'y entrai et lui montrai les traces evidentes du passage d'un homme qui s'etait cache la. Rouletabille, une fois de plus, avait raison. "Mais oui! fit-il, mais oui! ... Nous avons affaire a un individu en chair et en os, qui ne dispose pas d'autres moyens que les notres, et il faudra bien que tout s'arrange!" Ce disant, il me demanda la semelle de papier qu'il m'avait confiee et l'appliqua sur une empreinte tres nette, derriere le bosquet. Puis il se releva en disant: "Parbleu!" Je croyais qu'il allait, maintenant, suivre a la piste "les pas de la fuite de l'assassin", depuis la fenetre du vestibule, mais il nous entraina assez loin vers la gauche, en nous declarant que c'etait inutile de se mettre le nez sur cette fange, et qu'il etait sur, maintenant, de tout le chemin de la fuite de l'assassin. "Il est alle jusqu'au bout du mur, a cinquante metres de la, et puis il a saute la haie et le fosse; tenez, juste en face ce petit sentier qui conduit a l'etang. C'est le chemin le plus rapide pour sortir de la propriete et aller a l'etang. -- Comment savez-vous qu'il est alle a l'etang? -- Parce que Frederic Larsan n'en a pas quitte les bords depuis ce matin. Il doit y avoir la de fort curieux indices." Quelques minutes plus tard, nous etions pres de l'etang. C'etait une petite nappe d'eau marecageuse, entouree de roseaux, et sur laquelle flottaient encore quelques pauvres feuilles mortes de nenuphar. Le grand Fred nous vit peut-etre venir, mais il est probable que nous l'interessions peu, car il ne fit guere attention a nous et continua de remuer, du bout de sa canne, quelque chose que nous ne voyions pas... "Tenez, fit Rouletabille, voila a nouveau _les pas de la fuite de l'homme_; ils tournent l'etang ici, reviennent et disparaissent enfin, pres de l'etang, juste devant ce sentier qui conduit a la grande route d'Epinay. L'homme a continue sa fuite vers Paris... -- Qui vous le fait croire, interrompis-je, puisqu'il n'y a plus les pas de l'homme sur le sentier? ... -- Ce qui me le fait croire? Mais ces pas-la, ces pas que j'attendais! s'ecria-t-il, en designant l'empreinte tres nette d'une "chaussure elegante"... Voyez! ..." Et il interpella Frederic Larsan. -- Monsieur Fred, cria-t-il... "ces pas elegants" sur la route sont bien la depuis la decouverte du crime? -- Oui, jeune homme; oui, ils ont ete releves soigneusement, repondit Fred sans lever la tete. Vous voyez, il y a les pas qui viennent, et les pas qui repartent... -- Et cet homme avait une bicyclette!" s'ecria le reporter... Ici, apres avoir regarde les empreintes de la bicyclette qui suivaient, aller et retour, les pas elegants, je crus pouvoir intervenir. "La bicyclette explique la disparition des pas grossiers de l'assassin, fis-je. L'assassin, aux pas grossiers, est monte a bicyclette... Son complice, "l'homme aux pas elegants", etait venu l'attendre au bord de l'etang, avec la bicyclette. On peut supposer que l'assassin agissait pour le compte de l'homme aux pas elegants? -- Non! non! repliqua Rouletabille avec un etrange sourire... J'attendais ces pas-la depuis le commencement de l'affaire. Je les ai, je ne vous les abandonne pas. Ce sont les pas de l'assassin! -- Et les autres pas, les pas grossiers, qu'en faites-vous? -- Ce sont encore les pas de l'assassin. -- Alors, il y en a deux? --Non! Il n'y en a qu'un, et il n'a pas eu de complice... -- Tres fort! tres fort! cria de sa place Frederic Larsan. -- Tenez, continua le jeune reporter, en nous montrant la terre remuee par des talons grossiers; l'homme s'est assis la et a enleve les godillots qu'il avait mis pour tromper la justice, et puis, les emportant sans doute avec lui, _il s'est releve avec ses pieds a lui_ et, tranquillement, a regagne, au pas, la grande route, en tenant sa bicyclette a la main. Il ne pouvait se risquer, sur ce tres mauvais sentier, a courir a bicyclette. Du reste, ce qui le prouve, c'est la marque legere et hesitante de la becane sur le sentier, malgre la mollesse du sol. S'il y avait eu un homme sur cette bicyclette, les roues fussent entrees profondement dans le sol... Non, non, il n'y avait la qu'un seul homme: L'assassin, a pied! -- Bravo! Bravo!" fit encore le grand Fred... Et, tout a coup, celui-ci vint a nous, se planta devant M. Robert Darzac et lui dit: "Si nous avions une bicyclette ici... nous pourrions demontrer la justesse du raisonnement de ce jeune homme, monsieur Robert Darzac... _Vous ne savez pas_ s'il s'en trouve une au chateau? -- Non! repondit M. Darzac, il n'y en a pas; j'ai emporte la mienne, il y a quatre jours, a Paris, la derniere fois que je suis venu au chateau avant le crime. -- C'est dommage!" repliqua Fred sur le ton d'une extreme froideur. Et, se retournant vers Rouletabille: "Si cela continue, dit-il, vous verrez que nous aboutirons tous les deux aux memes conclusions. Avez-vous une idee sur la facon dont l'assassin est sorti de la "Chambre Jaune"? -- Oui, fit mon ami, une idee... -- Moi aussi, continua Fred, et ce doit etre la meme. Il n'y a pas deux facons de raisonner dans cette affaire. J'attends, pour m'expliquer devant le juge, l'arrivee de mon chef. -- Ah! Le chef de la Surete va venir? -- Oui, cet apres-midi, pour la confrontation dans le laboratoire, devant le juge d'instruction, de tous ceux qui ont joue ou pu jouer un role dans le drame. Ce sera tres interessant. Il est malheureux que vous ne puissiez y assister. -- J'y assisterai, affirma Rouletabille. -- Vraiment... vous etes extraordinaire... pour votre age! repliqua le policier sur un ton non denue d'une certaine ironie... Vous feriez un merveilleux policier... si vous aviez un peu plus de methode... Si vous obeissiez moins a votre instinct et aux bosses de votre front. C'est une chose que j'ai deja observee plusieurs fois, monsieur Rouletabille: vous raisonnez trop... Vous ne vous laissez pas assez conduire par votre observation... Que dites-vous du mouchoir plein de sang et de la main rouge sur le mur? Vous avez vu, vous, la main rouge sur le mur; moi, je n'ai vu que le mouchoir... Dites... -- Bah! fit Rouletabille, un peu interloque, _l'assassin a ete_ _blesse a la main_ par le revolver de Mlle Stangerson! -- Ah! observation brutale, instinctive... Prenez garde, vous etes trop "directement" logique, monsieur Rouletabille; la logique vous jouera un mauvais tour si vous la brutalisez ainsi. Il est de nombreuses circonstances dans lesquelles il faut la traiter en douceur, "la prendre de loin"... Monsieur Rouletabille, vous avez raison quand vous parlez du revolver de Mlle Stangerson. Il est certain que "la victime" a tire. Mais vous avez tort quand vous dites qu'elle a blesse l'assassin a la main... -- Je suis sur!" s'ecria Rouletabille... Fred, imperturbable, l'interrompit: "Defaut d'observation! ... defaut d'observation! ... L'examen du mouchoir, les innombrables petites taches rondes, ecarlates, impressions de gouttes que je retrouve sur la trace des pas, _au moment meme ou le pas pose a terre_, me prouvent que l'assassin n'a pas ete blesse. _"L'assassin, monsieur Rouletabille, a saigne du nez! ..."_ Le grand Fred etait serieux. Je ne pus retenir, cependant, une exclamation. Le reporter regardait Fred qui regardait serieusement le reporter. Et Fred tira aussitot une conclusion: "L'homme qui saignait du nez dans sa main et dans son mouchoir, a essuye sa main sur le mur. La chose est fort importante, ajouta-t- il, _car l'assassin n'a pas besoin d'etre blesse a la main pour etre l'assassin!"_ Rouletabille sembla reflechir profondement, et dit: "Il y a quelque chose, monsieur Frederic Larsan, qui est beaucoup plus grave que le fait de brutaliser la logique, c'est cette disposition d'esprit propre a certains policiers qui leur fait, en toute bonne foi, "plier en douceur cette logique aux necessites de leurs conceptions". Vous avez votre idee, deja, sur l'assassin, monsieur Fred, ne le niez pas... et il ne faut pas que votre assassin ait ete blesse a la main, sans quoi votre idee tomberait d'elle-meme... Et vous avez cherche, et vous avez trouve autre chose. C'est un systeme bien dangereux, monsieur Fred, bien dangereux, que celui qui consiste a partir de l'idee que l'on se fait de l'assassin pour arriver aux preuves dont on a besoin! ... Cela pourrait vous mener loin... Prenez garde a l'erreur judiciaire, Monsieur Fred; elle vous guette! ..." Et, ricanant un peu, les mains dans les poches, legerement goguenard, Rouletabille, de ses petits yeux malins, fixa le grand Fred. Frederic Larsan considera en silence ce gamin qui pretendait etre plus fort que lui; il haussa les epaules, nous salua, et s'en alla, a grandes enjambees, frappant la pierre du chemin _de sa_ _grande canne._ Rouletabille le regardait s'eloigner; puis le jeune reporter se retourna vers nous, la figure joyeuse et deja triomphante: "Je le battrai! nous jeta-t-il... Je battrai le grand Fred, si fort soit-il; je les battrai tous... Rouletabille est plus fort qu'eux tous! ... Et le grand Fred, l'illustre, le fameux, l'immense Fred... l'unique Fred raisonne comme une savate! ... comme une savate! ... comme une savate!" Et il esquissa un entrechat; mais il s'arreta subitement dans sa choregraphie... Mes yeux allerent ou allaient ses yeux; ils etaient attaches sur M. Robert Darzac qui, la face decomposee, regardait sur le sentier, la marque de ses pas, a cote de la marque "du pas elegant". IL N'Y AVAIT PAS DE DIFFERENCE! Nous crumes qu'il allait defaillir; ses yeux, agrandis par l'epouvante, nous fuirent un instant, cependant que sa main droite tiraillait d'un mouvement spasmodique le collier de barbe qui entourait son honnete et douce et desesperee figure. Enfin, il se ressaisit, nous salua, nous dit d'une voix changee, qu'il etait dans la necessite de rentrer au chateau et partit. "Diable!" fit Rouletabille. Le reporter, lui aussi, avait l'air consterne. Il tira de son portefeuille un morceau de papier blanc, comme je le lui avais vu faire precedemment, et decoupa avec ses ciseaux les contours de "pieds elegants" de l'assassin, dont le modele etait la, sur la terre. Et puis il transporta cette nouvelle semelle de papier sur les empreintes de la bottine de M. Darzac. L'adaptation etait parfaite et Rouletabille se releva en repetant: "Diable"! Je n'osais pas prononcer une parole, tant j'imaginais que ce qui se passait, dans ce moment, dans les bosses de Rouletabille etait grave. Il dit: "Je crois pourtant que M. Robert Darzac est un honnete homme..." Et il m'entraina vers l'auberge du "Donjon", que nous apercevions a un kilometre de la, sur la route, a cote d'un petit bouquet d'arbres. X "Maintenant, il va falloir manger du saignant" L'auberge du "Donjon" n'avait pas grande apparence; mais j'aime ces masures aux poutres noircies par le temps et la fumee de l'atre, ces auberges de l'epoque des diligences, batisses branlantes qui ne seront bientot plus qu'un souvenir. Elles tiennent au passe, elles se rattachent a l'histoire, elles continuent quelque chose et elles font penser aux vieux contes de la Route, quand il y avait, sur la route, des aventures. Je vis tout de suite que l'auberge du "Donjon" avait bien ses deux siecles et meme peut-etre davantage. Pierraille et platras s'etaient detaches ca et la de la forte armature de bois dont les X et les V supportaient encore gaillardement le toit vetuste. Celui-ci avait glisse legerement sur ses appuis, comme glisse la casquette sur le front d'un ivrogne. Au-dessus de la porte d'entree, une enseigne de fer gemissait sous le vent d'automne. Un artiste de l'endroit y avait peint une sorte de tour surmontee d'un toit pointu et d'une lanterne comme on en voyait au donjon du chateau du Glandier. Sous cette enseigne, sur le seuil, un homme, de mine assez rebarbative, semblait plonge dans des pensees assez sombres, s'il fallait en croire les plis de son front et le mechant rapprochement de ses sourcils touffus. Quand nous fumes tout pres de lui, il daigna nous voir et nous demanda d'une facon peu engageante si nous avions besoin de quelque chose. C'etait, a n'en pas douter, l'hote peu aimable de cette charmante demeure. Comme nous manifestions l'espoir qu'il voudrait bien nous servir a dejeuner, il nous avoua qu'il n'avait aucune provision et qu'il serait fort embarrasse de nous satisfaire; et, ce disant, il nous regardait d'un oeil dont je ne parvenais pas a m'expliquer la mefiance. "Vous pouvez nous faire accueil, lui dit Rouletabille, nous ne sommes pas de la police. -- je ne crains pas la police, repondit l'homme; je ne crains personne." Deja je faisais comprendre par un signe a mon ami que nous serions bien inspires de ne pas insister, mais mon ami, qui tenait evidemment a entrer dans cette auberge, se glissa sous l'epaule de l'homme et fut dans la salle. "Venez, dit-il, il fait tres bon ici." De fait, un grand feu de bois flambait dans la cheminee. Nous nous en approchames et tendimes nos mains a la chaleur du foyer, car, ce matin-la, on sentait deja venir l'hiver. La piece etait assez grande; deux epaisses tables de bois, quelques escabeaux, un comptoir, ou s'alignaient des bouteilles de sirop et d'alcool, la garnissaient. Trois fenetres donnaient sur la route. Une chromo- reclame, sur le mur, vantait, sous les traits d'une jeune Parisienne levant effrontement son verre, les vertus aperitives d'un nouveau vermouth. Sur la tablette de la haute cheminee, l'aubergiste avait dispose un grand nombre de pots et de cruches en gres et en faience. "Voila une belle cheminee pour faire rotir un poulet, dit Rouletabille. -- Nous n'avons point de poulet, fit l'hote; pas meme un mechant lapin. Je sais, repliqua mon ami, d'une voix goguenarde qui me surprit, _je sais que, maintenant, il va falloir manger du saignant."_ J'avoue que je ne comprenais rien a la phrase de Rouletabille. Pourquoi disait-il a cet homme: "Maintenant, il va falloir manger du saignant...?" Et pourquoi l'aubergiste, aussitot qu'il eut entendu cette phrase, laissa-t-il echapper un juron qu'il etouffa aussitot et se mit-il a notre disposition aussi docilement que M. Robert Darzac lui-meme quand il eut entendu ces mots fatidiques: "Le presbytere n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son eclat...?" Decidement, mon ami avait le don de se faire comprendre des gens avec des phrases tout a fait incomprehensibles. Je lui en fis l'observation et il voulut bien sourire. J'eusse prefere qu'il daignat me donner quelque explication, mais il avait mis un doigt sur sa bouche, ce qui signifiait evidemment que non seulement il s'interdisait de parler, mais encore qu'il me recommandait le silence. Entre temps, l'homme, poussant une petite porte, avait crie qu'on lui apportat une demi-douzaine d'oeufs et "le morceau de faux filet". La commission fut bientot faite par une jeune femme fort accorte, aux admirables cheveux blonds et dont les beaux grands yeux doux nous regarderent avec curiosite. L'aubergiste lui dit d'une voix rude: "Va-t'en! Et si l'homme vert s'en vient, que je ne te voie pas!" Et elle disparut, Rouletabille s'empara des oeufs qu'on lui apporta dans un bol et de la viande qu'on lui servit sur un plat, placa le tout precautionneusement a cote de lui, dans la cheminee, decrocha une poele et un gril pendus dans l'atre et commenca de battre notre omelette en attendant qu'il fit griller notre bifteck. Il commanda encore a l'homme deux bonnes bouteilles de cidre et semblait s'occuper aussi peu de son hote que son hote s'occupait de lui. L'homme tantot le couvait des yeux et tantot me regardait avec un air d'anxiete qu'il essayait en vain de dissimuler. Il nous laissa faire notre cuisine et mit notre couvert aupres d'une fenetre. Tout a coup je l'entendis qui murmurait: "Ah! le voila!" Et, la figure changee, n'exprimant plus qu'une haine atroce, il alla se coller contre la fenetre, regardant la route. Je n'eus point besoin d'avertir Rouletabille. Le jeune homme avait deja lache son omelette et rejoignait l'hote a la fenetre. J'y fus avec lui. Un homme, tout habille de velours vert, la tete prise dans une casquette ronde de meme couleur, s'avancait, a pas tranquilles sur la route, en fumant sa pipe. Il portait un fusil en bandouliere et montrait dans ses mouvements une aisance presque aristocratique. Cet homme pouvait avoir quarante-cinq ans. Les cheveux et la moustache etaient gris-sel. Il etait remarquablement beau. Il portait binocle. Quand il passa pres de l'auberge, il parut hesiter, se demandant s'il entrerait, jeta un regard de notre cote, lacha quelques bouffees de sa pipe et d'un meme pas nonchalant reprit sa promenade. Rouletabille et moi nous regardames l'hote. Ses yeux fulgurants, ses poings fermes, sa bouche fremissante, nous renseignaient sur les sentiments tumultueux qui l'agitaient. "Il a bien fait de ne pas entrer aujourd'hui! siffla-t-il. -- Quel est cet homme? demanda Rouletabille, en retournant a son omelette. -- "L'homme vert!" gronda l'aubergiste... Vous ne le connaissez pas? Tant mieux pour vous. C'est pas une connaissance a faire... Eh ben, c'est l'garde a M. Stangerson. -- Vous ne paraissez pas l'aimer beaucoup? demanda le reporter en versant son omelette dans la poele. -- Personne ne l'aime dans le pays, monsieur; et puis c'est un fier, qui a du avoir de la fortune autrefois; et il ne pardonne a personne de s'etre vu force, pour vivre, de devenir domestique. Car un garde, c'est un larbin comme un autre! n'est-ce pas? Ma parole! on dirait que c'est lui qui est le maitre du Glandier, que toutes les terres et tous les bois lui appartiennent. Il ne permettrait pas a un pauvre de dejeuner d'un morceau de pain sur l'herbe, "sur son herbe"! -- Il vient quelquefois ici? -- Il vient trop. Mais je lui ferai bien comprendre que sa figure ne me revient pas. Il y a seulement un mois, il ne m'embetait pas! L'auberge du "Donjon" n'avait jamais existe pour lui! ... Il n'avait pas le temps! Fallait-il pas qu'il fasse sa cour a l'hotesse des "Trois Lys", a Saint-Michel. Maintenant qu'il y a eu de la brouille dans les amours, il cherche a passer le temps ailleurs... Coureur de filles, trousseur de jupes, mauvais gars... Y a pas un honnete homme qui puisse le supporter, cet homme-la... Tenez, les concierges du chateau ne pouvaient pas le voir en peinture, "l'homme vert! ..." -- Les concierges du chateau sont donc d'honnetes gens, monsieur l'aubergiste? -- Appelez-moi donc pere Mathieu; c'est mon nom... Eh ben, aussi vrai que je m'appelle Mathieu, oui m'sieur, j'les crois honnetes. -- On les a pourtant arretes. -- Que-que ca prouve? Mais je ne veux pas me meler des affaires du prochain... -- Et qu'est-ce que vous pensez de l'assassinat? -- De l'assassinat de cette pauvre mademoiselle? Une brave fille, allez, et qu'on aimait bien dans le pays. C'que j'en pense? -- Oui, ce que vous en pensez. -- Rien... et bien des choses... Mais ca ne regarde personne. -- Pas meme moi?" insista Rouletabille. L'aubergiste le regarda de cote, grogna, et dit: "Pas meme vous..." L'omelette etait prete; nous nous mimes a table et nous mangions en silence, quand la porte d'entree fut poussee et une vieille femme, habillee de haillons, appuyee sur un baton, la tete branlante, les cheveux blancs qui pendaient en meches folles sur le front encrasse, se montra sur le seuil. "Ah! vous v'la, la mere Agenoux! Y a longtemps qu'on ne vous a vue, fit notre hote. -- J'ai ete bien malade, toute prete a mourir, dit la vieille. Si quelquefois vous aviez des restes pour la "Bete du Bon Dieu"...? Et elle penetra dans l'auberge, suivie d'un chat si enorme que je ne soupconnais pas qu'il put en exister de cette taille. La bete nous regarda et fit entendre un miaulement si desespere que je me sentis frissonner. Je n'avais jamais entendu un cri aussi lugubre. Comme s'il avait ete attire par ce cri, un homme entra, derriere la vieille. C'etait "l'homme vert". Il nous salua d'un geste de la main a sa casquette et s'assit a la table voisine de la notre. "Donnez-moi un verre de cidre, pere Mathieu." Quand "l'homme vert" etait entre, le pere Mathieu avait eu un mouvement violent de tout son etre vers le nouveau venu; mais, visiblement, il se dompta et repondit: "Y a plus de cidre, j'ai donne les dernieres bouteilles a ces messieurs. -- Alors donnez-moi un verre de vin blanc, fit "l'homme vert" sans marquer le moindre etonnement. -- Y a plus de vin blanc, y a plus rien!" Le pere Mathieu repeta, d'une voix sourde: "Y a plus rien! -- Comment va Mme Mathieu?" L'aubergiste, a cette question de "l'homme vert", serra les poings, se retourna vers lui, la figure si mauvaise que je crus qu'il allait frapper, et puis il dit: "Elle va bien, merci." Ainsi, la jeune femme aux grands yeux doux que nous avions vue tout a l'heure etait l'epouse de ce rustre repugnant et brutal, et dont tous les defauts physiques semblaient domines par ce defaut moral: La jalousie. Claquant la porte, l'aubergiste quitta la piece. La mere Agenoux etait toujours la debout, appuyee sur son baton et le chat au bas de ses jupes. "L'homme vert" lui demanda: "Vous avez ete malade, mere Agenoux, qu'on ne vous a pas vue depuis bientot huit jours? -- Oui, m'sieur l'garde. Je ne me suis levee que trois fois pour aller prier sainte Genevieve, notre bonne patronne, et l'reste du temps, j'ai ete etendue sur mon grabat. Il n'y a eu pour me soigner que la "Bete du Bon Dieu!" -- Elle ne vous a pas quittee? -- Ni jour ni nuit. -- Vous en etes sure? -- Comme du paradis. -- Alors, comment ca se fait-il, mere Agenoux, qu'on n'ait entendu que le cri de la "Bete du BonDieu" toute la nuit du crime?" La mere Agenoux alla se planter face au garde, et frappa le plancher de son baton: "Je n'en sais rien de rien. Mais, voulez-vous que j'vous dise? Il n'y a pas deux betes au monde qui ont ce cri-la... Eh bien, moi aussi, la nuit du crime, j'ai entendu, au dehors, le cri de la "Bete du Bon Dieu"; et pourtant elle etait sur mes genoux, m'sieur le garde, et elle n'a pas miaule une seule fois, je vous le jure. Je m'suis signee, quand j'ai entendu ca, comme si j'entendais l'diable!" Je regardais le garde pendant qu'il posait cette derniere question, et je me trompe fort si je n'ai pas surpris sur ses levres un mauvais sourire goguenard. A ce moment, le bruit d'une querelle aigue parvint jusqu'a nous. Nous crumes meme percevoir des coups sourds, comme si l'on battait, comme si l'on assommait quelqu'un. "L'homme vert" se leva et courut resolument a la porte, a cote de l'atre, mais celle-ci s'ouvrit et l'aubergiste, apparaissant, dit au garde: "Ne vous effrayez pas, m'sieur le garde; c'est ma femme qu'a mal aux dents!" Et il ricana. "Tenez, mere Agenoux, v'la du mou pour vot'chat." Il tendit a la vieille un paquet; la vieille s'en empara avidement et sortit, toujours suivie de son chat. "L'homme vert" demanda: "Vous ne voulez rien me servir?" Le pere Mathieu ne retint plus l'expression de sa haine: "Y a rien pour vous! Y a rien pour vous! Allez-vous-en! ..." "L'homme vert", tranquillement, bourra sa pipe, l'alluma, nous salua et sortit. Il n'etait pas plutot sur le seuil que Mathieu lui claquait la porte dans le dos et, se retournant vers nous, les yeux injectes de sang, la bouche ecumante, nous sifflait, le poing tendu vers cette porte qui venait de se fermer sur l'homme qu'il detestait: "Je ne sais pas qui vous etes, vous qui venez me dire: "Maintenant va falloir manger du saignant." Mais si ca vous interesse: l'assassin, le v'la!" Aussitot qu'il eut ainsi parle, le pere Mathieu nous quitta. Rouletabille retourna vers l'atre, et dit: "Maintenant, nous allons griller notre bifteck. Comment trouvez- vous le cidre? Un peu dur, comme je l'aime." Ce jour-la, nous ne revimes plus Mathieu et un grand silence regnait dans l'auberge quand nous la quittames, apres avoir laisse cinq francs sur notre table, en paiement de notre festin. Rouletabille me fit aussitot faire pres d'une lieue autour de la propriete du professeur Stangerson. Il s'arreta dix minutes, au coin d'un petit chemin tout noir de suie, aupres des cabanes de charbonniers qui se trouvent dans la partie de la foret de Sainte- Genevieve, qui touche a la route allant d'Epinay a Corbeil, et me confia que l'assassin avait certainement passe par la, "vu l'etat des chaussures grossieres", avant de penetrer dans la propriete et d'aller se cacher dans le bosquet. "Vous ne croyez donc pas que le garde a ete dans l'affaire? interrompis-je. -- Nous verrons cela plus tard, me repondit-il. Pour le moment, ce que l'aubergiste a dit de cet homme ne m'occupe pas. Il en a parle avec sa haine. Ce n'est pas pour l'"homme vert" que je vous ai emmene dejeuner au "Donjon". Ayant ainsi parle, Rouletabille, avec de grandes precautions, se glissa -- et je me glissai derriere lui -- jusqu'a la batisse, qui, pres de la grille, servait de logement aux concierges, arretes le matin meme. Il s'introduisit, avec une acrobatie que j'admirai, dans la maisonnette, par une lucarne de derriere restee ouverte, et en ressortit dix minutes plus tard en disant ce mot qui signifiait, dans sa bouche, tant de choses: "Parbleu!" Dans le moment que nous allions reprendre le chemin du chateau, il y eut un grand mouvement a la grille. Une voiture arrivait, et, du chateau, on venait au-devant d'elle. Rouletabille me montra un homme qui en descendait: "Voici le chef de la Surete; nous allons voir ce que Frederic Larsan a dans le ventre, et s'il est plus malin qu'un autre..." Derriere la voiture du chef de la Surete, trois autres voitures suivaient, remplies de reporters qui voulurent, eux aussi, entrer dans le parc. Mais on mit a la grille deux gendarmes, avec defense de laisser passer. Le chef de la Surete calma leur impatience en prenant l'engagement de donner, le soir meme, a la presse, le plus de renseignements qu'il pourrait, sans gener le cours de l'instruction. XI Ou Frederic Larsan explique comment l'assassin a pu sortir de la Chambre Jaune. Dans la masse de papiers, documents, memoires, extraits de journaux, pieces de justice dont je dispose relativement au "Mystere de la Chambre Jaune", se trouve un morceau des plus interessants. C'est la narration du fameux interrogatoire des interesses qui eut lieu, cet apres-midi-la, dans le laboratoire du professeur Stangerson, devant le chef de la Surete. Cette narration est due a la plume de M. Maleine, le greffier, qui, tout comme le juge d'instruction, faisait, a ses moments perdus, de la litterature. Ce morceau devait faire partie d'un livre qui n'a jamais paru et qui devait s'intituler: _Mes interrogatoires_. Il m'a ete donne par le greffier lui-meme, quelque temps apres le "denouement inoui" de ce proces unique dans les fastes juridiques. Le voici. Ce n'est plus une seche transcription de demandes et de reponses. Le greffier y relate souvent ses impressions personnelles. _La narration du greffier:_ Depuis une heure, raconte le greffier, le juge d'instruction et moi, nous nous trouvions dans la "Chambre Jaune", avec l'entrepreneur qui avait construit, sur les plans du professeur Stangerson, le pavillon. L'entrepreneur etait venu avec un ouvrier. M. de Marquet avait fait nettoyer entierement les murs, c'est-a-dire qu'il avait fait enlever par l'ouvrier tout le papier qui les decorait. Des coups de pioches et de pics, ca et la, nous avaient demontre l'inexistence d'une ouverture quelconque. Le plancher et le plafond avaient ete longuement sondes. Nous n'avions rien decouvert. Il n'y avait rien a decouvrir. M. de Marquet paraissait enchante et ne cessait de repeter: "Quelle affaire! monsieur l'entrepreneur, quelle affaire! Vous verrez que nous ne saurons jamais comment l'assassin a pu sortir de cette chambre-la!" Tout a coup, M. de Marquet, la figure rayonnante, parce qu'il ne comprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir etait de chercher a comprendre, et il appela le brigadier de gendarmerie. "Brigadier, fit-il, allez donc au chateau et priez M. Stangerson et M. Robert Darzac de venir me rejoindre dans le laboratoire, ainsi que le pere Jacques, et faites-moi amener aussi, par vos hommes, les deux concierges." Cinq minutes plus tard, tout ce monde fut reuni dans le laboratoire. Le chef de la Surete, qui venait d'arriver au Glandier, nous rejoignit aussi dans ce moment. J'etais assis au bureau de M. Stangerson, pret au travail, quand M. de Marquet nous tint ce petit discours, aussi original qu'inattendu: "Si vous le voulez, messieurs, disait-il, puisque les interrogatoires ne donnent rien, nous allons abandonner, pour une fois, le vieux systeme des interrogatoires. Je ne vous ferai point venir devant moi a tour de role; non. Nous resterons tous ici: M. Stangerson, M. Robert Darzac, le pere Jacques, les deux concierges, M. le chef de la Surete, M. le greffier et moi! Et nous serons la, tous, "au meme titre"; les concierges voudront bien oublier un instant qu'ils sont arretes. "Nous allons causer!" Je vous ai fait venir "pour causer". Nous sommes sur les lieux du crime; eh bien, de quoi causerions-nous si nous ne causions pas du crime? Parlons-en donc! Parlons-en! Avec abondance, avec intelligence, ou avec stupidite. Disons tout ce qui nous passera par la tete! Parlons sans methode, puisque la methode ne nous reussit point. J'adresse une fervente priere au dieu hasard, le hasard de nos conceptions! Commencons! ... Sur quoi, en passant devant moi, il me dit, a voix basse: "Hein! croyez-vous, quelle scene! Auriez-vous imagine ca, vous? J'en ferai un petit acte pour le Vaudeville." Et il se frottait les mains avec jubilation. Je portai les yeux sur M. Stangerson. L'espoir que devait faire naitre en lui le dernier bulletin des medecins qui avaient declare que Mlle Stangerson pourrait survivre a ses blessures, n'avait pas efface de ce noble visage les marques de la plus grande douleur. Cet homme avait cru sa fille morte, et il en etait encore tout ravage. Ses yeux bleus si doux et si clairs etaient alors d'une infinie tristesse. J'avais eu l'occasion, plusieurs fois, dans des ceremonies publiques, de voir M. Stangerson. J'avais ete, des l'abord, frappe par son regard, si pur qu'il semblait celui d'un enfant: regard de reve, regard sublime et immateriel de l'inventeur ou du fou. Dans ces ceremonies, derriere lui ou a ses cotes, on voyait toujours sa fille, car ils ne se quittaient jamais, disait-on, partageant les memes travaux depuis de longues annees. Cette vierge, qui avait alors trente-cinq ans et qui en paraissait a peine trente, consacree tout entiere a la science, soulevait encore l'admiration par son imperiale beaute, restee intacte, sans une ride, victorieuse du temps et de l'amour. Qui m'eut dit alors que je me trouverais, un jour prochain, au chevet de son lit, avec mes paperasses, et que je la verrais, presque expirante, nous raconter, avec effort, le plus monstrueux et le plus mysterieux attentat que j'ai oui de ma carriere? Qui m'eut dit que je me trouverais, comme cet apres-midi-la, en face d'un pere desespere cherchant en vain a s'expliquer comment l'assassin de sa fille avait pu lui echapper? A quoi sert donc le travail silencieux, au fond de la retraite obscure des bois, s'il ne vous garantit point de ces grandes catastrophes de la vie et de la mort, reservees d'ordinaire a ceux d'entre les hommes qui frequentent les passions de la ville? "Voyons! monsieur Stangerson, fit M. de Marquet, avec un peu d'importance; placez-vous exactement a l'endroit ou vous etiez quand Mlle Stangerson vous a quitte pour entrer dans sa chambre." M. Stangerson se leva et, se placant a cinquante centimetres de la porte de la "Chambre Jaune", il dit d'une voix sans accent, sans couleur, d'une voix que je qualifierai de morte: "Je me trouvais ici. Vers onze heures, apres avoir procede, sur les fourneaux du laboratoire, a une courte experience de chimie, j'avais fait glisser mon bureau jusqu'ici, car le pere Jacques, qui passa la soiree a nettoyer quelques-uns de mes appareils, avait besoin de toute la place qui se trouvait derriere moi. Ma fille travaillait au meme bureau que moi. Quand elle se leva, apres m'avoir embrasse et souhaite le bonsoir au pere Jacques, elle dut, pour entrer dans sa chambre, se glisser assez difficilement entre mon bureau et la porte. C'est vous dire que j'etais bien pres du lieu ou le crime allait se commettre. -- Et ce bureau? interrompis-je, obeissant, en me melant a cette "conversation", aux desirs exprimes par mon chef, ... et ce bureau, aussitot que vous eutes, monsieur Stangerson, entendu crier: "A l'assassin!" et qu'eurent eclate les coups de revolver... ce bureau, qu'est-il devenu?" Le pere Jacques repondit: "Nous l'avons rejete contre le mur, ici, a peu pres ou il est en ce moment, pour pouvoir nous precipiter a l'aise sur la porte, m'sieur le greffier..." Je suivis mon raisonnement, auquel, du reste, je n'attachais qu'une importance de faible hypothese: "Le bureau etait si pres de la chambre qu'un homme, sortant, courbe, de la chambre et se glissant sous le bureau, aurait pu passer inapercu? -- Vous oubliez toujours, interrompit M. Stangerson, avec lassitude, que ma fille avait ferme sa porte a clef et au verrou, _que_ _la porte est restee fermee_, que nous sommes restes a lutter contre cette porte des l'instant ou l'assassinat commencait, _que nous etions deja sur la porte alors que la lutte de l'assassin et de ma pauvre enfant continuait, que les bruits de cette lutte nous parvenaient encore et que nous entendions raler ma malheureuse fille sous l'etreinte des doigts dont son cou a conserve la marque sanglante_. Si rapide qu'ait ete l'attaque, nous avons ete aussi rapides qu'elle et nous nous sommes trouves immediatement derriere cette porte qui nous separait du drame." Je me levai et allai a la porte que j'examinai a nouveau avec le plus grand soin. Puis je me relevai et fis un geste de decouragement. "Imaginez, dis-je, que le panneau inferieur de cette porte ait pu etre ouvert _sans que la porte ait ete dans la necessite de s'ouvrir_, et le probleme serait resolu! Mais, malheureusement, cette derniere hypothese est inadmissible, apres l'examen de la porte. C'est une solide et epaisse porte de chene constituee de telle sorte qu'elle forme un bloc inseparable... C'est tres visible, malgre les degats qui ont ete causes par ceux qui l'ont enfoncee... -- Oh! fit le pere Jacques... c'est une vieille et solide porte du chateau qu'on a transportee ici... une porte comme on n'en fait plus maintenant. Il nous a fallu cette barre de fer pour en avoir raison, a quatre... car la concierge s'y etait mise aussi, comme une brave femme qu'elle est, m'sieur l'juge! C'est tout de meme malheureux de les voir en prison, a c't'heure!" Le pere Jacques n'eut pas plutot prononce cette phrase de pitie et de protestation que les pleurs et les jeremiades des deux concierges recommencerent. Je n'ai jamais vu de prevenus aussi larmoyants. J'en etais profondement degoute[1]. Meme en admettant leur innocence, je ne comprenais pas que deux etres pussent a ce point manquer de caractere devant le malheur. Une nette attitude, dans de pareils moments, vaut mieux que toutes les larmes et que tous les desespoirs, lesquels, le plus souvent, sont feints et hypocrites. "Eh! s'ecria M. de Marquet, encore une fois, assez de piailler comme ca! et dites-nous, dans votre interet, ce que vous faisiez, a l'heure ou l'on assassinait votre maitresse, sous les fenetres du pavillon! Car vous etiez tout pres du pavillon quand le pere Jacques vous a rencontres... -- Nous venions au secours!" gemirent-ils. Et la femme, entre deux hoquets, glapit: "Ah! si nous le tenions, l'assassin, nous lui ferions passer le gout du pain! ..." Et nous ne pumes, une fois de plus, leur tirer deux phrases sensees de suite. Ils continuerent de nier avec acharnement, d'attester le bon Dieu et tous les saints qu'ils etaient dans leur lit quand ils avaient entendu un coup de revolver. "Ce n'est pas un, mais deux coups qui ont ete tires. Vous voyez bien que vous mentez. Si vous avez entendu l'un, vous devez avoir entendu l'autre! -- Mon Dieu! m'sieur le juge, nous n'avons entendu que le second. Nous dormions encore bien sur quand on a tire le premier... -- Pour ca, on en a tire deux! fit le pere Jacques. Je suis sur, moi, que toutes les cartouches de mon revolver etaient intactes; nous avons retrouve deux cartouches brulees, deux balles, et nous avons entendu deux coups de revolver, derriere la porte. N'est-ce pas, monsieur Stangerson? -- Oui, fit le professeur, deux coups de revolver, un coup sourd d'abord, puis un coup eclatant. -- Pourquoi continuez-vous a mentir? s'ecria M. de Marquet, se retournant vers les concierges. Croyez-vous la police aussi bete que vous! Tout prouve que vous etiez dehors, pres du pavillon, au moment du drame. Qu'y faisiez-vous? Vous ne voulez pas le dire? Votre silence atteste votre complicite! Et, quant a moi, fit-il, en se tournant vers M. Stangerson... quant a moi, je ne puis m'expliquer la fuite de l'assassin que par l'aide apportee par ces deux complices. Aussitot que la porte a ete defoncee, pendant que vous, monsieur Stangerson, vous vous occupiez de votre malheureuse enfant, le concierge et sa femme facilitaient la fuite du miserable qui se glissait derriere eux, parvenait jusqu'a la fenetre du vestibule et sautait dans le parc. Le concierge refermait la fenetre et les volets derriere lui. _Car, enfin, ces volets ne se sont_ _pas fermes tout seuls!_ Voila ce que j'ai trouve... Si quelqu'un a imagine autre chose, qu'il le dise! ... M. Stangerson intervint: "C'est impossible! Je ne crois pas a la culpabilite ni a la complicite de mes concierges, bien que je ne comprenne pas ce qu'ils faisaient dans le parc a cette heure avancee de la nuit. Je dis: c'est impossible! parce que la concierge tenait la lampe et n'a pas bouge du seuil de la chambre; parce que, moi, sitot la porte defoncee, je me mis a genoux pres du corps de mon enfant, _et qu'il etait impossible que l'on sortit ou que l'on entrat de cette chambre par cette porte sans enjamber le corps de ma fille et sans_ _me bousculer, moi!_ C'est impossible, parce que le pere Jacques et le concierge n'ont eu qu'a jeter un regard dans cette chambre et sous le lit, comme je l'ai fait en entrant, pour voir qu'il n'y avait plus personne, dans la chambre, que ma fille a l'agonie. -- Que pensez-vous, vous, monsieur Darzac, qui n'avez encore rien dit?" demanda le juge. M. Darzac repondit qu'il ne pensait rien. "Et vous, monsieur le chef de la Surete?" M. Dax, le chef de la Surete, avait jusqu'alors uniquement ecoute et examine les lieux. Il daigna enfin desserrer les dents: "Il faudrait, en attendant que l'on trouve le criminel, decouvrir le mobile du crime. Cela nous avancerait un peu, fit-il. -- Monsieur le chef de la Surete, le crime apparait bassement passionnel, repliqua M. de Marquet. Les traces laissees par l'assassin, le mouchoir grossier et le beret ignoble nous portent a croire que l'assassin n'appartenait point a une classe de la societe tres elevee. Les concierges pourraient peut-etre nous renseigner la dessus..." Le chef de la Surete continua, se tournant vers M. Stangerson et sur ce ton froid qui est la marque, selon moi, des solides intelligences et des caracteres fortement trempes. "Mlle Stangerson ne devait-elle pas prochainement se marier?" Le professeur regarda douloureusement M. Robert Darzac. "Avec mon ami que j'eusse ete heureux d'appeler mon fils... avec M. Robert Darzac... -- Mlle Stangerson va beaucoup mieux et se remettra rapidement de ses blessures. C'est un mariage simplement retarde, n'est-ce pas, monsieur? insista le chef de la Surete. -- Je l'espere. -- Comment! Vous n'en etes pas sur?" M. Stangerson se tut. M. Robert Darzac parut agite, ce que je vis a un tremblement de sa main sur sa chaine de montre, car rien ne m'echappe. M. Dax toussotta comme faisait M. de Marquet quand il etait embarrasse. "Vous comprendrez, monsieur Stangerson, dit-il, que, dans une affaire aussi embrouillee, nous ne pouvons rien negliger; que nous devons tout savoir, meme la plus petite, la plus futile chose se rapportant a la victime... le renseignement, en apparence, le plus insignifiant... Qu'est-ce donc qui vous a fait croire que, dans la quasi-certitude, ou nous sommes maintenant, que Mlle Stangerson vivra, ce mariage pourra ne pas avoir lieu? Vous avez dit: "j'espere." Cette esperance m'apparait comme un doute. Pourquoi doutez-vous?" M. Stangerson fit un visible effort sur lui-meme: "Oui, monsieur, finit-il par dire. Vous avez raison. Il vaut mieux que vous sachiez une chose qui semblerait avoir de l'importance si je vous la cachais. M. Robert Darzac sera, du reste, de mon avis." M. Darzac, dont la paleur, a ce moment, me parut tout a fait anormale, fit signe qu'il etait de l'avis du professeur. Pour moi, si M. Darzac ne repondait que par signe, c'est qu'il etait incapable de prononcer un mot. "Sachez donc, monsieur le chef de la Surete, continua M. Stangerson, que ma fille avait jure de ne jamais me quitter et tenait son serment malgre toutes mes prieres, car j'essayai plusieurs fois de la decider au mariage, comme c'etait mon devoir. Nous connumes M. Robert Darzac de longues annees. M. Robert Darzac aime ma fille. Je pus croire, un moment, qu'il en etait aime, puisque j'eus la joie recente d'apprendre de la bouche meme de ma fille qu'elle consentait enfin a un mariage que j'appelais de tous mes voeux. Je suis d'un grand age, monsieur, et ce fut une heure benie que celle ou je connus enfin qu'apres moi Mlle Stangerson aurait a ses cotes, pour l'aimer et continuer nos travaux communs, un etre que j'aime et que j'estime pour son grand coeur et pour sa science. Or, monsieur le chef de la Surete, deux jours avant le crime, par je ne sais quel retour de sa volonte, ma fille m'a declare qu'elle n'epouserait pas M. Robert Darzac." Il y eut ici un silence pesant. La minute etait grave. M Dax reprit: "Et Mlle Stangerson ne vous a donne aucune explication, ne vous a point dit pour quel motif? ... -- Elle m'a dit qu'elle etait trop vieille maintenant pour se marier... qu'elle avait attendu trop longtemps... qu'elle avait bien reflechi... qu'elle estimait et meme qu'elle aimait M. Robert Darzac... mais qu'il valait mieux que les choses en restassent la... que l'on continuerait le passe... qu'elle serait heureuse meme de voir les liens de pure amitie qui nous attachaient a M. Robert Darzac nous unir d'une facon encore plus etroite, mais qu'il fut bien entendu qu'on ne lui parlerait jamais plus de mariage. -- Voila qui est etrange! murmura M Dax. -- Etrange",repeta M. de Marquet. M. Stangerson, avec un pale et glace sourire, dit: "Ce n'est point de ce cote, monsieur, que vous trouverez le mobile du crime." M Dax: "En tout cas, fit-il d'une voix impatiente, le mobile n'est pas le vol! -- Oh! nous en sommes surs!", s'ecria le juge d'instruction. A ce moment la porte du laboratoire s'ouvrit et le brigadier de gendarmerie apporta une carte au juge d'instruction. M. de Marquet lut et poussa une sourde exclamation;puis: "Ah! voila qui est trop fort! -- Qu'est-ce? demanda le chef de la Surete. -- La carte d'un petit reporter de _L'Epoque_, M. Joseph Rouletabille, et ces mots: "L'un des mobiles du crime a ete le vol!" Le chef de la Surete sourit: "Ah! Ah! le jeune Rouletabille... j'en ai deja entendu parler... il passe pour ingenieux... Faites-le donc entrer, monsieur le juge d'instruction." Et l'on fit entrer M. Joseph Rouletabille. J'avais fait sa connaissance dans le train qui nous avait amenes, ce matin-la, a Epinay-sur-Orge. Il s'etait introduit, presque malgre moi, dans notre compartiment et j'aime mieux dire tout de suite que ses manieres et sa desinvolture, et la pretention qu'il semblait avoir de comprendre quelque chose dans une affaire ou la justice ne comprenait rien, me l'avaient fait prendre en grippe. Je n'aime point les journalistes. Ce sont des esprits brouillons et entreprenants qu'il faut fuir comme la peste. Cette sorte de gens se croit tout permis et ne respecte rien. Quand on a eu le malheur de leur accorder quoi que ce soit et de se laisser approcher par eux, on est tout de suite deborde et il n'est point d'ennuis que l'on ne doive redouter. Celui-ci paraissait une vingtaine d'annees a peine, et le toupet avec lequel il avait ose nous interroger et discuter avec nous me l'avait rendu particulierement odieux. Du reste, il avait une facon de s'exprimer qui attestait qu'il se moquait outrageusement de nous. Je sais bien que le journal _L'Epoque_ est un organe influent avec lequel il faut savoir "composer", mais encore ce journal ferait bien de ne point prendre ses redacteurs a la mamelle. M. Joseph Rouletabille entra donc dans le laboratoire, nous salua et attendit que M. de Marquet lui demandat de s'expliquer. "Vous pretendez, monsieur, dit celui-ci, que vous connaissez le mobile du crime, et que ce mobile, contre toute evidence, serait le vol? -- Non, monsieur le juge d'instruction, je n'ai point pretendu cela. Je ne dis pas que le mobile du crime a ete le vol _et je ne le_ _crois pas._ -- Alors, que signifie cette carte? -- Elle signifie que _l'un des mobiles_ du crime a ete le vol. Qu'est-ce qui vous a renseigne? -- Ceci! si vous voulez bien m'accompagner." Et le jeune homme nous pria de le suivre dans le vestibule, ce que nous fimes. La, il se dirigea du cote du lavatory et pria M. le juge d'instruction de se mettre a genoux a cote de lui. Ce lavatory recevait du jour par sa porte vitree et, quand la porte etait ouverte, la lumiere qui y penetrait etait suffisante pour l'eclairer parfaitement. M. de Marquet et M Joseph Rouletabille s'agenouillerent sur le seuil. Le jeune homme montrait un endroit de la dalle. "Les dalles du lavatory n'ont point ete lavees par le pere Jacques, fit-il, depuis un certain temps; cela se voit a la couche de poussiere qui les recouvre. Or, voyez, a cet endroit, la marque de deux larges semelles et de cette cendre noire qui accompagne partout les pas de l'assassin. Cette cendre n'est point autre chose que la poussiere de charbon qui couvre le sentier que l'on doit traverser pour venir directement, a travers la foret, d'Epinay au Glandier. Vous savez qu'a cet endroit il y a un petit hameau de charbonniers et qu'on y fabrique du charbon de bois en grande quantite. Voila ce qu'a du faire l'assassin: il a penetre ici l'apres-midi quand il n'y eut plus personne au pavillon, et il a perpetre son vol. -- Mais quel vol? Ou voyez-vous le vol? Qui vous prouve le vol? nous ecriames nous tous en meme temps. -- Ce qui m'a mis sur la trace du vol, continua le journaliste... -- C'est ceci! interrompit M. de Marquet, toujours a genoux. -- Evidemment", fit M. Rouletabille. Et M. de Marquet expliqua qu'il y avait, en effet, sur la poussiere des dalles, a cote de la trace des deux semelles, l'empreinte fraiche d'un lourd paquet rectangulaire, et qu'il etait facile de distinguer la marque des ficelles qui l'enserraient... "Mais vous etes donc venu ici, monsieur Rouletabille; j'avais pourtant ordonne au pere Jacques de ne laisser entrer personne; il avait la garde du pavillon. -- Ne grondez pas le pere Jacques, je suis venu ici avec M. Robert Darzac. -- Ah! vraiment..." s'exclama M. de Marquet mecontent, et jetant un regard de cote a M. Darzac, lequel restait toujours silencieux. "Quand j'ai vu la trace du paquet a cote de l'empreinte des semelles, je n'ai plus doute du vol, reprit M. Rouletabille. Le voleur n'etait pas venu avec un paquet... Il avait fait, ici, ce paquet, avec les objets voles sans doute, et il l'avait depose dans ce coin, dans le dessein de l'y reprendre au moment de sa fuite; _il_ _avait depose aussi, a cote de son paquet, ses lourdes chaussures;_ car, regardez, aucune trace de pas ne conduit a ces chaussures, et les semelles sont a cote l'une de l'autre, _comme des semelles au repos et vides de leurs pieds. _Ainsi comprendrait-on que l'assassin, quand il s'enfuit de la "Chambre Jaune", n'a laisse aucune trace de ses pas dans le laboratoire ni dans le vestibule. Apres avoir penetre _avec ses chaussures_ dans la "Chambre Jaune", il les y a defaites, sans doute parce qu'elles le genaient ou parce qu'il voulait faire le moins de bruit possible. La marque de son passage _aller_ a travers le vestibule et le laboratoire a ete effacee par le lavage subsequent du pere Jacques, ce qui nous mene a faire entrer l'assassin dans le pavillon par la fenetre ouverte du vestibule lors de la premiere absence du pere Jacques, avant le lavage qui a eu lieu a cinq heure et demie! "L'assassin, apres qu'il eut defait ses chaussures, qui, certainement le genaient, les a portees a la main dans le lavatory et les y a deposees du seuil, car, sur la poussiere du lavatory, il n'y a pas trace de pieds nus ou enfermes dans des chaussettes, _ou_ _encore dans d'autres chaussures_. Il a donc depose ses chaussures a cote de son paquet. Le vol etait deja, a ce moment, accompli. Puis l'homme retourne a la "Chambre Jaune" et s'y glisse alors sous le lit ou la trace de son corps est parfaitement visible sur le plancher et meme sur la natte qui a ete, a cet endroit, legerement roulee et tres froissee. Des brins de paille meme, fraichement arraches, temoignent egalement du passage de l'assassin sous le lit... -- Oui, oui, cela nous le savons... dit M. de Marquet. -- Ce retour sous le lit prouve que le vol, continua cet etonnant gamin de journaliste, _n'etait point le seul mobile de la_ _venue de l'homme_. Ne me dites point qu'il s'y serait aussitot refugie en apercevant, par la fenetre du vestibule, soit le pere Jacques, soit M. et Mlle Stangerson s'appretant a rentrer dans le pavillon. Il etait beaucoup plus facile pour lui de grimper au grenier, et, cache, d'attendre une occasion de se sauver, _si son_ _dessein n'avait ete que de fuir._ Non! Non! _Il fallait que l'assassin_ _fut dans la "Chambre Jaune"..._ Ici, le chef de la Surete intervint: "Ca n'est pas mal du tout, cela, jeune homme! mes felicitations... et si nous ne savons pas encore comment l'assassin est parti, nous suivons deja, pas a pas, son entree ici, et nous voyons ce qu'il y a fait: il a vole. Mais qu'a-t-il donc vole? -- Des choses extremement precieuses", repondit le reporter. A ce moment, nous entendimes un cri qui partait du laboratoire. Nous nous y precipitames, et nous y trouvames M. Stangerson qui, les yeux hagards, les membres agites, nous montrait une sorte de meuble-bibliotheque qu'il venait d'ouvrir et qui nous apparut vide. Au meme instant, il se laissa aller dans le grand fauteuil qui etait pousse devant le bureau et gemit: "Encore une fois, je suis vole..." Et puis une larme, une lourde larme, coula sur sa joue: "Surtout, dit-il, qu'on ne dise pas un mot de ceci a ma fille... Elle serait encore plus peinee que moi..." Il poussa un profond soupir, et, sur le ton d'une douleur que je n'oublierai jamais: "Qu'importe, apres tout... _pourvu qu'elle vive! ..._ -- Elle vivra! dit, d'une voix etrangement touchante, Robert Darzac. -- Et nous vous retrouverons les objets voles, fit M Dax. Mais qu'y avait-il dans ce meuble? -- Vingt ans de ma vie, repondit sourdement l'illustre professeur, ou plutot de notre vie, a ma fille et a moi. Oui, nos plus precieux documents, les relations les plus secretes sur nos experiences et sur nos travaux, depuis vingt ans, etaient enfermes la. C'etait une veritable selection parmi tant de documents dont cette piece est pleine. C'est une perte irreparable pour nous, et, j'ose dire, pour la science. Toutes les etapes par lesquelles j'ai du passer pour arriver a la preuve decisive de l'aneantissement de la matiere, avaient ete, par nous, soigneusement enoncees, etiquetees, annotees, illustrees de photographies et de dessins. Tout cela etait range la. Le plan de trois nouveaux appareils, l'un pour etudier la deperdition, sous l'influence de la lumiere ultra-violette, des corps prealablement electrises; l'autre qui devait rendre visible la deperdition electrique sous l'action des particules de matiere dissociee contenue dans les gaz des flammes; un troisieme, tres ingenieux, nouvel electroscope condensateur differentiel; tout le recueil de nos courbes traduisant les proprietes fondamentales de la substance intermediaire entre la matiere ponderable et l'ether imponderable; vingt ans d'experiences sur la chimie intra-atomique et sur les equilibres ignores de la matiere; un manuscrit que je voulais faire paraitre sous ce titre: _Les Metaux_ _qui souffrent_. Est-ce que je sais?est-ce que je sais? L'homme qui est venu la m'aura tout pris... Ma fille et mon oeuvre... mon coeur et mon ame... Et le grand Stangerson se prit a pleurer comme un enfant. Nous l'entourions en silence, emus par cette immense detresse. M. Robert Darzac, accoude au fauteuil ou le professeur etait ecroule, essayait en vain de dissimuler ses larmes, ce qui faillit un instant me le rendre sympathique, malgre l'instinctive repulsion que son attitude bizarre et son emoi souvent inexplique m'avaient inspiree pour son enigmatique personnage. M Joseph Rouletabille, seul, comme si son precieux temps et sa mission sur la terre ne lui permettaient point de s'appesantir sur la misere humaine, s'etait rapproche, fort calme, du meuble vide et, le montrant au chef de la Surete, rompait bientot le religieux silence dont nous honorions le desespoir du grand Stangerson. Il nous donna quelques explications, dont nous n'avions que faire, sur la facon dont il avait ete amene a croire a un vol, par la decouverte simultanee qu'il avait faite des traces dont j'ai parle plus haut dans le lavatory, et de la vacuite de ce meuble precieux dans le laboratoire. Il n'avait fait, nous disait-il, que passer dans le laboratoire; mais la premiere chose qui l'avait frappe avait ete la forme etrange du meuble, sa solidite, sa construction en fer qui le mettait a l'abri d'un accident par la flamme, et le fait qu'un meuble comme celui-ci, destine a conserver des objets auxquels on devait tenir par-dessus tout, avait, sur sa porte de fer, "sa clef". "On n'a point d'ordinaire un coffre-fort pour le laisser ouvert..." Enfin, cette petite clef, a tete de cuivre, des plus compliquees, avait attire, parait-il, l'attention de M. Joseph Rouletabille, alors qu'elle avait endormi la notre. Pour nous autres, qui ne sommes point des enfants, la presence d'une clef sur un meuble eveille plutot une idee de securite, mais pour M. Joseph Rouletabille, qui est evidemment un genie --comme dit Jose Dupuy dans _Les cinq cents millions de Gladiator_. "Quel genie! Quel dentiste!" -- la presence d'une clef sur une serrure eveille l'idee du vol. Nous en sumes bientot la raison. Mais, auparavant que de vous la faire connaitre, je dois rapporter que M. de Marquet me parut fort perplexe, ne sachant s'il devait se rejouir du pas nouveau que le petit reporter avait fait faire a l'instruction ou s'il devait se desoler de ce que ce pas n'eut pas ete fait par lui. Notre profession comporte de ces deboires, mais nous n'avons point le droit d'etre pusillanime et nous devons fouler aux pieds notre amour-propre quand il s'agit du bien general. Aussi M. de Marquet triompha-t-il de lui-meme et trouva- t-il bon de meler enfin ses compliments a ceux de M Dax, qui, lui, ne les menageait pas a M. Rouletabille. Le gamin haussa les epaules, disant: "il n'y a pas de quoi!" Je lui aurais flanque une gifle avec satisfaction, surtout dans le moment qu'il ajouta: "Vous feriez bien, monsieur, de demander a M. Stangerson qui avait la garde ordinaire de cette clef? -- Ma fille, repondit M. Stangerson. Et cette clef ne la quittait jamais. -- Ah! mais voila qui change l'aspect des choses et qui ne correspond plus avec la conception de M. Rouletabille, s'ecria M. de Marquet. Si cette clef ne quittait jamais Mlle Stangerson, l'assassin aurait donc attendu Mlle Stangerson cette nuit-la, dans sa chambre, pour lui voler cette clef, et le vol n'aurait eu lieu qu'_apres l'assassinat!_ Mais, apres l'assassinat, il y avait quatre personnes dans le laboratoire! ... Decidement, je n'y comprends plus rien! ..." Et M. de Marquet repeta, avec une rage desesperee, qui devait etre pour lui le comble de l'ivresse, car je ne sais si j'ai deja dit qu'il n'etait jamais aussi heureux que lorsqu'il ne comprenait pas: "... plus rien! -- Le vol, repliqua le reporter, ne peut avoir eu lieu qu'_avant_ _l'assassinat._ C'est indubitable pour la raison que vous croyez _et pour d'autres raisons que je crois. Et, quand l'assassin a penetre_ _dans le pavillon, il etait deja en possession de la clef a tete de cuivre._ -- Ca n'est pas possible! fit doucement M. Stangerson. -- C'est si bien possible, monsieur, qu'en voici la preuve." Ce diable de petit bonhomme sortit alors de sa poche un numero de _L'Epoque_ date du 21 octobre (je rappelle que le crime a eu lieu dans la nuit du 24 au 25), et, nous montrant une annonce, lut: "-- Il a ete perdu hier un reticule de satin noir dans les grands magasins de la Louve. Ce reticule contenait divers objets dont une petite clef a tete de cuivre. Il sera donne une forte recompense a la personne qui l'aura trouvee. Cette personne devra ecrire, poste restante, au bureau 40, a cette adresse: M.A. T.H.S.N." Ces lettres ne designent-elles point, continua le reporter, Mlle Stangerson? Cette clef a tete de cuivre n'est-elle point cette clef-ci? ... Je lis toujours les annonces. Dans mon metier, comme dans le votre, monsieur le juge d'instruction, il faut toujours lire les petites annonces personnelles... Ce qu'on y decouvre d'intrigues! ... et de clefs d'intrigues! Qui ne sont pas toujours a tete de cuivre, et qui n'en sont pas moins interessantes. Cette annonce, particulierement, par la sorte de mystere dont la femme qui avait perdu une clef, objet peu compromettant, s'entourait, m'avait frappe. Comme elle tenait a cette clef! Comme elle promettait une forte recompense! Et je songeai a ces six lettres: M.A.T.H.S.N. Les quatre premieres m'indiquaient tout de suite un prenom."Evidemment, faisais-je, "Math, Mathilde ..." la personne qui a perdu la clef a tete de cuivre, dans un reticule, s'appelle Mathilde! ..." Mais je ne pus rien faire des deux dernieres lettres. Aussi, rejetant le journal, je m'occupai d'autre chose... Lorsque, quatre jours plus tard, les journaux du soir parurent avec d'enormes manchettes annoncant l'assassinat de Mlle MATHILDE STANGERSON, ce nom de Mathilde me rappela, sans que je fisse aucun effort pour cela, machinalement, les lettres de l'annonce. Intrigue un peu, je demandai le numero de ce jour-la a l'administration. J'avais oublie les deux dernieres lettres: S N. Quand je les revis, je ne pus retenir un cri"Stangerson! ..." Je sautai dans un fiacre et me precipitai au bureau 40. Je demandai: "Avez-vous une lettre avec cette adresse: M.A.T.H.S.N!" L'employe me repondit: "Non!" Et comme j'insistais, le priant, le suppliant de chercher encore, il me dit: "Ah! ca, monsieur, c'est une plaisanterie! ... Oui, j'ai eu une lettre aux initiales M.A.T.H.S.N.; mais je l'ai donnee, il y a trois jours, a une dame qui me l'a reclamee. Vous venez aujourd'hui me reclamer cette lettre a votre tour. Or, avant-hier, un monsieur, avec la meme insistance desobligeante, me la demandait encore! ... J'en ai assez de cette fumisterie..." Je voulus questionner l'employe sur les deux personnages qui avaient deja reclame la lettre, mais, soit qu'il voulut se retrancher derriere le secret professionnel - - il estimait, sans doute, a part lui, en avoir deja trop dit -- soit qu'il fut vraiment excede d'une plaisanterie possible, il ne me repondit plus..." Rouletabille se tut. Nous nous taisions tous. Chacun tirait les conclusions qu'il pouvait de cette bizarre histoire de lettre poste restante. De fait, il semblait maintenant qu'on tenait un fil solide par lequel on allait pouvoir suivre cette affaire "insaisissable". M. Stangerson dit: "Il est donc a peu pres certain que ma fille aura perdu cette clef, qu'elle n'a point voulu m'en parler pour m'eviter toute inquietude et qu'elle aura prie celui ou celle qui aurait pu l'avoir trouvee d'ecrire poste restante. Elle craignait evidemment que, donnant notre adresse, ce fait occasionnat des demarches qui m'auraient appris la perte de la clef. C'est tres logique et tres naturel. _Car j'ai deja ete vole, monsieur!_ -- Ou cela? Et quand? demanda le directeur de la Surete. -- Oh! Il y a de nombreuses annees, en Amerique, a Philadelphie. On m'a vole dans mon laboratoire le secret de deux inventions qui eussent pu faire la fortune d'un peuple... Non seulement je n'ai jamais su qui etait le voleur, mais je n'ai jamais entendu parler de l'objet du "vol" sans doute parce que, pour dejouer les calculs de celui qui m'avait ainsi pille, j'ai lance moi-meme dans le domaine public ces deux inventions, rendant inutile le larcin. C'est depuis cette epoque que je suis tres soupconneux, que je m'enferme hermetiquement quand je travaille. Tous les barreaux de ces fenetres, l'isolement de ce pavillon, ce meuble que j'ai fait construire moi-meme, cette serrure speciale, cette clef unique, tout cela est le resultat de mes craintes inspirees par une triste experience." M. Dax declara: "Tres interessant!" et M. Joseph Rouletabille demanda des nouvelles du reticule. Ni M. Stangerson, ni le pere Jacques n'avaient, depuis quelques jours, vu le reticule de Mlle Stangerson. Nous devions apprendre, quelques heures plus tard, de la bouche meme de Mlle Stangerson, que ce reticule lui avait ete vole ou qu'elle l'avait perdu, et que les choses s'etaient passees de la sorte que nous les avaient expliquees son pere; qu'elle etait allee, le 23 octobre, au bureau de poste 40, et qu'on lui avait remis une lettre qui n'etait, affirma-t-elle, que celle d'un mauvais plaisant. Elle l'avait immediatement brulee. Pour en revenir a notre interrogatoire, ou plutot a notre "conversation", je dois signaler que le chef de la Surete, ayant demande a M. Stangerson dans quelles conditions sa fille etait allee a Paris le 20 octobre, jour de la perte du reticule, nous apprimes ainsi qu'elle s'etait rendue dans la capitale, "accompagnee de M. Robert Darzac, que l'on n'avait pas revu au chateau depuis cet instant jusqu'au lendemain du crime". Le fait que M. Robert Darzac etait aux cotes de Mlle Stangerson, dans les grands magasins de la Louve quand le reticule avait disparu, ne pouvait passer inapercu et retint, il faut le dire, assez fortement notre attention. Cette conversation entre magistrats, prevenus, victime, temoins et journaliste allait prendre fin quand se produisit un veritable coup de theatre; ce qui n'est jamais pour deplaire a M. de Marquet. Le brigadier de gendarmerie vint nous annoncer que Frederic Larsan demandait a etre introduit, ce qui lui fut immediatement accorde. Il tenait a la main une grossiere paire de chaussures vaseuses qu'il jeta dans le laboratoire. "Voila, dit-il, les souliers que chaussait l'assassin! Les reconnaissez-vous, pere Jacques? Le pere Jacques se pencha sur ce cuir infect et, tout stupefait, reconnut de vieilles chaussures a lui qu'il avait jetees il y avait deja un certain temps au rebut, dans un coin du grenier; il etait tellement trouble qu'il dut se moucher pour dissimuler son emotion. Alors, montrant le mouchoir dont se servait le pere Jacques, Frederic Larsan dit: "Voila un mouchoir qui ressemble etonnamment a celui qu'on a trouve dans la "Chambre Jaune". -- Ah! je l'sais ben, fit le pere Jacques en tremblant; ils sont quasiment pareils. -- Enfin, continua Frederic Larsan, le vieux beret basque trouve egalement dans la "Chambre Jaune" aurait pu autrefois coiffer le chef du pere Jacques. Tout ceci, monsieur le chef de la Surete et monsieur le juge d'instruction, prouve, selon moi -- remettez- vous, bonhomme! fit-il au pere Jacques qui defaillait --tout ceci prouve, selon moi, que l'assassin a voulu deguiser sa veritable personnalite. Il l'a fait d'une facon assez grossiere ou du moins qui nous apparait telle_, parce que nous sommes surs que l'assassin n'est pas le pere Jacques, qui n'a pas quitte M. Stangerson_. Mais imaginez que M. Stangerson, ce soir-la, n'ait pas prolonge sa veille; qu'apres avoir quitte sa fille il ait regagne le chateau; que Mlle Stangerson ait ete assassinee alors qu'il n'y avait plus personne dans le laboratoire et que le pere Jacques dormait dans son grenier: _il n'aurait fait de doute pour personne_ _que le pere Jacques etait l'assassin!_ Celui-ci ne doit son salut qu'a ce que le drame a eclate trop tot, l'assassin ayant cru, sans doute, a cause du silence qui regnait a cote, que le laboratoire etait vide et que le moment d'agir etait venu. L'homme qui a pu s'introduire si mysterieusement ici et prendre de telles precautions contre le pere Jacques etait, a n'en pas douter, un familier de la maison. A quelle heure exactement s'est-il introduit ici? Dans l'apres-midi? Dans la soiree? Je ne saurais dire... _Un_ _etre aussi familier des choses et des gens de ce pavillon a du penetrer dans la "Chambre Jaune", a son heure._ -- Il n'a pu cependant y entrer quand il y avait du monde dans le laboratoire? s'ecria M. de Marquet. -- Qu'en savons-nous, je vous prie! repliqua Larsan... Il y a eu le diner dans le laboratoire, le va-et-vient du service... il y a eu une experience de chimie qui a pu tenir, entre dix et onze heures, M. Stangerson, sa fille et le pere Jacques autour des fourneaux... dans ce coin de la haute cheminee... Qui me dit que l'assassin... un familier! un familier! ... n'a pas profite de ce moment pour se glisser dans la "Chambre Jaune", apres avoir, dans le lavatory, retire ses souliers? -- C'est bien improbable! fit M. Stangerson. -- Sans doute, mais ce n'est pas impossible... Aussi je n'affirme rien. Quant a sa sortie, c'est autre chose! Comment a-t-il pu s'enfuir? _Le plus naturellement du monde!"_ Un instant, Frederic Larsan se tut. Cet instant nous parut bien long. Nous attendions qu'il parlat avec une fievre bien comprehensible. "Je ne suis pas entre dans la "Chambre Jaune", reprit Frederic Larsan, mais j'imagine que vous avez acquis la preuve qu'on ne pouvait en sortir _que par la porte_. C'est par la porte que l'assassin est sorti. Or, puisqu'il est impossible qu'il en soit autrement, c'est que cela est! Il a commis le crime et il est sorti par la porte! A quel moment! Au moment ou cela lui a ete le plus facile, _au moment ou cela devient le plus explicable,_ tellement explicable qu'il ne saurait y avoir d'autre explication. Examinons donc les "moments"qui ont suivi le crime. Il y a le premier moment, pendant lequel se trouvent, devant la porte, prets a lui barrer le chemin, M. Stangerson et le pere Jacques. Il y a le second moment, pendant lequel, le pere Jacques etant un instant absent, M. Stangerson se trouve tout seul devant la porte. Il y a le troisieme moment, pendant lequel M. Stangerson est rejoint par le concierge. Il y a le quatrieme moment, pendant lequel se trouvent devant la porte M. Stangerson, le concierge, sa femme et le pere Jacques. Il y a le cinquieme moment, pendant lequel la porte est defoncee et la "Chambre Jaune" envahie. _Le moment_ _ou la fuite est le plus explicable est le moment meme ou il y a le moins de personnes devant la porte. Il y a un moment ou il n'y en_ _a plus qu'une: c'est celui ou M. Stangerson reste seul devant la_ _porte._ A moins d'admettre la complicite de silence du pere Jacques, et je n'y crois pas, car le pere Jacques ne serait pas sorti du pavillon pour aller examiner la fenetre de la "Chambre Jaune", s'il avait vu s'ouvrir la porte et sortir l'assassin. _La porte_ _ne s'est donc ouverte que devant M. Stangerson seul, et l'homme_ _est sorti._ Ici, nous devons admettre que M. Stangerson avait de puissantes raisons pour ne pas arreter ou pour ne pas faire arreter l'assassin, puisqu'il l'a laisse gagner la fenetre du vestibule et qu'il a referme cette fenetre derriere lui! ... Ceci fait, comme le pere Jacques allait rentrer _et qu'il fallait qu'il retrouvat les choses_ _en l'etat,_ Mlle Stangerson, horriblement blessee, a trouve encore la force, sans doute sur les objurgations de son pere, de refermer a nouveau la porte de la "Chambre Jaune" a clef et au verrou avant de s'ecrouler, mourante, sur le plancher... Nous ne savons qui a commis le crime; nous ne savons de quel miserable M. et Mlle Stangerson sont les victimes; mais il n'y a point de doute qu'ils le savent, eux! Ce secret doit etre terrible pour que le pere n'ait pas hesite a laisser sa fille agonisante derriere cette porte qu'elle refermait sur elle, terrible pour qu'il ait laisse echapper l'assassin... Mais il n'y a point d'autre facon au monde d'expliquer la fuite de l'assassin de la "Chambre Jaune!" Le silence qui suivit cette explication dramatique et lumineuse avait quelque chose d'affreux. Nous souffrions tous pour l'illustre professeur, accule ainsi par l'impitoyable logique de Frederic Larsan a nous avouer la verite de son martyre ou a se taire, aveu plus terrible encore. Nous le vimes se lever, cet homme, veritable statue de la douleur, et etendre la main d'un geste si solennel que nous en courbames la tete comme a l'aspect d'une chose sacree. Il prononca alors ces paroles d'une voix eclatante qui sembla epuiser toutes ses forces: "Je jure, sur la tete de ma fille a l'agonie, que je n'ai point quitte cette porte, de l'instant ou j'ai entendu l'appel desespere de mon enfant, que cette porte ne s'est point ouverte pendant que j'etais seul dans mon laboratoire, et qu'enfin, quand nous penetrames dans la "Chambre Jaune", mes trois domestiques et moi, l'assassin n'y etait plus! Je jure que je ne connais pas l'assassin!" Faut-il que je dise que, malgre la solennite d'un pareil serment, nous ne crumes guere a la parole de M. Stangerson? Frederic Larsan venait de nous faire entrevoir la verite: ce n'etait point pour la perdre de si tot. Comme M. de Marquet nous annoncait que la "conversation" etait terminee et que nous nous appretions a quitter le laboratoire, le jeune reporter, ce gamin de Joseph Rouletabille, s'approcha de M. Stangerson, lui prit la main avec le plus grand respect et je l'entendis qui disait: "Moi, je vous crois, monsieur!" J'arrete ici la citation que j'ai cru devoir faire de la narration de M. Maleine, greffier au tribunal de Corbeil. Je n'ai point besoin de dire au lecteur que tout ce qui venait de se passer dans le laboratoire me fut fidelement et aussitot rapporte par Rouletabille lui-meme. XII La canne de Frederic Larsan Je ne me disposai a quitter le chateau que vers six heures du soir, emportant l'article que mon ami avait ecrit a la hate dans le petit salon que M. Robert Darzac avait fait mettre a notre disposition. Le reporter devait coucher au chateau, usant de cette inexplicable hospitalite que lui avait offerte M. Robert Darzac, sur qui M. Stangerson, en ces tristes moments, se reposait de tous les tracas domestiques. Neanmoins il voulut m'accompagner jusqu'a la gare d'Epinay. En traversant le parc, il me dit: "Frederic Larsan est reellement tres fort et n'a pas vole sa reputation. Vous savez comment il est arrive a retrouver les souliers du pere Jacques! Pres de l'endroit ou nous avons remarque les traces des "pas elegants" et la disparition des empreintes des gros souliers, un creux rectangulaire dans la terre fraiche attestait qu'il y avait eu la, recemment, une pierre. Larsan rechercha cette pierre sans la trouver et imagina tout de suite qu'elle avait servi a l'assassin a maintenir au fond de l'etang les souliers dont l'homme voulait se debarrasser. Le calcul de Fred etait excellent et le succes de ses recherches l'a prouve. Ceci m'avait echappe; mais il est juste de dire que mon esprit etait deja parti par ailleurs, car, _par le trop grand nombre de faux_ _temoignages de son passage laisse par l'assassin_ et par la mesure des pas noirs correspondant a la mesure des pas du pere Jacques, que j'ai etablie sans qu'il s'en doutat sur le plancher de la "Chambre Jaune", la preuve etait deja faite, a mes yeux, que l'assassin avait voulu detourner le soupcon du cote de ce vieux serviteur. C'est ce qui m'a permis de dire a celui-ci, si vous vous le rappelez, que, puisque l'on avait trouve un beret dans cette chambre fatale, il devait ressembler au sien, et de lui faire une description du mouchoir en tous points semblable a celui dont je l'avais vu se servir. Larsan et moi, nous sommes d'accord jusque-la, mais nous ne le sommes plus a partir de la, ET CELA VA ETRE TERRIBLE, car il marche de bonne foi a une erreur qu'il va me falloir combattre avec rien!" Je fus surpris de l'accent profondement grave dont mon jeune ami prononca ces dernieres paroles. Il repeta encore: "OUI, TERRIBLE, TERRIBLE!... Mais est-ce vraiment ne combattre avec rien, que de combattre "avec l'idee"! A ce moment nous passions derriere le chateau. La nuit etait tombee. Une fenetre au premier etage etait entrouverte. Une faible lueur en venait, ainsi que quelques bruits qui fixerent notre attention. Nous avancames jusqu'a ce que nous ayons atteint l'encoignure d'une porte qui se trouvait sous la fenetre. Rouletabille me fit comprendre d'un mot prononce a voix basse que cette fenetre donnait sur la chambre de Mlle Stangerson. Les bruits qui nous avaient arretes se turent, puis reprirent un instant. C'etaient des gemissements etouffes... nous ne pouvions saisir que trois mots qui nous arrivaient distinctement: "Mon pauvre Robert!" Rouletabille me mit la main sur l'epaule, se pencha a mon oreille: "Si nous pouvions savoir, me dit-il, ce qui se dit dans cette chambre, mon enquete serait vite terminee..." Il regarda autour de lui; l'ombre du soir nous enveloppait; nous ne voyions guere plus loin que l'etroite pelouse bordee d'arbres qui s'etendait derriere le chateau. Les gemissements s'etaient tus a nouveau. "Puisqu'on ne peut pas entendre, continua Rouletabille, on va au moins essayer de voir..." Et il m'entraina, en me faisant signe d'etouffer le bruit de mes pas, au dela de la pelouse jusqu'au tronc pale d'un fort bouleau dont on apercevait la ligne blanche dans les tenebres. Ce bouleau s'elevait juste en face de la fenetre qui nous interessait et ses premieres branches etaient a peu pres a hauteur du premier etage du chateau. Du haut de ces branches on pouvait certainement voir ce qui se passait dans la chambre de Mlle Stangerson; et telle etait bien la pensee de Rouletabille, car, m'ayant ordonne de me tenir coi, il embrassa le tronc de ses jeunes bras vigoureux et grimpa. Il se perdit bientot dans les branches, puis il y eut un grand silence. La-bas, en face de moi, la fenetre entrouverte etait toujours eclairee. Je ne vis passer sur cette lueur aucune ombre. L'arbre, au-dessus de moi, restait silencieux; j'attendais; tout a coup mon oreille percut, dans l'arbre, ces mots: "Apres vous! ... -- Apres vous, je vous en prie!" On dialoguait, la-haut, au-dessus de ma tete... on se faisait des politesses, et quelle ne fut pas ma stupefaction de voir apparaitre, sur la colonne lisse de l'arbre, deux formes humaines qui bientot toucherent le sol! Rouletabille etait monte la tout seul et redescendait "deux!" "Bonjour, monsieur Sainclair!" C'etait Frederic Larsan... Le policier occupait deja le poste d'observation quand mon jeune ami croyait y arriver solitaire... Ni l'un ni l'autre, du reste, ne s'occuperent de mon etonnement. Je crus comprendre qu'ils avaient assiste du haut de leur observatoire a une scene pleine de tendresse et de desespoir entre Mlle Stangerson, etendue dans son lit, et M. Darzac a genoux a son chevet. Et deja chacun semblait en tirer fort prudemment des conclusions differentes. Il etait facile de deviner que cette scene avait produit un gros effet dans l'esprit de Rouletabille, "en faveur de M. Robert Darzac", cependant que, dans celui de Larsan, elle n'attestait qu'une parfaite hypocrisie servie par un art superieur chez le fiance de Mlle Stangerson... Comme nous arrivions a la grille du parc, Larsan nous arreta: "Ma canne! s'ecria-t-il... -- Vous avez oublie votre canne? demanda Rouletabille. -- Oui, repondit le policier... Je l'ai laissee la-bas, aupres de l'arbre..." Et il nous quitta, disant qu'il allait nous rejoindre tout de suite... "Avez-vous remarque la canne de Frederic Larsan? me demanda le reporter quand nous fumes seuls. C'est une canne toute neuve... que je ne lui ai jamais vue... Il a l'air d'y tenir beaucoup... il ne la quitte pas... On dirait qu'il a peur qu'elle ne soit tombee dans des mains etrangeres... Avant ce jour, _je n'ai_ _jamais vu de canne a Frederic Larsan..._ Ou a-t-il trouve cette canne-la? _Ca n'est pas naturel qu'un homme qui ne porte jamais_ _de canne ne fasse plus un pas sans canne, au lendemain du crime_ _du Glandier..._ Le jour de notre arrivee au chateau, quand il nous eut apercus, il remit sa montre dans sa poche et ramassa par terre sa canne, geste auquel j'eus peut-etre tort de n'attacher aucune importance!" Nous etions maintenant hors du parc; Rouletabille ne disait rien... Sa pensee, certainement, n'avait pas quitte la canne de Frederic Larsan. J'en eus la preuve quand, en descendant la cote d'Epinay, il me dit: "Frederic Larsan est arrive au Glandier avant moi; il a commence son enquete avant moi; il a eu le temps de savoir des choses que je ne sais pas et a pu trouver des choses que je ne sais pas... Ou a-t-il trouve cette canne-la? ... Et il ajouta: "Il est probable que son soupcon -- plus que son soupcon, son raisonnement -- qui va aussi directement a Robert Darzac, doit etre servi par quelque chose de palpable qu'il palpe, "lui", et que je ne palpe pas, moi... Serait-ce cette canne? ... Ou diable a-t-il pu trouver cette canne-la? ..." A Epinay, il fallut attendre le train vingt minutes; nous entrames dans un cabaret. Presque aussitot, derriere nous, la porte se rouvrait et Frederic Larsan faisait son apparition, brandissant la fameuse canne... "Je l'ai retrouvee!" nous fit-il en riant. Tous trois nous nous assimes a une table. Rouletabille ne quittait pas des yeux la canne; il etait si absorbe qu'il ne vit pas un signe d'intelligence que Larsan adressait a un employe du chemin de fer, un tout jeune homme dont le menton s'ornait d'une petite barbiche blonde mal peignee. L'employe se leva, paya sa consommation, salua et sortit. Je n'aurais moi-meme attache aucune importance a ce signe s'il ne m'etait revenu a la memoire quelques mois plus tard, lors de la reapparition de la barbiche blonde a l'une des minutes les plus tragiques de ce recit. J'appris alors que la barbiche blonde etait un agent de Larsan, charge par lui de surveiller les allees et venues des voyageurs en gare d'Epinay- sur-Orge, car Larsan ne negligeait rien de ce qu'il croyait pouvoir lui etre utile. Je reportai les yeux sur Rouletabille. "Ah ca! monsieur Fred! disait-il, depuis quand avez-vous donc une canne? ... Je vous ai toujours vu vous promener, moi, les mains dans les poches! ... -- C'est un cadeau qu'on m'a fait, repondit le policier... -- Il n'y a pas longtemps, insista Rouletabille... -- Non, on me l'a offerte a Londres... -- C'est vrai, vous revenez de Londres, monsieur Fred... On peut la voir, votre canne? ... -- Mais, comment donc? ..." Fred passa la canne a Rouletabille. C'etait une grande canne bambou jaune a bec de corbin, ornee d'une bague d'or. Rouletabille l'examinait minutieusement. "Eh bien, fit-il, en relevant une tete gouailleuse, on vous a offert a Londres une canne de France! -- C'est possible, fit Fred, imperturbable... -- Lisez la marque ici en lettres minuscules: "Cassette, 6 bis, opera..." -- On fait bien blanchir son linge a Londres, dit Fred... les anglais peuvent bien acheter leurs cannes a Paris..." Rouletabille rendit la canne. Quand il m'eut mis dans mon compartiment, il me dit: "Vous avez retenu l'adresse? -- Oui, "Cassette, 6 bis, Opera..." Comptez sur moi, vous recevrez un mot demain matin." Le soir meme, en effet, a Paris, je voyais M. Cassette, marchand de cannes et de parapluies, et j'ecrivais a mon ami: "Un homme repondant a s'y meprendre au signalement de M. Robert Darzac, meme taille, legerement voute, meme collier de barbe, pardessus mastic, chapeau melon, est venu acheter une canne pareille a celle qui nous interesse le soir meme du crime, vers huit heures. M. Cassette n'en a point vendu de semblable depuis deux ans. La canne de Fred est neuve. Il s'agit donc bien de celle qu'il a entre les mains. Ce n'est pas lui qui l'a achetee puisqu'il se trouvait alors a Londres. Comme vous, je pense "qu'il l'a trouvee quelque part autour de M. Robert Darzac..." Mais alors, si, comme vous le pretendez, l'assassin etait dans la "Chambre Jaune" depuis cinq heures, ou meme six heures, comme le drame n'a eu lieu que vers minuit, l'achat de cette canne procure un alibi irrefutable a M. Robert Darzac." XIII "Le presbytere n'a rien perdu de son charme ni le jardin de son eclat" Huit jours apres les evenements que je viens de raconter, exactement le 2 novembre, je recevais a mon domicile, a Paris, un telegramme ainsi libelle: "Venez au Glandier, par premier train. Apportez revolvers. Amities. Rouletabille." Je vous ai deja dit, je crois, qu'a cette epoque, jeune avocat stagiaire et a peu pres depourvu de causes, je frequentais le Palais, plutot pour me familiariser avec mes devoirs professionnels, que pour defendre la veuve et l'orphelin. Je ne pouvais donc m'etonner que Rouletabille disposat ainsi de mon temps; et il savait du reste combien je m'interessais a ses aventures journalistiques en general et surtout a l'affaire du Glandier. Je n'avais eu de nouvelles de celle-ci, depuis huit jours, que par les innombrables racontars des journaux et par quelques notes tres breves, de Rouletabille dans _L'Epoque._ Ces notes avaient divulgue le coup de "l'os de mouton" et nous avaient appris qu'a l'analyse les marques laissees sur l'os de mouton s'etaient revelees "de sang humain"; il y avait la les traces fraiches "du sang de Mlle Stangerson"; les traces anciennes provenaient d'autres crimes pouvant remonter a plusieurs annees... Vous pensez si l'affaire defrayait la presse du monde entier. Jamais illustre crime n'avait intrigue davantage les esprits. Il me semblait bien cependant que l'instruction n'avancait guere; aussi eusse-je ete tres heureux de l'invitation que me faisait mon ami de le venir rejoindre au Glandier, si la depeche n'avait contenu ces mots: "Apportez revolvers." Voila qui m'intriguait fort. Si Rouletabille me telegraphiait d'apporter des revolvers, c'est qu'il prevoyait qu'on aurait l'occasion de s'en servir. Or, je l'avoue sans honte: je ne suis point un heros. Mais quoi! il s'agissait, ce jour-la, d'un ami surement dans l'embarras qui m'appelait, sans doute, a son aide; je n'hesitai guere; et, apres avoir constate que le seul revolver que je possedais etait bien arme, je me dirigeai vers la gare d'Orleans. En route, je pensai qu'un revolver ne faisait qu'une arme et que la depeche de Rouletabille reclamait revolvers au pluriel; j'entrai chez un armurier et achetai une petite arme excellente, que je me faisais une joie d'offrir a mon ami. J'esperais trouver Rouletabille a la gare d'Epinay, mais il n'y etait point. Cependant un cabriolet m'attendait et je fus bientot au Glandier. Personne a la grille. Ce n'est que sur le seuil meme du chateau que j'apercus le jeune homme. Il me saluait d'un geste amical et me recevait aussitot dans ses bras en me demandant, avec effusion, des nouvelles de ma sante. Quand nous fumes dans le petit vieux salon dont j'ai parle, Rouletabille me fit asseoir et me dit tout de suite: -- Ca va mal! -- Qu'est-ce qui va mal? -- Tout!" Il se rapprocha de moi, et me confia a l'oreille: "Frederic Larsan marche a fond contre M. Robert Darzac." Ceci n'etait point pour m'etonner, depuis que j'avais vu le fiance de Mlle Stangerson palir devant la trace de ses pas. Cependant, j'observai tout de suite: "Eh bien! Et la canne? -- La canne! Elle est toujours entre les mains de Frederic Larsan _qui ne la quitte pas..._ -- Mais... ne fournit-elle pas un alibi a M. Robert Darzac? -- Pas le moins du monde. M. Darzac, interroge par moi en douceur, nie avoir achete ce soir-la, ni aucun autre soir, une canne chez Cassette... Quoi qu'il en soit, fit Rouletabille, "je ne jurerais de rien", car M. Darzac _a de si etranges silences_ qu'on ne sait exactement ce qu'il faut penser de ce qu'il dit! ... -- Dans l'esprit de Frederic Larsan, cette canne doit etre une bien precieuse canne, une canne a conviction... Mais de quelle facon? Car, toujours a cause de l'heure de l'achat, elle ne pouvait se trouver entre les mains de l'assassin... -- L'heure ne genera pas Larsan... Il n'est pas force d'adopter mon systeme qui commence par introduire l'assassin dans la "Chambre Jaune", entre cinq et six; qu'est-ce qui l'empeche, lui, de l'y faire penetrer entre dix heures et onze heures du soir? A ce moment, justement, M. et Mlle Stangerson, aides du pere Jacques, ont procede a une interessante experience de chimie dans cette partie du laboratoire occupee par les fourneaux. Larsan dira que l'assassin s'est glisse derriere eux, tout invraisemblable que cela paraisse... Il l'a deja fait entendre au juge d'instruction... Quand on le considere de pres, ce raisonnement est absurde, attendu que le familier -- _si familier il_ _y a_ -- devait savoir que le professeur allait bientot quitter le pavillon; et il y allait de sa securite, a lui familier, de remettre ses operations apres ce depart... Pourquoi aurait-il risque de traverser le laboratoire pendant que le professeur s'y trouvait? Et puis, quand le familier se serait-il introduit dans le pavillon? ... Autant de points a elucider avant d'admettre _l'imagination de_ _Larsan._ Je n'y perdrai pas mon temps, quant a moi, _car j'ai un_ _systeme irrefutable_ qui ne me permet point de me preoccuper de cette imagination-la! Seulement, comme je suis oblige momentanement de me taire et que Larsan, quelquefois, parle... il se pourrait que tout finit par s'expliquer contre M. Darzac... si je n'etais pas la! ajouta le jeune homme avec orgueil. Car il y a contre ce M. Darzac d'autres "signes exterieurs" autrement terribles que cette histoire de canne, qui reste pour moi incomprehensible, d'autant plus incomprehensible que Larsan ne se gene pas pour se montrer devant M. Darzac avec cette canne qui aurait appartenu a M. Darzac lui-meme! Je comprends beaucoup de choses dans le systeme de Larsan, mais je ne comprends pas encore la canne. -- Frederic Larsan est toujours au chateau? -- Oui; il ne l'a guere quitte! Il y couche, comme moi, sur la priere de M. Stangerson. M. Stangerson a fait pour lui ce que M. Robert Darzac a fait pour moi. Accuse par Frederic Larsan de connaitre l'assassin et d'avoir permis sa fuite, M. Stangerson a tenu a faciliter a son accusateur tous les moyens d'arriver a la decouverte de la verite. Ainsi M. Robert Darzac agit-il envers moi. -- Mais vous etes, vous, persuade de l'innocence de M. Robert Darzac? -- J'ai cru un instant a la possibilite de sa culpabilite. Ce fut a l'heure meme ou nous arrivions ici pour la premiere fois. Le moment est venu de vous raconter ce qui s'est passe entre M. Darzac et moi." Ici, Rouletabille s'interrompit et me demanda si j'avais apporte les armes. Je lui montrai les deux revolvers. Il les examina, dit: "C'est parfait!" et me les rendit. "En aurons-nous besoin? demandai-je. -- Sans doute ce soir; nous passons la nuit ici; cela ne vous ennuie pas? -- Au contraire, fis-je avec une grimace qui entraina le rire de Rouletabille. -- Allons! allons! reprit-il, ce n'est pas le moment de rire. Parlons serieusement. Vous vous rappelez cette phrase qui a ete le: "Sesame, ouvre-toi!" de ce chateau plein de mystere? -- Oui, fis-je, parfaitement: _le presbytere n'a rien perdu de_ _son charme, ni le jardin de son eclat._ C'est encore cette phrase-la, a moitie roussie, que vous avez retrouvee sur un papier dans les charbons du laboratoire. -- Oui, et, en bas de ce papier, la flamme avait respecte cette date: "23 octobre." Souvenez-vous de cette date qui est tres importante. Je vais vous dire maintenant ce qu'il en est de cette phrase saugrenue. Je ne sais si vous savez que, l'avant-veille du crime, c'est-a-dire le 23, M. et Mlle Stangerson sont alles a une reception a l'Elysee. Ils ont meme assiste au diner, je crois bien. Toujours est-il qu'ils sont restes a la reception, "puisque je les y ai vus". J'y etais, moi, par devoir professionnel. Je devais interviewer un de ces savants de l'Academie de Philadelphie que l'on fetait ce jour-la. Jusqu'a ce jour, je n'avais jamais vu ni M. ni Mlle Stangerson. J'etais assis dans le salon qui precede le salon des Ambassadeurs, et, las d'avoir ete bouscule par tant de nobles personnages, je me laissais aller a une vague reverie, _quand je_ _sentis passer le parfum de la dame en noir._ Vous me demanderez: "qu'est-ce que le parfum de la dame en noir?" Qu'il vous suffise de savoir que c'est un parfum que j'ai beaucoup aime, parce qu'il etait celui d'une dame, toujours habillee de noir, qui m'a marque quelque maternelle bonte dans ma premiere jeunesse. La dame qui, ce jour-la, etait discretement impregnee du "parfum de la dame en noir" etait habillee de blanc. Elle etait merveilleusement belle. Je ne pus m'empecher de me lever et de la suivre, elle et son parfum. Un homme, un vieillard, donnait le bras a cette beaute. Chacun se detournait sur leur passage, et j'entendis que l'on murmurait: "C'est le professeur Stangerson et sa fille!" C'est ainsi que j'appris qui je suivais. Ils rencontrerent M. Robert Darzac que je connaissais de vue. Le professeur Stangerson, aborde par l'un des savants americains, Arthur-William Rance, s'assit dans un fauteuil de la grande galerie, et M. Robert Darzac entraina Mlle Stangerson dans les serres. Je suivais toujours. Il faisait, ce soir-la, un temps tres doux; les portes sur le jardin etaient ouvertes. Mlle Stangerson jeta un fichu leger sur ses epaules et je vis bien que c'etait elle qui priait M. Darzac de penetrer avec elle dans la quasi- solitude du jardin. Je suivis encore, interesse par l'agitation que marquait alors M. Robert Darzac. Ils se glissaient maintenant, a pas lents, le long du mur qui longe l'avenue Marigny. Je pris par l'allee centrale. Je marchais parallelement a mes deux personnages. Et puis, je "coupai"a travers la pelouse pour les croiser. La nuit etait obscure, l'herbe etouffait mes pas. Ils etaient arretes dans la clarte vacillante d'un bec de gaz et semblaient, penches tous les deux sur un papier que tenait Mlle Stangerson, lire quelque chose qui les interessait fort. Je m'arretai, moi aussi. J'etais entoure d'ombre et de silence. Ils ne m'apercurent point, et j'entendis distinctement Mlle Stangerson qui repetait, en repliant le papier: _"le presbytere n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son_ _eclat!_ Et ce fut dit sur un ton a la fois si railleur et si desespere, et fut suivi d'un eclat de rire si nerveux, que je crois bien que cette phrase me restera toujours dans l'oreille. Mais une autre phrase encore fut prononcee, celle-ci par M. Robert Darzac: _Me faudra-t-il donc, pour vous avoir, commettre un crime?_M. Robert Darzac etait dans une agitation extraordinaire; il prit la main de Mlle Stangerson, la porta longuement a ses levres et je pensai, au mouvement de ses epaules, qu'il pleurait. Puis, ils s'eloignerent. -- Quand j'arrivai dans la grande galerie, continua Rouletabille, je ne vis plus M. Robert Darzac, et je ne devais plus le revoir qu'au Glandier, apres le crime, mais j'apercus Mlle Stangerson, M. Stangerson et les delegues de Philadelphie. Mlle Stangerson etait pres d'Arthur Rance. Celui-ci lui parlait avec animation et les yeux de l'Americain, pendant cette conversation, brillaient d'un singulier eclat. Je crois bien que Mlle Stangerson n'ecoutait meme pas ce que lui disait Arthur Rance, et son visage exprimait une indifference parfaite. Arthur-William Rance est un homme sanguin, au visage couperose; il doit aimer le gin. Quand M. et Mlle Stangerson furent partis, il se dirigea vers le buffet et ne le quitta plus. Je l'y rejoignis et lui rendis quelques services, dans cette cohue. Il me remercia et m'apprit qu'il repartait pour l'Amerique, trois jours plus tard, c'est-a-dire le 26 (le lendemain du crime). Je lui parlai de Philadelphie; il me dit qu'il habitait cette ville depuis vingt-cinq ans, et que c'est la qu'il avait connu l'illustre professeur Stangerson et sa fille. La-dessus, il reprit du champagne et je crus qu'il ne s'arreterait jamais de boire. Je le quittai quand il fut a peu pres ivre. "Telle a ete ma soiree, mon cher ami. Je ne sais par quelle sorte de precision la double image de M. Robert Darzac et de Mlle Stangerson ne me quitta point de la nuit, et je vous laisse a penser l'effet que me produisit la nouvelle de l'assassinat de Mlle Stangerson. Comment ne pas me souvenir de ces mots: "Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?" Ce n'est cependant point cette phrase que je dis a M. Robert Darzac quand nous le rencontrames au Glandier. Celle ou il est question du presbytere et du jardin eclatant, que Mlle Stangerson semblait avoir lue sur le papier qu'elle tenait a la main, suffit pour nous faire ouvrir toutes grandes les portes du chateau. Croyais-je, a ce moment, que M. Robert Darzac etait l'assassin? Non! Je ne pense pas l'avoir tout a fait cru. A ce moment-la, je ne pensais serieusement "rien". J'etais si peu documente. "Mais j'avais besoin" qu'il me prouvat tout de suite qu'il n'etait pas blesse a la main. Quand nous fumes seuls, tous les deux, je lui contai ce que le hasard m'avait fait surprendre de sa conversation dans les jardins de l'Elysee avec Mlle Stangerson; et, quand je lui eus dit que j'avais entendu ces mots: "Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?" il fut tout a fait trouble, mais beaucoup moins, certainement, qu'il ne l'avait ete par la phrase du "presbytere". Ce qui le jeta dans une veritable consternation, ce fut d'apprendre, de ma bouche, que, le jour ou il allait se rencontrer a l'Elysee avec Mlle Stangerson, celle-ci etait allee, dans l'apres-midi, au bureau de poste 40, chercher une lettre qui etait peut-etre celle qu'ils avaient lue tous les deux dans les jardins de l'Elysee et qui se terminait par ces mots: "Le presbytere n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son eclat!" cette hypothese me fut confirmee du reste, depuis, par la decouverte que je fis, vous vous en souvenez, dans les charbons du laboratoire, d'un morceau de cette lettre qui portait la date du 23 octobre. La lettre avait ete ecrite et retiree du bureau le meme jour. Il ne fait point de doute qu'en rentrant de l'Elysee, la nuit meme, Mlle Stangerson a voulu bruler ce papier compromettant. C'est en vain que M. Robert Darzac nia que cette lettre eut un rapport quelconque avec le crime. Je lui dis que, dans une affaire aussi mysterieuse, il n'avait pas le droit de cacher a la justice l'incident de la lettre; que j'etais persuade, moi, que celle-ci avait une importance considerable; que le ton desespere avec lequel Mlle Stangerson avait prononce la phrase fatidique, que ses pleurs, a lui, Robert Darzac, et que cette menace d'un crime qu'il avait proferee a la suite de la lecture de la lettre, ne me permettaient pas d'en douter. Robert Darzac etait de plus en plus agite. Je resolus de profiter de mon avantage. "-- Vous deviez vous marier, monsieur", fis-je negligemment, sans plus regarder mon interlocuteur, et tout d'un coup ce mariage _devient impossible a cause de l'auteur de cette lettre_, puisque, aussitot la lecture de la lettre, vous parlez d'un crime necessaire pour avoir Mlle Stangerson. IL Y A DONC QUELQU'UN ENTRE VOUS ET MLLE STANGERSON, QUELQU'UN QUI LUI DEFEND DE SE MARIER, QUELQU'UN QUI LA TUE AVANT QU'ELLE NE SE MARIE!" "Et je terminai ce petit discours par ces mots: "-- Maintenant, monsieur, vous n'avez plus qu'a me confier le nom de l'assassin!" "J'avais du, sans m'en douter, dire des choses formidables. Quand je relevai les yeux sur Robert Darzac, je vis un visage decompose, un front en sueur, des yeux d'effroi. "-- Monsieur, me dit-il, je vais vous demander une chose, qui va peut-etre vous paraitre insensee, mais en echange de quoi _je_ _donnerais ma vie_: il ne faut pas parler devant les magistrats de ce que vous avez vu et entendu dans les jardins de l'Elysee, ... ni devant les magistrats, ni devant personne au monde. Je vous jure que je suis innocent et je sais, et je sens, que vous me croyez, mais j'aimerais mieux passer pour coupable que de voir les soupcons de la justice s'egarer sur cette phrase: "le presbytere n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son eclat." Il faut que la justice ignore cette phrase. Toute cette affaire vous appartient, monsieur, je vous la donne, _mais oubliez la soiree de l'Elysee._ Il y aura pour vous cent autres chemins que celui-la qui vous conduiront a la decouverte du criminel; je vous les ouvrirai, je vous aiderai. Voulez-vous vous installer ici? Parler ici en maitre? Manger, dormir ici? Surveiller mes actes et les actes de tous? Vous serez au Glandier comme si vous en etiez le maitre, monsieur, _mais oubliez la soiree de l'Elysee."_ Rouletabille, ici, s'arreta pour souffler un peu. Je comprenais maintenant l'attitude inexplicable de M. Robert Darzac vis-a-vis de mon ami, et la facilite avec laquelle celui-ci avait pu s'installer sur les lieux du crime. Tout ce que je venais d'apprendre ne pouvait qu'exciter ma curiosite. Je demandai a Rouletabille de la satisfaire encore. Que s'etait-il passe au Glandier depuis huit jours? Mon ami ne m'avait-il pas dit qu'il y avait maintenant contre M. Darzac des signes exterieurs autrement terribles que celui de la canne trouvee par Larsan? "Tout semble se tourner contre lui, me repondit mon ami, et la situation devient extremement grave. M. Robert Darzac semble ne point s'en preoccuper outre mesure; il a tort; mais rien ne l'interesse que la sante de Mlle Stangerson qui allait s'ameliorant tous les jours _quand est survenu un evenement plus mysterieux encore que le mystere de la "Chambre Jaune"!_ -- Ca n'est pas possible! m'ecriai-je, et quel evenement peut etre plus mysterieux que le mystere de la "Chambre Jaune"? -- Revenons d'abord a M. Robert Darzac, fit Rouletabille en me calmant. Je vous disais que tout se tourne contre lui. "Les pas elegants" releves par Frederic Larsan paraissent bien etre "les pas du fiance de Mlle Stangerson". L'empreinte de la bicyclette peut etre l'empreinte de "sa" bicyclette; la chose a ete controlee. Depuis qu'il avait cette bicyclette, il la laissait toujours au chateau. Pourquoi l'avoir emportee a Paris justement a ce moment-la? Est-ce qu'il ne devait plus revenir au chateau? Est- ce que la rupture de son mariage devait entrainer la rupture de ses relations avec les Stangerson? Chacun des interesses affirme que ces relations devaient continuer. Alors? Frederic Larsan, lui, croit que "tout etait rompu". Depuis le jour ou Robert Darzac a accompagne Mlle Stangerson aux grands magasins de la Louve, jusqu'au lendemain du crime, l'ex-fiance n'est point revenu au Glandier. Se souvenir que Mlle Stangerson a perdu son reticule et la clef a tete de cuivre quand elle etait en compagnie de M. Robert Darzac. Depuis ce jour jusqu'a la soiree de l'Elysee, le professeur en Sorbonne et Mlle Stangerson ne se sont point vus. Mais ils se sont peut-etre ecrit. Mlle Stangerson est allee chercher une lettre poste restante au bureau 40, lettre que Frederic Larsan croit de Robert Darzac, car Frederic Larsan, qui ne sait rien naturellement de ce qui s'est passe a l'Elysee, est amene a penser que c'est Robert Darzac lui-meme qui a vole le reticule et la clef, dans le dessein de forcer la volonte de Mlle Stangerson en s'appropriant les papiers les plus precieux du pere, papiers qu'il aurait restitues sous condition de mariage. Tout cela serait d'une hypothese bien douteuse et presque absurde, comme me le disait le grand Fred lui-meme, s'il n'y avait pas encore autre chose, et autre chose de beaucoup plus grave. D'abord, chose bizarre, et que je ne parviens pas a m'expliquer: ce serait M. Darzac en personne qui, le 24, serait alle demander la lettre au bureau de poste, lettre qui avait ete deja retiree la veille par Mlle Stangerson; _la description de l'homme qui s'est presente au guichet repond point par point au signalement de M. Robert Darzac. _Celui-ci, aux questions qui lui furent posees, a titre de simple renseignement, par le juge d'instruction, nie qu'il soit alle au bureau de poste; et moi, je crois M. Robert Darzac, car, en admettant meme que la lettre ait ete ecrite par lui -- ce que je ne pense pas -- il savait que Mlle Stangerson l'avait retiree, puisqu'il la lui avait vue, cette lettre, entre les mains, dans les jardins de l'Elysee. Ce n'est donc pas lui qui s'est presente, le lendemain 24, au bureau 40, pour demander une lettre qu'il savait n'etre plus la. Pour moi, c'est quelqu'un qui lui ressemblait etrangement, et c'est bien le voleur du reticule qui dans cette lettre devait demander quelque chose a la proprietaire du reticule, a Mlle Stangerson, -- "quelque chose qu'il ne vit pas venir". Il dut en etre stupefait, et fut amene a se demander si la lettre qu'il avait expediee avec cette inscription sur l'enveloppe: M.A.T.H.S.N. avait ete retiree. D'ou sa demarche au bureau de poste et l'insistance avec laquelle il reclame la lettre. Puis il s'en va, furieux. La lettre a ete retiree, et pourtant ce qu'il demandait ne lui a pas ete accorde! Que demandait-il? Nul ne le sait que Mlle Stangerson. Toujours est-il que, le lendemain, on apprenait que Mlle Stangerson avait ete quasi assassinee dans la nuit, et que je decouvrais, le surlendemain, moi, que le professeur avait ete vole du meme coup, grace a cette clef, objet de la lettre poste restante. Ainsi, il semble bien que l'homme qui est venu au bureau de poste doive etre l'assassin; et tout ce raisonnement, des plus logiques en somme, sur les raisons de la demarche de l'homme au bureau de poste, Frederic Larsan se l'est tenu, mais, en l'appliquant a Robert Darzac. Vous pensez bien que le juge d'instruction, et que Larsan, et que moi-meme nous avons tout fait pour avoir, au bureau de poste, des details precis sur le singulier personnage du 24 octobre. Mais on n'a pu savoir d'ou il venait ni ou il s'en est alle! En dehors de cette description qui le fait ressembler a M. Robert Darzac, rien! J'ai fait annoncer dans les plus grands journaux: "Une forte recompense est promise au cocher qui a conduit un client au bureau de poste 40, dans la matinee du 24 octobre, vers les dix heures. S'adresser a la redaction de _L'Epoque_, et demander M. R." Ca n'a rien donne._ _En somme, cet homme est peut-etre venu a pied; mais, puisqu'il etait presse, c'etait une chance a courir qu'il fut venu en voiture. Je n'ai pas, dans ma note aux journaux, donne la description de l'homme pour que tous les cochers qui pouvaient avoir, vers cette heure- la, conduit un client au bureau 40, vinssent a moi. Il n'en est pas venu un seul. Et je me suis demande nuit et jour: "Quel est donc cet homme qui ressemble aussi etrangement a M. Robert Darzac et que je retrouve achetant la canne tombee entre les mains de Frederic Larsan? Le plus grave de tout est que M. Darzac, _qui avait a faire, a la meme heure, a l'heure ou son sosie_ _se presentait au bureau de poste, un cours a la Sorbonne, ne l'a_ _pas fait._ Un de ses amis le remplacait. Et, quand on l'interroge sur l'emploi de son temps, il repond qu'il est alle se promener au bois de Boulogne._ _Qu'est-ce que vous pensez de ce professeur qui se fait remplacer a son cours pour aller se promener au bois de Boulogne? Enfin, il faut que vous sachiez que, si M. Robert Darzac avoue s'etre alle promener au bois de Boulogne dans la matinee du 24, _il ne peut plus donner du tout l'emploi de son_ _temps dans la nuit du 24 au 25! ..._ Il a repondu fort paisiblement a Frederic Larsan qui lui demandait ce renseignement que ce qu'il faisait de son temps, a Paris, ne regardait que lui... Sur quoi, Frederic Larsan a jure tout haut qu'il decouvrirait bien, lui, sans l'aide de personne, l'emploi de ce temps. Tout cela semble donner quelque corps aux hypotheses du grand Fred; d'autant plus que le fait de Robert Darzac se trouvant dans la "Chambre Jaune" pourrait venir corroborer l'explication du policier sur la facon dont l'assassin se serait enfui: M. Stangerson l'aurait laisse passer pour eviter un effroyable scandale! C'est, du reste, cette hypothese, que je crois fausse, qui egarera Frederic Larsan, et ceci ne serait point pour me deplaire, s'il n'y avait pas un innocent en cause!_ Maintenant, cette hypothese egare-t-elle reellement Frederic Larsan? Voila! Voila! Voila!_ -- Eh! Frederic Larsan a peut-etre raison! m'ecriai-je, interrompant Rouletabille... Etes-vous sur que M. Darzac soit innocent? Il me semble que voila bien des facheuses coincidences... -- Les coincidences, me repondit mon ami, sont les pires ennemies de la verite. -- Qu'en pense aujourd'hui le juge d'instruction? -- M. de Marquet, le juge d'instruction, hesite a decouvrir M. Robert Darzac sans aucune preuve certaine. Non seulement, il aurait contre lui toute l'opinion publique, sans compter la Sorbonne, mais encore M. Stangerson et Mlle Stangerson. Celle-ci adore M. Robert Darzac. Si peu qu'elle ait vu l'assassin, on ferait croire difficilement au public qu'elle n'eut point reconnu M. Robert Darzac, si M. Robert Darzac avait ete l'agresseur. La "Chambre Jaune" etait obscure, sans doute, mais une petite veilleuse tout de meme l'eclairait, ne l'oubliez pas. Voici, mon ami, ou en etaient les choses quand, il y a trois jours, ou plutot trois nuits, survint cet evenement inoui dont je vous parlais tout a l'heure." XIV "J'attends l'assassin, ce soir" "Il faut, me dit Rouletabille, que je vous conduise sur les lieux pour que vous puissiez comprendre ou plutot pour que vous soyez persuade qu'il est impossible de comprendre. Je crois, quant a moi, avoir trouve ce que tout le monde cherche encore: la facon dont l'assassin est sorti de la "Chambre Jaune"... sans complicite d'aucune sorte et sans que M. Stangerson y soit pour quelque chose. Tant que je ne serai point sur de la personnalite de l'assassin, je ne saurais dire quelle est mon hypothese, mais je crois cette hypothese juste et, dans tous les cas, elle est tout a fait naturelle, je veux dire tout a fait simple. Quant a ce qui s'est passe il y a trois nuits, ici, dans le chateau meme, cela m'a semble pendant vingt-quatre heures depasser toute faculte d'imagination. Et encore l'hypothese qui, maintenant, s'eleve du fond de mon moi est-elle si absurde, celle-la, que je prefere presque les tenebres de l'inexplicable. Sur quoi, le jeune reporter m'invita a sortir; il me fit faire le tour du chateau. Sous nos pieds craquaient les feuilles mortes; c'est le seul bruit que j'entendais. On eut dit que le chateau etait abandonne. Ces vieilles pierres, cette eau stagnante dans les fosses qui entouraient le donjon, cette terre desolee recouverte de la depouille du dernier ete, le squelette noir des arbres, tout concourait a donner a ce triste endroit, hante par un mystere farouche, l'aspect le plus funebre. Comme nous contournions le donjon, nous rencontrames "l'homme vert", le garde, qui ne nous salua point et qui passa pres de nous, comme si nous n'existions pas. Il etait tel que je l'avais vu pour la premiere fois, a travers les vitres de l'auberge du pere Mathieu; il avait toujours son fusil en bandouliere, sa pipe a la bouche et son binocle sur le nez. "Drole d'oiseau! me dit tout bas Rouletabille. -- Lui avez-vous parle? demandai-je. -- Oui, mais il n'y a rien a en tirer... il repond par grognements, hausse les epaules et s'en va. Il habite a l'ordinaire au premier etage du donjon, une vaste piece qui servait autrefois d'oratoire. Il vit la en ours, ne sort qu'avec son fusil. Il n'est aimable qu'avec les filles. Sous pretexte de courir apres les braconniers, il se releve souvent la nuit; mais je le soupconne d'avoir des rendez-vous galants. La femme de chambre de Mlle Stangerson, Sylvie, est sa maitresse. En ce moment, il est tres amoureux de la femme du pere Mathieu, l'aubergiste; mais le pere Mathieu surveille de pres son epouse, et je crois bien que c'est la presque impossibilite ou "l'homme vert" se trouve d'approcher MmeMathieu qui le rend encore plus sombre et taciturne. C'est un beau gars, bien soigne de sa personne, presque elegant... les femmes, a quatre lieues a la ronde, en raffolent." Apres avoir depasse le donjon qui se trouve a l'extremite de l'aile gauche, nous passames sur les derrieres du chateau. Rouletabille me dit en me montrant une fenetre que je reconnus pour etre l'une de celles qui donnent sur les appartements de Mlle Stangerson. "Si vous etiez passe par ici il y a deux nuits, a une heure du matin, vous auriez vu votre serviteur au haut d'une echelle s'appretant a penetrer dans le chateau, par cette fenetre!" Comme j'exprimais quelque stupefaction de cette gymnastique nocturne, il me pria de montrer beaucoup d'attention a la disposition exterieure du chateau, apres quoi nous revinmes dans le batiment. "Il faut maintenant, dit mon ami, que je vous fasse visiter le premier etage, aile droite. C'est la que j'habite. Pour bien faire comprendre l'economie des lieux, je mets sous les yeux du lecteurs un plan du premier etage de cette aile droite, plan dessine par Rouletabille au lendemain de l'extraordinaire phenomene que vous allez connaitre dans tous ses details: _1. __Endroitou Rouletabille placa Frederic Larsan._ _2. __Endroit ou Rouletabille placa le pere Jacques._ _3. __Endroit ou Rouletabille placa M. Stangerson._ _4. __Fenetre par laquelle entra Rouletabille._ _5. __Fenetre trouvee ouverte par Rouletabille quand il sort de sa chambre. Il la referme. Toutes les autres fenetres et portes sont fermees._ _6. __Terrasse surmontant une piece en encorbellement au rez-de- chaussee._ Rouletabille me fit signe de monter derriere lui l'escalier monumental double qui, a la hauteur du premier etage, formait palier. De ce palier on se rendait directement dans l'aile droite ou dans l'aile gauche du chateau par une galerie qui y venait aboutir. La galerie, haute et large, s'etendait sur toute la longueur du batiment et prenait jour sur la facade du chateau exposee au nord. Les chambres dont les fenetres donnaient sur le midi avaient leurs portes sur cette galerie. Le professeur Stangerson habitait l'aile gauche du chateau. Mlle Stangerson avait son appartement dans l'aile droite. Nous entrames dans la galerie, aile droite. Un tapis etroit, jete sur le parquet cire, qui luisait comme une glace, etouffait le bruit de nos pas. Rouletabille me disait a voix basse, de marcher avec precaution parce que nous passions devant la chambre de Mlle Stangerson. Il m'expliqua que l'appartement de Mlle Stangerson se composait de sa chambre, d'une antichambre, d'une petite salle de bain, d'un boudoir et d'un salon. On pouvait, naturellement, passer de l'une de ces pieces dans l'autre sans qu'il fut necessaire de passer par la galerie. Le salon et l'antichambre etaient les seules pieces de l'appartement qui eussent une porte sur la galerie. La galerie se continuait, toute droite, jusqu'a l'extremite est du batiment ou elle avait jour sur l'exterieur par une haute fenetre (fenetre 2 du plan). Vers les deux tiers de sa longueur, cette galerie se rencontrait a angle droit avec une autre galerie qui tournait avec l'aile droite du chateau. Pour la clarte de ce recit, nous appellerons la galerie qui va de l'escalier jusqu'a la fenetre a l'est, "la galerie droite" et le bout de galerie qui tourne avec l'aile droite et qui vient aboutir a la galerie droite, a angle droit, "la galerie tournante". C'est au carrefour de ces deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille, touchant a celle de Frederic Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur la galerie tournante, tandis que les portes de l'appartement de Mlle Stangerson donnaient sur la galerie droite (voir le plan). Rouletabille poussa la porte de sa chambre, me fit entrer et referma la porte sur nous, poussant le verrou. Je n'avais pas encore eu le temps de jeter un coup d'oeil sur son installation qu'il poussait un cri de surprise en me montrant, sur un gueridon, _un binocle._ "Qu'est-ce que c'est que cela? se demandait-il; qu'est-ce que ce binocle est venu faire sur mon gueridon?" J'aurais ete bien en peine de lui repondre. "A moins que, fit-il, a moins que... a moins que... a moins que ce binocle ne soit "ce que je cherche"... et que... et que... _et que ce soit un binocle de presbyte! ..."_ Il se jetait litteralement sur le binocle; ses doigts caressaient la convexite des verres... et alors il me regarda d'une facon effrayante. "Oh! ... oh!" Et il repetait: Oh! ... oh! comme si sa pensee l'avait tout a coup rendu fou... Il se leva, me mit la main sur l'epaule, ricana comme un insense et me dit: "Ce binocle me rendra fou! car la chose est possible, voyez-vous, "mathematiquement parlant"; mais "humainement parlant" elle est impossible... ou alors... ou alors... ou alors..." On frappa deux petits coups a la porte de la chambre, Rouletabille entrouvrit la porte; une figure passa. Je reconnus la concierge que j'avais vue passer devant moi quand on l'avait amenee au pavillon pour l'interrogatoire et j'en fus etonne, car je croyais toujours cette femme sous les verrous. Cette femme dit a voix tres basse: "Dans la rainure du parquet!" Rouletabille repondit: "Merci!" et la figure s'en alla. Il se retourna vers moi apres avoir soigneusement referme la porte. Et il prononca des mots incomprehensibles avec un air hagard. "Puisque la chose est "mathematiquement" possible, pourquoi ne la serait-elle pas "humainement! ... Mais si la chose est "humainement" possible, l'affaire est formidable!" J'interrompis Rouletabille dans son soliloque: "Les concierges sont donc en liberte, maintenant? demandai-je. -- Oui, me repondit Rouletabille, je les ai fait remettre en liberte. J'ai besoin de gens surs. La femme m'est tout a fait devouee et le concierge se ferait tuer pour moi... Et, puisque le binocle a des verres pour presbyte, je vais certainement avoir besoin de gens devoues qui se feraient tuer pour moi! -- Oh! oh! fis-je, vous ne souriez pas, mon ami... Et quand faudra-t-il se faire tuer? -- Mais, ce soir! car il faut que je vous dise, mon cher, _j'attends l'assassin ce soir!_ -- Oh! oh! oh! oh! ... Vous attendez l'assassin ce soir... Vraiment, vraiment, vous attendez l'assassin ce soir... mais vous connaissez donc l'assassin? -- Oh! oh! oh! _Maintenant, il se peut que je le connaisse._ Je serais un fou d'affirmer categoriquement que je le connais, car l'idee mathematique que j'ai de l'assassin donne des resultats si effrayants, si monstrueux, _que j'espere qu'il est encore possible que je me trompe! Oh! Je l'espere de toutes mes forces..._ -- Comment, puisque vous ne connaissiez pas, il y a cinq minutes, l'assassin, pouvez-vous dire que vous attendez l'assassin ce soir? -- _Parce que je sais qu'il doit venir."_ __ -- Rouletabille bourra une pipe, lentement, lentement et l'alluma. Ceci me presageait un recit des plus captivants. A ce moment quelqu'un marcha dans le couloir, passant devant notre porte. Rouletabille ecouta. Les pas s'eloignerent. "Est-ce que Frederic Larsan est dans sa chambre? Fis-je, en montrant la cloison. -- Non, me repondit mon ami, il n'est pas la; il a du partir ce matin pour Paris; il est toujours sur la piste de Darzac! ... M. Darzac est parti lui aussi ce matin pour Paris. Tout cela se terminera tres mal... Je prevois l'arrestation de M. Darzac avant huit jours. Le pire est que tout semble se liguer contre le malheureux: les evenements, les choses, les gens... Il n'est pas une heure qui s'ecoule qui n'apporte contre M. Darzac une accusation nouvelle... Le juge d'instruction en est accable et aveugle... Du reste, je comprends que l'on soit aveugle! ... On le serait a moins... -- Frederic Larsan n'est pourtant pas un novice. -- J'ai cru, fit Rouletabille avec une moue legerement meprisante, que Fred etait beaucoup plus fort que cela... Evidemment, ce n'est pas le premier venu... J'ai meme eu beaucoup d'admiration pour lui quand je ne connaissais pas sa methode de travail. Elle est deplorable... Il doit sa reputation uniquement a son habilete; mais il manque de philosophie; la mathematique de ses conceptions est bien pauvre..." Je regardai Rouletabille et ne pus m'empecher de sourire en entendant ce gamin de dix-huit ans traiter d'enfant un garcon d'une cinquantaine d'annees qui avait fait ses preuves comme le plus fin limier de la police d'Europe... "Vous souriez, me fit Rouletabille... Vous avez tort! ... Je vous jure que je le roulerai... et d'une facon retentissante... mais il faut que je me presse, car il a une avance colossale sur moi, avance que lui a donnee M. Robert Darzac et que M. Robert Darzac va augmenter encore ce soir... Songez donc: _chaque fois_ _que l'assassin vient au chateau_, M. Robert Darzac, par une fatalite etrange, s'absente et se refuse a donner l'emploi de son temps! -- Chaque fois que l'assassin vient au chateau! m'ecriai-je... Il y est donc revenu... -- Oui, pendant cette fameuse nuit ou s'est produit le phenomene..." J'allais donc connaitre ce fameux phenomene auquel Rouletabille faisait allusion depuis une demi-heure sans me l'expliquer. Mais j'avais appris a ne jamais presser Rouletabille dans ses narrations... Il parlait quand la fantaisie lui en prenait ou quand il le jugeait utile, et se preoccupait beaucoup moins de ma curiosite que de faire un resume complet pour lui-meme d'un evenement capital qui l'interessait. Enfin, par petites phrases rapides, il m'apprit des choses qui me plongerent dans un etat voisin de l'abrutissement, car, en verite, les phenomenes de cette science encore inconnue qu'est l'hypnotisme, par exemple, ne sont point plus inexplicables que _cette disparition de la matiere de l'assassin au moment ou ils etaient quatre a la toucher. _Je parle de l'hypnotisme comme je parlerais de l'electricite dont nous ignorons la nature, et dont nous connaissons si peu les lois, parce que, dans le moment, l'affaire me parut ne pouvoir s'expliquer que par de l'inexplicable, c'est-a-dire par un evenement en dehors des lois naturelles connues. Et cependant, si j'avais eu la cervelle de Rouletabille, j'aurais eu, comme lui, "le pressentiment de l'explication naturelle": car le plus curieux dans tous les mysteres du Glandier a bien ete "la facon naturelledont Rouletabille les expliqua"._ _Mais qui donc eut pu et pourrait encore se vanter d'avoir la cervelle de Rouletabille? Les bosses originales et inharmoniques de son front, je ne les ai jamais rencontrees sur aucun autre front, si ce n'est -- mais bien moins apparentes -- sur le front de Frederic Larsan, et encore fallait- il bien regarder le front du celebre policier pour en deviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient -- si j'ose me servir de cette expression un peu forte -- sautaient aux yeux. J'ai, parmi les papiers qui me furent remis par le jeune homme apres l'affaire, un carnet ou j'ai trouve un compte rendu complet du "phenomene de la disparition de la matiere de l'assassin", et des reflexions qu'il inspira a mon ami. Il est preferable, je crois, de vous soumettre ce compte rendu que de continuer a reproduire ma conversation avec Rouletabille, car j'aurais peur, dans une pareille histoire, d'ajouter un mot qui ne fut point l'expression de la plus stricte verite. XV Traquenard _Extrait du carnet de Joseph Rouletabille_. La nuit derniere, nuit du 29 au 30 octobre, ecrit Joseph Rouletabille, je me reveille vers une heure du matin. Insomnie ou bruit du dehors? Le cri de la "Bete du Bon Dieu" retentit avec une resonance sinistre, au fond du parc. Je me leve; j'ouvre ma fenetre. Vent froid et pluie; tenebres opaques, silence. Je referme ma fenetre. La nuit est encore dechiree par la bizarre clameur. Je passe rapidement un pantalon, un veston. Il fait un temps a ne pas mettre un chat dehors; qui donc, cette nuit, imite, si pres du chateau, le miaulement du chat de la mere Agenoux? Je prends un gros gourdin, la seule arme dont je dispose, et, sans faire aucun bruit, j'ouvre ma porte. Me voici dans la galerie; une lampe a reflecteur l'eclaire parfaitement; la flamme de cette lampe vacille comme sous l'action d'un courant d'air. Je sens le courant d'air. Je me retourne. Derriere moi, une fenetre est ouverte, celle qui se trouve a l'extremite de ce bout de galerie sur laquelle donnent nos chambres, a Frederic Larsan et a moi, galerie que j'appellerai "galerie tournante"pour la distinguer de la "galerie droite", sur laquelle donne l'appartement de Mlle Stangerson. Ces deux galeries se croisent a angle droit. Qui donc a laisse cette fenetre ouverte, ou qui vient de l'ouvrir? Je vais a la fenetre; je me penche au dehors. A un metre environ sous cette fenetre, il y a une terrasse qui sert de toit a une petite piece en encorbellement qui se trouve au rez-de-chaussee. On peut, au besoin, sauter de la fenetre sur la terrasse, et de la, se laisser glisser dans la cour d'honneur du chateau. Celui qui aurait suivi ce chemin ne devait evidemment pas avoir sur lui la clef de la porte du vestibule. Mais pourquoi m'imaginer cette scene de gymnastique nocturne? A cause d'une fenetre ouverte? Il n'y a peut-etre la que la negligence d'un domestique. Je referme la fenetre en souriant de la facilite avec laquelle je batis des drames avec une fenetre ouverte. Nouveau cri de la "Bete du Bon Dieu" dans la nuit. Et puis, le silence; la pluie a cesse de frapper les vitres. Tout dort dans le chateau. Je marche avec des precautions infinies sur le tapis de la galerie. Arrive au coin de la galerie droite, j'avance la tete et y jette un prudent regard. Dans cette galerie, une autre lampe a reflecteur donne une lumiere eclairant parfaitement les quelques objets qui s'y trouvent, trois fauteuils et quelques tableaux pendus aux murs. Qu'est-ce que je fais la? Jamais le chateau n'a ete aussi calme. Tout y repose. Quel est cet instinct qui me pousse vers la chambre de Mlle Stangerson? Qu'est- ce qui me conduit vers la chambre de Mlle Stangerson? Pourquoi cette voix qui crie au fond de mon etre: "Va jusqu'a la chambre de Mlle Stangerson!" Je baisse les yeux sur le tapis que je foule et "je vois que mes pas, vers la chambre de Mlle Stangerson, sont conduits par des pas qui y sont deja alles". Oui, sur ce tapis, des traces de pas ont apporte la boue du dehors et je suis ces pas qui me conduisent a la chambre de Mlle Stangerson. Horreur! Horreur! Ce sont "les pas elegants" que je reconnais, "les pas de l'assassin!" Il est venu du dehors, par cette nuit abominable. Si l'on peut descendre de la galerie par la fenetre, grace a la terrasse, on peut aussi y entrer. L'assassin est la, dans le chateau, car les pas ne sont pas revenus". Il s'est introduit dans le chateau par cette fenetre ouverte a l'extremite de la galerie tournante; il est passe devant la chambre de Frederic Larsan, devant la mienne, a tourne a droite, dans la galerie droite, _et est entre dans la chambre de Mlle_ _Stangerson._ Je suis devant la porte de l'appartement de Mlle Stangerson, devant la porte de l'antichambre: elle est entrouverte, je la pousse sans faire entendre le moindre bruit. Je me trouve dans l'antichambre et la, sous la porte de la chambre meme, je vois une barre de lumiere. J'ecoute. Rien! Aucun bruit, pas meme celui d'une respiration. Ah! savoir ce qui se passe dans le silence qui est derriere cette porte! Mes yeux sur la serrure m'apprennent que cette serrure est fermee a clef, et la clef est en dedans. Et dire que l'assassin est peut-etre la! Qu'il doit etre la! S'echappera-t-il encore, cette fois? Tout depend de moi! Du sang-froid et, surtout, pas une fausse manoeuvre! "Il faut voir dans cette chambre." Y entrerai-je par le salon de Mlle Stangerson? il me faudrait ensuite traverser le boudoir, et l'assassin se sauverait alors par la porte de la galerie, la porte devant laquelle je suis en ce moment. "Pour moi, ce soir, il n'y a pas encore eu crime", car rien n'expliquerait le silence du boudoir! Dans le boudoir, deux gardes-malades sont installees pour passer la nuit, jusqu'a la complete guerison de Mlle Stangerson. Puisque je suis a peu pres sur que l'assassin est la, pourquoi ne pas donner l'eveil tout de suite? L'assassin se sauvera peut-etre, mais peut-etre aurai-je sauve Mlle Stangerson? Et si, par hasard, l'assassin, ce soir, n'etait pas un assassin?" La porte a ete ouverte pour lui livrer passage: par qui? -- et a ete refermee: par qui? Il est entre, cette nuit, dans cette chambre dont la porte etait certainement fermee a clef a l'interieur, "car Mlle Stangerson, tous les soirs, s'enferme avec ses gardes dans son appartement". Qui a tourne cette clef de la chambre pour laisser entrer l'assassin? Les gardes? Deux domestiques fideles, la vieille femme de chambre et sa fille Sylvie? C'est bien improbable. Du reste, elles couchent dans le boudoir, et Mlle Stangerson, tres inquiete, tres prudente, m'a dit Robert Darzac, veille elle-meme a sa Surete depuis qu'elle est assez bien portante pour faire quelques pas dans son appartement -- dont je ne l'ai pas encore vue sortir. Cette inquietude et cette prudence soudaines chez Mlle Stangerson, qui avaient frappe M. Darzac, m'avaient egalement laisse a reflechir. Lors du crime de la "Chambre Jaune", il ne fait point de doute que la malheureuse _attendait l'assassin._ L'attendait-elle encore ce soir? Mais qui donc a tourne cette clef pour ouvrir "a l'assassin qui est la"? Si c'etait Mlle Stangerson "elle-meme"? Car enfin elle peut redouter, elle doit redouter la venue de l'assassin et avoir des raisons pour lui ouvrir la porte, "pour etre forcee de lui ouvrir la porte!" Quel terrible rendez-vous est donc celui-ci? Rendez-vous de crime? A coup sur, pas rendez-vous d'amour, car Mlle Stangerson adore M. Darzac, je le sais. Toutes ces reflexions traversent mon cerveau comme un eclair qui n'illuminerait que des tenebres. Ah! Savoir... S'il y a tant de silence, derriere cette porte, c'est sans doute qu'on y a besoin de silence! Mon intervention peut etre la cause de plus de mal que de bien? Est-ce que je sais? Qui me dit que mon intervention ne determinerait pas, dans la minute, un crime? Ah! voir et savoir, sans troubler le silence! Je sors de l'antichambre. Je vais a l'escalier central, je le descends; me voici dans le vestibule; je cours le plus silencieusement possible vers la petite chambre au rez-de- chaussee, ou couche, depuis l'attentat du pavillon, le pere Jacques. "Je le trouve habille", les yeux grands ouverts, presque hagards. Il ne semble point etonne de me voir; il me dit qu'il s'est leve parce qu'il a entendu le cri de "la Bete du Bon Dieu", et qu'il a entendu des pas, dans le parc, des pas qui glissaient devant sa fenetre. Alors, il a regarde a la fenetre "et il a vu passer, tout a l'heure, un fantome noir". Je lui demande s'il a une arme. Non, il n'a plus d'arme, depuis que le juge d'instruction lui a pris son revolver. Je l'entraine. Nous sortons dans le parc par une petite porte de derriere. Nous glissons le long du chateau jusqu'au point qui est juste au-dessous de la chambre de Mlle Stangerson. La, je colle le pere Jacques contre le mur, lui defends de bouger, et moi, profitant d'un nuage qui recouvre en ce moment la lune, je m'avance en face de la fenetre, mais en dehors du carre de lumiere qui en vient; "car la fenetre est entrouverte". Par precaution? Pour pouvoir sortir plus vite par la fenetre, si quelqu'un venait a entrer par une porte? Oh! oh! celui qui sautera par cette fenetre aurait bien des chances de se rompre le cou! Qui me dit que l'assassin n'a pas une corde? Il a du tout prevoir... Ah! savoir ce qui se passe dans cette chambre! ... connaitre le silence de cette chambre! ... Je retourne au pere Jacques et je prononce un mot, a son oreille: "Echelle". Des l'abord, j'ai bien pense a l'arbre qui, huit jours auparavant m'a deja servi d'observatoire, mais j'ai aussitot constate que la fenetre est entrouverte de telle sorte que je ne puis rien voir, cette fois-ci, en montant dans l'arbre, de ce qui se passe dans la chambre. Et puis non seulement je veux voir, mais pouvoir entendre et... agir... Le pere Jacques, tres agite, presque tremblant, disparait un instant et revient, sans echelle, me faisant, de loin, de grands signes avec ses bras pour que je le rejoigne au plus tot. Quand je suis pres de lui: "Venez!" me souffle-t-il. Il me fait faire le tour du chateau par le donjon. Arrive la, il me dit: "J'etais alle chercher mon echelle dans la salle basse du donjon, qui nous sert de debarras, au jardinier et a moi; la porte du donjon etait ouverte et l'echelle n'y etait plus. En sortant, sous le clair de lune, voila ou je l'ai apercue!" Et il me montrait, a l'autre extremite du chateau, une echelle appuyee contre les "corbeaux"qui soutenaient la terrasse, au- dessous de la fenetre que j'avais trouvee ouverte. La terrasse m'avait empeche de voir l'echelle... grace a cette echelle, il etait extremement facile de penetrer dans la galerie tournante du premier etage, et je ne doutai plus que ce fut la le chemin pris par l'inconnu. Nous courons a l'echelle; mais, au moment de nous en emparer, le pere Jacques me montre la porte entrouverte de la petite piece du rez-de-chaussee qui est placee en encorbellement a l'extremite de cette aile droite du chateau, et qui a pour plafond cette terrasse dont j'ai parle. Le pere Jacques pousse un peu la porte, regarde a l'interieur, et me dit, dans un souffle. "Il n'est pas la!--Qui? --le garde!" La bouche encore une fois a mon oreille: "Vous savez bien que le garde couche dans cette piece, depuis qu'on fait des reparations au donjon! ..." et, du meme geste significatif, il me montre la porte entrouverte, l'echelle, la terrasse et la fenetre, que j'ai tout a l'heure refermee, de la galerie tournante. Quelles furent mes pensees alors? Avais-je le temps d'avoir des pensees? Je "sentais", plus que je ne pensais... Evidemment, sentais-je, "si le garde est la-haut dans la chambre" (je dis: "si", car je n'ai, en ce moment, en dehors de cette echelle, et de cette chambre du garde deserte, aucun indice qui me permette meme de soupconner le garde), s'il y est, il a ete oblige de passer par cette echelle et par cette fenetre, car les pieces qui se trouvent derriere sa nouvelle chambre, etant occupees par le menage du maitre d'hotel et de la cuisiniere, et par les cuisines, lui ferment le chemin du vestibule et de l'escalier, a l'interieur du chateau... "si c'est le garde qui a passe par la", il lui aura ete facile, sous quelque pretexte, hier soir, d'aller dans la galerie et de veiller a ce que cette fenetre soit simplement poussee a l'interieur, les panneaux joints, de telle sorte qu'il n'ait plus, de l'exterieur, qu'a appuyer dessus pour que la fenetre s'ouvre et qu'il puisse sauter dans la galerie. Cette necessite de la fenetre non fermee a l'interieur restreint singulierement le champ des recherches sur la personnalite de l'assassin. Il faut que l'assassin "soit de la maison"; a moins qu'il n'ait un complice, auquel je ne crois pas...; a moins... a moins que Mlle Stangerson "elle-meme" ait veille a ce que cette fenetre ne soit point fermee de l'interieur... "Mais quel serait donc ce secret effroyable qui ferait que Mlle Stangerson serait dans la necessite de supprimer les obstacles qui la separent de son assassin?" J'empoigne l'echelle et nous voici repartis sur les derrieres du chateau. La fenetre de la chambre est toujours entrouverte; les rideaux sont tires, mais ne se rejoignent point; ils laissent passer un grand rai de lumiere, qui vient s'allonger sur la pelouse a mes pieds. Sous la fenetre de la chambre j'applique mon echelle. Je suis a peu pres sur de n'avoir fait aucun bruit. "Et, pendant que le pere Jacques reste au pied de l'echelle", je gravis l'echelle, moi, tout doucement, tout doucement, avec mon gourdin. Je retiens ma respiration; je leve et pose les pieds avec des precautions infinies. Soudain, un gros nuage, et une nouvelle averse. Chance. Mais, tout a coup, le cri sinistre de la "Bete du Bon Dieu" m'arrete au milieu de mon ascension. Il me semble que ce cri vient d'etre pousse derriere moi, a quelques metres. Si ce cri etait un signal! Si quelque complice de l'homme m'avait vu, sur mon echelle. Ce cri appelle peut-etre l'homme a la fenetre! Peut- etre! ... Malheur, "l'homme est a la fenetre! Je sens sa tete au- dessus de moi; j'entends son souffle. Et moi, je ne puis le regarder; le plus petit mouvement de ma tete, et je suis perdu! Va-t-il me voir? Va-t-il, dans la nuit, baisser la tete? Non! ... il s'en va... il n'a rien vu... je le sens, plus que je ne l'entends, marcher, a pas de loup, dans la chambre; et je gravis encore quelques echelons. Ma tete est a la hauteur de la pierre d'appui de la fenetre; mon front depasse cette pierre; mes yeux, entre les rideaux, voient. L'homme est la, assis au petit bureau de Mlle Stangerson, _et il_ _ecrit._ Il me tourne le dos. Il a une bougie devant lui; mais, comme il est penche sur la flamme de cette bougie, la lumiere projette des ombres qui me le deforment. Je ne vois qu'un dos monstrueux, courbe. Chose stupefiante: Mlle Stangerson n'est pas la! Son lit n'est pas defait. Ou donc couche-t-elle, cette nuit? Sans doute dans la chambre a cote, avec ses femmes. Hypothese. Joie de trouver l'homme seul. Tranquillite d'esprit pour preparer le traquenard. Mais qui est donc cet homme qui ecrit la, sous mes yeux, installe a ce bureau comme s'il etait chez lui? S'il n'y avait point "les pas de l'assassin" sur le tapis de la galerie, s'il n'y avait pas eu la fenetre ouverte, s'il n'y avait pas eu, sous cette fenetre, l'echelle, je pourrais etre amene a penser que cet homme a le droit d'etre la et qu'il s'y trouve normalement a la suite de causes normales que je ne connais pas encore. Mais il ne fait point de doute que cet inconnu mysterieux est l'homme de la "Chambre Jaune", celui dont Mlle Stangerson est obligee, sans le denoncer, de subir les coups assassins. Ah! voir sa figure! Le surprendre! Le prendre! Si je saute dans la chambre en ce moment, "il" s'enfuit ou par l'antichambre ou par la porte a droite qui donne sur le boudoir. Par la, traversant le salon, il arrive a la galerie et je le perds. Or, je le tiens; encore cinq minutes, et je le tiens, mieux que si je l'avais dans une cage... Qu'est-ce qu'il fait la, solitaire, dans la chambre de Mlle Stangerson? Qu'ecrit-il? A qui ecrit-il? ... Descente. L'echelle par terre. Le pere Jacques me suit. Rentrons au chateau. J'envoie le pere Jacques eveiller M. Stangerson. Il doit m'attendre chez M. Stangerson, et ne lui rien dire de precis avant mon arrivee. Moi, je vais aller eveiller Frederic Larsan. Gros ennui pour moi. J'aurais voulu travailler seul et avoir toute l'aubaine de l'affaire, au nez de Larsan endormi. Mais le pere Jacques et M. Stangerson sont des vieillards et moi, je ne suis peut-etre pas assez developpe. Je manquerais peut-etre de force... Larsan, lui, a l'habitude de l'homme que l'on terrasse, que l'on jette par terre, que l'on releve, menottes aux poignets. Larsan m'ouvre, ahuri, les yeux gonfles de sommeil, pret a m'envoyer promener, ne croyant nullement a mes imaginations de petit reporter. Il faut que je lui affirme que "l'homme est la!" "C'est bizarre, dit-il, _je croyais l'avoir quitte cet apres-midi, a Paris!"_ Il se vet hativement et s'arme d'un revolver. Nous nous glissons dans la galerie. Larsan me demande: "Ou est-il? -- Dans la chambre de Mlle Stangerson. -- Et Mlle Stangerson? -- Elle n'est pas dans sa chambre! -- Allons-y! -- N'y allez pas! L'homme, a la premiere alerte, se sauvera... il a trois chemins pour cela... la porte, la fenetre, le boudoir ou se trouvent les femmes... -- Je tirerai dessus... -- Et si vous le manquez? Si vous ne faites que le blesser? Il s'echappera encore... Sans compter que, lui aussi, est certainement arme... Non, laissez-moi diriger l'experience, et je reponds de tout... -- Comme vous voudrez", me dit-il avec assez de bonne grace. Alors, apres m'etre assure que toutes les fenetres des deux galeries sont hermetiquement closes, je place Frederic Larsan a l'extremite de la galerie tournante, devant cette fenetre que j'ai trouvee ouverte et que j'ai refermee. Je dis a Fred: "Pour rien au monde, vous ne devez quitter ce poste, jusqu'au moment ou je vous appellerai... Il y a cent chances sur cent pour que l'homme revienne a cette fenetre et essaye de se sauver par la, quand il sera poursuivi, car c'est par la qu'il est venu et par la qu'il a prepare sa fuite. Vous avez un poste dangereux... -- Quel sera le votre? demanda Fred. -- Moi, je sauterai dans la chambre, et je vous rabattrai l'homme! -- Prenez mon revolver, dit Fred, je prendrai votre baton. -- Merci, fis-je, vous etes un brave homme" Et j'ai pris le revolver de Fred. J'allais etre seul avec l'homme, la-bas, qui ecrivait dans la chambre, et vraiment ce revolver me faisait plaisir. Je quittai donc Fred, l'ayant poste a la fenetre 5 sur le plan, et je me dirigeai, toujours avec la plus grande precaution, vers l'appartement de M. Stangerson, dans l'aile gauche du chateau. Je trouvai M. Stangerson avec le pere Jacques, qui avait observe la consigne, se bornant a dire a son maitre qu'il lui fallait s'habiller au plus vite. Je mis alors M. Stangerson, en quelques mots, au courant de ce qui se passait. Il s'arma, lui aussi, d'un revolver, me suivit et nous fumes aussitot dans la galerie tous trois. Tout ce qui vient de se passer, depuis que j'avais vu l'assassin assis devant le bureau, avait a peine dure dix minutes. M. Stangerson voulait se precipiter immediatement sur l'assassin et le tuer: c'etait bien simple. Je lui fis entendre qu'avant tout il ne fallait pas risquer, "en voulant le tuer, de le manquer vivant". Quand je lui eus jure que sa fille n'etait pas dans la chambre et qu'elle ne courait aucun danger, il voulut bien calmer son impatience et me laisser la direction de l'evenement. Je dis encore au pere Jacques et a M. Stangerson qu'ils ne devaient venir a moi que lorsque je les appellerais ou lorsque je tirerais un coup de revolver "et j'envoyai le pere Jacques se placer" devant la fenetre situee a l'extremite de la galerie droite. (La fenetre est marquee du chiffre 2 sur mon plan.) J'avais choisi ce poste pour le pere Jacques parce que j'imaginais que l'assassin, traque a sa sortie de la chambre, se sauvant a travers la galerie pour rejoindre la fenetre qu'il avait laissee ouverte, et voyant, tout a coup, en arrivant au carrefour des galeries, devant cette derniere fenetre, Larsan gardant la galerie tournante, continuerait son chemin dans la galerie droite. La, il rencontrerait le pere Jacques, qui l'empecherait de sauter dans le parc par la fenetre qui ouvrait a l'extremite de la galerie droite. C'est ainsi, certainement, qu'en une telle occurrence devait agir l'assassin s'il connaissait les lieux (et cette hypothese ne faisait point de doute pour moi). Sous cette fenetre, en effet, se trouvait exterieurement une sorte de contrefort. Toutes les autres fenetres des galeries donnaient a une telle hauteur sur des fosses qu'il etait a peu pres impossible de sauter par la sans se rompre le cou. Portes et fenetres etaient bien et solidement fermees, y compris la porte de la chambre de debarras, a l'extremite de la galerie droite: Je m'en etais rapidement assure. Donc, apres avoir indique comme je l'ai dit, son poste au pere Jacques "et l'y avoir vu", je placai M. Stangerson devant le palier de l'escalier, non loin de la porte de l'antichambre de sa fille. Tout faisait prevoir que, des lors que je traquais l'assassin dans la chambre, celui-ci se sauverait par l'antichambre plutot que par le boudoir ou se trouvaient les femmes et dont la porte avait du etre fermee par Mlle Stangerson elle-meme, si, comme je le pensais, elle s'etait refugiee dans ce boudoir "pour ne pas voir l'assassin qui allait venir chez elle!" Quoi qu'il en fut, il retombait toujours dans la galerie "Ou mon monde l'attendait a toutes les issues possibles". Arrive la, il voit a sa gauche, presque sur lui, M. Stangerson; il se sauve alors a droite, vers la galerie tournante, "ce qui est le chemin, du reste, de sa fuite preparee". A l'intersection des deux galeries il apercoit a la fois, comme je l'explique plus haut, a sa gauche, Frederic Larsan au bout de la galerie tournante, et en face le pere Jacques, au bout de la galerie droite. M. Stangerson et moi, nous arrivons par derriere. Il est a nous! Il ne peut plus nous echapper! ... Ce plan me paraissait le plus sage, le plus sur "et le plus simple". Si nous avions pu directement placer quelqu'un de nous derriere la porte du boudoir de Mlle Stangerson qui ouvrait sur la chambre a coucher, peut-etre eut-il paru plus simple "a certains qui ne reflechissent pas" d'assieger directement les deux portes de la piece ou se trouvait l'homme, celle du boudoir et celle de l'antichambre; mais nous ne pouvions penetrer dans le boudoir que par le salon, dont la porte avait ete fermee a l'interieur par les soins inquiets de Mlle Stangerson. Et ainsi, ce plan, qui serait venu a l'intellect d'un sergent de ville quelconque, se trouvait impraticable. Mais moi, qui suis oblige de reflechir, je dirai que, meme si j'avais eu la libre disposition du boudoir, j'aurais maintenu mon plan tel que je viens de l'exposer; car tout autre plan d'attaque direct par chacune des portes de la chambre "nous separait les uns des autres au moment de la lutte avec l'homme", tandis que mon plan "reunissait tout le monde pour l'attaque", a un endroit que j'avais determine avec une precision quasi mathematique. Cet endroit etait l'intersection des deux galeries. Ayant ainsi place mon monde, je ressortis du chateau, courus a mon echelle, la reappliquai contre le mur et, le revolver au poing, je grimpai. Que si quelques-uns sourient de tant de precautions prealables, je les renverrai au mystere de la "Chambre Jaune" et a toutes les preuves que nous avions de la fantastique astuce de l'assassin; et aussi, que si quelques-uns trouvent bien meticuleuses toutes mes observations dans un moment ou l'on doit etre entierement pris par la rapidite du mouvement, de la decision et de l'action, je leur repliquerai que j'ai voulu longuement et completement rapporter ici toutes les dispositions d'un plan d'attaque concu et execute aussi rapidement qu'il est lent a se derouler sous ma plume. J'ai voulu cette lenteur et cette precision pour etre certain de ne rien omettre des conditions dans lesquelles se produisit l'etrange phenomene qui, jusqu'a nouvel ordre et naturelle explication, me semble devoir prouver mieux que toutes les theories du professeur Stangerson, "la dissociation de la matiere", je dirai meme la dissociation "instantanee" de la matiere. XVI Etrange phenomene de dissociation de la matiere _Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite)_ Me voici de nouveau a la pierre de la fenetre, continue Rouletabille, et de nouveau ma tete depasse cette pierre; entre les rideaux dont la disposition n'a pas bouge, je m'apprete a regarder, anxieux de savoir dans quelle attitude je vais trouver l'assassin. S'il pouvait me tourner le dos! S'il pouvait etre encore a cette table, en train d'ecrire... Mais peut-etre... peut- etre n'est-il plus la! ... Et comment se serait-il enfui? ... Est- ce que je n'ai pas son echelle"? ... Je fais appel a tout mon sang-froid. J'avance encore la tete. Je regarde: il est la; je revois son dos monstrueux, deforme par les ombres projetees par la bougie. Seulement, "il" n'ecrit plus et la bougie n'est plus sur le petit bureau. La bougie est sur le parquet devant l'homme courbe au-dessus d'elle. Position bizarre, mais qui me sert. Je retrouve ma respiration. Je monte encore. Je suis aux derniers echelons; ma main gauche saisit l'appui de la fenetre; au moment de reussir je sens mon coeur battre a coups precipites. Je mets mon revolver entre mes dents. Ma main droite maintenant tient aussi l'appui de la fenetre. Un mouvement necessairement un peu brusque, un retablissement sur les poignets et je vais etre sur la fenetre... Pourvu que l'echelle!...C'est ce qui arrive... je suis dans la necessite de prendre un point d'appui un peu fort sur l'echelle et mon pied n'a point plutot quitte celle-ci que je sens qu'elle bascule. Elle racle le mur et s'abat... Mais deja mes genoux touchent la pierre... Avec une rapidite que je crois sans egale, je me dresse debout sur la pierre... Mais plus rapide que moi a ete l'assassin... Il a entendu le raclement de l'echelle contre le mur et j'ai vu tout a coup le dos monstrueux se soulever, l'homme se dresser, se retourner... J'ai vu sa tete... ai-je bien vu sa tete? ... La bougie etait sur le parquet et n'eclairait suffisamment que ses jambes. A partir de la hauteur de la table, il n'y avait guere dans la chambre que des ombres, que de la nuit... J'ai vu une tete chevelue, barbue... Des yeux de fou; une face pale qu'encadraient deux larges favoris; la couleur, autant que je pouvais dans cette seconde obscure distinguer, la couleur... en etait rousse... a ce qu'il m'est apparu... a ce que j'ai pense... Je ne connaissais point cette figure. Ce fut, en somme, la sensation principale que je recus de cette image entrevue dans des tenebres vacillantes... Je ne connaissais pas cette figure "ou, tout au moins, je ne la reconnaissais pas"! Ah! Maintenant, il fallait faire vite! ... il fallait etre le vent! la tempete! ... la foudre! Mais helas... helas! "il y avait des mouvements necessaires..." Pendant que je faisais les mouvements necessaires de retablissement sur les poignets, du genou sur la pierre, de mes pieds sur la pierre... l'homme qui m'avait apercu a la fenetre avait bondi, s'etait precipite comme je l'avais prevu sur la porte de l'antichambre, avait eu le temps de l'ouvrir et fuyait. Mais deja j'etais derriere lui revolver au poing. Je hurlai: "A moi!" Comme une fleche j'avais traverse la chambre et cependant j'avais pu voir qu'"il y avait une lettre sur la table". Je rattrapai presque l'homme dans l'antichambre, car le temps qu'il lui avait fallu pour ouvrir la porte lui avait au moins pris une seconde. Je le touchai presque; il me colla sur le nez la porte qui donne de l'antichambre sur la galerie... Mais j'avais des ailes, je fus dans la galerie a trois metres de lui... M. Stangerson et moi le poursuivimes a la meme hauteur. L'homme avait pris, toujours comme je l'avais prevu, la galerie a sa droite, c'est-a-dire le chemin prepare de sa fuite..."A moi, Jacques! A moi, Larsan!" m'ecriai- je. Il ne pouvait plus nous echapper! Je poussai une clameur de joie, de victoire sauvage... L'homme parvint a l'intersection des deux galeries a peine deux secondes avant nous et la rencontre que j'avais decidee, le choc fatal qui devait inevitablement se produire, eut lieu! Nous nous heurtames tous a ce carrefour: M. Stangerson et moi venant d'un bout de la galerie droite, le pere Jacques venant de l'autre bout de cette meme galerie et Frederic Larsan venant de la galerie tournante. Nous nous heurtames jusqu'a tomber... "Mais l'homme n'etait pas la!" Nous nous regardions avec des yeux stupides, des yeux d'epouvante, devant cet "irreel": "l'homme n'etait pas la!" Ou est-il? Ou est-il? Ou est-il? ... Tout notre etre demandait: "Ou est-il?" "Il est impossible qu'il se soit enfui! m'ecriai-je dans une colere plus grande que mon epouvante! -- Je le touchais, s'exclama Frederic Larsan. -- Il etait la, j'ai senti son souffle dans la figure! faisait le pere Jacques. -- Nous le touchions!" repetames-nous, M. Stangerson et moi. Ou est-il? Ou est-il? Ou est-il? ... Nous courumes comme des fous dans les deux galeries; nous visitames portes et fenetres; elles etaient closes, hermetiquement closes... On n'avait pas pu les ouvrir, puisque nous les trouvions fermees... Et puis, est-ce que cette ouverture d'une porte ou d'une fenetre par cet homme, ainsi traque, sans que nous ayons pu apercevoir son geste, n'eut pas ete plus inexplicable encore que la disparition de l'homme lui-meme? Ou est-il? Ou est-il? ... Il n'a pu passer par une porte, ni par une fenetre, ni par rien. Il n'a pu passer a travers nos corps! ... J'avoue que, dans le moment, je fus aneanti. Car, enfin, il faisait clair dans la galerie, et dans cette galerie il n'y avait ni trappe, ni porte secrete dans les murs, ni rien ou l'on put se cacher. Nous remuames les fauteuils et soulevames les tableaux. Rien! Rien! Nous aurions regarde dans une potiche, s'il y avait eu une potiche! XVII La galerie inexplicable Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre, continue toujours le carnet de Rouletabille. Nous etions presque a sa porte, dans cette galerie ou venait de se passer l'incroyable phenomene. Il y a des moments ou l'on sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une balle dans la tete, un crane qui eclate, le siege de la logique assassine, la raison en morceaux... tout cela etait sans doute comparable a la sensation, qui m'epuisait, "qui me vidait", du desequilibre de tout, de la fin de mon moi pensant, pensant avec ma pensee d'homme! La ruine morale d'un edifice rationnel, double de la ruine reelle de la vision physiologique, alors que les yeux voient toujours clair, quel coup affreux sur le crane! Heureusement, Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre. Je la vis; et ce fut une diversion a ma pensee en chaos... Je la respirai... "je respirai son parfum de la dame en noir... Chere dame en noir, chere dame en noir" que je ne reverrai jamais plus! Mon Dieu! dix ans de ma vie, la moitie de ma vie pour revoir la dame en noir! Mais, helas! Je ne rencontre plus, de temps en temps, et encore! ... et encore! ... que le parfum, a peu pres le parfum dont je venais respirer la trace, sensible pour moi seul, dans le parloir de ma jeunesse! ... c'est cette reminiscence aigue de ton cher parfum, dame en noir, qui me fit aller vers celle-ci que voila tout en blanc, et si pale, si pale, et si belle sur le seuil de la "galerie inexplicable"! Ses beaux cheveux dores releves sur la nuque laissent voir l'etoile rouge de sa tempe, la blessure dont elle faillit mourir... Quand je commencais seulement a prendre ma raison par le bon bout, dans cette affaire, j'imaginais que, la nuit du mystere de la "Chambre Jaune", Mlle Stangerson portait les cheveux en bandeaux... "Mais, avant mon entree dans la "Chambre Jaune", comment aurais-je raisonne sans la chevelure aux bandeaux"? Et maintenant, je ne raisonne plus du tout, depuis le fait de la "galerie inexplicable"; je suis la, stupide, devant l'apparition de Mlle Stangerson, pale et si belle. Elle est vetue d'un peignoir d'une blancheur de reve. On dirait une apparition, un doux fantome. Son pere la prend dans ses bras, l'embrasse avec passion, semble la reconquerir une fois de plus, puisqu'une fois de plus elle eut pu, pour lui, etre perdue! Il n'ose l'interroger... Il l'entraine dans sa chambre ou nous les suivons... car, enfin, il faut savoir! ... La porte du boudoir est ouverte... Les deux visages epouvantes des gardes-malades sont penches vers nous... "Mlle Stangerson demande ce que signifie tout ce bruit." "Voila, dit-elle, c'est bien simple! ..." -- Comme c'est simple! comme c'est simple! -- ... Elle a eu l'idee de ne pas dormir cette nuit dans sa chambre, de se coucher dans la meme piece que les gardes- malades, dans le boudoir... Et elle a ferme, sur elles trois, la porte du boudoir... Elle a, depuis la nuit criminelle, des craintes, des peurs soudaines fort comprehensibles, n'est-ce pas? ... Qui comprendra pourquoi, cette nuit justement "ou il devait revenir", elle s'est enfermee par un "hasard" tres heureux avec ses femmes? Qui comprendra pourquoi elle repousse la volonte de M. Stangerson de coucher dans le salon de sa fille, puisque sa fille a peur? Qui comprendra pourquoi la lettre, qui etait tout a l'heure sur la table de la chambre, "n'y est plus"! ... Celui qui comprendra cela dira: Mlle Stangerson savait que l'assassin devait revenir... elle ne pouvait l'empecher de revenir... elle n'a prevenu personne parce qu'il faut que l'assassin reste inconnu... inconnu de son pere, inconnu de tous... excepte de Robert Darzac. Car M. Darzac doit le connaitre maintenant... Il le connaissait peut-etre avant! Se rappeler la phrase du jardin de l'Elysee: "Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?" Contre qui, le crime, sinon "contre l'obstacle", contre l'assassin? Se rappeler encore cette phrase de M. Darzac en reponse a ma question: "Cela ne vous deplairait-il point que je decouvre l'assassin?--Ah! Je voudrais le tuer de ma main!" Et je lui ai replique: "Vous n'avez pas repondu a ma question!" Ce qui etait vrai. En verite, en verite, M. Darzac connait si bien l'assassin qu'il a peur que je le decouvre, "tout en voulant le tuer". Il n'a facilite mon enquete que pour deux raisons: d'abord parce que je l'y ai force; ensuite, pour mieux veiller sur elle... Je suis dans la chambre... dans sa chambre... je la regarde, elle... et je regarde aussi la place ou etait la lettre tout a l'heure... Mlle Stangerson s'est emparee de la lettre; cette lettre etait pour elle, evidemment... evidemment... Ah! comme la malheureuse tremble... Elle tremble au recit fantastique que son pere lui fait de la presence de l'assassin dans sa chambre et de la poursuite dont il a ete l'objet... Mais il est visible... il est visible qu'elle n'est tout a fait rassuree que lorsqu'on lui affirme que l'assassin, par un sortilege inoui, a pu nous echapper. Et puis il y a un silence... Quel silence! ... Nous sommes tous la, a "la" regarder... Son pere, Larsan, le pere Jacques et moi... Quelles pensees roulent dans ce silence autour d'elle? ... Apres l'evenement de ce soir, apres le mystere de la "galerie inexplicable", apres cette realite prodigieuse de l'installation de l'assassin dans sa chambre, a elle, il me semble que toutes les pensees, toutes, depuis celles qui se trainent sous le crane du pere Jacques, jusqu'a celles qui "naissent" sous le crane de M. Stangerson, toutes pourraient se traduire par ces mots qu'on lui adresserait, a elle: "Oh! toi qui connais le mystere, explique-le- nous, et nous te sauverons peut-etre!" Ah! comme je voudrais la sauver... d'elle-meme, et de l'autre! ... J'en pleure... Oui, je sens mes yeux se remplir de larmes devant tant de misere si horriblement cachee. Elle est la, celle qui a le parfum de "la dame en noir"... je la vois enfin, chez elle, dans sa chambre, dans cette chambre ou elle n'a pas voulu me recevoir... dans cette chambre "ou elle se tait", ou elle continue de se taire. Depuis l'heure fatale de la "Chambre Jaune", nous tournons autour de cette femme invisible et muette pour savoir ce qu'elle sait. Notre desir, notre volonte de savoir doivent lui etre un supplice de plus. Qui nous dit que, si "nous apprenons", la connaissance de "son" mystere ne sera pas le signal d'un drame plus epouvantable que ceux qui se sont deja deroules ici? Qui nous dit qu'elle n'en mourra pas? Et cependant, elle a failli mourir... et nous ne savons rien... Ou plutot il y en a qui ne savent rien... mais moi... si je savais "qui", je saurais tout... Qui? qui? qui? ... et ne sachant pas qui, je dois me taire, par pitie pour elle, car il ne fait point de doute qu'elle sait, elle, comment "il" s'est enfui, lui, de la "Chambre Jaune", et cependant elle se tait. Pourquoi parlerais-je? Quand je saurai qui, "je lui parlerai, a lui!" Elle nous regarde maintenant... mais de loin... comme si nous n'etions pas dans sa chambre... M. Stangerson rompt le silence. M. Stangerson declare que, desormais, il ne quittera plus l'appartement de sa fille. C'est en vain que celle-ci veut s'opposer a cette volonte formelle, M. Stangerson tient bon. Il s'y installera des cette nuit meme, dit-il. Sur quoi, uniquement occupe de la sante de sa fille, il lui reproche de s'etre levee... puis il lui tient soudain de petits discours enfantins... Il lui sourit... il ne sait plus beaucoup ni ce qu'il dit, ni ce qu'il fait... L'illustre professeur perd la tete... Il repete des mots sans suite qui attestent le desarroi de son esprit... celui du notre n'est guere moindre. Mlle Stangerson dit alors, avec une voix si douloureuse, ces simples mots: "Mon pere! mon pere!" que celui-ci eclate en sanglots. Le pere Jacques se mouche et Frederic Larsan, lui-meme, est oblige de se detourner pour cacher son emotion. Moi, je n'en peux plus... je ne pense plus, je ne sens plus, je suis au-dessous du vegetal. Je me degoute. C'est la premiere fois que Frederic Larsan se trouve, comme moi, en face de Mlle Stangerson, depuis l'attentat de la "Chambre Jaune". Comme moi, il avait insiste pour pouvoir interroger la malheureuse; mais, pas plus que moi, il n'avait ete recu. A lui comme a moi, on avait toujours fait la meme reponse: Mlle Stangerson etait trop faible pour nous recevoir, les interrogatoires du juge d'instruction la fatiguaient suffisamment, etc... Il y avait la une mauvaise volonte evidente a nous aider dans nos recherches qui, "moi", ne me surprenait pas, mais qui etonnait toujours Frederic Larsan. Il est vrai que Frederic Larsan et moi avons une conception du crime tout a fait differente... ... Ils pleurent... Et je me surprends encore a repeter au fond de moi: La sauver! ... la sauver malgre elle! la sauver sans la compromettre! La sauver sans qu'"il" parle! Qui: "il?" -- "Il", l'assassin... Le prendre et lui fermer la bouche! ... Mais M. Darzac l'a fait entendre: "pour lui fermer la bouche, il faut le tuer!" Conclusion logique des phrases echappees a M. Darzac. Ai-je le droit de tuer l'assassin de Mlle Stangerson? Non! ... Mais qu'il m'en donne seulement l'occasion. Histoire de voir s'il est bien, reellement, en chair et en os! Histoire de voir son cadavre, puisqu'on ne peut saisir son corps vivant! Ah! comment faire comprendre a cette femme, qui ne nous regarde meme pas, qui est toute a son effroi et a la douleur de son pere, que je suis capable de tout pour la sauver... Oui... oui... je recommencerai a prendre ma raison par le bon bout et j'accomplirai des prodiges... Je m'avance vers elle... je veux parler, je veux la supplier d'avoir confiance en moi... je voudrais lui faire entendre par quelques mots, compris d'elle seule et de moi, que je sais comment son assassin est sorti de la "Chambre Jaune", que j'ai devine la moitie de son secret... et que je la plains, elle, de tout mon coeur... Mais deja son geste nous prie de la laisser seule, exprime la lassitude, le besoin de repos immediat... M. Stangerson nous demande de regagner nos chambres, nous remercie, nous renvoie... Frederic Larsan et moi saluons, et, suivis du pere Jacques, nous regagnons la galerie. J'entends Frederic Larsan qui murmure: "Bizarre! bizarre! ..." Il me fait signe d'entrer dans sa chambre. Sur le seuil, il se retourne vers le pere Jacques. Il lui demande: "Vous l'avez bien vu, vous? -- Qui? -- L'homme! -- Si je l'ai vu! ... Il avait une large barbe rousse, des cheveux roux... -- C'est ainsi qu'il m'est apparu, a moi, fis-je. -- Et a moi aussi", dit Frederic Larsan. Le grand Fred et moi nous sommes seuls, maintenant, a parler de la chose, dans sa chambre. Nous en parlons une heure, retournant l'affaire dans tous les sens. Il est clair que Fred, aux questions qu'il me pose, aux explications qu'il me donne, est persuade -- malgre ses yeux, malgre mes yeux, malgre tous les yeux -- que l'homme a disparu par quelque passage secret de ce chateau qu'il connaissait. "Car il connait le chateau, me dit-il; il le connait bien... -- C'est un homme de taille plutot grande, bien decouple... -- Il a la taille qu'il faut... murmure Fred... -- Je vous comprends, dis-je... mais comment expliquez-vous la barbe rousse, les cheveux roux? -- Trop de barbe, trop de cheveux... Des postiches, indique Frederic Larsan. -- C'est bientot dit... Vous etes toujours occupe par la pensee de Robert Darzac... Vous ne pourrez donc vous en debarrasser jamais? ... Je suis sur, moi, qu'il est innocent... -- Tant mieux! Je le souhaite... mais vraiment tout le condamne... Vous avez remarque les pas sur le tapis? ... Venez les voir... -- Je les ai vus... Ce sont "les pas elegants" du bord de l'etang. -- Ce sont les pas de Robert Darzac; le nierez-vous? -- Evidemment, on peut s'y meprendre... -- Avez-vous remarque que la trace de ces pas "ne revient pas"? Quand l'homme est sorti de la chambre, poursuivi par nous tous, ses pas n'ont point laisse de traces... -- L'homme etait peut-etre dans la chambre "depuis des heures". La boue de ses bottines a seche et il glissait avec une telle rapidite sur la pointe de ses bottines... On le voyait fuir, l'homme... on ne l'entendait pas..." Soudain, j'interromps ces propos sans suite, sans logique, indignes de nous. Je fais signe a Larsan d'ecouter: "La, en bas... on ferme une porte..." Je me leve; Larsan me suit; nous descendons au rez-de-chaussee du chateau; nous sortons du chateau. Je conduis Larsan a la petite piece en encorbellement dont la terrasse donne sous la fenetre de la galerie tournante. Mon doigt designe cette porte fermee maintenant, ouverte tout a l'heure, sous laquelle filtre de la lumiere. "Le garde! dit Fred. -- Allons-y!" lui soufflai-je... Et, decide, mais decide a quoi, le savais-je? decide a croire que le garde est le coupable? l'affirmerais-je? je m'avance contre la porte, et je frappe un coup brusque. Certains penseront que ce retour a la porte du garde est bien tardif... et que notre premier devoir a tous, apres avoir constate que l'assassin nous avait echappe dans la galerie, etait de le rechercher partout ailleurs, autour du chateau, dans le parc... Partout... Si l'on nous fait une telle objection, nous n'avons pour y repondre que ceci: c'est que l'assassin etait disparu de telle sorte de la galerie "que nous avons reellement pense qu'il n'etait plus nulle part"! Il nous avait echappe quand nous avions tous la main dessus, quand nous le touchions presque... nous n'avions plus aucun ressort pour nous imaginer que nous pourrions maintenant le decouvrir dans le mystere de la nuit et du parc. Enfin, je vous ai dit de quel coup cette disparition m'avait choque le crane! ... Aussitot que j'eus frappe, la porte s'ouvrit; le garde nous demanda d'une voix calme ce que nous voulions. Il etait en chemise "et il allait se mettre au lit"; le lit n'etait pas encore defait... Nous entrames; je m'etonnai. "Tiens! vous n'etes pas encore couche? ... -- Non! repondit-il d'une voix rude... J'ai ete faire une tournee dans le parc et dans les bois... J'en reviens... Maintenant, j'ai sommeil... bonsoir! ... -- Ecoutez, fis-je... Il y avait tout a l'heure, aupres de votre fenetre, une echelle... -- Quelle echelle? Je n'ai pas vu d'echelle! ... Bonsoir!" Et il nous mit a la porte tout simplement. Dehors, je regardai Larsan. Il etait impenetrable. "Eh bien? fis-je... -- Eh bien? repeta Larsan... -- Cela ne vous ouvre-t-il point des horizons?" Sa mauvaise humeur etait certaine. En rentrant au chateau, je l'entendis qui bougonnait: "Il serait tout a fait, mais tout a fait etrange que je me fusse trompe a ce point! ..." Et, cette phrase, il me semblait qu'il l'avait plutot prononcee a mon adresse qu'il ne se la disait a lui-meme. Il ajouta: "Dans tous les cas, nous serons bientot fixes... Ce matin il fera jour." XVIII Rouletabille a dessine un cercle entre les deux bosses de son front _Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite)._ Nous nous quittames sur le seuil de nos chambres apres une melancolique poignee de mains. J'etais heureux d'avoir fait naitre quelque soupcon de son erreur dans cette cervelle originale, extremement intelligente, mais antimethodique. Je ne me couchai point. J'attendis le petit jour et je descendis devant le chateau. J'en fis le tour en examinant toutes les traces qui pouvaient en venir ou y aboutir. Mais elles etaient si melees et si confuses que je ne pus rien en tirer. Du reste, je tiens ici a faire remarquer que je n'ai point coutume d'attacher une importance exageree aux signes exterieurs que laisse le passage d'un crime. Cette methode, qui consiste a conclure au criminel d'apres les traces de pas, est tout a fait primitive. Il y a beaucoup de traces de pas qui sont identiques, et c'est tout juste s'il faut leur demander une premiere indication qu'on ne saurait, en aucun cas, considerer comme une preuve. Quoi qu'il en soit, dans le grand desarroi de mon esprit, je m'en etais donc alle dans la cour d'honneur et m'etais penche sur les traces, sur toutes les traces qui etaient la, leur demandant cette premiere indication dont j'avais tant besoin pour m'accrocher a quelque chose de "raisonnable", a quelque chose qui me permit de "raisonner" sur les evenements de la "galerie inexplicable". Comment raisonner? ... Comment raisonner? ... Ah! raisonner par le bon bout! Je m'assieds, desespere, sur une pierre de la cour d'honneur deserte... Qu'est-ce que je fais, depuis plus d'une heure, sinon la plus basse besogne du plus ordinaire policier... Je vais querir l'erreur comme le premier inspecteur venu, sur la trace de quelques pas "qui me feront dire ce qu'ils voudront"! Je me trouve plus abject, plus bas dans l'echelle des intelligences que ces agents de la Surete imagines par les romanciers modernes, agents qui ont acquis leur methode dans la lecture des romans d'Edgar Poe ou de Conan Doyle. Ah! Agents litteraires... qui batissez des montagnes de stupidite avec un pas sur le sable, avec le dessin d'une main sur le mur! "A toi, Frederic Larsan, a toi, l'agent litteraire! ... Tu as trop lu Conan Doyle, mon vieux! ... Sherlock Holmes te fera faire des betises, des betises de raisonnement plus enormes que celles qu'on lit dans les livres... Elles te feront arreter un innocent... Avec ta methode a la Conan Doyle, tu as su convaincre le juge d'instruction, le chef de la Surete... tout le monde... Tu attends une derniere preuve... une derniere! ... Dis donc une premiere, malheureux! ... "Tout ce que vous offrent les sens ne saurait etre une preuve..." Moi aussi, je me suis penche sur "les traces sensibles", mais pour leur demander uniquement _d'entrer dans_ _le cercle qu'avait dessine ma raison._ Ah! bien des fois, le cercle fut si etroit, si etroit... Mais si etroit etait-il, il etait immense, "puisqu'il ne contenait que de la verite"! ... Oui, oui, je le jure, les traces sensibles n'ont jamais ete que mes servantes... elles n'ont point ete mes maitresses... Elles n'ont point fait de moi cette chose monstrueuse, plus terrible qu'un homme sans yeux: un homme qui voit mal! Et voila pourquoi je triompherai de ton erreur et de ta cogitation animale, o Frederic Larsan!" Eh quoi! eh quoi! parce que, pour la premiere fois, cette nuit, dans la galerie inexplicable, il s'est produit un evenement qui "semble" ne point rentrer dans le cercle trace par ma raison, voila que je divague, voila que je me penche, le nez sur la terre, comme un porc qui cherche, au hasard, dans la fange, l'ordure qui le nourrira... Allons! Rouletabille, mon ami, releve la tete... il est impossible que l'evenement de la galerie inexplicable soit sorti du cercle trace par ta raison... Tu le sais! Tu le sais! Alors, releve la tete... presse de tes deux mains les bosses de ton front, et rappelle-toi que, lorsque tu as trace le cercle, tu as pris, pour le dessiner dans ton cerveau comme on trace sur le papier une figure geometrique, _tu as pris ta raison par le bon bout!_ Eh bien, marche maintenant... et remonte dans la "galerie inexplicableen t'appuyant sur le bon bout de ta raison" comme Frederic Larsan s'appuie sur sa canne, et tu auras vite prouve que le grand Fred n'est qu'un sot. Joseph ROULETABILLE 30 octobre, midi. Ainsi ai-je pense... ainsi ai-je agi... la tete en feu, je suis remonte dans la galerie et voila que, sans y avoir rien trouve de plus que ce que j'y ai vu cette nuit, le bon bout de ma raison m'a montre une chose si formidable que j'ai besoin de "me retenir a lui" pour ne pas tomber. Ah! Il va me falloir de la force, cependant, pour decouvrir maintenant les traces sensibles qui vont entrer, qui doivent entrer dans le cercle plus large que j'ai dessine la, entre les deux bosses de mon front! Joseph ROULETABILLE 30 octobre, minuit. XIX Rouletabille m'offre a dejeuner a l'auberge du "Donjon" Ce n'est que plus tard que Rouletabille me remit ce carnet ou l'histoire du phenomene de la "galerie inexplicable" avait ete retracee tout au long, par lui, le matin meme qui suivit cette nuit enigmatique. Le jour ou je le rejoignis au Glandier dans sa chambre, il me raconta, par le plus grand detail, tout ce que vous connaissez maintenant, y compris l'emploi de son temps pendant les quelques heures qu'il etait alle passer, cette semaine-la, a Paris, ou, du reste, il ne devait rien apprendre qui le servit. L'evenement de la "galerie inexplicable" etait survenu dans la nuit du 29 au 30 octobre, c'est-a-dire trois jours avant mon retour au chateau, puisque nous etions le 2 novembre. "C'est donc le 2 novembre" que je reviens au Glandier, appele par la depeche de mon ami et apportant les revolvers. Je suis dans la chambre de Rouletabille; il vient de terminer son recit. Pendant qu'il parlait, il n'avait point cesse de caresser la convexite des verres du binocle qu'il avait trouve sur le gueridon et je comprenais, a la joie qu'il prenait a manipuler ces verres de presbyte, que ceux-ci devaient constituer une de ces "marques sensibles destinees a entrer dans le cercle trace par le bon bout de sa raison". Cette facon bizarre, unique, qu'il avait de s'exprimer en usant de termes merveilleusement adequats a sa pensee ne me surprenait plus; mais souvent il fallait connaitre sa pensee pour comprendre les termes et ce n'etait point toujours facile que de penetrer la pensee de Joseph Rouletabille. La pensee de cet enfant etait une des choses les plus curieuses que j'avais jamais eu a observer. Rouletabille se promenait dans la vie avec cette pensee sans se douter de l'etonnement -- disons le mot -- de l'ahurissement qu'il rencontrait sur son chemin. Les gens tournaient la tete vers cette pensee, la regardaient passer, s'eloigner, comme on s'arrete pour considerer plus longtemps une silhouette originale que l'on a croisee sur sa route. Et comme on se dit: "D'ou vient-il, celui-la! Ou va-t-il?" on se disait: "D'ou vient la pensee de Joseph Rouletabille et ou va-t-elle?" J'ai avoue qu'il ne se doutait point de la couleur originale de sa pensee; aussi ne la genait-elle nullement pour se promener, comme tout le monde, dans la vie. De meme, un individu qui ne se doute point de sa mise excentrique est-il tout a fait a son aise, quel que soit le milieu qu'il traverse. C'est donc avec une simplicite naturelle que cet enfant, irresponsable de son cerveau supernaturel, exprimait des choses formidables "par leur logique raccourcie", tellement raccourcie que nous n'en pouvions, nous autres, comprendre la forme qu'autant qu'a nos yeux emerveilles il voulait bien la detendre et la presenter de face dans sa position normale. Joseph Rouletabille me demanda ce que je pensais du recit qu'il venait de me faire. Je lui repondis que sa question m'embarrassait fort, a quoi il me repliqua d'essayer, a mon tour, de prendre ma raison par le bon bout. "Eh bien, fis-je, il me semble que le point de depart de mon raisonnement doit etre celui-ci: il ne fait point de doute que l'assassin que vous poursuiviez a ete a un moment de cette poursuite dans la galerie." Et je m'arretai... "En partant si bien, s'exclama-t-il, vous ne devriez point etre arrete si tot. Voyons, un petit effort. -- Je vais essayer. Du moment ou il etait dans la galerie et ou il en a disparu, alors qu'il n'a pu passer ni par une porte ni par une fenetre, il faut qu'il se soit echappe par une autre ouverture." Joseph Rouletabille me considera avec pitie, sourit negligemment et n'hesita pas plus longtemps a me confier que je raisonnais toujours "comme une savate". "Que dis-je? comme une savate! Vous raisonnez comme Frederic Larsan!" Car Joseph Rouletabille passait par des periodes alternatives d'admiration et de dedain pour Frederic Larsan; tantot il s'ecriait: "Il est vraiment fort!"; tantot il gemissait: "Quelle brute!", selon que -- et je l'avais bien remarque -- selon que les decouvertes de Frederic Larsan venaient corroborer son raisonnement a lui ou qu'elles le contredisaient. C'etait un des petits cotes du noble caractere de cet enfant etrange. Nous nous etions leves et il m'entraina dans le parc. Comme nous nous trouvions dans la cour d'honneur, nous dirigeant vers la sortie, un bruit de volets rejetes contre le mur nous fit tourner la tete, et nous vimes au premier etage de l'aile gauche du chateau, a la fenetre, une figure ecarlate et entierement rasee que je ne connaissais point. "Tiens! murmura Rouletabille, Arthur Rance!" Il baissa la tete, hata sa marche et je l'entendis qui disait entre ses dents: "Il etait donc cette nuit au chateau? ... Qu'est-il venu y faire?" Quand nous fumes assez eloignes du chateau, je lui demandai qui etait cet Arthur Rance et comment il l'avait connu. Alors il me rappela son recit du matin meme, me faisant souvenir que M. Arthur-W. Rance etait cet americain de Philadelphie avec qui il avait si copieusement trinque a la reception de l'Elysee. "Mais ne devait-il point quitter la France presque immediatement? demandai-je. -- Sans doute; aussi vous me voyez tout etonne de le trouver encore, non seulement en France, mais encore, mais surtout au Glandier. Il n'est point arrive ce matin; il n'est point arrive cette nuit; il sera donc arrive avant diner et je ne l'ai point vu. Comment se fait-il que les concierges ne m'aient point averti?" Je fis remarquer a mon ami qu'a propos des concierges, il ne m'avait point encore dit comment il s'y etait pris pour les faire remettre en liberte. Nous approchions justement de la loge; le pere et la mere Bernier nous regardaient venir. Un bon sourire eclairait leur face prospere. Ils semblaient n'avoir garde aucun mauvais souvenir de leur detention preventive. Mon jeune ami leur demanda a quelle heure etait arrive Arthur Rance. Ils lui repondirent qu'ils ignoraient que M. Arthur Rance fut au chateau. Il avait du s'y presenter dans la soiree de la veille, mais ils n'avaient pas eu a lui ouvrir la grille, attendu que M. Arthur Rance, qui etait, parait-il, un grand marcheur et qui ne voulait point qu'on allat le chercher en voiture, avait coutume de descendre a la gare du petit bourg de Saint-Michel; de la, il s'acheminait a travers la foret jusqu'au chateau. Il arrivait au parc par la grotte de Sainte-Genevieve, descendait dans cette grotte, enjambait un petit grillage et se trouvait dans le parc. A mesure que les concierges parlaient, je voyais le visage de Rouletabille s'assombrir, manifester un certain mecontentement et, a n'en point douter, un mecontentement contre lui-meme. Evidemment, il etait un peu vexe que, ayant tant travaille sur place, ayant etudie les etres et les choses du Glandier avec un soin meticuleux, il en fut encore a apprendre "qu'Arthur Rance avait coutume de venir au chateau". Morose, il demanda des explications. "Vous dites que M. Arthur Rance a coutume de venir au chateau... Mais, quand y est-il donc venu pour la derniere fois? -- Nous ne saurions vous dire exactement, repondit M. Bernier -- c'etait le nom du concierge -- attendu que nous ne pouvions rien savoir pendant qu'on nous tenait en prison, et puis parce que, si ce monsieur, quand il vient au chateau, ne passe pas par notre grille, il n'y passe pas non plus quand il le quitte... -- Enfin, savez-vous quand il y est venu _pour la premiere fois?_ -- Oh! oui, monsieur... il y a neuf ans! ... -- Il est donc venu en France, il y a neuf ans, repondit Rouletabille; et, cette fois-ci, a votre connaissance, combien de fois est-il venu au Glandier? -- Trois fois. -- Quand est-il venu au Glandier pour la derniere fois, a "votre connaissance", avant aujourd'hui. -- Une huitaine de jours avant l'attentat de la "Chambre Jaune". Rouletabille demanda encore, cette fois-ci, particulierement a la femme: _"Dans la rainure du parquet?_ -- Dans la rainure du parquet, repondit-elle. -- Merci, fit Rouletabille, et preparez-vous pour ce soir." Il prononca cette derniere phrase, un doigt sur la bouche, pour recommander le silence et la discretion. Nous sortimes du parc et nous dirigeames vers l'auberge du "Donjon". "Vous allez quelquefois manger a cette auberge? -- Quelquefois. -- Mais vous prenez aussi vos repas au chateau? -- Oui, Larsan et moi nous nous faisons servir tantot dans l'une de nos chambres, tantot dans l'autre. -- M. Stangerson ne vous a jamais invite a sa table? -- Jamais. -- Votre presence chez lui ne le lasse pas? -- Je n'en sais rien, mais en tout cas il fait comme si nous ne le genions pas. -- Il ne vous interroge jamais? -- Jamais! Il est reste dans cet etat d'esprit du monsieur qui etait derriere la porte de la "Chambre Jaune", pendant qu'on assassinait sa fille, qui a defonce la porte et qui n'a point trouve l'assassin. Il est persuade que, du moment qu'il n'a pu, "sur le fait", rien decouvrir, nous ne pourrons a plus forte raison rien decouvrir non plus, nous autres... Mais il s'est fait un devoir, "depuis l'hypothese de Larsan", de ne point contrarier nos illusions." Rouletabille se replongea dans ses reflexions. Il en sortit enfin pour m'apprendre comment il avait libere les deux concierges. "Je suis alle, dernierement, trouver M. Stangerson avec une feuille de papier. Je lui ai dit d'ecrire sur cette feuille ces mots: "Je m'engage, quoi qu'ils puissent dire, a garder a mon service mes deux fideles serviteurs, Bernier et sa femme", et de signer. Je lui expliquai qu'avec cette phrase je serais en mesure de faire parler le concierge et sa femme et je lui affirmai que j'etais sur qu'ils n'etaient pour rien dans le crime. Ce fut, d'ailleurs, toujours mon opinion. Le juge d'instruction presenta cette feuille signee aux Bernier qui, alors, parlerent. Ils dirent ce que j'etais certain qu'ils diraient, des qu'on leur enleverait la crainte de perdre leur place. Ils raconterent qu'ils braconnaient sur les proprietes de M. Stangerson et que c'etait par un soir de braconnage qu'ils se trouverent non loin du pavillon au moment du drame. Les quelques lapins qu'ils acqueraient ainsi, au detriment de M. Stangerson, etaient vendus par eux au patron de l'auberge du "Donjon" qui s'en servait pour sa clientele ou qui les ecoulait sur Paris. C'etait la verite, je l'avais devinee des le premier jour. Souvenez-vous de cette phrase avec laquelle j'entrai dans l'auberge du "Donjon": "Il va falloir manger du saignant maintenant!" Cette phrase, je l'avais entendue le matin meme, quand nous arrivames devant la grille du parc, et vous l'aviez entendue, vous aussi, mais vous n'y aviez point attache d'importance. Vous savez qu'au moment ou nous allions atteindre cette grille, nous nous sommes arretes a regarder un instant un homme qui, devant le mur du parc, faisait les cent pas en consultant, a chaque instant, sa montre. Cet homme, c'etait Frederic Larsan qui, deja, travaillait. Or, derriere nous, le patron de l'auberge sur son seuil disait a quelqu'un qui se trouvait a l'interieur de l'auberge: "Maintenant, il va falloir manger du saignant!" "Pourquoi ce "maintenant"? Quand on est comme moi a la recherche de la plus mysterieuse verite, on ne laisse rien echapper, ni de ce que l'on voit, ni de ce que l'on entend. Il faut, a toutes choses, trouver un sens. Nous arrivions dans un petit pays qui venait d'etre bouleverse par un crime. La logique me conduisait a soupconner toute phrase prononcee comme pouvant se rapporter a l'evenement du jour. "Maintenant", pour moi, signifiait: "Depuis l'attentat." Des le debut de mon enquete, je cherchai donc a trouver une correlation entre cette phrase et le drame. Nous allames dejeuner au "Donjon". Je repetai tout de go la phrase et je vis, a la surprise et a l'ennui du pere Mathieu, que je n'avais pas, quant a lui, exagere l'importance de cette phrase. J'avais appris, a ce moment, l'arrestation des concierges. Le pere Mathieu nous parla de ces gens comme on parle de vrais amis... Que l'on regrette... Liaison fatale des idees... je me dis: "Maintenant que les concierges sont arretes, "il va falloir manger du saignant." Plus de concierges, plus de gibier! Comment ai-je ete conduit a cette idee precise de "gibier"! La haine exprimee par le pere Mathieu pour le garde de M. Stangerson, haine, pretendait-il, partagee par les concierges, me mena tout doucement a l'idee de braconnage... Or, comme, de toute evidence, les concierges ne pouvaient etre dans leur lit au moment du drame, pourquoi etaient- ils dehors cette nuit-la? Pour le drame? Je n'etais point dispose a le croire, car deja je pensais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, que l'assassin n'avait pas de complice et que tout ce drame cachait un mystere entre Mlle Stangerson et l'assassin, mystere dans lequel les concierges n'avaient que faire. L'histoire du braconnage expliquait tout, _relativement aux concierges._ Je l'admis en principe et je recherchai une preuve chez eux, dans leur loge. Je penetrai dans leur maisonnette, comme vous le savez, et decouvris sous leur lit des lacets et du fil de laiton. "Parbleu! pensai-je, parbleu! voila bien pourquoi ils etaient, la nuit, dans le parc." Je ne m'etonnai point qu'ils se fussent tus devant le juge et que, sous le coup d'une aussi grave accusation que celle d'une complicite dans le crime, ils n'aient point repondu tout de suite en avouant le braconnage. Le braconnage les sauvait de la cour d'assisses, mais les faisait mettre a la porte du chateau, et, comme ils etaient parfaitement surs de leur innocence sur le fait crime, ils esperaient bien que celle-ci serait vite decouverte et que l'on continuerait a ignorer le fait braconnage. Il leur serait toujours loisible de parler a temps! Je leur ai fait hater leur confession par l'engagement signe de M. Stangerson, que je leur apportais. Ils donnerent toutes preuves necessaires, furent mis en liberte et concurent pour moi une vive reconnaissance. Pourquoi ne les avais-je point fait delivrer plus tot? Parce que je n'etais point sur alors qu'il n'y avait dans leur cas que du braconnage. Je voulais les laisser venir, et etudier le terrain. Ma conviction ne devint que plus certaine, a mesure que les jours s'ecoulaient. Au lendemain de la "galerie inexplicable", comme j'avais besoin de gens devoues ici, je resolus de me les attacher immediatement en faisant cesser leur captivite. Et voila!" Ainsi s'exprima Joseph Rouletabille, et je ne pus que m'etonner encore de la simplicite de raisonnement qui l'avait conduit a la verite dans cette affaire de la complicite des concierges. Certes, l'affaire etait minime, mais je pensai a part moi que le jeune homme, un de ces jours, ne manquerait point de nous expliquer, avec la meme simplicite, la formidable nuit de la "Chambre Jaune" et celle de la "galerie inexplicable". Nous etions arrives a l'auberge du "Donjon". Nous entrames. Cette fois, nous ne vimes point l'hote, mais ce fut l'hotesse qui nous accueillit avec un bon sourire heureux. J'ai deja decrit la salle ou nous nous trouvions, et j'ai donne un apercu de la charmante femme blonde aux yeux doux qui se mit immediatement a notre disposition pour le dejeuner. "Comment va le pere Mathieu? demanda Rouletabille. -- Guere mieux, monsieur, guere mieux; il est toujours au lit. -- Ses rhumatismes ne le quittent donc pas? -- Eh non! J'ai encore ete obligee, la nuit derniere, de lui faire une piqure de morphine. Il n'y a que cette drogue-la qui calme ses douleurs." Elle parlait d'une voix douce; tout, en elle, exprimait la douceur. C'etait vraiment une belle femme, un peu indolente, aux grands yeux cernes, des yeux d'amoureuse. Le pere Mathieu, quand il n'avait pas de rhumatismes, devait etre un heureux gaillard. Mais elle, etait-elle heureuse avec ce rhumatisant bourru? La scene a laquelle nous avions precedemment assiste ne pouvait nous le faire croire, et cependant, il y avait, dans toute l'attitude de cette femme, quelque chose qui ne denotait point le desespoir. Elle disparut dans sa cuisine pour preparer notre repas, nous laissant sur la table une bouteille d'excellent cidre. Rouletabille nous en versa dans des bols, bourra sa pipe, l'alluma, et, tranquillement, m'expliqua enfin la raison qui l'avait determine a me faire venir au Glandier avec des revolvers. "Oui, dit-il, en suivant d'un oeil contemplatif les volutes de la fumee qu'il tirait de sa bouffarde, oui, cher ami, _j'attends, ce soir, l'assassin."_ Il y eut un petit silence que je n'eus garde d'interrompre, et il reprit: "Hier soir, au moment ou j'allais me mettre au lit, M. Robert Darzac frappa a la porte de ma chambre. Je lui ouvris, et il me confia qu'il etait dans la necessite de se rendre, le lendemain matin, c'est-a-dire ce matin meme, a Paris. La raison qui le determinait a ce voyage etait a la fois peremptoire et mysterieuse, peremptoire puisqu'il lui etait impossible de ne pas faire ce voyage, et mysterieuse puisqu'il lui etait aussi impossible de m'en devoiler le but."Je pars, et cependant, ajouta- t-il, je donnerais la moitie de ma vie pour ne pas quitter en ce moment Mlle Stangerson." Il ne me cacha point qu'il la croyait encore une fois en danger."Il surviendrait quelque chose la nuit prochaine que je ne m'en etonnerais guere, avoua-t-il, et cependant il faut que je m'absente. Je ne pourrai etre de retour au Glandier qu'apres-demain matin." "Je lui demandai des explications, et voici tout ce qu'il m'expliqua. Cette idee d'un danger pressant lui venait uniquement de la coincidence qui existait entre ses absences et les attentats dont Mlle Stangerson etait l'objet. La nuit de la "galerie inexplicable", il avait du quitter le Glandier; la nuit de la "Chambre Jaune", il n'aurait pu etre au Glandier et, de fait, nous savons qu'il n'y etait pas. Du moins nous le savons officiellement, d'apres ses declarations. Pour que, charge d'une idee pareille, il s'absentat a nouveau aujourd'hui, _il fallait qu'il_ _obeit a une volonte plus forte que la sienne._ C'est ce que je pensais et c'est ce que je lui dis. Il me repondit: "Peut- etre!" Je demandai si cette volonte plus forte que la sienne etait celle de Mlle Stangerson; il me jura que non et que la decision de son depart avait ete prise par lui, en dehors de toute instruction de Mlle Stangerson. Bref, il me repeta qu'il ne croyait a la possibilite d'un nouvel attentat qu'a cause de cette extraordinaire coincidence qu'il avait remarquee "et que le juge d'instruction, du reste, lui avait fait remarquer". "S'il arrivait quelque chose a Mlle Stangerson, dit-il, ce serait terrible et pour elle et pour moi; pour elle, qui sera une fois de plus entre la vie et la mort; pour moi, qui ne pourrai la defendre en cas d'attaque et qui serai ensuite dans la necessite de ne point dire _ou j'ai passe la nuit._ Or, je me rends parfaitement compte des soupcons qui pesent sur moi. Le juge d'instruction et M. Frederic Larsan -- ce dernier m'a suivi a la piste, la derniere fois que je me suis rendu a Paris, et j'ai eu toutes les peines du monde a m'en debarrasser -- ne sont pas loin de me croire coupable.--Que ne dites-vous, m'ecriai-je tout a coup, le nom de l'assassin, puisque vous le connaissez?" M. Darzac parut extremement trouble de mon exclamation. Il me repliqua, d'une voix hesitante: "Moi! Je connais le nom de l'assassin? Qui me l'aurait appris?" Je repartis aussitot: "Mlle Stangerson!" Alors, il devint tellement pale que je crus qu'il allait se trouver mal, et je vis que j'avais frappe juste: _Mlle Stangerson_ _et lui savent le nom de l'assassin!_ Quand il fut un peu remis, il me dit: "Je vais vous quitter, monsieur. Depuis que vous etes ici, j'ai pu apprecier votre exceptionnelle intelligence et votre ingeniosite sans egale. Voici le service que je reclame de vous. Peut-etre ai-je tort de craindre un attentat la nuit prochaine; mais, comme il faut tout prevoir, je compte sur vous pour rendre cet attentat impossible... Prenez toutes dispositions qu'il faudra pour isoler, pour garder Mlle Stangerson. Faites qu'on ne puisse entrer dans la chambre de Mlle Stangerson. Veillez autour de cette chambre comme un bon chien de garde. Ne dormez pas. Ne vous accordez point une seconde de repos. L'homme que nous redoutons est d'une astuce prodigieuse, qui n'a peut-etre encore jamais ete egalee au monde. Cette astuce meme _la sauvera si vous veillez_; car il est impossible qu'il ne sache point que vous veillez, a cause de cette astuce meme; et, s'il sait que vous veillez, il ne tentera rien. --Avez-vous parle de ces choses a M. Stangerson?--Non!--Pourquoi?--Parce que je ne veux point, monsieur, que M. Stangerson me dise ce que vous m'avez dit tout a l'heure: Vous connaissez le nom de l'assassin!" Si, vous, vous etes etonne de ce que je viens vous dire: "L'assassin va peut-etre venir demain!", quel serait l'etonnement de M. Stangerson, si je lui repetais la meme chose! Il n'admettra peut- etre point que mon sinistre pronostic ne soit base que sur des coincidences qu'il finirait, sans doute, lui aussi, par trouver etranges... Je vous dis tout cela, monsieur Rouletabille, parce que j'ai une grande... une grande confiance en vous... Je sais que, _vous_, vous ne me soupconnez pas! ..." "Le pauvre homme, continua Rouletabille, me repondait comme il pouvait, a hue et a dia. Il souffrait. J'eus pitie de lui, d'autant plus que je me rendais parfaitement compte qu'il se ferait tuer plutot que de me dire qui etait l'assassin comme Mlle Stangerson se fera plutot assassiner que de denoncer l'homme de la "Chambre Jaune" et de la "galerie inexplicable". L'homme doit la tenir, ou doit les tenir tous deux, d'une maniere terrible, "et ils ne doivent rien tant redouter que de voir M. Stangerson apprendre que sa fille est "tenue "par son assassin." Je fis comprendre a M. Darzac qu'il s'etait suffisamment explique et qu'il pouvait se taire puisqu'il ne pouvait plus rien m'apprendre. Je lui promis de veiller et de ne me point coucher de la nuit. Il insista pour que j'organisasse une veritable barriere infranchissable autour de la chambre de Mlle Stangerson, autour du boudoir ou couchaient les deux gardes et autour du salon ou couchait, depuis la "galerie inexplicable", M. Stangerson; bref, autour de tout l'appartement. Non seulement je compris, a cette insistance, que M. Darzac me demandait de rendre impossible l'arrivee a la chambre de Mlle Stangerson, mais encore de rendre cette arrivee si "visiblement" impossible, que l'homme fut rebute tout de suite et disparut sans laisser de trace. C'est ainsi que j'expliquai, a part moi, la phrase finale dont il me salua: "Quand je serai parti, vous pourrez parler de "vos" soupcons pour cette nuit a M. Stangerson, au pere Jacques, a Frederic Larsan, a tout le monde au chateau et organiser ainsi, jusqu'a mon retour, une surveillance dont, aux yeux de tous, vous aurez eu seul l'idee." "Il s'en alla, le pauvre, le pauvre homme, ne sachant plus guere ce qu'il disait, devant mon silence et mes yeux qui lui "criaient" que j'avais devine les trois quarts de son secret. Oui, oui, vraiment, il devait etre tout a fait desempare pour etre venu a moi dans un moment pareil et pour abandonner Mlle Stangerson, quand il avait dans la tete cette idee terrible de la "coincidence..." "Quand il fut parti, je reflechis. Je reflechis a ceci, qu'il fallait etre plus astucieux que l'astuce meme, de telle sorte que l'homme, s'il devait aller, cette nuit, dans la chambre de Mlle Stangerson, ne se doutat point une seconde qu'on pouvait soupconner sa venue. Certes! l'empecher de penetrer, meme par la mort, mais le laisser avancer suffisamment pour que, _mort ou vivant, on put_ _voir nettement sa figure!_ Car il fallait en finir, il _fallait liberer Mlle Stangerson de cet assassinat latent!_ "Oui, mon ami, declara Rouletabille, apres avoir pose sa pipe sur la table et vide son verre, il faut que je voie, d'une facon bien distincte, sa figure, _histoire d'etre sur qu'elle entre dans le cercle que j'ai trace avec le bon bout de ma raison."_ A ce moment, apportant l'omelette au lard traditionnelle, l'hotesse fit sa reapparition. Rouletabille lutina un peu MmeMathieu et celle-ci se montra de l'humeur la plus charmante. "Elle est beaucoup plus gaie, me dit-il, quand le pere Mathieu est cloue au lit par ses rhumatismes que lorsque le pere Mathieu est ingambe!" Mais je n'etais ni aux jeux de Rouletabille, ni aux sourires de l'hotesse; j'etais tout entier aux dernieres paroles de mon jeune ami et a l'etrange demarche de M. Robert Darzac. Quand il eut fini son omelette et que nous fumes seuls a nouveau, Rouletabille reprit le cours de ses confidences: "Quand je vous ai envoye ma depeche ce matin, a la premiere heure, j'en etais reste, me dit-il, a la parole de M. Darzac: "L'assassin viendra ''peut-etre'' la nuit prochaine." Maintenant, je peux vous dire qu'il viendra "surement". Oui, je l'attends. -- Et qu'est-ce qui vous a donne cette certitude? Ne serait-ce point par hasard... -- Taisez-vous, m'interrompit en souriant Rouletabille, taisez- vous, vous allez dire une betise. Je suis sur que l'assassin viendra _depuis ce matin, dix heures et demie_, c'est-a-dire avant votre arrivee, et par consequent _avant que nous n'ayons apercu Arthur Rance a la fenetre de la cour d'honneur..._ -- Ah! ah! fis-je... vraiment... mais encore, pourquoi en etiez- vous sur des dix heures et demie? -- Parce que, a dix heures et demie, j'ai eu la preuve que Mlle Stangerson faisait autant d'efforts pour permettre a l'assassin de penetrer dans sa chambre, cette nuit, que M. Robert Darzac avait pris, en s'adressant a moi, de precautions pour qu'il n'y entrat pas... -- Oh! oh! m'ecriai-je, est-ce bien possible! ..." Et plus bas: "Ne m'avez-vous pas dit que Mlle Stangerson adorait M. Robert Darzac? -- Je vous l'ai dit parce que c'est la verite! -- Alors, vous ne trouvez pas bizarre... -- Tout est bizarre, dans cette affaire, mon ami, mais croyez bien que le bizarre que vous, vous connaissez n'est rien a cote du bizarre qui vous attend! ... -- Il faudrait admettre, dis-je encore, que Mlle Stangerson "et son assassin" aient entre eux des relations au moins epistolaires? -- Admettez-le! mon ami, admettez-le! ... Vous ne risquez rien! ... Je vous ai rapporte l'histoire de la lettre sur la table de Mlle Stangerson, lettre laissee par l'assassin la nuit de la "galerie inexplicable", lettre disparue... dans la poche de Mlle Stangerson... Qui pourrait pretendre que, "dans cette lettre, l'assassin ne sommait pas Mlle Stangerson de lui donner un prochain rendez-vous effectif", et enfin qu'il n'a pas fait savoir a Mlle Stangerson, "aussitot qu'il a ete sur du depart de M. Darzac", que ce rendez-vous devait etre pour la nuit qui vient?" Et mon ami ricana silencieusement. Il y avait des moments ou je me demandais s'il ne se payait point ma tete. La porte de l'auberge s'ouvrit. Rouletabille fut debout, si subitement, qu'on eut pu croire qu'il venait de subir sur son siege une decharge electrique. "Mr Arthur Rance!" s'ecria-t-il. M. Arthur Rance etait devant nous, et, flegmatiquement, saluait. XX Un geste de Mlle Stangerson "Vous me reconnaissez, monsieur? demanda Rouletabille au gentleman. -- Parfaitement, repondit Arthur Rance. J'ai reconnu en vous le petit garcon du buffet. (Visage cramoisi de colere de Rouletabille a ce titre de petit garcon.) Et je suis descendu de ma chambre pour venir vous serrer la main. Vous etes un joyeux petit garcon." Main tendue de l'americain; Rouletabille se deride, serre la main en riant, me presente, presente Mr Arthur-William Rance, l'invite a partager notre repas. "Non, merci. Je dejeune avec M. Stangerson." Arthur Rance parle parfaitement notre langue, presque sans accent. "Je croyais, monsieur, ne plus avoir le plaisir de vous revoir; ne deviez-vous pas quitter notre pays le lendemain ou le surlendemain de la reception a l'Elysee?" Rouletabille et moi, en apparence indifferents a cette conversation de rencontre, pretons une oreille fort attentive a chaque parole de l'Americain. La face rose violacee de l'homme, ses paupieres lourdes, certains tics nerveux, tout demontre, tout prouve l'alcoolique. Comment ce triste individu est-il le commensal de M. Stangerson? Comment peut-il etre intime avec l'illustre professeur? Je devais apprendre, quelques jours plus tard, de Frederic Larsan -- lequel avait, comme nous, ete surpris et intrigue par la presence de l'Americain au chateau, et s'etait documente -- que M. Rance n'etait devenu alcoolique que depuis une quinzaine d'annees, c'est-a-dire depuis le depart de Philadelphie du professeur et de sa fille. A l'epoque ou les Stangerson habitaient l'Amerique, ils avaient connu et beaucoup frequente Arthur Rance, qui etait un des phrenologues les plus distingues du Nouveau Monde. Il avait su, grace a des experiences nouvelles et ingenieuses, faire franchir un pas immense a la science de Gall et de Lavater. Enfin, il faut retenir a l'actif d'Arthur Rance et pour l'explication de cette intimite avec laquelle il etait recu au Glandier, que le savant americain avait rendu un jour un grand service a Mlle Stangerson, en arretant, au peril de sa vie, les chevaux emballes de sa voiture. Il etait meme probable qu'a la suite de cet evenement une certaine amitie avait lie momentanement Arthur Rance et la fille du professeur; mais rien ne faisait supposer, dans tout ceci, la moindre histoire d'amour. Ou Frederic Larsan avait-il puise ses renseignements? Il ne me le dit point; mais il paraissait a peu pres sur de ce qu'il avancait. Si, au moment ou Arthur Rance nous vint rejoindre a l'auberge du "Donjon", nous avions connu ces details, il est probable que sa presence au chateau nous eut moins intrigues, mais ils n'auraient fait, en tout cas, "qu'augmenter l'interet" que nous portions a ce nouveau personnage. L'americain devait avoir dans les quarante- cinq ans. Il repondit d'une facon tres naturelle a la question de Rouletabille: "Quand j'ai appris l'attentat, j'ai retarde mon retour en Amerique; je voulais m'assurer, avant de partir, que Mlle Stangerson n'etait point mortellement atteinte, et je ne m'en irai que lorsqu'elle sera tout a fait retablie." Arthur Rance prit alors la direction de la conversation, evitant de repondre a certaines questions de Rouletabille, nous faisant part, sans que nous l'y invitions, de ses idees personnelles sur le drame, idees qui n'etaient point eloignees, a ce que j'ai pu comprendre, des idees de Frederic Larsan lui-meme, c'est-a-dire que l'Americain pensait, lui aussi, que M. Robert Darzac "devait etre pour quelque chose dans l'affaire". Il ne le nomma point, mais il ne fallait point etre grand clerc pour saisir ce qui etait au fond de son argumentation. Il nous dit qu'il connaissait les efforts faits par le jeune Rouletabille pour arriver a demeler l'echeveau embrouille du drame de la "Chambre Jaune". Il nous rapporta que M. Stangerson l'avait mis au courant des evenements qui s'etaient deroules dans la "galerie inexplicable". On devinait, en ecoutant Arthur Rance, qu'il expliquait tout par Robert Darzac. A plusieurs reprises, il regretta que M. Darzac fut "justement absent du chateau" quand il s'y passait d'aussi mysterieux drames, et nous sumes ce que parler veut dire. Enfin, il emit cette opinion que M. Darzac avait ete "tres bien inspire, tres habile", en installant lui-meme sur les lieux M. Joseph Rouletabille, qui ne manquerait point -- un jour ou l'autre -- de decouvrir l'assassin. Il prononca cette derniere phrase avec une ironie visible, se leva, nous salua, et sortit. Rouletabille, a travers la fenetre, le regarda s'eloigner et dit: "Drole de corps!" Je lui demandai: "Croyez-vous qu'il passera la nuit au Glandier?" A ma stupefaction, le jeune reporter repondit "que cela lui etait tout a fait indifferent". Je passerai sur l'emploi de notre apres-midi. Qu'il vous suffise de savoir que nous allames nous promener dans les bois, que Rouletabille me conduisit a la grotte de Sainte-Genevieve et que, tout ce temps, mon ami affecta de me parler de toute autre chose que de ce qui le preoccupait. Ainsi le soir arriva. J'etais tout etonne de voir le reporter ne prendre aucune de ces dispositions auxquelles je m'attendais. Je lui en fis la remarque, quand, la nuit venue, nous nous trouvames dans sa chambre. Il me repondit que toutes ses dispositions etaient deja prises et que l'assassin ne pouvait, cette fois, lui echapper. Comme j'emettais quelque doute, lui rappelant la disparition de l'homme dans la galerie, et faisant entendre que le meme fait pourrait se renouveler, il repliqua: "Qu'il l'esperait bien, et que c'est tout ce qu'il desirait cette nuit-la." Je n'insistai point, sachant par experience combien mon insistance eut ete vaine et deplacee. Il me confia que, depuis le commencement du jour, par son soin et ceux des concierges, le chateau etait surveille de telle sorte que personne ne put en approcher sans qu'il en fut averti; et que, dans le cas ou personne ne viendrait du dehors, il etait bien tranquille sur tout ce qui pouvait concerner "ceux du dedans". Il etait alors six heures et demie, a la montre qu'il tira de son gousset; il se leva, me fit signe de le suivre et, sans prendre aucune precaution, sans essayer meme d'attenuer le bruit de ses pas, sans me recommander le silence, il me conduisit a travers la galerie; nous atteignimes la galerie droite, et nous la suivimes jusqu'au palier de l'escalier que nous traversames. Nous avons alors continue notre marche dans la galerie, "aile gauche", passant devant l'appartement du professeur Stangerson. A l'extremite de cette galerie, avant d'arriver au donjon, se trouvait une piece qui etait la chambre occupee par Arthur Rance. Nous savions cela parce que nous avions vu, a midi, l'Americain a la fenetre de cette chambre qui donnait sur la cour d'honneur. La porte de cette chambre etait dans le travers de la galerie, puisque la chambre barrait et terminait la galerie de ce cote. En somme, la porte de cette chambre etait juste en face de la fenetre "est "qui se trouvait a l'extremite de l'autre galerie droite, aile droite, la ou, precedemment, Rouletabille avait place le pere Jacques. Quand on tournait le dos a cette porte, c'est-a-dire quand on sortait de cette chambre, "on voyait toute la galerie" en enfilade: aile gauche, palier et aile droite. Il n'y avait, naturellement, que la galerie tournante de l'aile droite que l'on ne voyait point. "Cette galerie tournante, dit Rouletabille, je me la reserve. Vous, quand je vous en prierai, vous viendrez vous installer ici." Et il me fit entrer dans un petit cabinet noir triangulaire, pris sur la galerie et situe de biais a gauche de la porte de la chambre d'Arthur Rance. De ce recoin, je pouvais voir tout ce qui se passait dans la galerie aussi facilement que si j'avais ete devant la porte d'Arthur Rance et je pouvais egalement surveiller la porte meme de l'Americain. La porte de ce cabinet, qui devait etre mon lieu d'observation, etait garnie de carreaux non depolis. Il faisait clair dans la galerie ou toutes les lampes etaient allumees; il faisait noir dans le cabinet. C'etait la un poste de choix pour un espion. Car que faisais-je, la, sinon un metier d'espion? de bas policier? J'y repugnais certainement; et, outre mes instincts naturels, n'y avait-il pas la dignite de ma profession qui s'opposait a un pareil avatar? En verite, si mon batonnier me voyait! si l'on apprenait ma conduite, au Palais, que dirait le Conseil de l'Ordre? Rouletabille, lui, ne soupconnait meme pas qu'il pouvait me venir a l'idee de lui refuser le service qu'il me demandait, et, de fait, je ne le lui refusai point: d'abord parce que j'eusse craint de passer a ses yeux pour un lache; ensuite parce que je reflechis que je pouvais toujours pretendre qu'il m'etait loisible de chercher partout la verite en amateur; enfin, parce qu'il etait trop tard pour me tirer de la. Que n'avais-je eu ces scrupules plus tot? Pourquoi ne les avais-je pas eus? Parce que ma curiosite etait plus forte que tout. Encore, je pouvais dire que j'allais contribuer a sauver la vie d'une femme; et il n'est point de reglements professionnels qui puissent interdire un aussi genereux dessein. Nous revinmes a travers la galerie. Comme nous arrivions en face de l'appartement de Mlle Stangerson, la porte du salon s'ouvrit, poussee par le maitre d'hotel qui faisait le service du diner (M. Stangerson dinait avec sa fille dans le salon du premier etage, depuis trois jours), et, comme la porte etait restee entrouverte, nous vimes parfaitement Mlle Stangerson qui, profitant de l'absence du domestique et de ce que son pere etait baisse, ramassant un objet qu'elle venait de faire tomber, "versait hativement le contenu d'une fiole dans le verre de M. Stangerson". XXI A l'affut Ce geste, qui me bouleversa, ne parut point emouvoir extremement Rouletabille. Nous nous retrouvames dans sa chambre, et, ne me parlant meme point de la scene que nous venions de surprendre, il me donna ses dernieres instructions pour la nuit. Nous allions d'abord diner. Apres diner, je devais entrer dans le cabinet noir et, la, j'attendrais tout le temps qu'il faudrait "pour voir quelque chose". "Si vous "voyez" avant moi, m'expliqua mon ami, il faudra m'avertir. Vous verrez avant moi si l'homme arrive dans la galerie droite par tout autre chemin que la galerie tournante, puisque vous decouvrez toute la galerie droite et que moi je ne puis voir que la galerie tournante. Pour m'avertir, vous n'aurez qu'a denouer l'embrasse du rideau de la fenetre de la galerie droite qui se trouve la plus proche du cabinet noir. Le rideau tombera de lui-meme, voilant la fenetre et faisant immediatement un carre d'ombre la ou il y avait un carre de lumiere, puisque la galerie est eclairee. Pour faire ce geste, vous n'avez qu'a allonger la main hors du cabinet noir. Moi, dans la galerie tournante qui fait angle droit avec la galerie droite, j'apercois, par les fenetres de la galerie tournante, tous les carres de lumiere que font les fenetres de la galerie droite. Quand le carre lumineux qui nous occupe deviendra obscur, je saurai ce que cela veut dire. -- Et alors? -- Alors, vous me verrez apparaitre au coin de la galerie tournante. -- Et qu'est-ce que je ferai? -- Vous marcherez aussitot vers moi, derriere l'homme, mais je serai deja sur _l'homme et j'aurai vu si sa figure entre dans mon cercle..._ -- Celui qui est "trace par le bon bout de la raison", terminai-je en esquissant un sourire. -- Pourquoi souriez-vous? C'est bien inutile... Enfin, profitez, pour vous rejouir, des quelques instants qui vous restent, car je vous jure que tout a l'heure vous n'en aurez plus l'occasion. -- Et si l'homme echappe? -- _Tant mieux!_ fit flegmatiquement Rouletabille. Je ne tiens pas a le prendre; il pourra s'echapper en degringolant l'escalier et par le vestibule du rez-de-chaussee... et cela avant que vous n'ayez atteint le palier, puisque vous etes au fond de la galerie. Moi, je le laisserai partir _apres avoir vu sa figure_. C'est tout ce qu'il me faut: voir sa figure. Je saurai bien m'arranger ensuite pour qu'il soit mort pour Mlle Stangerson, _meme s'il reste vivant._ Si je le prends vivant, Mlle Stangerson et M. Robert Darzac ne me le pardonneront peut-etre jamais! Et je tiens a leur estime; ce sont de braves gens. Quand je vois Mlle Stangerson verser un narcotique dans le verre de son pere, pour que son pere, cette nuit, ne soit pas reveille par la conversation qu'elle doit _avoir avec_ _son assassin_, vous devez comprendre que sa reconnaissance pour moi aurait des limites si j'amenais a son pere, _les poings lies_ _et la bouche ouverte_, l'homme de la "Chambre Jaune" et de la "galerie inexplicable"! C'est peut-etre un grand bonheur que, la nuit de la "galerie inexplicable", l'homme se soit evanoui comme par enchantement! Je l'ai compris cette nuit-la a la physionomie soudain rayonnante de Mlle Stangerson quand elle eut appris _qu'il avait echappe_. Et j'ai compris que, pour sauver la malheureuse, il fallait moins prendre l'homme que le rendre muet, de quelque facon que ce fut. Mais tuer un homme! tuer un homme! ce n'est pas une petite affaire. Et puis, ca ne me regarde pas... a moins qu'il ne m'en donne l'occasion! ... D'un autre cote, le rendre muet sans que la dame me fasse de confidences... c'est une besogne qui consiste d'abord a deviner tout avec rien! ... Heureusement, mon ami, j'ai devine... ou plutot non, j'ai raisonne... et je ne demande a l'homme de ce soir de ne m'apporter que la figure sensible qui doit entrer... -- Dans le cercle... -- Parfaitement. et sa figure ne me surprendra pas! ... -- Mais je croyais que vous aviez deja vu sa figure, le soir ou vous avez saute dans la chambre... -- Mal... la bougie etait par terre... et puis, toute cette barbe... -- Ce soir, il n'en aura donc plus? -- Je crois pouvoir affirmer qu'il en aura... Mais la galerie est claire, et puis, maintenant, je sais... ou du moins mon cerveau sait... alors mes yeux verront... -- S'il ne s'agit que de le voir et de le laisser echapper... pourquoi nous etre armes? -- Parce que, mon cher, _si l'homme de la "Chambre Jaune" et de la "galerie inexplicable" sait que je sais, il est capable de tout!_ Alors, il faudra nous defendre. -- Et vous etes sur qu'il viendra ce soir? ... -- Aussi sur que vous etes la! ... Mlle Stangerson, a dix heures et demie, ce matin, le plus habilement du monde, s'est arrangee pour etre sans gardes-malades cette nuit; elle leur a donne conge pour vingt-quatre heures, sous des pretextes plausibles, et n'a voulu, pour veiller aupres d'elle, pendant leur absence, que son cher pere, qui couchera dans le boudoir de sa fille et qui accepte cette nouvelle fonction avec une joie reconnaissante. La coincidence du depart de M. Darzac (apres les paroles qu'il m'a dites) et des precautions exceptionnelles de Mlle Stangerson, pour faire autour d'elle de la solitude, ne permet aucun doute. La venue de l'assassin, que Darzac redoute, _Mlle Stangerson la prepare!_ -- C'est effroyable! -- Oui. -- Et le geste que nous lui avons vu faire, c'est le geste qui va endormir son pere? -- Oui. -- En somme, pour l'affaire de cette nuit, nous ne sommes que deux? -- Quatre; le concierge et sa femme veillent a tout hasard... Je crois leur veille inutile, "avant"... Mais le concierge pourra m'etre utile "apres, si on tue"! -- Vous croyez donc qu'on va tuer? -- _On tuera s'il le veut!_ -- Pourquoi n'avoir pas averti le pere Jacques? Vous ne vous servez plus de lui, aujourd'hui? -- Non", me repondit Rouletabille d'un ton brusque. Je gardai quelque temps le silence; puis, desireux de connaitre le fond de la pensee de Rouletabille, je lui demandai a brule- pourpoint: "Pourquoi ne pas avertir Arthur Rance? Il pourrait nous etre d'un grand secours... -- Ah ca! fit Rouletabille avec mechante humeur... Vous voulez donc mettre tout le monde dans les secrets de Mlle Stangerson! ... Allons diner... c'est l'heure... Ce soir nous dinons chez Frederic Larsan... a moins qu'il ne soit encore pendu aux trousses de Robert Darzac... Il ne le lache pas d'une semelle. Mais, bah! s'il n'est pas la en ce moment, je suis bien sur qu'il sera la cette nuit! ... En voila un que je vais rouler!" A ce moment, nous entendimes du bruit dans la chambre a cote. "Ce doit etre lui, dit Rouletabille. -- J'oubliais de vous demander, fis-je: quand nous serons devant le policier, pas une allusion a l'expedition de cette nuit, n'est- ce pas? -- Evidemment; nous operons seuls, _pour notre compte personnel._ -- Et toute la gloire sera pour nous?" Rouletabille, ricanant, ajouta: "Tu l'as dit, bouffi!" Nous dinames avec Frederic Larsan, dans sa chambre. Nous le trouvames chez lui... Il nous dit qu'il venait d'arriver et nous invita a nous mettre a table. Le diner se passa dans la meilleure humeur du monde, et je n'eus point de peine a comprendre qu'il fallait l'attribuer a la quasi-certitude ou Rouletabille et Frederic Larsan, l'un et l'autre, et chacun de son cote, etaient de tenir enfin la verite. Rouletabille confia au grand Fred que j'etais venu le voir de mon propre mouvement et qu'il m'avait retenu pour que je l'aidasse dans un grand travail qu'il devait livrer, cette nuit meme, a _L'Epoque_. Je devais repartir, dit-il, pour Paris, par le train d'onze heures, emportant sa "copie", qui etait une sorte de feuilleton ou le jeune reporter retracait les principaux episodes des mysteres du Glandier. Larsan sourit a cette explication comme un homme qui n'en est point dupe, mais qui se garde, par politesse, d'emettre la moindre reflexion sur des choses qui ne le regardent pas. Avec mille precautions dans le langage et jusque dans les intonations, Larsan et Rouletabille s'entretinrent assez longtemps de la presence au chateau de M. Arthur-W. Rance, de son passe en Amerique qu'ils eussent voulu connaitre mieux, du moins quant aux relations qu'il avait eues avec les Stangerson. A un moment, Larsan, qui me parut soudain souffrant, dit avec effort: "Je crois, monsieur Rouletabille, que nous n'avons plus grand'chose a faire au Glandier, et m'est avis que nous n'y coucherons plus de nombreux soirs. -- C'est aussi mon avis, monsieur Fred. -- Vous croyez donc, mon ami, que _l'affaire est finie?_ -- Je crois, en effet, qu'elle est finie et qu'elle n'a plus rien a nous apprendre, repliqua Rouletabille. -- Avez-vous un coupable? demanda Larsan. -- Et vous? -- Oui. -- Moi aussi, dit Rouletabille. -- Serait-ce le meme? -- Je ne crois pas, _si vous n'avez pas change d'idee"_, dit le jeune reporter. Et il ajouta avec force: "M. Darzac est un honnete homme! -- Vous en etes sur? demanda Larsan. Eh bien, moi, je suis sur du contraire... C'est donc la bataille? -- Oui, la bataille. Et je vous battrai, monsieur Frederic Larsan. -- La jeunesse ne doute de rien", termina le grand Fred en riant et en me serrant la main. Rouletabille repondit comme un echo: "De rien!" Mais soudain, Larsan, qui s'etait leve pour nous souhaiter le bonsoir, porta les deux mains a sa poitrine et trebucha. Il dut s'appuyer a Rouletabille pour ne pas tomber. Il etait devenu extremement pale. "Oh! oh! fit-il, qu'est-ce que j'ai la? Est-ce que je serais empoisonne?" Et il nous regardait d'un oeil hagard... En vain, nous l'interrogions, il ne nous repondait plus... Il s'etait affaisse dans un fauteuil et nous ne pumes en tirer un mot. Nous etions extremement inquiets, et pour lui, et pour nous, car nous avions mange de tous les plats auxquels avait touche Frederic Larsan. Nous nous empressions autour de lui. Maintenant, il ne semblait plus souffrir, mais sa tete lourde avait roule sur son epaule et ses paupieres appesanties nous cachaient son regard. Rouletabille se pencha sur sa poitrine et ausculta son coeur... Quand il se releva, mon ami avait une figure aussi calme que je la lui avais vue tout a l'heure bouleversee. Il me dit: "Il dort!" Et il m'entraina dans sa chambre, apres avoir referme la porte de la chambre de Larsan. "Le narcotique? demandai-je... Mlle Stangerson veut donc endormir tout le monde, ce soir? ... -- Peut-etre... me repondit Rouletabille en songeant a autre chose. -- Mais nous! ... nous! exclamai-je. Qui me dit que nous n'avons pas avale un pareil narcotique? -- Vous sentez-vous indispose? me demanda Rouletabille avec sang- froid. -- Non, aucunement! -- Avez-vous envie de dormir? -- En aucune facon... -- Eh bien, mon ami, fumez cet excellent cigare." Et il me passa un havane de premier choix que M. Darzac lui avait offert; quant a lui, il alluma sa bouffarde, son eternelle bouffarde. Nous restames ainsi dans cette chambre jusqu'a dix heures, sans qu'un mot fut prononce. Plonge dans un fauteuil, Rouletabille fumait sans discontinuer, le front soucieux et le regard lointain. A dix heures, il se dechaussa, me fit un signe et je compris que je devais, comme lui, retirer mes chaussures. Quand nous fumes sur nos chaussettes, Rouletabille dit, si bas que je devinai plutot le mot que je ne l'entendis: "Revolver!" Je sortis mon revolver de la poche de mon veston. "Armez! fit-il encore. J'armai. Alors il se dirigea vers la porte de sa chambre, l'ouvrit avec des precautions infinies; la porte ne cria pas. Nous fumes dans la galerie tournante. Rouletabille me fit un nouveau signe. Je compris que je devais prendre mon poste dans le cabinet noir. Comme je m'eloignais deja de lui, Rouletabille me rejoignit "et m'embrassa", et puis je vis qu'avec les memes precautions il retournait dans sa chambre. Etonne de ce baiser et un peu inquiet, j'arrivai dans la galerie droite que je longeai sans encombre; je traversai le palier et continuai mon chemin dans la galerie, aile gauche, jusqu'au cabinet noir. Avant d'entrer dans le cabinet noir, je regardai de pres l'embrasse du rideau de la fenetre... Je n'avais, en effet, qu'a la toucher du doigt pour que le lourd rideau retombat d'un seul coup, "cachant a Rouletabille le carre de lumiere": signal convenu. Le bruit d'un pas m'arreta devant la porte d'Arthur Rance. "Il n'etait donc pas encore couche!" Mais comment etait-il encore au chateau, n'ayant pas dine avec M. Stangerson et sa fille? Du moins, je ne l'avais pas vu a table, dans le moment que nous avions saisi le geste de Mlle Stangerson. Je me retirai dans mon cabinet noir. Je m'y trouvais parfaitement. Je voyais toute la galerie en enfilade, galerie eclairee comme en plein jour. Evidemment, rien de ce qui allait s'y passer ne pouvait m'echapper. Mais qu'est-ce qui allait s'y passer? Peut- etre quelque chose de tres grave. Nouveau souvenir inquietant du baiser de Rouletabille. On n'embrasse ainsi ses amis que dans les grandes occasions ou quand ils vont courir un danger! Je courais donc un danger? Mon poing se crispa sur la crosse de mon revolver, et j'attendis. Je ne suis pas un heros, mais je ne suis pas un lache. J'attendis une heure environ; pendant cette heure je ne remarquai rien d'anormal. Dehors, la pluie, qui s'etait mise a tomber violemment vers neuf heures du soir, avait cesse. Mon ami m'avait dit que rien ne se passerait probablement avant minuit ou une heure du matin. Cependant il n'etait pas plus d'onze heures et demie quand la porte de la chambre d'Arthur Rance s'ouvrit. J'en entendis le faible grincement sur ses gonds. On eut dit qu'elle etait poussee de l'interieur avec la plus grande precaution. La porte resta ouverte un instant qui me parut tres long. Comme cette porte etait ouverte, dans la galerie, c'est-a- dire poussee hors la chambre, je ne pus voir, ni ce qui se passait dans la chambre, ni ce qui se passait derriere la porte. A ce moment, je remarquai un bruit bizarre qui se repetait pour la troisieme fois, qui venait du parc, et auquel je n'avais pas attache plus d'importance qu'on n'a coutume d'en attacher au miaulement des chats qui errent, la nuit, sur les gouttieres. Mais, cette troisieme fois, le miaulement etait si pur et si "special" que je me rappelai ce que j'avais entendu raconter du cri de la "Bete du Bon Dieu". Comme ce cri avait accompagne, jusqu'a ce jour, tous les drames qui s'etaient deroules au Glandier, je ne pus m'empecher, a cette reflexion, d'avoir un frisson. Aussitot je vis apparaitre, au dela de la porte, et refermant la porte, un homme. Je ne pus d'abord le reconnaitre, car il me tournait le dos et il etait penche sur un ballot assez volumineux. L'homme, ayant referme la porte, et portant le ballot, se retourna vers le cabinet noir, et alors je vis qui il etait. Celui qui sortait, a cette heure, de la chambre d'Arthur Rance "etait le garde". C'etait "l'homme vert". Il avait ce costume que je lui avais vu sur la route, en face de l'auberge du "Donjon", le premier jour ou j'etais venu au Glandier, et qu'il portait encore le matin meme quand, sortant du chateau, nous l'avions rencontre, Rouletabille et moi. Aucun doute, c'etait le garde. Je le vis fort distinctement. Il avait une figure qui me parut exprimer une certaine anxiete. Comme le cri de la "Bete du Bon Dieu" retentissait au dehors pour la quatrieme fois, il deposa son ballot dans la galerie et s'approcha de la seconde fenetre, en comptant les fenetres a partir du cabinet noir. Je ne risquai aucun mouvement, car je craignais de trahir ma presence. Quand il fut a cette fenetre, il colla son front contre les vitraux depolis, et regarda la nuit du parc. Il resta la une demi- minute. La nuit etait claire, par intermittences, illuminee par une lune eclatante qui, soudain, disparaissait sous un gros nuage. "L'homme vert" leva le bras a deux reprises, fit des signes que je ne comprenais point; puis, s'eloignant de la fenetre, reprit son ballot et se dirigea, suivant la galerie, vers le palier. Rouletabille m'avait dit: "Quand vous verrez quelque chose, denouez l'embrasse." Je voyais quelque chose. Etait-ce cette chose que Rouletabille attendait? Ceci n'etait point mon affaire et je n'avais qu'a executer la consigne qui m'avait ete donnee. Je denouai l'embrasse. Mon coeur battait a se rompre. L'homme atteignit le palier, mais a ma grande stupefaction, comme je m'attendais a le voir continuer son chemin dans la galerie, aile droite, je l'apercus qui descendait l'escalier conduisant au vestibule. Que faire? Stupidement, je regardais le lourd rideau qui etait retombe sur la fenetre. Le signal avait ete donne, et je ne voyais pas apparaitre Rouletabille au coin de la galerie tournante. Rien ne vint; personne n'apparut. J'etais perplexe. Une demi-heure s'ecoula qui me parut un siecle. "Que faire maintenant, meme si je voyais autre chose?" Le signal avait ete donne, je ne pouvais le donner une seconde fois... D'un autre cote, m'aventurer dans la galerie en ce moment pouvait deranger tous les plans de Rouletabille. Apres tout, je n'avais rien a me reprocher, et, s'il s'etait passe quelque chose que n'attendait point mon ami, celui- ci n'avait qu'a s'en prendre a lui-meme. Ne pouvant plus etre d'aucun reel secours d'avertissement pour lui, je risquai le tout pour le tout: je sortis du cabinet, et, toujours sur mes chaussettes, mesurant mes pas et ecoutant le silence, je m'en fus vers la galerie tournante. Personne dans la galerie tournante. J'allai a la porte de la chambre de Rouletabille. J'ecoutai. Rien. Je frappai bien doucement. Rien. Je tournai le bouton, la porte s'ouvrit. J'etais dans la chambre. Rouletabille etait etendu, tout de son long, sur le parquet. XXII Le cadavre incroyable Je me penchai, avec une anxiete inexprimable, sur le corps du reporter, et j'eus la joie de constater qu'il dormait! Il dormait de ce sommeil profond et maladif dont j'avais vu s'endormir Frederic Larsan. Lui aussi etait victime du narcotique que l'on avait verse dans nos aliments. Comment, moi-meme, n'avais-je point subi le meme sort! Je reflechis alors que le narcotique avait du etre verse dans notre vin ou dans notre eau, car ainsi tout s'expliquait: "je ne bois pas en mangeant." Doue par la nature d'une rotondite prematuree, je suis au regime sec, comme on dit. Je secouai avec force Rouletabille, mais je ne parvenais point a lui faire ouvrir les yeux. Ce sommeil devait etre, a n'en point douter, le fait de Mlle Stangerson. Celle-ci avait certainement pense que, plus que son pere encore, elle avait a craindre la veille de ce jeune homme qui prevoyait tout, qui savait tout! Je me rappelai que le maitre d'hotel nous avait recommande, en nous servant, un excellent Chablis qui, sans doute, avait passe sur la table du professeur et de sa fille. Plus d'un quart d'heure s'ecoula ainsi. Je me resolus, en ces circonstances extremes, ou nous avions tant besoin d'etre eveilles, a des moyens robustes. Je lancai a la tete de Rouletabille un broc d'eau. Il ouvrit les yeux, enfin! de pauvres yeux mornes, sans vie et ni regard. Mais n'etait-ce pas la une premiere victoire? Je voulus la completer; j'administrai une paire de gifles sur les joues de Rouletabille, et le soulevai. Bonheur! je sentis qu'il se raidissait entre mes bras, et je l'entendis qui murmurait: "Continuez, mais ne faites pas tant de bruit! ..." Continuer a lui donner des gifles sans faire de bruit me parut une entreprise impossible. Je me repris a le pincer et a le secouer, et il put tenir sur ses jambes. Nous etions sauves! ... "On m'a endormi, fit-il... Ah! J'ai passe un quart d'heure abominable avant de ceder au sommeil... Mais maintenant, c'est passe! Ne me quittez pas! ..." Il n'avait pas plus tot termine cette phrase que nous eumes les oreilles dechirees par un cri affreux qui retentissait dans le chateau, un veritable cri de la mort... "Malheur! hurla Rouletabille... nous arrivons trop tard! ..." Et il voulut se precipiter vers la porte; mais il etait tout etourdi et roula contre la muraille. Moi, j'etais deja dans la galerie, le revolver au poing, courant comme un fou du cote de la chambre de Mlle Stangerson. Au moment meme ou j'arrivais a l'intersection de la galerie tournante et de la galerie droite, je vis un individu qui s'echappait de l'appartement de Mlle Stangerson et qui, en quelques bonds, atteignit le palier. Je ne fus pas maitre de mon geste: je tirai... le coup de revolver retentit dans la galerie avec un fracas assourdissant; mais l'homme, continuant ses bonds insenses, degringolait deja l'escalier. Je courus derriere lui, en criant: "Arrete! arrete! ou je te tue! ..." Comme je me precipitais a mon tour dans l'escalier, je vis en face de moi, arrivant du fond de la galerie, aile gauche du chateau, Arthur Rance qui hurlait: "Qu'y a-t-il? ... Qu'y a-t-il? ..." Nous arrivames presque en meme temps au bas de l'escalier, Arthur Rance et moi; la fenetre du vestibule etait ouverte; nous vimes distinctement la forme de l'homme qui fuyait; instinctivement, nous dechargeames nos revolvers dans sa direction; l'homme n'etait pas a plus de dix metres devant nous; il trebucha et nous crumes qu'il allait tomber; deja nous sautions par la fenetre; mais l'homme se reprit a courir avec une vigueur nouvelle; j'etais en chaussettes, l'Americain etait pieds nus; nous ne pouvions esperer l'atteindre "si nos revolvers ne l'atteignaient pas"! Nous tirames nos dernieres cartouches sur lui; il fuyait toujours... Mais il fuyait du cote droit de la cour d'honneur vers l'extremite de l'aile droite du chateau, dans ce coin entoure de fosses et de hautes grilles d'ou il allait lui etre impossible de s'echapper, dans ce coin qui n'avait d'autre issue, "devant nous", que la porte de la petite chambre en encorbellement occupee maintenant par le garde. L'homme, bien qu'il fut inevitablement blesse par nos balles, avait maintenant une vingtaine de metres d'avance. Soudain, derriere nous, au-dessus de nos tetes, une fenetre de la galerie s'ouvrit et nous entendimes la voix de Rouletabille qui clamait, desesperee: "Tirez, Bernier! Tirez!" Et la nuit claire, en ce moment, la nuit lunaire, fut encore striee d'un eclair. A la lueur de cet eclair, nous vimes le pere Bernier, debout avec son fusil, a la porte du donjon. Il avait bien vise. "L'ombre tomba." Mais, comme elle etait arrivee a l'extremite de l'aile droite du chateau, elle tomba de l'autre cote de l'angle de la batisse; c'est-a-dire que nous vimes qu'elle tombait, mais elle ne s'allongea definitivement par terre que de cet autre cote du mur que nous ne pouvions pas voir. Bernier, Arthur Rance et moi, nous arrivions de cet autre cote du mur, vingt secondes plus tard. "L'ombre etait morte a nos pieds." Reveille evidemment de son sommeil lethargique par les clameurs et les detonations, Larsan venait d'ouvrir la fenetre de sa chambre et nous criait, comme avait crie Arthur Rance: "Qu'y a-t-il? ... Qu'y a-t-il? ..." Et nous, nous etions penches sur l'ombre, sur la mysterieuse ombre morte de l'assassin. Rouletabille, tout a fait reveille maintenant, nous rejoignit dans le moment, et je lui criai: "Il est mort! Il est mort! ... -- Tant mieux, fit-il... Apportez-le dans le vestibule du chateau... Mais il se reprit: "Non! non! Deposons-le dans la chambre du garde! ..." Rouletabille frappa a la porte de la chambre du garde... Personne ne repondit de l'interieur... ce qui ne m'etonna point, naturellement. "Evidemment, il n'est pas la, fit le reporter, sans quoi il serait deja sorti! ... Portons donc ce corps dans le vestibule..." Depuis que nous etions arrives sur "l'ombre morte", la nuit s'etait faite si noire, par suite du passage d'un gros nuage sur la lune, que nous ne pouvions que toucher cette ombre sans en distinguer les lignes. Et cependant, nos yeux avaient hate de savoir! Le pere Jacques, qui arrivait, nous aida a transporter le cadavre jusque dans le vestibule du chateau. La, nous le deposames sur la premiere marche de l'escalier. J'avais senti, sur mes mains, pendant ce trajet, le sang chaud qui coulait des blessures... Le pere Jacques courut aux cuisines et en revint avec une lanterne. Il se pencha sur le visage de "l'ombre morte", et nous reconnumes le garde, celui que le patron de l'auberge du "Donjon" appelait "l'homme vert" et que, une heure auparavant, j'avais vu sortir de la chambre d'Arthur Rance, charge d'un ballot. Mais, ce que j'avais vu, je ne pouvais le rapporter qu'a Rouletabille seul, ce que je fis du reste quelques instants plus tard. .................................................................. ................................... Je ne saurais passer sous silence l'immense stupefaction -- je dirai meme le cruel desappointement -- dont firent preuve Joseph Rouletabille et Frederic Larsan, lequel nous avait rejoint dans le vestibule. Ils tataient le cadavre... ils regardaient cette figure morte, ce costume vert du garde... et ils repetaient, l'un et l'autre: "Impossible! ... c'est impossible!" Rouletabille s'ecria meme: "C'est a jeter sa tete aux chiens!" Le pere Jacques montrait une douleur stupide accompagnee de lamentations ridicules. Il affirmait qu'on s'etait trompe et que le garde ne pouvait etre l'assassin de sa maitresse. Nous dumes le faire taire. On aurait assassine son fils qu'il n'eut point gemi davantage, et j'expliquai cette exageration de bons sentiments par la peur dont il devait etre hante que l'on crut qu'il se rejouissait de ce deces dramatique; chacun savait, en effet, que le pere Jacques detestait le garde. Je constatai que seul, de nous tous qui etions fort debrailles ou pieds nus ou en chaussettes, le pere Jacques etait entierement habille. Mais Rouletabille n'avait pas lache le cadavre; a genoux sur les dalles du vestibule, eclaire par la lanterne du pere Jacques, il deshabillait le corps du garde! ... Il lui mit la poitrine a nu. Elle etait sanglante. Et, soudain, prenant, des mains du pere Jacques, la lanterne, il en projeta les rayons, de tout pres, sur la blessure beante. Alors, il se releva et dit sur un ton extraordinaire, sur un ton d'une ironie sauvage: "Cet homme que vous croyez avoir tue a coups de revolver et de chevrotines est mort d'un coup de couteau au coeur!" Je crus, une fois de plus, que Rouletabille etait devenu fou et je me penchai a mon tour sur le cadavre. Alors je pus constater qu'en effet le corps du garde ne portait aucune blessure provenant d'un projectile, et que, seule, la region cardiaque avait ete entaillee par une lame aigue. XXIII La double piste Je n'etais pas encore revenu de la stupeur que me causait une pareille decouverte quand mon jeune ami me frappa sur l'epaule et me dit: "Suivez-moi! -- Ou, lui demandai-je? -- Dans ma chambre. -- Qu'allons-nous y faire? -- Reflechir." J'avouai, quant a moi, que j'etais dans l'impossibilite totale, non seulement de reflechir, mais encore de penser; et, dans cette nuit tragique, apres des evenements dont l'horreur n'etait egalee que par leur incoherence, je m'expliquais difficilement comment, entre le cadavre du garde et Mlle Stangerson peut-etre a l'agonie, Joseph Rouletabille pouvait avoir la pretention de "reflechir". C'est ce qu'il fit cependant, avec le sang-froid des grands capitaines au milieu des batailles. Il poussa sur nous la porte de sa chambre, m'indiqua un fauteuil, s'assit posement en face de moi, et, naturellement, alluma sa pipe. Je le regardais reflechir... et je m'endormis. Quand je me reveillai, il faisait jour. Ma montre marquait huit heures. Rouletabille n'etait plus la. Son fauteuil, en face de moi, etait vide. Je me levai et commencai de m'etirer les membres quand la porte s'ouvrit et mon ami rentra. Je vis tout de suite a sa physionomie que, pendant que je dormais, il n'avait point perdu son temps. "Mlle Stangerson? demandai-je tout de suite. -- Son etat, tres alarmant, n'est pas desespere. -- Il y a longtemps que vous avez quitte cette chambre? -- Au premier rayon de l'aube. -- Vous avez travaille? -- Beaucoup. -- Decouvert quoi? -- Une double empreinte de pas tres remarquable "et qui aurait pu me gener..." -- Elle ne vous gene plus? -- Non. -- Vous explique-t-elle quelque chose? -- Oui. -- Relativement au "cadavre incroyable" du garde? -- Oui; ce cadavre est tout a fait "croyable", maintenant. J'ai decouvert ce matin, en me promenant autour du chateau, deux sortes de pas distinctes dont les empreintes avaient ete faites cette nuit en meme temps, cote a cote. Je dis: "en meme temps"; et, en verite, il ne pouvait guere en etre autrement, car, si l'une de ces empreintes etait venue apres l'autre, suivant le meme chemin, elle eut souvent "empiete sur l'autre", ce qui n'arrivait jamais. Les pas de celui-ci ne marchaient point sur les pas de celui-la. Non, c'etaient des pas "qui semblaient causer entre eux". Cette double empreinte quittait toutes les autres empreintes, vers le milieu de la cour d'honneur, pour sortir de cette cour et se diriger vers la chenaie. Je quittais la cour d'honneur, les yeux fixes vers ma piste, quand je fus rejoint par Frederic Larsan. Immediatement, il s'interessa beaucoup a mon travail, car cette double empreinte meritait vraiment qu'on s'y attachat. On retrouvait la la double empreinte des pas de l'affaire de la "Chambre Jaune": les pas grossiers et les pas elegants; mais, tandis que, lors de l'affaire de la "Chambre Jaune", les pas grossiers ne faisaient que joindre au bord de l'etang les pas elegants, pour disparaitre ensuite -- dont nous avions conclu, Larsan et moi, que ces deux sortes de pas appartenaient au meme individu qui n'avait fait que changer de chaussures -- ici, pas grossiers et pas elegants voyageaient de compagnie. Une pareille constatation etait bien faite pour me troubler dans mes certitudes anterieures. Larsan semblait penser comme moi; aussi, restions- nous penches sur ces empreintes, reniflant ces pas comme des chiens a l'affut. "Je sortis de mon portefeuille mes semelles de papier. La premiere semelle, qui etait celle que j'avais decoupee sur l'empreinte des souliers du pere Jacques retrouves par Larsan, c'est-a-dire sur l'empreinte des pas grossiers, cette premiere semelle, dis-je, s'appliqua parfaitement a l'une des traces que nous avions sous les yeux, et la seconde semelle, qui etait le dessin des "pas elegants", s'appliqua egalement sur l'empreinte correspondante, mais avec une legere difference a la pointe. En somme, cette trace nouvelle du pas elegant ne differait de la trace du bord de l'etang que par la pointe de la bottine. Nous ne pouvions en tirer cette conclusion que cette trace appartenait au meme personnage, mais nous ne pouvions non plus affirmer qu'elle ne lui appartenait pas. L'inconnu pouvait ne plus porter les memes bottines. "Suivant toujours cette double empreinte, Larsan et moi, nous fumes conduits a sortir bientot de la chenaie et nous nous trouvames sur les memes bords de l'etang qui nous avaient vus lors de notre premiere enquete. Mais, cette fois, aucune des traces ne s'y arretait et toutes deux, prenant le petit sentier, allaient rejoindre la grande route d'Epinay. La, nous tombames sur un macadam recent qui ne nous montra plus rien; et nous revinmes au chateau, sans nous dire un mot. "Arrives dans la cour d'honneur, nous nous sommes separes; mais, par suite du meme chemin qu'avait pris notre pensee, nous nous sommes rencontres a nouveau devant la porte de la chambre du pere Jacques. Nous avons trouve le vieux serviteur au lit et constate tout de suite que les effets qu'il avait jetes sur une chaise etaient dans un etat lamentable, et que ses chaussures, des souliers tout a fait pareils a ceux que nous connaissions, etaient extraordinairement boueux. Ce n'etait certainement point en aidant a transporter le cadavre du garde, du bout de cour au vestibule, et en allant chercher une lanterne aux cuisines, que le pere Jacques avait arrange de la sorte ses chaussures et trempe ses habits, puisque alors il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avant ce moment-la et il avait plu apres. "Quant a la figure du bonhomme, elle n'etait pas belle a voir. Elle semblait refleter une fatigue extreme, et ses yeux clignotants nous regarderent, des l'abord, avec effroi. "Nous l'avons interroge. Il nous a repondu d'abord qu'il s'etait couche immediatement apres l'arrivee au chateau du medecin que le maitre d'hotel etait alle querir; mais nous l'avons si bien pousse, nous lui avons si bien prouve qu'il mentait, qu'il a fini par nous avouer qu'il etait, en effet, sorti du chateau. Nous lui en avons, naturellement, demande la raison; il nous a repondu qu'il s'etait senti mal a la tete, et qu'il avait eu besoin de prendre l'air, mais qu'il n'etait pas alle plus loin que la chenaie. Nous lui avons alors decrit tout le chemin qu'il avait fait, _aussi bien que si_ _nous l'avions vu marcher._ Le vieillard se dressa sur son seant et se prit a trembler. "--Vous n'etiez pas seul!" s'ecria Larsan. "Alors, le pere Jacques: "--Vous l'avez donc vu? "--Qui? demandai-je. "-- Mais le fantome noir!" "Sur quoi, le pere Jacques nous conta que, depuis quelques nuits, il voyait le fantome noir. Il apparaissait dans le parc sur le coup de minuit et glissait contre les arbres avec une souplesse incroyable. Il paraissait "traverser" le tronc des arbres; deux fois, le pere Jacques, qui avait apercu le fantome a travers sa fenetre, a la clarte de la lune, s'etait leve et, resolument, etait parti a la chasse de cette etrange apparition. L'avant- veille, il avait failli la rejoindre, mais elle s'etait evanouie au coin du donjon; enfin, cette nuit, etant en effet sorti du chateau, travaille par l'idee du nouveau crime qui venait de se commettre, il avait vu tout a coup, surgir au milieu de la cour d'honneur, le fantome noir. Il l'avait suivi d'abord prudemment, puis de plus pres... ainsi il avait tourne la chenaie, l'etang, et etait arrive au bord de la route d'Epinay. "La, le fantome avait soudain disparu." "--Vous n'avez pas vu sa figure? demanda Larsan. "--Non! Je n'ai vu que des voiles noirs... "--Et, apres ce qui s'est passe dans la galerie, vous n'avez pas saute dessus? "--Je ne le pouvais pas! Je me sentais terrifie... C'est a peine si j'avais la force de le suivre... "--Vous ne l'avez pas suivi, fis-je, pere Jacques, -- et ma voix etait menacante -- vous etes alle avec le fantome jusqu'a la route d'Epinay "bras dessus, bras dessous"! "--Non! cria-t-il... il s'est mis a tomber des trombes d'eau... Je suis rentre! ... Je ne sais pas ce que le fantome noir est devenu..." "Mais ses yeux se detournerent de moi. "Nous le quittames. "Quand nous fumes dehors: "--Complice? interrogeai-je, sur un singulier ton, en regardant Larsan bien en face pour surprendre le fond de sa pensee. "Larsan leva les bras au ciel. "--Est-ce qu'on sait? ... Est-ce qu'on sait, dans une affaire pareille? ... Il y a vingt-quatre heures, j'aurais jure qu'il n'y avait pas de complice! ..." "Et il me laissa en m'annoncant qu'il quittait le chateau sur-le- champ pour se rendre a Epinay." Rouletabille avait fini son recit. Je lui demandai: "Eh bien? Que conclure de tout cela? ... Quant a moi, je ne vois pas! ... je ne saisis pas! ... Enfin! Que savez-vous? -- _Tout! _s'exclama-t-il_... Tout!"_ Et je ne lui avais jamais vu figure plus rayonnante. Il s'etait leve et me serrait la main avec force... "Alors, expliquez-moi, priai-je... -- Allons demander des nouvelles de Mlle Stangerson", me repondit- il brusquement. XXIV Rouletabille connait les deux moities de l'assassin Mlle Stangerson avait failli etre assassinee pour la seconde fois. Le malheur fut qu'elle s'en porta beaucoup plus mal la seconde que la premiere. Les trois coups de couteau que l'homme lui avait portes dans la poitrine, en cette nouvelle nuit tragique, la mirent longtemps entre la vie et la mort, et quand, enfin, la vie fut plus forte et qu'on put esperer que la malheureuse femme, cette fois encore, echapperait a son sanglant destin, on s'apercut que, si elle reprenait chaque jour l'usage de ses sens, elle ne recouvrait point celui de sa raison. La moindre allusion a l'horrible tragedie la faisait delirer, et il n'est point non plus, je crois bien, exagere de dire que l'arrestation de M. Robert Darzac, qui eut lieu au chateau du Glandier, le lendemain de la decouverte du cadavre du garde, creusa encore l'abime moral ou nous vimes disparaitre cette belle intelligence. M. Robert Darzac arriva au chateau vers neuf heures et demie. Je le vis accourir a travers le parc, les cheveux et les habits en desordre, crotte, boueux, dans un etat lamentable. Son visage etait d'une paleur mortelle. Rouletabille et moi, nous etions accoudes a une fenetre de la galerie. Il nous apercut; il poussa vers nous un cri desespere: "J'arrive trop tard! ..." Rouletabille lui cria: "Elle vit! ..." Une minute apres, M. Darzac entrait dans la chambre de Mlle Stangerson, et, a travers la porte, nous entendimes ses sanglots. .................................................................. .................................. "Fatalite! gemissait a cote de moi, Rouletabille. Quels Dieux infernaux veillent donc sur le malheur de cette famille! Si l'on ne m'avait pas endormi, j'aurais sauve Mlle Stangerson de l'homme, et je l'aurais rendu muet pour toujours... _et le garde ne serait pas mort!"_ __ _................................................................. ................................_ M. Darzac vint nous retrouver. Il etait tout en larmes. Rouletabille lui raconta tout: et comment il avait tout prepare pour leur salut, a Mlle Stangerson et a lui; et comment il y serait parvenu en eloignant l'homme pour toujours "apres avoir vu sa figure"; et comment son plan s'etait effondre dans le sang, a cause du narcotique. "Ah! si vous aviez eu reellement confiance en moi, fit tout bas le jeune homme, si vous aviez dit a Mlle Stangerson d'avoir confiance en moi! ... Mais ici chacun se defie de tous... la fille se defie du pere... et la fiancee se defie du fiance... Pendant que vous me disiez de tout faire pour empecher l'arrivee de l'assassin, _elle_ _preparait tout pour se faire assassiner!_ ... Et je suis arrive trop tard... a demi endormi... me trainant presque, dans cette chambre ou la vue de la malheureuse, baignant dans son sang, me reveilla tout a fait..." Sur la demande de M. Darzac, Rouletabille raconta la scene. S'appuyant aux murs pour ne pas tomber, pendant que, dans le vestibule et dans la cour d'honneur, nous poursuivions l'assassin, il s'etait dirige vers la chambre de la victime... Les portes de l'antichambre sont ouvertes; il entre; Mlle Stangerson git, inanimee, a moitie renversee sur le bureau, les yeux clos; son peignoir est rouge du sang qui coule a flots de sa poitrine. Il semble a Rouletabille, encore sous l'influence du narcotique, qu'il se promene dans quelque affreux cauchemar. Automatiquement, il revient dans la galerie, ouvre une fenetre, nous clame le crime, nous ordonne de tuer, et retourne dans la chambre. Aussitot, il traverse le boudoir desert, entre dans le salon dont la porte est restee entrouverte, secoue M. Stangerson sur le canape ou il s'est etendu et le reveille comme je l'ai reveille, lui, tout a l'heure... M. Stangerson se dresse avec des yeux hagards, se laisse trainer par Rouletabille jusque dans la chambre, apercoit sa fille, pousse un cri dechirant... Ah! il est reveille! il est reveille! ... Tous les deux, maintenant, reunissant leurs forces chancelantes, transportent la victime sur son lit... Puis Rouletabille veut nous rejoindre, pour savoir... "pour savoir..." mais, avant de quitter la chambre, il s'arrete pres du bureau... Il y a la, par terre, un paquet... enorme... un ballot... Qu'est-ce que ce paquet fait la, aupres du bureau? ... L'enveloppe de serge qui l'entoure est denouee... Rouletabille se penche... Des papiers... des papiers... des photographies... Il lit: "Nouvel electroscope condensateur differentiel... Proprietes fondamentales de la substance intermediaire entre la matiere ponderable et l'ether imponderable."... Vraiment, vraiment, quel est ce mystere et cette formidable ironie du sort qui veulent qu'a l'heure ou "on" lui assassine sa fille, "on" vienne restituer au professeur Stangerson toutes ces paperasses inutiles, "qu'il jettera au feu! ... au feu! ... au feu! ... le lendemain". .................................................................. ................................. Dans la matinee qui suivit cette horrible nuit, nous avons vu reapparaitre M. de Marquet, son greffier, les gendarmes. Nous avons tous ete interroges, excepte naturellement Mlle Stangerson qui etait dans un etat voisin du coma. Rouletabille et moi, apres nous etre concertes, n'avons dit que ce que nous avons bien voulu dire. J'eus garde de rien rapporter de ma station dans le cabinet noir ni des histoires de narcotique. Bref, nous tumes tout ce qui pouvait faire soupconner que nous nous attendions a quelque chose, et aussi tout ce qui pouvait faire croire que Mlle Stangerson "attendait l'assassin". La malheureuse allait peut-etre payer de sa vie le mystere dont elle entourait son assassin... Il ne nous appartenait point de rendre un pareil sacrifice inutile... Arthur Rance raconta a tout le monde, fort naturellement -- si naturellement que j'en fus stupefait -- qu'il avait vu le garde pour la derniere fois vers onze heures du soir. Celui-ci etait venu dans sa chambre, dit-il, pour y prendre sa valise qu'il devait transporter le lendemain matin a la premiere heure a la gare de Saint-Michel "et s'etait attarde a causer longuement chasse et braconnage avec lui"! Arthur-William Rance, en effet, devait quitter le Glandier dans la matinee et se rendre a pied, selon son habitude, a Saint-Michel; aussi avait-il profite d'un voyage matinal du garde dans le petit bourg pour se debarrasser de son bagage. Du moins je fus conduit a le penser car M. Stangerson confirma ses dires; il ajouta qu'il n'avait pas eu le plaisir, la veille au soir, d'avoir a sa table son ami Arthur Rance parce que celui-ci avait pris, vers les cinq heures, un conge definitif de sa fille et de lui. M. Arthur Rance s'etait fait servir simplement un the dans sa chambre, se disant legerement indispose. Bernier, le concierge, sur les indications de Rouletabille, rapporta qu'il avait ete requis par le garde lui-meme, cette nuit- la, pour faire la chasse aux braconniers (le garde ne pouvait plus le contredire), qu'ils s'etaient donne rendez-vous tous deux non loin de la chenaie et que, voyant que le garde ne venait point, il etait alle, lui, Bernier, au-devant du garde... Il etait arrive a hauteur du donjon, ayant passe la petite porte de la cour d'honneur, quand il apercut un individu qui fuyait a toutes jambes du cote oppose, vers l'extremite de l'aile droite du chateau; des coups de revolver retentirent dans le meme moment derriere le fuyard; Rouletabille etait apparu a la fenetre de la galerie; il l'avait apercu, lui Bernier, l'avait reconnu, l'avait vu avec son fusil et lui avait crie de tirer. Alors, Bernier avait lache son coup de fusil qu'il tenait tout pret... et il etait persuade qu'il avait mis a mal le fuyard; il avait cru meme qu'il l'avait tue, et cette croyance avait dure jusqu'au moment ou Rouletabille, depouillant le corps qui etait tombe sous le coup de fusil, lui avait appris que ce corps "avait ete tue d'un coup de couteau"; que, du reste, il restait ne rien comprendre a une pareille fantasmagorie, attendu que, si le cadavre trouve n'etait point celui du fuyard sur lequel nous avions tous tire, il fallait bien que ce fuyard fut quelque part. Or, dans ce petit coin de cour ou nous nous etions tous rejoints autour du cadavre, "il n'y avait pas de place pour un autre mort ou pour un vivant" sans que nous le vissions! Ainsi parla le pere Bernier. Mais le juge d'instruction lui repondit que, pendant que nous etions dans ce petit bout de cour, la nuit etait bien noire, puisque nous n'avions pu distinguer le visage du garde, et que, pour le reconnaitre, il nous avait fallu le transporter dans le vestibule... A quoi le pere Bernier repliqua que, si l'on n'avait pas vu "l'autre corps, mort ou vivant", on aurait au moins marche dessus, tant ce bout de cour est etroit. Enfin, nous etions, sans compter le cadavre, cinq dans ce bout de cour et il eut ete vraiment etrange que l'autre corps nous echappat... La seule porte qui donnait dans ce bout de cour etait celle de la chambre du garde, et la porte en etait fermee. On en avait retrouve la clef dans la poche du garde... Tout de meme, comme ce raisonnement de Bernier, qui a premiere vue paraissait logique, conduisait a dire qu'on avait tue a coups d'armes a feu un homme mort d'un coup de couteau, le juge d'instruction ne s'y arreta pas longtemps. Et il fut evident pour tous, des midi, que ce magistrat etait persuade que nous avions rate "le fuyard"et que nous avions trouve la un cadavre qui n'avait rien a voir avec "notre affaire". Pour lui, le cadavre du garde etait une autre affaire. Il voulut le prouver sans plus tarder, et il est probable que "cette nouvelle affaire" correspondait avec des idees qu'il avait depuis quelques jours sur les moeurs du garde, sur ses frequentations, sur la recente intrigue qu'il entretenait avec la femme du proprietaire de l'auberge du "Donjon", et corroborait egalement les rapports qu'on avait du lui faire relativement aux menaces de mort proferees par le pere Mathieu a l'adresse du garde, car a une heure apres-midi le pere Mathieu, malgre ses gemissements de rhumatisant et les protestations de sa femme, etait arrete et conduit sous bonne escorte a Corbeil. On n'avait cependant rien decouvert chez lui de compromettant; mais des propos tenus, encore la veille, a des rouliers qui les repeterent, le compromirent plus que si l'on avait trouve dans sa paillasse le couteau qui avait tue "l'homme vert". Nous en etions la, ahuris de tant d'evenements aussi terribles qu'inexplicables, quand, pour mettre le comble a la stupefaction de tous, nous vimes arriver au chateau Frederic Larsan, qui en etait parti aussitot apres avoir vu le juge d'instruction et qui en revenait, accompagne d'un employe du chemin de fer. Nous etions alors dans le vestibule avec Arthur Rance, discutant de la culpabilite et de l'innocence du pere Mathieu (du moins Arthur Rance et moi etions seuls a discuter, car Rouletabille semblait parti pour quelque reve lointain et ne s'occupait en aucune facon de ce que nous disions). Le juge d'instruction et son greffier se trouvaient dans le petit salon vert ou Robert Darzac nous avait introduits quand nous etions arrives pour la premiere fois au Glandier. Le pere Jacques, mande par le juge, venait d'entrer dans le petit salon; M. Robert Darzac etait en haut, dans la chambre de Mlle Stangerson, avec M. Stangerson et les medecins. Frederic Larsan entra dans le vestibule avec l'employe de chemin de fer. Rouletabille et moi reconnumes aussitot cet employe a sa petite barbiche blonde: "Tiens! L'employe d'Epinay-sur-Orge!" m'ecriai-je, et je regardai Frederic Larsan qui repliqua en souriant: "Oui, oui, vous avez raison, c'est l'employe d'Epinay- sur-Orge." Sur quoi Fred se fit annoncer au juge d'instruction par le gendarme qui etait a la porte du salon. Aussitot, le pere Jacques sortit, et Frederic Larsan et l'employe furent introduits. Quelques instants s'ecoulerent, dix minutes peut-etre. Rouletabille etait fort impatient. La porte du salon se rouvrit; le gendarme, appele par le juge d'instruction, entra dans le salon, en ressortit, gravit l'escalier et le redescendit. Rouvrant alors la porte du salon et ne la refermant pas, il dit au juge d'instruction: "Monsieur le juge, M. Robert Darzac ne veut pas descendre! -- Comment! Il ne veut pas! ... s'ecria M. de Marquet. -- Non! il dit qu'il ne peut quitter Mlle Stangerson dans l'etat ou elle se trouve... -- C'est bien, fit M. de Marquet; puisqu'il ne vient pas a nous, nous irons a lui..." M. de Marquet et le gendarme monterent; le juge d'instruction fit signe a Frederic Larsan et a l'employe de chemin de fer de les suivre. Rouletabille et moi fermions la marche. On arriva ainsi, dans la galerie, devant la porte de l'antichambre de Mlle Stangerson. M. de Marquet frappa a la porte. Une femme de chambre apparut. C'etait Sylvie, une petite bonniche dont les cheveux d'un blond fadasse retombaient en desordre sur un visage consterne. "M. Stangerson est la? demanda le juge d'instruction. -- Oui, monsieur. -- Dites-lui que je desire lui parler." Sylvie alla chercher M. Stangerson. Le savant vint a nous; il pleurait; il faisait peine a voir. "Que me voulez-vous encore? demanda celui-ci au juge. Ne pourrait- on pas, monsieur, dans un moment pareil, me laisser un peu tranquille! -- Monsieur, fit le juge, il faut absolument que j'aie, sur-le- champ, un entretien avec M. Robert Darzac. Ne pourriez-vous le decider a quitter la chambre de Mlle Stangerson? Sans quoi, je me verrais dans la necessite d'en franchir le seuil avec tout l'appareil de la justice." Le professeur ne repondit pas; il regarda le juge, le gendarme et tous ceux qui les accompagnaient comme une victime regarde ses bourreaux, et il rentra dans la chambre. Aussitot M. Robert Darzac en sortit. Il etait bien pale et bien defait; mais, quand le malheureux apercut, derriere Frederic Larsan, l'employe de chemin de fer, son visage se decomposa encore; ses yeux devinrent hagards et il ne put retenir un sourd gemissement. Nous avions tous saisi le tragique mouvement de cette physionomie douloureuse. Nous ne pumes nous empecher de laisser echapper une exclamation de pitie. Nous sentimes qu'il se passait alors quelque chose de definitif qui decidait de la perte de M. Robert Darzac. Seul, Frederic Larsan avait une figure rayonnante et montrait la joie d'un chien de chasse qui s'est enfin empare de sa proie. M. de Marquet dit, montrant a M. Darzac le jeune employe a la barbiche blonde: "Vous reconnaissez monsieur? -- Je le reconnais, fit Robert Darzac d'une voix qu'il essayait en vain de rendre ferme. C'est un employe de l'Orleans a la station d'Epinay-sur-Orge. -- Ce jeune homme, continua M. de Marquet, affirme qu'il vous a vu descendre de chemin de fer, a Epinay... -- Cette nuit, termina M. Darzac, a dix heures et demie... c'est vrai! ..." Il y eut un silence... "Monsieur Darzac, reprit le juge d'instruction sur un ton qui etait empreint d'une poignante emotion... Monsieur Darzac, que veniez-vous faire cette nuit a Epinay-sur-Orge, a quelques kilometres de l'endroit ou l'on assassinait Mlle Stangerson? ..." M. Darzac se tut. Il ne baissa pas la tete, mais il ferma les yeux, soit qu'il voulut dissimuler sa douleur, soit qu'il craignit qu'on put lire dans son regard quelque chose de son secret. "Monsieur Darzac, insista M. de Marquet... pouvez-vous me donner l'emploi de votre temps, cette nuit?" M. Darzac rouvrit les yeux. Il semblait avoir reconquis toute sa puissance sur lui-meme. "Non, monsieur! ... -- Reflechissez, monsieur! car je vais etre dans la necessite, si vous persistez dans votre etrange refus, de vous garder a ma disposition. -- Je refuse... -- Monsieur Darzac! Au nom de la loi, je vous arrete! ..." Le juge n'avait pas plutot prononce ces mots que je vis Rouletabille faire un mouvement brusque vers M. Darzac. Il allait certainement parler, mais celui-ci d'un geste lui ferma la bouche... Du reste, le gendarme s'approchait deja de son prisonnier... A ce moment un appel desespere retentit: "Robert! ... Robert! ..." Nous reconnumes la voix de Mlle Stangerson, et, a cet accent de douleur, pas un de nous qui ne frissonnat. Larsan lui-meme, cette fois, en palit. Quant a M. Darzac, repondant a l'appel, il s'etait deja precipite dans la chambre... Le juge, le gendarme, Larsan s'y reunirent derriere lui; Rouletabille et moi restames sur le pas de la porte. Spectacle dechirant: Mlle Stangerson, dont le visage avait la paleur de la mort, s'etait soulevee sur sa couche, malgre les deux medecins et son pere... Elle tendait des bras tremblants vers Robert Darzac sur qui Larsan et le gendarme avaient mis la main... Ses yeux etaient grands ouverts... elle voyait... elle comprenait... Sa bouche sembla murmurer un mot... un mot qui expira sur ses levres exsangues... un mot que personne n'entendit... et elle se renversa, evanouie... On emmena rapidement Darzac hors de la chambre... En attendant une voiture que Larsan etait alle chercher, nous nous arretames dans le vestibule. Notre emotion a tous etait extreme. M. de Marquet avait la larme a l'oeil. Rouletabille profita de ce moment d'attendrissement general pour dire a M. Darzac: "Vous ne vous defendrez pas? -- Non! repliqua le prisonnier. -- Moi, je vous defendrai, monsieur... -- Vous ne le pouvez pas, affirma le malheureux avec un pauvre sourire... Ce que nous n'avons pu faire, Mlle Stangerson et moi, vous ne le ferez pas! -- Si, je le ferai." Et la voix de Rouletabille etait etrangement calme et confiante. Il continua: "Je le ferai, monsieur Robert Darzac, parce que moi, _j'en sais plus long que vous!_ -- Allons donc! murmura Darzac presque avec colere. -- Oh! soyez tranquille, je ne saurai que ce qu'il sera utile de savoir _pour vous sauver!_ -- _Il ne faut rien savoir_, jeune homme... si vous voulez avoir droit a ma reconnaissance." Rouletabille secoua la tete. Il s'approcha tout pres, tout pres de Darzac: "Ecoutez ce que je vais vous dire, fit-il a voix basse... et que cela vous donne confiance! Vous, vous ne savez que le nom de l'assassin; Mlle Stangerson, elle, _connait seulement la moitie de l'assassin; mais moi, je connais ses deux moities; je connais l'assassin tout entier, moi! ..."_ Robert Darzac ouvrit des yeux qui attestaient qu'il ne comprenait pas un mot de ce que venait de lui dire Rouletabille. La voiture, sur ces entrefaites, arriva, conduite par Frederic Larsan. On y fit monter Darzac et le gendarme. Larsan resta sur le siege. On emmenait le prisonnier a Corbeil. XXV Rouletabille part en voyage Le soir meme nous quittions le Glandier, Rouletabille et moi. Nous en etions fort heureux: cet endroit n'avait rien qui put encore nous retenir. Je declarai que je renoncais a percer tant de mysteres, et Rouletabille, en me donnant une tape amicale sur l'epaule, me confia qu'il n'avait plus rien a apprendre au Glandier, parce que le Glandier lui avait tout appris. Nous arrivames a Paris vers huit heures. Nous dinames rapidement, puis, fatigues, nous nous separames en nous donnant rendez-vous le lendemain matin chez moi. A l'heure dite, Rouletabille entrait dans ma chambre. Il etait vetu d'un complet a carreaux en drap anglais, avait un ulster sur le bras, une casquette sur la tete et un sac a la main. Il m'apprit qu'il partait en voyage. "Combien de temps serez-vous parti? lui demandai-je. -- Un mois ou deux, fit-il, cela depend..." Je n'osai l'interroger... "Savez-vous, me dit-il, quel est le mot que Mlle Stangerson a prononce hier avant de s'evanouir... en regardant M. Robert Darzac? ... -- Non, personne ne l'a entendu... -- Si! repliqua Rouletabille, moi! Elle lui disait: "parle!" -- Et M. Darzac parlera? -- Jamais!" J'aurais voulu prolonger l'entretien, mais il me serra fortement la main et me souhaita une bonne sante, je n'eus que le temps de lui demander: "Vous ne craignez point que, pendant votre absence, il se commette de nouveaux attentats? ... -- Je ne crains plus rien de ce genre, dit-il, depuis que M. Darzac est en prison." Sur cette parole bizarre, il me quitta. Je ne devais plus le revoir qu'en cour d'assises, au moment du proces Darzac, lorsqu'il vint a la barre "expliquer l'inexplicable". XXVI Ou Joseph Rouletabille est impatiemment attendu Le 15 janvier suivant, c'est-a-dire deux mois et demi apres les tragiques evenements que je viens de rapporter, _L'Epoque_ publiait, en premiere colonne, premiere page, le sensationnel article suivant: "Le jury de Seine-et-Oise est appele aujourd'hui, a juger l'une des plus mysterieuses affaires qui soient dans les annales judiciaires. Jamais proces n'aura presente tant de points obscurs, incomprehensibles, inexplicables. Et cependant l'accusation n'a point hesite a faire asseoir sur le banc des assises un homme respecte, estime, aime de tous ceux qui le connaissent, un jeune savant, espoir de la science francaise, dont toute l'existence fut de travail et de probite. Quand Paris apprit l'arrestation de M. Robert Darzac, un cri unanime de protestation s'eleva de toutes parts. La Sorbonne tout entiere, deshonoree par le geste inoui du juge d'instruction, proclama sa foi dans l'innocence du fiance de Mlle Stangerson. M. Stangerson lui-meme attesta hautement l'erreur ou s'etait fourvoyee la justice, et il ne fait de doute pour personne que, si la victime pouvait parler, elle viendrait reclamer aux douze jures de Seine-et-Oise l'homme dont elle voulait faire son epoux et que l'accusation veut envoyer a l'echafaud. Il faut esperer qu'un jour prochain Mlle Stangerson recouvrera sa raison qui a momentanement sombre dans l'horrible mystere du Glandier. Voulez-vous qu'elle la reperde lorsqu'elle apprendra que l'homme qu'elle aime est mort de la main du bourreau? Cette question s'adresse au jury "auquel nous nous proposons d'avoir affaire, aujourd'hui meme". "Nous sommes decides, en effet, a ne point laisser douze braves gens commettre une abominable erreur judiciaire. Certes, des coincidences terribles, des traces accusatrices, un silence inexplicable de la part de l'accuse, un emploi du temps enigmatique, l'absence de tout alibi, ont pu entrainer la conviction du parquet qui, "ayant vainement cherche la verite ailleurs", s'est resolu a la trouver la. Les charges sont, en apparence, si accablantes pour M. Robert Darzac, qu'il faut meme excuser un policier aussi averti, aussi intelligent, et generalement aussi heureux que M. Frederic Larsan de s'etre laisse aveugler par elles. Jusqu'alors, tout est venu accuser M. Robert Darzac, devant l'instruction; aujourd'hui, nous allons, nous, le defendre devant le jury; et nous apporterons a la barre une lumiere telle que tout le mystere du Glandier en sera illumine. "Car nous possedons la verite." "Si nous n'avons point parle plus tot, c'est que l'interet meme de la cause que nous voulons defendre l'exigeait sans doute. Nos lecteurs n'ont pas oublie ces sensationnelles enquetes anonymes que nous avons publiees sur le "Pied gauche de la rue Oberkampf", sur le fameux vol du "Credit universel" et sur l'affaire des "Lingots d'or de la Monnaie". Elles nous faisaient prevoir la verite, avant meme que l'admirable ingeniosite d'un Frederic Larsan ne l'eut devoilee tout entiere. Ces enquetes etaient conduites par notre plus jeune redacteur, un enfant de dix-huit ans, Joseph Rouletabille, qui sera illustre demain. Quand l'affaire du Glandier eclata, notre petit reporter se rendit sur les lieux, forca toutes les portes et s'installa dans le chateau d'ou tous les representants de la presse avaient ete chasses. A cote de Frederic Larsan, il chercha la verite; il vit avec epouvante l'erreur ou s'abimait tout le genie du celebre policier; en vain essaya-t-il de le rejeter hors de la mauvaise piste ou il s'etait engage: le grand Fred ne voulut point consentir a recevoir des lecons de ce petit journaliste. Nous savons ou cela a conduit M. Robert Darzac. "Or, il faut que la France sache, il faut que le monde sache que, le soir meme de l'arrestation de M. Robert Darzac, le jeune Joseph Rouletabille penetrait dans le bureau de notre directeur et lui disait: "Je pars en voyage. Combien de tempsserai-je parti, je ne pourrais vous le dire;peut-etre un mois, deux mois, trois mois...peut-etre ne reviendrai-je jamais... Voici unelettre... Si je ne suis pas revenu le jour ou M.Darzac comparaitra devant les assises, vous ouvrirez cette lettre en cour d'assises, apres ledefile des temoins. Entendez-vous pour cela avecl'avocat de M. Robert Darzac. M. Robert Darzacest innocent. _Dans cette lettre il y a le_ _nom del'assassin_, et, je ne dirai point: les preuves, car, les preuves, je vais les chercher,mais _l'explication irrefutable de sa__culpabilite."_ Et notre redacteur partit. Nous sommes restes longtemps sans nouvelles mais un inconnu est venu trouver notre directeur, il y a huit jours, pour lui dire: "Agissez suivant les instructions de Joseph Rouletabille, _si la chose devient_ _necessaire._ Il y a la verite dans cette lettre." Cet homme n'a point voulu nous dire son nom. "Aujourd'hui, 15 janvier, nous voici au grand jour des assises; Joseph Rouletabille n'est pas de retour; peut-etre ne le reverrons-nous jamais. La presse, elle aussi, compte ses heros, victimes du devoir: le devoir professionnel, le premier de tous les devoirs. Peut-etre, a cette heure, y a-t-il succombe! Nous saurons le venger. Notre directeur, cet apres-midi, sera a la cour d'assises de Versailles, avec la lettre: _la lettre qui contient le nom de_ _l'assassin!"_ En tete de l'article, on avait mis le portrait de Rouletabille. Les parisiens qui se rendirent ce jour-la a Versailles pour le proces dit du "Mystere de la Chambre Jaune" n'ont certainement pas oublie l'incroyable cohue qui se bousculait a la gare Saint- Lazare. On ne trouvait plus de place dans les trains et l'on dut improviser des convois supplementaires. L'article de _L'Epoque_ avait bouleverse tout le monde, excite toutes les curiosites, pousse jusqu'a l'exasperation la passion des discussions. Des coups de poing furent echanges entre les partisans de Joseph Rouletabille et les fanatiques de Frederic Larsan, car, chose bizarre, la fievre de ces gens venait moins de ce qu'on allait peut-etre condamner un innocent que de l'interet qu'ils portaient a leur propre comprehension du "mystere de la Chambre Jaune". Chacun avait son explication et la tenait pour bonne. Tous ceux qui expliquaient le crime comme Frederic Larsan n'admettaient point qu'on put mettre en doute la perspicacite de ce policier populaire; et tous les autres, qui avaient une explication autre que celle de Frederic Larsan, pretendaient naturellement qu'elle devait etre celle de Joseph Rouletabille qu'ils ne connaissaient pas encore. Le numero de _L'Epoque_ a la main, les "Larsan "et les "Rouletabille "se disputerent, se chamaillerent, jusque sur les marches du palais de justice de Versailles, jusque dans le pretoire. Un service d'ordre extraordinaire avait ete commande. L'innombrable foule qui ne put penetrer dans le palais resta jusqu'au soir aux alentours du monument, maintenue difficilement par la troupe et la police, avide de nouvelles, accueillant les rumeurs les plus fantastiques. Un moment, le bruit circula qu'on venait d'arreter, en pleine audience, M. Stangerson lui-meme, qui s'etait avoue l'assassin de sa fille... C'etait de la folie. L'enervement etait a son comble. Et l'on attendait toujours Rouletabille. Des gens pretendaient le connaitre et le reconnaitre; et, quand un jeune homme, muni d'un laissez-passer, traversait la place libre qui separait la foule du palais de justice, des bousculades se produisaient. On s'ecrasait. On criait: "Rouletabille! Voici Rouletabille!" Des temoins, qui ressemblaient plus ou moins vaguement au portrait publie par _L'Epoque_, furent aussi acclames. L'arrivee du directeur de _L'Epoque_ fut encore le signal de quelques manifestations. Les uns applaudirent, les autres sifflerent. Il y avait beaucoup de femmes dans la foule. Dans la salle des assises, le proces se deroulait sous la presidence de M. De Rocoux, un magistrat imbu de tous les prejuges des gens de robe, mais foncierement honnete. On avait fait l'appel des temoins. J'en etais, naturellement, ainsi que tous ceux qui, de pres ou de loin, avaient touche les mysteres du Glandier: M. Stangerson, vieilli de dix ans, meconnaissable, Larsan, M. Arthur W. Rance, la figure toujours enluminee, le pere Jacques, le pere Mathieu, qui fut amene, menottes aux mains, entre deux gendarmes, MmeMathieu, toute en larmes, les Bernier, les deux gardes-malades, le maitre d'hotel, tous les domestiques du chateau, l'employe de poste du bureau 40, l'employe du chemin de fer d'Epinay, quelques amis de M. et de Mlle Stangerson, et tous les temoins a decharge de M. Robert Darzac. J'eus la chance d'etre entendu parmi les premiers temoins, ce qui me permit d'assister a presque tout le proces. Je n'ai point besoin de vous dire que l'on s'ecrasait dans le pretoire. Des avocats etaient assis jusque sur les marches de "la cour"; et, derriere les magistrats en robe rouge, tous les parquets des environs etaient representes. M. Robert Darzac apparut au banc des accuses, entre les gendarmes, si calme, si grand et si beau, qu'un murmure d'admiration plus que de compassion l'accueillit. Il se pencha aussitot vers son avocat, maitre Henri-Robert, qui, assiste de son premier secretaire, maitre Andre Hesse, alors debutant, avait deja commence a feuilleter son dossier. Beaucoup s'attendaient a ce que M. Stangerson allat serrer la main de l'accuse; mais l'appel des temoins eut lieu et ceux-ci quitterent tous la salle sans que cette demonstration sensationnelle se fut produite. Au moment ou les jures prirent place, on remarqua qu'ils avaient eu l'air de s'interesser beaucoup a un rapide entretien que maitre Henri-Robert avait eu avec le directeur de _L'Epoque_. Celui-ci s'en fut ensuite prendre place au premier rang de public. Quelques-uns s'etonnerent qu'il ne suivit point les temoins dans la salle qui leur etait reservee. La lecture de l'acte d'accusation s'accomplit comme presque toujours, sans incident. Je ne relaterai pas ici le long interrogatoire que subit M. Darzac. Il repondit a la foi de la facon la plus naturelle et la plus mysterieuse. "Tout ce qu'il pouvait dire" parut naturel, tout ce qu'il tut parut terrible pour lui, meme aux yeux de ceux qui "sentaient" son innocence. Son silence sur les points que nous connaissons se dressa contre lui et il semblait bien que ce silence dut fatalement l'ecraser. Il resista aux objurgations du president des assises et du ministere public. On lui dit que se taire, en une pareille circonstance, equivalait a la mort. "C'est bien, dit-il, je la subirai donc; mais je suis innocent!" Avec cette habilete prodigieuse qui a fait sa renommee, et profitant de l'incident, maitre Henri-Robert essaya de grandir le caractere de son client, par le fait meme de son silence, en faisant allusion a des devoirs moraux que seules des ames heroiques sont susceptibles de s'imposer. L'eminent avocat ne parvint qu'a convaincre tout a fait ceux qui connaissaient M. Darzac, mais les autres resterent hesitants. Il y eut une suspension d'audience, puis le defile des temoins commenca et Rouletabille n'arrivait toujours point. Chaque fois qu'une porte s'ouvrait, tous les yeux allaient a cette porte, puis se reportaient sur le directeur de _L'Epoque_ qui restait, impassible, a sa place. On le vit enfin qui fouillait dans sa poche et qui "en tirait une lettre". Une grosse rumeur suivit ce geste. Mon intention n'est point de retracer ici tous les incidents de ce proces. J'ai assez longuement rappele toutes les etapes de l'affaire pour ne point imposer aux lecteurs le defile nouveau des evenements entoures de leur mystere. J'ai hate d'arriver au moment vraiment dramatique de cette journee inoubliable. Il survint, comme maitre Henri-Robert posait quelques questions au pere Mathieu, qui, a la barre des temoins, se defendait, entre ses deux gendarmes, d'avoir assassine "l'homme vert". Sa femme fut appelee et confrontee avec lui. Elle avoua, en eclatant en sanglots, qu'elle avait ete "l'amie" du garde, que son mari s'en etait doute; mais elle affirma encore que celui-ci n'etait pour rien dans l'assassinat de son "ami". Maitre Henri-Robert demanda alors a la cour de bien vouloir entendre immediatement, sur ce point, Frederic Larsan. "Dans une courte conversation que je viens d'avoir avec Frederic Larsan, pendant la suspension d'audience, declara l'avocat, celui- ci m'a fait comprendre que l'on pouvait expliquer la mort du garde autrement que par l'intervention du pere Mathieu. Il serait interessant de connaitre l'hypothese de Frederic Larsan." Frederic Larsan fut introduit. Il s'expliqua fort nettement. "Je ne vois point, dit-il, la necessite de faire intervenir le pere Mathieu en tout ceci. Je l'ai dit a M. de Marquet, mais les propos meurtriers de cet homme lui ont evidemment nui dans l'esprit de M. le juge d'instruction. Pour moi, l'assassinat de Mlle Stangerson et l'assassinat du garde "sont la meme affaire". On a tire sur l'assassin de Mlle Stangerson, fuyant dans la cour d'honneur; on a pu croire l'avoir atteint, on a pu croire l'avoir tue; a la verite il n'a fait que trebucher au moment ou il disparaissait derriere l'aile droite du chateau. La, l'assassin a rencontre le garde qui voulut sans doute s'opposer a sa fuite. L'assassin avait encore a la main le couteau dont il venait de frapper Mlle Stangerson, il en frappa le garde au coeur, et le garde en est mort. Cette explication si simple parut d'autant plus plausible que, deja, beaucoup de ceux qui s'interessaient aux mysteres du Glandier l'avaient trouvee. Un murmure d'approbation se fit entendre. "Et l'assassin, qu'est-il devenu, dans tout cela? demanda le president. -- Il s'est evidemment cache, monsieur le president, dans un coin obscur de ce bout de cour et, apres le depart des gens du chateau qui emportaient le corps, il a pu tranquillement s'enfuir." A ce moment, du fond du "public debout", une voix juvenile s'eleva. Au milieu de la stupeur de tous, elle disait: "Je suis de l'avis de Frederic Larsan pour le coup de couteau au coeur. Mais je ne suis plus de son avis sur la maniere dont l'assassin s'est enfui du bout de cour!" Tout le monde se retourna; les huissiers se precipiterent, ordonnant le silence. Le president demanda avec irritation qui avait eleve la voix et ordonna l'expulsion immediate de l'intrus; mais on reentendit la meme voix claire qui criait: "C'est moi, monsieur le president, c'est moi, Joseph Rouletabille!" XXVII Ou Joseph Rouletabille apparait dans toute sa gloire Il y eut un remous terrible. On entendit des cris de femmes qui se trouvaient mal. On n'eut plus aucun egard pour "la majeste de la justice". Ce fut une bousculade insensee. Tout le monde voulait voir Joseph Rouletabille. Le president cria qu'il allait faire evacuer la salle, mais personne ne l'entendit. Pendant ce temps, Rouletabille sautait par-dessus la balustrade qui le separait du public assis, se faisait un chemin a grands coups de coude, arrivait aupres de son directeur qui l'embrassait avec effusion, lui prit "sa" lettre d'entre les mains, la glissa dans sa poche, penetra dans la partie reservee du pretoire et parvint ainsi jusqu'a la barre des temoins, bouscule, bousculant, le visage souriant, heureux, boule ecarlate qu'illuminait encore l'eclair intelligent de ses deux grands yeux ronds. Il avait ce costume anglais que je lui avais vu le matin de son depart -- mais dans quel etat, mon Dieu! -- l'ulster sur son bras et la casquette de voyage a la main. Et il dit: "Je demande pardon, monsieur le president, le transatlantique a eu du retard! J'arrive d'Amerique. Je suis Joseph Rouletabille! ..." On eclata de rire. Tout le monde etait heureux de l'arrivee de ce gamin. Il semblait a toutes ces consciences qu'un immense poids venait de leur etre enleve. On respirait. On avait la certitude qu'il apportait reellement la verite... qu'il allait faire connaitre la verite... Mais le president etait furieux: "Ah! vous etes Joseph Rouletabille, reprit le president... eh bien, je vous apprendrai, jeune homme, a vous moquer de la justice... En attendant que la cour delibere sur votre cas, je vous retiens a la disposition de la justice... en vertu de mon pouvoir discretionnaire. -- Mais, monsieur le president, je ne demande que cela: etre a la disposition de la justice... je suis venu m'y mettre, a la disposition de la justice... Si mon entree a fait un peu de tapage, j'en demande bien pardon a la cour... Croyez bien, monsieur le president, que nul, plus que moi, n'a le respect de la justice... Mais je suis entre comme j'ai pu..." Et il se mit a rire. Et tout le monde rit. "Emmenez-le!" commanda le president. Mais maitre Henri-Robert intervint. Il commenca par excuser le jeune homme, il le montra anime des meilleurs sentiments, il fit comprendre au president qu'on pouvait difficilement se passer de la deposition d'un temoin qui avait couche au Glandier pendant toute la semaine mysterieuse, d'un temoin surtout qui pretendait prouver l'innocence de l'accuse et apporter le nom de l'assassin. "Vous allez nous dire le nom de l'assassin? demanda le president, ebranle mais sceptique. -- Mais, mon president, je ne suis venu que pour ca! fit Rouletabille. On faillit applaudir dans le pretoire, mais les chut! energiques des huissiers retablirent le silence. "Joseph Rouletabille, dit maitre Henri-Robert, n'est pas cite regulierement comme temoin, mais j'espere qu'en vertu de son pouvoir discretionnaire, monsieur le president voudra bien l'interroger. -- C'est bien! fit le president, nous l'interrogerons. Mais finissons-en d'abord..." L'avocat general se leva: "Il vaudrait peut-etre mieux, fit remarquer le representant du ministere public, que ce jeune homme nous dise tout de suite le nom de celui qu'il denonce comme etant l'assassin." Le president acquiesca avec une ironique reserve: "Si monsieur l'avocat general attache quelque importance a la deposition de M. Joseph Rouletabille, je ne vois point d'inconvenient a ce que le temoin nous dise tout de suite le nom de "son" assassin!" On eut entendu voler une mouche. Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. Robert Darzac, qui, lui, pour la premiere fois, depuis le commencement du debat, montrait un visage agite et plein d'angoisse. "Eh bien, repeta le president, on vous ecoute, monsieur Joseph Rouletabille. Nous attendons le nom de l'assassin." Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de son gousset, en tira un enorme oignon, y regarda l'heure, et dit: "Monsieur le president, je ne pourrai vous dire le nom de l'assassin qu'a six heures et demie! _Nous avons encore quatre bonnes heures devant nous!"_ La salle fit entendre des murmures etonnes et desappointes. Quelques avocats dirent a haute voix: "Il se moque de nous!" Le president avait l'air enchante; maitres Henri-Robert et Andre Hesse etaient ennuyes. Le president dit: "Cette plaisanterie a assez dure. Vous pouvez vous retirer, monsieur, dans la salle des temoins. Je vous garde a notre disposition." Rouletabille protesta: "Je vous affirme, monsieur le president, s'ecria-t-il, de sa voix aigue et claironnante, je vous affirme que, lorsque je vous aurai dit le nom de l'assassin, _vous comprendrez que je ne pouvais vous le dire qu'a six heures et demie! _Parole d'honnete homme! Foi de Rouletabille! ... Mais, en attendant, je peux toujours vous donner quelques explications sur l'assassinat du garde... M. Frederic Larsan qui m'a vu "travailler" au Glandier pourrait vous dire avec quel soin j'ai etudie toute cette affaire. J'ai beau etre d'un avis contraire au sien et pretendre qu'en faisant arreter M. Robert Darzac, il a fait arreter un innocent, il ne doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de l'importance qu'il faut attacher a mes decouvertes, qui ont souvent corrobore les siennes!" Frederic Larsan dit: "Monsieur le president, il serait interessant d'entendre M. Joseph Rouletabille; d'autant plus interessant qu'il n'est pas de mon avis." Un murmure d'approbation accueillit cette parole du policier. Il acceptait le duel en beau joueur. La joute promettait d'etre curieuse entre ces deux intelligences qui s'etaient acharnees au meme tragique probleme et qui etaient arrivees a deux solutions differentes. Comme le president se taisait, Frederic Larsan continua: "Ainsi nous sommes d'accord pour le coup de couteau au coeur qui a ete donne au garde par l'assassin de Mlle Stangerson; mais, puisque nous ne sommes plus d'accord sur la question de la fuite de l'assassin, "dans le bout de cour", il serait curieux de savoir comment M. Rouletabille explique cette fuite. -- Evidemment, fit mon ami, ce serait curieux!" Toute la salle partit encore a rire. Le president declara aussitot que, si un pareil fait se renouvelait, il n'hesiterait pas a mettre a execution sa menace de faire evacuer la salle. "Vraiment, termina le president, dans une affaire comme celle-la, je ne vois pas ce qui peut preter a rire. -- Moi non plus!" dit Rouletabille. Des gens, devant moi, s'enfoncerent leur mouchoir dans la bouche pour ne pas eclater... "Allons, fit le president, vous avez entendu, jeune homme, ce que vient de dire M. Frederic Larsan. Comment, selon vous, l'assassin s'est-il enfui du "bout de cour"? Rouletabille regarda MmeMathieu, qui lui sourit tristement. "Puisque MmeMathieu, dit-il, a bien voulu avouer tout l'interet qu'elle portait au garde... -- la coquine! s'ecria le pere Mathieu. -- Faites sortir le pere Mathieu! "ordonna le president. On emmena le pere Mathieu. Rouletabille reprit: "... Puisqu'elle a fait cet aveu, je puis bien vous dire qu'elle avait souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier etage du donjon, dans la chambre qui fut, autrefois un oratoire. Ces conversations furent surtout frequentes dans les derniers temps, quand le pere Mathieu etait cloue au lit par ses rhumatismes. "Une piqure de morphine, administree a propos, donnait au pere Mathieu le calme et le repos, et tranquillisait son epouse pour les quelques heures pendant lesquelles elle etait dans la necessite de s'absenter. MmeMathieu venait au chateau, la nuit, enveloppee dans un grand chale noir qui lui servait autant que possible a dissimuler sa personnalite et la faisait ressembler a un sombre fantome qui, parfois, troubla les nuits du pere Jacques. Pour prevenir son ami de sa presence, MmeMathieu avait emprunte au chat de la mere Agenoux, une vieille sorciere de Sainte-Genevieve- des-Bois, son miaulement sinistre; aussitot, le garde descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne a sa maitresse. Quand les reparations du donjon furent recemment entreprises, les rendez-vous n'en eurent pas moins lieu dans l'ancienne chambre du garde, au donjon meme, la nouvelle chambre, qu'on avait momentanement abandonnee a ce malheureux serviteur, a l'extremite de l'aile droite du chateau, n'etant separee du menage du maitre d'hotel et de la cuisiniere que par une trop mince cloison. "MmeMathieu venait de quitter le garde en parfaite sante, quand le drame du "petit bout de cour" survint. MmeMathieu et le garde, n'ayant plus rien a se dire, etaient sortis du donjon ensemble... Je n'ai appris ces details, monsieur le president, que par l'examen auquel je me livrai des traces de pas dans la cour d'honneur, le lendemain matin... Bernier, le concierge, que j'avais place, avec son fusil, en observation derriere le donjon, _ainsi que_ _je lui permettrai de vous l'expliquer lui-meme_, ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour d'honneur. Il n'y arriva un peu plus tard qu'attire par les coups de revolver, et tira a son tour. Voici donc le garde et MmeMathieu, dans la nuit et le silence de la cour d'honneur. Ils se souhaitent le bonsoir; MmeMathieu se dirige vers la grille ouverte de cette cour, et lui s'en retourne se coucher dans sa petite piece en encorbellement, a l'extremite de l'aile droite du chateau. "Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolver retentissent; il se retourne; anxieux, il revient sur ses pas; il va atteindre l'angle de l'aile droite du chateau quand une ombre bondit sur lui et le frappe. Il meurt. Son cadavre est ramasse tout de suite par des gens qui croient tenir l'assassin et qui n'emportent que l'assassine. Pendant ce temps, que fait MmeMathieu? Surprise par les detonations et par l'envahissement de la cour, elle se fait la plus petite qu'elle peut dans la nuit et dans la cour d'honneur. La cour est vaste, et, se trouvant pres de la grille, MmeMathieu pouvait passer inapercue. Mais elle ne "passa" pas. Elle resta et vit emporter le cadavre. Le coeur serre d'une angoisse bien comprehensible et poussee par un tragique pressentiment, elle vint jusqu'au vestibule du chateau, jeta un regard sur l'escalier eclaire par le lumignon du pere Jacques, l'escalier ou l'on avait etendu le corps de son ami; elle "vit" et s'enfuit. Avait-elle eveille l'attention du pere Jacques? Toujours est-il que celui-ci rejoignit le fantome noir, qui deja lui avait fait passer quelques nuits blanches. "Cette nuit meme, avant le crime, il avait ete reveille par les cris de la "Bete du Bon Dieu" et avait apercu, par sa fenetre, le fantome noir... Il s'etait hativement vetu et c'est ainsi que l'on s'explique qu'il arriva dans le vestibule, tout habille, quand nous apportames le cadavre du garde. Donc, cette nuit-la, dans la cour d'honneur, il a voulu sans doute, une fois pour toutes, regarder de tout pres la figure du fantome. Il la reconnut. Le pere Jacques est un vieil ami de MmeMathieu. Elle dut lui avouer ses nocturnes entretiens, et le supplier de la sauver de ce moment difficile! L'etat de MmeMathieu, qui venait de voir son ami mort, devait etre pitoyable. Le pere Jacques eut pitie et accompagna MmeMathieu, a travers la chenaie, et hors du parc, par dela meme les bords de l'etang, jusqu'a la route d'Epinay. La, elle n'avait plus que quelques metres a faire pour rentrer chez elle. Le pere Jacques revint au chateau, et, se rendant compte de l'importance judiciaire qu'il y aurait pour la maitresse du garde a ce qu'on ignorat sa presence au chateau, cette nuit-la, essaya autant que possible de nous cacher cet episode dramatique d'une nuit qui, deja, en comptait tant! Je n'ai nul besoin, ajouta Rouletabille, de demander a MmeMathieu et au pere Jacques de corroborer ce recit. "Je sais" que les choses se sont passees ainsi! Je ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsan qui, lui, comprend deja comment j'ai tout appris, car il m'a vu, le lendemain matin, penche sur une double piste ou l'on rencontrait voyageant de compagnie, l'empreinte des pas du pere Jacques et de ceux de madame." Ici, Rouletabille se tourna vers MmeMathieu qui etait restee a la barre, et lui fit un salut galant. "Les empreintes des pieds de madame, expliqua Rouletabille, ont une ressemblance etrange avec les traces des "pieds elegants" de l'assassin..." MmeMathieu tressaillit et fixa avec une curiosite farouche le jeune reporter. Qu'osait-il dire? Que voulait-il dire? "Madame a le pied elegant, long et plutot un peu grand pour une femme. C'est, au bout pointu de la bottine pres, le pied de l'assassin..." Il y eut quelques mouvements dans l'auditoire. Rouletabille, d'un geste, les fit cesser. On eut dit vraiment que c'etait lui, maintenant, qui commandait la police de l'audience. "Je m'empresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie pas grand'chose et qu'un policier qui batirait un systeme sur des marques exterieures semblables, _sans mettre une idee generale_ _autour,_ irait tout de go a l'erreur judiciaire! M. Robert Darzac, lui aussi, a les pieds de l'assassin, et cependant, _il n'est pas l'assassin!"_ Nouveaux mouvements. Le president demanda a MmeMathieu: "C'est bien ainsi que, ce soir-la, les choses se sont passees pour vous, madame? -- Oui, monsieur le president, repondit-elle. C'est a croire que M. Rouletabille etait derriere nous. -- Vous avez donc vu fuir l'assassin jusqu'a l'extremite de l'aile droite, madame? -- Oui, comme j'ai vu emporter, une minute plus tard, le cadavre du garde. -- Et l'assassin, qu'est-il devenu? Vous etiez restee seule dans la cour d'honneur, il serait tout naturel que vous l'ayez apercu alors... Il ignorait votre presence et le moment etait venu pour lui de s'echapper... -- Je n'ai rien vu, monsieur le president, gemit MmeMathieu. A ce moment la nuit etait devenue tres noire. -- C'est donc, fit le president, M. Rouletabille qui nous expliquera comment l'assassin s'est enfui. -- Evidemment!" repliqua aussitot le jeune homme avec une telle assurance que le president lui-meme ne put s'empecher de sourire. Et Rouletabille reprit la parole: "Il etait impossible a l'assassin de s'enfuir normalement du bout de cour dans lequel il etait entre sans que nous le vissions! Si nous ne l'avions pas vu, nous l'eussions touche! C'est un pauvre petit bout de cour de rien du tout, un carre entoure de fosses et de hautes grilles. L'assassin eut marche sur nous ou nous eussions marche sur lui! Ce carre etait aussi quasi-materiellement ferme par les fosses, les grilles et _par nous-memes,_ que la "Chambre Jaune!" -- Alors, dites-nous donc, puisque l'homme est entre dans ce carre, dites-nous donc comment il se fait que vous ne l'ayez point trouve! ... Voila une demi-heure que je ne vous demande que cela! ..." Rouletabille ressortit une fois encore l'oignon qui garnissait la poche de son gilet; il y jeta un regard calme, et dit: "Monsieur le president, vous pouvez me demander cela encore pendant trois heures trente, je ne pourrai vous repondre sur ce point qu'a six heures et demie!" Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, ni desappointes. On commencait a avoir confiance en Rouletabille. "On lui faisait confiance." Et l'on s'amusait de cette pretention qu'il avait de fixer une heure au president comme il eut fixe un rendez-vous a un camarade. Quant au president, apres s'etre demande s'il devait se facher, il prit son parti de s'amuser de ce gamin comme tout le monde. Rouletabille degageait de la sympathie, et le president en etait deja tout impregne. Enfin, il avait si nettement defini le role de MmeMathieu dans l'affaire, et si bien explique chacun de ses gestes, "cette nuit-la", que M. De Rocoux se voyait oblige de le prendre presque au serieux. "Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, c'est comme vous voudrez! Mais que je ne vous revoie plus avant six heures et demie!" Rouletabille salua le president, et, dodelinant de sa grosse tete, se dirigea vers la porte des temoins. * Son regard me cherchait. Il ne me vit point. Alors, je me degageai tout doucement de la foule qui m'enserrait et je sortis de la salle d'audience, presque en meme temps que Rouletabille. Cet excellent ami m'accueillit avec effusion. Il etait heureux et loquace. Il me secouait les mains avec jubilation. Je lui dis: "Je ne vous demanderai point, mon cher ami, ce que vous etes alle faire en Amerique. Vous me repliqueriez sans doute, comme au president, que vous ne pouvez me repondre qu'a six heures et demie... -- Non, mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair! Je vais vous dire tout de suite ce que je suis alle faire en Amerique, parce que vous, vous etes un ami: je suis alle chercher _le nom de la seconde moitie de l'assassin!_ -- Vraiment, vraiment, le nom de la seconde moitie... -- Parfaitement. Quand nous avons quitte le Glandier pour la derniere fois, je connaissais les deux moities de l'assassin et le nom de l'une de ces moities. C'est le nom de l'autre moitie que je suis alle chercher en Amerique..." Nous entrions, a ce moment, dans la salle des temoins. Ils vinrent tous a Rouletabille avec force demonstrations. Le reporter fut tres aimable, si ce n'est avec Arthur Rance auquel il montra une froideur marquee. Frederic Larsan entrant alors dans la salle, Rouletabille alla a lui, lui administra une de ces poignees de main dont il avait le douloureux secret, et dont on revient avec les phalanges brisees. Pour lui montrer tant de sympathie, Rouletabille devait etre bien sur de l'avoir roule. Larsan souriait, sur de lui-meme et lui demandant, a son tour, ce qu'il etait alle faire en Amerique. Alors, Rouletabille, tres aimable, le prit par le bras et lui conta dix anecdotes de son voyage. A un moment, ils s'eloignerent, s'entretenant de choses plus serieuses, et, par discretion, je les quittai. Du reste, j'etais fort curieux de rentrer dans la salle d'audience ou l'interrogatoire des temoins continuait. Je retournai a ma place et je pus constater tout de suite que le public n'attachait qu'une importance relative a ce qui se passait alors, et qu'il attendait impatiemment six heures et demie. * Ces six heures et demie sonnerent et Joseph Rouletabille fut a nouveau introduit. Decrire l'emotion avec laquelle la foule le suivit des yeux a la barre serait impossible. On ne respirait plus. M. Robert Darzac s'etait leve a son banc. Il etait "pale comme un mort". Le president dit avec gravite: "Je ne vous fais pas preter serment, monsieur! Vous n'avez pas ete cite regulierement. Mais j'espere qu'il n'est pas besoin de vous expliquer toute l'importance des paroles que vous allez prononcer ici..." Et il ajouta, menacant: "Toute l'importance de ces paroles... _pour vous_, sinon pour les autres! ..." Rouletabille, nullement emu, le regardait. Il dit: "Oui, m'sieur! -- Voyons, fit le president. Nous parlions tout a l'heure de ce petit bout de cour qui avait servi de refuge a l'assassin, et vous nous promettiez de nous dire, a six heures et demie, comment l'assassin s'est enfui de ce bout de cour et aussi le nom de l'assassin. Il est six heures trente-cinq, monsieur Rouletabille, et nous ne savons encore rien! -- Voila, m'sieur! commenca mon ami au milieu d'un silence si solennel que je ne me rappelle pas en avoir "vu" de semblable, je vous ai dit que ce bout de cour etait ferme et qu'il etait impossible pour l'assassin de s'echapper de ce carre sans que ceux qui etaient a sa recherche s'en apercussent. C'est l'exacte verite. _Quand nous etions la, dans le carre de bout de cour, l'assassin s'y trouvait encore avec nous!_ -- Et vous ne l'avez pas vu! ... c'est bien ce que l'accusation pretend... -- Et nous l'avons tous vu! monsieur le president, s'ecria Rouletabille. -- Et vous ne l'avez pas arrete! ... -- Il n'y avait que moi qui sut qu'il etait l'assassin. Et j'avais besoin que l'assassin ne fut pas arrete tout de suite! Et puis, je n'avais d'autre preuve, a ce moment, que "ma raison"! Oui, seule, ma raison me prouvait que l'assassin etait la et que nous le voyions! J'ai pris mon temps pour apporter, aujourd'hui, en cour d'assises, _une preuve irrefutable, et qui, je m'y engage, contentera tout le monde._ -- Mais parlez! parlez, monsieur! Dites-nous quel est le nom de l'assassin, fit le president... -- Vous le trouverez parmi les noms de ceux qui etaient dans le bout de cour", repliqua Rouletabille, qui, lui, ne semblait pas presse... On commencait a s'impatienter dans la salle... "Le nom! Le nom! murmurait-on... Rouletabille, sur un ton qui meritait des gifles, dit: "Je laisse un peu trainer cette deposition, la mienne, m'sieur le president, parce que j'ai des raisons pour cela! ... -- Le nom! Le nom! repetait la foule. -- Silence!" glapit l'huissier. Le president dit: "Il faut tout de suite nous dire le nom, monsieur! ... Ceux qui se trouvaient dans le bout de cour etaient: le garde, mort. Est-ce lui, l'assassin? -- Non, m'sieur. -- Le pere Jacques? ... -- Non m'sieur. -- Le concierge, Bernier? -- Non, m'sieur... -- M. Sainclair? -- Non m'sieur... -- M. Arthur William Rance, alors? Il ne reste que M. Arthur Rance et vous! Vous n'etes pas l'assassin, non? -- Non, m'sieur! -- Alors, vous accusez M. Arthur Rance? --Non, m'sieur! -- Je ne comprends plus! ... Ou voulez-vous en venir? ... il n'y avait plus personne dans le bout de cour. -- Si, m'sieur! ... _il n'y avait personne dans le bout de cour, ni au-dessous, mais il y avait quelqu'un au-dessus, quelqu'un penche a sa fenetre, sur le bout de cour..._ -- Frederic Larsan! s'ecria le president. -- Frederic Larsan!" repondit d'une voix eclatante Rouletabille. Et, se retournant vers le public qui faisait entendre deja des protestations, il lui lanca ces mots avec une force dont je ne le croyais pas capable: "Frederic Larsan, l'assassin!" Une clameur ou s'exprimaient l'ahurissement, la consternation, l'indignation, l'incredulite, et, chez certains, l'enthousiasme pour le petit bonhomme assez audacieux pour oser une pareille accusation, remplit la salle. Le president n'essaya meme pas de la calmer; quand elle fut tombee d'elle-meme, sous les chut! energiques de ceux qui voulaient tout de suite en savoir davantage, on entendit distinctement Robert Darzac, qui, se laissant retomber sur son banc, disait: "C'est impossible! Il est fou! ..." Le president: "Vous osez, monsieur, accuser Frederic Larsan! Voyez l'effet d'une pareille accusation... M. Robert Darzac lui-meme vous traite de fou! ... Si vous ne l'etes pas, vous devez avoir des preuves... -- Des preuves, m'sieur! Vous voulez des preuves! Ah! je vais vous en donner une, de preuve... fit la voix aigue de Rouletabille... Qu'on fasse venir Frederic Larsan! ..." Le president: "Huissier, appelez Frederic Larsan." L'huissier courut a la petite porte, l'ouvrit, disparut... La petite porte etait restee ouverte... Tous les yeux etaient sur cette petite porte. L'huissier reapparut. Il s'avanca au milieu du pretoire et dit: "Monsieur le president, Frederic Larsan n'est pas la. Il est parti vers quatre heures et on ne l'a plus revu." Rouletabille clama, triomphant: "Ma preuve, la voila! -- Expliquez-vous... Quelle preuve? demanda le president. -- Ma preuve irrefutable, fit le jeune reporter, ne voyez-vous pas que c'est la fuite de Larsan. Je vous jure qu'il ne reviendra pas, allez! ... vous ne reverrez plus Frederic Larsan..." Rumeurs au fond de la salle. "Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi, monsieur, n'avez-vous pas profite de ce que Larsan etait avec vous, a cette barre, pour l'accuser en face? Au moins, il aurait pu vous repondre! ... -- Quelle reponse eut ete plus complete que celle-ci, monsieur le president? ... _il ne me repond pas! Il ne me repondra jamais!_ J'accuse Larsan d'etre _l'assassin et il se sauve!_ Vous trouvez que ce n'est pas une reponse, ca! ... -- Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point que Larsan, comme vous dites,"se soit sauve"... Comment se serait-il sauve? Il ne savait pas que vous alliez l'accuser? -- Si, m'sieur, il le savait, puisque je le lui ai appris moi- meme, tout a l'heure... -- Vous avez fait cela! ... Vous croyez que Larsan est l'assassin et vous lui donnez les moyens de fuir! ... -- Oui, m'sieur le president, j'ai fait cela, repliqua Rouletabille avec orgueil... Je ne suis pas de la "justice", moi; je ne suis pas de la "police", moi; je suis un humble journaliste, et mon metier n'est point de faire arreter les gens! Je sers la verite comme je veux... c'est mon affaire... Preservez, vous autres, la societe, comme vous pouvez, c'est la votre... Mais ce n'est pas moi qui apporterai une tete au bourreau! ... Si vous etes juste, monsieur le president -- et vous l'etes -- vous trouverez que j'ai raison! ... Ne vous ai-je pas dit, tout a l'heure, "que vous comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de l'assassin avant six heures et demie". J'avais calcule que ce temps etait necessaire pour avertir Frederic Larsan, lui permettre de prendre le train de 4 heures 17, pour Paris, ou il saurait se mettre en surete... Une heure pour arriver a Paris, une heure et quart pour qu'il put faire disparaitre toute trace de son passage... Cela nous amenait a six heures et demie... Vous ne retrouverez pas Frederic Larsan, declara Rouletabille en fixant M. Robert Darzac... il est trop malin... _C'est un homme qui vous a toujours echappe..._ et que vous avez longtemps et vainement poursuivi... S'il est moins fort que moi, ajouta Rouletabille, en riant de bon coeur et en riant tout seul, car personne n'avait plus envie de rire... il est plus fort que toutes les polices de la terre. Cet homme, qui, depuis quatre ans, s'est introduit a la Surete, et y est devenu celebre sous le nom de Frederic Larsan, est autrement celebre sous un autre nom que vous connaissez bien. Frederic Larsan, m'sieur le president, _c'est Ballmeyer!_ -- Ballmeyer! s'ecria le president. -- Ballmeyer! fit Robert Darzac, en se soulevant... Ballmeyer! ... C'etait donc vrai! -- Ah! ah! m'sieur Darzac, vous ne croyez plus que je suis fou, maintenant! ..." Ballmeyer! Ballmeyer! Ballmeyer! On n'entendait plus que ce nom dans la salle. Le president suspendit l'audience. * Vous pensez si cette suspension d'audience fut mouvementee. Le public avait de quoi s'occuper. Ballmeyer! On trouvait, decidement, le gamin "epatant"! Ballmeyer! Mais le bruit de sa mort avait couru, il y avait, de cela, quelques semaines. Ballmeyer avait donc echappe a la mort comme, toute sa vie, il avait echappe aux gendarmes. Est-il necessaire que je rappelle ici les hauts faits de Ballmeyer? Ils ont, pendant vingt ans, defraye la chronique judiciaire et la rubrique des faits divers; et, si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublier l'affaire de la "Chambre Jaune", ce nom de Ballmeyer n'est certainement pas sorti de leur memoire. Ballmeyer fut le type meme de l'escroc du grand monde; il n'etait point de gentleman plus gentleman que lui; il n'etait point de prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui; il n'etait point d'"apache", comme on dit aujourd'hui, plus audacieux et plus terrible que lui. Recu dans la meilleure societe, inscrit dans les cercles les plus fermes, il avait vole l'honneur des familles et l'argent des pontes avec une maestria qui ne fut jamais depassee. Dans certaines occasions difficiles, il n'avait pas hesite a faire le coup de couteau ou le coup de l'os de mouton. Du reste, il n'hesitait jamais, et aucune entreprise n'etait au-dessus de ses forces. Etant tombe une fois entre les mains de la justice, il s'echappa, le matin de son proces, en jetant du poivre dans les yeux des gardes qui le conduisaient a la cour d'assises. On sut plus tard que, le jour de sa fuite, pendant que les plus fins limiers de la Surete etaient a ses trousses, il assistait, tranquillement, nullement maquille, a une "premiere"du Theatre-Francais. Il avait ensuite quitte la France pour travailler en Amerique, et la police de l'etat d'Ohio avait, un beau jour, mis la main sur l'exceptionnel bandit; mais, le lendemain, il s'echappait encore... Ballmeyer, il faudrait un volume pour parler ici de Ballmeyer, et c'est cet homme qui etait devenu Frederic Larsan! ... Et c'est ce petit gamin de Rouletabille qui avait decouvert cela! ... Et c'est lui aussi, ce moutard, qui, connaissant le passe d'un Ballmeyer, lui permettait, une fois de plus, de faire la nique a la societe, en lui fournissant le moyen de s'echapper! A ce dernier point de vue, je ne pouvais qu'admirer Rouletabille, car je savais que son dessein etait de servir jusqu'au bout M. Robert Darzac et Mlle Stangerson en les debarrassant du bandit _sans qu'il parlat._ On n'etait pas encore remis d'une pareille revelation, et j'entendais deja les plus presses s'ecrier: "En admettant que l'assassin soit Frederic Larsan, cela ne nous explique pas comment il est sorti de la Chambre Jaune! ..." quand l'audience fut reprise. * Rouletabille fut appele immediatement a la barre et soninterrogatoire, car il s'agissait la plutot d'un interrogatoire que d'unedeposition, reprit. Le president: "Vous nous avez dit tout a l'heure, monsieur, qu'il etait impossible de s'enfuir du bout de cour. J'admets, avec vous, je veux bien admettre que, puisque Frederic Larsan se trouvait penche a sa fenetre, au-dessus de vous, il fut encore dans ce bout de cour; mais, pour se trouver a sa fenetre, il lui avait fallu quitter ce bout de cour. Il s'etait donc enfui! Et comment?" Rouletabille: "J'ai dit qu'il n'avait pu s'enfuir "normalement..." Il s'est donc enfui "anormalement"! Car le bout de cour, je l'ai dit aussi, n'etait que "quasi" ferme tandis que la "Chambre Jaune" l'etait tout a fait. On pouvait grimper au mur, chose impossible dans la "Chambre Jaune", se jeter sur la terrasse et de la, pendant que nous etions penches sur le cadavre du garde, penetrer de la terrasse dans la galerie par la fenetre qui donne juste au-dessus. Larsan n'avait plus qu'un pas a faire pour etre dans sa chambre, ouvrir sa fenetre et nous parler. Ceci n'etait qu'un jeu d'enfant pour un acrobate de la force de Ballmeyer. Et, monsieur le president, voici la preuve de ce que j'avance." Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston, un petit paquet qu'il ouvrit, et dont il tira une cheville. "Tenez, monsieur le president, voici une cheville qui s'adapte parfaitement dans un trou que l'on trouve encore dans le"corbeau" de droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan, qui prevoyait tout et qui songeait a tous les moyens de fuite autour de sa chambre -- chose necessaire quand on joue son jeu -- avait enfonce prealablement cette cheville dans ce "corbeau". Un pied sur la borne qui est au coin du chateau, un autre pied sur la cheville, une main a la corniche de la porte du garde, l'autre main a la terrasse, et Frederic Larsan disparait dans les airs... d'autant mieux qu'il est fort ingambe et que, ce soir-la, il n'etait nullement endormi par un narcotique, comme il avait voulu nous le faire croire. Nous avions dine avec lui, monsieur le president, et, au dessert, il nous joua le coup du monsieur qui tombe de sommeil, car il avait besoin d'etre, lui aussi, endormi, pour que, le lendemain, on ne s'etonnat point que moi, Joseph Rouletabille, j'aie ete victime d'un narcotique en dinant avec Larsan. Du moment que nous avions subi le meme sort, les soupcons ne l'atteignaient point et s'egaraient ailleurs. Car, moi, monsieur le president, moi, j'ai ete bel et bien endormi, et par Larsan lui-meme, et comment! ... Si je n'avais pas ete dans ce triste etat, jamais Larsan ne se serait introduit dans la chambre de Mlle Stangerson ce soir-la, et le malheur ne serait pas arrive! ..." On entendit un gemissement. C'etait M. Darzac qui n'avait pu retenir sa douloureuse plainte... "Vous comprenez, ajouta Rouletabille, que, couchant a cote de lui, je genais particulierement Larsan, cette nuit-la, car il savait ou du moins il pouvait se douter "que, cette nuit-la, je veillais"! Naturellement il ne pouvait pas croire une seconde que je le soupconnais, lui! Mais je pouvais le decouvrir au moment ou il sortait de sa chambre pour se rendre dans celle de Mlle Stangerson. Il attendit, cette nuit-la, pour penetrer chez Mlle Stangerson, que je fusse endormi et que mon ami Sainclair fut occupe dans ma propre chambre a me reveiller. Dix minutes plus tard Mlle Stangerson criait a la mort! -- Comment etiez-vous arrive a soupconner, alors, Frederic Larsan? demanda le president. -- "Le bon bout de ma raison" me l'avait indique, m'sieur le president; aussi j'avais l'oeil sur lui; mais c'est un homme terriblement fort, et je n'avais pas prevu le coup du narcotique. Oui, oui, le bon bout de ma raison me l'avait montre! Mais il me fallait une preuve palpable; comme qui dirait: "Le voir au bout de mes yeux apres l'avoir vu au bout de ma raison!" -- Qu'est-ce que vous entendez par "le bon bout de votre raison"? -- Eh! m'sieur le president, la raison a deux bouts: le bon et le mauvais. Il n'y en a qu'un sur lequel vous puissiez vous appuyer avec solidite: c'est le bon! On le reconnait a ce que rien ne peut le faire craquer, ce bout-la, quoi que vous fassiez! quoi que vous disiez! Au lendemain de la "galerie inexplicable", alors que j'etais comme le dernier des derniers des miserables hommes qui ne savent point se servir de leur raison parce qu'ils ne savent par ou la prendre, que j'etais courbe sur la terre et sur les fallacieuses traces sensibles, je me suis releve soudain, en m'appuyant sur le bon bout de ma raison et je suis monte dans la galerie. "La, je me suis rendu compte que l'assassin que nous avions poursuivi n'avait pu, cette fois, "ni normalement, ni anormalement" quitter la galerie. Alors, avec le bon bout de ma raison, j'ai trace un cercle dans lequel j'ai enferme le probleme, et autour du cercle, j'ai depose mentalement ces lettres flamboyantes: "Puisque l'assassin ne peut etre en dehors du cercle, _il est dedans!"_ Qui vois-je donc, dans ce cercle? Le bon bout de ma raison me montre, outre l'assassin qui doit necessairement s'y trouver: le pere Jacques, M. Stangerson, Frederic Larsan et moi! Cela devait donc faire, avec l'assassin, cinq personnages. Or, quand je cherche dans le cercle, ou si vous preferez, dans la galerie, pour parler "materiellement", je ne trouve que quatre personnages. Et il est demontre que le cinquieme n'a pu s'enfuir, n'a pu sortir du cercle! _Donc, j'ai, dans le cercle, un personnage qui est deux, c'est-a-dire qui est, outre son personnage, le personnage de l'assassin! ... _Pourquoi ne m'en etais-je pas apercu deja? Tout simplement parce que le phenomene du doublement du personnage ne s'etait pas passe sous mes yeux. Avec qui, des quatre personnes enfermees dans le cercle, l'assassin a-t-il pu se doubler sans que je l'apercoive? Certainement pas avec les personnes qui me sont apparues a un moment, _dedoublees de l'assassin_. Ainsi ai-je vu, _en meme temps_, dans la galerie, M. Stangerson et l'assassin, le pere Jacques et l'assassin, moi et l'assassin._ _L'assassin ne saurait donc etre ni M. Stangerson, ni le pere Jacques, ni moi! Et puis, si c'etait moi l'assassin, je le saurais bien, n'est-ce pas, m'sieur le president? ... Avais-je vu, en meme temps, Frederic Larsan et l'assassin? Non! ..._ _Non! Il s'etait passe _deux secondes_ pendant lesquelles j'avais perdu de vue l'assassin, car celui-ci etait arrive, comme je l'ai du reste note dans mes papiers, _deux secondes_ avant M. Stangerson, le pere Jacques et moi, au carrefour des deux galeries. Cela avait suffi a Larsan pour enfiler la galerie tournante, enlever sa fausse barbe d'un tour de main, se retourner et se heurter a nous, comme s'il poursuivait l'assassin! ..._ _Ballmeyer en a fait bien d'autres! et vous pensez bien que ce n'etait qu'un jeu pour lui de se grimer de telle sorte qu'il apparut tantot avec sa barbe rouge a Mlle Stangerson, tantot a un employe de poste avec un collier de barbe chatain qui le faisait ressembler a M. Darzac, dont il avait jure la perte! Oui, le bon bout de ma raison me rapprochait ces deux personnages, ou plutot ces deux moities de personnage que je n'avais pas vues _en meme temps:_ Frederic Larsan et l'inconnu que je poursuivais... pour en faire l'etre mysterieux et formidable que je cherchais:_ "_l'assassin". "Cette revelation me bouleversa. J'essayai de me ressaisir en m'occupant un peu des traces sensibles, des signes exterieurs qui m'avaient, jusqu'alors, egare, et qu'il fallait, normalement, "faire entrer dans le cercle trace par le bon bout de ma raison!" "Quels etaient, tout d'abord, les principaux signes exterieurs, cette nuit-la, qui m'avaient eloigne de l'idee d'un Frederic Larsan assassin: "1 deg. J'avais vu l'inconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, et, courant a la chambre de Frederic Larsan, j'y avais trouve Frederic Larsan, bouffi de sommeil. "2 deg. L'echelle; "3 deg. J'avais place Frederic Larsan au bout de la galerie tournante en lui disant que j'allais sauter dans la chambre de Mlle Stangerson pour essayer de prendre l'assassin. Or, j'etais retourne dans la chambre de Mlle Stangerson ou j'avais retrouve mon inconnu. "Le premier signe exterieur ne m'embarrassa guere. Il est probable que, lorsque je descendis de mon echelle, apres avoir vu l'inconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, celui-ci avait deja fini ce qu'il avait a y faire. Alors, pendant que je rentrais dans le chateau, il rentrait, lui, dans la chambre de Frederic Larsan, se deshabillait en deux temps, trois mouvements, et, quand je venais frapper a sa porte, montrait un visage de Frederic Larsan ensommeille a plaisir... "Le second signe: l'echelle, ne m'embarrassa pas davantage. Il etait evident que, si l'assassin etait Larsan, il n'avait pas besoin d'echelle pour s'introduire dans le chateau, puisque Larsan couchait a cote de moi; mais cette echelle devait faire croire a la venue de l'assassin, "de l'exterieur", chose necessaire au systeme de Larsan puisque, cette nuit-la, M. Darzac n'etait pas au chateau. Enfin, cette echelle, en tout etat de cause, pouvait faciliter la fuite de Larsan. "Mais le troisieme signe exterieur me deroutait tout a fait. Ayant place Larsan au bout de la galerie tournante, je ne pouvais expliquer qu'il eut profite du moment ou j'allais dans l'aile gauche du chateau trouver M. Stangerson et le pere Jacques, _pour_ _retourner dans la chambre de Mlle Stangerson!_ C'etait la un geste bien dangereux! Il risquait de se faire prendre... Et il le savait! ... Et il a failli se faire prendre... n'ayant pas eu le temps de regagner son poste, comme il l'avait certainement espere... Il fallait qu'il eut, pour retourner dans la chambre, une raison bien necessairequi lui fut apparue tout a coup, apres mon depart, car il n'aurait pas sans cela prete son revolver! Quant a moi, quand "j'envoyai" le pere Jacques au bout de la galerie droite, je croyais naturellement que Larsan etait toujours a son poste au bout de la galerie tournante et le pere Jacques lui-meme, a qui, du reste, je n'avais point donne de details, en se rendant a son poste, ne regarda pas, lorsqu'il passa a l'intersection des deux galeries, si Larsan etait au sien. Le pere Jacques ne songeait alors qu'a executer mes ordres rapidement. Quelle etait donc cette raison imprevue qui avait pu conduire Larsan une seconde fois dans la chambre? Quelle etait-elle? ... Je pensai que ce ne pouvait etre qu'une marque sensible de son passage qui le denoncait! Il avait oublie quelque chose de tres important dans la chambre! Quoi? ... Avait-il retrouve cette chose? ... Je me rappelai la bougie sur le parquet et l'homme courbe... Je priai MmeBernier, qui faisait la chambre, de chercher... et elle trouva un binocle... Ce binocle, m'sieur le president!" Et Rouletabille sortit de son petit paquet le binocle que nous connaissons deja... "Quand je vis ce binocle, je fus epouvante... Je n'avais jamais vu de binocle a Larsan... S'il n'en mettait pas, c'est donc qu'il n'en avait pas besoin... Il en avait moins besoin encore alors dans un moment ou la liberte de ses mouvements lui etait chose si precieuse... Que signifiait ce binocle? ... Il n'entrait point dans mon cercle. _A moins qu'il ne fut celui d'un presbyte,_ m'exclamai-je, tout a coup! ... En effet, je n'avais jamais vu ecrire Larsan, je ne l'avais jamais vu lire. Il "pouvait" donc etre presbyte! On savait certainement a la Surete qu'il etait presbyte, "s'il l'etait..." on connaissait sans doute son binocle... Le binocle du "presbyte Larsan" trouve dans la chambre de Mlle Stangerson, apres le mystere de la galerie inexplicable, cela devenait terrible pour Larsan! Ainsi s'expliquait le retour de Larsan dans la chambre! ... Et, en effet, Larsan-Ballmeyer est bien presbyte, et ce binocle, que l'on reconnaitra "peut-etre" a la Surete, est bien le sien... "Vous voyez, monsieur, quel est mon systeme, continua Rouletabille; je ne demande pas aux signes exterieurs de m'apprendre la verite; je leur demande simplement de ne pas aller contre la verite que m'a designee le bon bout de ma raison! ... "Pour etre tout a fait sur de la verite sur Larsan, car Larsan assassin etait une exception qui meritait que l'on s'entourat de quelque garantie, j'eus le tort de vouloir voir sa "figure". J'en ai ete bien puni! Je crois que c'est le bon bout de ma raison qui s'est venge de ce que, depuis la galerie inexplicable, je ne me sois pas appuye solidement, definitivement et en toute confiance, sur lui... negligeant magnifiquement de trouver d'autres preuves de la culpabilite de Larsan que celle de ma raison! Alors, Mlle Stangerson a ete frappee..." Rouletabille s'arreta... se mouche... vivement emu. * "Mais qu'est-ce que Larsan, demanda le president, venait faire dans cette chambre? Pourquoi a-t-il tente d'assassiner a deux reprises Mlle Stangerson? -- Parce qu'il l'adorait, m'sieur le president... -- Voila evidemment une raison... -- Oui, m'sieur, une raison peremptoire. Il etait amoureux fou... et a cause de cela, et de bien d'autres choses aussi, capable de tous les crimes. -- Mlle Stangerson le savait? -- Oui, m'sieur, mais elle ignorait, naturellement, que l'individu qui la poursuivait ainsi fut Frederic Larsan... sans quoi Frederic Larsan ne serait pas venu s'installer au chateau, et n'aurait pas, la nuit de la galerie inexplicable, penetre avec nous aupres de Mlle Stangerson, "apres l'affaire". J'ai remarque du reste qu'il s'etait tenu dans l'ombre et qu'il avait continuellement la face baissee... ses yeux devaient chercher le binocle perdu... Mlle Stangerson a eu a subir les poursuites et les attaques de Larsan sous un nom et sous un deguisement que nous ignorions mais qu'elle pouvait connaitre deja. -- Et vous, monsieur Darzac! demanda le president... vous avez peut-etre, a ce propos, recu les confidences de Mlle Stangerson... Comment se fait-il que Mlle Stangerson n'ait parle de cela a personne? ... Cela aurait pu mettre la justice sur les traces de l'assassin... et si vous etes innocent, vous aurait epargne la douleur d'etre accuse! -- Mlle Stangerson ne m'a rien dit, fit M. Darzac. -- Ce que dit le jeune homme vous parait-il possible?" demanda encore le president. Imperturbablement, M. Robert Darzac repondit: "Mlle Stangerson ne m'a rien dit... -- Comment expliquez-vous que, la nuit de l'assassinat du garde, reprit le president, en se tournant vers Rouletabille, l'assassin ait rapporte les papiers voles a M. Stangerson? ... Comment expliquez-vous que l'assassin se soit introduit dans la chambre fermee de Mlle Stangerson? -- Oh! quant a cette derniere question, il est facile, je crois, d'y repondre. Un homme comme Larsan-Ballmeyer devait se procurer ou faire faire facilement les clefs qui lui etaient necessaires... Quant au vol des documents, "je crois" que Larsan n'y avait pas d'abord songe. Espionnant partout Mlle Stangerson, bien decide a empecher son mariage avec M. Robert Darzac, il suit un jour Mlle Stangerson et M. Robert Darzac dans les grands magasins de la Louve, s'empare du reticule de Mlle Stangerson, que celle-ci perd ou se laisse prendre. Dans ce reticule, il y a une clef a tete de cuivre. Il ne sait pas l'importance qu'a cette clef. Elle lui est revelee par la note que fait paraitre Mlle Stangerson dans les journaux. Il ecrit a Mlle Stangerson poste restante, comme la note l'en prie. Il demande sans doute un rendez-vous en faisant savoir que celui qui a le reticule et la clef est celui qui la poursuit, depuis quelque temps, de son amour. Il ne recoit pas de reponse. Il va constater au bureau 40 que la lettre n'est plus la. Il y va, ayant pris deja l'allure et autant que possible l'habit de M. Darzac, car, decide a tout pour avoir Mlle Stangerson, il a tout prepare, pour que, _quoi qu'il arrive, M. Darzac, aime de Mlle Stangerson, M. Darzac qu'il deteste et dont il veut la perte, passe pour le coupable._ "Je dis: quoi qu'il arrive, mais je pense que Larsan ne pensait pas encore qu'il en serait reduit a l'assassinat. Dans tous les cas, ses precautions sont prises pour compromettre Mlle Stangerson sous le deguisement Darzac. Larsan a, du reste, a peu pres la taille de Darzac et quasi le meme pied. Il ne lui serait pas difficile, s'il est necessaire, apres avoir dessine l'empreinte du pied de M. Darzac, de se faire faire, sur ce dessin, des chaussures qu'il chaussera. Ce sont la trucs enfantins pour Larsan-Ballmeyer. "Donc, pas de reponse a sa lettre, pas de rendez-vous, et il a toujours la petite clef precieuse dans sa poche. Eh bien, puisque Mlle Stangerson ne vient pas a lui, il ira a elle! Depuis longtemps son plan est fait. Il s'est documente sur le Glandier et sur le pavillon. Un apres-midi, alors que M. et Mlle Stangerson viennent de sortir pour la promenade et que le pere Jacques lui- meme est parti, il s'introduit dans le pavillon par la fenetre du vestibule. Il est seul, pour le moment, il a des loisirs... il regarde les meubles... l'un d'eux, fort curieux, et ressemblant a un coffre-fort, a une toute petite serrure... Tiens! Tiens! Cela l'interesse... Comme il a sur lui la petite clef de cuivre... il y pense... liaison d'idees. Il essaye la clef dans la serrure; la porte s'ouvre... Des papiers! Il faut que ces papiers soient bien precieux pour qu'on les ait enfermes dans un meuble aussi particulier... pour qu'on tienne tant a la clef qui ouvre ce meuble... Eh! Eh! cela peut toujours servir... a un petit chantage... cela l'aidera peut-etre dans ses desseins amoureux... Vite, il fait un paquet de ces paperasses et va le deposer dans le lavatory du vestibule. Entre l'expedition du pavillon et la nuit de l'assassinat du garde, Larsan a eu le temps de voir ce qu'etaient ces papiers. Qu'en ferait-il? Ils sont plutot compromettants... Cette nuit-la, il les rapporta au chateau... Peut-etre a-t-il espere du retour de ces papiers, qui representaient vingt ans de travaux, une reconnaissance quelconque de Mlle Stangerson... Tout est possible, dans un cerveau comme celui-la! ... Enfin, quelle qu'en soit la raison, il a rapporte les papiers _et il en etait bien debarrasse!_ Rouletabille toussa et je compris ce que signifiait cette toux. Il etait evidemment embarrasse, a ce point de ses explications, par la volonte qu'il avait de ne point donner le veritable motif de l'attitude effroyable de Larsan vis-a-vis de Mlle Stangerson. Son raisonnement etait trop incomplet pour satisfaire tout le monde, et le president lui en eut certainement fait l'observation, si, malin comme un singe, Rouletabille ne s'etait ecrie: "Maintenant, nous arrivons a l'explication du mystere de la Chambre Jaune!" * Il y eut, dans la salle, des remuements de chaises, de legeres bousculades, des "chut!" energiques. La curiosite etait poussee a son comble. "Mais, fit le president, il me semble, d'apres votre hypothese, monsieur Rouletabille, que le mystere de la "Chambre Jaune" est tout explique. Et c'est Frederic Larsan qui nous l'a explique lui- meme en se contentant de tromper sur le personnage, en mettant M. Robert Darzac a sa propre place. Il est evident que la porte de la "Chambre Jaune" s'est ouverte quand M. Stangerson etait seul, et que le professeur a laisse passer l'homme qui sortait de la chambre de sa fille, sans l'arreter, peut-etre meme _sur la priere de_ _sa fille_, pour eviter tout scandale! ... -- Non, m'sieur le president, protesta avec force le jeune homme. Vous oubliez que Mlle Stangerson, assommee, ne pouvait plus faire de priere, qu'elle ne pouvait plus refermer sur elle ni le verrou ni la serrure... Vous oubliez aussi que M. Stangerson a jure sur la tete de sa fille a l'agonie _que la porte ne s'etait pas ouverte!_ -- C'est pourtant, monsieur, la seule facon d'expliquer les choses! _La Chambre Jaune__ etait close comme un coffre-fort._ Pour me servir de vos expressions, il etait impossible a l'assassin de s'en echapper "normalement ou anormalement". Quand on penetre dans la chambre, on ne le trouve pas! Il faut bien pourtant qu'il s'echappe! ... -- C'est tout a fait inutile, m'sieur le president... -- Comment cela? -- Il n'avait pas besoin de s'echapper, _s'il n'y etait pas!"_ Rumeurs dans la salle... "Comment, il n'y etait pas? -- Evidemment non! _Puisqu'il ne pouvait pas y etre, c'est qu'il_ _n'y etait pas!_ Il faut toujours, m'sieur l'president, s'appuyer sur le bon bout de sa raison! -- Mais toutes les traces de son passage! protesta le president. -- Ca, m'sieur le president, c'est le mauvais bout de la raison! ... Le bon bout nous indique ceci: depuis le moment ou Mlle Stangerson s'est enfermee dans sa chambre jusqu'au moment ou l'on a defonce la porte, il est impossible que l'assassin se soit echappe de cette chambre; et, comme on ne l'y trouve pas, c'est que, depuis le moment de la fermeture de la porte jusqu'au moment ou on la defonce, _l'assassin n'etait pas dans la chambre!_ -- Mais les traces? -- Eh! m'sieur le president... Ca, c'est les marques sensibles, encore une fois... les marques sensibles avec lesquelles on commet tant d'erreurs judiciaires _parce qu'elles vous font dire ce_ _qu'elles veulent!_ Il ne faut point, je vous le repete, s'en servir pour raisonner! Il faut raisonner d'abord! Et voir ensuite si les marques sensibles peuvent entrer dans le cercle de votre raisonnement... J'ai un tout petit cercle de verite incontestable: _l'assassin n'etait point dans la Chambre Jaune!_ Pourquoi a-t-on cru qu'il y etait? A cause des marques de son passage! Mais il peut etre passe _avant!_ Que dis-je: il "doit" etre passe avant. La raison me dit qu'il faut qu'il soit passe la, _avant_! Examinons les marques et ce que nous savons de l'affaire, et voyons si ces marques vont a l'encontre de ce _passage avant... avant que Mlle Stangerson s'enferme dans sa chambre, devant son pere et le pere Jacques!_ "Apres la publication de l'article du _Matin_ et une conversation que j'eus dans le trajet de Paris a Epinay-sur-Orge avec le juge d'instruction, la preuve me parut faite que la "Chambre Jaune" etait mathematiquement close et que, par consequent, l'assassin en avait disparu avant l'entree de Mlle Stangerson dans sa chambre, a minuit. "Les marques exterieures se trouvaient alors etre terriblement "contre ma raison". Mlle Stangerson ne s'etait pas assassinee toute seule, et ces marques attestaient qu'il n'y avait pas eu suicide. L'assassin etait donc venu _avant!_ Mais comment Mlle Stangerson n'avait-elle ete assassinee qu'apres? ou plutot "ne paraissait-elle" avoir ete assassinee qu'apres? Il me fallait naturellement reconstituer l'affaire en deux phases, deux phases bien distinctes l'une de l'autre de quelques heures: la premiere phase pendant laquelle on avait reellement tente d'assassiner Mlle Stangerson, tentative qu'elle avait dissimulee; la seconde phase pendant laquelle, a la suite d'un cauchemar qu'elle avait eu, ceux qui etaient dans le laboratoire avaient cru qu'on l'assassinait! "Je n'avais pas encore, alors, penetre dans la "Chambre Jaune". Quelles etaient les blessures de Mlle Stangerson? Des marques de strangulation et un coup formidable a la tempe... Les marques de strangulation ne me genaient pas. Elles pouvaient avoir ete faites "avant" et Mlle Stangerson les avait dissimulees sous une collerette, un boa, n'importe quoi! Car, du moment que je creais, que j'etais oblige de diviser l'affaire en deux phases, j'etais accule a la necessite de me dire que _Mlle Stangerson avait_ _cache tous les evenements de la premiere phase;_ elle avait des raisons, sans doute, assez puissantes pour cela, puisqu'elle n'avait rien dit a son pere et qu'elle dut raconter naturellement au juge d'instruction l'agression de l'assassin _dont elle ne pouvait nier le_ _passage,_ comme si cette agression avait eu lieu la nuit, pendant la seconde phase! Elle y etait forcee, sans quoi son pere lui eut dit: "Que nous as-tu cache la? Que signifie "ton silence apres une pareille agression"?" "Elle avait donc dissimule les marques de la main de l'homme a son cou. Mais il y avait le coup formidable de la tempe! Ca, je ne le comprenais pas! Surtout quand j'appris que l'on avait trouve dans la chambre un os de mouton, arme du crime... Elle ne pouvait avoir dissimule qu'on l'avait assommee, et cependant cette blessure apparaissait evidemment comme ayant du etre faite pendant la premiere phase puisqu'elle necessitait la presence de l'assassin! J'imaginai que cette blessure etait beaucoup moins forte qu'on ne le disait -- en quoi j'avais tort -- et je pensai que Mlle Stangerson avait cache la blessure de la tempe _sous une coiffure en bandeaux!_ "Quant a la marque, sur le mur, de la main de l'assassin blessee par le revolver de Mlle Stangerson, cette marque avait ete faite evidemment "avant" et l'assassin avait ete necessairement blesse pendant la premiere phase, c'est-a-dire _pendant qu'il etait_ _la!_ Toutes les traces du passage de l'assassin avaient ete naturellement laissees pendant la premiere phase: L'os de mouton, les pas noirs, le beret, le mouchoir, le sang sur le mur, sur la porte et par terre... De toute evidence, si ces traces etaient encore la, c'est que Mlle Stangerson, qui desirait qu'on ne sut rien et qui agissait pour qu'on ne sut rien de cette affaire, n'avait pas encore eu le temps de les faire disparaitre! Ce qui me conduisait a chercher la premiere phase de l'affaire dans _un temps tres_ _rapproche de la seconde._ Si, apres la premiere phase, c'est-a-dire apres que l'assassin se fut echappe, apres qu'elle-meme eut en hate regagne le laboratoire ou son pere la retrouvait, travaillant, -- si elle avait pu penetrer a nouveau un instant dans la chambre, elle aurait au moins fait disparaitre, tout de suite, l'os de mouton, le beret et le mouchoir qui trainaient par terre. Mais elle ne le tenta pas, son pere ne l'ayant pas quittee. Apres, donc, cette premiere phase, elle n'est entree dans sa chambre qu'a minuit. Quelqu'un y etait entre a dix heures: le pere Jacques, qui fit sa besogne de tous les soirs, ferma les volets et alluma la veilleuse. Dans son aneantissement sur le bureau du laboratoire ou elle feignait de travailler, Mlle Stangerson avait sans doute oublie que le pere Jacques allait entrer dans sa chambre! Aussi elle a un mouvement: elle prie le pere Jacques de ne pas se deranger! De ne pas penetrer dans la chambre! Ceci est en toutes lettres dans l'article du _Matin_. Le pere Jacques entre tout de meme et ne s'apercoit de rien, tant la "Chambre Jaune" est obscure! ... Mlle Stangerson a du vivre la deux minutes affreuses! Cependant, je crois qu'elle ignorait qu'il y avait tant de marques du passage de l'assassin dans sa chambre! Elle n'avait sans doute, apres la premiere phase, eu le temps que de dissimuler les traces des doigts de l'homme a son cou et de sortir de sa chambre! ... Si elle avait su que l'os, le beret et le mouchoir fussent sur le parquet, elle les aurait egalement ramasses quand elle est rentree a minuit dans sa chambre... Elle ne les a pas vus, elle s'est deshabillee a la clarte douteuse de la veilleuse... Elle s'est couchee, brisee par tant d'emotions, et par la terreur, la terreur qui ne l'avait fait regagner cette chambre que le plus tard possible... "Ainsi etais-je _oblige_ d'arriver de la sorte a la seconde phase du drame, _avec Mlle Stangerson seule dans la chambre, du moment qu'on n'avait pas trouve l'assassin dans la chambre..._ Ainsi devais-je naturellement faire entrer dans le cercle de mon raisonnement les marques exterieures. "Mais il y avait d'autres marques exterieures a expliquer. Des coups de revolver avaient ete tires, pendant la seconde phase. Des cris: "Au secours! A l'assassin!" avaient ete proferes! ... Que pouvait me designer, en une telle occurrence, le bon bout de ma raison? Quant aux cris, d'abord: du moment ou il n'y a pas d'assassin dans la chambre, _il y avait forcement cauchemar dans la chambre!_ "On entend un grand bruit de meubles renverses. J'imagine... je suis oblige d'imaginer ceci: Mlle Stangerson s'est endormie, hantee par l'abominable scene de l'apres-midi... elle reve... le cauchemar precise ses images rouges... elle revoit l'assassin qui se precipite sur elle, elle crie: "A l'assassin! Au secours!" et son geste desordonne va chercher le revolver qu'elle a pose, avant de se coucher, sur sa table de nuit. Mais cette main heurte la table de nuit avec une telle force qu'elle la renverse. Le revolver roule par terre, un coup part et va se loger dans le plafond... Cette balle dans le plafond me parut, des l'abord, devoir etre la balle de l'accident... Elle revelait la possibilite de l'accident et arrivait si bien avec mon hypothese de cauchemar qu'elle fut une des raisons pour lesquelles je commencai a ne plus douter que le crime avait eu lieu _avant,_ et que Mlle Stangerson, douee d'un caractere d'une energie peu commune, l'avait cache... Cauchemar, coup de revolver... Mlle Stangerson, dans un etat moral affreux, est reveillee; elle essaye de se lever; elle roule par terre, sans force, renversant les meubles, ralant meme..."A l'assassin! Au secours!" et s'evanouit... "Cependant, on parlait de deux coups de revolver, la nuit, lors de la seconde phase. A moi aussi, pour ma these -- ce n'etait plus, deja, une hypothese -- il en fallait deux; mais "un" dans chacune des phases et non pas deux dans la derniere... un coup pour blesser l'assassin, _avant_, et un coup lors du cauchemar, _apres!_ Or, etait-il bien sur que, la nuit, deux coups de revolver eussent ete tires? Le revolver s'etait fait entendre au milieu du fracas de meubles renverses. Dans un interrogatoire, M. Stangerson parle d'un coup sourd d'abord, d'un coup eclatant ensuite! Si le coup sourd avait ete produit par la chute de la table de nuit en marbre sur le plancher? Il est _necessaire_ que cette explication soit la bonne. Je fus certain qu'elle etait la bonne, quand je sus que les concierges, Bernier et sa femme, n'avaient entendu, eux qui etaient tout pres du pavillon, _qu'un seul coup de_ _revolver._ Ils l'ont declare au juge d'instruction. "Ainsi, j'avais presque reconstitue les deux phases du drame quand je penetrai, pour la premiere fois, dans la "Chambre Jaune". Cependant la gravite de la blessure a la tempe n'entrait pas dans le cercle de mon raisonnement. Cette blessure n'avait donc pas ete faite par l'assassin avec l'os de mouton, lors de la premiere phase, parce qu'elle etait trop grave, que Mlle Stangerson n'aurait pu la dissimuler et qu'elle ne l'avait pas dissimulee sous une coiffure en bandeaux! Alors, cette blessure avait ete "necessairement" faite lors de la seconde phase, au moment du cauchemar? C'est ce que je suis alle demander a la "Chambre Jaune" et la "Chambre Jaune" m'a repondu!" Rouletabille tira, toujours de son petit paquet, un morceau de papier blanc plie en quatre, et, de ce morceau de papier blanc, sortit un objet invisible, qu'il tint entre le pouce et l'index et qu'il porta au president: "Ceci, monsieur le president, est un cheveu, un cheveu blond macule de sang, un cheveu de Mlle Stangerson... Je l'ai trouve colle a l'un des coins de marbre de la table de nuit renversee... Ce coin de marbre etait lui-meme macule de sang. Oh! un petit carre rouge de rien du tout! mais fort important! car il m'apprenait, ce petit carre de sang, qu'en se levant, affolee, de son lit, Mlle Stangerson etait tombee de tout son haut et fort brutalement sur ce coin de marbre qui l'avait blessee a la tempe, et qui avait retenu ce cheveu, ce cheveu que Mlle Stangerson devait avoir sur le front, bien qu'elle ne portat pas la coiffure en bandeaux! Les medecins avaient declare que Mlle Stangerson avait ete assommee avec un objet _contondant_ et, comme l'os de mouton etait la, le juge d'instruction avait immediatement accuse l'os de mouton _mais le coin d'une table de nuit en marbre est aussi un objet contondant auquel ni les medecins ni le juge d'instruction n'avaient songe, et que je n'eusse peut-etre point decouvert moi -meme si le bon bout de ma raison ne me l'avait indique, ne me l'avait fait pressentir."_ La salle faillit partir, une fois de plus, en applaudissements; mais, comme Rouletabille reprenait tout de suite sa deposition, le silence se retablit sur-le-champ. "Il me restait a savoir, en dehors du nom de l'assassin que je ne devais connaitre que quelques jours plus tard, a quel moment avait eu lieu la premiere phase du drame. L'interrogatoire de Mlle Stangerson, bien qu'arrange pour tromper le juge d'instruction, et celui de M. Stangerson, devaient me le reveler. Mlle Stangerson a donne exactement l'emploi de son temps, ce jour-la. Nous avons etabli que l'assassin s'est introduit entre cinq et six dans le pavillon; mettons qu'il fut six heures et quart quand le professeur et sa fille se sont remis au travail. C'est donc entre cinq heures et six heures et quart qu'il faut chercher. Que dis- je, cinq heures! mais le professeur est alors avec sa fille... Le drame ne pourra s'etre passe que loin du professeur! Il me faut donc, dans ce court espace de temps, chercher le moment ou le professeur et sa fille seront separes! ... Eh bien, ce moment, je le trouve dans l'interrogatoire qui eut lieu dans la chambre de Mlle Stangerson, en presence de M. Stangerson. Il y est marque que le professeur et sa fille rentrent vers six heures au laboratoire. M. Stangerson dit: "A ce moment, je fus aborde par mon garde qui _me retint un_ _instant."_ il y a donc conversation avec le garde. Le garde parle a M. Stangerson de coupe de bois ou de braconnage; Mlle Stangerson n'est plus la; elle a deja regagne le laboratoire puisque le professeur dit encore: "Je quittai le garde et je rejoignis ma fille qui etait deja au travail!" "C'est donc dans ces courtes minutes que le drame se deroula. C'est necessaire! Je vois tres bien Mlle Stangerson rentrer dans le pavillon, penetrer dans sa chambre pour poser son chapeau et se trouver en face du bandit qui la poursuit. Le bandit etait la, dans le pavillon, depuis un certain temps. Il devait avoir arrange son affaire pour que tout se passat la nuit. Il avait alors dechausse les chaussures du pere Jacques qui le genaient, dans les conditions que j'ai dites au juge d'instruction, il avait opere la rafle des papiers, comme je vous l'ai dit tout a l'heure, et il s'etait ensuite glisse sous le lit quand le pere Jacques etait revenu laver le vestibule et le laboratoire... Le temps lui avait paru long... il s'etait releve, apres le depart du pere Jacques, avait a nouveau erre dans le laboratoire, etait venu dans le vestibule, avait regarde dans le jardin, et avait vu venir, vers le pavillon -- car, a ce moment-la, la nuit qui commencait etait tres claire -- _Mlle Stangerson, toute seule! _Jamais il n'eut ose l'attaquer a cette heure-la s'il n'avait cru etre certain que Mlle Stangerson etait seule! Et, pour qu'elle lui apparut seule, il fallait que la conversation entre M. Stangerson et le garde qui le retenait eut lieu a un coin detourne du sentier, _coin ou se trouve un bouquet d'arbres qui les cachait aux yeux du miserable. _Alors, son plan est fait. Il va etre plus tranquille, seul avec Mlle Stangerson dans ce pavillon, qu'il ne l'aurait ete, en pleine nuit, avec le pere Jacques dormant dans son grenier. _Et il dut fermer la fenetre du_ _vestibule!_ ce qui explique aussi que ni M. Stangerson, ni le garde, du reste assez eloignes encore du pavillon, n'ont entendu le coup de revolver. "Puis il regagna la "Chambre Jaune". Mlle Stangerson arrive. Ce qui s'est passe a du etre rapide comme l'eclair! ... Mlle Stangerson a du crier... ou plutot a voulu crier son effroi; l'homme l'a saisie a la gorge... Peut-etre va-t-il l'etouffer, l'etrangler... Mais la main tatonnante de Mlle Stangerson a saisi, dans le tiroir de la table de nuit, le revolver qu'elle y a cache depuis qu'elle redoute les menaces de l'homme. L'assassin brandit deja, sur la tete de la malheureuse, cette arme terrible dans les mains de Larsan-Ballmeyer, un os de mouton... Mais elle tire... le coup part, blesse la main qui abandonne l'arme. L'os de mouton roule par terre, _ensanglante par la blessure de_ _l'assassin..._ l'assassin chancelle, va s'appuyer a la muraille, y imprime ses doigts rouges, craint une autre balle et s'enfuit... "Elle le voit traverser le laboratoire... Elle ecoute... Que fait- il dans le vestibule? ... Il est bien long a sauter par cette fenetre... Enfin, il saute! Elle court a la fenetre et la referme! ... Et maintenant, est-ce que son pere a vu? a entendu? Maintenant que le danger a disparu, toute sa pensee va a son pere... douee d'une energie surhumaine, elle lui cachera tout, s'il en est temps encore! ... Et, quand M. Stangerson reviendra, il trouvera la porte de la "Chambre Jaune" fermee, et sa fille, dans le laboratoire, penchee sur son bureau, attentive, _au travail, deja!"_ Rouletabille se tourne alors vers M. Darzac: "Vous savez la verite, s'ecria-t-il, dites-nous donc si la chose ne s'est pas passee ainsi? -- Je ne sais rien, repond M. Darzac. -- Vous etes un heros! fait Rouletabille, en se croisant les bras... Mais si Mlle Stangerson etait, helas! en etat de savoir que vous etes accuse, elle vous releverait de votre parole... elle vous prierait de dire tout ce qu'elle vous a confie... que dis-je, elle viendrait vous defendre elle-meme! ..." M. Darzac ne fit pas un mouvement, ne prononca pas un mot. Il regarda tristement Rouletabille. "Enfin, fit celui-ci, puisque Mlle Stangerson n'est pas la, _il_ _faut bien que j'y sois, moi!_ Mais, croyez-moi, monsieur Darzac, le meilleur moyen, le seul, de sauver Mlle Stangerson et de lui rendre la raison, c'est encore de vous faire acquitter!" Un tonnerre d'applaudissements accueillit cette derniere phrase. Le president n'essaya meme pas de refrener l'enthousiasme de la salle. Robert Darzac etait sauve. Il n'y avait qu'a regarder les jures pour en etre certain! Leur attitude manifestait hautement leur conviction. Le president s'ecria alors: "Mais enfin, quel est ce mystere qui fait que Mlle Stangerson, que l'on tente d'assassiner, dissimule un pareil crime a son pere? -- Ca, m'sieur, fit Rouletabille, j'sais pas! ... Ca ne me regarde pas! ..." Le president fit un nouvel effort aupres de M. Robert Darzac. "Vous refusez toujours de nous dire, monsieur, quel a ete l'emploi de votre temps pendant qu'"on" attentait a la vie de Mlle Stangerson? -- Je ne peux rien vous dire, monsieur..." Le president implora du regard une explication de Rouletabille: "On a le droit de penser, m'sieur le president, que les absences de M. Robert Darzac etaient etroitement liees au secret de Mlle Stangerson... Aussi M. Darzac se croit-il tenu a garder le silence! ... Imaginez que Larsan, qui a, lors de ses trois tentatives, tout mis en train pour detourner les soupcons sur M. Darzac, ait fixe, justement, ces trois fois-la, des rendez-vous a M. Darzac dans un endroit compromettant, rendez-vous ou il devait etre traite du mystere... M. Darzac se fera plutot condamner que d'avouer quoi que ce soit, que d'expliquer quoi que ce soit qui touche au mystere de Mlle Stangerson. Larsan est assez malin pour avoir fait encore cette "combinaise-la! ..." Le president, ebranle, mais curieux, repartit encore: "Mais quel peut bien etre ce mystere-la? -- Ah! m'sieur, j'pourrais pas vous dire! fit Rouletabille en saluant le president; seulement, je crois que vous en savez assez maintenant pour acquitter M. Robert Darzac! ... A moins que Larsan ne revienne! mais j'crois pas!" fit-il en riant d'un gros rire heureux. Tout le monde rit avec lui. "Encore une question, monsieur, fit le president. Nous comprenons, toujours en admettant votre these, que Larsan ait voulu detourner les soupcons sur M. Robert Darzac, mais quel interet avait-il a les detourner aussi sur le pere Jacques? ... -- "L'interet du policier!" m'sieur! L'interet de se montrer debrouillard en annihilant lui-meme ces preuves qu'il avait accumulees. C'est tres fort, ca! C'est un truc qui lui a souvent servi a detourner les soupcons qui eussent pu s'arreter sur lui- meme! Il prouvait l'innocence de l'un, avant d'accuser l'autre. Songez, monsieur le president, qu'une affaire comme celle-la devait avoir ete longuement "mijotee "a l'avance par Larsan. Je vous dis qu'il avait tout etudie et qu'il connaissait les etres et tout. Si vous avez la curiosite de savoir comment il s'etait documente, vous apprendrez qu'il s'etait fait un moment le commissionnaire entre "le laboratoire de la Surete"et M. Stangerson, a qui on demandait des "experiences". Ainsi, il a pu, avant le crime, penetrer deux fois dans le pavillon. Il etait grime de telle sorte que le pere Jacques, depuis, ne l'a pas reconnu; mais il a trouve, lui, Larsan, l'occasion de chiper au pere Jacques une vieille paire de godillots et un beret hors d'usage, que le vieux serviteur de M. Stangerson avait noues dans un mouchoir pour les porter sans doute a un de ses amis, charbonnier sur la route d'Epinay! Quand le crime fut decouvert, le pere Jacques, reconnaissant les objets a part lui, n'eut garde de les reconnaitre immediatement! Ils etaient trop compromettants, et c'est ce qui vous explique son trouble, a cette epoque, quand nous lui en parlions. Tout cela est simple comme bonjour et j'ai accule Larsan a me l'avouer. Il l'a du reste fait avec plaisir, car, si c'est un bandit -- ce qui ne fait plus, j'ose l'esperer, de doute pour personne -- c'est aussi un artiste! ... C'est sa maniere de faire, a cet homme, sa maniere a lui... Il a agi de meme lors de l'affaire du "Credit universel" et des "Lingots de la Monnaie!" Des affaires qu'il faudra reviser, m'sieur le president, car il y a quelques innocents dans les prisons depuis que Ballmeyer-Larsan appartient a la Surete!" XXVIII Ou il est prouve qu'on ne pense pas toujours a tout Gros emoi, murmures, bravos! Maitre Henri-Robert deposa des conclusions tendant a ce que l'affaire fut renvoyee a une autre session pour supplement d'instruction; le ministere public lui- meme s'y associa. L'affaire fut renvoyee. Le lendemain, M. Robert Darzac etait remis en liberte provisoire, et le pere Mathieu beneficiait "d'unnon-lieu"immediat. On chercha vainement Frederic Larsan. La preuve de l'innocence etait faite. M. Darzac echappa enfin a l'affreuse calamite qui l'avait, un instant, menace, et il put esperer, apres une visite a Mlle Stangerson, que celle-ci recouvrerait un jour, a force de soins assidus, la raison. Quant a ce gamin de Rouletabille, il fut, naturellement, "l'homme du jour"! A sa sortie du palais de Versailles, la foule l'avait porte en triomphe. Les journaux du monde entier publierent ses exploits et sa photographie; et lui, qui avait tant interviewe d'illustres personnages, fut illustre et interviewe a son tour! Je dois dire qu'il ne s'en montra pas plus fier pour ca! Nous revinmes de Versailles ensemble, apres avoir dine fort gaiement au "Chien qui fume". Dans le train, je commencai a lui poser un tas de questions qui, pendant le repas, s'etaient pressees deja sur mes levres et que j'avais tues toutefois parce que je savais que Rouletabille n'aimait pas travailler en mangeant. "Mon ami, fis-je, cette affaire de Larsan est tout a fait sublime et digne de votre cerveau heroique." Ici il m'arreta, m'invitant a parler plus simplement et pretendant qu'il ne se consolerait jamais de voir qu'une aussi belle intelligence que la mienne etait prete a tomber dans le gouffre hideux de la stupidite, et cela simplement a cause de l'admiration que j'avais pour lui... "Je viens au fait, fis-je, un peu vexe. Tout ce qui vient de se passer ne m'apprend point du tout ce que vous etes alle faire en Amerique. Si je vous ai bien compris: quand vous etes parti la derniere fois du Glandier, vous aviez tout devine de Frederic Larsan? ... Vous saviez que Larsan etait l'assassin et vous n'ignoriez plus rien de la facon dont il avait tente d'assassiner? -- Parfaitement. Et vous, fit-il, en detournant la conversation, vous ne vous doutiez de rien? -- De rien! -- C'est incroyable. -- Mais, mon ami... vous avez eu bien soin de me dissimuler votre pensee et je ne vois point comment je l'aurais penetree... Quand je suis arrive au Glandier avec les revolvers, "a ce moment precis", vous soupconniez deja Larsan? -- Oui! Je venais de tenir le raisonnement de la "galerie inexplicable!" mais le retour de Larsan dans la chambre de Mlle Stangerson ne m'avait pas encore ete explique par la decouverte du binocle de presbyte... Enfin, mon soupcon n'etait que mathematique, et l'idee de Larsan assassin m'apparaissait si formidable que j'etais resolu a attendre des "traces sensibles" avant d'oser m'y arreter davantage. Tout de meme cette idee me tracassait, et j'avais parfois une facon de vous parler du policier qui eut du vous mettre en eveil. D'abord je ne mettais plus du tout en avant "sa bonne foi" et je ne vous disais plus "qu'il se trompait". Je vous entretenais de son systeme comme d'un miserable systeme, et le mepris que j'en marquais, qui s'adressait dans votre esprit au policier, s'adressait en realite, dans le mien, moins au policier qu'au bandit que je le soupconnais d'etre!... Rappelez-vous... quand je vous enumerais toutes les preuves qui s'accumulaient contre M. Darzac, je vous disais: "Tout cela semble donner quelque corps a l'hypothese du grand Fred. C'est, du reste, cette hypothese, que je crois fausse, qui l'egarera..." et j'ajoutais sur un ton qui eut du vous stupefier: "Maintenant, cette hypothese egare-t-elle reellement Frederic Larsan? Voila! Voila! Voila! ..." Ces "voila!" eussent du vous donner a reflechir; il y avait tout mon soupcon dans ces "Voila!" Et que signifiait: "egare-t-elle reellement?" sinon qu'elle pouvait ne pas l'egarer, lui, mais qu'elle etait _destinee a nous egarer, nous!_ Je vous regardais a ce moment et vous n'avez pas tressailli, vous n'avez pas compris... J'en ai ete enchante, car, jusqu'a la decouverte du binocle, je ne pouvais considerer le crime de Larsan que comme une absurde hypothese... Mais, apres la decouverte du binocle qui m'expliquait le retour de Larsan dans la chambre de Mlle Stangerson... voyez ma joie, mes transports... Oh! Je me souviens tres bien! Je courais comme un fou dans ma chambre et je vous criais: "Je roulerai le grand Fred! je le roulerai d'une facon retentissante!" Ces paroles s'adressaient alors au bandit. Et, le soir meme, quand, charge par M. Darzac de surveiller la chambre de Mlle Stangerson, je me bornai jusqu'a dix heures du soir a diner avec Larsan sans prendre aucune mesure autre, _tranquille parce qu'il_ _etait la,_ en face de moi! a ce moment encore, cher ami, vous auriez pu soupconner que c'etait seulement cet homme-la que je redoutais... Et quand je vous disais, au moment ou nous parlions de l'arrivee prochaine de l'assassin: "Oh! je suis bien sur que Frederic Larsan sera la cette nuit! ..." "Mais il y a une chose capitale qui eut pu, qui eut du nous eclairer tout a fait et tout de suite sur le criminel, une chose qui nous denoncait Frederic Larsan et que nous avons laissee echapper, _vous et moi! ..._ "Auriez-vous donc oublie l'histoire de la canne? "Oui, en dehors du raisonnement qui, pour tout "esprit logique", denoncait Larsan, il y avait l'"histoire de la canne"qui le denoncait a tout "esprit observateur". "J'ai ete tout a fait etonne -- apprenez-le donc -- qu'a l'instruction, Larsan ne se fut pas servi de la canne contre M. Darzac. Est-ce que cette canne n'avait pas ete achetee le soir du crime par un homme dont le signalement repondait a celui de M. Darzac? Eh bien, tout a l'heure, j'ai demande a Larsan lui-meme, avant qu'il prit le train pour disparaitre, je lui ai demande pourquoi il n'avait pas use de la canne. Il m'a repondu qu'il n'en avait jamais eu l'intention; que, dans sa pensee, il n'avait jamais rien imagine contre M. Darzac avec cette canne et que nous l'avions fort embarrasse, le soir du cabaret d'Epinay, _en lui_ _prouvant qu'il nous mentait!_ Vous savez qu'il disait qu'il avait eu cette canne a Londres; or, la marque attestait qu'elle etait de Paris! Pourquoi, a ce moment, au lieu de penser: "Fred ment; il etait a Londres; il n'a pas pu avoir cette canne de Paris, a Londres?"; Pourquoi ne nous sommes-nous pas dit: "Fred ment. Il n'etait pas a Londres, puisqu'il a achete cette canne a Paris!" Fred menteur, Fred a Paris, au moment du crime! C'est un point de depart de soupcon, cela! Et quand, apres votre enquete chez Cassette, vous nous apprenez que cette canne a ete achetee par un homme qui est habille comme M. Darzac, alors que nous sommes surs, d'apres la parole de M. Darzac lui-meme, que ce n'est pas lui qui a achete cette canne, alors que nous sommes surs, grace a l'histoire du bureau de poste 40, _qu'il y a a_ _Paris un homme qui prend la silhouette Darzac,_ alors que nous nous demandons quel est donc cet homme qui, deguise en Darzac, se presente le soir du crime chez Cassette pour acheter une canne que nous retrouvons entre les mains de Fred, comment? comment? comment ne nous sommes-nous pas dit un instant: "Mais... mais... mais... cet inconnu deguise en Darzac qui achete une canne que Fred a entre les mains, ... si c'etait... si c'etait... Fred lui-meme? ..." Certes, sa qualite d'agent de la Surete n'etait point propice a une pareille hypothese; mais, quand nous avions constate l'acharnement avec lequel Fred accumulait les preuves contre Darzac, la rage avec laquelle il poursuivait le malheureux... nous aurions pu etre frappes par un mensonge de Fred aussi important que celui qui le faisait entrer en possession, a Paris, d'une canne _qu'il ne pouvait avoir eue a Londres_. Meme, s'il l'avait trouvee a Paris, le mensonge de Londres n'en existait pas moins. Tout le monde le croyait a Londres, meme ses chefs et il achetait une canne a Paris! Maintenant, comment se faisait-il que, pas une seconde, il n'en usa comme d'une canne trouvee _autour de M. Darzac! _C'est bien simple! C'est tellement simple que nous n'y avons pas pense... Larsan l'avait achetee, apres avoir ete blesse legerement a la main par la balle de Mlle Stangerson, _uniquement pour avoir un maintien, pour avoir toujours la main refermee, pour n'etre point tente d'ouvrir la main et de montrer sa blessure interieure? _Comprenez-vous? ... Voila ce qu'il m'a dit, Larsan, et je me rappelle vous avoir repete souvent combien je trouvais bizarre "que sa main ne quittat pas cette canne". A table, quand je dinais avec lui, il n'avait pas plutot quitte cette canne qu'il s'emparait d'un couteau dont sa main droite ne se separait plus. Tous ces details me sont revenus quand mon idee se fut arretee sur Larsan, c'est-a-dire trop tard pour qu'ils me fussent d'un quelconque secours. C'est ainsi que, le soir ou Larsan a simule devant nous le sommeil, je me suis penche sur lui et, tres habilement, j'ai pu voir, sans qu'il s'en doutat, dans sa main. Il ne s'y trouvait plus qu'une bande legere de taffetas qui dissimulait ce qui restait d'une blessure legere. Je constatai qu'il eut pu pretendre a ce moment que cette blessure lui avait ete faite par toute autre chose qu'une balle de revolver. Tout de meme, pour moi, a cette heure-la, c'etait un nouveau signe exterieur qui entrait dans le cercle de mon raisonnement. La balle, m'a dit tout a l'heure Larsan, n'avait fait que lui effleurer la paume et avait determine une assez abondante hemorragie. "Si nous avions ete plus perspicaces, au moment du mensonge de Larsan, et plus... dangereux... il est certain que celui-ci eut sorti, pour detourner les soupcons, _l'histoire que nous_ _avions imaginee pour lui,_ l'histoire de la decouverte de la canne autour de Darzac; mais les evenements se sont tellement precipites que nous n'avons plus pense a la canne! Tout de meme nous l'avons fort ennuye, Larsan-Ballmeyer, sans que nous nous en doutions! -- Mais, interrompis-je, s'il n'avait aucune intention, en achetant la canne, contre Darzac, pourquoi avait-il alors la silhouette Darzac? Le pardessus mastic? Le melon? Etc. -- Parce qu'il arrivait du crime et qu'aussitot le crime commis, il avait repris le deguisement Darzac qui l'a toujours accompagne dans son oeuvre criminelle dans l'intention que vous savez! "Mais deja, vous pensez bien, _sa main blessee l'ennuyait_ et il eut, en passant avenue de l'Opera, l'idee d'acheter une canne, idee qu'il realisa sur-le-champ! ... Il etait huit heures! Un homme, avec la silhouette Darzac, qui achete une canne que je trouve dans les mains de Larsan! ... Et moi, moi qui avais devine que _le drame_ _avait deja eu lieu_ a cette heure-la, _qu'il venait d'avoir lieu,_ qui etais a peu pres persuade de l'innocence de Darzac je ne soupconne pas Larsan! ... il y a des moments... -- Il y a des moments, fis-je, ou les plus vastes intelligences..." Rouletabille me ferma la bouche... Et comme je l'interrogeais encore, je m'apercus qu'il ne m'ecoutait plus... Rouletabille dormait. J'eus toutes les peines du monde a le tirer de son sommeil quand nous arrivames a Paris. XXIX Le mystere de Mlle Stangerson Les jours suivants, j'eus l'occasion de lui demander encore ce qu'il etait alle faire en Amerique. Il ne me repondit guere d'une facon plus precise qu'il ne l'avait fait dans le train de Versailles, et il detourna la conversation sur d'autres points de l'affaire. Il finit, un jour, par me dire: "Mais comprenez donc que j'avais besoin de connaitre la veritable personnalite de Larsan! -- Sans doute, fis-je, mais pourquoi alliez-vous la chercher en Amerique? ..." Il fuma sa pipe et me tourna le dos. Evidemment, je touchais au "mystere de Mlle Stangerson". Rouletabille avait pense que ce mystere, qui liait d'une facon si terrible Larsan a Mlle Stangerson, mystere dont il ne trouvait, lui, Rouletabille, aucune explication dans la vie de Mlle Stangerson, "en France", il avait pense, dis-je, que ce mystere "devait avoir son origine dans la vie de Mlle Stangerson, en Amerique". Et il avait pris le bateau! La-bas, il apprendrait qui etait ce Larsan, il acquerrait les materiaux necessaires a lui fermer la bouche... Et il etait parti pour Philadelphie! Et maintenant, quel etait ce mystere qui avait "commande le silence" a Mlle Stangerson et a M. Robert Darzac? Au bout de tant d'annees, apres certaines publications de la presse a scandale, maintenant que M. Stangerson sait tout et a tout pardonne, on peut tout dire. C'est, du reste, tres court, et cela remettra les choses au point, car il s'est trouve de tristes esprits pour accuser Mlle Stangerson qui, en toute cette sinistre affaire, fut toujours victime, "depuis le commencement". Le commencement remontait a une epoque lointaine ou, jeune fille, elle habitait avec son pere a Philadelphie. La, elle fit la connaissance, dans une soiree, chez un ami de son pere, d'un compatriote, un Francais qui sut la seduire par ses manieres, son esprit, sa douceur et son amour. On le disait riche. Il demanda la main de Mlle Stangerson au celebre professeur. Celui-ci prit des renseignements sur M. Jean Roussel, et, des l'abord, il vit qu'il avait affaire a un chevalier d'industrie. Or, M. Jean Roussel, vous l'avez devine, n'etait autre qu'une des nombreuses transformations du fameux Ballmeyer, poursuivi en France, refugie en Amerique. Mais M. Stangerson n'en savait rien; sa fille non plus. Celle-ci ne devait l'apprendre que dans les circonstances suivantes: M. Stangerson avait, non seulement refuse la main de sa fille a M. Roussel, mais encore il lui avait interdit l'acces de sa demeure. La jeune Mathilde, dont le coeur s'ouvrait a l'amour, et qui ne voyait rien au monde de plus beau ni de meilleur que son Jean, en fut outree. Elle ne cacha point son mecontentement a son pere qui l'envoya se calmer sur les bords de l'Ohio, chez une vieille tante qui habitait Cincinnati. Jean rejoignit Mathilde la- bas et, malgre la grande veneration qu'elle avait pour son pere, Mlle Stangerson resolut de tromper la surveillance de la vieille tante, et de s'enfuir avec Jean Roussel, bien decides qu'ils etaient tous les deux a profiter des facilites des lois americaines pour se marier au plus tot. Ainsi fut fait. Ils fuirent donc, pas loin, jusqu'a Louisville. La, un matin, on vint frapper a leur porte. C'etait la police qui desirait arreter M. Jean Roussel, ce qu'elle fit, malgre ses protestations et les cris de la fille du professeur Stangerson. En meme temps, la police apprenait a Mathilde que "son mari" n'etait autre que le trop fameux Ballmeyer! ... Desesperee, apres une vaine tentative de suicide, Mathilde rejoignit sa tante a Cincinnati. Celle-ci faillit mourir de joie de la revoir. Elle n'avait cesse, depuis huit jours, de faire rechercher Mathilde partout, et n'avait pas encore ose avertir le pere. Mathilde fit jurer a sa tante que M. Stangerson ne saurait jamais rien! C'est bien ainsi que l'entendait la tante, qui se trouvait coupable de legerete dans cette si grave circonstance. Mlle Mathilde Stangerson, un mois plus tard, revenait aupres de son pere, repentante, le coeur mort a l'amour, et ne demandant qu'une chose: ne plus jamais entendre parler de son mari, le terrible Ballmeyer -- arriver a se pardonner sa faute a elle-meme, et se relever devant sa propre conscience par une vie de travail sans borne et de devouement a son pere! Elle s'est tenue parole. Cependant, dans le moment ou, apres avoir tout avoue a M. Robert Darzac, alors qu'elle croyait Ballmeyer defunt, car le bruit de sa mort avait courut, elle s'etait accordee la joie supreme, apres avoir tant expie, de s'unir a un ami sur, le destin lui avait ressuscite Jean Roussel, le Ballmeyer de sa jeunesse! Celui-ci lui avait fait savoir qu'il ne permettrait jamais son mariage avec M. Robert Darzac et qu'"il l'aimait toujours!" ce qui, helas! etait vrai. Mlle Stangerson n'hesita pas a se confier a M. Robert Darzac; elle lui montra cette lettre ou Jean Roussel-Frederic Larsan-Ballmeyer lui rappelait les premieres heures de leur union dans ce petit et charmant presbytere qu'ils avaient loue a Louisville: "... Le presbytere n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son eclat." Le miserable se disait riche et emettait la pretention "de la ramener la-bas"! Mlle Stangerson avait declare a M. Darzac que, si son pere arrivait a soupconner un pareil deshonneur, "elle se tuerait"! M. Darzac s'etait jure qu'il ferait taire cet Americain, soit par la terreur, soit par la force, dut-il commettre un crime! Mais M. Darzac n'etait pas de force, et il aurait succombe sans ce brave petit bonhomme de Rouletabille. Quant a Mlle Stangerson, que vouliez-vous qu'elle fit, en face du monstre? Une premiere fois, quand, apres des menaces prealables qui l'avaient mise sur ses gardes, il se dressa devant elle, dans la "Chambre Jaune", elle essaya de le tuer. Pour son malheur, elle n'y reussit pas. Des lors, elle etait la victime assuree de cet etre invisible "qui pouvait la faire chanter jusqu'a la mort", qui habitait chez elle, a ses cotes, sans qu'elle le sut, qui exigeait des rendez-vous "au nom de leur amour". La premiere fois, elle lui avait "refuse" ce rendez-vous, "reclame dans la lettre du bureau 40"; il en etait resulte le drame de la "Chambre Jaune". La seconde fois, avertie par une nouvelle lettre de lui, lettre arrivee par la poste, et qui etait venue la trouver normalement dans sa chambre de convalescente, "elle avait fui le rendez-vous", en s'enfermant dans son boudoir avec ses femmes. Dans cette lettre, le miserable l'avait prevenue, que, puisqu'elle ne pouvait se deranger, "vu son etat", il irait chez elle, et serait dans sa chambre telle nuit, a telle heure... qu'elle eut a prendre toute disposition pour eviter le scandale... Mathilde Stangerson, sachant qu'elle avait tout a redouter de l'audace de Ballmeyer, "lui avait abandonne sa chambre"... Ce fut l'episode de la "galerie inexplicable". La troisieme fois, elle avait "prepare le rendez-vous". C'est qu'avant de quitter la chambre vide de Mlle Stangerson, la nuit de la "galerie inexplicable", Larsan lui avait ecrit, comme nous devons nous le rappeler, une derniere lettre, dans sa chambre meme, et l'avait laissee sur le bureau de sa victime; cette lettre exigeait un rendez-vous "effectif" dont il fixa ensuite la date et l'heure, "lui promettant de lui rapporter les papiers de son pere, et la menacant de les bruler si elle se derobait encore". Elle ne doutait point que le miserable n'eut en sa possession ces papiers precieux; il ne faisait la sans doute que renouveler un celebre larcin, car elle le soupconnait depuis longtemps d'avoir, "avec sa complicite inconsciente", vole lui- meme, autrefois, les fameux papiers de Philadelphie, dans les tiroirs de son pere! ... Et elle le connaissait assez pour imaginer que si elle ne se pliait point a sa volonte, tant de travaux, tant d'efforts, et tant de scientifiques espoirs ne seraient bientot plus que de la cendre! ... Elle resolut de le revoir une fois encore, face a face, cet homme qui avait ete son epoux... et de tenter de le flechir... puisqu'elle ne pouvait l'eviter! ... On devine ce qui s'y passa... Les supplications de Mathilde, la brutalite de Larsan... Il exige qu'elle renonce a Darzac... Elle proclame son amour... Et il la frappe... "avec la pensee arretee de faire monter l'autre sur l'echafaud!" car il est habile, lui, et le masque Larsan qu'il va se reposer sur la figure, le sauvera... pense-t-il... tandis que l'autre... l'autre ne pourra pas, cette fois encore, donner l'emploi de son temps... De ce cote, les precautions de Ballmeyer sont bien prises... et l'inspiration en a ete des plus simples, ainsi que l'avait devine le jeune Rouletabille... Larsan fait chanter Darzac comme il fait chanter Mathilde... avec les memes armes, avec le meme mystere... Dans des lettres, pressantes comme des ordres, il se declare pret a traiter, a livrer toute la correspondance amoureuse d'autrefois et surtout "a disparaitre..." si on veut y mettre le prix... Darzac doit aller aux rendez-vous qu'il lui fixe, sous menace de divulgation des le lendemain, comme Mathilde doit subir les rendez-vous qu'il lui donne... Et, dans l'heure meme que Ballmeyer agit en assassin aupres de Mathilde, Robert debarque a Epinay, ou un complice de Larsan, un etre bizarre, "une creature d'un autre monde", que nous retrouverons un jour, le retient de force, et "lui fait perdre son temps, en attendant que cette coincidence, dont l'accuse de demain ne pourra se resoudre a donner la raison, lui fasse perdre la tete..." Seulement, Ballmeyer avait compte sans notre Joseph Rouletabille! * Ce n'est pas a cette heure que voila explique "le mystere de la Chambre Jaune, que nous suivrons pas a pas Rouletabille en Amerique. Nous connaissons le jeune reporter, nous savons de quels moyens puissants d'information, loges dans les deux bosses de son front, il disposait "pour remonter toute l'aventure de Mlle Stangerson et de Jean Roussel". A Philadelphie, il fut renseigne tout de suite en ce qui concernait Arthur-William Rance; il apprit son acte de devouement, mais aussi le prix dont il avait garde la pretention de se le faire payer. Le bruit de son mariage avec Mlle Stangerson avait couru autrefois les salons de Philadelphie... Le peu de discretion du jeune savant, la poursuite inlassable dont il n'avait cesse de fatiguer Mlle Stangerson, meme en Europe, la vie desordonnee qu'il menait sous pretexte de "noyer ses chagrins", tout cela n'etait point fait pour rendre Arthur Rance sympathique a Rouletabille, et ainsi s'explique la froideur avec laquelle il l'accueillit dans la salle des temoins. Tout de suite il avait du reste juge que l'affaire Rance n'entrait point dans l'affaire Larsan-Stangerson. Et il avait decouvert le flirt formidable Roussel-Mlle Stangerson. Qui etait ce Jean Roussel? Il alla de Philadelphie a Cincinnati, refaisant le voyage de Mathilde. A Cincinnati, il trouva la vieille tante et sut la faire parler: l'histoire de l'arrestation de Ballmeyer lui fut une lueur qui eclaira tout. Il put visiter, a Louisville, le "presbytere"-- une modeste et jolie demeure dans le vieux style colonial -- qui n'avait en effet "rien perdu de son charme". Puis, abandonnant la piste de Mlle Stangerson, il remonta la piste Ballmeyer, de prison en prison, de bagne en bagne, de crime en crime; enfin, quand il reprenait le bateau pour l'Europe sur les quais de New-York, Rouletabille savait que, sur ces quais memes, Ballmeyer s'etait embarque cinq ans auparavant, ayant en poche les papiers d'un certain Larsan, honorable commercant de la Nouvelle-Orleans, qu'il venait d'assassiner... Et maintenant, connaissez-vous tout le mystere de Mlle Stangerson? Non, pas encore. _Mlle Stangerson avait eu de son_ _mari Jean Roussel un enfant, un garcon._ Cet enfant etait ne chez la vieille tante qui s'etait si bien arrangee que nul n'en sut jamais rien en Amerique. Qu'etait devenu ce garcon? Ceci est une autre histoire que je vous conterai un jour. * Deux mois environ apres ces evenements, je rencontrai Rouletabille assis melancoliquement sur un banc du palais de justice. "Eh bien! lui dis-je, a quoi songez-vous, mon cher ami? Vous avez l'air bien triste. Comment vont vos amis? -- En dehors de vous, me dit-il, ai-je vraiment des amis? -- Mais j'espere que M. Darzac... -- Sans doute... -- Et que Mlle Stangerson... Comment va-t-elle, Mlle Stangerson? ... -- Beaucoup mieux... mieux... beaucoup mieux... -- Alors il ne faut pas etre triste... -- Je suis triste, fit-il, parce que je songe au _parfum de la dame en noir..._ -- _le parfum de la dame en noir!_ Je vous en entends toujours parler! M'expliquerez-vous, enfin, pourquoi il vous poursuit avec cette assiduite? -- Peut-etre, un jour... un jour, peut-etre..." fit Rouletabille. Et il poussa un gros soupir. [1] textuel --- Provided by LoyalBooks.com ---