L'ABBESSE DE CASTRO by Stendhal [1 of 170 pseudnyms used by Marie-Henri Beyle] Le m‚lodrame nous a montr‚ si souvent les brigands italiens du seiziŠme siŠcle, et tant de gens en ont parl‚ sans les connaŒtre, que nous en avons maintenant les id‚es les plus fausses. On peut dire en g‚n‚ral que ces brigands furent l'opposition contre les gouvernements atroces qui, en Italie, succ‚dŠrent aux r‚publiques du Moyen Age. Le nouveau tyran fut d'ordinaire le citoyen le plus riche de la d‚funte r‚publique et, pour s‚duire le bas peuple, il ornait la ville d'‚glises magnifiques et de beaux tableaux. Tels furent les Polentini de Ravenne, les Manfredi de Faenza, les Riario d'Imola, les Cane de V‚rone, les Bentivoglio de Bologne, les Visconti de Milan, et enfin, les moins belliqueux et les plus hypocrites de tous, les M‚dicis de Florence. Parmi les historiens de ces petits Etats, aucun n'a os‚ raconter les empoisonnements et assassinats sans nombre ordonn‚s par la peur qui tourmentait ces petits tyrans; ces graves historiens ‚taient … leur solde. Consid‚rez que chacun de ces tyrans connaissait personnellement chacun des r‚publicains dont il savait ˆtre ex‚cr‚ (le grand-duc de Toscane, C“me, par exemple, connaissait Strozzi), que plusieurs de ces tyrans p‚rirent par l'assassinat, et vous comprendrez les haines profondes, les m‚fiances ‚ternelles qui donnŠrent tant d'esprit et de courage aux Italiens du seiziŠme siŠcle, et tant de g‚nie … leurs artistes. Vous verrez ces passions profondes empˆcher la naissance de ce pr‚jug‚ assez ridicule qu'on appelait l'honneur, du temps de madame de S‚vign‚, et qui consiste surtout … sacrifier sa vie pour servir le maŒtre dont on est n‚ le sujet et pour plaire aux dames. Au seiziŠme siŠcle, l'activit‚ d'un homme et son m‚rite r‚el ne pouvaient se montrer en France et conqu‚rir l'admiration que par la bravoure sur le champ de bataille ou dans les duels; et, comme les femmes aiment la bravoure et surtout l'audace, elles devinrent les juges suprˆmes du m‚rite d'un homme. Alors naquit l'esprit de galanterie, qui pr‚para l'an‚antissement successif de toutes les passions et mˆme de l'amour, au profit de ce tyran cruel auquel nous ob‚issons tous: la vanit‚. Les rois prot‚gŠrent la vanit‚ et avec grande raison: de l… l'empire des rubans. En Italie, un homme se distinguait par tous les genres de m‚rite, par les grands coups - d'‚p‚e comme par les d‚couvertes dans les anciens manuscrits: voyez P‚trarque, l'idole de son temps; et une femme du seiziŠme siŠcle aimait un homme savant en grec autant et plus qu'elle n'e–t aim‚ un homme c‚lŠbre par la bravoure militaire. Alors on vit des passions, et non pas l'habitude de la galanterie. Voil… la grande diff‚rence entre l'Italie et la France, voil… pourquoi l'Italie a vu naŒtre les Rapha‰l, les Giorgione, les Titien, les CorrŠge, tandis que la France produisait tous ces braves capitaines du seiziŠme siŠcle, si inconnus aujourd'hui et dont chacun avait tu‚ un si grand nombre d'ennemis. Je demande pardon pour ces rudes v‚rit‚s. Quoi qu'il en soit, les vengeances atroces et n‚cessaires des petits tyrans italiens du Moyen Age conciliŠrent aux brigands le coeur des peuples. On ha‹ssait les brigands quand ils volaient des chevaux, du bl‚, de l'argent, en un mot, tout ce qui leur ‚tait n‚cessaire pour vivre; mais au fond le coeur des peuples ‚tait pour eux; et les filles du village pr‚f‚raient … tous les autres le jeune gar‡on qui, une fois dans la vie, avait ‚t‚ forc‚ d'andar' alla machina, c'est-…-dire de fuir dans les bois et de prendre refuge auprŠs des brigands … la suite de quelque action trop imprudente. De nos jours encore tout le monde assur‚ment redoute la rencontre des brigands; mais subissent-ils des chƒtiments, chacun les plaint. C'est que ce peuple si fin, si moqueur, qui rit de tous les ‚crits publi‚s sous la censure de ses maŒtres, fait sa lecture habituelle de petits poŠmes qui racontent avec chaleur la vie des brigands les plus renomm‚s. Ce qu'il trouve d'h‚ro‹que dans ces histoires ravit la fibre artiste qui vit toujours dans les basses classes, et, d'ailleurs, il est tellement las des louanges officielles donn‚es … certaines gens, que tout ce qui n'est pas officiel en ce genre va droit … son coeur. Il faut savoir que le bas peuple, en Italie, souffre de certaines choses que le voyageur n'apercevrait jamais, v‚c–t-il dix ans dans le pays. Par exemple, il y a quinze ans, avant que la sagesse des gouvernements n'e–t supprim‚ les brigands*, il n'‚tait pas rare de voir certains de leurs exploits punir les iniquit‚s des gouverneurs de petites villes. Ces gouverneurs, magistrats absolus dont la paye ne s'‚lŠve pas … plus de vingt ‚cus par mois, sont naturellement aux ordres de la famille la plus consid‚rable du pays, qui, par ce moyen bien simple, opprime ses ennemis. Si les brigands ne r‚ussissaient pas toujours … punir ces petits gouverneurs despotes, du moins ils se moquaient d'eux et les bravaient, ce qui n'est pas peu de chose aux yeux de ce peuple spirituel. Un sonnet satirique le console de tous ses maux, et jamais il n'oublia une offense. Voil… une autre des diff‚rences capitales entre l'Italien et le Fran‡ais. * Gasparone, le dernier brigand, traita avec le gouvernement en 1826; il est enferm‚ dans la citadelle de Civita-Vecchia avec trente-deux de ses hommes. Ce fut le manque d'eau sur les sommets des Apennins, o— il s'‚tait r‚fugi‚, qui l'obligea … traiter. C'est un homme d'esprit, d'une figure assez revenante. Au seiziŠme siŠcle, le gouverneur d'un bourg avait-il condamn‚ … mort un pauvre habitant en butte … la haine de la famille pr‚pond‚rante, souvent on voyait les brigands attaquer la prison et essayer de d‚livrer l'opprim‚. De son c“t‚, la famille puissante, ne se fiant pas trop aux huit ou dix soldats du gouvernement charg‚s de garder la prison, levait … ses frais une troupe de soldats temporaires. Ceux-ci, qu'on appelait des bravi, bivaquaient dans les alentours de la prison, et se chargeaient d'escorter jusqu'au lieu du supplice le pauvre diable dont la mort avait ‚t‚ achet‚e. Si cette famille puissante comptait un jeune homme dans son sein, il se mettait … la tˆte de ces soldats improvis‚s. Cet ‚tat de la civilisation fait g‚mir la morale, j'en conviens; de nos jours on a le duel, l'ennui, et les juges ne se vendent pas; mais ces usages du seiziŠme siŠcle ‚taient merveilleusement propres … cr‚er des hommes dignes de ce nom. Beaucoup d'historiens, lou‚s encore aujourd'hui par la litt‚rature routiniŠre des acad‚mies, ont cherch‚ … dissimuler cet ‚tat de choses, qui, vers 1550, forma de si grands caractŠres. De leur temps, leurs prudents mensonges furent r‚compens‚s par tous les honneurs dont pouvaient disposer les M‚dicis de Florence, les d'Este de Ferrare, les vice-rois de Naples, et Un pauvre historien, nomm‚ Giannone, a voulu soulever un coin du voile; mais, comme il n'a os‚ dire qu'une trŠs petite partie de la v‚rit‚, et encore en employant des formes dubitatives et obscures, il est rest‚ fort ennuyeux, ce qui ne l'a pas empˆch‚ de mourir en prison … quatre-vingt-deux ans, le 7 mars 1758. La premiŠre chose … faire, lorsque l'on veut connaŒtre l'histoire d'Italie, c'est donc de ne point lire les auteurs g‚n‚ralement approuv‚s; nulle part on n'a mieux connu le prix du mensonge, nulle part, il ne fut mieux pay‚*. * Paul Jove, ‚vˆque de C“me, l'Ar‚tin et cent autres moins amusants, et que l'ennui qu'ils distribuent a sauv‚s de l'infamie, Robertson, Roscoe, sont remplis de mensonges. Guichardin se vendit … C“me Ier, qui se moqua de lui. De nos jours, Colletta et Pignotti ont dit la v‚rit‚, ce dernier avec la peur constante d'ˆtre destitu‚, quoique ne voulant ˆtre imprim‚ qu'aprŠs sa mort. Les premiŠres histoires qu'on ait ‚crites en Italie, aprŠs la grande barbarie du neuviŠme siŠcle, font d‚j… mention des brigands, et en parlent comme s'ils eussent exist‚ de temps imm‚morial. (Voyez le recueil de Muratori l.) Lorsque, par malheur pour la f‚licit‚ publique, pour la justice, pour le bon gouvernement, mais par bonheur pour les arts, les r‚publiques du Moyen Age furent opprim‚es, les r‚publicains les plus ‚nergiques, ceux qui aimaient la libert‚ plus que la majorit‚ de leurs concitoyens, se r‚fugiŠrent dans les bois. Naturellement le peuple vex‚ par les Baglioni, par les Malatesti, par les Bentivoglio, par les M‚dicis, et, aimait et respectait leurs ennemis. Les cruaut‚s des petits tyrans qui succ‚dŠrent aux premiers usurpateurs, par exemple, les cruaut‚s de C“me, premier grand-duc de Florence, qui faisait assassiner les r‚publicains r‚fugi‚s jusque dans Venise, jusque dans Paris, envoyŠrent des recrues … ces brigands. Pour ne parler que des temps voisins de ceux o— v‚cut notre h‚ro‹ne, vers l'an 1550, Alphonse Piccolomini, duc de Monte Mariano, et Marco Sciarra dirigŠrent avec succŠs des bandes arm‚es qui, dans les environs d'Albano, bravaient les soldats du pape alors fort braves. La ligne d'op‚ration de ces fameux chefs que le peuple admire encore s'‚tendait depuis le P“ et les marais de Ravenne jusqu'aux bois qui alors couvraient le V‚suve. La forˆt de la Faggiola, si c‚lŠbre par leurs exploits, situ‚e … cinq lieues de Rome, sur la route de Naples, ‚tait le quartier g‚n‚ral de Sciarra, qui, sous le pontificat de Gr‚goire XIII, r‚unit quelquefois plusieurs milliers de soldats. L'histoire d‚taill‚e de cet illustre brigand serait incroyable aux yeux de la g‚n‚ration pr‚sente, en ce sens que jamais on ne voudrait comprendre les motifs de ses actes. Il ne fut vaincu qu'en 1592. Lorsqu'il vit ses affaires dans un ‚tat d‚sesp‚r‚, il traita avec la r‚publique de Venise et passa … son service avec ses soldats les plus d‚vou‚s ou les plus coupables, comme on voudra. Sur les r‚clamations du gouvernement romain, Venise, qui avait sign‚ un trait‚ avec Sciarra, le fit assassiner, et envoya ses braves soldats d‚fendre l'Œle de Candie contre les Turcs. Mais la sagesse v‚nitienne savait bien qu'une peste meurtriŠre r‚gnait … Candie, et en quelques jours les cinq cents soldats que Sciarra avait amen‚s au service de la r‚publique furent r‚duits … soixante-sept. Cette forˆt de la Faggiola, dont les arbres gigantesques couvrent un ancien volcan, fut le dernier th‚ƒtre des exploits de Marco Sciarra. Tous les voyageurs vous diront que c'est le site le plus magnifique de cette admirable campagne de Rome, dont l'aspect sombre semble fait pour la trag‚die. Elle couronne de sa noire verdure les sommets du mont Albano. C'est … une certaine irruption volcanique ant‚rieure de bien des siŠcles … la fondation de Rome que nous devons cette magnifique montagne. A une ‚poque qui a pr‚c‚d‚ toutes les histoires, elle surgit au milieu de la vaste plaine qui s'‚tendait jadis entre les Apennins et la mer. Le Monte Cavi, qui s'‚lŠve entour‚ par les sombres ombrages de la Faggiola, en est le point culminant; on l'aper‡oit de partout, de Terracine et d'Ostie comme de Rome et de Tivoli, et c'est la montagne d'Albano, maintenant couverte de palais, qui, vers le midi, termine cet horizon de Rome si c‚lŠbre parmi les voyageurs. Un couvent de moines noirs a remplac‚, au sommet du Monte Cavi, le temple de Jupiter F‚r‚trien, o— les peuples latins venaient sacrifier en commun et resserrer les liens d'une sorte de f‚d‚ration religieuse. Prot‚g‚ par l'ombrage de chƒtaigniers magnifiques, le voyageur parvient, en quelques heures, aux blocs ‚normes que pr‚sentent les ruines du temple de Jupiter; mais sous ces ombrages sombres, si d‚licieux dans ce climat, mˆme aujourd'hui, le voyageur regarde avec inqui‚tude au fond de la forˆt; il a peur des brigands. Arriv‚ au sommet du Monte Cavi, on allume du feu dans les ruines du temple pour pr‚parer les aliments. De ce point, qui domine toute la campagne de Rome, on aper‡oit, au couchant, la mer, qui semble … deux pas, quoique … trois ou quatre lieues; on distingue les moindres bateaux; avec la plus faible lunette, on compte les hommes qui passent … Naples sur le bateau … vapeur. De tous les autres c“t‚s, la vue s'‚tend sur une plaine magnifique qui se termine, au levant, par l'Apennin, au-dessus de Palestrine, et, au nord, par Saint-Pierre et les autres grands ‚difices de Rome. Le Monte Cavi n'‚tant pas trop ‚lev‚, l'oeil distingue les moindres d‚tails de ce pays sublime qui pourrait se passer d'illustration historique, et cependant chaque bouquet de bois, chaque pan de mur en ruine, aper‡u dans la plaine ou sur les pentes de la montagne, rappelle une de ces batailles si admirables par le patriotisme et la bravoure que raconte Tite-Live. Encore de nos jours l'on peut suivre, pour arriver aux blocs ‚normes, restes du temple de Jupiter F‚retrien, et qui servent de mur au jardin des moines noirs, la route triomphale parcourue jadis par les premiers rois de Rome. Elle est pav‚e de pierres taill‚es fort r‚guliŠrement; et, au milieu de la forˆt de la Faggiola, on en trouve de longs fragments. Au bord du cratŠre ‚teint qui, rempli maintenant d'une eau limpide, est devenu le joli lac d'Albano de cinq … six milles de tour, si profond‚ment encaiss‚ dans le rocher de lave, ‚tait situ‚e Albe, la mŠre de Rome, et que la politique romaine d‚truisit dŠs le temps des premiers rois. Toutefois ses ruines existent encore. Quelques siŠcles plus tard, … un quart de lieue d'Albe, sur le versant de la montagne qui regarde la mer, s'est ‚lev‚e Albano, la ville moderne; mais elle est s‚par‚e du lac par un rideau de rochers qui cachent le lac … la ville et la ville au lac. Lorsqu'on l'aper‡oit de la plaine, ses ‚difices blancs se d‚tachent sur la verdure noire et profonde de la forˆt si chŠre aux brigands et si souvent nomm‚e, qui couronne de toutes parts la montagne volcanique. Albano, qui compte aujourd'hui cinq ou six mille habitants, n'en avait pas trois mille en 1540, lorsque florissait, dans les premiers rangs de la noblesse, la puissante famille Campireali, dont nous allons raconter les malheurs. Je traduis cette histoire de deux manuscrits volumineux, l'un romain, et l'autre de Florence. A mon grand p‚ril, j'ai os‚ reproduire leur style, qui est presque celui de nos vieilles l‚gendes. Le style si fin et si mesur‚ de l'‚poque actuelle e–t ‚t‚, ce me semble, trop peu d'accord avec les actions racont‚es et surtout avec les r‚flexions des auteurs. Ils ‚crivaient vers l'an 1598. Je sollicite l'indulgence du lecteur et pour eux et pour moi. II AprŠs avoir ‚crit tant d'histoires tragiques, dit l'auteur du manuscrit florentin, je finirai par celle de toutes qui me fait le plus de peine … raconter. Je vais parler de cette fameuse abbesse du couvent de la Visitation … Castro, H‚lŠne de Campireali, dont le procŠs et la mort donnŠrent tant … parler … la haute soci‚t‚ de Rome et de l'Italie. D‚j…, vers 1555, les brigands r‚gnaient dans les environs de Rome, les magistrats ‚taient vendus aux familles puissantes. En l'ann‚e 1572, qui fut celle du procŠs, Gr‚goire XIII, Buoncompagni, monta sur le tr“ne de saint Pierre. Ce saint pontife r‚unissait toutes les vertus apostoliques; mais on a pu reprocher quelque faiblesse … son gouvernement civil; il ne sut ni choisir des juges honnˆtes, ni r‚primer les brigands; il s'affligeait des crimes et ne savait pas les punir. Il lui semblait qu'en infligeant la peine de mort il prenait 'sur lui une responsabilit‚ terrible. Le r‚sultat de cette maniŠre de voir fut de peupler d'un nombre presque infini de brigands les routes qui conduisent … la ville ‚ternelle. Pour voyager avec quelque s–ret‚, il fallait ˆtre ami des brigands. La forˆt de la Faggiola, … cheval sur la route de Naples par Albano, ‚tait depuis longtemps le quartier g‚n‚ral d'un gouvernement ennemi de celui de Sa Saintet‚, et plusieurs fois Rome fut oblig‚e de traiter, comme de puissance … puissance, avec Marco Sciarra, l'un des rois de la forˆt. Ce qui faisait la force de ces brigands, c'est qu'ils ‚taient aim‚s des paysans leurs voisins. "Cette jolie ville d'Albano', si voisine du quartier g‚n‚ral des brigands, vit naŒtre, en 1542, H‚lŠne de Campireali. Son pŠre passait pour le patricien le plus riche du pays, et, en cette qualit‚. il avait ‚pous‚ Victoire Carafa, qui poss‚dait de grandes terres dans le royaume de Naples. Je pourrais citer quelques vieillards qui vivent encore, et ont fort bien connu Victoire Carafa et sa fille. Victoire fut un modŠle de prudence et d'esprit: mais, malgr‚ tout son g‚nie, elle ne put pr‚venir la ruine de sa famille Chose singuliŠre! les malheurs affreux qui vont former le triste sujet de mon r‚cit ne peuvent, ce me semble, ˆtre attribu‚s, en particulier, … aucun des acteurs que je vais pr‚senter au lecteur: je vois des malheureux, mais, en v‚rit‚, je ne puis trouver des coupables. L'extrˆme beaut‚ et l'ƒme si tendre de la jeune H‚lŠne ‚taient deux grands p‚rils pour elle, et font l'excuse de Jules Branciforte, son amant, tout comme le manque absolu d'esprit de monsignor Cittadini, ‚vˆque de Castro, peut aussi l'excuser jusqu'… un certain point. Il avait d– son avancement rapide dans la carriŠre des honneurs eccl‚siastiques … l'honnˆtet‚ de sa conduite, et surtout … la mine la plus noble et … la figure la plus r‚guliŠrement belle que l'on p–t rencontrer. Je trouve ‚crit de lui qu'on ne pouvait le voir sans l'aimer. "Comme je ne veux flatter personne, je ne dissimulerai point qu'un saint moine du couvent de Monte Cavi, qui souvent avait ‚t‚ surpris, dans sa cellule, ‚lev‚ … plusieurs pieds au-dessus du sol, comme saint Paul, sans que rien autre que la grƒce divine p–t le soutenir dans cette position extraordinaire*, avait pr‚dit au seigneur de Campireali que sa famille s'‚teindrait avec lui, et qu'il n'aurait que deux enfants, qui tous deux P‚riraient de mort violente. Ce fut … cause de cette pr‚diction qu'il ne put trouver … se marier dans le pays et qu'il alla chercher fortune … Naples, o— il eut le bonheur de trouver de grands biens et une femme capable, par son g‚nie de changer sa mauvaise destin‚e, si toutefois une telle chose e–t ‚t‚ possible. Ce seigneur de Campireali passait pour fort honnˆte homme et faisait de grandes charit‚s; mais il n'avait nul esprit, ce qui fit que peu … peu il se retira du s‚jour de Rome, et finit par passer presque toute l'ann‚e dans son palais d'Albano. Il s'adonnait … la culture de ses terres situ‚es dans cette plaine si riche qui s'‚tend entre l… ville et la mer. Par les conseils de sa femme, il fit donner l'‚ducation la plus magnifique … son fils Fabio, jeune homme trŠs fier de sa naissance, et … sa fille H‚lŠne, qui fut un miracle de beaut‚, ainsi qu'on peut le voir encore par son portrait, qui existe dans la collection FarnŠse. Depuis que j'ai commenc‚ … ‚crire son histoire, je suis all‚ au palais FarnŠse pour consid‚rer l'enveloppe mortelle que le ciel avait donn‚e … cette femme, dont la fatale destin‚e fit tant de bruit de son temps, et occupe mˆme encore la m‚moire des hommes. La forme de la tˆte est un ovale allong‚, le front est trŠs grand, les cheveux sont d'un blond fonc‚. L'air de sa physionomie est plut“t gai; elle avait de grands yeux d'une expression profonde, et des sourcils chƒtains formant un arc parfaitement dessin‚. Les lŠvres sont fort minces, et l'on dirait que les contours de la bouche ont ‚t‚ dessin‚s par le fameux peintre CorrŠge. Consid‚r‚e au milieu des portraits qui l'entourent … la galerie FarnŠse, elle a l'air d'une reine. Il est bien rare que l'air gai soit joint … la majest‚. * Encore aujourd'hui, cette position singuliŠre est regard‚e, par le peuple de la campagne de Rome, comme un signe certain de saintet‚. Vers l'an 1826, un moine d'Albano fut aper‡u plusieurs fois soulev‚ de terre par la grƒce divine. On lui attribua de nombreux miracles; on accourait de vingt lieues … la ronde pour recevoir sa b‚n‚diction; des femmes, appartenant aux premiŠres classes de la soci‚t‚, l'avaient vu se tenant dans sa cellule, … trois pieds de terre. Tout … coup, il disparut. "AprŠs avoir pass‚ huit ann‚es entiŠres, comme pensionnaire au couvent de la Visitation de la ville de Castro, maintenant d‚truite, o— l'on envoyait, dans ce temps-l…, les filles de la plupart des princes romains, H‚lŠne revint dans sa patrie, mais ne quitta point le couvent sans faire offrande d'un calice magnifique au grand autel de l'‚glise. A peine de retour dans Albano, son pŠre fit venir de Rome moyennant une pension consid‚rable, le c‚lŠbre poŠte Cechino, alors fort ƒg‚; il orna la m‚moire d'H‚lŠne des plus beaux vers du divin Virgile, de P‚trarque, de l'Arioste et du Dante, ses fameux ‚lŠves." Ici le traducteur est oblig‚ de passer une longue dissertation sur les diverses parts de gloire que le seiziŠme siŠcle faisait … ces grands poŠtes. Il paraŒtrait qu'H‚lŠne savait le latin. Les vers qu'on lui faisait apprendre parlaient d'amour, et d'un amour qui nous semblerait bien ridicule, si nous le rencontrions en 1839; je veux dire l'amour passionn‚ qui se nourrit de grands sacrifices, ne peut subsister qu'environn‚ de mystŠre, et se trouve toujours voisin des plus affreux malheurs. Tel ‚tait l'amour que sut inspirer … H‚lŠne, … peine ƒg‚e de dix-sept ans, Jules Branciforte. C'‚tait un de ses voisins, fort pauvre; il habitait une ch‚tive maison bƒtie dans la montagne, … un quart de lieue de la ville, au milieu des ruines d'Albe et sur les bords du pr‚cipice de cent cinquante pieds, tapiss‚ de verdure, qui entoure le lac. Cette maison, qui touchait aux sombres et magnifiques ombrages de la forˆt de la Faggiola, a depuis ‚t‚ d‚molie, lorsqu'on a bƒti le couvent de Palazzuola. Ce pauvre jeune homme n'avait pour lui que son air vif et leste, et l'insouciance non jou‚e avec laquelle il supportait sa mauvaise fortune. Tout ce que l'on pouvait dire de mieux en sa faveur, c'est que sa figure ‚tait expressive sans ˆtre belle. Mais il passait pour avoir bravement combattu sous les ordres du prince Colonna et parmi ses bravi, dans deux ou trois entreprises fort dangereuses. Malgr‚ sa pauvret‚, malgr‚ l'absence de beaut‚, il n'en poss‚dait pas moins, aux yeux de toutes les jeunes filles d'Albano, le coeur qu'il e–t ‚t‚ le plus flatteur de conqu‚rir. Bien accueilli partout, Jules Branciforte n'avait eu que des amours faciles, jusqu'au moment o— H‚lŠne revint du couvent de Castro."Lorsque, peu aprŠs, le grand poŠte Cechino se transporta de Rome au palais Campireali, pour enseigner les belles lettres … cette jeune fille, Jules, qui le connaissait, lui adressa une piŠce de vers latins sur le bonheur qu'avait sa vieillesse de voir de si beaux yeux s'attacher sur les siens, et une ƒme si pure ˆtre parfaitement heureuse quand il daignait approuver ses pens‚es. La jalousie et le d‚pit des jeunes filles auxquelles Jules faisait attention avant le retour d'H‚lŠne rendirent bient“t inutiles toutes les pr‚cautions qu'il employait pour cacher une passion naissante, et j'avouerai que cet amour entre un jeune homme de vingt-deux ans et une fille de dix-sept fut conduit d'abord d'une fa‡on que la prudence ne saurait approuver. Trois mois ne s'‚taient pas ‚coul‚s lorsque le seigneur de Campireali s'aper‡ut que Jules Branciforte passait trop souvent sous les fenˆtres de son palais (que l'on voit encore vers le milieu de la grande rue qui monte vers le lac)." La franchise et la rudesse, suites naturelles de la libert‚ que souffrent les r‚publiques, et l'habitude des passions franches, non encore r‚prim‚es par les moeurs de la monarchie, se montrent … d‚couvert dans la premiŠre d‚marche du seigneur de Campireali. Le jour mˆme o— il fut choqu‚ des fr‚quentes apparitions du jeune Branciforte, il l'apostropha en ces termes: - Comment oses-tu bien passer ainsi sans cesse devant ma maison, et lancer des regards impertinents sur les fenˆtres de ma fille, toi qui n'as pas mˆme d'habits pour te couvrir? Si je ne craignais que ma d‚marche ne f–t mal interpr‚t‚e des voisins, je te donnerais trois sequins d'or et tu irais … Rome acheter une tunique plus convenable. Au moins ma vue et celle de ma fille ne seraient plus si souvent offens‚es par l'aspect de tes haillons. Le pŠre d'H‚lŠne exag‚rait sans doute: les habits du jeune Branciforte n'‚taient point des haillons, ils ‚taient faits avec des mat‚riaux fort simples; mais, quoique fort propres et souvent bross‚s, il faut avouer que leur aspect annon‡ait un long usage. Jules eut l'ƒme si profond‚ment navr‚e par les reproches du seigneur de Campireali, qu'il ne parut plus de Jour devant sa maison. Comme nous l'avons dit, les deux arcades, d‚bris d'un aqueduc antique, qui servaient de murs principaux … la maison bƒtie par le pŠre de Branciforte, et par lui laiss‚e … son fils, n'‚taient qu'… cinq ou six cents pas d'Albano. Pour descendre de ce lieu ‚lev‚ … la ville moderne, Jules ‚tait oblig‚ de passer devant le palais Campireali; H‚lŠne remarqua bient“t l'absence de ce jeune homme singulier, qui, au dire de ses amies, avait abandonn‚ toute autre relation pour se consacrer en entier au bonheur qu'il semblait trouver … la regarder. Un soir d'‚t‚, vers minuit, la fenˆtre d'H‚lŠne ‚tait ouverte, la jeune fille respirait la brise de mer qui se fait fort bien sentir sur la colline d'Albano, quoique cette ville soit s‚par‚e de la mer par une plaine de trois lieues. La nuit ‚tait sombre le silence profond; on e–t entendu tomber une feuille. H‚lŠne, appuy‚e sur sa fenˆtre, pensait peut-ˆtre … Jules, lorsqu'elle entrevit quelque chose comme l'aile silencieuse d'un oiseau de nuit qui passait doucement tout contre sa fenˆtre. Elle se retira effray‚e. L'id‚e ne lui vint point que cet objet p–t ˆtre pr‚sent‚ par quelque passant: le second ‚tage du palais o— se trouvait sa fenˆtre ‚tait … plus de cinquante pieds de terre. Tout … coup, elle crut reconnaŒtre un bouquet dans cette chose singuliŠre qui, au milieu d'un profond silence, passait et repassait devant la fenˆtre sur laquelle elle ‚tait appuy‚e; son coeur battit avec violence. Ce bouquet lui sembla fix‚ … l'extr‚mit‚ de deux ou trois de ces cannes, espŠce de grands joncs, assez semblables au bambou, qui croissent dans la campagne de Rome, et donnent des tiges de vingt … trente pieds. La faiblesse des cannes et la brise assez forte faisaient que Jules avait quelque difficult‚ … maintenir son bouquet exactement vis-…-vis la fenˆtre o— il supposait qu'H‚lŠne pouvait se trouver, et d'ailleurs, la nuit ‚tait tellement sombre, que de la rue l'on ne pouvait rien apercevoir … une telle hauteur. Immobile devant sa fenˆtre, H‚lŠne ‚tait profond‚ment agit‚e. Prendre ce bouquet, n'‚tait-ce pas un aveu? Elle n'‚prouvait d'ailleurs aucun des sentiments qu'une aventure de ce genre ferait naŒtre, de nos jours, chez une jeune fille de la haute soci‚t‚, pr‚par‚e … la vie par une belle ‚ducation. Comme son pŠre et son frŠre Fabio ‚taient dans la maison sa premiŠre pens‚e fut que le moindre bruit serait suivi d'un coup d'arquebuse dirig‚ sur Jules, elle eut piti‚ du danger que courait ce pauvre jeune homme. Sa seconde pens‚e fut que, quoiqu'elle le conn–t encore bien peu, il ‚tait pourtant l'ˆtre au monde qu'elle aimait le mieux aprŠs sa famille. Enfin, aprŠs quelques minutes d'h‚sitation, elle prit le bouquet et, en touchant les fleurs dans l'obscurit‚ profonde, elle sentit qu'un billet ‚tait attach‚ … la tige d'une fleur; elle courut sur le grand escalier pour lire ce billet … la lueur de la lampe qui veillait devant l'image de la Madone."Imprudente! se dit-elle lorsque les premiŠres lignes l'eurent fait rougir de bonheur, si l'on me voit, je suis perdue, et ma famille pers‚cutera … jamais ce pauvre jeune homme."Elle revint dans sa chambre et alluma sa lampe. Ce moment fut d‚licieux pour Jules, qui honteux de sa d‚marche et comme pour se cacher mˆme dans la profonde nuit, s'‚tait coll‚ au tronc ‚norme d'un de ces chˆnes verts aux formes bizarres qui existent encore aujourd'hui vis-…-vis le palais Campireali. Dans sa lettre, Jules racontait avec la plus parfaite simplicit‚ la r‚primande humiliante qui lui avait ‚t‚ adress‚e par le pŠre d'H‚lŠne."Je suis pauvre, il est vrai, continuait-il, et vous vous figureriez difficilement tout l'excŠs de ma pauvret‚. Je n'ai que ma maison que vous avez peut-ˆtre remarqu‚e sous les ruines de l'aqueduc d'Albe; autour de la maison se trouve un jardin que je cultive moi-mˆme, et dont les herbes me nourrissent. Je possŠde encore une vigne qui est afferm‚e trente ‚cus par an. Je ne sais, en v‚rit‚, pourquoi je vous aime; certainement je ne puis vous proposer de venir partager ma misŠre. Et cependant, si vous ne m'aimez point, la vie n'a plus aucun prix pour moi; il est inutile de vous dire que je la donnerais mille fois pour vous. Et cependant, avant votre retour du couvent, cette vie n'‚tait point infortun‚e: au contraire, elle ‚tait remplie des rˆveries les plus brillantes. Ainsi je puis dire que la vue du bonheur m'a rendu malheureux. Certes, alors personne au monde n'e–t os‚ m'adresser les propos dont votre pŠre m'a fl‚tri; mon poignard m'e–t fait prompte justice. Alors, avec mon courage et mes armes, je m'estimais l'‚gal de tout le monde; rien ne me manquait. Maintenant tout est bien chang‚: je connais la crainte. C'est trop ‚crire; peut-ˆtre me m‚prisez-vous. Si, au contraire, vous avez quelque piti‚ de moi, malgr‚ les pauvres habits qui me couvrent, vous remarquerez que tous les soirs, lorsque minuit sonne au couvent des Capucins au sommet de la colline, je suis cach‚ sous le grand chˆne, vis-…-vis la fenˆtre que je regarde sans cesse, parce que je suppose qu'elle est celle de votre chambre. Si vous ne me m‚prisez pas comme le fait votre pŠre, jetez-moi une des fleurs du bouquet, mais prenez garde qu'elle ne soit entraŒn‚e sur une des corniches ou sur un des balcons de votre palais." Cette lettre fut lue plusieurs fois; peu … peu les yeux d'H‚lŠne se remplirent de larmes; elle consid‚rait avec attendrissement ce magnifique bouquet dont les fleurs ‚taient li‚es avec un fil de soie trŠs fort. Elle essaya d'arracher une fleur mais ne put en venir … bout, puis elle fut saisie d'un remords. Parmi les jeunes filles de Rome, arracher une fleur, mutiler d'une fa‡on quelconque un bouquet donn‚ par l'amour, c'est s'exposer … faire mourir cet amour. Elle craignait que Jules ne s'impatientƒt, elle courut … sa fenˆtre; mais, en y arrivant, elle songea tout … coup qu'elle ‚tait trop bien vue, la lampe remplissait la chambre de lumiŠre. H‚lŠne ne savait plus quel signe elle pouvait se permettre; il lui semblait qu'il n'en ‚tait aucun qui ne dit beaucoup trop. Honteuse, elle rentra dans sa chambre en courant. Mais le temps se passait, tout … coup il lui vint une id‚e qui la jeta dans un trouble inexprimable: Jules allait croire que, comme son pŠre, elle m‚prisait sa pauvret‚! Elle vit un petit ‚chantillon de marbre pr‚cieux d‚pos‚ sur la table, elle le noua dans son mouchoir, et jeta ce mouchoir au pied du chˆne vis-…-vis sa fenˆtre. Ensuite, elle fit signe qu'on s'‚loignƒt; elle entendit Jules lui ob‚ir; car, en s'en allant, il ne cherchait plus … d‚rober le bruit de ses pas. Quand il eut atteint le sommet de la ceinture de rochers qui s‚pare le lac des derniŠres maisons d'Albano, elle l'entendit chanter des paroles d'amour elle lui fit des signes d'adieu, cette fois moins timides, puis se mit … relire sa lettre. Le lendemain et les jours suivants, il y eut des lettres et des entrevues semblables; mais, comme tout se remarque dans un village italien, et qu'H‚lŠne ‚tait de bien loin le parti le plus riche du pays, le seigneur de Campireali fut averti que tous les soirs, aprŠs minuit, on apercevait de la lumiŠre dans la chambre de sa fille; et, chose bien autrement extraordinaire, la fenˆtre ‚tait ouverte, et mˆme H‚lŠne s'y tenait comme si elle n'e–t ‚prouv‚ aucune crainte des zinzare (sorte de cousins, extrˆmement incommodes et qui gƒtent fort les belles soir‚es de la campagne de Rome. Ici je dois de nouveau solliciter l'indulgence du lecteur. Lorsque l'on est tent‚ de connaŒtre les usages des pays ‚trangers, il faut s'attendre … des id‚es bien saugrenues, bien diff‚rentes des n“tres). Le seigneur de Campireali pr‚para son arquebuse et celle de son fils. Le soir, comme onze heures trois quarts sonnaient, il avertit Fabio, et tous les deux se glissŠrent, en faisant le moins de bruit possible, sur un grand balcon de pierre qui se trouvait au premier ‚tage du palais, pr‚cis‚ment sous la fenˆtre d'H‚lŠne. Les piliers massifs de la balustrade en pierre les mettaient … couvert jusqu'… la ceinture des coups d'arquebuse qu'on pourrait leur tirer du dehors. Minuit sonna; le pŠre et le fils entendirent bien quelque petit bruit sous les arbres qui bordaient la rue vis-…-vis leur palais; mais, ce qui les remplit d'‚tonnement, il ne parut pas de lumiŠre … la fenˆtre d'H‚lŠne. Cette fille, si simple jusqu'ici et qui semblait un enfant … la vivacit‚ de ses mouvements, avait chang‚ de caractŠre depuis qu'elle aimait. Elle savait que la moindre imprudence compromettrait la vie de son amant; si un seigneur de l'importance de son pŠre tuait un pauvre homme tel que Jules Branciforte, il en serait quitte pour disparaŒtre pendant trois mois, qu'il irait passer … Naples; pendant ce temps, ses amis de Rome arrangeraient l'affaire, et tout se terminerait par l'offrande d'une lampe d'argent de quelques centaines d'‚cus … l'autel de la Madone alors … la mode. Le matin, au d‚jeuner, H‚lŠne avait vu … la physionomie de son pŠre qu'il avait un grand sujet de colŠre, et, … l'air dont il la regardait quand il croyait n'ˆtre pas remarqu‚, elle pensa qu'elle entrait pour beaucoup dans cette colŠre. Aussit“t, elle alla jeter un peu de poussiŠre sur les bois des cinq arquebuses magnifiques que son pŠre tenait suspendues auprŠs de son lit. Elle couvrit ‚galement d'une l‚gŠre couche de poussiŠre ses poignards et ses ‚p‚es. Toute la journ‚e elle fut d'une gaiet‚ folle, elle parcourait sans cesse la maison du haut en bas; … chaque instant, elle s'approchait des fenˆtres, bien r‚solue de faire … Jules un signe n‚gatif, si elle avait le bonheur de l'apercevoir. Mais elle n'avait garde: le pauvre gar‡on avait ‚t‚ si profond‚ment humili‚ par l'apostrophe du riche seigneur de Campireali, que de jour il ne paraissait jamais dans Albano; le devoir seul l'y amenait le dimanche pour la messe de la paroisse. La mŠre d'H‚lŠne, qui l'adorait et ne savait rien lui refuser, sortit trois fois avec elle ce jour-l…, mais ce fut en vain: H‚lŠne n'aper‡ut point Jules. Elle ‚tait au d‚sespoir. Que devint-elle lorsque, allant visiter sur le soir les armes de son pŠre, elle vit que deux arquebuses avaient ‚t‚ charg‚es, et que presque tous les poignards et ‚p‚es avaient ‚t‚ mani‚s! Elle ne fut distraite de sa mortelle inqui‚tude que par l'extrˆme attention qu'elle donnait au soin de paraŒtre ne se douter de rien. En se retirant … dix heures du soir, elle ferma … clef la porte de sa chambre, qui donnait dans l'antichambre de sa mŠre, puis elle se tint coll‚e … sa fenˆtre et couch‚e sur le sol, de fa‡on … ne pouvoir pas ˆtre aper‡ue du dehors. Qu'on juge de l'anxi‚t‚ avec laquelle elle entendit sonner les heures; il n'‚tait plus question des reproches qu'elle se faisait souvent sur la rapidit‚ avec laquelle elle s'‚tait attach‚e … Jules. ce qui pouvait la rendre moins digne d'amour … ses yeux. Cette journ‚e-l… avan‡a plus les affaires du jeune homme que six mois de constance et de protestations."A quoi bon mentir? se disait H‚lŠne. Est-ce que je ne l'aime pas de toute mon ƒme?" A onze heures et demie, elle vit fort bien son pŠre et son frŠre se placer en embuscade sur le grand balcon de pierre au-dessous de sa fenˆtre. Deux minutes aprŠs que minuit eut sonn‚ au couvent des Capucins, elle entendit fort bien aussi le pas de son amant, qui s'arrˆta sous le grand chˆne; elle remarqua avec joie que son pŠre et son frŠre semblaient n'avoir rien entendu: il fallait l'anxi‚t‚ de l'amour pour distinguer un bruit aussi l‚ger. "Maintenant, se dit-elle, ils vont me tuer, mais il faut … tout prix qu'ils ne surprennent pas la lettre de ce soir; ils pers‚cuteraient … jamais ce pauvre Jules."Elle fit un signe de croix et, se retenant d'une main au balcon de fer de sa fenˆtre, elle se pencha au-dehors, s'avan‡ant autant que possible dans la rue. Un quart de minute ne s'‚tait pas ‚coul‚ lorsque le bouquet, attach‚ comme de coutume … la longue canne, vint frapper sur son bras. Elle saisit le bouquet; mais, en l'arrachant vivement … la canne sur l'extr‚mit‚ de laquelle il ‚tait fix‚, elle fit frapper cette canne contre le balcon en pierre. A l'instant partirent deux coups d'arquebuse suivis d'un silence parfait. Son frŠre Fabio, ne sachant pas trop, dans l'obscurit‚, si ce qui frappait violemment le balcon n'‚tait pas une corde … l'aide de laquelle Jules descendait de chez sa soeur, avait fait feu sur le balcon; le lendemain, elle trouva la marque de la balle, qui s'‚tait aplatie sur le fer. Le seigneur de Campireali avait tir‚ dans la rue, au bas du balcon de pierre, car Jules avait fait quelque bruit en retenant la canne prˆte … tomber. Jules, de son c“t‚, entendant du bruit au-dessus de sa tˆte, avait devin‚ ce qui allait suivre et s'‚tait mis … l'abri sous la saillie du balcon. Fabio rechargea rapidement son arquebuse, et, quoi que son pŠre p–t lui dire, courut au jardin de la maison, ouvrit sans bruit une petite porte qui donnait sur une rue voisine, et ensuite s'en vint, … pas de loup, examiner un peu les gens qui se promenaient sous le balcon du palais. A ce moment, Jules, qui ce soir-l… ‚tait bien accompagn‚, se trouvait … vingt pas de lui, coll‚ contre un arbre. H‚lŠne, pench‚e sur son balcon et tremblante pour son amant, entama aussit“t une conversation … trŠs-haute voix avec son frŠre, qu'elle entendait dans la rue; elle lui demanda s'il avait tu‚ les voleurs. - Ne croyez pas que je sois dupe de votre ruse sc‚l‚rate! lui cria celui-ci de la rue, qu'il arpentait en tous sens, mais pr‚parez vos larmes, je vais tuer l'insolent qui ose s'attaquer … votre fenˆtre. Ces paroles ‚taient … peine prononc‚es, qu'H‚lŠne entendit sa mŠre frapper … la porte de sa chambre. H‚lŠne se hƒta d'ouvrir, en disant qu'elle ne concevait pas comment cette porte se trouvait ferm‚e. - Pas de com‚die avec moi, mon cher ange, lui dit sa mŠre, ton pŠre est furieux et te tuera peut-ˆtre: viens te placer avec moi dans mon lit; et, si tu as une lettre, donne-la-moi, je la cacherai. - Voil… le bouquet, la lettre est cach‚e entre les fleurs. A peine la mŠre et la fille ‚taient-elles au lit, que le seigneur Campireali rentra dans la chambre de sa femme, il revenait de son oratoire, qu'il ‚tait all‚ visiter, et o— il avait tout renvers‚. Ce qui frappa H‚lŠne, c'est que son pŠre, pƒle comme un spectre, agissait avec lenteur et comme un homme qui a parfaitement pris son parti."Je suis morte!"se dit H‚lŠne. - Nous nous r‚jouissons d'avoir des enfants, dit son pŠre en passant prŠs du lit de sa femme pour aller … la chambre de sa fille, tremblant de fureur mais affectant un sang-froid parfait, nous nous r‚jouissons d'avoir des enfants; nous devrions r‚pandre des larmes de sang plut“t quand ces enfants sont des filles. Grand Dieu! est-ce bien possible! leur l‚gŠret‚ peut enlever l'honneur … tel homme qui, depuis soixante ans, n'a pas donn‚ la moindre prise sur lui. En disant ces mots, il passa dans la chambre de sa fille. - Je suis perdue, dit H‚lŠne … sa mŠre, les lettres sont sous le pi‚destal du crucifix, … c“t‚ de la fenˆtre. Aussit“t, la mŠre sauta hors du lit, et courut aprŠs son mari: elle se mit … lui crier les plus mauvaises raisons possibles, afin de faire ‚clater sa colŠre: elle y r‚ussit complŠtement. Le vieillard devint furieux, il brisait tout dans la chambre de sa fille, mais la mŠre put enlever les lettres sans ˆtre aper‡ue. Une heure aprŠs, quand le seigneur de Campireali fut rentr‚ dans sa chambre … c“t‚ de celle de sa femme, et tout ‚tant tranquille dans la maison, la mŠre dit … sa fille: - Voil… tes lettres, je ne veux pas les lire, tu vois ce qu'elles ont failli nous co–ter! A ta place, je les br–lerais. Adieu, embrasse-moi. H‚lŠne rentra dans sa chambre, fondant en larmes; il lui semblait que, depuis ces paroles de sa mŠre, elle n'aimait plus Jules. Puis elle se pr‚para … br–ler ses lettres; mais, avant de les an‚antir, elle ne put s'empˆcher de les relire. Elle les relut tant et si bien, que le soleil ‚tait d‚j… haut dans le ciel quand enfin elle se d‚termina … suivre un conseil salutaire. Le lendemain, qui ‚tait un dimanche, H‚lŠne s'achemina vers la paroisse avec sa mŠre; par bonheur, son pŠre ne les suivit pas. La premiŠre personne qu'elle aper‡ut dans l'‚glise, ce fut Jules Branciforte. D'un regard elle s'assura qu'il n'‚tait point bless‚. Son bonheur fut au comble, les ‚v‚nements de la nuit ‚taient … mille lieues de sa m‚moire. Elle avait pr‚par‚ cinq ou six petits billets trac‚s sur des chiffons de vieux papier souill‚s avec de la terre d‚tremp‚e d'eau, et tel qu'on peut en trouver sur les dalles d'une ‚glise; ces billets contenaient tous le mˆme avertissement: "Ils avaient tout d‚couvert, except‚ son nom. Qu'il ne reparaisse plus dans la rue; on viendra ici souvent." H‚lŠne laissa tomber un de ces lambeaux de papier; un regard avertit Jules, qui ramassa et disparut. En rentrant chez elle, une heure aprŠs, elle trouva sur le grand escalier du palais un fragment de papier qui attira ses regards par sa ressemblance exacte avec ceux dont elle s'‚tait servie le matin. Elle s'en empara, sans que sa mŠre elle-mˆme s'aper‡–t de rien; elle y lut: "Dans trois jours il reviendra de Rome, o— il est forc‚ d'aller. On chantera en plein jour, les jours de march‚, au milieu du tapage des paysans, vers dix heures." Ce d‚part pour Rome parut singulier … H‚lŠne."Est-ce qu'il craint les coups d'arquebuse de mon frŠre?"se disait-elle tristement. L'amour pardonne tout, except‚ l'absence volontaire; c'est qu'elle est le pire des supplices. Au lieu de se passer dans une douce rˆverie et d'ˆtre tout occup‚e … peser les raisons qu'on a d'aimer son amant, la vie est agit‚e par des doutes cruels."Mais, aprŠs tout, puis-je croire qu'il ne m'aime plus?"se disait H‚lŠne pendant les trois longues journ‚es que dura l'absence de Branciforte. Tout … coup ses chagrins furent remplac‚s par une joie folle: le troisiŠme jour, elle le vit paraŒtre en plein midi, se promenant dans la rue devant le palais de son pŠre. Il avait des habillements neufs et presque magnifiques. Jamais la noblesse de sa d‚marche et la na‹vet‚ gaie et courageuse de sa physionomie n'avaient ‚clat‚ avec plus d'avantage; jamais aussi, avant ce jour-l…, on n'avait parl‚ si souvent dans Albano de la pauvret‚ de Jules. C'‚taient les hommes et surtout les jeunes gens qui r‚p‚taient ce mot cruel; les femmes et surtout les jeunes files ne tarissaient pas en ‚loges de sa bonne mine. Jules passa toute la journ‚e … se promener par la ville; il semblait se d‚dommager des mois de r‚clusion auxquels sa pauvret‚ l'avait condamn‚. Comme il convient … un homme amoureux, Jules ‚tait bien arm‚ sous sa tunique neuve. Outre sa dague et son poignard, il avait mis son giaour (sorte de gilet long en mailles de fil de fer, fort incommode … porter, mais qui gu‚rissait ces coeurs italiens d'une triste maladie, dont en ce siŠcle-l… on ‚prouvait sans cesse les atteintes poignantes, je veux parler de la crainte d'ˆtre tu‚ au d‚tour de la rue par un des ennemis qu'on se connaissait). Ce jour-l…, Jules esp‚rait entrevoir H‚lŠne, et d'ailleurs, il avait quelque r‚pugnance … se trouver seul avec lui-mˆme dans sa maison solitaire: voici pourquoi. Ranuce, un ancien soldat de son pŠre, aprŠs avoir fait dix campagnes avec lui dans les troupes de divers condottieri, et, en dernier lieu, dans celles de Marco Sciarra, avait suivi son capitaine lorsque ses blessures forcŠrent celui-ci … se retirer. Le capitaine Branciforte avait des raisons pour ne pas vivre … Rome: il ‚tait expos‚ … y rencontrer les fils d'hommes qu'il avait tu‚s; mˆme dans Albano, il ne se souciait pas de se mettre tout … fait … la merci de l'autorit‚ r‚guliŠre. Au lieu d'acheter ou de louer une maison dans la ville, il aima mieux en bƒtir une situ‚e de fa‡on … voir venir de loin les visiteurs. Il trouva dans les ruines d'Albe une position admirable: on pouvait sans ˆtre aper‡u par les visiteurs indiscrets, se r‚fugier dans la forˆt o— r‚gnait son ancien ami et patron, le prince Fabrice Colonna. Le capitaine Branciforte se moquait fort de l'avenir de son fils. Lorsqu'il se retira du service, ƒg‚ de cinquante ans seulement, mais cribl‚ de blessures, il calcula qu'il pourrait vivre encore quelque dix ans, et, sa maison bƒtie, d‚pensa chaque ann‚e le dixiŠme de ce qu'il avait amass‚ dans les pillages des villes et villages auxquels il avait eu l'honneur d'assister. Il acheta la vigne qui rendait trente ‚cus de rente … son fils, pour r‚pondre … la mauvaise plaisanterie d'un bourgeois d'Albano, qui lui avait dit, un jour qu'il disputait avec emportement sur les int‚rˆts et l'honneur de la ville, qu'il appartenait, en effet, … un aussi riche propri‚taire que lui de donner des conseils aux anciens d'Albano. Le capitaine acheta la vigne, et annon‡a qu'il en achŠterait bien d'autres puis, rencontrant le mauvais plaisant dans un lieu solitaire, il le tua d'un coup de pistolet. AprŠs huit ann‚es de ce genre de vie, le capitaine mourut; son aide de camp Ranuce adorait Jules; toutefois, fatigu‚ de l'oisivet‚, il reprit du service dans la troupe du prince Colonna. Souvent il venait voir son fils Jules, c'‚tait le nom qu'il lui donnait, et, … la veille d'un assaut p‚rilleux que le prince devait soutenir dans sa forteresse de la Petrella, il avait emmen‚ Jules combattre avec lui. Le voyant fort brave: - Il faut que tu sois fou, lui dit-il, et de plus bien dupe, pour vivre auprŠs d'Albano comme le dernier et le plus pauvre de ses habitants, tandis qu'avec ce que je te vois faire et le nom de ton pŠre tu pourrais ˆtre parmi nous un brillant soldat d'aventure', et de plus faire ta fortune. Jules fut tourment‚ par ces paroles; il savait le latin montr‚ par un prˆtre; mais son pŠre s'‚tant toujours moqu‚ de tout ce que disait le prˆtre au-del… du latin, il n'avait absolument aucune instruction. En revanche, m‚pris‚ pour sa pauvret‚, isol‚ dans sa maison solitaire, il s'‚tait fait un certain bon sens qui, par sa hardiesse, aurait ‚tonn‚ les savants. Par exemple, avant d'aimer H‚lŠne, et sans savoir pourquoi, il adorait la guerre, mais il avait de la r‚pugnance pour le pillage, qui, aux yeux de son pŠre le capitaine et de Ranuce, ‚tait comme la petite piŠce destin‚e … faire rire, qui suit la noble trag‚die. Depuis qu'il aimait H‚lŠne, ce bon sens acquis par ses r‚flexions solitaires faisait le supplice de Jules. Cette ƒme, si insouciante jadis, n'osait consulter personne sur ses doutes, elle ‚tait remplie de passion et de misŠre. Que ne dirait pas le seigneur de Campireali s'il le savait soldat d'aventure? Ce serait pour le coup qu'il lui adresserait des reproches fond‚s! Jules avait toujours compt‚ sur le m‚tier de soldat, comme sur une ressource assur‚e pour le temps o— il aurait d‚pens‚ le prix des chaŒnes d'or et autres bijoux qu'il avait trouv‚s dans la caisse de fer de son pŠre. Si Jules n'avait aucun scrupule … enlever, lui si pauvre, la fille du riche seigneur de Campireali, c'est qu'en ce temps-l… les pŠres disposaient de leurs biens aprŠs eux comme bon leur semblait, et le seigneur de Campireali pouvait fort bien laisser mille ‚cus … sa fille pour toute fortune. Un autre problŠme tenait l'imagination de Jules profond‚ment occup‚e: 1ø Dans quelle ville ‚tablirait-il la jeune H‚lŠne aprŠs l'avoir ‚pous‚e et enlev‚e … son pŠre? 2“ Avec quel argent la ferait-il vivre? Lorsque le seigneur de Campireali lui adressa le reproche sanglant auquel il avait ‚t‚ tellement sensible, Jules fut pendant deux jours en proie … la rage et … la douleur la plus vive: il ne pouvait se r‚soudre ni … tuer le vieillard insolent, ni … le laisser vivre. Il passait les nuits entiŠres … pleurer; enfin il r‚solut de consulter Ranuce, le seul ami qu'il e–t au monde; mais cet ami le comprendrait-il? Ce fut en vain qu'il chercha Ranuce dans toute la forˆt de la Faggiola, il fut oblig‚ d'aller sur la route de Naples, au-del… de Velletri, o— Ranuce commandait une embuscade: il y attendait, en nombreuse compagnie, Ruiz d'Avalos, g‚n‚ral espagnol, qui se rendait … Rome par terre, sans se rappeler que naguŠre, en nombreuse compagnie, il avait parl‚ avec m‚pris des soldats d'aventure de la compagnie Colonna. Son aum“nier lui rappela fort … propos cette petite circonstance, et Ruiz d'Avalos prit le parti de faire armer une barque et de venir … Rome par mer. DŠs que le capitaine Ranuce eut entendu le r‚cit de Jules: - D‚cris-moi exactement, lui dit-il, la personne de ce seigneur de Campireali, afin que son imprudence ne co–te pas la vie … quelque bon habitant d'Albano. DŠs que l'affaire qui nous retient ici sera termin‚e par oui ou par non, tu te rendras … Rome, o— tu auras soin de te montrer dans les h“telleries et autres lieux publics, … toutes les heures de la journ‚e; il ne faut pas que l'on puisse te soup‡onner … cause de ton amour pour la fille. Jules eut beaucoup de peine … calmer la colŠre de l'ancien compagnon de son pŠre. Il fut oblig‚ de se fƒcher. - Crois-tu que je demande ton ‚p‚e? lui dit-il enfin. Apparemment que, moi aussi, j'ai une ‚p‚e! Je te demande un conseil sage. Ranuce finissait tous ses discours par ces paroles: - Tu es jeune, tu n'as pas de blessures, l'insulte a ‚t‚ publique; or, un homme d‚shonor‚ est m‚pris‚ mˆme des femmes. Jules lui dit qu'il d‚sirait r‚fl‚chir encore sur ce que voulait son coeur, et, malgr‚ les instances de Ranuce, qui pr‚tendait absolument qu'il prŒt part … l'attaque de l'escorte du g‚n‚ral espagnol, o—, disait-il, il y aurait de l'honneur … acqu‚rir, sans compter les doublons, Jules revint seul … sa petite maison. C'est l… que la veille du jour o— le seigneur de Campireali lui tira un coup d'arquebuse, il avait re‡u Ranuce et son caporal, de retour des environs de Velletri. Ranuce employa la force pour voir la petite caisse de fer o— son patron, le capitaine Branciforte, enfermait jadis les chaŒnes d'or et autres bijoux dont il ne jugeait pas … propos de d‚penser la valeur aussit“t aprŠs une exp‚dition. Ranuce y trouva deux ‚cus. - Je te conseille de te faire moine, dit-il … Jules, tu en as toutes les vertus: l'amour de la pauvret‚, en voici la preuve; l'humilit‚, tu te laisses vilipender en pleine rue par un richard d'Albano; il ne te manque plus que l'hypocrisie et la gourmandise. Ranuce mit de force cinquante doublons dans la cassette de fer. - Je te donne ma parole, dit-il … Jules, que si d'ici … un mois le seigneur Campireali n'est pas enterr‚ avec tous les honneurs dus … sa noblesse et … son opulence, mon caporal ici pr‚sent viendra avec trente hommes d‚molir ta petite maison et br–ler tes pauvres meubles. Il ne faut pas que le fils du capitaine Branciforte fasse une mauvaise figure en ce monde, sous pr‚texte d'amour. Lorsque le seigneur de Campireali et son fils tirŠrent les deux coups d'arquebuse, Ranuce et le caporal avaient pris position sous le balcon de pierre, et Jules eut toutes les peines du monde … les empˆcher de tuer Fabio, ou du moins de l'enlever, lorsque celui-ci fit une sortie imprudente en passant par le jardin, comme nous l'avons racont‚ en son lieu. La raison qui calma Ranuce fut celle-ci: il ne faut pas tuer un jeune homme qui peut devenir quelque chose et se rendre utile, tandis qu'il y a un vieux p‚cheur plus coupable que lui, et qui n'est plus bon qu'… enterrer. Le lendemain de cette aventure, Ranuce s'enfon‡a dans la forˆt, et Jules partit pour Rome. La joie qu'il eut d'acheter de beaux habits avec les doublons que Ranuce lui avait donn‚s ‚tait cruellement alt‚r‚e par cette id‚e bien extraordinaire pour son siŠcle, et qui annon‡ait les hautes destin‚es auxquelles il parvint dans la suite; il se disait: Il faut qu'H‚lŠne connaisse qui je suis. Tout autre homme de son ƒge et de son temps n'e–t song‚ qu'… jouir de son amour et … enlever H‚lŠne, sans penser en aucune fa‡on … ce qu'elle deviendrait six mois aprŠs, pas plus qu'… l'opinion qu'elle pourrait garder de lui. De retour dans Albano, et l'aprŠs-midi mˆme du jour o— Jules ‚talait … tous les yeux les beaux habits qu'il avait rapport‚s de Rome, il sut par le vieux Scotti, son ami, que Fabio ‚tait sorti de la ville … cheval, pour aller … trois lieues de l… … une terre que son pŠre poss‚dait dans la plaine, sur le bord de la mer. Plus tard, il vit le seigneur Campireali prendre, en compagnie de deux prˆtres, le chemin de la magnifique all‚e de chˆnes verts qui couronne le bord du cratŠre au fond duquel s'‚tend le lac d'Albano. Dix minutes aprŠs, une vieille femme s'introduisait hardiment dans le palais de Campireali, sous pr‚texte de vendre de beaux fruits; la premiŠre personne qu'elle rencontra fut la petite cam‚riste Marietta, confidente intime de sa maŒtresse H‚lŠne, laquelle rougit jusqu'au blanc des yeux en recevant un beau bouquet. L… lettre que cachait le bouquet ‚tait d'une longueur d‚mesur‚e: Jules racontait tout ce qu'il avait ‚prouv‚ depuis la nuit des coups d'arquebuse; mais, par une pudeur bien singuliŠre, il n'osait pas avouer ce dont tout autre jeune homme de son temps e–t ‚t‚ si fier, savoir: qu'il ‚tait fils d'un capitaine c‚lŠbre par ses aventures, et que lui-mˆme avait d‚j… marqu‚ par sa bravoure dans plus d'un combat. Il croyait toujours entendre les r‚flexions que ces faits inspireraient au vieux Campireali. Il faut savoir qu'au quinziŠme siŠcle les jeunes filles, plus voisines du bon sens r‚publicain, estimaient beaucoup plus un homme pour ce qu'il avait fait lui-mˆme que pour les richesses amass‚es par ses pŠres ou pour les actions c‚lŠbres de ceux-ci. Mais c'‚taient surtout les jeunes filles du peuple qui avaient ces pens‚es. Celles qui appartenaient … la classe riche ou noble avaient peur des brigands, et, comme il est naturel, tenaient en grande estime la noblesse et l'opulence. Jules finissait sa lettre par ces mots: "Je ne sais si les habits convenables que j'ai rapport‚s de Rome vous auront fait oublier la cruelle injure qu'une personne que vous respectez m'adressa naguŠre, … l'occasion de ma ch‚tive apparence; j'ai pu me venger, je l'aurais d–, mon honneur le commandait, je ne l'ai point fait en consid‚ration des larmes que ma vengeance aurait co–t‚ … des yeux que j'adore. Ceci peut vous prouver, si, pour mon malheur, vous en doutiez encore, qu'on peut ˆtre trŠs pauvre et avoir des sentiments nobles. Au reste, j'ai … vous r‚v‚ler un secret terrible; je n'aurais assur‚ment aucune peine … le dire … toute autre femme; mais je ne sais pourquoi je fr‚mis en pensant … vous l'apprendre. Il peut d‚truire, en un instant, l'amour que vous avez pour moi; aucune protestation ne me satisferait de votre part. Je veux lire dans vos yeux l'effet que produira cet aveu. Un de ces jours, … la tomb‚e de la nuit, je vous verrai dans le jardin situ‚ derriŠre le palais. Ce jour-l…, Fabio et votre pŠre seront absents: lorsque j'aurai acquis la certitude que, malgr‚ leur m‚pris pour un pauvre jeune homme mal vˆtu, ils ne pourront nous enlever trois quarts d'heure ou une heure d'entretien, un homme paraŒtra sous les fenˆtres de votre palais, qui fera voir aux enfants du pays un renard apprivois‚. Plus tard, lorsque l'Ave Maria sonnera, vous entendrez tirer un coup d'arquebuse dans le lointain; … ce moment approchez-vous du mur de votre jardin, et, si vous n'ˆtes pas seule, chantez. S'il y a du silence, votre esclave paraŒtra tout tremblant … vos pieds, et vous racontera des choses qui peut-ˆtre vous feront horreur. En attendant ce jour d‚cisif et terrible pour moi, je ne me hasarderai plus … vous pr‚senter de bouquet … minuit; mais vers les deux heures de nuit je passerai en chantant, et peut-ˆtre plac‚e au grand balcon de pierre, vous laisserez tomber une fleur cueillie par vous dans votre jardin. Ce sont peut-ˆtre les derniŠres marques d'affection que vous donnerez au malheureux Jules." Trois jours aprŠs, le pŠre et le frŠre d'H‚lŠne ‚taient all‚s … cheval … la terre qu'ils poss‚daient sur le bord de la mer; ils devaient en partir un peu avant le coucher du soleil, de fa‡on … ˆtre de retour chez eux vers les deux heures de nuit. Mais, au moment de se mettre en route, non seulement leurs deux chevaux, mais tous ceux qui ‚taient dans la ferme, avaient disparu. Fort ‚tonn‚s de ce vol audacieux, ils cherchŠrent leurs chevaux, qu'on ne retrouva que le lendemain dans la forˆt de haute futaie qui borde la mer. Les deux Campireali, pŠre et fils, furent oblig‚s de regagner Albano dans une voiture champˆtre tir‚e par des boeufs. Ce soir-l…, lorsque Jules fut aux genoux d'H‚lŠne, il ‚tait presque tout … fait nuit, et la pauvre fille fut bien heureuse de cette obscurit‚, elle paraissait pour la premiŠre fois devant cet homme qu'elle aimait tendrement, qui le savait fort bien, mais enfin auquel elle n'avait jamais parl‚. Une remarque qu'elle fit lui rendit un peu de courage; Jules ‚tait plus pƒle et plus tremblant qu'elle. Elle le voyait … ses genoux: "En v‚rit‚, je suis hors d'‚tat de parler", lui dit-il. Il y eut quelques instants apparemment fort heureux, ils se regardaient, mais sans pouvoir articuler un mot, immobiles comme un groupe de marbre assez expressif. Jules ‚tait … genoux, tenant une main d'H‚lŠne; celle-ci, la tˆte pench‚e, le consid‚rait avec attention. Jules savait bien que, suivant les conseils de ses amis, les jeunes d‚bauch‚s de Rome, il aurait d– tenter quelque chose; mais il eut horreur de cette id‚e. Il fut r‚veill‚ de cet ‚tat d'extase et peut-ˆtre du plus vif - bonheur que puisse donner l'amour, par cette id‚e: le temps s'envole rapidement; les Campireali s'approchent de leur palais. Il comprit qu'avec une ƒme scrupuleuse comme la sienne, il ne pouvait trouver de bonheur durable, tant qu'il n'aurait fait … sa maŒtresse cet aveu terrible qui e–t sembl‚ une si lourde sottise … ses amis de Rome. - Je vous ai parl‚ d'un aveu que peut-ˆtre je ne devrais pas vous faire, dit-il enfin … H‚lŠne. Jules devint fort pƒle; il ajouta avec peine et comme si la respiration lui manquait: - Peut-ˆtre je vais voir disparaŒtre ces sentiments dont l'esp‚rance fait ma vie. Vous me croyez pauvre; ce n'est pas tout: je suis brigand et fils de brigand. A ces mots, H‚lŠne, fille d'un homme riche et qui avait toutes les peurs de sa caste, sentit qu'elle allait se trouver mal; elle craignait de tomber."Quel chagrin ne sera-ce pas pour ce pauvre Jules! pensait-elle: il se croira m‚pris‚."Il ‚tait … ses genoux. Pour ne pas tomber, elle s'appuya sur lui, et, peu aprŠs, tomba dans ses bras, comme sans connaissance. Comme on voit, au seiziŠme siŠcle, on aimait l'exactitude dans les histoires d'amour. C'est que l'esprit ne jugeait pas ces histoires-l…, l'imagination les sentait, et la passion du lecteur s'identifiait avec celle des h‚ros. Les deux manuscrits que nous suivons, et surtout celui qui pr‚sente quelques tournures de phrases particuliŠres au dialecte florentin, donnent dans le plus grand d‚tail l'histoire de tous les rendez-vous qui suivirent celui-ci. Le p‚ril “tait le remords … la jeune fille. Souvent les p‚rils furent extrˆmes; mais ils ne firent qu'enflammer ces deux cours pour qui toutes les sensations provenant de leur amour ‚taient du bonheur. Plusieurs fois Fabio et son pŠre furent sur le point de les surprendre. Ils ‚taient furieux, se croyant brav‚s: le bruit public leur apprenait que Jules ‚tait l'amant d'H‚lŠne, et cependant ils ne pouvaient rien voir. Fabio, jeune homme imp‚tueux et fier de sa naissance, proposait … son pŠre de faire tuer Jules. - Tant qu'il sera dans ce monde, lui disait-il, les jours de ma soeur courent les plus grands dangers. Qui nous dit qu'au premier moment notre honneur ne nous obligera pas … tremper les mains dans le sang de cette obstin‚e? Elle est arriv‚e … ce point d'audace, qu'elle ne nie plus son amour; vous l'avez vue ne r‚pondre … vos reproches que par un silence morne; eh bien! ce silence est l'arrˆt de mort de Jules Branciforte. - Songez quel a ‚t‚ son pŠre, r‚pondait le seigneur de Campireali. Assur‚ment il ne nous est pas difficile d'aller passer six mois … Rome, et, pendant ce temps, ce Branciforte disparaŒtra. Mais qui nous dit que son pŠre qui, au milieu de tous ses crimes, fut brave et g‚n‚reux, g‚n‚reux au point d'enrichir plusieurs de ses soldats et de rester pauvre lui-mˆme, qui nous dit que son pŠre n'a pas encore des amis, soit dans la compagnie du duc de Monte Mariano, soit dans la compagnie Colonna, qui occupe souvent les bois de la Faggiola, … une demi-lieue de chez nous? En ce cas, nous sommes tous massacr‚s sans r‚mission, vous, moi, et peut-ˆtre aussi votre malheureuse mŠre Ces entretiens du pŠre et du fils, souvent renouvel‚s, n'‚taient cach‚s qu'en partie … Victoire Carafa, mŠre d'H‚lŠne, et la mettaient au d‚sespoir. Le r‚sultat des discussions entre Fabio et son pŠre fut qu'il ‚tait inconvenant pour leur honneur de souffrir paisiblement la continuation des bruits qui r‚gnaient dans Albano. Puisqu'il n'‚tait pas prudent de faire disparaŒtre ce jeune Branciforte qui, tous les jours, paraissait plus insolent, et, de plus, maintenant revˆtu d'habits magnifiques, poussait la suffisance jusqu'… adresser la parole dans les lieux publics, soit … Fabio, soit au seigneur de Campireali lui-mˆme' il y avait lieu de prendre l'un des deux partis suivants, ou peut-ˆtre mˆme tous les deux: il fallait que la famille entiŠre revŒnt habiter Rome, il fallait ramener H‚lŠne au couvent de la Visitation de Castro, o— elle resterait jusqu'… ce qu'on lui e–t trouv‚ un parti convenable. Jamais H‚lŠne n'avait avou‚ son amour … sa mŠre: la fille et la mŠre s'aimaient tendrement, elles passaient leur vie ensemble, et pourtant jamais un seul mot sur ce sujet, qui les int‚ressait presque ‚galement toutes les deux, n'avait ‚t‚ prononc‚. Pour la premiŠre fois le sujet presque unique de leurs pens‚es se trahit par des paroles lorsque la mŠre fit entendre … sa fille qu'il ‚tait question de transporter … Rome l'‚tablissement de la famille, et peut-ˆtre mˆme de la renvoyer passer quelques ann‚es au couvent de Castro. Cette conversation ‚tait imprudente de la part de Victoire Carafa, et ne peut ˆtre excus‚e que par la tendresse folle qu'elle avait pour sa fille. H‚lŠne, ‚perdue d'amour, voulut prouver … son amant qu'elle n'avait pas honte de sa pauvret‚ et que sa confiance en son honneur ‚tait sans bornes."Qui le croirait? s'‚crie l'auteur florentin, aprŠs tant de rendez-vous hardis et voisins d'une mort horrible, donn‚s dans le jardin et mˆme une fois ou deux dans sa propre chambre, H‚lŠne ‚tait pure! Forte de sa vertu, elle proposa … son amant de sortir du palais, vers minuit, par le jardin, et d'aller passer le reste de la nuit dans sa petite maison construite sur les ruines d'Albe, … plus d'un quart de lieue de l…. Ils se d‚guisŠrent en moines de saint Fran‡ois. H‚lŠne ‚tait d'une taille ‚lanc‚e, et, ainsi vˆtue, semblait un jeune frŠre novice de dix-huit ou vingt ans. Ce qui est incroyable, et marque bien le doigt de Dieu, c'est que, dans l'‚troit chemin taill‚ dans le roc, et qui passe encore contre le mur du couvent des Capucins, Jules et sa maŒtresse, d‚guis‚s en moines, rencontrŠrent le seigneur de Campireali et son fils Fabio, qui, suivis de quatre domestiques bien arm‚s, et pr‚c‚d‚s d'un page portant une torche allum‚e, revenaient de Castel Gandolfo, bourg situ‚ sur les bords du lac assez prŠs de l…. Pour laisser passer les deux amants, les Campireali et leurs domestiques se placŠrent … droite et … gauche de ce chemin taill‚ dans le roc et qui peut avoir huit pieds de large. Combien n'e–t-il pas ‚t‚ plus heureux pour H‚lŠne d'ˆtre reconnue en ce moment! Elle e–t ‚t‚ tu‚e d'un coup de pistolet par son pŠre ou son frŠre, et son supplice n'e–t dur‚ qu'un instant: mais le ciel en avait ordonn‚ autrement (superis aliter visum'). "0n ajoute encore une circonstance sur cette singuliŠre rencontre, et que la signora de Campireali, parvenue … une extrˆme vieillesse et presque centenaire, racontait encore quelquefois … Rome devant des personnages graves qui, bien vieux eux-mˆmes, me l'ont redite lorsque mon insatiable curiosit‚ les interrogeait sur ce sujet-l… et sur bien d'autres. "Fabio de Campireali, qui ‚tait un jeune homme fier de son courage et plein de hauteur, remarquant que le moine le plus ƒg‚ ne saluait ni son pŠre, ni lui, en passant si prŠs d'eux, s'‚cria: - Voil… un fripon de moine bien fier! Dieu sait ce qu'il va faire hors du couvent, lui et son compagnon, … cette heure indue! Je ne sais ce qui me tient de lever leurs capuchons; nous verrions leurs mines. "A ces mots, Jules saisit sa dague sous sa robe de moine, et se pla‡a entre Fabio et H‚lŠne. En ce moment il n'‚tait pas … plus d'un pied de distance de Fabio; mais le ciel en ordonna autrement, et calma par un miracle la fureur de ces deux jeunes gens, qui bient“t devaient se voir de si prŠs." Dans le procŠs que par la suite on intenta … H‚lŠne de Campireali, on voulut pr‚senter cette promenade nocturne comme une preuve de corruption. C'‚tait le d‚lire d'un jeune coeur enflamm‚ d'un fol amour, mais ce coeur ‚tait pur. III Il faut savoir que les Orsini, ‚ternels rivaux des Colonna, et tout-puissants alors dans les villages les plus voisins de Rome, avaient fait condamner … mort, depuis peu, par les tribunaux du gouvernement, un riche cultivateur nomm‚ Balthazar Bandini, n‚ … la Petrella. Il serait trop long de rapporter ici les diverses actions que l'on reprochait … Bandini: la plupart seraient des crimes aujourd'hui mais ne pouvaient pas ˆtre consid‚r‚es d'une fa‡on aussi s‚vŠre en 1559. Bandini ‚tait en prison dans un chƒteau appartenant aux Orsini, et situ‚ dans la montagne du c“t‚ de Valmontone, … six lieues d'Albano. Le baril de Rome, suivi de cent cinquante de ses sbires, passa une nuit sur la grande route, il venait chercher Bandini pour le conduire … Rome dans les prisons de Tordinona; Bandini avait appel‚ … Rome de la sentence qui le condamnait … mort. Mais, comme nous l'avons dit, il ‚tait natif de la Petrella, forteresse appartenant aux Colonna, la femme de Bandini vint dire publiquement … Fabrice Colonna, qui se trouvait … la Petrella: - Laisserez-vous mourir un de vos fidŠles serviteurs? Colonna r‚pondit: - A Dieu ne plaise que je m'‚carte jamais du respect que je dois aux d‚cisions des tribunaux du pape mon seigneur! Aussit“t ses soldats re‡urent des ordres, et il fit donner avis de se tenir prˆts … tous ses partisans. Le rendez-vous ‚tait indiqu‚ dans les environs de Valmontone, petite ville bƒtie au sommet d'un rocher peu ‚lev‚, mais qui a pour rempart un pr‚cipice continu et presque vertical de soixante … quatre-vingts pieds de haut. C'est dans cette ville appartenant au pape que les partisans des Orsini et les sbires du gouvernement avaient r‚ussi … transporter Bandini.. Parmi les partisans les plus z‚l‚s du pouvoir, on comptait le seigneur de Campireali et Fabio, son fils, d'ailleurs un peu parents des Orsini. De tout temps, au contraire, Jules Branciforte et son pŠre avaient ‚t‚ attach‚s aux Colonna. Dans les circonstances o— il ne convenait pas aux Colonna d'agir ouvertement, ils avaient recours … une pr‚caution fort simple: la plupart des riches paysans romains, alors comme aujourd'hui, faisaient partie de quelque compagnie de p‚nitents. Les p‚nitents ne paraissent jamais en public que la tˆte couverte d'un morceau de toile qui cache leur figure et se trouve perc‚ de deux trous vis-…-vis les yeux. Quand les Colonna ne voulaient pas avouer une entreprise, ils invitaient leurs partisans … prendre leur habit de p‚nitent pour venir les joindre. AprŠs de longs pr‚paratifs, la translation de Bandini, qui depuis quinze jours faisait la nouvelle du pays, fut indiqu‚e pour un dimanche. Ce jour-l…, … deux heures du matin, le gouverneur de Valmontone fit sonner le tocsin dans tous les villages de la forˆt de la Faggiola. On vit des paysans sortir en assez grand nombre de chaque village. (Les moeurs des r‚publiques du Moyen Age, du temps desquelles on se battait pour obtenir une certaine chose que l'on d‚sirait, avaient conserv‚ beaucoup de bravoure dans le coeur des paysans; de nos jours, personne ne bougerait.) Ce jour-l… on put remarquer une chose assez singuliŠre: … mesure que la petite troupe de paysans arm‚s sortie de chaque village s'enfon‡ait dans la forˆt, elle diminuait de moiti‚; des partisans des Colonna se dirigeaient vers le lieu du rendez-vous d‚sign‚ par Fabrice. Leurs chefs paraissaient persuad‚s qu'on ne se battrait pas ce jour-l…: ils avaient eu ordre le matin de r‚pandre ce bruit. Fabrice parcourait la forˆt avec l'‚lite de ses partisans, qu'il avait mont‚s sur les jeunes chevaux … demi sauvages de son haras. Il passait une sorte de revue des divers d‚tachements de paysans; mais il ne leur parlait point, toute parole pouvant compromettre. Fabrice ‚tait un grand homme maigre, d'une agilit‚ et d'une force incroyables: quoique … peine ƒg‚ de quarante-cinq ans, ses cheveux et sa moustache ‚taient d'une blancheur ‚clatante, ce qui le contrariait fort: … ce signe on pouvait le reconnaŒtre en des lieux o— il e–t mieux aim‚ passer incognito. A mesure que les paysans le voyaient, ils criaient: Vive Colonna! et mettaient leurs capuchons de toile. Le prince lui-mˆme avait son capuchon sur la poitrine, de fa‡on … pouvoir le passer dŠs qu'on apercevrait l'ennemi. Celui-ci ne se fit point attendre: le soleil se levait … peine lorsqu'un millier d'hommes … peu prŠs, appartenant au parti des Orsini, et venant du c“t‚ de Valmontone, p‚n‚trŠrent dans la forˆt et vinrent passer … trois cents pas environ des partisans de Fabrice Colonna, que celui-ci avait fait mettre ventre … terre. Quelques minutes aprŠs que les derniers des Orsini formant cette avant-garde eurent d‚fil‚, le prince mit ses hommes en mouvement: il avait r‚solu d'attaquer l'escorte de Bandini un quart d'heure aprŠs qu'elle serait entr‚e dans le bois. En cet endroit, la forˆt est sem‚e de petites roches hautes de quinze ou vingt pieds; ce sont des coul‚es de lave plus ou moins antiques sur lesquelles les chƒtaigniers viennent admirablement et interceptent presque entiŠrement le jour. Comme ces coul‚es, plus ou moins attaqu‚es par le temps, rendent le sol fort in‚gal, pour ‚pargner … la grande route une foule de petites mont‚es et descentes inutiles, on a creus‚ dans la lave, et fort souvent la route est … trois ou quatre pieds en contre-bas de la forˆt. Vers le lieu de l'attaque projet‚e par Fabrice, se trouvait une clairiŠre couverte d'herbes et travers‚e … l'une de ses extr‚mit‚s par la grande route. Ensuite la route rentrait dans la forˆt, qui, en cet endroit, remplie de ronces et d'arbustes entre les troncs des arbres, ‚tait tout … fait imp‚n‚trable. C'est … cent pas dans la forˆt et sur les deux bords de la route que Fabrice pla‡ait ses fantassins. A un signe du prince, chaque paysan arrangea son capuchon, et prit poste avec son arquebuse derriŠre un chƒtaignier; les soldats du prince se placŠrent derriŠre les arbres les plus voisins de la route. Les paysans avaient l'ordre pr‚cis de ne tirer qu'aprŠs les soldats et ceux-ci ne devaient faire feu que lorsque l'ennemi serait … vingt pas. Fabrice fit couper … la hƒte une vingtaine d'arbres, qui, pr‚cipit‚s avec leurs branches sur la route, assez ‚troite en ce lieu-l… et en contre-bas de trois pieds, l'interceptaient entiŠrement. Le capitaine Ranuce, avec cinq cents hommes, suivit l'avant-garde; il avait l'ordre de ne l'attaquer que lorsqu'il entendrait les premiers coups d'arquebuse qui seraient tir‚s de l'abattis qui interceptait la route. Lorsque Fabrice Colonna vit ses soldats et ses partisans bien plac‚s chacun derriŠre son arbre et pleins de r‚solution, il partit au galop avec tous ceux des siens qui ‚taient mont‚s, et parmi lesquels on remarquait Jules Branciforte. Le prince prit un sentier … droite de la grande route et qui le conduisait … l'extr‚mit‚ de la clairiŠre la plus ‚loign‚e de la route. Le prince s'‚tait … peine ‚loign‚ depuis quelques minutes, lorsqu'on vit venir de loin, par la route de Valmontone, une troupe nombreuse d'hommes … cheval, c'‚taient les sbires et le baril, escortant Bandini, et tous les cavaliers des Orsini. Au milieu d'eux se trouvait Balthazar Bandini, entour‚ de quatre bourreaux vˆtus de rouge; ils avaient l'ordre d'ex‚cuter la sentence des premiers juges et de mettre Bandini … mort, s'ils voyaient les partisans des Colonna sur le point de le d‚livrer. La cavalerie de Colonna arrivait … peine … l'extr‚mit‚ de la clairiŠre ou prairie la plus ‚loign‚e de la route, lorsqu'il entendit les premiers coups d'arquebuse de l'embuscade par lui plac‚e sur la grande route en avant de l'abattis. Aussit“t il mit sa cavalerie au galop, et dirigea sa charge sur les quatre bourreaux vˆtus de rouge qui entouraient Bandini Nous ne suivrons point le r‚cit de cette petite affaire, qui ne dura pas trois quarts d'heure; les partisans des Orsini, surpris, s'enfuirent dans tous les sens; mais, … l'avant-garde, le brave capitaine Ranuce fut tu‚, ‚v‚nement qui eut une influence funeste sur la destin‚e de Branciforte. A peine celui-ci avait donn‚ quelques coups de sabre, toujours en se rapprochant des hommes vˆtus de rouge, qu'il se trouva vis-…-vis de Fabio de Campireali. Mont‚ sur un cheval bouillant d'ardeur et revˆtu d'un giaour dor‚ (cotte de mailles), Fabio s'‚criait: - Quels sont ces mis‚rables masqu‚s? Coupons leur masque d'un coup de sabre; voyez la fa‡on dont Je m'y prends! Presque au mˆme instant, Jules Branciforte re‡ut de lui un coup de sabre horizontal sur le front. Ce coup avait ‚t‚ lanc‚ avec tant d'adresse, que la toile qui lui couvrait le visage tomba en mˆme temps qu'il se sentit les yeux aveugl‚s par le sang qui coulait de cette blessure, d'ailleurs fort peu grave. Jules ‚loigna son cheval pour avoir le temps de respirer et de s'essuyer le visage. Il voulait, … tout prix, ne point se battre avec le frŠre d'H‚lŠne; et son cheval ‚tait d‚j… … quatre pas de Fabio, lorsqu'il re‡ut sur la poitrine un furieux coup de sabre qui ne p‚n‚tra point, grƒce … son giaour, mais lui “ta la respiration pour le moment. Presque au mˆme instant, il s'entendit crier aux oreilles: - Ti conosco, porco! Canaille, je te connais! C'est comme cela que tu gagnes de l'argent pour remplacer tes haillons! - Jules, vivement piqu‚, oublia sa premiŠre r‚solution et revint sur Fabio: - Ed in mal punto tu venisti*! s'‚cria-t-il. * Malheur … toi! tu arrives dans un moment fatal! A la suite de quelques coups de sabre pr‚cipit‚s, le vˆtement qui couvrait leur cotte de mailles tombait de toutes parts. La cotte de mailles de Fabio ‚tait dor‚e et magnifique, celle de Jules des plus communes. - Dans quel ‚gout as-tu ramass‚ ton giaour? lui cria Fabio. Au mˆme moment, Jules trouva l'occasion qu'il cherchait depuis une demi-minute: la superbe cotte de mailles de Fabio ne serrait pas assez le cou, et Jules lui porta au cou, un peu d‚couvert, un coup de pointe qui r‚ussit. L'‚p‚e de Jules entra d'un demi-pied dans la gorge de Fabio et en fit jaillir un ‚norme jet de sang. - Insolent! s'‚cria Jules. Et il galopa vers les hommes habill‚s de rouge, dont deux ‚taient encore … cheval … cent pas de lui. Comme il approchait d'eux, le troisiŠme tomba; mais, au moment o— Jules arrivait tout prŠs du quatriŠme bourreau, celui-ci, se voyant environn‚ de plus de dix cavaliers, d‚chargea un pistolet … bout portant sur le malheureux Balthazar Bandini, qui tomba. - Mes chers seigneurs, nous n'avons plus que faire ici! s'‚cria Branciforte, sabrons ces coquins de sbires qui s'enfuient de toutes parts. Tout le monde le suivit. Lorsque, une demi-heure aprŠs, Jules revint auprŠs de Fabrice Colonna, ce seigneur lui adressa la parole pour la premiŠre fois de sa vie. Jules le trouva ivre de colŠre; il croyait le voir transport‚ de joie, … cause de la victoire, qui ‚tait complŠte et due tout entiŠre … ses bonnes dispositions; car les Orsini avaient prŠs de trois mille hommes, et Fabrice, … cette affaire, n'en avait pas r‚uni plus de quinze cents. - Nous avons perdu votre brave ami Ranuce! s'‚cria le prince en parlant … Jules, je viens moi-mˆme de toucher son corps; il est d‚j… froid. Le pauvre Balthazar Bandini est mortellement bless‚. Ainsi, au fond, nous n'avons pas r‚ussi. Mais l'ombre du brave capitaine Ranuce paraŒtra bien accompagn‚e devant Pluton. J'ai donn‚ l'ordre que l'on pende aux branches des arbres tous ces coquins de prisonniers. N'y manquez pas, messieurs! s'‚cria-t-il en haussant la voix. Et il repartit au galon pour l'endroit o— avait eu lieu le combat d'avant-garde. Jules commandait … peu prŠs en second la compagnie de Ranuce; il suivit le prince, qui, arriv‚ prŠs du cadavre de ce brave soldat, qui gisait entour‚ de plus de cinquante cadavres ennemis, descendit une seconde fois de cheval pour prendre la main de Ranuce. Jules l'imita, il pleurait. - Tu es bien jeune, dit le prince … Jules, mais je te vois couvert de sang, et ton pŠre fut un brave homme, qui avait re‡u plus de vingt blessures au service des Colonna. Prends le commandement de ce qui reste de la compagnie de Ranuce, et conduis son cadavre … notre ‚glise de la Petrella; songe que tu seras peut-ˆtre attaqu‚ sur la route. Jules ne fut point attaqu‚, mais il tua d'un coup d'‚p‚e un de ses soldats, qui lui disait qu'il ‚tait trop jeune pour commander. Cette imprudence r‚ussit, parce que Jules ‚tait encore tout couvert du sang de Fabio. Tout le long de la route, il trouvait les arbres charg‚s d'hommes que l'on pendait. Ce spectacle hideux, joint … la mort de Ranuce et surtout … celle de Fabio, le rendait presque fou. Son seul espoir ‚tait qu'on ne saurait pas le nom du vainqueur de Fabio. Nous sautons les d‚tails militaires. Trois jours aprŠs celui du combat, il put revenir passer quelques heures … Albano; il racontait … ses connaissances qu'une fiŠvre violente l'avait retenu dans Rome, o— il avait ‚t‚ oblig‚ de garder le lit toute la semaine. Mais on le traitait partout avec un respect marqu‚; les gens les plus consid‚rables de la ville le saluaient les premiers; quelques imprudents allŠrent mˆme jusqu'… l'appeler seigneur capitaine. Il avait pass‚ plusieurs fois devant le palais Campireali, qu'il trouva entiŠrement ferm‚, et, comme le nouveau capitaine ‚tait fort timide lorsqu'il s'agissait de faire certaines questions, ce ne fut qu'au milieu de la journ‚e qu'il put prendre sur lui de dire … Scotti, vieillard qui l'avait toujours trait‚ avec bont‚: - Mais o— sont donc les Campireali? je vois leur palais ferm‚. - Mon ami, r‚pondit Scotti avec une tristesse subite, c'est l… un nom que vous ne devez jamais prononcer. Vos amis sont bien convaincus que c'est lui qui vous a cherch‚, et ils le diront partout; mais enfin, il ‚tait le principal obstacle … votre mariage; mais enfin, sa mort laisse une soeur immens‚ment riche, et qui vous aime. On peut mˆme ajouter, et l'indiscr‚tion devient vertu en ce moment, on peut mˆme ajouter qu'elle vous aime au point d'aller vous rendre visite la nuit dans votre petite maison d'Albe. Ainsi l'on peut dire, dans votre int‚rˆt, que vous ‚tiez mari et femme avant le fatal combat des Ciampi (c'est le nom qu'on donnait dans le pays au combat que nous avons d‚crit). Le vieillard s'interrompit, parce qu'il s'aper‡ut que Jules fondait en larmes. - Montons … l'auberge, dit Jules. Scotti le suivit; on leur donna une chambre o— ils s'enfermŠrent … clef, et Jules demanda au vieillard la permission de lui raconter tout ce qui s'‚tait pass‚ depuis huit jours. Ce long r‚cit termin‚: - Je vois bien … vos larmes, dit le vieillard, que rien n'a ‚t‚ pr‚m‚dit‚ dans votre conduite; mais la mort de Fabio n'en est pas moins un ‚v‚nement bien cruel pour vous. Il faut absolument qu'H‚lŠne d‚clare … sa mŠre que vous ˆtes son ‚poux depuis longtemps. Jules ne r‚pondit pas, ce que le vieillard attribua … une louable discr‚tion. Absorb‚ dans une profonde rˆverie, Jules se demandait si H‚lŠne, irrit‚e par la mort d'un frŠre, rendrait justice … sa d‚licatesse; il se repentit de ce qui s'‚tait pass‚ autrefois. Ensuite, … sa demande, le vieillard lui parla franchement de tout ce qui avait eu lieu dans Albano le jour du combat. Fabio ayant ‚t‚ tu‚ sur les six heures et demie du matin, … plus de six lieues d'Albano, chose incroyable! dŠs neuf heures on avait commenc‚ … parler de cette mort. Vers midi on avait vu le vieux Campireali, fondant en larmes et soutenu par ses domestiques, se rendre au couvent des Capucins. Peu aprŠs, trois de ces bons pŠres, mont‚s sur les meilleurs chevaux de Campireali, et suivis de beaucoup de domestiques, avaient pris la route du village des Ciampi, prŠs duquel le combat avait eu lieu. Le vieux Campireali voulait absolument les suivre; mais on l'en avait dissuad‚, par la raison que Fabrice Colonna ‚tait furieux (on ne savait trop pourquoi) et pourrait bien lui faire un mauvais parti s'il ‚tait fait prisonnier. Le soir, vers minuit, la forˆt de la Faggiola avait sembl‚ en feu: c'‚taient tous les moines et tous les pauvres d'Albano qui, portant chacun un gros cierge allum‚, allaient … la rencontre du corps du jeune Fabio. - Je ne vous cacherai point, continua le vieillard en baissant la voix comme s'il e–t craint d'ˆtre entendu, que la route qui conduit … Valmontone et aux Ciampi... - Eh bien? dit Jules. - Eh bien, cette route passe devant votre maison, et l'on dit que lorsque le cadavre de Fabio est arriv‚ … ce point, le sang a jailli d'une plaie horrible qu'il avait au cou. - Quelle horreur! s'‚cria Jules en se levant. - Calmez-vous, mon ami, dit le vieillard, vous voyez bien qu'il faut que vous sachiez tout. Et maintenant je puis vous dire que votre pr‚sence ici, aujourd'hui, a sembl‚ un peu pr‚matur‚e. Si vous me faisiez l'honneur de me consulter, j'ajouterais, capitaine, qu'il n'est pas convenable que d'ici … un mois vous paraissiez dans Albano. Je n'ai pas besoin de vous avertir qu'il ne serait point prudent de vous montrer … Rome. On ne sait point encore quel parti le Saint-PŠre va prendre envers les Colonna; on pense qu'il ajoutera foi … la d‚claration de Fabrice qui pr‚tend n'avoir appris le combat des Ciampi que par la voix publique; mais le gouverneur de Rome, qui est tout Orsini, enrage et serait enchant‚ de faire pendre quelqu'un des braves soldats de Fabrice, ce dont celui-ci ne pourrait se plaindre raisonnablement, puisqu'il jure n'avoir point assist‚ au combat. J'irai plus loin, et, quoique vous ne me le demandiez pas, je prendrai la libert‚ de vous donner un avis militaire: vous ˆtes aim‚ dans Albano, autrement vous n'y seriez pas en s–ret‚. Songez que vous vous promenez par la ville depuis plusieurs heures, que l'un des partisans des Orsini peut se croire brav‚, ou tout au moins songer … la facilit‚ de gagner une belle r‚compense. Le vieux Campireali a r‚p‚t‚ mille fois qu'il donnera sa plus belle terre … qui vous aura tu‚. Vous auriez d– faire descendre dans Albano quelques-uns des soldats que vous avez dans votre maison... - Je n'ai point de soldats dans ma maison. - En ce cas, vous ˆtes fou, capitaine. Cette auberge a un jardin, nous allons sortir par le jardin, et nous ‚chapper … travers les vignes. Je vous accompagnerai; Je suis vieux et sans armes; mais, si nous rencontrons des mal-intentionn‚s, je leur parlerai, et je pourrai du moins vous faire gagner du temps. Jules eut l'ƒme navr‚e. Oserons-nous dire quelle ‚tait sa folie? DŠs qu'il avait appris que le palais Campireali ‚tait ferm‚ et tous ses habitants partis pour Rome, il avait form‚ le projet d'aller revoir ce jardin o— si souvent il avait eu des entrevues avec H‚lŠne. Il esp‚rait mˆme revoir sa chambre, o— il avait ‚t‚ re‡u quand sa mŠre ‚tait absente. Il avait besoin de se rassurer contre sa colŠre, par la vue des lieux o— il l'avait vue si tendre pour lui. Branciforte et le g‚n‚reux vieillard ne firent aucune mauvaise rencontre en suivant les petits sentiers qui traversent les vignes et montent vers le lac. Jules se fit raconter de nouveau les d‚tails des obsŠques du jeune Fabio. Le corps de ce brave jeune homme, escort‚ par beaucoup de prˆtres, avait ‚t‚ conduit … Rome, et enseveli dans la chapelle de sa famille, au couvent de Saint-Onuphre, au sommet du Janicule. On avait remarqu‚, comme une circonstance fort singuliŠre, que, la veille de la c‚r‚monie, H‚lŠne avait ‚t‚ reconduite par son pŠre au couvent de la Visitation, … Castro; ce qui avait confirm‚ le bruit public qui voulait qu'elle f–t mari‚e secrŠtement avec le soldat d'aventure qui avait eu le malheur de tuer son frŠre. Quand il fut prŠs de sa maison, Jules trouva le caporal de sa compagnie et quatre de ses soldats; ils lui dirent que jamais leur ancien capitaine ne sortait de la forˆt sans avoir auprŠs de lui quelques-uns de ses hommes. Le prince avait dit plusieurs fois, que lorsqu'on voulait se faire tuer par imprudence, il fallait auparavant donner sa d‚mission, afin de ne pas lui jeter sur les bras une mort … venger. Jules Branciforte comprit la justesse de ces id‚es, auxquelles jusqu'ici il avait ‚t‚ parfaitement ‚tranger. Il avait cru, ainsi que les peuples enfants, que la guerre ne consiste qu'… se battre avec courage. Il ob‚it sur-le-champ aux intentions du prince; il ne se donna que le temps d'embrasser le sage vieillard qui avait eu la g‚n‚rosit‚ de l'accompagner jusqu'… sa maison. Mais, peu de jours aprŠs, Jules, … demi fou de m‚lancolie, revint voir le palais Campireali. A la nuit tombante, lui et trois de ses soldats, d‚guis‚s en marchands napolitains, p‚n‚trŠrent dans Albano. Il se pr‚senta seul dans la maison de Scotti; il apprit qu'H‚lŠne ‚tait toujours rel‚gu‚e au couvent de Castro. Son pŠre, qui la croyait mari‚e … celui qu'il appelait l'assassin de son fils, avait jur‚ de ne jamais la revoir. Il ne l'avait pas vue mˆme en la ramenant au couvent. La tendresse de sa mŠre semblait, au contraire, redoubler, et souvent elle quittait Rome pour aller passer un jour ou deux avec sa fille. IV "Si je ne me justifie pas auprŠs d'H‚lŠne, se dit Jules en regagnant, pendant la nuit, le quartier que sa compagnie occupait dans la forˆt, elle finira par me croire un assassin. Dieu sait les histoires qu'on lui aura faites sur ce fatal combat!" Il alla prendre les ordres du prince dans son chƒteau fort de la Petrella, et lui demanda la permission d'aller … Castro. Fabrice Colonna fron‡a le sourcil: - L'affaire du petit combat n'est point encore arrang‚e avec Sa Saintet‚. Vous devez savoir que j'ai d‚clar‚ la v‚rit‚, c'est-…-dire que j'‚tais rest‚ parfaitement ‚tranger … cette rencontre, dont je n'avais mˆme su la nouvelle que le lendemain, ici, dans mon chƒteau de la Petrella. J'ai tout lieu de croire que Sa Saintet‚ finira par ajouter foi … ce r‚cit sincŠre. Mais les Orsini sont puissants, mais tout le monde dit que vous vous ˆtes distingu‚ dans cette ‚chauffour‚e. Les Orsini vont jusqu'… pr‚tendre que plusieurs prisonniers ont ‚t‚ pendus aux branches des arbres. Vous savez combien ce r‚cit est faux; mais on peut pr‚voir des repr‚sailles. Le profond ‚tonnement qui ‚clatait dans les regards na‹fs du jeune capitaine amusait le prince toutefois il jugea, … la vue de tant d'innocence, qu'il ‚tait utile de parler plus clairement. - Je vois en vous, continua-t-il, cette bravoure complŠte qui a fait connaŒtre dans toute l'Italie le nom de Branciforte. J'espŠre que vous aurez pour ma maison cette fid‚lit‚ qui me rendait votre pŠre si cher, et que j'ai voulu r‚compenser en vous. Voici le mot d'ordre de ma compagnie: "Ne dire jamais la v‚rit‚ sur rien de ce qui a rapport … moi ou … mes soldats. Si, dans le moment o— vous ˆtes oblig‚ de parler, vous ne voyez l'utilit‚ d'aucun mensonge, dites faux … tout hasard, et gardez-vous comme de p‚ch‚ mortel de dire la moindre v‚rit‚. Vous comprenez que, r‚unie … d'autres renseignements, elle peut mettre sur la voie de mes projets. Je sais, du reste, que vous avez une amourette dans le couvent de la Visitation, … Castro; vous pouvez aller perdre quinze jours dans cette petite ville, o— les Orsini ne manquent pas d'avoir des amis et mˆme des agents. Passez chez mon majordome, qui vous remettra deux cents sequins. L'amiti‚ que j'avais pour votre pŠre, ajouta le prince en riant, me donne l'envie de vous donner quelques directions sur la fa‡on de mener … bien cette entreprise amoureuse et militaire. Vous et trois de vos soldats serez d‚guis‚s en marchands; vous ne manquerez pas de vous fƒcher contre un de vos compagnons, qui fera profession d'ˆtre toujours ivre, et qui se fera beaucoup d'amis en payant du vin … tous les d‚soeuvr‚s de Castro. Du reste, ajouta le prince en changeant de ton, si vous ˆtes pris par les Orsini et mis … mort, n'avouez jamais votre nom v‚ritable, et encore moins que vous m'appartenez. Je n'ai pas besoin de vous recommander de faire le tour de toutes les petites villes, et d'y entrer toujours par la porte oppos‚e au c“t‚ d'o— vous venez. Jules fut attendri par ces conseils paternels, venant d'un homme ordinairement si grave. D'abord le prince sourit des larmes qu'il voyait rouler dans les yeux du jeune homme; puis sa voix … lui-mˆme s'alt‚ra. Il tira une des nombreuses bagues qu'il portait aux doigts; en la recevant, Jules baisa cette main c‚lŠbre par tant de hauts faits. - Jamais mon pŠre ne m'en e–t tant dit! s'‚cria le jeune homme enthousiasm‚. Le surlendemain, un peu avant le point du jour, il entrait dans les murs de la petite ville de Castro; cinq soldats le suivaient, d‚guis‚s ainsi que lui: deux firent bande … part, et semblaient ne connaŒtre ni lui ni les trois autres. Avant mˆme d'entrer dans la ville, Jules aper‡ut le couvent de la Visitation, vaste bƒtiment entour‚ de noires murailles, et assez semblable … une forteresse. Il courut … l'‚glise; elle ‚tait splendide. Les religieuses, toutes nobles et la plupart appartenant … des familles riches, luttaient d'amour-propre, entre elles, … qui enrichirait cette ‚glise, seule partie du couvent qui f–t expos‚e aux regards du public. Il ‚tait pass‚ en usage que celle de ces dames que le pape nommait abbesse, sur une liste de trois noms pr‚sent‚e par le cardinal protecteur de l'ordre de la Visitation, fŒt une offrande consid‚rable, destin‚e … ‚terniser son nom. Celle dont l'offrande ‚tait inf‚rieure au cadeau de l'abbesse qui l'avait pr‚c‚d‚e ‚tait m‚pris‚e, ainsi que sa famille. Jules s'avan‡a en tremblant dans cet ‚difice magnifique, resplendissant de marbres et de dorures. A la v‚rit‚, il ne songeait guŠre aux marbres et aux dorures, il lui semblait ˆtre sous les yeux d'H‚lŠne. Le grand autel, lui dit-on, avait co–t‚ plus de huit cent mille francs; mais ses regards, d‚daignant les richesses du grand autel, se dirigeaient sur une grille dor‚e, haute de prŠs de quarante pieds, et divis‚e en trois parties par deux pilastres en marbre. Cette grille, … laquelle sa masse ‚norme donnait quelque chose de terrible, s'‚levait derriŠre le grand autel, et s‚parait le choeur des religieuses de l'‚glise ouverte … tous les fidŠles. Jules se disait que derriŠre cette grille dor‚e se trouvaient, durant les offices, les religieuses et les pensionnaires. Dans cette ‚glise int‚rieure pouvait se rendre … toute heure du jour une religieuse ou une pensionnaire qui avait besoin de prier; c'est sur cette circonstance connue de tout le monde qu'‚taient fond‚es les esp‚rances du pauvre amant. Il est vrai qu'un immense voile noir garnissait le c“t‚ int‚rieur de la grille; mais ce voile, pensa Jules, ne doit guŠre intercepter la vue des pensionnaires regardant dans l'‚glise du public, puisque moi, qui ne puis en approcher qu'… une certaine distance, j'aper‡ois fort bien, … travers le voile, les fenˆtres qui ‚clairent le choeur, et que je puis distinguer jusqu'aux moindres d‚tails de leur architecture. Chaque barreau de cette grille magnifiquement dor‚e portait une forte pointe dirig‚e contre les assistants. Jules choisit une place trŠs apparente, vis-…-vis la partie gauche de la grille, dans le lieu le plus ‚clair‚; l… il passait sa vie … entendre des messes. Comme il ne se voyait entour‚ que de paysans, il esp‚rait ˆtre remarqu‚, mˆme … travers le voile noir qui garnissait l'int‚rieur de la grille. Pour la premiŠre fois de sa vie, ce jeune homme simple cherchait l'effet; sa mise ‚tait recherch‚e, il faisait de nombreuses aum“nes en entrant dans l'‚glise et en sortant. Ses gens et lui entouraient de pr‚venances tous les ouvriers et petits fournisseurs qui avaient quelques relations avec le couvent. Ce ne fut toutefois que le troisiŠme jour qu'enfin il eut l'espoir de faire parvenir une lettre … H‚lŠne. Par ses ordres, l'on suivait exactement les deux soeurs converses charg‚es d'acheter une partie des approvisionnements du couvent; l'une d'elles avait des relations avec un petit marchand. Un des soldats de Jules, qui avait ‚t‚ moine, gagna l'amiti‚ du marchand, et lui promit un sequin pour chaque lettre qui serait remise … la pensionnaire H‚lŠne de Campireali. - Quoi! dit le marchand … la premiŠre ouverture qu'on lui fit sur cette affaire, une lettre … la femme du brigand! Ce nom ‚tait d‚j… ‚tabli dans Castro, et il n'y avait pas quinze jours qu'H‚lŠne y ‚tait arriv‚e: tant ce qui donne prise … l'imagination court rapidement chez ce peuple passionn‚ pour tous les d‚tails exacts! Le petit marchand ajouta: - Au moins, celle-ci est mari‚e! Mais combien de nos dames n'ont pas cette excuse, et re‡oivent du dehors bien autre chose que des lettres. Dans cette premiŠre lettre, Jules racontait avec des d‚tails infinis tout ce qui s'‚tait pass‚ dans la journ‚e fatale marqu‚e par la mort de Fabio: "Me ha‹ssez-vous?"disait-il en terminant. H‚lŠne r‚pondit par une ligne que, sans ha‹r personne, elle allait employer tout le reste de sa vie … tƒcher d'oublier celui par qui son frŠre avait p‚ri. Jules se hƒta de r‚pondre; aprŠs quelques invectives contre la destin‚e, genre d'esprit imit‚ de Platon et alors … la mode: "Tu veux donc, continuait-il, mettre en oubli la parole de Dieu … nous transmise dans les saintes Ecritures? Dieu dit: La femme quittera sa famille et ses parents pour suivre son ‚poux. Oserais-tu pr‚tendre que tu n'es pas ma femme? Rappelle-toi la nuit de la Saint-Pierre. Comme l'aube paraissait d‚j… derriŠre le Monte Cavi, tu te jetas … mes genoux; je voulus bien t'accorder grƒce; tu ‚tais … moi, si je l'eusse voulu; tu ne pouvais r‚sister … l'amour qu'alors tu avais pour moi. Tout … coup il me sembla que, comme je t'avais dit plusieurs fois que je t'avais fait depuis longtemps le sacrifice de ma vie et de tout ce que je pouvais avoir de plus cher au monde, tu pouvais me r‚pondre, quoique tu ne le fisses jamais, que tous ces sacrifices, ne se marquant par aucun acte ext‚rieur, pouvaient bien n'ˆtre qu'imaginaires. Une id‚e, cruelle pour moi, mais juste au fond, m'illumina. Je pensai que ce n'‚tait pas pour rien que le hasard me pr‚sentait l'occasion de sacrifier … ton int‚rˆt la plus grande f‚licit‚ que j'eusse jamais pu rˆver. Tu ‚tais d‚j… dans mes bras et sans d‚fense, souviens-t'en; ta bouche mˆme n'osait refuser. A ce moment l'Ave Maria du matin sonna au couvent du Monte Cavi et, par un hasard miraculeux, ce son parvint jusqu'… nous. Tu me dis: Fais ce sacrifice … la sainte Madone, cette mŠre de toute puret‚. J'avais d‚j…, depuis un instant, l'id‚e de ce sacrifice suprˆme, le seul r‚el que j'eusse jamais eu l'occasion de te faire. Je trouvai singulier que la mˆme id‚e te f–t apparue. Le son lointain de cet Ave Maria me toucha, je l'avoue; je t'accordai ta demande. Le sacrifice ne fut pas en entier pour toi; je crus mettre notre union future sous la protection de la Madone. Alors je pensais que les obstacles viendraient non de toi, perfide, mais de ta riche et noble famille. S'il n'y avait pas eu quelque intervention surnaturelle, comment cet Angelus f–t parvenu de si loin jusqu'… nous, par-dessus les sommets des arbres d'une moiti‚ de la forˆt, agit‚s en ce moment par la brise du matin? Alors, tu t'en souviens, tu te mis … mes genoux; je me levai, je sortis de mon sein la croix que j'y porte, et tu juras sur cette croix, qui est l… devant moi, et sur ta damnation ‚ternelle, qu'en quelque lieu que tu pusses jamais te trouver, que quelque ‚v‚nement qui p–t jamais arriver, aussit“t que je t'en donnerais l'ordre, tu te remettrais … ma disposition entiŠre, comme tu y ‚tais … l'instant o— l'Ave Maria du Monte Cavi vint de si loin frapper ton oreille. Ensuite nous dŒmes d‚votement deux Ave et deux Pater. Eh bien! par l'amour qu'alors tu avais pour moi, et, si tu l'as oubli‚, comme je le crains, par ta damnation ‚ternelle, je t'ordonne de me recevoir cette nuit, dans ta chambre ou dans le jardin de ce couvent de la Visitation." L'auteur italien rapporte curieusement beaucoup de longues lettres ‚crites par Jules Branciforte aprŠs celle-ci; mais il donne seulement des extraits des r‚ponses d'H‚lŠne de Campireali. AprŠs deux cent soixante-dix-huit ans ‚coul‚s, nous sommes si loin des sentiments d'amour et de religion qui remplissent ces lettres, que j'ai craint qu'elles ne fissent longueur. Il parait par ces lettres qu'H‚lŠne ob‚it enfin … l'ordre contenu dans celle que nous venons de traduire en l'abr‚geant. Jules trouva le moyen de s'introduire dans le couvent; on pourrait conclure d'un mot qu'il se d‚guisa en femme. H‚lŠne le re‡ut, mais seulement … la grille d'une fenˆtre du rez-de-chauss‚e donnant sur le jardin. A son inexprimable douleur, Jules trouva que cette jeune fille, si tendre et mˆme si passionn‚e autrefois, ‚tait devenue comme une ‚trangŠre pour lui, elle le traita presque avec politesse. En l'admettant dans le jardin, elle avait c‚d‚ presque uniquement … la religion du serment. L'entrevue fut courte: aprŠs quelques instants, la fiert‚ de Jules, peut-ˆtre un peu excit‚e par les ‚v‚nements qui avaient eu lieu depuis quinze jours, parvint … l'emporter sur sa douleur profonde. "Je ne vois plus devant moi, dit-il … part soi, que le tombeau de cette H‚lŠne qui, dans Albano, semblait s'ˆtre donn‚e … moi pour la vie." Aussit“t, la grande affaire de Jules fut de cacher les larmes dont les tournures polies qu'H‚lŠne prenait pour lui adresser la parole inondaient son visage. Quand elle eut fini de parler et de justifier un changement si naturel, disait-elle, aprŠs la mort d'un frŠre, Jules lui dit en parlant fort lentement: - Vous n'accomplissez pas votre serment, vous ne me recevez pas dans un jardin, vous n'ˆtes point … genoux devant moi, comme vous l'‚tiez une demi-minute aprŠs que nous e–mes entendu l'Ave Maria du Monte Cavi. Oubliez votre serment si vous pouvez, quant … moi, je n'oublie rien; Dieu vous assiste! En disant ces mots, il quitta la fenˆtre grill‚e auprŠs de laquelle il e–t pu rester encore prŠs d'une heure. Qui lui e–t dit un instant auparavant qu'il abr‚gerait volontairement cette entrevue tant d‚sir‚e! Ce sacrifice d‚chirait son ƒme; mais il pensa qu'il pourrait bien m‚riter le m‚pris mˆme d'H‚lŠne s'il r‚pondait … ses politesses autrement qu'en la livrant … ses remords. Avant l'aube, il sortit du couvent. Aussit“t, il monta … cheval en donnant l'ordre … ses soldats de l'attendre … Castro une semaine entiŠre, puis de rentrer … la forˆt; il ‚tait ivre de d‚sespoir. D'abord il marcha vers Rome. - Quoi! je m'‚loigne d'elle! se disait-il … chaque pas; quoi! nous sommes devenus ‚trangers l'un … l'autre! O Fabio! combien tu es veng‚! La vue des hommes qu'il rencontrait sur la route augmentait sa colŠre, il poussa son cheval … travers champs, et dirigea sa course vers la plage d‚serte et inculte qui rŠgne le long de la mer. Quand il ne fut plus troubl‚ par la rencontre de ces paysans tranquilles dont il enviait le sort, il respira: la vue de ce lieu sauvage ‚tait d'accord avec son d‚sespoir et diminuait sa colŠre; alors il put se livrer … la contemplation de sa triste destin‚e. "A mon ƒge, se dit-il, j'ai une ressource: aimer une autre femme!" A cette triste pens‚e, il sentit redoubler son d‚sespoir; il vit trop bien qu'il n'y avait pour lui qu'une femme au monde. Il se figurait le supplice qu'il souffrirait en osant prononcer le mot d'amour devant une autre qu'H‚lŠne: cette id‚e le d‚chirait. Il fut pris d'un accŠs de rire amer. "Me voici exactement, pensa-t-il, comme ces h‚ros de l'Arioste qui voyagent seuls parmi des pays d‚serts, lorsqu'ils ont … oublier qu'ils viennent de trouver leur perfide maŒtresse dans les bras d'un autre chevalier... Elle n'est pourtant pas si coupable, se dit-il en fondant en larmes aprŠs cet accŠs de rire fou; son infid‚lit‚ ne va pas jusqu'… en aimer un autre. Cette ƒme vive et pure s'est laiss‚ ‚garer par les r‚cits atroces qu'on lui a faits de moi; sans doute on m'a repr‚sent‚ … ses yeux comme ne prenant les armes pour cette fatale exp‚dition que dans l'espoir secret de trouver l'occasion de tuer son frŠre. On sera all‚ plus loin: on m'aura prˆt‚ ce calcul sordide, qu'une fois son frŠre mort, elle devenait seule h‚ritiŠre de biens immenses... Et moi, j'ai eu la sottise de la laisser pendant quinze jours entiers en proie aux s‚ductions de mes ennemis! Il faut convenir que si je suis bien malheureux, le ciel m'a fait aussi bien d‚pourvu de sens pour diriger ma vie! Je suis un ˆtre bien mis‚rable, bien m‚prisable! ma vie n'a servi … personne, et moins … moi qu'… tout autre." A ce moment, le jeune Branciforte eut une inspiration bien rare en ce siŠcle-l…: son cheval marchait sur l'extrˆme bord du rivage, et quelquefois avait les pieds mouill‚s par l'onde; il eut l'id‚e de le pousser dans la mer et de terminer ainsi le sort affreux auquel il ‚tait en proie. Que ferait-il d‚sormais, aprŠs que le seul ˆtre au monde qui lui e–t jamais fait sentir l'existence du bonheur venait de l'abandonner? Puis tout … coup une id‚e l'arrˆta. "Que sont les peines que j'endure, se dit-il, compar‚es … celles que je souffrirai dans un moment, une fois cette mis‚rable vie termin‚e? H‚lŠne ne sera plus pour moi simplement indiff‚rente comme elle l'est en r‚alit‚; je la verrai dans les bras d'un rival, et ce rival sera quelque jeune seigneur romain riche et consid‚r‚; car, pour d‚chirer mon ƒme, les d‚mons chercheront les images les plus cruelles, comme c'est leur devoir. Ainsi je ne pourrai trouver l'oubli d'H‚lŠne, mˆme dans ma mort; bien plus, ma passion pour elle redoublera, parce que c'est le plus s–r moyen que pourra trouver la puissance ‚ternelle pour me punir de l'affreux p‚ch‚ que j'aurai commis." Pour achever de chasser la tentation Jules se mit … r‚citer d‚votement des Ave Maria. C'‚tait en entendant sonner l'Ave Maria du matin, priŠre consacr‚e … la Madone, qu'il avait ‚t‚ s‚duit autrefois, et entraŒn‚ … une action g‚n‚reuse qu'il regardait maintenant comme la plus grande faute de sa vie. Mais, par respect, il n'osait aller plus loin et exprimer toute l'id‚e qui s'‚tait empar‚e de son esprit. "Si, par l'inspiration de la Madone, je suis tomb‚ dans une fatale erreur, ne doit-elle pas, par un effet de sa justice infinie, faire naŒtre quelque circonstance qui me rende le bonheur?" Cette id‚e de la justice de la Madone chassa peu … peu le d‚sespoir. Il leva la tˆte et vit en face de lui, derriŠre Albano et la forˆt, ce Monte Cavi couvert de sa sombre verdure, et le saint couvent dont l'Ave Maria du matin l'avait conduit … ce qu'il appelait maintenant son infƒme duperie. L'aspect impr‚vu de ce saint lieu le consola. "Non, s'‚cria-t-il, il est impossible que la Madone m'abandonne. Si H‚lŠne avait ‚t‚ ma femme, comme son amour le permettait et comme le voulait ma dignit‚ d'homme, le r‚cit de la mort de son frŠre aurait trouv‚ dans son ƒme le souvenir du lien qui l'attachait … moi. Elle se f–t dit qu'elle m'appartenait longtemps avant le hasard fatal qui, sur un champ de bataille, m'a plac‚ vis-…-vis de Fabio. Il avait deux ans de plus que moi; il ‚tait plus expert dans les armes, plus hardi de toutes fa‡ons, plus fort. Mille raisons fussent venues prouver … ma femme que ce n'‚tait point moi qui avais cherch‚ ce combat. Elle se f–t rappel‚ que je n'avais jamais ‚prouv‚ le moindre sentiment de haine contre son frŠre, mˆme lorsqu'il tira sur elle un coup d'arquebuse. Je me souviens qu'… notre premier rendez-vous, aprŠs mon retour de Rome, je lui disais: Que veux-tu? l'honneur le voulait; je ne puis blƒmer un frŠre!" Rendu … l'esp‚rance par sa d‚votion … la Madone, Jules poussa son cheval, et en quelques heures arriva au cantonnement de sa compagnie. Il la trouva prenant les armes: on se portait sur la route de Naples … Rome par le mont Cassin. Le jeune capitaine changea de cheval, et marcha avec ses soldats. On ne se battit point ce jour-l…. Jules ne demanda point pourquoi l'on avait march‚, peu lui importait. Au moment o— il se vit … la tˆte de ses soldats, une nouvelle vue de sa destin‚e lui apparut. "Je suis tout simplement un sot, se dit-il, j'ai eu tort de quitter Castro; H‚lŠne est probablement moins coupable que ma colŠre ne se l'est figur‚. Non, elle ne peut avoir cess‚ de m'appartenir, cette ƒme si na‹ve et si pure, dont j'ai vu naŒtre les premiŠres sensations d'amour! Elle ‚tait p‚n‚tr‚e pour moi d'une passion si sincŠre! Ne m'a-t-elle pas offert plus de dix fois de s'enfuir avec moi, si pauvre, et d'aller nous faire marier par un moine de Monte Cavi? A Castro, j'aurais d–, avant tout, obtenir un second rendez-vous, et lui parler raison. Vraiment la passion me donne des distractions d'enfant! Dieu! que n'ai-je un ami pour implorer un conseil! La mˆme d‚marche … faire me paraŒt ex‚crable et excellente … deux minutes de distance!" Le soir de cette journ‚e, comme l'on quittait la grande route pour rentrer dans la forˆt, Jules s'approcha du prince, et lui demanda s'il pouvait rester encore quelques jours o— il savait. - Va-t'en … tous les diables! lui cria Fabrice crois-tu que ce soit le moment de m'occuper d'enfantillages? Une heure aprŠs, Jules repartit pour Castro. Il retrouva ses gens; mais il ne savait comment ‚crire … H‚lŠne, aprŠs la fa‡on hautaine dont il l'avait quitt‚e. Sa premiŠre lettre ne contenait que ces mots: "Voudra-t-on me recevoir la nuit prochaine?" On peut venir, fut aussi toute la r‚ponse. AprŠs le d‚part de Jules, H‚lŠne s'‚tait crue … jamais abandonn‚e. Alors elle avait senti toute la port‚e du raisonnement de ce pauvre jeune homme si malheureux; elle ‚tait sa femme avant qu'il n'e–t eu le malheur de rencontrer son frŠre sur un champ de bataille. Cette fois, Jules ne fut point accueilli avec ces tournures polies qui lui avaient sembl‚ si cruelles lors de la premiŠre entrevue. H‚lŠne ne parut … la v‚rit‚ que retranch‚e derriŠre sa fenˆtre grill‚e; mais elle ‚tait tremblante, et, comme le ton de Jules ‚tait fort r‚serv‚ et que ses tournures de phrases* ‚taient presque celles qu'il e–t employ‚es avec une ‚trangŠre, ce fut le tour d'H‚lŠne de sentir tout ce qu'il y a de cruel dans le ton presque officiel lorsqu'il succŠde … la plus douce intimit‚. Jules, qui redoutait surtout d'avoir l'ƒme d‚chir‚e par quelque mot froid s'‚lan‡ant du coeur d'H‚lŠne, avait pris le ton d'un avocat pour prouver qu'H‚lŠne ‚tait sa femme bien avant le fatal combat des Ciampi. H‚lŠne le laissait parler, parce qu'elle craignait d'ˆtre gagn‚e par les larmes, si elle lui r‚pondait autrement que par des mots brefs. A la fin, se voyant sur le point de se trahir, elle engagea son ami … revenir le lendemain. Cette nuit-l…, veille d'une grande fˆte, les matines se chantaient de bonne heure, et leur intelligence pouvait ˆtre d‚couverte. Jules, qui raisonnait comme un amoureux sortit du jardin profond‚ment pensif; il ne pouvait fixer ses incertitudes sur le point de savoir s'il avait ‚t‚ bien ou mal re‡u; et, comme les id‚es militaires, inspir‚es par les conversations avec ses camarades, commen‡aient … germer dans sa tˆte: * En Italie, la fa‡on d'adresser la parole par tu, par voi ou par lei, marque le degr‚ d'intimit‚. Le tu, reste du latin, a moins de port‚e que parmi nous. "Un jour, se dit-il, il faudra peut-ˆtre en venir … enlever H‚lŠne." Et il se mit … examiner les moyens de p‚n‚trer de vive force dans ce jardin. Comme le couvent ‚tait fort riche et fort bon … ran‡onner, il avait … sa solde un grand nombre de domestiques la plupart anciens soldats, on les avait log‚s dans une sorte de caserne dont les fenˆtres grill‚es donnaient sur le passage ‚troit qui, de la porte ext‚rieure du couvent, perc‚e au milieu d'un mur noir de plus de quatre-vingts pieds de haut, conduisait … la porte int‚rieure gard‚e par la soeur touriŠre. A gauche de ce passage ‚troit s'‚levait la caserne, … droite le mur du jardin haut de trente pieds. La fa‡ade du couvent, sur la place, ‚tait un mur grossier noirci par le temps, et n'offrait d'ouvertures que la porte ext‚rieure et une seule petite fenˆtre par laquelle les soldats voyaient les dehors. On peut juger de l'air sombre qu'avait ce grand mur noir perc‚ uniquement d'une porte renforc‚e par de larges bandes de t“le attach‚es par d'‚normes clous, et d'une seule petite fenˆtre de quatre pieds de hauteur sur dix-huit pouces de large. Nous ne suivrons point l'auteur original dans le long r‚cit des entrevues successives que Jules obtint d'H‚lŠne. Le ton que les deux amants avaient ensemble ‚tait redevenu parfaitement intime, comme autrefois dans le jardin d'Albano; seulement H‚lŠne n'avait jamais voulu consentir … descendre dans le jardin. Une nuit, Jules la trouva profond‚ment pensive: sa mŠre ‚tait arriv‚e de Rome pour la voir, et venait s'‚tablir pour quelques jours dans le couvent. Cette mŠre ‚tait si tendre, elle avait toujours eu des m‚nagements si d‚licats pour les affections qu'elle supposait … sa fille, que celle-ci sentait un remords profond d'ˆtre oblig‚e de la tromper; car, enfin, oserait-elle jamais lui dire qu'elle recevait l'homme qui l'avait priv‚e de son fils? H‚lŠne finit par avouer franchement … Jules que, si cette mŠre si bonne pour elle l'interrogeait d'une certaine fa‡on, jamais elle n'aurait la force de lui r‚pondre par des mensonges. Jules sentit tout le danger de sa position; son sort d‚pendait du hasard qui pouvait dicter un mot … la signora de Campireali. La nuit suivante il parla ainsi d'un air r‚solu: - Demain je viendrai de meilleure heure, je d‚tacherai une des barres de cette grille, vous descendrez dans le jardin, je vous conduirai dans une ‚glise de la ville, o— un prˆtre … moi d‚vou‚ nous mariera. Avant qu'il ne soit jour, vous serez de nouveau dans ce jardin. Une fois ma femme, je n'aurai plus de crainte, et, si votre mŠre l'exige comme une expiation de l'affreux malheur que nous d‚plorons tous ‚galement, je consentirai … tout, f–t-ce mˆme … passer plusieurs mois sans vous voir. Comme H‚lŠne paraissait constern‚e de cette proposition, Jules ajouta: - Le prince me rappelle auprŠs de lui; l'honneur et toutes sortes de raisons m'obligent … partir. Ma proposition est la seule qui puisse assurer notre avenir; si vous n'y consentez pas, s‚parons-nous pour toujours, ici, dans ce moment. Je partirai avec le remords de mon imprudence. J'ai cru … votre parole d'honneur, vous ˆtes infidŠle au serment le plus sacr‚, et j'espŠre qu'… la longue le juste m‚pris inspir‚ par votre l‚gŠret‚ pourra me gu‚rir de cet amour qui depuis trop longtemps fait le malheur de ma vie. H‚lŠne fondit en larmes: - Grand Dieu! s'‚criait-elle en pleurant, quelle horreur pour ma mŠre! Elle consentit enfin … la proposition qui lui ‚tait faite. - Mais, ajouta-t-elle, on peut nous d‚couvrir … l'aller ou au retour, songez au scandale qui aurait lieu, pensez … l'affreuse position o— se trouverait ma mŠre; attendons son d‚part? qui aura lieu dans quelques Jours. - Vous ˆtes parvenue … me faire douter de la chose qui ‚tait pour moi la plus sainte et la plus sacr‚e: ma confiance dans votre parole. Demain soir nous serons mari‚s, ou bien nous nous voyons en ce moment pour la derniŠre fois, de ce c“t‚-ci du tombeau. La pauvre H‚lŠne ne put r‚pondre que par des larmes; elle ‚tait surtout d‚chir‚e par le ton d‚cid‚ et cruel que prenait Jules. Avait-elle donc r‚ellement m‚rit‚ son m‚pris? C'‚tait donc l… cet amant autrefois si docile et si tendre! Enfin elle consentit … ce qui lui ‚tait ordonn‚. Jules s'‚loigna. De ce moment, H‚lŠne attendit la nuit suivante dans les alternatives de l'anxi‚t‚ la plus d‚chirante. Si elle se f–t pr‚par‚e … une mort certaine, sa douleur e–t ‚t‚ moins poignante; elle e–t pu trouver quelque courage dans l'id‚e de l'amour de Jules et de la tendre affection de sa mŠre. Le reste de cette nuit se passa dans les changements de r‚solution les plus cruels . Il y avait des moments o— elle voulait tout dire … sa mŠre. Le lendemain, elle ‚tait tellement pƒle. lorsqu'elle parut devant elle, que celle-ci, oubliant toutes ses sages r‚solutions, se jeta dans les bras de sa fille en s'‚criant: - Que se passe-t-il? grand Dieu! dis-moi ce que tu as fait, ou ce que tu es sur le point de faire? Si tu prenais un poignard et me l'enfon‡ais dans le cour, tu me ferais moins souffrir que par ce silence cruel que je te vois garder avec moi. L'extrˆme tendresse de sa mŠre ‚tait si ‚vidente aux yeux d'H‚lŠne, elle voyait si clairement qu'au lieu d'exag‚rer ses sentiments, elle cherchait … en mod‚rer l'expression, qu'enfin l'attendrissement la gagna, elle tomba … ses genoux. Comme sa mŠre, cherchant quel pouvait ˆtre le secret fatal, venait de s'‚crier qu'H‚lŠne fuirait sa pr‚sence, H‚lŠne r‚pondit que, le lendemain et tous les jours suivants, elle passerait sa vie auprŠs d'elle, mais qu'elle la conjurait de ne pas lui en demander davantage. Ce mot indiscret fut bient“t suivi d'un aveu complet. La signora de Campireali eut horreur de savoir si prŠs d'elle le meurtrier de son fils. Mais cette douleur fut suivie d'un ‚lan de joie bien vive et bien pure. Qui pourrait se figurer son ravissement lorsqu'elle apprit que sa fille n'avait jamais manqu‚ … ses devoirs? Aussit“t tous les desseins de cette mŠre prudente changŠrent du tout au tout; elle se crut permis d'avoir recours … la ruse envers un homme qui n'‚tait rien pour elle. Le coeur d'H‚lŠne ‚tait d‚chir‚ par les mouvements de passion les plus cruels: la sinc‚rit‚ de ses aveux fut aussi grande que possible; cette ƒme bourrel‚e avait besoin d'‚panchement. La signora de Campireali, qui, depuis un instant, se croyait tout permis, inventa une suite de raisonnements trop longs … rapporter ici. Elle prouva sans peine … sa malheureuse fille qu'au lieu d'un mariage clandestin, qui fait toujours tache dans la vie d'une femme, elle obtiendrait un mariage public et parfaitement honorable, si elle voulait diff‚rer seulement de huit jours l'acte d'ob‚issance qu'elle devait … un amant si g‚n‚reux. Elle, la signora de Campireali, allait partir pour Rome; elle exposerait … son mari que, bien longtemps avant le fatal combat des Ciampi, H‚lŠne avait ‚t‚ mari‚e … Jules. La c‚r‚monie avait ‚t‚ accomplie la nuit mˆme o—, d‚guis‚e sous un habit religieux, elle avait rencontr‚ son pŠre et son frŠre sur les bords du lac, dans le chemin taill‚ dans le roc qui suit les murs du couvent des Capucins. La mŠre se garda bien de quitter sa fille de toute cette journ‚e, et enfin, sur le soir, H‚lŠne ‚crivit … son amant une lettre na‹ve et, selon nous, bien touchante, dans laquelle elle lui racontait les combats qui avaient d‚chir‚ son coeur. Elle finissait par lui demander … genoux un d‚lai de huit jours: " En t'‚crivant, ajoutait-elle, cette lettre qu'un messager de ma mŠre attend, il me semble que j'ai eu le plus grand tort de lui tout dire. Je crois te voir irrit‚, tes yeux me regardent avec haine, mon coeur est d‚chir‚ des remords les plus cruels. Tu diras que j'ai un caractŠre bien faible, bien pusillanime, bien m‚prisable; je te l'avoue, mon cher ange. Mais figure-toi ce spectacle: ma mŠre, fondant en larmes, ‚tait presque … mes genoux. Alors il a ‚t‚ impossible pour moi de ne pas lui dire qu'une certaine raison m'empˆchait de consentir … sa demande; et, une fois que je suis tomb‚e dans la faiblesse de prononcer cette parole imprudente, je ne sais ce qui s'est pass‚ en moi, mais il m'est devenu impossible de ne pas raconter tout ce qui s'‚tait pass‚ entre nous. Autant que je puis me le rappeler, il me semble que mon ƒme, d‚nu‚e de toute force, avait besoin d'un conseil. J'esp‚rais le rencontrer dans les paroles d'une mŠre... J'ai trop oubli‚, mon ami, que cette mŠre si ch‚rie avait un int‚rˆt contraire au tien. J'ai oubli‚ mon premier devoir, qui est de t'ob‚ir, et apparemment que je ne suis pas capable de sentir l'amour v‚ritable, que l'on dit sup‚rieur … toutes les ‚preuves. M‚prise-moi, mon Jules; mais, au nom de Dieu, ne cesse pas de m'aimer. EnlŠve-moi si tu veux, mais rends-moi cette justice que, si ma mŠre ne se f–t pas trouv‚e pr‚sente au couvent, les dangers les plus horribles, la honte mˆme, rien au monde n'aurait pu m'empˆcher d'ob‚ir … tes ordres. Mais cette mŠre est si bonne! elle a tant de g‚nie! elle est si g‚n‚reuse! Rappelle-toi ce que je t'ai racont‚ dans le temps; lors de la visite que mon pŠre fit dans ma chambre, elle sauva tes lettres que je n'avais plus aucun moyen de cacher: puis, le p‚ril pass‚, elle me les rendit sans vouloir les lire et sans ajouter un seul mot de reproche! Eh bien, toute ma vie elle a ‚t‚ pour moi comme elle fut en ce moment suprˆme. Tu vois si je devrais l'aimer, et pourtant, en t'‚crivant (chose horrible … dire), il me semble que je la hais. Elle a d‚clar‚ qu'… cause de la chaleur elle voulait passer la nuit sous une tente dans le jardin; j'entends les coups de marteau, on dresse cette tente en ce moment; impossible de nous voir cette nuit. Je crains mˆme que le dortoir des pensionnaires ne soit ferm‚ … clef, ainsi que les deux portes de l'escalier tournant, chose que l'on ne fait jamais. Ces pr‚cautions me mettraient dans l'impossibilit‚ de descendre au jardin, quand mˆme je croirais une telle d‚marche utile pour conjurer ta colŠre. Ah! comme je me livrerais … toi dans ce moment, si j'en avais les moyens! comme je courrais … cette ‚glise o— l'on doit nous marier!" Cette lettre finit par deux pages de phrases folles, et dans lesquelles j'ai remarqu‚ des raisonnements passionn‚s qui semblent imit‚s de la philosophie de Platon. J'ai supprim‚ plusieurs ‚l‚gances de ce genre dans la lettre que je viens de traduire. Jules Branciforte fut bien ‚tonn‚ en la recevant une heure environ avant l'Ave Maria du soir; il venait justement de terminer les arrangements avec le prˆtre. Il fut transport‚ de colŠre. - Elle n'a pas besoin de me conseiller de l'enlever, cette cr‚ature faible et pusillanime! Et il partit aussit“t pour la forˆt de la Faggiola. Voici quelle ‚tait, de son c“t‚, la position de la signora de Campireali: son mari ‚tait sur son lit de mort, l'impossibilit‚ de se venger de Branciforte le conduisait lentement au tombeau. En vain il avait fait offrir des sommes consid‚rables … des bravi romains; aucun n'avait voulu s'attaquer … un des caporaux, comme ils disaient, du prince Colonna: ils ‚taient trop assur‚s d'ˆtre extermin‚s, eux et leurs familles. Il n'y avait pas un an qu'un village entier avait ‚t‚ br–l‚ pour punir la mort d'un des soldats de Colonna, et tous ceux des habitants, hommes et femmes, qui cherchaient … fuir dans la campagne, avaient eu les mains et les pieds li‚s par des cordes, puis on les avait lanc‚s dans des maisons en flammes. La signora de Campireali avait de grandes terres dans le royaume de Naples; son mari lui avait ordonn‚ d'en faire venir des assassins, mais elle n'avait ob‚i qu'en apparence: elle croyait sa fille irr‚vocablement li‚e … Jules Branciforte. Elle pensait, dans cette supposition, que Jules devait aller faire une campagne ou deux dans les arm‚es espagnoles, qui alors faisaient la guerre aux r‚volt‚s de Flandre. S'il n'‚tait pas tu‚, ce serait, pensait-elle, une marque que Dieu ne d‚sapprouvait pas un mariage n‚cessaire; dans ce cas, elle donnerait … sa fille les terres qu'elle poss‚dait dans le royaume de Naples; Jules Branciforte prendrait le nom d'une de ces terres, et il irait avec sa femme passer quelques ann‚es en Espagne. AprŠs toutes ces ‚preuves peut-ˆtre elle aurait le courage de le voir. Mais tout avait chang‚ d'aspect par l'aveu de sa fille: le mariage n'‚tait plus une n‚cessit‚: bien loin de l…, et, pendant qu'H‚lŠne ‚crivait … son amant la lettre que nous avons traduite, la signora de Campireali ‚crivait … Pescara et … Chieti, ordonnant … ses fermiers de lui envoyer … Castro des gens s–rs et capables d'un coup de main. Elle ne leur cachait point qu'il s'agissait de venger la mort de son fils Fabio, leur jeune maŒtre. Le courrier porteur de ces lettres partit avant la fin du jour. V Mais, le surlendemain, Jules ‚tait de retour … Castro, il amenait huit de ses soldats, qui avaient bien voulu le suivre et s'exposer … la colŠre du prince, qui quelquefois avait puni de mort des entreprises du genre de celle dans laquelle ils s'engageaient. Jules avait cinq hommes … Castro, il arrivait avec huit; et toutefois quatorze soldats, quelques braves qu'ils fussent, lui paraissaient insuffisants pour son entreprise, car!e couvent ‚tait comme un chƒteau fort. Il s'agissait de passer par force ou par adresse la premiŠre porte du couvent; puis il fallait suivre un passage de plus de cinquante pas de longueur. A gauche, comme on l'a dit, s'‚levaient les fenˆtres grill‚es d'une sorte de caserne o— les religieuses avaient plac‚ trente ou quarante domestiques, anciens soldats. De ces fenˆtres grill‚es partirait un feu bien nourri dŠs que l'alarme serait donn‚e. L'abbesse r‚gnante, femme de tˆte, avait peur des exploits des chefs Orsini, du prince Colonna, de Marco Sciarra et de tant d'autres qui r‚gnaient en cents hommes d‚termin‚s, occupant … l'improviste une petite ville telle que Castro, et croyant le couvent rempli d'or? D'ordinaire, la Visitation de Castro avait quinze ou vingt bravi dans la caserne … gauche du passage qui conduisait … la seconde porte du couvent; … droite de ce passage il y avait un grand mur impossible … percer; au bout du passage on trouvait une porte en fer ouvrant sur un vestibule … colonnes; aprŠs ce vestibule ‚tait la grande cour du couvent, … droite le jardin. Cette porte en fer ‚tait gard‚e par la touriŠre. Quand Jules, suivi de ses huit hommes, se trouva … trois lieues de Castro, il s'arrˆta dans une auberge ‚cart‚e pour laisser passer les heures de la grande chaleur. L… seulement il d‚clara son projet; ensuite il dessina sur le sable de la cour le plan du couvent qu'il allait attaquer. - A neuf heures du soir, dit-il … ses hommes, nous souperons hors la ville; … minuit nous entrerons; nous trouverons vos cinq camarades, qui nous attendent prŠs du couvent. L'un d'eux, qui sera … cheval, jouera le r“le d'un courrier qui arrive de Rome pour rappeler la signora de Campireali auprŠs de son mari, qui se meurt. Nous tƒcherons de passer sans bruit la premiŠre porte du couvent que voil… au milieu de la caserne, dit-il en leur montrant le plan sur le sable. Si nous commencions la guerre … la premiŠre porte, les bravi des religieuses auraient trop de facilit‚ … nous tirer des coups d'arquebuse pendant que nous serions sur la petite place que voici devant le couvent, ou pendant que nous parcourrions l'‚troit passage qui conduit de la premiŠre porte … la seconde. Cette seconde porte est en fer mais j'en ai la clef. "Il est vrai qu'il y a d'‚normes bras de fer ou valets, attach‚s au mur par un bout, et qui, lorsqu'ils sont mis … leur place, empˆchent les deux vantaux de la porte de s'ouvrir. Mais, comme ces deux barres de fer sont trop pesantes pour que la soeur touriŠre puisse les manoeuvrer, jamais je ne les ai vues en place; et pourtant j'ai pass‚ plus de dix fois cette porte de fer. Je compte bien passer encore ce soir sans encombre. Vous sentez que j'ai des intelligences dans le couvent; mon but est d'enlever une pensionnaire et non une religieuse; nous ne devons faire usage des armes qu'… la derniŠre extr‚mit‚. Si nous commencions la guerre avant d'arriver … cette seconde porte en barreaux de fer, la touriŠre ne manquerait pas d'appeler deux vieux jardiniers de soixante-dix ans, qui logent dans l'int‚rieur du couvent, et les vieillards mettraient … leur place ces bras de fer dont je vous ai parl‚. Si ce malheur nous arrive, il faudra, pour passer au-del… de cette porte, d‚molir le mur, ce qui nous prendra dix minutes; dans tous les cas, je m'avancerai vers cette porte le premier. Un des jardiniers est pay‚ par moi; mais je me suis bien gard‚, comme vous le pensez, de lui parler de mon projet d'enlŠvement. Cette seconde porte pass‚e, on tourne … droite, et l'on arrive au jardin; une fois dans ce jardin, la guerre commence, il faut faire main basse sur tout ce qui se pr‚sentera. Vous ne ferez usage, bien entendu, que de vos ‚p‚es et de vos dagues, le moindre coup d'arquebuse mettrait en rumeur toute la ville, qui pourrait nous attaquer … la sortie. Ce n'est pas qu'avec treize hommes comme vous, je ne me fisse fort de traverser cette bicoque: personne, certes, n'oserait descendre dans la rue; mais plusieurs des bourgeois ont des arquebuses, et ils tireraient des fenˆtres. En ce cas, il faudrait longer les murs des maisons, ceci soit dit en passant. Une fois dans le jardin du couvent, vous … voix basse … tout homme qui se pr‚sentera: Retirez-vous; vous tuerez … coups de dague tout ce qui n'ob‚ira pas … l'instant. Je monterai dans le couvent par la petite porte du jardin avec ceux d'entre vous qui seront prŠs de moi, trois minutes plus tard je descendrai avec une ou deux femmes que nous porterons sur nos bras, sans leur permettre de marcher. Aussit“t nous sortirons rapidement du couvent et de la ville. Je laisserai deux de vous prŠs de la porte, ils tireront une vingtaine de coups d'arquebuse, de minute en minute, pour effrayer les bourgeois et les tenir … distance. Jules r‚p‚ta deux fois cette explication. - Avez-vous bien compris? dit-il … ses gens. Il fera nuit sous ce vestibule; … droite le jardin, … gauche la cour; il ne faudra pas se tromper. - Comptez sur nous! s'‚criŠrent les soldats. Puis ils allŠrent boire; le caporal ne les suivit point, et demanda la permission de parler au capitaine. - Rien de plus simple, lui dit-il, que le projet de Votre Seigneurie. J'ai d‚j… forc‚ deux couvents en ma vie, celui-ci sera le troisiŠme, mais nous sommes trop peu de monde. Si l'ennemi nous oblige … d‚truire le mur qui soutient les gonds de la seconde porte, il faut songer que les bravi de la caserne ne resteront pas oisifs durant cette longue op‚ration; ils vous tueront sept … huit hommes … coups d'arquebuse, et alors on peut nous enlever la femme au retour. C'est ce qui nous est arriv‚ dans un couvent prŠs de Bologne: on nous tua cinq hommes, nous en tuƒmes huit; mais le capitaine n'eut pas la femme. Je propose … Votre Seigneurie deux choses: je connais quatre paysans des environs de cette auberge o— nous sommes, qui ont servi bravement sous Sciarra, et qui pour un sequin se battront toute la nuit comme des lions. Peut-ˆtre ils voleront quelque argenterie du couvent; peu vous importe, le p‚ch‚ est pour eux; vous, vous les soldez pour avoir une femme, voil… tout. Ma seconde proposition est ceci: une il ‚tait m‚decin quand il tua son beau-frŠre, et prit la macchia (la forˆt). Vous pouvez l'envoyer une heure avant la nuit, … la porte du couvent; il demandera du service, et fera si bien qu'on l'admettra dans le corps de garde; il fera boire les domestiques des nonnes; de plus, il est bien capable de mouiller la corde … feu de leurs arquebuses. Par malheur, Jules accepta la proposition du caporal. Comme celui-ci s'en allait, il ajouta: - Nous allons attaquer un couvent, il y a excommunication majeure, et, de plus, ce couvent est sous la protection imm‚diate de la Madone... - Je vous entends! s'‚cria Jules comme r‚veill‚ par ce mot. Restez avec moi. Le caporal ferma la porte et revint dire le chapelet avec Jules. Cette priŠre dura une grande heure. A la nuit, on se remit en marche. Comme minuit sonnait, Jules, qui ‚tait entr‚ seul dans Castro sur les onze heures, revint prendre ses gens hors de la porte. Il entra avec ses huit soldats, auxquels s'‚taient joints trois paysans bien arm‚s, il les r‚unit aux cinq soldats qu'il avait dans la ville, et se trouva ainsi … la tˆte de seize hommes d‚termin‚s deux ‚taient d‚guis‚s en domestiques, ils avaient pris une grande blouse de toile noire pour cacher leurs giaour (cottes de mailles), et leurs bonnets n'avaient pas de plumes. A minuit et demi, Jules, qui avait pris pour lui le r“le de courrier, arriva au galop … la porte du couvent, faisant grand bruit et criant qu'on ouvrŒt sans d‚lai … un courrier envoy‚ par le cardinal. Il vit avec plaisir que les soldats qui lui r‚pondaient par la petite fenˆtre, … c“t‚ de la premiŠre porte, ‚taient plus qu'… demi ivres. Suivant l'usage, il donna son nom sur un morceau de papier; un soldat alla porter ce nom … la touriŠre, qui avait la clef de la seconde porte, et devait r‚veiller l'abbesse dans les grandes occasions. La r‚ponse se fit attendre trois mortels quarts d'heure; pendant ce temps Jules eut beaucoup de peine … maintenir sa troupe dans le silence: quelques bourgeois commen‡aient mˆme … ouvrir timidement leurs fenˆtres, lorsqu'enfin arriva la r‚ponse favorable de l'abbesse. Jules entra dans le corps de garde, au moyen d'une ‚chelle de cinq ou six pieds de longueur, qu'on lui tendit de la petite fenˆtre, les bravi du couvent ne voulant pas se donner la peine d'ouvrir la grande porte, il monta, suivi des deux soldats d‚guis‚s en domestiques. En sautant de la fenˆtre dans le corps de garde, il rencontra les yeux d'Ugone; tout le corps de garde ‚tait ivre, grƒce … ses soins. Jules dit au chef que trois domestiques de la maison Campireali, qu'il avait fait armer comme des soldats pour lui servir d'escorte pendant sa route, avaient trouv‚ de bonne eau-de-vie … acheter, et demandaient … monter pour ne pas s'ennuyer tout seuls sur la place; ce qui fut accord‚ … l'unanimit‚. Pour lui, accompagn‚ de ses deux hommes, il descendit par l'escalier qui, du corps de garde, conduisait dans le passage. - Tƒche d'ouvrir la grande porte, dit-il … Ugone. Lui-mˆme arriva fort paisiblement … la porte de fer. L…, il trouva la bonne touriŠre, qui lui dit que, comme il ‚tait minuit pass‚, s'il entrait dans le couvent, l'abbesse serait oblig‚e d'en ‚crire … l'‚vˆque; c'est pourquoi elle le faisait prier de remettre ses d‚pˆches … une petite soeur que l'abbesse avait envoy‚e pour les prendre. A quoi Jules r‚pondit que, dans le d‚sordre qui avait accompagn‚ l'agonie impr‚vue du seigneur de Campireali, il n'avait qu'une simple lettre de cr‚ance ‚crite par le m‚decin, et qu'il devait donner tous les d‚tails de vive voix … la femme du malade et … sa fille, si ces dames ‚taient encore dans le couvent, et, dans tous les cas, … madame l'abbesse. La touriŠre alla porter ce message. Il ne restait auprŠs de la porte que la jeune soeur envoy‚e par l'abbesse. Jules, en causant et jouant avec elle, passa les mains … travers les gros barreaux de fer de la porte, et, tout en riant, il essaya de l'ouvrir. La soeur, qui ‚tait fort timide, eut peur et prit fort mal la plaisanterie; alors Jules, qui voyait qu'un temps consid‚rable se passait, eut l'imprudence de lui offrir une poign‚e de sequins en la priant de lui ouvrir, ajoutant qu'il ‚tait trop fatigu‚ pour attendre. Il voyait bien qu'il faisait une sottise, dit l'historien: c'‚tait avec le fer et non avec de l'or qu'il fallait agir, mais il ne s'en sentit pas le coeur: rien de plus facile que de saisir la soeur, elle n'‚tait pas … un pied de lui de l'autre c“t‚ de la porte. A l'offre des sequins, cette jeune fille prit l'alarme. Elle a dit depuis qu'… la fa‡on dont Jules lui parlait, elle avait bien compris que ce n'‚tait pas un simple courrier: c'est l'amoureux d'une de nos religieuses, pensa-t-elle, qui vient pour avoir un rendez-vous, et elle ‚tait d‚vote. Saisie d'horreur, elle se mit … agiter de toutes ses forces la corde d'une petite cloche qui ‚tait dans la grande cour, et qui fit aussit“t un tapage … r‚veiller les morts. - La guerre commence, dit Jules … ses gens, garde … vous! Il prit sa clef, et, passant le bras … travers les barreaux de fer, ouvrit la porte, au grand d‚sespoir de la jeune soeur, qui tomba … genoux et se mit … r‚citer des Ave Maria en criant au sacrilŠge. Encore … ce moment, Jules devait faire taire la jeune fille, il n'en eut pas le courage: un de ses gens la saisit et lui mit la main sur la bouche. Au mˆme instant, Jules entendit un coup d'arquebuse dans le passage, derriŠre lui. une le restant des soldats entrait sans bruit, lorsqu'un des bravi de garde, moins ivre que les autres, s'approcha d'une des fenˆtres grill‚es, et, dans son ‚tonnement de voir tant de gens dans le passage, leur d‚fendit d'avancer en jurant. Il fallait ne pas r‚pondre et continuer … marcher vers la porte de fer; c'est ce que firent les premiers soldats; mais celui qui marchait le dernier de tous, et qui ‚tait un des paysans recrut‚s dans l'aprŠs-midi, tira un coup de pistolet … ce domestique du couvent qui parlait par la fenˆtre, et le tua. Ce coup de pistolet, au milieu de la nuit, et les cris des ivrognes en voyant tomber leur camarade, r‚veillŠrent les soldats du couvent qui passaient cette nuit-l… dans leurs lits, et n'avaient pas pu go–ter du vin d'Ugone. Huit ou dix des bravi du couvent sautŠrent dans le passage … demi nus, et se mirent … attaquer vertement les soldats de Branciforte. Comme nous l'avons dit, ce bruit commen‡a au moment o— Jules venait d'ouvrir la porte de fer. Suivi de ses deux soldats, il se pr‚cipita dans le jardin, courant vers la petite porte de l'escalier des pensionnaires; mais il fut accueilli par cinq ou six coups de pistolet. Ses deux soldats tombŠrent, lui eut une balle dans le bras droit. Ces coups de pistolet avaient ‚t‚ tir‚s par les gens de la signora de Campireali, qui, d'aprŠs ses ordres, passaient la nuit dans le jardin, … ce autoris‚s par une permission qu'elle avait obtenue de l'‚vˆque. Jules courut seul vers la petite porte, de lui si bien connue, qui, du jardin, communiquait … l'escalier des pensionnaires. Il fit tout au monde pour l'‚branler, mais elle ‚tait solidement ferm‚e. Il chercha ses gens, qui n'eurent garde de r‚pondre, ils mouraient; il rencontra dans l'obscurit‚ profonde trois domestiques de Campireali contre lesquels il se d‚fendit … coups de dague. Il courut sous le vestibule, vers la porte de fer, pour appeler ses soldats; il trouva cette porte ferm‚e: les deux bras de fer si lourds avaient ‚t‚ mis en place et cadenass‚s par les vieux jardiniers qu'avait r‚veill‚s la cloche de la petite soeur. "Je suis coup‚", se dit Jules. Il le dit … ses hommes; ce fut en vain qu'il essaya de forcer un des cadenas avec son ‚p‚e: s'il e–t r‚ussi, il enlevait un des bras de fer et ouvrait un des vantaux de la porte. Son ‚p‚e se cassa dans l'anneau du cadenas; au mˆme instant il fut bless‚ … l'‚paule par un des domestiques venus du jardin; il se retourna, et, accul‚ contre la porte de fer, il se sentit attaqu‚ par plusieurs hommes. Il se d‚fendait avec sa dague; par bonheur, comme l'obscurit‚ ‚tait complŠte, presque tous les coups d'‚p‚e portaient dans sa cotte de mailles. Il fut bless‚ douloureusement au genou; il s'‚lan‡a sur un des hommes qui s'‚tait trop fendu pour lui porter ce coup d'‚p‚e, il le tua d'un coup de dague dans la figure, et eut le bonheur de s'emparer de son ‚p‚e. Alors il se crut sauv‚; il se pla‡a au c“t‚ gauche de la porte, du c“t‚ de la cour. Ses gens qui ‚taient accourus tirŠrent cinq ou six coups de pistolet … travers les barreaux de fer de la porte et firent fuir les domestiques. On n'y voyait sous ce vestibule qu'… la clart‚ produite par les coups de pistolet. - Ne tirez pas de mon c“t‚! criait Jules … ses gens. - Vous voil… pris comme dans une souriciŠre, lui dit le caporal d'un grand sang-froid, parlant … travers les barreaux; nous avons trois hommes tu‚s. Nous allons d‚molir le jambage de la porte du c“t‚ oppos‚ … celui o— vous ˆtes; ne vous approchez pas, les balles vont tomber sur nous; il paraŒt qu'il y a des ennemis dans le jardin? - Les coquins de domestiques de Campireali, dit Il parlait encore au caporal, lorsque des coups de pistolet, dirig‚s sur le bruit et venant de la partie du vestibule qui conduisait au jardin, furent tir‚s sur eux. Jules se r‚fugia dans la loge de la touriŠre, qui ‚tait … gauche en entrant; … sa grande joie, il y trouva une lampe presque imperceptible qui br–lait devant l'image de la Madone; il la prit avec beaucoup de pr‚cautions pour ne pas l'‚teindre; il s'aper‡ut avec chagrin qu'il tremblait. Il regarda sa blessure au genou, qui le faisait beaucoup souffrir; le sang coulait en abondance. En jetant les yeux autour de lui, il fut bien surpris de reconnaŒtre, dans une femme qui ‚tait ‚vanouie sur un fauteuil de bois, la petite Marietta, la cam‚riste de confiance d'H‚lŠne, il la secoua vivement. - Eh quoi! seigneur Jules, s'‚cria-t-elle en pleurant, est-ce que vous voulez tuer la Marietta, votre amie? - Bien loin de l…; dis … H‚lŠne que je lui demande pardon d'avoir troubl‚ son repos et qu'elle se souvienne de l'Ave Maria du Monte Cavi. Voici un bouquet que j'ai cueilli dans son jardin d'Albano; mais il est un peu tach‚ de sang; lave-le avant de le lui donner. A ce moment, il entendit une d‚charge de coups d'arquebuse dans le passage; les bravi des religieuses attaquaient ses gens. - Dis-moi donc o— est la clef de la petite porte? dit-il … la Marietta. - Je ne la vois pas; mais voici les clefs des cadenas des bras de fer qui maintiennent la grande porte. Vous pourrez sortir. Jules prit les clefs et s'‚lan‡a hors de la loge. - Ne travaillez plus … d‚molir la muraille, dit-il … ses soldats, j'ai enfin la clef de la porte. Il y eut un moment de silence complet, pendant qu'il essayait d'ouvrir un cadenas avec l'une des petites clefs; il s'‚tait tromp‚ de clef, il prit l'autre; enfin, il ouvrit le cadenas; mais, au moment o— il soulevait le bras de fer, il re‡ut presque … bout portant un coup de pistolet dans le bras droit. Aussit“t il sentit que ce bras lui refusait le service. - Soulevez le volet de fer, cria-t-il … ses gens. Il n'avait pas besoin de le leur dire. A la clart‚ du coup de pistolet, ils avaient vu l'extr‚mit‚ recourb‚e du bras de fer … moiti‚ hors de l'anneau attach‚ … la porte. Aussit“t trois ou quatre mains vigoureuses soulevŠrent le bras de fer; lorsque son extr‚mit‚ fut hors de l'anneau, on le laissa tomber. ontre le caporal entra, et dit … Jules en parlant fort bas: - Il n'y a plus rien … faire, nous ne sommes plus que trois ou quatre sans blessures, cinq sont morts. - J'ai perdu du sang, reprit Jules, je sens que je vais m'‚vanouir, dites-leur de m'emporter. Comme Jules parlait au brave caporal, les soldats du corps de garde tirŠrent trois ou quatre coups d'arquebuse, et le caporal tomba mort. Par bonheur, Ugone avait entendu l'ordre donn‚ par Jules, il appela par leurs noms deux soldats qui enlevŠrent le capitaine. Comme il ne s'‚vanouissait point, il leur ordonna de le porter au fond du jardin, … la petite porte. Cet ordre fit jurer l‚s soldats; ils ob‚irent toutefois. - Cent sequins … qui ouvre cette porte! s'‚cria Jules. Mais elle r‚sista aux efforts de trois hommes furieux. Un des vieux jardiniers, ‚tabli … une fenˆtre du second ‚tage, leur tirait force coups de pistolet, qui servaient … ‚clairer leur marche. AprŠs les efforts inutiles contre la porte, Jules s'‚vanouit tout … fait; une Pour lui. il entra dans la loge de la soeur touriŠre, il jeta … la porte la petite Marietta en lui ordonnant d'une voix terrible de se sauver et de ne jamais dire qui elle avait reconnu. Il tira la paille du lit, cassa quelques chaises et mit le feu … la chambre. Quand il vit le feu bien allum‚, il se sauva … toutes jambes, au milieu des coups d'arquebuse tir‚s par les bravi du couvent. Ce ne fut qu'… plus de cent cinquante pas de la Visitation qu'il trouva le capitaine, entiŠrement ‚vanoui, qu'on emportait … toute course. Quelques minutes aprŠs on ‚tait hors de la ville. une il n'avait plus que quatre soldats avec lui; il en renvoya deux dans la ville, avec l'ordre de tirer des coups d'arquebuse de cinq minutes en cinq minutes. - Tƒchez de retrouver vos camarades bless‚s, leur dit-il, sortez de la ville avant le jour; nous allons suivre le sentier de la Croce Rossa. Si vous pouvez mettre le feu quelque part, n'y manquez pas. Lorsque Jules reprit connaissance, l'on se trouvait …` trois lieues de la ville, et le soleil ‚tait d‚j… fort ‚lev‚ sur l'horizon. une - Votre troupe ne se compose plus que de cinq hommes, dont trois bless‚s. Deux paysans qui ont surv‚cu ont re‡u deux sequins de gratification chacun et se sont enfuis; j'ai envoy‚ les deux hommes non bless‚s au bourg voisin chercher un chirurgien. Le chirurgien, vieillard tout tremblant, arriva bient“t mont‚ sur un ƒne magnifique; il avait fallu le menacer de mettre le feu … sa maison pour le d‚cider … marcher. On eut besoin de lui faire boire de l'eau-de-vie pour le mettre en ‚tat d'agir, tant sa peur ‚tait grande. Enfin il se mit … l'ouvre; il dit … Jules que ses blessures n'‚taient d'aucune cons‚quence. - Celle du genou n'est pas dangereuse, ajouta-t-il mais elle vous fera boiter toute la vie, si vous ne gardez pas un repos absolu pendant quinze jours ou trois semaines. Le chirurgien pansa les soldats bless‚s. une on donna deux sequins au chirurgien, qui se confondit en actions de grƒces; puis, sous pr‚texte de le remercier, on lui fit boire une telle quantit‚ d'eau-de-vie, qu'il finit par s'endormir profond‚ment. C'‚tait ce qu'on voulait. On le transporta dans un champ voisin, on enveloppa quatre sequins dans un morceau de papier que l'on mit dans sa poche: c'‚tait le prix de son ƒne sur lequel on pla‡a Jules et l'un des soldats bless‚ … la jambe. On alla passer le moment de la grande chaleur dans une ruine antique au bord d'un ‚tang; on marcha toute la nuit en ‚vitant les villages, fort peu nombreux sur cette route, et enfin le surlendemain au lever du soleil, Jules, port‚ par ses hommes, se r‚veilla au centre de la forˆt de la Faggiola, dans la cabane de charbonnier qui ‚tait son quartier g‚n‚ral. VI Le lendemain du combat, les religieuses de la Visitation trouvŠrent avec horreur neuf cadavres dans leur jardin et dans le passage qui conduisait de la porte ext‚rieure … la porte en barreaux de fer; huit de leurs bravi ‚taient bless‚s. Jamais on n'avait eu une telle peur au couvent: parfois on avait bien entendu des coups d'arquebuse tir‚s sur la place, mais jamais cette quantit‚ de coups de feu tir‚s dans le jardin, au centre des bƒtiments et sous les fenˆtres des religieuses. L'affaire avait bien dur‚ une heure et demie, et, pendant ce temps, le d‚sordre avait ‚t‚ … son comble dans l'int‚rieur du couvent. Si Jules Branciforte avait eu la moindre intelligence avec quelqu'une des religieuses ou des pensionnaires, il e–t r‚ussi: il suffisait qu'on lui ouvrŒt l'une des nombreuses portes qui donnent sur le jardin; mais, transport‚ d'indignation et de colŠre contre ce qu'il appelait le parjure de la jeune H‚lŠne, Jules voulait tout emporter de vive force. Il e–t cru manquer … ce qu'il se devait s'il e–t confi‚ son dessein … quelqu'un qui p–t le redire … H‚lŠne. Un seul mot, cependant, … la petite Marietta e–t suffi pour le succŠs: elle e–t ouvert l'une des portes donnant sur le jardin, et un seul homme paraissant dans les dortoirs du couvent, avec ce terrible accompagnement de coups d'arquebuse entendu au-dehors, e–t ‚t‚ ob‚i … la lettre. Au premier coup de feu, H‚lŠne avait trembl‚ pour les jours de son amant, et n'avait plus song‚ qu'… s'enfuir avec lui. Comment peindre son d‚sespoir lorsque la petite Marietta lui parla de l'effroyable blessure que Jules avait re‡ue au genou et dont elle avait vu couler le sang en abondance? H‚lŠne d‚testait sa lƒchet‚ et sa pusillanimit‚: - J'ai eu la faiblesse de dire un mot … ma mŠre, et le sang de Jules a coul‚; il pouvait perdre la vie dans cet assaut sublime o— son courage a tout fait. Les bravi admis au parloir avaient dit aux religieuses, avides de les ‚couter, que de leur vie ils n'avaient ‚t‚ t‚moins d'une bravoure comparable … celle du jeune homme habill‚ en courrier qui dirigeait les efforts des brigands. Si toutes ‚coutaient ces r‚cits avec le plus vif int‚rˆt, on peut juger de l'extrˆme passion avec laquelle H‚lŠne demandait … ces bravi des d‚tails sur le jeune chef des brigands. A la suite des longs r‚cits qu'elle se fit faire par eux et par les vieux jardiniers, t‚moins fort impartiaux, il lui sembla qu'elle n'aimait plus du tout sa mŠre. Il y eut mˆme un moment de dialogue fort vif entre ces personnes qui s'aimaient si tendrement la veille du combat; la signora de Campireali fut choqu‚e des taches de sang qu'elle apercevait sur les fleurs d'un certain bouquet dont H‚lŠne ne se s‚parait plus un seul instant. - Il faut jeter ces fleurs souill‚es de sang. - C'est moi qui ai fait verser ce sang g‚n‚reux, et il a coul‚ parce que j'ai eu la faiblesse de vous dire un mot. - Vous aimez encore l'assassin de votre frŠre? - J'aime mon ‚poux, qui, pour mon ‚ternel malheur, a ‚t‚ attaqu‚ par mon frŠre. AprŠs ces mots, il n'y eut plus une seule parole ‚chang‚e entre la signora de Campireali et sa fille pendant les trois journ‚es que la signora passa encore au couvent. Le lendemain de son d‚part, H‚lŠne r‚ussit … s'‚chapper, profitant de la confusion qui r‚gnait aux deux portes du couvent par suite de la pr‚sence d'un grand nombre de ma‡ons qu'on avait introduits dans le jardin et qui travaillaient … y ‚lever de nouvelles fortifications. La petite Marietta et elle s'‚taient d‚guis‚es en ouvriers. Mais les bourgeois faisaient une garde s‚vŠre aux portes de la ville. L'embarras d'H‚lŠne fut assez grand pour sortir. Enfin, ce mˆme petit marchand qui lui avait fait parvenir les lettres de Branciforte consentit … la faire passer pour sa fille et … l'accompagner jusque dans Albano. H‚lŠne y trouva une cachette chez sa nourrice, que ses bienfaits avaient mise … mˆme d'ouvrir une petite boutique. A peine arriv‚e, elle ‚crivit … Branciforte, et la nourrice trouva, non sans de grandes peines, un homme qui voulut bien se hasarder … s'enfoncer dans la forˆt de la Faggiola, sans avoir le mot d'ordre des soldats de Colonna. Le messager envoy‚ par H‚lŠne revint au bout de trois jours, tout effar‚; d'abord, il lui avait ‚t‚ impossible de trouver Branciforte, et les questions qu'il ne cessait de faire sur le compte du jeune capitaine ayant fini par le rendre suspect, il avait ‚t‚ oblig‚ de prendre la fuite. "Il n'en faut point douter, le pauvre Jules est mort, se dit H‚lŠne, et c'est moi qui l'ai tu‚! Telle devait ˆtre la cons‚quence de ma mis‚rable faiblesse et de ma pusillanimit‚, il aurait d– aimer une femme forte, la fille de quelqu'un des capitaines du prince Colonna." La nourrice crut qu'H‚lŠne allait mourir. Elle monta au couvent des Capucins, voisin du chemin taill‚ dans le roc, o— jadis Fabio et son pŠre avaient rencontr‚ les deux amants au milieu de la nuit. La nourrice parla longtemps … son confesseur, et, sous le secret du sacrement, lui avoua que la jeune H‚lŠne de Campireali voulait aller rejoindre Jules Branciforte, son ‚poux, et qu'elle ‚tait dispos‚e … placer dans l'‚glise du couvent une lampe d'argent de la valeur de cent piastres espagnoles. - Cent piastres! r‚pondit le moine irrit‚. Et que deviendra notre couvent, si nous encourons la haine du seigneur de Campireali? Ce n'est pas cent piastres, mais bien mille, qu'il nous a donn‚es pour ˆtre all‚s relever le corps de son fils sur le champ de bataille des Ciampi, sans compter la cire. Il faut dire en l'honneur du couvent que deux moines ƒg‚s, ayant eu connaissance de la position exacte de la jeune H‚lŠne, descendirent dans Albano, et l'allŠrent voir dans l'intention d'abord de l'amener de gr‚ ou de force … prendre son logement dans le palais de sa famille: ils savaient qu'ils seraient richement r‚compens‚s par la signora de Campireali. Tout Albano ‚tait rempli du bruit de la fuite d'H‚lŠne et du r‚cit des magnifiques promesses faites par sa mŠre … ceux qui pourraient lui donner des nouvelles de sa fille. Mais les deux moines furent tellement touch‚s du d‚sespoir de la pauvre H‚lŠne, qui croyait Jules Branciforte mort, que, bien loin de la trahir en indiquant … sa mŠre le lieu o— elle s'‚tait retir‚e, ils consentirent … lui servir d'escorte jusqu'… la forteresse de la Petrella. H‚lŠne et Marietta, toujours d‚guis‚es en ouvriers, se rendirent … pied et de nuit … une certaine fontaine situ‚e dans la forˆt de la Faggiola, … une lieue d'Albano. Les moines y avaient fait conduire des mulets, et, quand le jour fut venu, l'on se mit en route pour la Petrella. Les moines que l'on savait prot‚g‚s par le prince, ‚taient salu‚s avec respect par les soldats qu'ils rencontraient dans la forˆt; mais il n'en fut pas de mˆme des deux petits hommes qui les accompagnaient: les soldats les regardaient d'abord d'un oeil fort s‚vŠre et s'approchaient d'eux, puis ‚clataient de rire et faisaient compliment aux moines sur les grƒces de leurs muletiers. - Taisez-vous, impies, et croyez que tout se fait par ordre du prince Colonna, r‚pondaient les moines en cheminant. Mais la pauvre H‚lŠne avait du malheur; le prince ‚tait absent de la Petrella, et quand, trois jours aprŠs, … son retour, il lui accorda enfin une audience, il se montra trŠs dur. - Pourquoi venez-vous ici, mademoiselle? Que signifie cette d‚marche mal avis‚e? Vos bavardages de femme ont fait p‚rir sept hommes des plus braves qui fussent en Italie, et c'est ce qu'aucun homme sens‚ ne vous pardonnera jamais. En ce monde, il faut vouloir,- ou ne pas vouloir. C'est sans doute aussi par suite de nouveaux bavardages que Jules Branciforte vient d'ˆtre d‚clar‚ sacrilŠge et condamn‚ … ˆtre tenaill‚ pendant deux heures avec des tenailles rougies au feu, et ensuite br–l‚ comme un juif, lui, un des meilleurs chr‚tiens que je connaisse! Comment e–t-on pu, sans quelque bavardage infƒme de votre part, inventer ce mensonge horrible, savoir que Jules Branciforte ‚tait … Castro le jour de l'attaque du couvent? Tous mes hommes vous diront que ce jour-l… mˆme on le voyait … la Petrella, et que, sur le soir, je l'envoyai … Velletri. - Mais est-il vivant? s'‚criait pour la dixiŠme fois la jeune H‚lŠne fondant en larmes. - Il est mort pour vous, reprit le prince, vous ne le reverrez jamais. Je vous conseille de retourner … votre couvent de Castro; tƒchez de ne plus commettre d'indiscr‚tions, et je vous ordonne de quitter la Petrella d'ici … une heure. Surtout ne racontez … personne que vous m'avez vu, ou je saurai vous punir. La pauvre H‚lŠne eut l'ƒme navr‚e d'un pareil accueil de la part de ce fameux prince Colonna pour lequel Jules avait tant de respect, et qu'elle aimait parce qu'il l'aimait. Quoi qu'en voul–t dire le prince Colonna, cette d‚marche d'H‚lŠne n'‚tait point mal avis‚e. Si elle f–t venue trois jours plus t“t … la Petrella, elle y e–t trouv‚ Jules Branciforte' sa blessure au genou le mettait hors d'‚tat de marcher, et le prince le faisait transporter au gros bourg d'Avezzano, dans le royaume de Naples. A la premiŠre nouvelle du terrible arrˆt achet‚ contre Branciforte par le seigneur de Campireali, et qui le d‚clarait sacrilŠge et violateur de couvent, le prince avait vu que dans le cas o— il s'agirait de prot‚ger Branciforte, il ne pouvait plus compter sur les trois quarts de ses hommes. Ceci ‚tait un p‚ch‚ contre la Madone, … la protection de laquelle chacun de ces brigands croyait avoir des droits particuliers. S'il se f–t trouv‚ un baril … Rome assez os‚ pour venir arrˆter Jules Branciforte au milieu de la forˆt de la Faggiola, il aurait pu r‚ussir. En arrivant … Avezzano, Jules s'appelait Fontana, et les gens qui le transportaient furent discrets. A leur retour … la Petrella, ils annoncŠrent avec douleur que Jules ‚tait mort en route, et de ce moment chacun des soldats du prince sut qu'il y avait un coup de poignard dans le coeur pour qui prononcerait ce nom fatal. Ce fut donc en vain qu'H‚lŠne, de retour dans Albano, ‚crivit lettres sur lettres, et d‚pensa, pour les faire porter … Branciforte, tous les sequins qu'elle avait. Les deux moines ƒg‚s, qui ‚taient devenus ses amis, car l'extrˆme beaut‚, dit le chroniqueur de Florence, ne laisse pas d'avoir quelque empire, mˆme sur les coeurs endurcis par ce que l'‚go‹sme et l'hypocrisie ont de plus bas; les deux moines, disons-nous, avertirent la pauvre fille que c'‚tait en vain qu'elle cherchait … faire parvenir un mot … Branciforte: Colonna avait d‚clar‚ qu'il ‚tait mort, et certes Jules ne reparaŒtrait au monde que quand le prince le voudrait. La nourrice d'H‚lŠne lui annon‡a en pleurant que sa mŠre venait enfin de d‚couvrir sa retraite, et que les ordres les plus s‚vŠres ‚taient donn‚s pour qu'elle f–t transport‚e de vive force au palais Campireali, dans Albano. H‚lŠne comprit qu'une fois dans ce palais sa prison pouvait ˆtre d'une s‚v‚rit‚ sans bornes, et que l'on parviendrait … lui interdire absolument toutes communications avec le dehors, tandis qu'au couvent de Castro elle aurait, pour recevoir et envoyer des lettres, les mˆmes facilit‚s que toutes les religieuses. D'ailleurs, et ce fut ce qui la d‚termina, c'‚tait dans le jardin de ce couvent que Jules avait r‚pandu son sang pour elle: elle pourrait revoir ce fauteuil de bois de la touriŠre, o— il s'‚tait plac‚ un moment pour regarder sa blessure au genou; c'‚tait l… qu'il avait donn‚ … Marietta ce bouquet tach‚ de sang qui ne la quittait plus. Elle revint donc tristement au couvent de Castro, et l'on pourrait terminer ici son histoire: ce serait bien pour elle, et peut-ˆtre aussi pour le lecteur. Nous allons, en effet, assister … la longue d‚gradation d'une ƒme noble et g‚n‚reuse. Les mesures prudentes et les mensonges de la civilisation , qui d‚sormais vont l'obs‚der de toutes parts, remplaceront les mouvements sincŠres des passions ‚nergiques et naturelles. Le chroniqueur romain fait ici une r‚flexion pleine de na‹vet‚: "Parce qu'une femme se donne la peine de faire une belle fille, elle croit avoir le talent qu'il faut pour diriger sa vie, et, parce que lorsqu'elle avait six ans, elle lui disait avec raison: Mademoiselle, redressez votre collerette lorsque cette fille a dix-huit ans et elle cinquante, lorsque cette fille a autant et plus d'esprit que sa mŠre, celle-ci, emport‚e par la manie de r‚gner, se croit le droit de diriger sa vie et mˆme d'employer le mensonge."Nous verrons que c'est Victoire Carafa, la mŠre d'H‚lŠne, qui, par une suite de moyens adroits et fort savamment combin‚s, amena la mort cruelle de sa fille si ch‚rie, aprŠs avoir fait son malheur pendant douze ans, triste r‚sultat de la manie de r‚gner. Avant de mourir, le seigneur de Campireali avait eu la joie de voir publier dans Rome la sentence qui condamnait Branciforte … ˆtre tenaill‚ pendant deux heures avec des fers rouges dans les principaux carrefours de Rome, … ˆtre ensuite br–l‚ … petit feu, et ses cendres jet‚es dans le Tibre. Les fresques du cloŒtre de Sainte-Marie-Nouvelle, … Florence, montrent encore aujourd'hui comment on ex‚cutait ces sentences cruelles envers les sacrilŠges. En g‚n‚ral, il fallait un grand nombre de gardes pour empˆcher le peuple indign‚ de remplacer les bourreaux dans leur office. Chacun se croyait ami intime de la Madone. Le seigneur de Campireali s'‚tait encore fait lire cette sentence peu de moments avant sa mort, et avait donn‚ … l'avocat qui l'avait procur‚e sa belle terre situ‚e entre Albano et la mer. Cet avocat n'‚tait point sans m‚rite. Branciforte ‚tait condamn‚ … ce supplice atroce, et cependant aucun t‚moin n'avait dit l'avoir reconnu sous les habits de ce jeune homme d‚guis‚ en courrier, qui semblait diriger avec tant d'autorit‚ les mouvements des assaillants. La magnificence de ce don mit en ‚moi tous les intrigants de Rome. Il y avait alors … la cour un certain atone (moine), homme profond et capable de tout, mˆme de forcer le pape … lui donner le chapeau; il prenait soin des affaires du prince Colonna, et ce client terrible lui valait beaucoup de consid‚ration. Lorsque la signora de Campireali vit sa fille de retour … Castro, elle fit appeler ce atone - Votre R‚v‚rence sera magnifiquement r‚compens‚e, si elle veut bien aider … la r‚ussite de l'affaire fort simple que je vais lui expliquer. D'ici … peu de jours, la sentence qui condamne Jules Branciforte … un supplice terrible va ˆtre publi‚e et rendue ex‚cutoire aussi dans le royaume de Naples. J'engage Votre R‚v‚rence … lire cette lettre du vice-roi, un peu mon parent, qui daigne m'annoncer cette nouvelle. Dans quel pays Branciforte pourra-t-il chercher un asile? Je ferai remettre cinquante mille piastres au prince avec priŠre de donner le tout ou partie … Jules Branciforte, sous la condition qu'il ira servir le roi d'Espagne, mon seigneur, contre les rebelles de Flandre. Le vice-roi donnera un brevet de capitaine … Branciforte, et, afin que la sentence du sacrilŠge, que j'espŠre bien aussi rendre ex‚cutoire en Espagne, ne l'arrˆte point dans sa carriŠre, il portera le nom de baron Lizzara; c'est une petite terre que j'ai dans les Abruzzes, et dont, … l'aide de ventes simul‚es, je trouverai moyen de lui faire passer la propri‚t‚. Je pense que Votre R‚v‚rence n'a jamais vu une mŠre traiter ainsi l'assassin de son fils. Avec cinq cents piastres, nous aurions pu depuis longtemps nous d‚barrasser de cet ˆtre odieux; mais nous n'avons point voulu nous brouiller avec Colonna. Ainsi daignez lui faire remarquer que mon respect pour ses droits me co–te soixante ou quatre-vingt mille piastres. Je veux n'entendre jamais parler de ce Branciforte, et sur le tout pr‚sentez mes respects au prince. Le atone dit que sous trois jours il irait faire une promenade du c“t‚ d'Ostie, et la signora de Campireali lui remit une bague valant mille piastres. Quelques jours plus tard, le atone reparut dans Rome, et dit … la signora de Campireali qu'il n'avait point donn‚ connaissance de sa proposition au prince; mais qu'avant un mois le jeune Branciforte serait embarqu‚ pour Barcelone, o— elle pourrait lui faire remettre par un des banquiers de cette ville la somme de cinquante mille piastres. Le prince trouva bien des difficult‚s auprŠs de Jules; quelques dangers que d‚sormais il d–t courir en Italie, le jeune amant ne pouvait se d‚terminer … quitter ce pays. En vain le prince laissa-t-il entrevoir que la signora de Campireali pouvait mourir; en vain promit-il que dans tous les cas, au bout de trois ans, Jules pourrait revenir voir son pays. Jules r‚pandait des larmes, mais ne consentait point. Le prince fut oblig‚ d'en venir … lui demander ce d‚part comme un service personnel; Jules ne put rien refuser … l'ami de son pŠre, mais, avant tout, il voulait prendre les ordres d'H‚lŠne. Le prince daigna se charger d'une longue lettre; et, bien plus, permit … Jules de lui ‚crire de Flandre une fois tous les mois. Enfin, l'amant d‚sesp‚r‚ s'embarqua pour Barcelone. Toutes ses lettres furent br–l‚es par le prince, qui ne voulait pas que Jules revint jamais en Italie. Nous avons oubli‚ de dire que, quoique fort ‚loign‚ par caractŠre de toute fatuit‚, le prince s'‚tait cru oblig‚ de dire, pour faire r‚ussir la n‚gociation, que c'‚tait lui qui croyait convenable d'assurer une petite fortune de cinquante mille piastres au fils unique d'un des plus fidŠles serviteurs de la maison Colonna. La pauvre H‚lŠne ‚tait trait‚e en princesse au couvent de Castro. La mort de son pŠre l'avait mise en possession d'une fortune consid‚rable, et il lui survint des h‚ritages immenses. A l'occasion de la mort de son pŠre, elle fit donner cinq aunes de drap noir … tous ceux des habitants de Castro ou des environs qui d‚clarŠrent vouloir porter le deuil du seigneur de Campireali. Elle ‚tait encore dans les premiers jours de son grand deuil, lorsqu'une main parfaitement inconnue lui remit une lettre de Jules. Il serait difficile de peindre les transports avec lesquels cette lettre fut ouverte, non plus que la profonde tristesse qui en suivit la lecture. C'‚tait pourtant bien l'‚criture de Jules; elle fut examin‚e avec la plus s‚vŠre attention. La lettre parlait d'amour, mais quel amour, grand Dieu! La signora de Campireali, qui avait tant d'esprit, l'avait pourtant compos‚e. Son dessein ‚tait de commencer la correspondance par sept … huit lettres d'amour passionn‚; elle voulait pr‚parer ainsi les suivantes, o— l'amour semblerait s'‚teindre peu … peu. Nous passerons rapidement sur dix ann‚es d'une vie malheureuse. H‚lŠne se croyait tout … fait oubli‚e, et cependant avait refus‚ avec hauteur les hommages des jeunes seigneurs les plus distingu‚s de Rome. Pourtant elle h‚sita un instant lorsqu'on lui parla du jeune Octave Colonna, fils aŒn‚ du fameux Fabrice, qui jadis l'avait si mal re‡ue … la Petrella. Il lui semblait que, devant absolument prendre un mari pour donner un protecteur aux terres qu'elle avait dans l'Etat romain et dans le royaume de Naples, il lui serait moins odieux de porter le nom d'un homme que jadis Jules avait aim‚. Si elle e–t consenti … ce mariage, H‚lŠne arrivait bien rapidement … la v‚rit‚ sur Jules Branciforte. Le vieux prince Fabrice parlait souvent et avec transports des traits de bravoure surhumaine du colonel Lizzara (Jules Branciforte), qui, tout … fait semblable aux h‚ros des vieux romans, cherchait … se distraire par de belles actions de l'amour malheureux qui le rendait insensible … tous les plaisirs. Il croyait H‚lŠne mari‚e depuis longtemps; la signora de Campireali l'avait environn‚, lui aussi, de mensonges. H‚lŠne s'‚tait r‚concili‚e … demi avec cette mŠre si habile. Celle-ci d‚sirant passionn‚ment la voir mari‚e, pria son ami, le vieux cardinal Santi-Quatro, protecteur de la Visitation, et qui allait … Castro, d'annoncer en confidence aux religieuses les plus ƒg‚es du couvent que son voyage avait ‚t‚ retard‚ par un acte de grƒce. Le bon pape Gr‚goire XIII, m– de piti‚ pour l'ƒme d'un brigand nomm‚ Jules Branciforte, qui autrefois avait tent‚ de violer leur monastŠre, avait voulu, en apprenant sa mort, r‚voquer la sentence qui le d‚clarait sacrilŠge, bien convaincu que, sous le poids d'une telle condamnation, il ne pourrait jamais sortir du purgatoire, si toutefois Branciforte, surpris au Mexique et massacr‚ par des sauvages r‚volt‚s, avait eu le bonheur de n'aller qu'en purgatoire. Cette nouvelle mit en agitation tout le couvent de Castro; elle parvint … H‚lŠne, qui alors se livrait … toutes les folies de vanit‚ que peut inspirer … une personne profond‚ment ennuy‚e la possession d'une grande fortune. A partir de ce moment, elle ne sortit plus de sa chambre. Il faut savoir que, pour arriver … pouvoir placer sa chambre dans la petite loge de la portiŠre o— Jules s'‚tait r‚fugi‚ un instant dans la nuit du combat, elle avait fait reconstruire une moiti‚. de couvent. Avec des peines infinies et ensuite un scandale fort difficile … apaiser, elle avait r‚ussi … d‚couvrir et … prendre … son service les trois bravi employ‚s par Branciforte et survivant encore aux cinq qui jadis ‚chappŠrent au combat de Castro. Parmi eux se trouvait Ugone, maintenant vieux et cribl‚ de blessures. La vue de ces trois hommes avait caus‚ bien des murmures; mais enfin la crainte que le caractŠre altier d'H‚lŠne inspirait … tout le couvent l'avait emport‚, et tous les jours on les voyait, revˆtus de sa livr‚e, venir prendre ses ordres … la grille ext‚rieure, et souvent r‚pondre longuement … ses questions toujours sur le mˆme sujet. AprŠs les six mois de r‚clusion et de d‚tachement pour toutes les choses du monde qui suivirent l'annonce de la mort de Jules, la premiŠre sensation qui r‚veilla cette ƒme d‚j… bris‚e par un malheur sans remŠde et un long ennui fut une sensation de vanit‚. Depuis peu, l'abbesse ‚tait morte. Suivant l'usage, le cardinal Santi-Quatro, qui ‚tait encore protecteur de la Visitation malgr‚ son grand ƒge de quatre-vingt-douze ans, avait form‚ la liste des trois dames religieuses entre lesquelles le pape devait choisir une abbesse. Il fallait des motifs bien graves pour que Sa Saintet‚ l–t les deux derniers noms de la liste, elle se contentait ordinairement de passer un trait de plume sur ces noms, et la nomination ‚tait faite. Un jour, H‚lŠne ‚tait … la fenˆtre de l'ancienne loge de la touriŠre, qui ‚tait devenue maintenant l'extr‚mit‚ de l'aile des nouveaux bƒtiments construits par ses ordres. Cette fenˆtre n'‚tait pas ‚lev‚e de plus de deux pieds au-dessus du passage arros‚ jadis du sang de Jules et qui maintenant faisait partie du jardin. H‚lŠne avait les yeux profond‚ment fix‚s sur la terre. Les trois dames que l'on savait depuis quelques heures ˆtre port‚es sur la liste du cardinal pour succ‚der … la d‚funte abbesse vinrent … passer devant la fenˆtre d'H‚lŠne. Elle ne les vit pas, et par cons‚quent ne put les saluer. L'une des trois dames fut piqu‚e et dit assez haut aux deux autres: - Voil… une belle fa‡on pour une pensionnaire d'‚taler sa chambre aux yeux du public! R‚veill‚e par ces paroles, H‚lŠne leva les yeux et rencontra trois regards m‚chants. "Eh bien, se dit-elle en fermant la fenˆtre sans saluer, voici assez de temps que je suis agneau dans ce couvent, il faut ˆtre loup, quand ce ne serait que pour varier les amusements de messieurs les curieux de la ville." Une heure aprŠs, un de ses gens, exp‚di‚ en courrier, portait la lettre suivante … sa mŠre, qui depuis dix ann‚es habitait Rome et y avait su acqu‚rir un grand cr‚dit. "MERE TRES RESPECTABLE, "Tous les ans tu me donnes trois cent mille francs le jour de ma fˆte; j'emploie cet argent … faire ici des folies, honorables … la v‚rit‚, mais qui n'en sont pas moins des folies. Quoique tu ne me le t‚moignes plus depuis longtemps, je sais que j'aurais deux fa‡ons de te prouver ma reconnaissance pour toutes les bonnes intentions que tu as eues … mon ‚gard. Je ne me marierai point, mais je deviendrais avec plaisir abbesse de ce couvent, ce qui m'a donn‚ cette id‚e, c'est que les trois dames que notre cardinal Santi-Quatro a port‚es sur la liste par lui pr‚sent‚e au Saint-PŠre sont mes ennemies; et quelle que soit l'‚lue, je m'attends … ‚prouver toutes sortes de vexations. Pr‚sente le bouquet de ma fˆte aux personnes auxquelles il faut l'offrir, faisons d'abord retarder de six mois la nomination, ce qui rendra folle de bonheur la prieure du couvent, mon amie intime, et qui aujourd'hui tient les rˆnes du gouvernement. Ce sera d‚j… pour moi une source de bonheur' et c'est bien rarement que je puis employer ce mot en parlant de ta fille. Je trouve mon id‚e folle; mais, si tu vois quelque chance de succŠs, dans trois jours je prendrai le voile blanc, huit ann‚es de s‚jour au couvent, sans d‚coucher, me donnant droit … une exemption de six mois. La dispense ne se refuse pas, et co–te quarante ‚cus. "Je suis avec respect, ma v‚n‚rable mŠre, et" Cette lettre combla de joie la signora de Campireali. Lorsqu'elle la re‡ut, elle se repentait vivement d'avoir fait annoncer … sa fille la mort de Branciforte; elle ne savait comment se terminerait cette profonde m‚lancolie o— elle ‚tait tomb‚e; elle pr‚voyait quelque coup de tˆte, elle allait jusqu'… craindre que sa fille ne voul–t aller visiter au Mexique le lieu o— l'on avait pr‚tendu que Branciforte avait ‚t‚ massacr‚, auquel cas il ‚tait trŠs possible qu'elle apprŒt … Madrid le vrai nom du colonel Lizzara. D'un autre c“t‚, ce que sa fille demandait par son courrier ‚tait la chose du monde la plus difficile et l'on peut mˆme dire la plus absurde. Une jeune fille qui n'‚tait pas mˆme religieuse, et qui d'ailleurs n'‚tait connue que par la folle passion d'un brigand, que peut-ˆtre elle avait partag‚e, ˆtre mise … la tˆte d'un couvent o— tous les princes romains comptaient quelques parentes! Mais, pensa la signora de Campireali, on dit que tout procŠs peut ˆtre plaid‚ et par cons‚quent gagn‚. Dans sa r‚ponse, Victoire Carafa donna des esp‚rances … sa fille, qui, en g‚n‚ral, n'avait que des volont‚s absurdes, mais par compensation s'en d‚go–tait trŠs facilement. Dans la soir‚e, en prenant des informations sur tout ce qui, de prŠs ou de loin, pouvait tenir au couvent de Castro, elle apprit que depuis plusieurs mois son ami le cardinal Santi-Quatro avait beaucoup d'humeur: il voulait marier sa niŠce … don Octave Colonna, fils aŒn‚ du prince Fabrice, dont il a ‚t‚ parl‚ si souvent dans la pr‚sente histoire. Le prince lui offrait son second fils don Lorenzo, parce que, pour arranger sa fortune; ‚trangement compromise par la guerre que le roi de Naples et le pape, enfin d'accord, faisaient aux brigands de la Faggiola, il fallait que la femme de son fils aŒn‚ apportƒt une dot de six cent mille piastres (3 210 000 francs) dans la maison Colonna. Or le cardinal Santi-Quatro, mˆme en d‚sh‚ritant de la fa‡on la plus ridicule tous ses autres parents, ne pouvait offrir qu'une fortune de trois cent quatre-vingts ou quatre cent mille ‚cus. Victoire Carafa passa la soir‚e et une partie de la nuit … se faire confirmer ces faits par tous les amis du vieux Santi-Quatro. Le lendemain, dŠs sept heures, elle se fit annoncer chez le vieux cardinal. - Eminence, lui dit-elle, nous sommes bien vieux tous les deux, il est inutile de chercher … nous tromper, en donnant de beaux noms … des choses qui ne sont pas belles; je viens vous proposer une folie; tout ce que je puis dire pour elle, c'est qu'elle n'est pas odieuse; mais j'avouerai que je la trouve souverainement ridicule. Lorsqu'on traitait le mariage de don Octave Colonna avec ma fille H‚lŠne, j'ai pris de l'amiti‚ pour ce jeune homme, et, le jour de son mariage, je vous remettrai deux cent mille piastres en terres ou en argent, que je vous prierai de lui faire tenir. Mais, pour qu'une pauvre veuve telle que moi puisse faire un sacrifice aussi ‚norme, il faut que ma fille H‚lŠne, qui a pr‚sentement vingt-sept ans, et qui depuis l'ƒge de dix-neuf ans n'a pas d‚couch‚ du couvent, soit faite abbesse de Castro; il faut pour cela retarder l'‚lection de six mois; la chose est canonique. - Que dites-vous, madame? s'‚cria le vieux cardinal hors de lui; Sa Saintet‚ elle-mˆme ne pourrait pas faire ce que vous venez demander … un pauvre vieillard impotent. - Aussi ai-je dit … Votre Eminence que la chose ‚tait ridicule: les sots la trouveront folle; mais les gens bien instruits de ce qui se passe … la cour penseront que notre excellent prince, le bon pape Gr‚groire XIII, a voulu r‚compenser les loyaux et longs services de Votre Eminence en facilitant un mariage que tout Rome sait qu'elle d‚sire. Du reste, la chose est fort possible, tout … fait canonique, j'en r‚ponds; ma fille prendra le voile blanc dŠs demain. - Mais la simonie, madame!... s'‚cria le vieillard d'une voix terrible. La signora de Campireali s'en allait. - Quel est ce papier que vous laissez? - C'est la liste des terres que je pr‚senterais comme valant deux cent mille piastres si l'on ne voulait pas d'argent comptant; le changement de propri‚t‚ de ces terres pourrait ˆtre tenu secret pendant fort longtemps; par exemple, la maison Colonna me ferait des procŠs que je perdrais... - Mais la simonie, madame, l'effroyable simonie! - Il faut commencer par diff‚rer l'‚lection de six mois, demain je viendrai prendre les ordres de Votre Eminence. Je sens qu'il faut expliquer pour les lecteurs n‚s au nord des Alpes le ton presque officiel de plu sieurs parties de ce dialogue; je rappellerai que, dans les pays strictement catholiques, la plupart des dialogues sur les sujets scabreux finissent par arriver au confessionnal, et alors il n'est rien moins qu'indiff‚rent de s'ˆtre servi d'un mot respectueux ou d'un terme ironique. Le lendemain dans la journ‚e, Victoire Carafa sut que, par suite d'une grande erreur de fait, d‚couverte dans la liste des trois dames pr‚sent‚es pour la place d'abbesse de Castro, cette ‚lection ‚tait diff‚r‚e de six mois: la seconde dame port‚e sur la liste avait un ren‚gat dans sa famille; un de ses grands-oncles s'‚tait fait protestant … Udine. La signora de Campireali crut devoir faire une d‚marche auprŠs du prince Fabrice Colonna, … la maison duquel elle allait offrir une si notable augmentation de fortune. AprŠs deux jours de soins, elle parvint … obtenir une entrevue dans un village voisin de Rome, mais elle sortit tout effray‚e de cette audience, elle avait trouv‚ le prince, ordinairement si calme, tellement pr‚occup‚ de la gloire militaire du colonel Lizzara (Jules Branciforte), qu'elle avait jug‚ absolument inutile de lui demander le secret sur cet article. Le colonel ‚tait pour lui comme un fils, et, mieux encore, comme un ‚lŠve favori. Le prince passait sa vie … lire et relire certaines lettres arriv‚es de Flandre. Que devenait le dessein favori auquel la signora de Campireali sacrifiait tant de choses depuis dix ans, si sa fille apprenait l'existence et la gloire du colonel Lizzara? Je crois devoir passer sous silence beaucoup de circonstances qui, … la v‚rit‚, peignent les moeurs de cette ‚poque, mais qui me semblent tristes … raconter. L'auteur du manuscrit romain s'est donn‚ des peines infinies pour arriver … la date exacte de ces d‚tails que je supprime. Deux ans aprŠs l'entrevue de la signora de Campireali avec le prince Colonna, H‚lŠne ‚tait abbesse de Castro; mais le vieux cardinal Santi-Quatro ‚tait mort de douleur aprŠs ce grand acte de` simonie. En ce temps-l…', Castro avait pour ‚vˆque le plus bel homme de la cour du pape, monsignor Francesco Cittadini, noble de la ville de Milan. Ce jeune homme, remarquable par ses grƒces modestes et son ton de dignit‚, eut des rapports fr‚quents avec l'abbesse de la Visitation … l'occasion surtout du nouveau cloŒtre dont elle entreprit d'embellir son couvent. Ce jeune ‚vˆque Cittadini, alors ƒg‚ de vingt-neuf ans, devint amoureux fou de cette belle abbesse. Dans le procŠs qui fut dress‚ un an plus tard, une foule de religieuses, entendues comme t‚moins, rapportent que l'‚vˆque multipliait le plus possible ses visites au couvent, disant souvent … leur abbesse: - Ailleurs je commande, et, je l'avoue … ma honte, j'y trouve quelque plaisir; auprŠs de vous j'ob‚is comme un esclave, mais avec un plaisir qui surpasse de bien loin celui de commander ailleurs. Je me trouve sous l'influence d'un ˆtre sup‚rieur; quand je l'essayerais, je ne pourrais avoir d'autre volont‚ que la sienne, et j'aimerais mieux me voir pour une ‚ternit‚ le dernier de ses esclaves que d'ˆtre roi loin de ses yeux. Les t‚moins rapportent qu'au milieu de ces phrases ‚l‚gantes souvent l'abbesse lui ordonnait de se taire, et en des termes durs et qui montraient le m‚pris. - A vrai dire, continue un autre t‚moin, madame le traitait comme un domestique; dans ces cas-l…, le pauvre ‚vˆque baissait les yeux, se mettait … pleurer, mais ne s'en allait point. Il trouvait tous les jours de nouveaux pr‚textes pour reparaŒtre au couvent, ce qui scandalisait fort les confesseurs des religieuses et les ennemies de l'abbesse. Mais madame l'abbesse ‚tait vivement d‚fendue par la prieure, son amie intime, et qui, sous ses ordres imm‚diats, exer‡ait le' gouvernement int‚rieur. - Vous savez, mes nobles soeurs, disait celle-ci, que, depuis cette passion contrari‚e que notre abbesse ‚prouva dans sa premiŠre jeunesse pour un soldat d'aventure, il lui est rest‚ beaucoup de bizarrerie dans les id‚es; mais vous savez toutes que son caractŠre a ceci de remarquable, que jamais elle ne revient sur le compte des gens pour lesquels elle a montr‚ du m‚pris. Or, dans toute sa vie peut-ˆtre, elle n'a pas prononc‚ autant de paroles outrageantes qu'elle en a adress‚ en notre pr‚sence au pauvre monsignor Cittadini. Tous les jours, nous voyons celui-ci subir des traitements qui nous font rougir pour sa haute dignit‚. - Oui, r‚pondaient les religieuses scandalis‚es, mais il revient tous les jours; donc, au fond, il n'est pas si maltrait‚, et, dans tous les cas, cette apparence d'intrigue nuit … la consid‚ration du saint ordre de la Visitation. Le maŒtre le plus dur n'adresse pas au valet le plus inepte le quart des injures dont tous les jours l'altiŠre abbesse accablait ce jeune ‚vˆque aux fa‡ons si onctueuses; mais il ‚tait amoureux, et avait apport‚ de son pays cette maxime fondamentale, qu'une fois une entreprise de ce genre commenc‚e, il ne faut plus s'inqui‚ter que du but, et ne pas regarder les moyens. - Au bout du compte, disait l'‚vˆque … son confident C‚sar del Bene, le m‚pris est pour l'amant qui s'est d‚sist‚ de l'attaque avant d'y ˆtre contraint par des moyens de force majeure. Maintenant ma triste tƒche va se borner … donner un extrait n‚cessairement fort sec du procŠs … la suite duquel H‚lŠne trouva la mort. Ce procŠs, que j'ai lu dans une bibliothŠque dont je dois taire le nom, ne forme pas moins de huit volumes in-folio. L'interrogatoire et le raisonnement sont en langue latine, les r‚ponses en italien. J'y vois qu'au mois de novembre 1572, sur les onze heures du soir, le jeune ‚vˆque se rendit seul … la porte de l'‚glise o— toute la journ‚e les fidŠles sont admis, l'abbesse elle-mˆme lui ouvrit cette porte, et lui permit de la suivre. Elle le re‡ut dans une chambre qu'elle occupait souvent et qui communiquait par une porte secrŠte aux tribunes qui rŠgnent sur les nefs de l'‚glise. Une heure s'‚tait … peine ‚coul‚e lorsque l'‚vˆque, fort surpris, fut renvoy‚ chez lui; l'abbesse elle-mˆme le reconduisit … la porte de l'‚glise, et lui dit ces propres paroles: - Retournez … votre palais et quittez-moi bien vite. Adieu, monseigneur, vous me faites horreur; il me semble que je me suis donn‚e … un laquais. Toutefois, trois mois aprŠs, arriva le temps du carnaval. Les gens de Castro ‚taient renomm‚s par les fˆtes qu'ils se donnaient entre eux … cette ‚poque, la ville entiŠre retentissait du bruit des mascarades. Aucune ne manquait de passer devant une petite fenˆtre qui donnait un jour de souffrance … une certaine ‚curie du couvent. L'on sent bien que trois mois avant le carnaval cette ‚curie ‚tait chang‚e en salon, et qu'elle ne d‚semplissait pas les jours de mascarade. Au milieu de toutes les folies du public, l'‚vˆque vint … passer dans son carrosse; l'abbesse lui fit un signe, et, la nuit suivante, … une heure, il ne manqua pas de se trouver … la porte de l'‚glise. Il entra; mais, moins de trois quarts d'heure aprŠs, il fut renvoy‚ avec colŠre. Depuis le premier rendez-vous au mois de novembre, il continuait … venir au couvent … peu prŠs tous les huit jours. On trouvait sur sa figure un petit air de triomphe et de sottise qui n'‚chappait … personne, mais qui avait le privilŠge de choquer grandement le caractŠre altier de la jeune abbesse. Le lundi de Pƒques, entre autres jours, elle le traita comme le dernier des hommes, et lui adressa des paroles que le plus pauvre des hommes de peine du couvent n'e–t pas support‚es. Toutefois, peu de jours aprŠs, elle lui fit un signe … la suite duquel le bel ‚vˆque ne manqua pas de se trouver' … minuit, … la porte de l'‚glise; elle l'avait fait venir pour lui apprendre qu'elle ‚tait enceinte. A cette annonce, dit le procŠs, le beau jeune homme pƒlit d'horreur et devint tout … fait stupide de peur. L'abbesse eut la fiŠvre: elle fit appeler le m‚decin, et ne lui fit point mystŠre de son ‚tat. Cet homme connaissait le caractŠre g‚n‚reux de la malade, et lui promit de la tirer d'affaire. Il commen‡a par la mettre en relation avec une femme du peuple jeune et jolie, qui, sans porter le titre de sage-femme, en avait les talents. Son mari ‚tait boulanger. H‚lŠne fut contente de la conversation de cette femme, qui lui d‚clara que, pour l'ex‚cution des projets … l'aide desquels elle esp‚rait la sauver, il ‚tait n‚cessaire qu'elle e–t deux confidentes dans le couvent. - Une femme comme vous, … la bonne heure, mais une de mes ‚gales! non; sortez de ma pr‚sence. La sage-femme se retira. Mais, quelques heures plus tard, H‚lŠne, ne trouvant pas prudent de s'exposer aux bavardages de cette femme, fit appeler le m‚decin, qui la renvoya au couvent, o— elle fut trait‚e g‚n‚reusement. Cette femme jura que, mˆme non rappel‚e, elle n'e–t jamais divulgu‚ le secret confi‚; mais elle d‚clara de nouveau que, s'il n'y avait pas dans l'int‚rieur du couvent deux femmes d‚vou‚es aux int‚rˆts de l'abbesse et sachant tout, elle ne pouvait se mˆler de rien. (Sans doute elle songeait … l'accusation d'infanticide.) AprŠs y avoir beaucoup r‚fl‚chi, l'abbesse r‚solut de confier ce terrible secret … madame Victoire, prieure du couvent, de la noble famille des ducs de C..., et … madame Bernarde, fille du marquis P... Elle leur fit jurer sur leurs br‚viaires de ne jamais dire un mot, mˆme au tribunal de la p‚nitence, de ce qu'elle allait leur confier. Ces dames restŠrent glac‚es de terreur. Elles avouent, dans leurs interrogatoires, que, pr‚occup‚es du caractŠre si altier de leur abbesse, elles s'attendirent … l'aveu de quelque meurtre. L'abbesse leur dit d'un air simple et froid: - J'ai manqu‚ … tous mes devoirs, je suis enceinte. Madame Victoire, la prieure, profond‚ment ‚mue et troubl‚e par l'amiti‚ qui, depuis tant d'ann‚es, l'unissait … H‚lŠne, et non pouss‚e par une vaine curiosit‚, s'‚cria les larmes aux yeux: - Quel est donc l'imprudent qui a commis ce crime? - Je ne l'ai pas dit mˆme … mon confesseur; jugez si je veux le dire … vous! Ces deux dames d‚lib‚rŠrent aussit“t sur les moyens de cacher ce fatal secret au reste du couvent. Elles d‚cidŠrent d'abord que le lit de l'abbesse serait transport‚ de sa chambre actuelle, lieu tout … fait central, … la pharmacie que l'on venait d'‚tablir dans l'endroit le plus recul‚ du couvent, au troisiŠme ‚tage du grand bƒtiment ‚lev‚ par la g‚n‚rosit‚ d'H‚lŠne. C'est dans ce lieu que l'abbesse donna le jour … un enfant mƒle. Depuis trois semaines la femme du boulanger ‚tait cach‚e dans l'appartement de la prieure. Comme cette femme marchait avec rapidit‚ le long du cloŒtre, emportant l'enfant, celui-ci jeta des cris, et, dans sa terreur, cette femme se r‚fugia dans la cave. Une heure aprŠs, madame Bernarde, aid‚e du m‚decin, parvint … ouvrir une petite porte du jardin, la femme du boulanger sortit rapidement du couvent et bient“t aprŠs de la ville. Arriv‚e en rase campagne et poursuivie par une terreur panique, elle se r‚fugia dans une grotte que le hasard lui fit rencontrer dans certains rochers. L'abbesse ‚crivit … C‚sar del Bene, confident et premier valet de chambre de l'‚vˆque, qui courut … la grotte qu'on lui avait indiqu‚e, il ‚tait … cheval: il prit l'enfant dans ses bras, et partit au galop pour Montefiascone. L'enfant fut baptis‚ dans l'‚glise de Sainte-Marguerite, et re‡ut le nom d'Alexandre. L'h“tesse du lieu avait procur‚ une nourrice … laquelle C‚sar remit huit ‚cus: beaucoup de femmes s'‚tant rassembl‚es autour de l'‚glise pendant la c‚r‚monie du baptˆme, demandŠrent … grands cris au seigneur C‚sar le nom du pŠre de l'enfant. - C'est un grand seigneur de Rome, leur dit-il, qui s'est permis d'abuser d'une pauvre villageoise comme vous. Et il disparut. VII Tout allait bien jusque-l… dans cet immense couvent, habit‚ par plus de trois cents femmes curieuses; personne n'avait rien vu, personne n'avait rien entendu. Mais l'abbesse avait remis au m‚decin quelques poign‚es de sequins nouvellement frapp‚s … la monnaie de Rome. Le m‚decin donna plusieurs de ces piŠces … la femme du boulanger. Cette femme ‚tait jolie et son mari jaloux; il fouilla dans sa malle, trouva ces piŠces d'or si brillantes, et, les croyant le prix de son d‚shonneur, la for‡a, le couteau sur la gorge, … dire d'o— elles provenaient AprŠs quelques tergiversations, la femme avoua la v‚rit‚, et la paix fut faite. Les deux ‚poux en vinrent … d‚lib‚rer sur l'emploi d'une telle somme. La boulangŠre voulait payer quelques dettes; mais le mari trouva plus beau d'acheter un mulet, ce qui fut fait. Ce mulet fit scandale dans le quartier, qui connaissait bien la pauvret‚ des deux ‚poux. Toutes les commŠres de la ville, amies et ennemies, venaient successivement demander … la femme du boulanger quel ‚tait l'amant g‚n‚reux qui l'avait mise … mˆme d'acheter un mulet. Cette femme, irrit‚e, r‚pondait quelquefois en racontant la v‚rit‚. Un jour que C‚sar del Bene ‚tait all‚ voir l'enfant, et revenait rendre compte de sa visite … l'abbesse, celle-ci, quoique fort indispos‚e, se traŒna jusqu'… la grille, et lui fit des reproches sur le peu de discr‚tion des agents employ‚s par lui. De son c“t‚, l'‚vˆque tomba malade de peur; il ‚crivit … ses frŠres … Milan pour leur raconter l'injuste accusation … laquelle il ‚tait en butte: il les engageait … venir … son secours. Quoique gravement indispos‚, il prit la r‚solution de quitter Castro; mais, avant de partir, il ‚crivit … l'abbesse: "Vous saurez d‚j… que tout ce qui a ‚t‚ fait est public. Ainsi, si vous prenez int‚rˆt … sauver non seulement ma r‚putation, mais peut-ˆtre ma vie, et pour ‚viter un plus grand scandale, vous pouvez inculper Jean-Baptiste Doleri, mort depuis peu de jours; que si, par ce moyen, vous ne r‚parez pas votre honneur, le mien du moins ne courra plus aucun p‚ril." L'‚vˆque appela don Luigi, confesseur du monastŠre de Castro. - Remettez ceci, lui dit-il, dans les propres mains de madame l'abbesse. Celle-ci, aprŠs avoir lu cet infƒme billet, s'‚cria devant tout ce qui se trouvait dans la chambre: - Ainsi m‚ritent d'ˆtre trait‚es les vierges folles qui pr‚fŠrent la beaut‚ du corps … celle de l'ƒme! Le bruit de tout ce qui se passait … Castro parvint rapidement aux oreilles du terrible cardinal FarnŠse (il se donnait ce caractŠre depuis quelques ann‚es, parce qu'il esp‚rait, dans le prochain conclave, avoir l'appui des cardinaux zellige). Aussit“t il donna l'ordre au podestat de Castro de faire arrˆter l'‚vˆque Cittadini. Tous les domestiques de celui-ci, craignant la question, prirent la fuite. Le seul C‚sar del Bene resta fidŠle … son maŒtre, et lui jura qu'il mourrait dans les tourments plut“t que de rien avouer qui p–t lui nuire. citadin Ils le trouvŠrent d‚tenu dans la prison de Ronciglione. Je vois dans le premier interrogatoire de l'abbesse que, tout en avouant sa faute, elle nia avoir eu des rapports avec monseigneur l'‚vˆque; son complice avait ‚t‚ Jean-Baptiste Doleri, avocat du couvent. Le 9 septembre 1573, Gr‚goire XIII ordonna que le procŠs f–t fait en toute hƒte et en toute rigueur. Un juge criminel, un fiscal et un commissaire se transportŠrent … Castro et … Ronciglione. C‚sar del Bene, premier valet de chambre de l'‚vˆque, avoue seulement avoir port‚ un enfant chez une nourrice. On l'interroge en pr‚sence de mesdames Victoire et Bernarde. On le met … la torture deux jours de suite: il souffre horriblement; mais, fidŠle … sa parole, il n'avoue que ce qu'il est impossible de nier, et le fiscal ne peut rien tirer de lui. Quand vient le tour de mesdames Victoire et Bernarde, qui avaient ‚t‚ t‚moins des tortures inflig‚es … C‚sar, elles avouent tout ce qu'elles ont fait. Toutes les religieuses sont interrog‚es sur le nom de l'auteur du crime; la plupart r‚pondent avoir ou‹ dire que c'est monseigneur l'‚vˆque. Une des soeurs portiŠres rapporte les paroles outrageantes que l'abbesse avait adress‚es … l'‚vˆque en le mettant … la porte de l'‚glise. Elle ajoute: - Quand on se parle sur ce ton, c'est qu'il y a bien longtemps que l'on fait l'amour ensemble. En effet, monseigneur l'‚vˆque, ordinairement remarquable par l'excŠs de sa suffisance, avait, en sortant de l'‚glise, l'air tout penaud. L'une des religieuses, interrog‚e en pr‚sence de l'instrument des tortures, r‚pond que l'auteur du crime doit ˆtre le chat, parce que l'abbesse le tient continuellement dans ses bras et le caresse beau - coup. Une autre religieuse pr‚tend que l'auteur du crime devait ˆtre le vent, parce que, les jours o— il fait du vent, l'abbesse est heureuse et de bonne humeur, elle s'expose … l'action du vent sur un belv‚dŠre qu'elle a fait construire exprŠs; et, quand on va lui demander une grƒce en ce lieu, jamais elle ne la refuse. La femme du boulanger, la nourrice, les commŠres de Montefiascone, effray‚es par les tortures qu'elles avaient vu infliger … C‚sar, disent la v‚rit‚. Le jeune ‚vˆque ‚tait malade ou faisait le malade … Ronciglione, ce qui donna l'occasion … ses frŠres, soutenus par le cr‚dit et par les moyens d'influence de la signora de Campireali, de se jeter plusieurs fois aux pieds du pape, et de lui demander que la proc‚dure f–t suspendue jusqu'… ce que l'‚vˆque e–t recouvr‚ sa sant‚. Sur quoi le terrible cardinal FarnŠse augmenta le nombre des soldats qui le gardaient dans sa prison. L'‚vˆque ne pouvant ˆtre interrog‚, les commissaires commen‡aient toutes leurs s‚ances par faire subir un nouvel interrogatoire … l'abbesse. Un jour que sa mŠre lui avait fait dire d'avoir bon courage et de continuer … tout nier, elle avoua tout. - Pourquoi avez-vous d'abord inculp‚ Jean-Baptiste Doleri? - Par piti‚ pour la lƒchet‚ de l'‚vˆque, et, d'ailleurs, s'il parvient … sauver sa chŠre vie, il pourra donner des soins … mon fils. AprŠs cet aveu, on enferma l'abbesse dans une chambre du couvent de Castro, dont les murs, ainsi que la vo–te, avaient huit pieds d'‚paisseur; les religieuses ne parlaient de ce cachot qu'avec terreur, et il ‚tait connu sous le nom de la chambre des moines; l'abbesse y fut gard‚e … vue par trois femmes. La sant‚ de l'‚vˆque s'‚tant un peu am‚lior‚e, trois cents sbires ou soldats vinrent le prendre … Ronciglione, et il fut transport‚ … Rome en litiŠre; on le d‚posa … la prison appel‚e Corte Savella. Peu de jours aprŠs, les religieuses aussi furent amen‚es … Rome; l'abbesse fut plac‚e dans le monastŠre de Sainte-Marthe. Quatre religieuses ‚taient inculp‚es: mesdames Victoire et Bernarde, la soeur charg‚e du tour et la portiŠre qui avait entendu les paroles outrageantes adress‚es … l'‚vˆque par l'abbesse. L'‚vˆque fut interrog‚ par l'auditeur de la chambre, l'un des premiers personnages de l'ordre judiciaire. On remit de nouveau … la torture le pauvre C‚sar del Bene, qui non seulement n'avoua rien, mais dit des choses qui faisaient de la peine au ministŠre public, ce qui lui valut une nouvelle s‚ance de torture. Ce supplice pr‚liminaire fut ‚galement inflig‚ … mesdames Victoire et Bernarde. L'‚vˆque niait tout avec sottise, mais avec une belle opiniƒtret‚; il rendait compte dans le plus grand d‚tail de tout ce qu'il avait fait dans les trois soir‚es ‚videmment pass‚es auprŠs de l'abbesse. Enfin, on confronta l'abbesse avec l'‚vˆque, et quoiqu'elle dit constamment la v‚rit‚, on la soumit … la torture. Comme elle r‚p‚tait ce qu'elle avait toujours dit depuis son premier aveu, l'‚vˆque, fidŠle … son r“le, lui adressa des injures. AprŠs plusieurs autres mesures' raisonnables au fond, mais entach‚es de cet esprit de cruaut‚, qui, aprŠs les rŠgnes de Charles-Quint et de Philippe II, pr‚valait trop souvent dans les tribunaux d'Italie l'‚vˆque fut condamn‚ … subir une prison perp‚tuelle au chƒteau Saint-Ange; l'abbesse fut condamn‚e … ˆtre d‚tenue toute sa vie dans le couvent de Sainte-Marthe, o— elle se trouvait. Mais d‚j… la signora de Campireali avait entrepris, pour sauver sa fille, de faire creuser un passage souterrain. Ce passage partait de l'un des ‚gouts laiss‚s par la magnificence de l'ancienne Rome, et devait aboutir au caveau profond o— l'on pla‡ait les d‚pouilles mortelles des religieuses de Sainte-Marthe. Ce passage, large de deux pieds … peu prŠs, avait des parois de planches pour soutenir les terres … droite et … gauche, et on lui donnait pour vo–te, … mesure que l'on avan‡ait, deux planches plac‚es comme les jambages d'un A majuscule. On pratiquait ce souterrain … trente pieds de profondeur … peu prŠs. Le point important ‚tait de le diriger dans le sens convenable; … chaque instant des puits et des fondements d'anciens ‚difices obligeaient les ouvriers … se d‚tourner. Une autre grande difficult‚, c'‚taient les d‚blais, dont on ne savait que faire; il paraŒt qu'on les semait pendant la nuit dans toutes les rues de Rome. On ‚tait ‚tonn‚ de cette quantit‚ de terre qui tombait, pour ainsi dire, du ciel. Quelques grosses sommes que la signora de Campireali d‚pensƒt pour essayer de sauver sa fille, son passage souterrain e–t sans doute ‚t‚ d‚couvert, mais le pape Gr‚goire XIII vint … mourir en 1585, et le rŠgne du d‚sordre commen‡a avec le siŠge vacant. H‚lŠne ‚tait fort mal … Sainte-Marthe, on peut penser si de simples religieuses assez pauvres mettaient du zŠle … vexer une abbesse fort riche et convaincue d'un tel crime. H‚lŠne attendait avec empressement le r‚sultat des travaux entrepris par sa mŠre. Mais tout … coup son coeur ‚prouva d'‚tranges ‚motions. Il y avait d‚j… six mois que Fabrice Colonna, voyant l'‚tat chancelant de la sant‚ de Gr‚goire XIII, et ayant de grands projets pour l'interrŠgne, avait envoy‚ un de ses officiers … Jules Branciforte, maintenant si connu dans les arm‚es espagnoles sous le nom de colonel Lizzara. Il le rappelait en Italie; Jules br–lait de revoir son pays. Il d‚barqua sous un nom suppos‚ … Pescara, petit port de l'Adriatique sous Chieti, dans les Abruzzes, et par les montagnes il vint jusqu'… la Petrella. La joie du prince ‚tonna tout le monde. Il dit … Jules qu'il l'avait fait appeler pour faire de lui son successeur et lui donner le commandement de ses soldats. A quoi Branciforte r‚pondit que, militairement parlant, l'entreprise ne valait plus rien, ce qu'il prouva facilement; si jamais l'Espagne le voulait s‚rieusement, en six mois et … peu de frais, elle d‚truirait tous les soldats d'aventure de l'Italie. - Mais aprŠs tout, ajouta le jeune Branciforte, si vous le voulez, mon prince, je suis prˆt … marcher. Vous trouverez toujours en moi le successeur du brave Ranuce tu‚ aux Ciampi. Avant l'arriv‚e de Jules, le prince avait ordonn‚, comme il savait ordonner, que personne dans la Petrella ne s'avisƒt de parler de Castro et du procŠs de l'abbesse la peine de mort, sans aucune r‚mission, ‚tait plac‚e en perspective du moindre bavardage. Au milieu des transports d'amiti‚ avec lesquels il re‡ut Branciforte, il lui demanda de ne point aller … Albano sans lui, et sa fa‡on d'effectuer ce voyage fut de faire occuper la ville par mille de ses gens, et de placer une avant-garde de douze cents hommes sur la route de Rome. Qu'on juge de ce que devint le pauvre Jules, lorsque le prince, ayant fait appeler le vieux Scotti, qui vivait encore, dans la maison o— il avait plac‚ son quartier g‚n‚ral, le fit monter dans la chambre o— il se trouvait avec Branciforte. DŠs que les deux amis se furent jet‚s dans les bras l'un de l'autre: - Maintenant, pauvre colonel, dit-il … Jules, attends-toi … ce qu'il y a de pis. Sur quoi il souffla la chandelle et sortit en enfermant … clef les deux amis. Le lendemain, Jules, qui ne voulut pas sortir de sa chambre, envoya demander au prince la permission de retourner … la Petrella, et de ne pas le voir de quelques jours. Mais on vint lui rapporter que le prince avait disparu, ainsi que ses troupes. Dans la nuit, il avait appris la mort de Gr‚goire XIII; il avait oubli‚ son ami Jules et courait la campagne. Il n'‚tait rest‚ autour de Jules qu'une trentaine d'hommes appartenant … l'ancienne compagnie de Ranuce. L'on sait assez qu'en ce temps-l…, pendant le siŠge vacant, les lois ‚taient muettes, chacun songeait … satisfaire ses passions, et il n'y avait de force que la force, c'est pourquoi, avant la fin de la journ‚e, le prince Colonna avait d‚j… fait pendre plus de cinquante de ses ennemis. Quant … Jules, quoiqu'il n'e–t pas quarante hommes avec lui, il osa marcher vers Rome. Tous les domestiques de l'abbesse de Castro lui avaient ‚t‚ fidŠles; ils s'‚taient log‚s dans les pauvres maisons voisines du couvent de Sainte-Marthe. L'agonie de Gr‚goire Xlll avait dur‚ plus d'une semaine, la signora de Campireali attendait patiemment les journ‚es de trouble qui allaient suivre sa mort pour faire attaquer les derniers cinquante pas de son souterrain. Comme il s'agissait de traverser les caves de plusieurs maisons habit‚es, elle craignait fort de ne pouvoir d‚rober au public la fin de son entreprise. DŠs le surlendemain de l'arriv‚e de Branciforte … la Petrella, les trois anciens bravi de Jules, qu'H‚lŠne avait pris … son service, semblŠrent atteints de folie. Quoique tout le monde ne s–t que trop qu'elle ‚tait au secret le plus absolu, et gard‚e par des religieuses qui la ha‹ssaient, Ugone l'un des bravi vint … la porte du couvent, et fit les instances les plus ‚tranges pour qu'on lui permit de voir sa maŒtresse, et sur-le-champ. Il fut repouss‚ et jet‚ … la porte. Dans son d‚sespoir, cet homme y resta, et se mit … donner un ba‹oc (un sou) … chacune des personnes attach‚es au service de la maison qui entraient ou sortaient, en leur disant ces pr‚cises paroles: R‚jouissez-vous avec moi; le signer Jules Branciforte est arriv‚, il est vivant: dites cela … vos amis. Les deux camarades d'Ugone passŠrent la journ‚e … lui apporter des bacs, et ils ne cessŠrent d'en distribuer jour et nuit en disant toujours les mˆmes paroles, que lorsqu'il ne leur en resta plus un seul. Mais les trois bravi, se relevant l'un l'autre, ne continuŠrent pas moins … monter la garde … la porte du couvent de Sainte-Marthe, adressant toujours aux passants les mˆmes paroles suivies de grandes salutations: Le seigneur Jules est arriv‚, et L'id‚e de ces braves gens eut du succŠs: moins de trente-six heures aprŠs le premier ba‹oc distribu‚, la pauvre H‚lŠne, au secret au fond de son cachot, savait que Jules ‚tait vivant, ce mot la jeta dans une sorte de fr‚n‚sie: - O ma mŠre! s'‚criait-elle, m'avez-vous fait assez de mal! Quelques heures plus tard l'‚tonnante nouvelle lui fut confirm‚e par la petite Marietta, qui, en faisant le sacrifice de tous ses bijoux d'or, obtint la permission de suivre la soeur touriŠre qui apportait ses repas … la prisonniŠre. H‚lŠne se jeta dans ses bras en pleurant de joie. - Ceci est bien beau, lui dit-elle, mais je ne resterai plus guŠre avec toi. - Certainement! lui dit Marietta. Je pense bien que le temps de ce conclave ne se passera pas sans que votre prison ne soit chang‚e en un simple exil. - Ah! ma chŠre, revoir Jules! et le revoir, moi coupable! Au milieu de la troisiŠme nuit qui suivit cet entretien, une partie du pav‚ de l'‚glise enfon‡a avec un grand bruit; les religieuses de Sainte-Marthe crurent que le couvent allait s'abŒmer. Le trouble fut extrˆme, tout le monde criait au tremblement de terre. Une heure environ aprŠs la chute du pav‚ de marbre de l'‚glise, la signora de Campireali, pr‚c‚d‚e par les trois bravi au service d'H‚lŠne, p‚n‚tra dans le cachot par le souterrain. - Victoire, victoire, madame! criaient les bravi. H‚lŠne eut une peur mortelle; elle crut que Jules Branciforte ‚tait avec eux. Elle fut bien rassur‚e, et ses traits reprirent leur expression s‚vŠre lorsqu'ils lui dirent qu'ils n'accompagnaient que la signora de Campireali, et que Jules n'‚tait encore que dans Albano, qu'il venait d'occuper avec plusieurs milliers de soldats. AprŠs quelques instants d'attente, la signora de Campireali parut; elle marchait avec beaucoup de peine, donnant le bras … son ‚cuyer, qui ‚tait en grand costume et l'‚p‚e au c“t‚, mais son habit magnifique ‚tait tout souill‚ de terre. - O ma chŠre H‚lŠne! je viens te sauver! s'‚cria la signora de Campireali. - Et qui vous a dit que je veuille ˆtre sauv‚e? La signora de Campireali restait ‚tonn‚e; elle regardait sa fille avec de grands yeux; elle parut fort agit‚e. - Eh bien, ma chŠre H‚lŠne, dit-elle enfin, la destin‚e me force … t'avouer une action bien naturelle peut-ˆtre aprŠs les malheurs autrefois arriv‚s dans notre famille, mais dont je me repens, et que je te prie de me pardonner: Jules... Branciforte... est vivant... - Et c'est parce qu'il vit que je ne veux pas vivre. La signora de Campireali ne comprenait pas d'abord le langage de sa fille, puis elle lui adressa les supplications les plus tendres; mais elle n'obtenait pas de r‚ponse; H‚lŠne s'‚tait tourn‚e vers son crucifix et priait sans l'‚couter. Ce fut en vain que, pendant une heure entiŠre, la signora de Campireali fit les derniers efforts pour obtenir une parole ou un regard. Enfin, sa fille, impatient‚e, lui dit: - C'est sous le marbre de ce crucifix qu'‚taient cach‚es ses lettres, dans ma petite chambre d'Albano; il e–t mieux valu me laisser poignarder par mon pŠre! Sortez, et laissez-moi de l'or. La signora de Campireali, voulant continuer … parler … sa fille, malgr‚ les signes d'effroi que lui adressait son ‚cuyer, H‚lŠne s'impatienta. - Laissez-moi, du moins, une heure de libert‚; vous avez empoisonn‚ ma vie, vous voulez aussi empoisonner ma mort. - Nous serons encore maŒtres du souterrain pendant deux ou trois heures; j'ose esp‚rer que tu te raviseras! s'‚cria la signora de Campireali fondant en larmes. Et elle reprit la route du souterrain. - Ugone, reste auprŠs de moi, dit H‚lŠne … l'un de ses bravi, et sois bien arm‚, mon gar‡on, car peut-ˆtre il s'agira de me d‚fendre. Voyons ta dague, ton ‚p‚e, ton poignard. Le vieux soldat lui montra ses armes en bon ‚tat. - Eh bien, tiens-toi en dehors de ma prison; je vais ‚crire … Jules une longue lettre que tu lui remettras toi-mˆme; je ne veux pas qu'elle passe par d'autres mains que les tiennes, n'ayant rien pour la cacheter. Tu peux lire tout ce que contiendra cette lettre. Mets dans tes poches tout cet or que ma mŠre vient de laisser, je n'ai besoin pour moi que de cinquante sequins, place-les sur mon lit. AprŠs ces paroles, H‚lŠne se mit … ‚crire: "Je ne doute point de toi, mon cher Jules: si je m'en vais, c'est que je mourrais de douleur dans tes bras, en voyant quel e–t ‚t‚ mon bonheur si je n'eusse pas commis une faute. Ne va pas croire que j'aie jamais aim‚ aucun ˆtre au monde aprŠs toi; bien loin de l…, mon coeur ‚tait rempli du plus vif m‚pris pour l'homme que j'admettais dans ma chambre. Ma faute fut uniquement d'ennui, et, si l'on veut, de libertinage. Songe que mon esprit, fort affaibli depuis la tentative inutile que je fis … la Petrella, o— le prince que je v‚n‚rais parce que tu l'aimais, me re‡ut si cruellement; songe, dis-je, que mon esprit, fort affaibli, fut assi‚g‚ par douze ann‚es de mensonge. Tout ce qui m'environnait ‚tait faux et menteur, et je le savais. Je re‡us d'abord une trentaine de lettres de toi; juge des transports avec lesquels j'ouvris les premiŠres! mais, en les lisant, mon coeur se gla‡ait. J'examinais cette ‚criture, je reconnaissais ta main, mais non ton coeur. Songe que ce premier mensonge a d‚rang‚ l'essence de ma vie, au point de me faire ouvrir sans plaisir une lettre de ton ‚criture! La d‚testable annonce de ta mort acheva de tuer en moi tout ce qui restait encore des temps heureux de notre jeunesse. Mon premier dessein, comme tu le comprends bien, fut d'aller voir et toucher de mes mains la plage du Mexique o— l'on disait que les sauvages t'avaient massacr‚' si j'eusse suivi cette pens‚e... nous serions heureux maintenant, car, … Madrid, quels que fussent le nombre et l'adresse des espions qu'une main vigilante e–t pu semer autour de moi, comme de mon c“t‚ j'eusse int‚ress‚ toutes les ƒmes dans lesquelles il reste encore un peu de piti‚ et de bont‚, il est probable que je serais arriv‚e … la v‚rit‚; car, d‚j…, mon Jules, tes belles actions avaient fix‚ sur toi l'attention du monde, et peut-ˆtre quelqu'un … Madrid savait que tu ‚tais Branciforte. Veux-tu que je te dise ce qui empˆcha notre bonheur? D'abord le souvenir de l'atroce et humiliante r‚ception que le prince m'avait faite … la Petrella; que d'obstacles puissants … affronter de Castro au Mexique! Tu le vois, mon ƒme avait d‚j… perdu de son ressort. Ensuite, il me vint une pens‚e de vanit‚. J'avais fait construire de grands bƒtiments dans le couvent, afin de pouvoir prendre pour chambre la loge de la touriŠre, o— tu te r‚fugias la nuit du combat. Un jour, je regardais cette terre que jadis, pour moi, tu avais abreuv‚e de ton sang; j'entendis une parole de m‚pris, je levai la tˆte, je vis des visages m‚chants; pour me venger, Je voulus ˆtre abbesse. Ma mŠre, qui savait bien que tu ‚tais vivant, fit des choses h‚ro‹ques pour obtenir cette nomination extravagante. Cette place ne fut, pour moi, qu'une source d'ennuis; elle acheva d'avilir mon ƒme; je trouvai du plaisir … marquer mon pouvoir souvent par le malheur des autres; je commis des injustices. Je me voyais … trente ans, vertueuse suivant le monde, riche, consid‚r‚e, et cependant parfaitement malheureuse. Alors se pr‚senta ce pauvre homme, qui ‚tait la bont‚ mˆme, mais l'ineptie en personne. Son ineptie fit que je supportai ses premiers propos. Mon ƒme ‚tait si malheureuse par tout ce qui m'environnait depuis ton d‚part, qu'elle n'avait plus la force de r‚sister … la plus petite tentation. T'avouerai-je une chose bien ind‚cente? Mais je r‚fl‚chis que tout est permis … une morte. Quand tu liras ces lignes, les vers d‚voreront ces pr‚tendues beaut‚s qui n'auraient d– ˆtre que pour toi. Enfin il faut dire cette chose qui me fait de la peine, je ne voyais pas pourquoi je n'essayerais pas de l'amour grossier, comme toutes nos dames romaines; j'eus une pens‚e de libertinage, mais je n'ai jamais pu me donner … cet homme sans ‚prouver un sentiment d'horreur et de d‚go–t qui an‚antissait tout le plaisir. Je te voyais toujours … mes c“t‚s, dans notre jardin du palais d'Albano, lorsque la Madone t'inspira cette pens‚e g‚n‚reuse en apparence, mais qui pourtant, aprŠs ma mŠre, a fait le malheur de notre vie. Tu n'‚tais point mena‡ant, mais tendre et bon comme tu le fus toujours; tu me regardais, alors j'‚prouvais des moments de colŠre pour cet autre homme et j'allais jusqu'… le battre de toutes mes forces. Voil… toute la v‚rit‚, mon cher Jules: je ne voulais pas mourir sans te le dire, et je pensais aussi que peut-ˆtre cette conversation avec toi m'“terait l'id‚e de mourir. Je n'en vois que mieux quelle e–t ‚t‚ ma joie en te revoyant, si je me fusse conserv‚e digne de toi. Je t'ordonne de vivre et de continuer cette carriŠre militaire qui m'a caus‚ tant de joie quand j'ai appris tes succŠs. Qu'e–t-ce ‚t‚, grand Dieu! si j'eusse re‡u tes lettres, surtout aprŠs la bataille d'Achenne! Vis, et rappelle-toi souvent la m‚moire de Ranuce, tu‚ aux Ciampi, et celle d'H‚lŠne, qui, pour ne pas voir un reproche dans tes yeux, est morte … Sainte-Marthe. >> AprŠs avoir ‚crit, H‚lŠne s'approcha du vieux soldat, qu'elle trouva dormant; elle lui d‚roba sa dague, sans qu'il s'en aper‡–t, puis elle l'‚veilla. - J'ai fini, lui dit-elle, je crains que nos ennemis ne s'emparent du souterrain. Va vite prendre ma lettre qui est sur la table, et remets-la toi-mˆme … Jules, toi-mˆme, entends-tu? De plus, donne-lui mon mouchoir que voici; dis-lui que je ne l'aime pas plus en ce moment que je ne l'ai toujours aim‚, toujours, entends bien! Ugpne debout ne partait pas. - Va donc! - Madame, avez-vous bien r‚fl‚chi? Le seigneur Jules vous aime tant! - Moi aussi, je l'aime, prends la lettre et remets-la toi-mˆme. - Eh bien, que Dieu vous b‚nisse comme vous ˆtes bonne! Ugone alla et revint fort vite; il trouva H‚lŠne morte, elle avait la dague dans le coeur. --- Provided by LoyalBooks.com ---