[Transcriber's note: Delly (Marie Petitjean - de la Rosière) (1875-1947), _L'exilée_ (1908), édition de 1908] M. DELLY L'EXILEE PARIS LIBRAIRIE BLERIOT HENRI GAUTIER, SUCCESSEUR 55, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55 L'EXILEE CHAPITRE I Les nuages s'étaient un instant écartés, un vif rayon de soleil d'avril frappait le vitrage du bow-window où Myrtô reposait, sa tête délicate retombant sur le dossier du fauteuil, dans l'atmosphère tiède parfumée par les violettes et les muguets précoces qui croissaient dans les caisses, à l'ombre de palmiers et de grandes fougères. C'était une miniature de petite serre. Tout au plus, entre ces caisses et ces quelques plantes vertes, demeurait-il la place nécessaire pour le fauteuil où s'était glissée la mince personne de Myrtô. Elle reposait, les yeux clos, ses longs cils dorés frôlant sa joue au teint satiné et nacré, ses petites mains abandonnées sur sa jupe blanche. Ses traits, d'une pureté admirable, évoquaient le souvenir de ces incomparables statues dues au ciseau des sculpteurs de la Grèce. Cependant, ils étaient à peine formés encore, car Myrtô n'avait pas dix-huit ans... Et cette extrême jeunesse rendait plus touchants, plus attendrissants le pli douloureux de la petite bouche au dessin parfait, le cerne bleuâtre qui entourait les yeux de la jeune fille, et les larmes qui glissaient lentement de ses paupières closes. Sur sa nuque retombait, en une coiffure presque enfantine, une lourde chevelure aux larges ondulations naturelles, une chevelure d'un blond chaud, qui avait à certains instants des colorations presque mauves, et semblait, peu après, dorée et lumineuse. Ses bandeaux encadraient harmonieusement le ravissant visage, doucement éclairé par ce gai rayon de soleil perçant entre deux giboulées. Myrtô demeurait immobile, et cependant elle ne dormait pas. Quand même sa sollicitude filiale ne l'eût pas tenue éveillée, prête à courir à l'appel de sa mère, la douloureuse angoisse qui la serrait au coeur l'aurait empêchée de goûter un véritable repos. Bientôt, demain peut-être, elle se trouverait orpheline et seule sur la terre. Aucun parent ne serait là pour l'aider dans ces terribles moments redoutés d'âmes plus mûres et plus expérimentées, aucun foyer n'existait qui pût l'accueillir comme une enfant de plus. Elle avait sa mère, et celle-ci partie, elle était seule, sans ressources, car la pension viagère dont jouissait Madame Elyanni disparaissait avec elle. Myrtô était fille d'un Grec et d'une Hongroise de noble race. La comtesse Hedwige Gisza avait rompu avec toute sa parenté en épousant Christos Elyanni dont la vieille souche hellénique ne pouvait faire oublier, aux yeux des fiers magistrats, que ses parents avaient dérogé en s'occupant de négoce, et que lui-même n'était qu'un artiste besogneux. Artiste, il l'était dans toute l'acception du terme. Epris d'idéal, il vivait dans un rêve perpétuel où flottaient des visions de beauté surhumaine. La jolie Hongroise, vue un jour à Paris, à une fête de charité où Christos s'était laissé entraîner par un ami, l'avait frappé par sa grâce délicate, un peu éthérée, et la douceur radieuse de ses yeux bleus. Elle, de son côté, avait remarqué cet inconnu dont les longs cheveux noirs encadraient un visage si différent de tous ceux qui l'entouraient--un visage de médaille grecque, où le regard rayonnant d'une continuelle pensée intérieure mettait un charme indéfinissable. Elle se fit présenter l'artiste, obtint de la vieille cousine qui la chaperonnait que Christos fît son portrait, et, un jour, elle offrit elle-même sa main au jeune Grec qui avait jusque-là soupiré en silence, sans oser se déclarer. Elle était majeure, sans parenté proche, et pourvue d'une fortune peu considérable, mais indépendante. Elle devint Madame Elyanni... Et ce fut un ménage à la fois heureux et malheureux. Heureux, car ils étaient unis par un amour profond et ne voyaient rien au-delà l'un de l'autre... Malheureux, car ils avaient des défauts identiques, des goûts trop semblables. Alors que la nature rêveuse et trop idéaliste de Christos eût demandé, en sa compagne, le contrepoids d'une raison ferme, d'un jugement mûri et d'habitudes pratiques, il ne devait trouver, en Hedwige, qu'un charmant oiseau adorant les fleurs, la lumière, les étoiles claires et chatoyantes, incapable d'une pensée sérieuse et ignorant tout de la conduite d'une maison. Après avoir vécu pendant deux ans dans la patrie de Christos, ils étaient venus s'établir à Paris. Le peintre aimait cette ville où il était né, où était morte sa mère, une Française. Il espérait surtout arriver à percer enfin, atteindre quelque notoriété, réaliser le rêve de gloire qui chantait en son âme. Mais il n'avait aucunement le goût de la réclame, et ses oeuvres, par leur caractère d'idéalisme très haut, ne s'adaptaient pas aux tendances modernes. La réussite ne vint pas, la fortune d'Hedwige se fondit peu à peu, et le jour où Christos mourut, d'une maladie due au découragement qui s'était lentement infiltré en lui, il ne restait à Madame Elyanni qu'une rente viagère, relativement assez considérable, laissée au peintre, et après lui à sa veuve, par un veux cousin qui s'était éteint quelques années auparavant dans l'île de Chio. Myrtô avait à cette époque douze ans. C'était une enfant vive et gaie, idolâtrée de ses parents en admiration devant sa beauté et son intelligence. Une piété très ardente et très profonde, la direction d'une vieille institutrice, femme d'élite, l'avaient heureusement préservée des conséquences que pouvait avoir l'éducation donnée par ces deux êtres charmants et bons, mais si peu faits pour élever un enfant... Et à la mort de Christos, on vit cette chose touchante et exquise: la petite Myrtô, dominant la douleur que lui causait la perte d'un père très chéri et la vue du désespoir de sa mère, se révélant tout à coup presqu'une femme déjà par le sérieux et le jugement, organisant, avec l'aide d'un vieil ami de son père, une nouvelle existence, soignant avec un tendre dévouement Madame Elyanni dont le chagrin avait abattu la santé toujours frêle. La mère et la fille s'installèrent à Neuilly, dans un très petit appartement, au quatrième étage d'une maison habitée par de modestes employés. Madame Elyanni, que l'expérience n'avait pas corrigée, fit ajouter à la fenêtre de sa chambre ce bow-window et voulut qu'il fût continuellement garni de fleurs. --Je me passerais plutôt de manger que de ne pas voir des fleurs autour de moi, avait-elle répondu au tuteur de Myrtô qui avançait discrètement que les revenus ne permettraient peut-être pas... --Oh! Monsieur, il ne faut pas que maman soit privée de fleurs! avait dit vivement Myrtô. Il fallait aussi que Madame Elyanni eût une nourriture délicate... Et, comme elle abhorrait les nuances foncées, elle exigeait que sa fille fût toujours vêtue de blanc à l'intérieur, coutume économique, car la fillette, qui remplissait courageusement avec une souriante attention, bien des menus devoirs de ménagère, devait remplacer fréquemment ces costumes que sa mère ne souffrait pas voir tant soit peu défraîchis. Il en était ainsi de nombreux détails, et malgré les économies que Myrtô, devenue un ménagère accomplie, réussissait à réaliser sur certains points, le budget s'équilibrait parfois difficilement. Il avait fallu compter aussi avec les frais de son instruction. Grâce à une extrême facilité, aux admirables dispositions dont elle était douée, elle avait pu les réduire au minimum. Elle avait conquis, l'année précédente, son brevet supérieur, et avait réussi à acquérir, en prenant de temps à autre quelques leçons d'un excellent professeur, un remarquable talent de violoniste. Telle était Myrtô, petite âme exquise, ardente et pure, coeur délicatement bon et dévoué, chrétienne admirable, enfant par sa candide simplicité, femme par l'énergie et la réflexion d'un esprit mûri déjà au souffle de l'épreuve et des responsabilités. Car tous les soucis retombaient sur elle. Madame Elyanni, languissante d'âme et de corps, se laissait gâter par sa fille et déclarait ne pouvoir s'occuper de rien. Depuis quelques années, elle ne voulait plus sortir et passait ses journées étendue, s'occupant à de merveilleuses broderies ou rêvant, les yeux fixés sur le dernier tableau peint par Christos, et où le peintre s'était représenté entre sa femme et sa fille, dans son petit atelier illuminé de soleil. Elle s'était étiolée ainsi, hâtant la marche de la maladie qui l'avait terrassée enfin deux jours auparavant. En voyant la physionomie soucieuse du médecin appelé aussitôt, Myrtô avait compris que le danger était grand... Et en entendant, la veille, sa mère demander le prêtre, elle s'était dit que tout était fini, car l'âme insouciante de Madame Elyanni était de celles qui attendent les derniers symptômes avant-coureurs de la fin pour oser songer à se mettre en règle avec leur Dieu. Ce matin, on lui avait apporté le Viatique... Et c'était autant pour la laisser faire en toute tranquillité son action de grâces que pour dérober à son regard les larmes difficilement contenues pendant la cérémonie, que Myrtô s'était réfugiée dans le bow-window. Elle aimait profondément sa mère, d'une tendresse qui prenait, à son insu, une nuance de protection très explicable par la faiblesse morale de Madame Elyanni. Son coeur avait besoin de se donner, de s'épancher en dévouement sur d'autres coeurs souffrants, faibles, ou découragés. Sa mère disparue, ce serait fini de cette sollicitude de tous les instants qu'exigeait, depuis quelques mois surtout, Madame Elyanni. Personne n'aurait plus besoin d'elle... A moins qu'elle ne se fît religieuse pour déverser sur ses frères en Jésus-Christ les trésors de tendresse dévouée contenus dans son coeur. Mais, jusqu'ici, la voix divine n'avait pas parlé, Myrtô ignorait si elle avait la vocation religieuse. Dans le silence qui régnait, à peine troublé de temps à autre par la corne d'un tramway, une voix faible appela: --Myrtô! La jeune fille se leva vivement et entra dans la chambre aux tentures claires, aux meubles de laque blanche. Des plantes vertes, des gerbes de fleurs en ornaient les angles, garnissaient les tables et la cheminée... Et sur une petite table couverte d'une nappe blanche, d'autres fleurs encore s'épanouissaient entre les candélabres dorés et le crucifix. Myrtô s'avança près du lit, elle se pencha vers le pâle visage flétri, entouré de cheveux blonds grisonnants. --Me voilà, maman chérie. Que voulez-vous de votre Myrtô? demanda-t-elle en mettant un tendre baiser sur le front de sa mère. --Je veux te parler, mignonne... Ecoute, j'ai compris depuis... depuis que je sens venir la mort... --Maman! murmura Myrtô. Les yeux bleus de la malade enveloppèrent la jeune fille d'un regard navré. --Il faut bien nous faire à cette pensée, enfant... J'ai donc compris que je n'ai pas été pour toi une bonne mère... --Maman! redit encore Myrtô avec un geste de protestation. --Si, ma chérie, c'est la vérité. Je t'ai beaucoup aimée, c'est vrai, mais autrement, je n'ai rempli aucun des devoirs maternels. J'ai laissé à ta petite âme courageuse toutes les responsabilités, tous les soucis, je n'ai su que m'enfermer dans mon chagrin et dépenser égoïstement tout notre petit revenu, au lieu de songer à économiser pour toi. --C'était juste, maman, c'était bien ainsi! Moi je suis jeune, je travaillerai... --Tu travailleras!... Pauvre mignonne aimée! que pourrais-tu faire! La concurrence est énorme... et d'ailleurs tu ne peux vivre seule, Myrtô. Il te faut l'abri d'un foyer, la sécurité au milieu d'une famille sérieuse... j'ai donc songé à ma cousine Gisèle. Tu sais que, seule de toute ma famille, elle a continué à se tenir en rapports avec moi, par quelques mots sur une carte au 1er janvier, par des lettres de faire-part. Elle avait épousé, trois ans avant mon mariage, le prince Sigismond Milcza. Un fils est né de cette union. Elle m'apprit quelques années plus tard son veuvage, puis son second mariage, la naissance de quatre enfants, et enfin un nouveau veuvage. Nous nous aimions beaucoup, et j'ai songé qu'en souvenir de moi elle accepterait peut-être de t'accueillir. Myrtô se redressa vivement. --Maman, voulez-vous que j'aille mendier la protection et l'hospitalité de ces parents qui n'ont pas voulu accepter mon cher père? --Oh! les autres, non! Mais Gisèle n'a jamais cessé de me considérer comme de la famille. --Cependant, maman, il ne me paraît pas admissible que je sois à la charge de la comtesse Zolanyi! dit vivement Myrtô. --Non, mais elle doit avoir des relations étendues et très hautes, car les Gisza, les Zolanyi, les Milcza surtout sont de la première noblesse magyare. Ces derniers sont de race royale, et leur fortune est incalculable. Gisèle pourra donc, mieux que personne, t'aider à trouver une position sûre, elle sera pour toi une protection, un conseil... Et je voudrais que tu lui écrives de ma part, afin que je te confie à elle. --Ce que vous voudrez, mère chérie! murmura Myrtô en baisant la jolie main amaigrie posée sur le couvre-pied de soie blanche un peu jaunie. Sous la dictée de sa mère, elle écrivit un simple et pathétique appel à cette parente inconnue d'elle. A grand'peine, Mme Elyanni parvint à y apposer sa signature... Myrtô demanda: --Où dois-je adresser cette lettre? --Depuis son second veuvage, Gisèle m'a donné son adresse au palais Milcza, à Vienne. Je suppose qu'après la mort du comte Zolanyi, elle a dû aller vivre près de son fils aîné, qui n'est peut-être pas marié encore. Envoie la lettre à cette adresse. Si Gisèle ne s'y trouve pas, on fera suivre. Myrtô, d'une main qui tremblait un peu, mit la suscription, apposa le timbre, et se leva en disant: --Je vais la porter chez les dames Millon. L'une ou l'autre aura certainement occasion de sortir ce matin et de la mettre à la poste. Les dames Million occupaient un logement sur le même palier que Mme Elyanni. La mère étai veuve d'un employé de chemin de fer, la fille travaillait en chambre pour un magasin de fleurs artificielles. C'étaient d'honnêtes et bonnes créatures, serviables et discrètes, qui admiraient Myrtô et auraient tout fait pour lui procurer le moindre plaisir. Isolée comme l'était la jeune fille, Mme Elyanni n'ayant jamais voulu nouer de relations, elle avait trouvé plusieurs fois une aide matérielle ou morale près de ses voisines, et elle leur en gardait une reconnaissance qui se traduisait par des mots charmants et de délicates attentions, Myrtô n'étant pas de ces coeurs vaniteux et étroits qui considèrent avant toute chose la situation sociale et le plus ou moins de distinction du prochain. La porte lui fut ouverte par Mlle Albertine, grande et belle fille brune, au teint pâle et au regard très doux. --Mlle Myrtô! Entrez donc, mademoiselle! Et elle s'effaçait pour la laisser pénétrer dans la salle à manger, où Mme Millon, une petite femme vive et accorte, était en train de morigéner un petit garçon de cinq à six ans, un orphelin que la mort de sa fille aînée et de son gendre avait laissé à sa charge... elle s'avança vivement vers la jeune fille en demandant: --Eh bien! mademoiselle Myrtô? --Elle est si faible, si faible! murmura Myrtô. Et un sanglot s'étouffa dans sa gorge. --Pauvre chère petite demoiselle! dit Mme Million en lui saisissant la main, tandis qu'Albertine se détournait pour dissimuler une larme. --Je suis venue vous demander un service, reprit Myrtô en essayant de dominer le tremblement de sa voix. Quand vous descendrez, voulez-vous mettre cette lettre à la boîte? --Mais certainement! Albertine a justement une course à faire dans cinq minutes, elle ne l'oubliera pas, comptez sur elle. --Moi aussi, j'irai porter la lettre, dit le petit garçon qui s'était avancé et posait câlinement sa joue fraîche contre la main de Myrtô. --Oui, c'est cela, Jeannot... et puis tu feras aussi une petite prière pour ma chère maman, dit la jeune fille en caressant sa petite tête rasée. --Nous lui en faisons dire une tous les soirs, mademoiselle Myrtô... Et vous savez, si vous avez besoin de n'importe quoi, nous sommes là, toutes prêtes à vous rendre service. --Oui, je connais votre coeur, dit Myrtô en tendant la main aux deux femmes. Merci, merci... Maintenant, je vais vite retrouver ma pauvre maman. Lorsque la jeune fille eut disparu, Madame Millon posa la lettre sur la table, non sans jeter un coup d'oeil sur la suscription. --Comtesse Zolanyi, palais Milcza... Ces dames ne nous ont jamais dit grand'chose sur elles-mêmes, mais j'ai idée, Titine, qu'elles sont d'une grande famille. L'autre jour pendant que j'étais près de Madame Elyanni, j'ai remarqué, sur un joli mouchoir fin dont elle se servait, une petite couronne brodée. --Et mademoiselle Myrtô a des manières de princesse qui lui viennent tout naturellement, cela se voit, si elle pouvait donc avoir des parents qui l'accueillent, qui l'aiment comme elle le mérite!... Car la pauvre dame n'a plus guère à vivre, maman. --Hélas! non! Si elle passe la nuit, ce sera tout... Pauvre petite demoiselle Myrtô! Ca me fend le coeur, vois-tu, Titine! Et l'excellente personne sortit son mouchoir, tandis que sa fille, serrant les lèvres pour dominer son émotion, entrait dans la chambre voisine pour mettre son chapeau. Pendant ce temps, Myrtô, rentrée dans la chambre de sa mère, s'occupait à défaire le petit autel. Elle allait et venait doucement, incomparablement élégante et svelte, avec des mouvements d'une grâce infinie. --Myrtô! Elle s'approcha du lit... Madame Elyanni saisit sa main en disant: --Regarde-moi, Myrtô! Les yeux bleus de la mère se plongèrent dans les admirables prunelles noires, veloutées, rayonnantes d'une pure clarté intérieure. Toute l'âme énergique, ardente, virginale de Myrtô était là... Et Madame Elyanni murmura doucement: --Que je les voie encore, tes yeux, tes beaux yeux!... Myrtô, ma lumière! --Maman, ne parlez pas ainsi! supplia la jeune fille. Il n'y a qu'une vraie lumière, c'est Dieu, et il ne faut pas... --Oui. Il est la lumière, mais cette lumière incréée se communique aux âmes pures, et celles-ci la répandent autour d'elles... Ne t'étonne pas de m'entendre parler ainsi, mon enfant. Depuis hier, ta pauvre mère a bien réfléchi, elle a compris ce que tu avais été pour elle, ce que Dieu lui avait donné en lui accordant une fille telle que toi, et comment il lui aurait été impossible de vivre sans l'ange qu'elle a sans cesse trouvé à ses côtés. Je te bénis, Myrtô, mon amour, je te bénis de toute la force de mon coeur! Sas mains se posèrent sur la chevelure blonde. Myrtô, sanglotante, s'était laissé tomber à genoux... --Ne pleure pas, chérie. Pense que je vais retrouver mon cher Christos. Tous deux, de là-haut nous veillerons sur toi... Elle s'interrompit, à bout de forces, en laissant retomber ses mains que Myrtô pressa sur ses lèvres... Et elles demeurèrent ainsi, immobiles, savourant la douloureuse jouissance de ces dernières heures. CHAPITRE II Enveloppée dans ses crêpes, un peu courbée sous son long châle noir, Myrtô marchait comme en un rêve, entre les dames Millon. Elle revenait vers le logis vide d'où était partie tout à l'heure la dépouille mortelle de Madame Elyanni. Elle se sentait anéantie, presque sans pensée. Albertine avait doucement pris sa main pour la passer sous son bras... Et cette marque d'affectueuse attention avait mis un léger baume sur le coeur brisé de Myrtô. En arrivant sur le palier du quatrième étage, Madame Million demanda: --Vous allez rester à déjeuner et finir la journée chez nous, mademoiselle Myrtô?... Et même y coucher, si vous le voulez bien, car ce serait trop triste pour vous... Myrtô lui prit les mains et les pressa avec force. --Merci, merci, Madame! Mais je préfère rentrer tout de suite, m'habituer à cette solitude, à la pensée de ne plus la voir là... Sa voix se brisa dans un sanglot. --... Demain, si vous le voulez bien, je viendrai partager votre repas... mais aujourd'hui, je ne peux pas... Ne m'en veuillez pas, je vous en prie! --Oh! bien sûr que non, ma pauvre demoiselle! Faites ce qui vous coûtera le moins... Mais je vais aller vous porter un peu de bouillon... --Non, pas maintenant, je ne pourrais pas. Ce soir, j'essaierai... Elle leur tendit la main et entra dans l'appartement où la femme de ménage s'occupait à tout remettre en ordre. Myrtô se réfugia dans sa chambre, une petite pièce meublée avec une extrême simplicité. Elle enleva son chapeau, son châle, et s'assit sur un siège bas, près de la fenêtre. Tout à l'heure, en se voyant seule derrière le char funèbre, elle avait eu, pour la première fois, la conscience nette du douloureux isolement qui était le sien... Et voici que cette impression lui revenait, plus vive, dans ce logis où elle avait, pendant des années, prodigué son dévouement à la mère dont elle était l'unique affection. Lorsque le pénible événement s'était trouvé accompli, elle avait aussitôt télégraphié à son tuteur. Celui-ci, vieil artiste célibataire, vivait retiré sur la côte de Provence. Il avait répondu par des condoléances, mettant en avant ses rhumatismes qui lui interdisaient tout déplacement. D'offres de service à sa pupille, pas un mot. La comtesse Zolanyi n'avait pas répondu. Peut-être ne se trouvait-elle pas à Vienne... Et d'ailleurs, Myrtô comptait si peu sur cette grande dame qui ne souciait sans doute aucunement d'une jeune cousine inconnue et très pauvre! Lorsqu'elle aurait dominé ce premier anéantissement qui la terrassait, elle envisagerait nettement la situation et chercherait, avec l'aide de dames Millon, un moyen de se tirer d'affaire. Mais aujourd'hui, non, elle ne pouvait pas! Elle se sentait faible comme un enfant... Un coup de sonnette retentit. La femme de ménage alla ouvrir, Myrtô entendit un bruit de voix... Puis on frappa à la porte de sa chambre... --Mademoiselle, c'est une dame qui demande à vous parler. Une envie folle lui vint de répondre: --Pas aujourd'hui!... Oh! pas aujourd'hui! Mais elle se domina, et, se levant, elle entra dans la pièce voisine. Une dame de petite taille, en deuil léger et d'une discrète élégance, se tenait debout au milieu de la salle à manger. Sous la voilette, Myrtô vit un fin visage un peu flétri, des yeux qui lui rappelèrent ceux de sa mère, et qui exprimaient une sorte de surprise admirative en se posant sur la jeune fille... L'inconnue s'avança vers Myrtô en disant en français, avec un léger accent étranger: --J'arrive donc trop tard? Ma pauvre Hedwige?... --Oui, c'est fini, dit Myrtô. Et, pour la première fois, depuis deux jours, les larmes jaillirent enfin des yeux de la jeune fille. --M a pauvre enfant! dit l'étrangère en lui prenant la main et en la regardant avec compassion. Et dire que j'étais à Paris, que j'aurais pu accourir aussitôt près d'Hedwige! Mais votre lettre m'a été renvoyée de Vienne, je l'ai reçue ce matin seulement. --Quoi, vous étiez à Paris! dit Myrtô d'un ton de regret. Oh! si nous avions pu nous en douter! Mais asseyez-vous, Madame!... Et permettez-moi de vous remercier dès maintenant d'être accourue si vite à l'appel de ma pauvre mère. --C'était chose toute naturelle, dit la comtesse en prenant place sur le fauteuil que lui avançait Myrtô. Hedwige et moi, bien que cousines assez éloignées, avons été élevées dans une grande intimité. J'en ai toujours conservé le souvenir, malgré... enfin, malgré ce mariage qui avait mécontenté notre parenté. Le front de Myrtô se rembrunit un peu, tandis que la comtesse continuait d'un ton calme, où passait un peu d'émotion: --Je n'ai donc pas hésité à venir, espérant bien la trouver encore en vie... Mais la concierge m'a appris que... tout était fini. --Oui, c'est fini, fini! dit Myrtô. Elle s'était assise en face de la comtesse, et le jour un peu terne éclairait d'une lueur grise son délicieux visage fatigué et pâli, sur lequel les larmes glissaient, chaudes et pressées. La comtesse parut touchée, son regard mobile s'embua un peu... Elle se pencha et prit la main de la jeune fille. --Voyons, mon enfant, ne vous désolez pas. En souvenir d'Hedwige, je suis prête à vous aider, à vous accorder cette protection que ma pauvre cousine me demandait pour vous... Racontez-moi un peu votre vie, parlez-moi d'elle et de vous. On ne pouvait nier qu'elle ne se montrât bienveillante, bien qu'avec une nuance de condescendance qui n'échappa pas à Myrtô. Cependant, la jeune fille avait craint de se heurter à la morgue de cette parente inconnue, et elle éprouvait un soulagement en constatant en elle une certaine dose d'amabilité et même de sympathie. Elle fit donc brièvement le récit de leur existence depuis la mort de M. Elyanni. Parfois, la comtesse lui adressait une question. Entre autres choses, elle s'informa de l'état des finances de l'orpheline. Myrtô lui apprit qu'il ne lui restait rien, sauf un mince capital représentant une rente de quatre cents francs. --Oui, vous me disiez cela dans votre lettre, mais je pensais que vous possédiez peut-être quelques autres petites ressources. Hedwige avait de fort beaux bijoux, des diamants pour une somme considérable... --Tout a été vendu au moment de la maladie de mon père, sauf une croix en opales à laquelle ma mère tenait beaucoup. --Oui, c'est un bijou de famille qui venait d'une aïeule. Ainsi donc, vous ne possédez rien, mon enfant?... Et vous n'avez aucune parenté du côté paternel? --Aucune, Madame. La famille de mon père était déjà complètement éteinte à l'époque de son mariage. La comtesse passa lentement sur son front sa main fine admirablement gantée. --En ce cas, mon enfant, il me paraît que mon devoir est tout tracé. Vous êtes une Gisza par votre mère--cela, personne de notre parenté ne peut le discuter--vous avez donc droit à l'abri de mon foyer... --Madame, je ne demande qu'une chose! interrompit vivement Myrtô. C'est que vous m'aidiez à trouver une situation sérieuse, dans une famille sûre... Car mon seul désir est de gagner ma vie, et je n'accepterais jamais de me trouver à votre charge. Les sourcils blonds de la comtesse se froncèrent légèrement. --Une situation, dites-vous?... Et laquelle donc? institutrice, demoiselle de compagnie?... Tout d'abord, je vous répondrai que vous êtes beaucoup trop jeune, et que... enfin, que vous avez un visage... des manières qui rendront difficile pour vous une position de ce genre. Myrtô rougit et des larmes lui montèrent aux yeux. Elle était si totalement dépourvue de coquetterie que le compliment implicite contenu dans la constatation de son interlocutrice ne lui avait causé qu'une impression pénible, en lui faisant toucher du doigt l'obstacle qui s'élevait devant ses rêves de travail. --Mais cependant, il faut que je gagne ma vie! dit-elle en tordant inconsciemment ses petites mains. --Mon enfant, laissez-moi vous dire qu'il me paraît impossible de vous laisser remplir des fonctions subalternes quelconques, du moment où vous êtes ma parente. Il me déplairait fort, je vous l'avoue, qu'une jeune fille pouvant se dire ma cousine devînt, par exemple, la demoiselle de compagnie d'une de mes connaissances... Non, décidément, il n'y a qu'un moyen, du moins pour le moment: c'est que vous acceptiez mon aide, pour vivre dans une pension de dames, où vous vous trouverez en sécurité... --Et dans ce cas, en serai-je plus avancée d'ici deux ans, d'ici cinq ans? s'écria Myrtô. Non, c'est impossible, il faut que je travaille, je ne veux pas tout devoir à votre charité! La comtesse, surprise, considéra quelques instants la charmante physionomie empreinte d'une fière résolution. --C'est que me voilà fort embarrassée, alors!... Je ne vois vraiment pas trop... A moins que... Mais oui, cela arrangerait tout! s'écria-t-elle d'un ton triomphant, en se frappant le front. Vous m'avez dit que vous aviez des diplômes? --Oui, mes deux brevets. --Vous êtes musicienne? --Violoniste. --Oh! parfait! Mes filles adorent la musique, et vous enseigneriez le violon à Renat... Vous dessinez peut-être aussi? --Mais oui, un peu. --Tout à fait bien!... Connaissez-vous la langue magyare? --Comme le français. Nous parlions indifféremment l'un et l'autre, ma pauvre maman et moi. Je parle également le grec, et un peu l'allemand. --Allons, mon enfant, je crois que tout va s'arranger! dit la comtesse d'un ton satisfait, en saisissant la main de la jeune fille. Voici ce que je vous propose: Fraulein Loenig, l'institutrice bavaroise de mes enfants, doit nous quitter l'année prochaine. Voulez-vous accepter de la remplacer? Comme son engagement avec moi court pendant un an encore, et que je n'ai aucun motif de lui infliger le déplaisir d'un renvoi avant l'heure, vous demeureriez en attendant avec nous, vous donneriez des leçons de violon à mon petit Renat, vous feriez de la musique avec mes filles aînées... Enfin, vous trouverez à vous occuper, quand ce ne serait qu'à me faire la lecture, mes yeux se fatiguant beaucoup depuis un an. --De cette manière, oui, j'accepte avec reconnaissance! dit Myrtô dont la physionomie s'éclairait soudain. Je vous remercie, Madame. --Ne me remerciez pas encore mon enfant, car ceci n'est qu'un projet tout personnel, que je désire fort voir aboutir, mais pour lequel il me faut l'approbation du prince Milcza, mon fils aîné. Je vis chez lui, et je ne puis vous prendre pour ainsi dire sous ma tutelle sans savoir ce qu'il en pensera... Mais ne craignez pas trop, il est fort probable qu'il me répondra que la chose lui importe peu... Quant à la question des appointements, je ferai comme pour Fraulein Loenig... Un geste de Myrtô l'interrompit. --Avant toute chose, il vous faudra juger, Madame, si je suis capable de remplacer l'institutrice de vos enfants. Cette question pourra donc s'arranger plus tard, il me semble. --Oh! certainement!... Voulez-vous venir dès maintenant avec moi, si vous vous trouvez trop seule ici? --J'aimerais à rester encore dans cet appartement, dit Myrtô dont les yeux s'emplirent de larmes. --Comme vous le voudrez, mon enfant. Je vais donc écrire immédiatement à mon fils, afin que nous soyons fixées le plus tôt possible. Espérez beaucoup. Je lui parlerai de l'obligation pour nous de ne pas laisser à l'abandon une jeune fille qui a dans les veines du sang de Gisza. C'est la seule considération capable de le toucher, car essayer de l'attendrir serait peine perdue... Mais, dites-moi, quel est votre prénom, enfant? --Myrtô, Madame. --Myrtô! répéta la comtesse d'un ton surpris et mécontent. Pourquoi Hedwige ne vous a-t-elle pas donné un nom de notre pays?... Etes-vous catholique, au moins? --Oh! oui, Madame, comme ma chère maman!... Et je m'appelle Gisèle-Hedwige-Myrtô. C'est mon père qui a voulu que l'on me donnât habituellement ce nom. --Enfin, cela importe peu, dit la comtesse en se levant. Puisque vous préférez rester ici aujourd'hui, voulez-vous venir déjeuner avec nous demain?... Nous n'aurons personne, soyez sans crainte, ajouta-t-elle en voyant le regard que la jeune fille jetait sur sa robe de deuil. Bien que Myrtô eût fort envie de refuser, elle se força raisonnablement à répondre par un acquiescement, et prit l'adresse que lui dictait la comtesse. --Je vais maintenant me faire conduire au cimetière, dit cette dernière en lui tendant la main. Je veux prier sur la tombe de ma pauvre Hedwige... A demain, mon enfant. --Oui, Madame, et merci de votre sympathie, et de l'espoir que vous m'ouvrez! dit Myrtô avec émotion. --Appelez-moi votre cousine, je n'ai pas l'intention de me faire passer pour une étrangère vis-à-vis de vous... Allons, au revoir, Myrtô... Tenez, je vais vous embrasser en souvenir d'Hedwige. Elle lui mit sur les deux joues un léger baiser et s'éloigna, laissant dans la salle à manger un subtil parfum. Myrtô rentra dans sa chambre, elle s'assit de nouveau près de la fenêtre et appuya son front sur sa main. Cette visite venait de soulever légèrement le poids très lourd qui pesait sur son jeune coeur. Elle avait senti chez la comtesse Zolanyi une certaine dose de sympathie, et le désir sincère de l'aider à sortir d'embarras. Comme elle avait craint de se heurter à la morgue patricienne de cette cousine de sa mère, elle ne songeait pas à se dire que la comtesse eût pu montrer envers elle un peu plus de chaleur, insister pour l'enlever à sa solitude, pour lui faire connaître ses filles, ne pas laisser si bien voir, en un mot, qu'elle ne remplissait qu'un devoir strict commandé par ses liens de parenté avec Myrtô, peut-être un peu, aussi, par l'affection conservée pour sa cousine Hedwige. Non, Myrtô remerciait Dieu qui lui laissait entrevoir une lueur d'espérance dans la douleur où venait de la plonger la perte de sa mère, elle songeait qu'il serait moins dur, après tout, de remplir ce rôle d'institutrice près de parents plutôt qu'envers des étrangers quelconques... Et ce lui fut une pensée consolante de se dire qu'elle allait peut-être connaître le pays de sa mère, la Hongrie toujours aimée d'Hedwige Gisza. CHAPITRE III Le temps était froid et brumeux, il tombait une pluie fine lorsque Myrtô prit, le lendemain, le train pour Paris. Un peu d'angoisse l'oppressait à la pensée de pénétrer dans ce milieu inconnu, où tous n'auraient peut-être pas pour elle la même bienveillance que la comtesse Gisèle. Un tramway la déposa dans le faubourg Saint-Germain, non loin de la rue où habitait la comtesse... Bientôt la jeune fille s'arrêta devant un ancien et fort majestueux hôtel qui portait, gravées dans un écusson de pierre, des armoiries compliquées. Un domestique en livrée noire fit traverser à Myrtô le vestibule superbe, puis un immense salon décoré avec une splendeur sévère et artistique, et l'introduisit dans une pièce à peine plus petite, tout aussi magnifiquement ornée, mais qui avait un certain aspect familial grâce à une corbeille à ouvrage, à des livres entr'ouverts, à un certain désordre dans l'arrangement des sièges, et aussi à la présence d'un petit chien terrier, blotti dans un niche élégante. Cette pièce était déserte... Le domestique s'éloigna, d'un pas assourdi par les tapis, et Myrtô jeta un coup d'oeil autour d'elle. Son regard fur attiré tout à coup par un tableau placé au milieu du principal panneau. Il représentait un jeune homme de haute taille, très svelte, qui portait avec une incomparable élégance le somptueux costume des magnats hongrois. La tête un peu redressée dans une pose altière, il semblait fixer sur Myrtô ses grands yeux noirs, fiers et charmeurs, qui étincelaient dans un visage au teint mat, orné d'une longue moustache d'un noir d'ébène. Sa main fine et blanche, d'une forme parfaite, était osée sur le kolbach garni d'une aigrette retenue par une agrafe de diamants. Tout, dans son attitude, dans son regard, dans le pli de ses lèvres, décelait une fierté intense, une volonté impérieuse et la tranquille hauteur de l'être qui se sent élevé au-dessus des autres mortels. Du moins, ce fut l'impression première de Myrtô... Et pourtant, quelque chose dans cette physionomie attirait et charmait. Mais Myrtô ne su pas définir exactement la nature de ce rayonnement que le peintre avait mis dans le regard de son modèle. Le bruit d'une porte qui s'ouvrait, de pas légers dans le salon voisin, fit retourner Myrtô. Elle vit s'avancer une jeune fille grande et mince, et une fillette à l'aspect fluet. Toutes deux avaient les mêmes cheveux d'un blond argenté, les mêmes yeux gris très grands et un peu mélancoliques, la même coupe longue de visage, et le même teint d'une extrême blancheur. --Soyez la bienvenue, ma cousine, dit l'aînée en tendant la main à Myrtô. Ma mère, en nous racontant hier sa visite, nous avait donné le désir de vous connaître... Mais il faut que nous nous présentions nous-mêmes. Voici ma jeune soeur Mitzi. Moi, je suis Terka. Presque aussitôt apparut la comtesse, suivie de ses deux autres enfants, Irène et Renat. Irène était une jeune fille de seize à dix-sept ans, petite et un peu forte, aux cheveux noirs coquettement coiffés, au visage irrégulier, mais assez piquant. Elle était vêtue avec une élégance très parisienne, et semblait poseuse et fière. Renat, un garçonnet d'une dizaine d'années, lui ressemblait beaucoup, et paraissait en outre d'un caractère difficile, ainsi que Myrtô put le constater pendant le repas. Sa mère semblait le gâter fortement, Fraulein Loenig, une grande blonde à l'air sérieux et paisible, n'avait évidemment aucune autorité sur lui... Ce futur élève promettait de surs moments à Myrtô. Heureusement la blonde Mitzi avait l'air beaucoup plus calme et plus douce. Myrtô se sentait un peu oppressée dans cette salle à manger magnifique, au milieu des recherches d'un luxe raffiné qui lui était inconnu--recherches auxquelles s'adaptaient cependant aussitôt, sans hésitation, ses instincts de patricienne. Elle sentait chez ses parents la correction de femmes bien élevées, accomplissant un devoir strict, mais aucun élan vers elle, l'orpheline, dont le coeur meurtri avait soif d'un peu de tendresse. On l'accueillait parce que sa mère avait été une Gisza, mais elle comprenait bien qu'elle ne serait jamais traitée comme étant complètement de la famille. Irène surtout semblait froide et altière. Elle prenait, en s'adressant à sa cousine, un petit air condescendant auquel Myrtô préférait la tranquille indifférence qu'elle croyait saisir sous la réserve de Terka. La comtesse Gisèle lui semblait, de toutes, la mieux disposée à son égard. Et cependant, une phrase d'Hélène vint révéler à Myrtô un fait qui montrait clairement que la comtesse Zolanyi n'avait plus néanmoins considéré tout à fait des siennes Hedwige Elyanni. La jeune fille parlait de Paris et déclarait qu'elle aurait voulu y vivre toujours. --Les deux mois que nous y passons chaque année me consolent un peu du long séjour qu'il nous faut faire au château de Voraczy, ajouta-t-elle. Deux mois!... Et jamais la comtesse Gisèle n'était venue voir sa cousine! L'impression pénible éprouvée par Myrtô se reflétait sans doute dans son regard, car la comtesse regarda sa fille d'un air contrarié et orienta sur un autre terrain la conversation en parlant de Voraczy, la résidence du prince Milcza, où elle passait avec ses enfants le printemps, l'été, et une partie de l'automne. --Si la réponse de mon fils est favorable, c'est là où nous vous emmènerons, Myrtô. Vous verrez le plus magnifique domaine de la Hongrie... --Je l'aimerais mieux moins magnifique, avec quelques fêtes, des réunions, de grandes chasses comme autrefois! soupira Irène. Heureusement, nous avons les réceptions chez les châtelains du voisinage, mais nous ne pouvons leur rendre leurs politesses que par de petites réunions sans importance, alors que Voraczy est un tel cadre pour tout ce que l'imagination peut rêver des fêtes incomparables! --Moi j'aime Voraczy, dit Mitzi qui n'avait pas parlé jusque-là. L'air y est si bon!... et on y est plus tranquille qu'à Paris, à Vienne ou à Budapest. --Je l'aime aussi! déclara Renat. Je m'y amuse bien... excepté quand il faut que j'amuse Karoly. Ces derniers mots furent prononcés à mi-voix, comme s'il craignait d'être entendu par quelque personnage invisible. Le front de la comtesse se plissa un peu, tandis qu'un léger effarement passait dans le regard de Mitzi. --Je t'ai déjà dit, Renat, qu'il ne fallait jamais... jamais... Tu le sais bien, voyons! Le regard hardi de l'enfant se baissa comme sous une mystérieuse menace, qui ne semblait cependant pas exister dans le ton presque apeuré de sa mère. Dans le salon, après le repas, la conversation se traîna un peu. Les goûts, les habitudes de Myrtô étaient trop différents de ceux de ses parentes, très mondaines, du moins la comtesse et Irène, car Terka semblait beaucoup plus paisible. Aussi, Myrtô ne se heurta-t-elle qu'à de faibles instances lorsqu'elle se leva bientôt pour prendre congé. --Attendez au moins un peu, le temps que l'on attelle pour vous conduire à la gare, dit la comtesse. Et revenez un de ces jours, quand il vous plaira. J'espère avoir bientôt une réponse de mon fils... Comme je la suppose favorable, il faudrait songer par avance à ce que vous ferez de vos meubles, car notre départ pour Vienne est fixé dans une dizaine de jours. Je pense que vous devrez les vendre... --J'aurais aimé à conserver la chambre de ma mère, dit Myrtô d'une voix un peu tremblante. Elle n'a qu'une faible valeur, les meubles étant vieux et défraîchis. --Je comprends ce désir, mon enfant, mais qu'en ferez-vous?... Certes, je n'aurais pas mieux demandé que de les faire enfermer ici, dans une des chambres du second étage, mais cette demeure appartient au prince Milcza, et l'intendant qui gère les propriétés que mon fils possède en France se refusera certainement à faire entrer ici quoi que ce soit sans l'assentiment de son maître. Et ni lui, ni moi n'oserions écrire au prince pour une chose de si petite importance. --Je réfléchirai... je verrai si je ne puis trouver une combinaison, dit Myrtô. --C'est cela... Peut-être ces voisines dont vous m'avez parlé vous donneront-elles une idée... Et dites-moi mon enfant, ne craignez pas, s'il vous manque quelque chose... Myrtô rougit un peu et répliqua vivement: --Merci, ma cousine, mais j'ai suffisamment, je vous assure. Ma pauvre maman venait de recevoir son trimestre de pension... Un domestique vint annoncer que la voiture était avancée. Myrtô serra les mains de ses parentes, et fut reconduite jusqu'au vestibule par Terka et Mitzi... Les deux soeurs rentrèrent ensuite dans le salon, au moment où Irène disait d'un ton contrarié: --Ce sera amusant d'avoir cette jeune fille pour institutrice! Je ne comprends pas que vous ayez songé, maman...! --C'est vrai qu'elle est d'une beauté ravissante, dit la comtesse d'un ton de regret. J'ai peut-être été un peu vite, l'autre jour... Mais la pauvre enfant me faisait compassion, si seule, si triste... Et après tout, si elle est pieuse et sérieuse comme elle le paraît, la chose ne sera peut-être pas aussi ennuyeuse que tu le crains, Irène. Naturellement, elle restera en dehors de toutes nos relations, nous la confinerons dans son rôle d'institutrice... --Je le pense bien! Croyez-vous que je serais charmée de présenter dans le monde cette cousine inconnue... --Si jolie et si admirablement patricienne, ajouta la voix calme de Terka. Irène rougit et lança à sa soeur un coup d'oeil irrité. --Moi, je pense que je pourrai faire avec elle tout ce que je voudrai, déclara Renat, occupé à décorer les oreilles du petit terrier avec des écheveaux de soie enlevés à la corbeille à ouvrage de sa mère. --Mais je crois que tu ne t'en es jamais privé avec Fraulein Rosa, remarqua paisiblement Terka. Allons, Mitzi, il est l'heure de ta leçon de dessin. Si Renat est disposé aujourd'hui, il nous rejoindra. --Non, Renat n'est pas disposé! riposta le petit garçon en s'enfonçant dans son fauteuil. Renat déteste le dessin, il n'aime au monde que la musique... Mais j'ai bien peur que votre Myrtô ne soit un mauvais professeur, maman, ajouta-t-il dédaigneusement. * * * * * Pendant ce temps, la voiture emportait Myrtô vers la gare. Il eût paru naturel qu'une de ses cousines l'accompagnât jusque-là. Mais cette idée n'était vraisemblablement pas venue à l'esprit d'aucune des jeunes comtesses, Myrtô apprenait déjà qu'il existerait pour elle une limite dans les égards et dans la sympathie. Un peu d'amertume lui était demeurée de ces moments passés à l'hôtel Milcza. Pour la chasser, elle entra dans une église et pria longuement, épanchant son coeur fatigué en laissant couler doucement ses larmes. Puis, réconfortée, elle gagna son logis. Sur le palier du quatrième étage, Albertine causait avec son fiancé qui venait de déjeuner en compagnie de sa future famille et retournait maintenant à sa demeure. C'était un gros blond, bon garçon, très gai, qui avait une excellente place dans le commerce. Myrtô le connaissait déjà, Madame Millon l'ayant présenté à Madame Elyanni aussitôt que les fiançailles avaient été conclues. --Eh bien! mademoiselle Myrtô, ce déjeuner s'est bien passé? demanda Albertine après que la jeune fille eut répondu gracieusement au profond salut de Pierre Roland. --Mais très bien... Seulement, je suis contente de revenir chez... Elle allait dire comme autrefois: Chez nous... Et elle retint les larmes qui lui montaient aux yeux en songeant qu'elle ne dirait plus ce mot si doux. --... Je suis si lasse de corps et d'esprit que j'avais hâte d'être de retour ici, de ne plus avoir à causer, à écouter. --Vous viendrez bien tout de même goûter à notre soupe, mademoiselle Myrtô? demanda Madame Millon qui apparaissait sur le seuil, Jean pendu à sa main. On ne causera plus beaucoup, pour ne pas vous fatiguer. --Et je ne vous demanderai pas de me dire des histoires, ajouta Jean avec une générosité chevaleresque. Myrtô avait bien envie de refuser, mais elle n'osa, craignant de blesser les excellentes créatures qui l'avaient entourée, durant tous ces tristes jours, d'attentions affectueuses et discrètes... Elle s'assit donc le soir à la table des Millon, et pas une minute la modeste toile cirée, le couvert commun, les mets fort simples et le service fait par ses hôtesses ne lui firent regretter la table splendide, le menu délicat et le service impeccable de l'hôtel Milcza. Ici elle se sentait aimée, là-bas acceptée seulement... Et Myrtô était de celles qui font passer les satisfactions du coeur infiniment au-dessus de celles du bien-être et des raffinements d'élégance. * * * * * Quelques jours plus tard, un billet de la princesse Zolanyi informait Myrtô que le prince Milcza acceptait que sa mère s'occupât de la fille de sa cousine. Il fallait donc que la jeune fille s'apprêtât aussitôt pour son départ, et prît toutes les dispositions relatives à la vente des quelques meubles qui ornaient le petit logement. Ceux qu'elle désirait conserver trouvèrent place chez une voisine qui acceptait, moyennant une faible rétribution, de les garder dans une pièce inutilisée. Les autres furent vendus avantageusement par les soins de Mme Millon, à qui Myrtô confia quelques souvenirs très chers mais trop encombrants pour être emportés. --Et je soignerai bien vos fleurs, mademoiselle! dit la brave dame en étendant la main vers le bow-window, le jour où Myrtô quitta définitivement le cher petit logis. C'était, pour la jeune fille, une consolation de penser qu'elle serait remplacée ici par ses voisines, les dames Millon échangeant, à l'occasion du prochain mariage d'Albertine, leur logement pour celui-là dont les pièces étaient plus vastes. Toutes deux, avec le petit Jean, accompagnèrent Myrtô à la gare lorsqu'elle fut revenue du cimetière où elle avait été dire une dernière prière sur la tombe de sa mère. La jeune fille pleurait silencieusement en se séparant de ses humbles mais véritables amies, qui trouvaient moyen, jusqu'au dernier moment, de l'entourer d'attentions. --Vous nous écrirez quelquefois, mademoiselle Myrtô? demanda Albertine en tamponnant ses yeux gonflés. --Oui, oh! oui! Jamais je n'oublierai combien vous avez été bonnes, toutes deux! --Ah! si nous avions pu seulement vous conserver près de nous! soupira Madame Millon. Le train s'ébranlait, Myrtô vit bientôt disparaître ces visages amis... Et elle s'enfonça dans le coin du compartiment en se disant qu'une nouvelle vie, pleine d'incertitudes, commençait pour elle. La famille Zolanyi ne partant que le surlendemain, Myrtô passa donc sa journée et celle du lendemain à l'hôtel Milcza. L'attitude de ses parentes se précisa telle qu'elle l'avait sentie déjà: chez la comtesse, une bienveillance un peu froide, chez Terka, une réserve polie, chez Irène, une indifférence légèrement dédaigneuse, et à certains instants tant soit peu agressive. Quant à Mitzi, elle semblait se modeler sur sa soeur aînée, et Renat, agité par la perspective du départ, avait autre chose à faire que de s'occuper de celle qu'il appelait la remplaçante de Fraulein. Myrtô comprit ainsi, dès le premier moment, qu'elle serait moralement isolée dans cette famille, et qu'il ne lui fallait pas compter trouver une amitié chez ces cousines de son âge qui ne l'acceptaient pas tout à fait comme une des leurs. Les Zolanyi s'arrêtèrent au passage huit jours à Vienne, où la comtesse avait quelques arrangements à régler. Le prince Milcza possédait dans cette ville un palais magnifique, décoré avec le luxe le plus exquis. Mais, pas plus que dans l'hôtel de Paris, rien ne décelait ici la présence habituelle ou même accidentelle du maître. Terka, à qui Myrtô fit un jour cette remarque en parcourant à sa suite les admirables salons, répondit brièvement: --Non, le prince Milcza ne quitte plus Voraczy. Dans les rares occasions où la comtesse et ses enfants parlaient du prince, ces derniers désignaient toujours leur frère de cette façon cérémonieuse, et tous, même l'indépendant Renat, prenaient un ton où la déférence se mêlait à une sorte de crainte. Les voyageurs arrivèrent par une belle soirée de mai à la petite gare qui desservait le château de Voraczy. Deux voitures attendaient. La comtesse et ses filles montèrent dans la première, Myrtô, Fraulein Rosa et Renat dans la seconde, où prirent place aussi les femmes de chambre. Le crépuscule tombait, Myrtô ne vit que vaguement le beau paysage verdoyant qui s'étendait de chaque côté de la large route. --Tout ça est au prince Milcza... tout ça, tout ça! disait Renat en étendant la main de tous côtés, vers les forêts dont la ligne sombre barrait l'horizon. Je ne peux pas vous montrer jusqu'où, et il vous faudra longtemps pour connaître tout. Nous irons en voiture, cela m'amusera de vous montrer... Il y a un lac si joli!... Et le Danube n'est pas loin, vous verrez. Le prince Milcza a un petit yacht, où il se promène quelquefois avec Karoly. --Qui est Karoly? demanda Myrtô. --Karoly, c'est son fils. --Ah! le prince est marié? dit-elle avec surprise, car jamais elle n'avait entendu faire allusion à une princesse Milcza. --Non, il ne l'est plus... et puis il l'est tout de même, répondit Renat. --Voyons, que me racontez-vous là, Renat? dit-elle en souriant. Voulez-vous dire que votre frère est veuf? --Mais non! fit l'enfant avec impatience. Vous ne comprenez rien! Je veux dire que... Ah! nous voilà arrivés! Regardez, Myrtô! Les voitures, sortant d'une magnifique allée, formée d'arbres énormes, venaient de franchir une grille immense, dont les globes électriques éclairaient la merveilleuse ferronnerie. Au-delà de la cour d'honneur, digne d'un palais royal, s'élevait une construction superbe, d'aspect majestueux et presque sévère. Une lumière intense et cependant très douce éclairait tout la façade, mais surtout le perron monumental, à double rampe, sur lequel attendaient plusieurs domestiques en livrée blanche à parements couleur d'émeraude. Dans le vestibule, haut comme une église, dallé de marbre, décoré de tapisseries magnifiques, un personnage imposant, vêtu de noir, s'inclina devant le comtesse en disant: --Son Excellence la prince Milcza m'a chargé de souhaiter la bienvenue à Votre Grâce et de l'informer qu'il viendra lui présenter ses hommages aussitôt le dîner terminé. --Ah! merci, Vildy!... Montons vite, enfants, il ne faut pas nous retarder... Katalia, montrez sa chambre à Mademoiselle Elyanni. Ces mots s'adressaient à une grande femme très correctement vêtue de soie noire. Sur son invitation, Myrtô la suivit au second étage, jusqu'à une chambre fort bien meublée, et pourvu d'un confortable ignoré par la jeune fille dans sa chambre de Neuilly. Et pourtant, comme elle eût souhaité se trouver encore là-bas! Que serait-elle dans cette opulente demeure, sinon une quasi-étrangère, la cousine pauvre que l'on accepte et que l'on dédaigne? Refoulant les larmes qui gonflaient ses paupières, elle se mit à genoux et réconforta son coeur par une ardente prière. Puis s'étant hâtée de se recoiffer et de changer sa robe de voyage, elle descendit un peu au hasard. Un domestique lui indiqua la salle à manger, pièce fort élégante mais dont les dimensions relativement restreintes ne cadraient pas avec l'apparence du château. Le dîner fut un peu vite expédié. La comtesse semblait nerveuse, et elle se leva sans avoir achevé son dessert lorsqu'un domestique vint la prévenir que "Son Excellence attendait dans le salon des Princesses". --Allons, venez vite, enfants... Renat, arrange un peu ton col. Laisse cette crème, mon enfant, il ne faut pas faire attendre le prince. Myrtô, remontez chez vous, reposez-vous bien. Je vous présenterai un de ces jours, mais ce soir, il n'est pas nécessaire. Elle s'en allait tout en parlant, suivie de ses enfants... Et Myrtô remonta dans sa chambre, étonnée au plus haut point de tant de correction et d'étiquette dans ces relations de mère à fils, de soeurs à frère... Décidément, mieux valait s'appeler Millon et s'aimer à la bonne franquette!... Et ce prince Milcza devait être quelque grand seigneur plein de morgue, qui considèrerait de bien haut Myrtô Elyanni, sa très humble parente. CHAPITRE IV Myrtô se réveilla le lendemain à son heure accoutumée--c'est-à-dire de fort bonne heure--et se leva rapidement, toute reposée de la légère fatigue du voyage et charmée à la vue du gai soleil qui entrait par les deux fenêtres. Aussitôt habillée, elle alla vers l'une d'elles et l'ouvrit. Les jardins du château s'étendaient devant elle, admirablement dessinés. Mais quels singuliers jardins c'étaient donc! Aussi loin que sa vue s'étendît, Myrtô n'y voyait pas une fleur. Les corbeilles étaient formées de feuillages d'une variété de tons inouïe, de plantes vertes superbes et rares. Dans des bassins de marbre, l'eau s'irisait et se moirait sous les rayons d'or qui la frappaient. --Pas de fleurs! murmura Myrtô avec tristesse. Comme sa mère, elle aimait ces délicats chefs-d'oeuvre donnés par Dieu à l'homme pour charmer son regard... Et la vue de ces jardins sans fleurs faisait descendre en elle une singulière impression de mélancolie. Une jeune femme de chambre en costume national vint lui apporter son déjeuner. Après avoir bu rapidement le chocolat mousseux, Myrtô descendit l'immense escalier, au bas duquel elle trouva un domestique à qui elle demanda le chemin de la chapelle. Il l'accompagna, à travers de larges corridors dallés de marbre, jusqu'à une porte de chêne sculpté qu'il ouvrit en s'inclinant respectueusement. La chapelle avait dû faire partie de bâtiments antérieurs au château actuel, car elle semblait fort ancienne. Comme elle était assombrie par des vitraux foncés, Myrtô ne vit tout d'abord que l'autel, où un vieux prêtre à la longue barbe neigeuse commençait l'_Introït_. Elle s'agenouilla au hasard sur un antique banc sculpté. Quelques serviteurs, seuls, assistaient au saint Sacrifice. Devant le choeur, une rangée de fauteuils et de prie-Dieu armoriés annonçait la place habituelle de la comtesse et de ses enfants. Tout à fait en avant, se voyaient deux autres sièges d'une somptuosité sévère, surmontés de la couronne princière. La messe terminée, Myrtô fit le tour de la chapelle, elle admira les trésors artistiques dont les princes Milcza avaient orné le petit sanctuaire. Puis, après une dernière prière, elle sortit et se trouva dans une galerie immense qui précédait immédiatement la chapelle. La paroi de gauche était garnie d'une succession d'admirables vitraux qui répandaient sur le dallage de marbre des traînées de pourpre, d'indigo et de jaune d'or. Celle de gauche se couvrait de tableaux religieux, oeuvres de maîtres, alternant avec d'anciennes tapisseries d'une valeur inestimable... En regardant ces merveilles qui charmaient son âme d'artiste, Myrtô atteignit ainsi l'extrémité de la galerie. Par une porte de chêne largement ouverte, elle vit un perron de marbre rouge, que balayait un domestique en tenue de travail. Au-delà s'étendait la perspective des jardins et du parc. Elle descendit dans l'intention de voir de près ces étranges jardins et de s'approcher des serres superbes dont le dôme étincelait là-bas entre les arbres. Peut-être les fleurs s'étaient-elles réfugiées là? Mais Myrtô fut déçue. Derrière les vitres, elle n'aperçut que des plantes vertes, les plus rares, les plus magnifiques, et des feuillages de tous les tons, depuis le pourpre intense jusqu'au vert pâle argenté. Malgré sa désillusion, Myrtô se sentait si bien mise en train par ce gai soleil et cette brise matinale si fraîche, qu'elle résolut de faire une toute petite exploration dans le parc. Elle se mit à marcher d'un pas vif et atteignit bientôt les grands vieux arbres magnifiques qui formaient une voûte majestueuse aux allées, grandes et petites, s'entrecroisant en tous sens. Ce parc était superbe, il devait être interminable et renfermer mille coins charmants. Seulement, chose singulière, Myrtô n'y avait pas encore aperçu une fleur. Fallait-il donc penser que cette terre se refusait à en produire? Ah! si, voilà qu'elle en découvrait une, blottie sous les feuilles, une petite jacinthe qui semblait toute honteuse de se trouver là. Sa vue épanouit le coeur de Myrtô, et la jeune fille, se penchant, la cueillit et la glissa à son corsage. Il fallait maintenant songer à revenir, malgré l'attrait qui l'eût poussée toujours plus avant. La jeune fille prit une petite allée presque envahie par les arbustes croissant follement, en toute liberté. Une herbe fine et rare couvrait le sol, piqué de points d'or par le soleil lorsque celui-ci réussissait à percer l'amoncellement de feuillage qui formait une voûte idéalement fraîche. Tout à coup, Myrtô se vit au bout de l'allée, devant une prairie immense entourée de futaies. Des aboiements retentirent, deux lévriers noirs bondirent vers la jeune fille. Surprise et effrayée, elle ne put retenir un léger cri... --Ici Hadj, Lula! dit une voix brève. Les chiens s'arrêtèrent, et Myrtô, tournant un peu la tête, vit à quelques pas d'elle un jeune homme de taille haute et svelte, en costume de cheval, qui se tenait appuyé à l'encolure d'un magnifique alezan doré, tout frémissant sur ses jambes nerveuses. Elle rencontra deux grands yeux sombres et irrités, et devant ce regard, elle souhaita soudain rentrer sous terre. L'inconnu souleva son chapeau, d'un geste pleine de hauteur, et détourna la tête. Myrtô rentra précipitamment sous le couvert de l'allée, elle revint sur ses pas et prit, un peu au hasard, une direction qui se trouva heureusement être la bonne, car elle atteignit bientôt les jardins et vit devant elle la masse imposante du château, doré par le soleil qui faisait étinceler les vitres des innombrables fenêtres. Au moment où Myrtô s'en approchait, le bruit d'un galop de cheval lui fit tourner la tête. L'inconnu de tout à l'heure arrivait, en droite ligne, faisant franchir à l'alezan les obstacles représentés par les corbeilles de feuillages et les bassins de marbre. Il était incomparable cavalier, d'une extrême élégance, absolument maître de la bête superbe et fougueuse qu'il montait. A quelques mètres du grand perron, l'animal s'arrêta net. Le jeune homme sauta légèrement à terre, jeta les rênes à un des domestiques qui se précipitaient vers lui et gravit rapidement les degrés du perron. Terka sortait à ce moment, une ombrelle à la main. L'inconnu s'arrêta près d'elle, lui tendit la main et lui dit quelques mots. Myrtô, qui n'osait plus avancer, voyait fort bien l'expression irritée de son visage--ce visage qui avait les traits de celui du jeune magnat de l'hôtel Milcza, mais qui différait d'expression, n'en ayant conservé, semblait-il, que la fierté altière. Terka baissait les yeux, elle semblait fort mal à l'aide en répondant à son interlocuteur. Celui-ci pénétra dans le vestibule, et la jeune fille descendit lentement les degrés. Elle aperçut Myrtô qui s'avançait enfin. --Vous venez du parc, petite malheureuse? dit-elle d'un air légèrement agité. --Mais oui... Ai-je commis en cela quelque chose de répréhensible? fit Myrtô, inquiète. --Au fait, personne ne vous avait prévenue, vous ne pouviez pas savoir... C'est l'heure de la promenade du prince, et il veut la faire absolument solitaire. La moindre rencontre lui déplaît. Les gens de par ici le savent et s'écartent de sa route dès qu'ils entendent le galop de son cheval. --Je regrette de n'avoir pas été prévenue. J'ai commis sans le vouloir une indiscrétion qui a sans doute vivement contrarié le prince Milcza, si j'en juge par l'expression de sa physionomie lorsque je me suis trouvée tout à l'heure devant lui, dans le parc. J'ai eu un peu peur, je l'avoue, et j'ai fui comme une petite fille. --Oh! vous n'êtes pas la seule! Quand le prince est contrarié, il sait le montrer de telle façon que l'on souhaiterait trouver un trou de souris pour s'y nicher... Enfin cette fois, j'espère qu'il ne vous en voudra pas trop. Je lui ai expliqué que vous aviez péché par ignorance, et il a paru accepter l'excuse. Pour plus de sûreté, vous pourrez lui exprimer vous-même vos regrets, la première fois que vous le verrez... Comment trouvez-vous ces jardins, Myrtô? --Ils seraient superbes s'il y avait des fleurs, répondit franchement Myrtô. Terka jeta un coup d'oeil effaré vers le vestibule où avait disparu tout à l'heure le prince Milcza. --Ne parlez jamais de fleurs devant lui! Il les hait, on n'en voit pas une ici. Ses gardes, pour lui faire leur cour, poussent le zèle jusqu'à pourchasser les pauvres petites malheureuses qui oseraient s'épanouir dans le parc. Mais je suis de votre avis, Myrtô, ajouta-t-elle à voix basse. Elle ouvrit son ombrelle et s'éloigna vers les jardins, d'une allure nonchalante et un peu lasse. Myrtô rentra dans le château et réussit, non sans peine, à retrouver sa chambre. Il lui faudrait quelque temps avant de s'orienter dans cette immense demeure... et peut-être plus longtemps encore pour se faire à des habitudes si étrangères pour elle, et connaître toutes les singularités du seigneur de Voraczy. Quel misanthrope était-il donc, si jeune encore? Une grande douleur, peut-être, avait fondu sur lui, et il n'avait pas su réagir chrétiennement, il s'enfonçait dans une orgueilleuse mélancolie... Myrtô, tout en songeant ainsi, commençait à défaire sa malle. Une petite jacinthe tomba tout à coup sur les piles de linge... --Oh! ma pauvre petite fleur! Heureusement, le prince Milcza ne t'a pas vue, sans doute. Je vais te conserver bien précieusement, puisque je ne pourrai pas avoir d'autres fleurs ici. Elle entr'ouvrit son petit portefeuille et y posa la jacinthe, tout près du portrait de la chère disparue. Longuement, elle considéra le fin visage aux yeux très beaux, mais sans profondeur... --Mère chérie, je voudrais tant être encore près de vous, dans notre humble petit logis! murmura-t-elle avec un sanglot. * * * * * Ce fut Terka qui assuma la tâche de faire visiter le château à Myrtô. Sa froideur n'avait pas l'apparence de fierté presque dédaigneuse que revêtait celle d'Irène; elle semblait faire partie inhérente de son caractère, alors que la cadette savait fort bien, selon les cas, se montrer aimable et empressée. Myrtô vit donc en détail la magnifique demeure, elle admira en artiste, sans l'ombre d'envie, les merveilles qu'elle contenait. Elle contempla les reliures anciennes et sans prix des volumes contenus dans la bibliothèque, les peintures admirables ornant les plafonds des salons meublés avec un luxe inouï, les pièces d'orfèvrerie sans pareilles renfermées dans la salle des banquets, où avaient lieu autrefois de somptueuses agapes, ainsi que Terka l'apprit à Myrtô. --Maintenant, elle ne sert plus, car le prince prend ses repas dans son appartement, avec son fils. --C'est un très jeune enfant, n'est-ce pas? --Oui, il a cinq ans, et il en paraît à peine trois. C'est un pauvre petit être chétif, dont l'intelligence est par contre très développée. Il est l'idole de son père, sa consolation. --Je n'ai pas compris ce que m'a dit Renat; le jour de notre arrivée... que son frère n'était plus marié, et qu'il l'était tout de même? J'ai supposé qu'il voulait expliquer par là que le prince était veuf... Terka, qui franchissait en ce moment la porte de la salle, tourna vers Myrtô un visage assombri. --Non, il n'est pas veuf, et l'enfant avait raison. Le prince Milcza est divorcé. --Ah! murmura tristement Myrtô. --Il a obtenu le divorce en France, où il résidait fréquemment, après je ne sais quelles formalités et des difficultés sans nombre. Elle aussi bien que lui était acharnée à le vouloir pour recouvrer sa liberté... Donc aux yeux de certains gens, il n'est plus marié, et pour nous, il l'est toujours. Mais nous ne parlons jamais de ces tristes choses, que nous n'avons pu empêcher... Oh! malheureusement non! dit Terka avec un soupir. --Et il a gardé l'enfant? --Oui! grâce à Dieu! S'il ne l'avait pas obtenu, je ne sais à quelles extrémités il se serait porté!... Pauvre Arpad, la foi est morte en lui! murmura mélancoliquement Terka. Myrtô secoua la tête. --La foi meurt-elle jamais complètement, Terka? Il me semble qu'il en reste dans toute âme une étincelle cachée, capable de jaillir un jour. --Je ne sais... En tout cas, personne ici ne se risquerait à tenter chez lui cette résurrection morale. --Oh! pourquoi donc? dit Myrtô avec surprise. Terka ka regarda d'un air stupéfié. --Pourquoi donc?... Il ne vous a donc pas suffi de le voir, l'autre jour, pour comprendre que jamais il ne supporterait un mot à ce sujet?... non, pas même de la part du Père Joaldy qui lui a pourtant fait faire sa première communion!... Oh! vous ne savez pas encore ce qu'il est, Myrtô, sans cela vous ne m'auriez pas adressé une pareille question! --C'est que, dit doucement Myrtô, je ne comprends pas que l'on puisse vivre près d'une âme souffrante et séparée de Dieu sans essayer de la guérir et de la ramener à Lui. --Une autre, peut-être... mais celle du prince Milcza, non! Vous vous en rendrez compte en le connaissant. La fin de la visite du château ne causa plus à Myrtô le même plaisir. Elle regarda distraitement la salle des Magnats, où se voyait le fauteuil princier surélevé de plusieurs marches, la salle des Fêtes, le jardin d'hiver, toutes merveilles qui la laissaient maintenant singulièrement froide. Elle pensait au maître de ces magnificences, à cet être qui souffrait peut-être douloureusement, et d'autant plus que l'espérance divine avait quitté son coeur. Une pitié immense envahissait le coeur de Myrtô pour ce grand seigneur qui se trouvait ainsi plus pauvre, plus dénué qu'elle, l'humble orpheline obligée de gagner son pain. A quoi lui servaient ses immenses richesses, cette demeure plus que royale, cette armée de serviteurs supérieurement dirigée par Vildy, la majordome, et Katalia, la femme de charge? Un peu de foi, un peu d'amour divin eussent été un baume infiniment plus doux sur les blessures qu'il avait pu recevoir. Jusqu'ici, Myrtô ne l'avait plus revu. Il vivait avec son fils complètement en dehors des Zolanyi. La comtesse Gisèle n'exerçait ici aucune autorité en dehors de son service privé, Vildy et Katalia continuaient à tout diriger, et Myrtô remarquait parfois combien la comtesse et ses enfants semblaient gênés et peu chez eux dans cette demeure. Renat avait commencé ses leçons de violon. Après avoir entendu Myrtô jouer admirablement une sonate de Beethoven accompagnée par Terka, il avait bien voulu déclarer qu'il acceptait sa cousine comme professeur. Comme il aimait la musique, elle n'avait pas trop à souffrir des écarts de caractère qu'il réservait pour Fraulein Rosa dont les leçons l'horripilaient, prétendait-il. Myrtô faisait aussi de la musique avec ses cousines, et la comtesse, appréciant le charme exquis de sa voix et d'une diction très pure, en avait fait sa lectrice. Elle ne manquait donc pas d'occupations, d'autant plus qu'elle accompagnait souvent ses cousines dans leurs promenades à pied ou en voiture. Irène la chargeait sans façon de tout ce qui la gênait: ombrelle, manteau, sac à ouvrage. Myrtô remplaçait évidemment pour elle une femme de chambre. Renat, peu à peu, imitait sa soeur, si bien que Myrtô revenait parfois du parc très lasse et les bras brisés de fatigue. La comtesse et ses filles avaient repris leurs relations avec les autres châtelains de la contrée, elles avaient reçu de nombreuses visites, mais Myrtô demeurait complètement à l'écart, elle restait invisible pour les étrangers reçus à Voraczy. Les petites épines de sa situation se trouvaient compensées par la possibilité d'assister chaque jour à la messe et par l'appui spirituel qu'elle trouvait dans le Père Joaldy, l'aumônier de Voraczy, prêtre instruit et pieux, âme sereine qui se sanctifiait dans le recueillement et dans la charité apostolique exercée envers les pauvres, très nombreux sur les domaines du prince Milcza, dont les ispans (1) [1. Intendants.] étaient souvent durs et rapaces. Une après-midi, les jeunes filles s'attardèrent à travailler dans le parc. Elles se hâtèrent enfin d'arriver pour l'heure du thé... Au passage, Myrtô dit, en désignant une allée du parc: --Je me demande pourquoi nous ne passons jamais par ici. Ce chemin doit être beaucoup plus direct. --Oui, mais il nous conduirait au temple grec près duquel le petit Karoly passe ses journées. --Eh bien? dit Myrtô en regardant Irène avec surprise. --Eh bien! je ne me soucie pas du tout qu'un caprice de l'enfant ou de son père nous immobilise là! Nous n'allons près de Karoly que par ordre... et c'est bien assez, je vous assure! --Oh! votre neveu, Irène! fit malgré elle Myrtô presque scandalisée. --Irène, murmurait en même temps Terka en jetant sur elle un regard plein d'effroi. Irène baissa sa voix en répliquant: --Ne crains rien, il n'y a personne... Mais vous avez l'air de penser, candide Myrtô, que nous pouvons agir près de Karoly comme le font généralement les tantes près de leur neveu? Elle regardait sa cousine d'un air mi-moqueur, mi-sérieux. --Mais je me demande pourquoi?... dit Myrtô. --Pourquoi? Pourquoi?... Eh bien! parce qu'il est le fils du prince Milcza! Elle eut un petit éclat de rire ironique en rencontrant le regard surpris de Myrtô. --Vous ne comprenez pas?... Je vous expliquerai cela plus tard, maintenant nous n'avons pas le temps. Marchons plus vite. En peu de temps, elles arrivèrent près de la grande terrasse de marbre sur laquelle donnait le salon où se tenait habituellement la comtesse Zolanyi. Irène, tout en gravissant les degrés, s'écria: --Mes cheveux sont un peu défaits, mais tant pis, je ne remonte pas! J'ai soif et je vais vite me servir une tasse de... Elle s'interrompit brusquement et s'arrêta net. Deux lévriers noirs apparaissaient au seuil du salon et s'élançaient vers elle... --Ciel! le prince est là! murmura-t-elle d'une voix étouffée. Et justement nous sommes si en retard!... Et mes cheveux!... --Redescends et cours vite à ta chambre, conseilla tout bas Terka. --Pour le faire attendre davantage?... D'ailleurs il m'a vue certainement... Eh bien! où allez-vous, Myrtô? Venez, au contraire, vous détournerez peut-être un peu l'orage. Myrtô entra à la suite de ses cousines... En face de la comtesse, le prince Milcza, vêtu de flanelle blanche et à demi enfoncé dans un fauteuil, feuilletait distraitement une revue. Il tourna vers les arrivantes ce regard sombre qui avait si bien effrayé Myrtô. --Vos montres retardent par trop, comtesses, dit-il d'un ton glacé. Il aperçut à ce moment Myrtô qui se dissimulait un peu derrière ses cousines et, se levant, il s'inclina pour la saluer. La comtesse s'empressa de faire la présentation, dans l'intention, sans doute, de détourner l'orage, comme disait Irène. Le prince adressa quelques mots polis et froids à Myrtô, qui réussit à répondre sans trop se troubler, malgré l'étrange timidité dont elle était tout à coup saisie. Le prince Milcza tendit la main à ses soeurs et s'assit de nouveau en face de sa mère. Irène s'avança vers la table à thé pour remplir son office accoutumé. Mais la voix brève du prince s'éleva... --Laissez Terka nous servir le thé et allez vous recoiffer, Irène. Vous avez l'air d'une folle avec vos cheveux en désordre. La jeune fille devint pourpre et sortit sans protester... Myrtô s'était assise près de la table à thé, et, voyant que la comtesse travaillait à l'aiguille, elle prit elle-même un ouvrage commencé. Le prince Milcza feuilletait de nouveau sa revue d'un air de détachement hautain. Il parut à peine s'apercevoir que Renat, entré doucement, contre son habitude, s'approchait de lui et lui baisait la main. Myrtô sentait autour d'elle une atmosphère inaccoutumée. Sur la comtesse comme sur ses enfants, une gêne étrange semblait lourdement peser. Renat, le turbulent Renat, demeurait assis près de sa mère, aussi tranquille que la calme Mitzi. Le soin méticuleux que Terka apportait toujours à la confection du thé paraissait se doubler aujourd'hui, comme s'il lui eût fallu absolument atteindre à la perfection... Et en rentrant dans le salon, Irène, si frondeuse en paroles, se glissa silencieusement à sa place, voulant sans doute éviter d'attirer sur elle l'attention de son frère. C'était la présence du prince Milcza qui produisait sur eux tous cet effet singulier... Myrtô l'éprouvait pour sa part. Mais à cela, rien d'étonnant, car elle ne le connaissait pas, elle n'était pour lui qu'une étrangère, comme il l'avait nettement marqué en l'appelant tout à l'heure "mademoiselle" alors que les autres enfants de la comtesse ne lui avaient pas refusé le titre de cousine. En le voyant en pleine lumière, Myrtô avait constaté aussitôt l'extrême ressemblance du prince avec le portrait de l'hôtel Milcza. Seulement, il y avait entre eux la différence qui sépare un homme dans tout l'éclat de la jeunesse et du bonheur de celui qui a vécu et souffert. Le beau visage du prince avait une expression dure et altière, encore accentuée par le pli dédaigneux des lèvres, et il fallait convenir que l'attitude hautaine, le silence glacial ou les paroles brèves de ce fils et de ce frère n'étaient pas faits pour encourager les épanchements de siens. Les deux lévriers, qui s'étaient couchés aux pieds de leur maître, se dressèrent tout à coup et s'élancèrent vers une des portes-fenêtres. La comtesse, levant les yeux, dit vivement: --Ah! c'est Karoly! Une forte femme brune, jeune encore, portant un riche costume national, apparaissait au seuil du salon. Elle tenait entre ses bras un enfant--un frêle petit être vêtu de blanc qui ne semblait pas avoir dépassé trois ans. La comtesse se leva avec empressement et, s'avançant, prit l'enfant des mains de la servante. Terka, ses soeurs et Renat s'approchèrent, ils effleurèrent d'une caresse les cheveux noirs qui couvraient la tête du petit garçon, en ayant l'air d'accomplir ainsi quelque rite d'indispensable étiquette... Et la comtesse elle-même ne montrait pas plus d'expansion envers son petit-fils. Karoly tourna vers son père ses yeux noirs trop grands, sa pâle petite figure souffrante et un peu maussade s'éclaira soudain, et il tendit les bras vers le prince... Celui-ci se leva, il vint vers l'enfant et le prit entre ses bras. Son visage dur et sombre s'était soudain incroyablement adouci, ses yeux superbes s'imprégnaient d'une caressante tendresse en se posant sur le petit être blotti contre sa poitrine... Il ne semblait plus le même homme, il était vraiment bien en cet instant le jeune magnat du portrait vu par Myrtô. Karoly, la tête penchée sur son épaule, contemplait son père avec une sorte d'adoration. Ses petits doigts maigres caressaient doucement la chevelure sombre, extraordinairement épaisse et bouclée, qui donnait à la physionomie du prince Milcza un caractère un peu étrange. Le regard de l'enfant tomba tout à coup sur Myrtô qui était demeurée assise et le regardait avec un intérêt compatissant. Il la considéra un instant, puis étendit le doigt vers elle. --Qui est-ce, papa? Il avait une toute petite voix douce et chantante, qui s'alliait bien à sa frêle apparence. --Va le lui demander, mon petit chéri, répondit le prince Milcza. Il le mit à terre, et l'enfant fit quelques pas vers Myrtô. Comme il était petit et délicat!... Le coeur de Myrtô se serra de pitié. Elle se leva et, se penchant vers Karoly, le prit entre ses bras. --Je m'appelle Myrtô Elyanni, et je viens de France, dit-elle en enveloppant l'enfant du doux rayonnement de ses prunelles veloutées. --Myrtô... Myrtô... répéta Karoly en passant sa petite main sur celle de la jeune fille. C'est joli... et vous resterez ici? --Mais je le pense. --Je suis content... Je veux rester avec vous aujourd'hui. Et, d'un geste confiant, l'enfant passait ses bras autour du cou de Myrtô. --Voilà une sympathie spontanée dont Karoly n'est pas coutumier, dit le prince qui suivait cette scène d'un regard énigmatique. Vous devez aimer beaucoup les enfants, Mademoiselle, et celui-ci en aura eu l'intuition? --En effet, prince, je suis très attachée à ces chers petits êtres, et j'en ai l'habitude, car je m'occupais beaucoup, à Neuilly, d'un patronage voisin de notre logis. --Vous pouvez vous retirer, Marsa, dit le prince en s'adressant à la servante demeurée près de la porte. Servez-nous promptement le thé, Terka. Vous êtes d'une lenteur désespérante, aujourd'hui. Il s'assit de nouveau, tandis que Myrtô reprenait sa place en gardant Karoly sur ses genoux. L'enfant se blottissait contre elle et demeurait silencieux, mais son regard ne quittait pas son père dont les yeux, chaque fois qu'ils rencontraient ceux de Karoly, prenaient cette expression de caressante douceur qui contrastait tellement avec leur habituelle dureté, dont la voix si brève, si froidement impérieuse, avait des intonations incroyablement tendres en s'adressant à l'enfant. Le prince parlait fort peu, d'ailleurs, et le salon de la comtesse Zolanyi avait perdu ce soir sa physionomie accoutumée, alors qu'Irène et Renat l'animaient de leur vivacité et de leur bavardage. La comtesse elle-même, qui aimait fort à causer d'ordinaire, semblait avoir peine à trouver quelques sujets de conversation, bien vite épuisés par le laconisme de son fils. Le maître d'hôtel apporta pour Karoly du lait dans un petit pot ciselé qui était une pure merveille. L'enfant voulut que Myrtô elle-même le lui versât dans une tasse, et qu'elle soutînt celle-ci tandis qu'il buvait lentement. --Vous venez d'obtenir un excellent résultat, Mademoiselle, dit le prince d'un ton satisfait. Depuis quelques jours, Karoly ne voulait plus prendre son lait, et je n'osais le forcer, craignant qu'il n'en résultât plus de mal que de bien. Mais ce jeune capricieux se décide aujourd'hui... en votre honneur, probablement. --Je l'aime bien, papa, dit la petite voix de Karoly. --Vous pouvez être fière, Myrtô, les sympathies de Karoly ne sont jamais si promptes, d'ordinaire, dit en souriant la comtesse Gisèle. --Cela n'a pas d'inconvénient maintenant. Je saurai lui apprendre plus tard la défiance, répliqua le prince d'un ton dur qui impressionna singulièrement Myrtô. Il se leva et sortit sur la terrasse. Ayant allumé un cigare, il se mit à fumer en marchant de long en large. Irène et Renat osèrent alors remuer un peu et commencèrent à parler d'une voix assourdie. Mais leur mère mit bientôt un doigt sur sa bouche en indiquant Karoly du regard. L'enfant s'endormait dans les bras de Myrtô. Le prince Milcza rentra doucement, il s'assit et se mit à lire jusqu'au moment où Karoly se réveilla. Il se retira alors, emportant l'enfant un peu ensommeillé encore, et qui répétait en adressant à Myrtô de petits signes de main: --Je vous aime, Myrtô. Vous viendrez vous amuser avec moi, vous me direz des histoires. J'aime beaucoup les histoires... Lorsque la porte se fut refermée sur le prince, le silence régna encore un moment dans le salon. Puis Renat se leva, s'étira brusquement et s'élança au dehors en murmurant: --Je n'en peux plus! Irène sortit un mouchoir de batiste et l'appuya contre son front en disant d'une voix dolente: --J'ai une atroce migraine! C'est une chose horriblement fatigante d'avoir à se surveiller ainsi, quand on sait qu'un mot, un simple mouvement peut être l'objet de critiques sévères... et injustes. --Irène! dit la comtesse avec un coup d'oeil plein d'effroi vers la porte. --Voyons, maman, vous n'allez pas supposer que le prince Milcza écoute au trou de la serrure! répliqua la jeune fille avec un petit rire ironique. --Mais un domestique peut entendre, mon enfant!... Et si jamais un mot pareil arrivait à ses oreilles!... Tu ne veilles pas assez sur tes paroles, Irène. --C'est quelquefois plus fort que moi, maman. J'ai des moments de révolte, voyez-vous... Allons, je vais imiter Renat en faisant un petit tour dans le parc pour me calmer les nerfs... Vous aussi, Myrtô? dit-elle en voyant la jeune fille se lever. --Non, je vais faire une prière à la chapelle, Irène. Une petite lueur ironique et quelque peu méchante passa dans le regard d'Irène. Elle sortit en même temps que Myrtô, et, dans le corridor, posa une seconde sa main sur le bras de sa cousine. --C'est cela, allez prendre des forces, Myrtô, car, ou je me trompe fort, vous aurez sous peu à déployer toute votre patience et votre... comment dirais-je? votre humilité. Karoly vous a en grande faveur... Or, vous saurez ce qu'il en coûte de posséder la faveur de Karoly. --Que voulez-vous dire, Irène? fit Myrtô en la regardant avec surprise. --Vous le saurez bientôt... et je souhaite charitablement que votre esclavage ne dure pas plus longtemps que le mien. Elle se mit à rire d'un air moqueur et s'éloigna, laissant Myrtô stupéfiée et perplexe. CHAPITRE V Le lendemain matin, en sortant de la chapelle, Myrtô trouva à la porte Constance, la femme de chambre parisienne de la comtesse Zolanyi, qui l'informa que sa maîtresse désirait lui parler. Myrtô, un peu surprise, la suivit jusqu'à l'appartement de la comtesse. Celle-ci était encore couchée. Elle tendit la main à la jeune fille en s'écriant: --Arrivez vite, enfant! Mon fils vient de m'envoyer un mot... Du reste, je m'y attendais, après ce qui s'est passé hier. Il paraît que l'enfant n'a fait que parler de vous toute la soirée, et ce matin encore, à peine éveillé. Le prince demande donc que vous passiez la matinée et l'après-midi près de son fils. --Si cela peut faire plaisir au pauvre petit, certainement... Mais j'ai ce matin la leçon de Renat... La comtesse leva les mains au ciel. --Il s'agit bien de Renat! Karoly vous veut près de lui, le prince Milcza ordonne que nous nous rendions au désir de l'enfant--car le mot "demander" ne signifie pas autre chose sous sa plume ou dans sa bouche, il faut vous mettre cela dans l'idée, Myrtô. Ni vous, ni moi ne sommes laissées libres de refuser... Allez donc vite rejoindre l'enfant. Vous le trouverez dans le parc, près du petit temple grec. Par ordonnance médicale, il passe là toutes ses journées dès que le temps le permet. Emportez un livre, un ouvrage pour ne pas trop vous ennuyer... Ciel! j'allais oublier! Mon fils demande que vous ne mettiez pas une robe noire, il n'aime pas à voir de couleurs sombres près de l'enfant. --Mais, je ne peux pas... je suis en grand deuil! Murmura Myrtô. La comtesse eut un geste d'impatience. --Mettez une robe blanche quand vous irez près de Karoly, vous la quitterez ensuite. Je vous le répète, il n'y a pas à discuter une demande ou un désir du prince Milcza. Dépêchez-vous, l'enfant vous attend avec impatience. Myrtô regagna sa chambre, elle sortit une des robes blanches qu'elle portait à Neuilly. Des larmes lui montèrent aux yeux tandis qu'elle s'en revêtait, au souvenir de celle qui avait toujours voulu la voir habillée ainsi. Elle s'était pliée, par affection filiale, à cette exigence puérile et souvent gênante. Aujourd'hui, une autorité étrangère lui imposait la même obligation, et elle venait d'éprouver soudain la très vive sensation de sa position dépendante, en entendant la comtesse lui faire nettement comprendre qu'elle ne pouvait songer seulement à discuter l'ordre dont elle était l'objet. Cependant, l'âme fière et énergique de Myrtô ne se serait pas soumise si facilement s'il ne s'était agi d'éviter peut-être une impression désagréable à un enfant malade. Pour un motif de ce genre seulement, elle pouvait faire trêve extérieurement au grand deuil dont son coeur ressentait le douloureux brisement. Une demi-heure plus tard, elle pénétrait dans le parc. Elle ne connaissait pas encore le temple grec, dont les jeunes comtesses évitaient soigneusement l'approche. Aussi s'arrêta-t-elle, charmée, devant la petite merveille qui se dressait tout à coup au fond d'une vaste clairière. Sur le feuillage environnant, le temple de marbre s'enlevait, tout blanc, d'une pureté de ligne idéale. A droite, entre les arbres, étincelait l'eau bleue d'un petit lac sur lequel voguaient quelques cygnes. Au bas des degrés du péristyle, le petit Karoly était étendu sur une chaise longue. A quelques pas de là, Marsa, la servante qui était son ancienne nourrice, travaillait à une broderie. Plus loin, sur un des degrés, était assis un garçonnet d'une dizaine d'années, petit blond à l'air craintif et rêveur, vêtu d'un riche costume hongrois. Karoly tourna la tête, il aperçut Myrtô et jeta un cri de joie en tendant les bras vers elle. --Oh! venez vite, Myrtô!... Je suis si content! Emue de cette joie enfantine, elle s'assit près de lui, et, tendrement, caressa la petite tête qui s'appuyait contre son épaule. Le petit garçon, ravi, répétait: --Je suis content!... je suis content!... Et vous avez une robe blanche! Je n'aime pas le noir, c'est vilain, c'est triste. Il fallut que Myrtô lui racontât une histoire. Puis, fatigué, il s'endormit, appuyé contre la jeune fille. Celle-ci, n'osant faire un mouvement de crainte de l'éveiller, demeura inactive, en apparence du moins, car intérieurement, elle priait pour les âmes qui l'entouraient, pour ce pauvre petit être si fidèle dont la faiblesse et l'affection spontanée faisaient vibrer les instincts de tendresse maternelle très développés dans son coeur. Les petits enfants du patronage de Neuilly savaient ce qu'il y avait pour eux de douceur, de dévouement, d'aimable gaîté chez "la chère demoiselle Myrtô", et ce fils de prince, ce petit magnat l'avait deviné aussitôt dans le seul regard de Myrtô. Karoly s'éveilla au moment où apparaissait le maître d'hôtel suivi de plusieurs domestiques portant une table et les éléments d'un couvert. Lorsque le temps était beau, le prince et son fils prenaient leur repas ici, ainsi que Karoly l'apprit à Myrtô. --Et vous allez aussi déjeuner avec nous, Myrtô, dit l'enfant en lui prenant la main. --Oh! mais non, mon chéri, cela ne se peut pas! dit-elle vivement. Je déjeune avec votre grand'mère et vos tantes... --Si, si, je le veux! et papa le voudra aussi, si je lui demande. --Voyons, soyez raisonnable, mon petit Karoly, dit doucement Myrtô. Je reviendrai aussitôt après, je vous le promets. Elle s'éloigna, ne sachant trop si elle avait réussi à persuader l'enfant. La comtesse et ses enfants se trouvaient déjà à table, lorsqu'elle entra dans la salle à manger. Irène, tout en l'enveloppant du coup d'oeil jaloux qui lui était coutumier envers cette trop jolie cousine, demande ironiquement: --Vous êtes-vous bien amusée, Myrtô? --Le devoir est rarement un amusement, répondit Myrtô avec froideur. J'ai été simplement heureuse de donner un peu de contentement à ce pauvre petit malade. --Ah! si vous avez des instincts de soeur de charité, tant mieux pour vous! dit Irène. Ils ne seront pas de trop en la circonstance. --Mais, Irène!... mais, Irène! s'écria la comtesse d'un ton mécontent. --Eh bien! maman, qu'est-ce que je dis de si terrible? riposta la jeune fille. Myrtô ne tardera pas à s'apercevoir de la vérité de mes paroles, et peut-être sa belle sérénité ne durera-t-elle pas longtemps... Je vous crois un peu présomptueuse, Myrtô. Nous verrons si vous aurez même ma résistance... Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle, et, voyant que les domestiques étaient en ce moment éloignés, elle se pencha vers Myrtô. --...Il y a deux ans, c'était sur moi que l'enfant avait jeté son dévolu. Il ne fallait pas que je le quitte de la journée, je devais me plier à tous ses caprices, rire lorsqu'il le voulait, demeurer à d'autres moments de longues heures inactive et immobile. Quand ma mère se prépara à partir pour passer comme de coutume l'hiver à Vienne, le prince déclara que je resterais à Voraczy, pour tenir compagnie à Karoly. Ce que j'ai pleuré en les voyant tous partir!... Mais il fallait paraître gaie devant l'enfant et devant son père, supporter sans broncher une perpétuelle contrainte, un ennui dévorant. Je tombai malade, le prince dut alors me renvoyer à Vienne. Mais il ne m'a jamais pardonné cela. --Il est inutile de décourager d'avance Myrtô en lui racontant toutes ces choses, dit la comtesse d'un ton désapprobateur. D'ailleurs, elle est peut-être plus patiente que toi... L'entrée d'un domestique fit changer la conversation... Myrtô, le déjeuner fini, se dirigea de nouveau vers le temple grec. Karoly l'accueillit avec les mêmes démonstrations de joie, et il fallut commencer aussitôt une grande partie d'une sorte de jeu d'oie qui passionnait l'enfant. Un troisième partenaire se joignit à lui et à Myrtô. C'était Miklos, le petit Hongrois, fils d'un ispan du prince, qui était attaché au service et à l'amusement de Karoly. Myrtô s'aperçut alors que le petit prince n'était pas toujours l'enfant doux et facile qu'il s'était montré le matin. Fantasque et volontaire, facilement maussade, il était un vrai petit tyran pour Miklos, humble et soumis devant lui. Un moment, sans raison, sa main s'abattit sur le visage du petit serviteur. Myrtô s'écria vivement: --Oh! Karoly, comme c'est mal, cela! Vous n'êtes pas gentil du tout! La nourrice interrompit son ouvrage et la regarda avec effarement, le petit Miklos demeura un instant bouche bée, et Karoly ouvrit de grands yeux en s'écriant: --Mais, Myrtô, il n'y a que papa qui ait le droit de me gronder!... Et vous, vous êtes là pour m'amuser, pour me dire de belles histoires. Racontez-m'en une... Va-t'en, Miklos, je ne veux pas tu entendes! --Laissez donc ce pauvre petit écouter, au contraire, cela le distraira, dit Myrtô touchée par l'air malheureux du petit garçon qui se levait pour s'éloigner. --Non, non, je ne veux pas!... Va-t'en, Miklos! dit Karoly avec colère. Myrtô posa sa main sur celle de l'enfant et le couvrit d'un regard de pénétrant reproche. --Vous me faites beaucoup de peine, Karoly. C'est mal d'être si dur envers ce pauvre petit qui paraît si doux et qui doit vous être tellement dévoué. Vous offensez ainsi beaucoup ce bon Dieu qui nous a tant ordonné d'être bons les uns pour les autres. --Le bon Dieu? dit rêveusement Karoly. Papa ne m'en parle jamais. Marsa me fait dire une petite prière, le Père Joaldy vient quelquefois s'asseoir près de moi et me parle du petit Jésus et de la Sainte Vierge. J'aime bien l'entendre... Mais il ne faut pas dire que je vous fais de la peine, Myrtô, fit-il en appuyant câlinement sa joue contre la main de la jeune fille. --Si, je le dis, parce que c'est la vérité. Voyons, me promettez-vous d'être meilleur pour ce pauvre Miklos, mon petit Karoly? L'enfant leva vers Myrtô ses grands yeux noirs semblables à ceux de son père et dit gravement: --Je tâcherai... Et puis, je demanderai à papa s'il permet que vous me grondiez, parce que vous le faites si bien! Myrtô ne put s'empêcher de rire et se pencha pour embrasser Karoly en signe de réconciliation. Après quoi l'enfant ayant appelé Miklos près de lui, elle commença une merveilleuse histoire. Au moment le plus pathétique, Marsa se leva vivement en disant: --Voilà Son Excellence! --Ah! papa! dit joyeusement Karoly. Le prince Milcza, suivi de ses lévriers, arrivait en contournant le petit temple. Karoly s'écria gaiement: --Venez vite vous asseoir, papa, pour que Myrtô continue son histoire! Le prince s'avança, s'inclina devant Myrtô et prit place sur un fauteuil au pied de la chaise longue en disant avec une hautaine tranquillité: --Continuez donc, Mademoiselle. Il ouvrit un livre et parut s'absorber dans sa lecture, au grand contentement de Myrtô. Elle réussit à secouer la gêne que lui avait causée son apparition, et termina l'histoire à l'entière satisfaction de Karoly. --Oh! que c'est joli, Myrtô!... Et vous racontez si bien... Dites, papa? --Très bien, répondit distraitement le prince sans lever les yeux de dessus son livre. --Vous allez m'en dire encore une, Myrtô, continua l'enfant. --Je crois, mon cher petit, qu'il est plus raisonnable de nous arrêter aujourd'hui. Vous voilà un peu agité, attendons à demain, et je vous raconterai alors quelque chose de très amusant. --Non, tout de suite, Myrtô! Le prince interrompit sa lecture et dit froidement: --Vous pouvez contenter le désir de Karoly, Mademoiselle. Son ton signifiait clairement: "Je veux que vous le contentiez". Myrtô commença donc une nouvelle histoire. Puis l'enfant, satisfait, lui laissa un moment de repos, et elle put prendre quelques instants son ouvrage. A cinq heures, on apporta le café et le lait du petit prince. Le prince Arpad posa son livre près de lui et dit avec une froide politesse: --Vous demanderai-je de nous servir, Mademoiselle? Décidément, la comtesse Zolanyi n'avait pas tort en disant à Myrtô que les mots empruntés au vocabulaire de la courtoisie mondaine prenaient, dans la bouche du prince Milcza, une signification impérieuse des plus marquées, qui ne laissait pas place au refus. Tandis qu'elle s'approchait de la table, le prince se leva, et, se penchant sur la chaise longue, prit l'enfant entre ses bras. Il se mit à se promener de long en large, tenant pressé contre lui le petit être dont la tête retombait sur son épaule. --Ah! papa, j'ai quelque chose à vous demander! dit tout à coup Karoly. Est-ce que vous permettez à Myrtô de me gronder, quelquefois? --Je ne le permets à personne... Mademoiselle Elyanni n'a à s'occuper que de te distraire et de t'amuser, le reste me regarde. Ces mots tombèrent, nets et glacés, des lèvres du prince Arpad... Myrtô se détourna légèrement pour dérober la rougeur qui couvrait son visage et saisit la cafetière d'une main un peu frémissante. --C'est dommage, elle gronde très bien, continua le petit garçon. Il paraît que j'ai été méchant pour Miklos. Vous ne me l'avez jamais dit, papa? --Ne t'occupe pas de cela, et fais ce que tu voudras de Miklos, dit le prince d'un ton bref. Il s'assit de nouveau et garda l'enfant sur ses genoux. Myrtô apporta le lait de Karoly, posa silencieusement sur une petite table près du prince un plateau garni, et reprit sa place et son ouvrage. --Eh bien! vous ne vous êtes pas servie, Mademoiselle? dit-il au bout d'un moment. --Je n'ai pas l'habitude de prendre de café, prince. --Quelle idée! fit-il d'un ton désapprobateur, Irène aussi prétendait ne pouvoir le souffrir, mais j'ai réussi à lui en faire prendre un peu l'habitude. Essayez donc aussi, Mademoiselle. Myrtô, n'ayant pas de raison plausible pour motiver un refus, se leva et alla se verser un peu de café. Mais fallait-il donc penser que le prince Milcza avait la prétention d'imposer à ceux qui l'entouraient jusqu'à ses moindres goûts personnels. Une fois son café bu, il mit l'enfant à terre et se leva en disant: --Marche un peu, mon petit Karoly, je retourne au château mais je reviendrai tout à l'heure. L'enfant, après quelques pas languissants autour de la chaise longue, vint se blottir entre les bras de Myrtô et demeura ainsi, tranquille et silencieux, jusqu'à sept heures, où apparut de nouveau son père. --Marsa, prenez le prince Karoly... Mademoiselle Elyanni, vous êtes libre. A demain, n'est-ce pas? Karoly vous attendra avec impatience. Et, sans attendre une réponse qu'il jugeait probablement superflue, le prince salua Myrtô et s'éloigna, suivi de Marsa portant l'enfant. --A demain, Myrtô, dit Karoly en agitant ses petites mains. Je voulais que vous dîniez avec nous, mais papa ne veut pas. Myrtô reprit lentement le chemin du château. Elle éprouvait ce soir une impression bizarre. Il lui semblait qu'un étau l'enserrait, ou que des liens impitoyables tentaient de paralyser ses mouvements. Cette situation singulière était due sans doute à la lassitude qu'elle ressentait. Habituée à une vie active, faisant jusqu'ici chaque jour une promenade avec ses cousines, elle était extrêmement fatiguée par cette journée passée tout entière dans l'immobilité. Demain, pourtant, ce serait la même chose. Le prince Milcza l'avait dit sans ambages: elle était destinée à amuser Karoly. Tant que l'enfant n'en serait pas las, elle devrait être à sa disposition, se plier à tous ses caprices. Oui, elle avait compris nettement cela, ce soir, dans les paroles du prince... Et elle savait aussi qu'il lui était interdit de blâmer l'enfant, de lui adresser le moindre reproche. --Je ne pourrai jamais! murmura-t-telle. Ce sera plus fort que moi... Tant pis si le prince est mécontent! Mais elle ne put retenir un petit frisson à la pensée de rencontrer ce sombre regard étincelant de colère. En approchant du château, elle vit Terka qui longeait une pelouse, d'un pas hâtif. La jeune comtesse s'arrêta près de sa cousine et demanda à voix basse: --Le prince Milcza est rentré au château, n'est-ce pas? --Mais oui, je le crois. --Bien... Je vais faire une exécution, Myrtô. Maman a retrouvé ce matin, au fond d'un chiffonnier, une miniature représentant la mère de Karoly. Tous ses portraits, sur l'ordre du prince, ont été détruits au moment du divorce. Je ne sais comment celui-là est demeuré... Je vais le jeter dans le petit lac, car si jamais il en apercevait un fragment! --Montrez-le-moi, voulez-vous, Terka? La jeune fille jeta un coup d'oeil craintif autour d'elle, puis tendit à Myrtô une miniature représentant une jeune femme blonde, d'une sculpturale beauté. Des fleurs ornaient sa chevelure, couvraient sa robe de tulle vert pâle. Les yeux, très beaux, avaient une expression indéfinissable qui impressionna désagréablement Myrtô. --Elle était habillée ainsi lorsqu'il la vit pour la première fois à un bal costumé de l'ambassade de Russie. Elle était russe, et cousine de l'ambassadeur. Sa famille était très noble, mais appauvrie. Le prince Milcza, qui était cependant fort loin d'être un naïf, se laissa prendre à une habile comédie de simplicité et de douceur. Très intelligente, elle avait compris que, sous des dehors extrêmement mondains, il cachait une âme trop sérieuse pour que la coquetterie et la frivolité eussent chance de réussir près de lui. Elle sut flatter aussi son orgueil, elle se montra une femme instruite, occupée d'art et de littérature, elle ne négligea rien, en un mot, de ce qui pouvait plaire à cet être à la fois brillant et profond, à ce grand seigneur artiste, à ce causeur délicat... --Lui? dit Myrtô d'un ton incrédule. --On ne s'en douterait guère aujourd'hui, n'est-ce pas? Il était l'idole des salons aristocratiques de Paris et de Vienne, son élégance donnait le ton à la mode masculine. Avec sa haute naissance, sa fortune, ses qualités physiques et intellectuelles, il pouvait prétendre aux plus brillantes alliances. Il choisit Alexandra Ouloussof, elle devint princesse Milcza... Et dès lors, tout changea. Elle se révéla affamée de luxe et de plaisirs, coeur sec, dépourvu de la moindre valeur morale. Le prince n'a jamais fait à personne de confidences, mais il nous paraît certain qu'il a dû amèrement souffrir de sa désillusion, car au bout de six mois de mariage il n'était déjà plus le même. Son regard avait un peu de cette dureté qui y est à demeure maintenant, sauf pour son fils. Il paraît qu'il y eut entre eux plusieurs scènes terribles. Vous avez pu vous douter, si peu que vous l'ayez vu encore, qu'il n'a jamais été homme à se laisser conduire. Il lui infligea une des plus dures punitions qui pussent l'atteindre en l'obligeant à le suivre ici et en la privant de ces distractions mondaines qui étaient sa vie. Elle se révolta d'abord, puis elle essaya de la douceur, elle se fit humble, repentante, mais il se défiait, il la connaissait trop bien. Pourtant, la naissance de son fils l'adoucit un peu. Il se relâcha légèrement de sa sévérité, permit quelques relations avec les domaines voisins. Mais il se refusa absolument à retourner à Vienne ou à Paris. Cependant, les distractions que la princesse pouvait trouver à Voraczy étaient fort loin de suffire à son âme frivole et avide de briller sur les plus grandes scènes mondaines. Pendant un an, elle mit tout en oeuvre pour décider son mari, mais elle se heurta à une volonté inébranlable. Le prince ne voulait pas quitter Voraczy, il en avait assez du monde, disait-il, et prétendait vivre tranquillement dans ses domaines en s'occupant de l'éducation de son fils. Alors, quand elle comprit que rien n'était capable d'entamer la résolution de son mari, Alexandra fut prise d'une rage sourde, et, un jour que le prince lui refusait l'autorisation de se rendre à une fête donnée à Budapest, elle fit une scène effrayante. On ne peut savoir ce qui se passa exactement entre eux. Quand la femme de chambre, appelée par un coup de timbre, entra dans l'appartement de sa maîtresse, elle trouva celle-ci seule, en proie à une crise de nerfs, et proférant des menaces contre son mari. Le lendemain, la princesse avait disparu, et avec elle le petit Karoly. Il paraît que rien ne peut dépeindre le désespoir et la fureur du prince lorsqu'il apprit cette nouvelle. Immédiatement, on fit des recherches dans toutes les directions. Il ne fut pas très difficile de retrouver la fugitive. Elle s'était réfugiée à Paris, et avoua cyniquement qu'elle avait agi ainsi, uniquement dans le but de se venger de lui en lui enlevant l'enfant qu'elle savait sa seule affection. Comment le prince, avec sa nature si entière et si ardente, a-t-il pu éviter de se porter envers elle à quelque extrémité terrible, je ne le sais! Il emporta l'enfant, qui avait pris froid pendant le voyage précipité de sa mère et fut si gravement malade à l'hôtel Milcza qu'il se trouva un instant condamné. Il survécut pourtant, mais il est resté excessivement faible, comme vous avez pu le voir... Et je crois, Myrtô, que le motif de la haine--le mot n'est pas trop fort--du prince Milcza pour cette créature sans coeur et sans âme, se trouve là surtout. En voyant chaque jour son fils bien-aimé dans cet état, il peut se dire: "C'est sa mère qui en est cause." --Et c'est alors qu'il a demandé le divorce? --Oui... le Père Joaldy a essayé de l'en détourner, mais il s'est heurté à une âme révoltée, qui n'avait plus le guide de la foi... Il est bien improbable que lui songe jamais à se remarier, mais pour elle, c'est déjà fait. Elle a épousé un banquier américain et est une des reines de Boston... Vous comprenez donc pourquoi je me hâte d'aller faire disparaître ce dernier vestige de la présence de cette créature néfaste. --Le dernier?... Non, il restera toujours son fils, dit gravement Myrtô. Elle n'a jamais cherché à le revoir? --Jamais! la fibre maternelle n'existait même pas chez elle. --L'enfant ne lui ressemble pas, dit Myrtô, en tendant la miniature à sa cousine après y avoir jeté un dernier regard. --Non, c'est un vrai Milcza, heureusement. Son père l'aime d'une tendresse passionnée qui m'effraye parfois, car on n'ose songer, vraiment, si un jour... Elle secoua la tête et s'éloigna vers le parc, tandis que Myrtô continuait dans la direction du château. Bien que le jour tombât à peine, la superbe résidence était déjà brillamment éclairée. Là-bas, vers la droite, une clarté intense s'échappait de l'appartement du prince Milcza qui occupait toute cette partie du château... Et une immense pitié envahit le coeur de Myrtô en songeant aux souffrances de cette âme meurtrie et révoltée, qui n'avait pas su chercher sa consolation près de l'unique Consolateur et s'attachait avec une passion intense, exclusive, à un seul être, ce pauvre petit Karoly, si frêle, si chétif, dont la vue avait serré le coeur de Myrtô quand il lui était apparu pour la première fois. CHAPITRE VI Sans même avoir reçu un simulacre de demande, par la seule volonté du prince Milcza, Myrtô se trouva donc attachée au service de Karoly... Service n'est pas un mot trop fort pour exprimer la sujétion qui était la sienne près de l'enfant gâté et exigeant. Elle n'avait plus un moment de liberté, toutes ses journées, hors les repas, appartenaient à Karoly. Elle comprenait maintenant la crainte qu'inspirait aux jeunes comtesses ce tout petit être. Pour Irène surtout, si vive, si amie de la distraction et de la gaieté, et très peu portée, semblait-il, au dévouement, la pensée d'un tel esclavage devait être insoutenable. Et cependant, il suffisait d'un caprice de Karoly pour le lui imposer. Aussi, plus encore que sa mère et ses soeurs, voyait-elle avec satisfaction l'engouement du petit prince pour Myrtô. --Pendant ce temps, il ne pense pas à nous, disait-elle gaiement. Jamais nous n'avons eu tant de liberté. Il demandait toujours tantôt l'une, tantôt l'autre pour lui tenir compagnie. Le pauvre Renat a passé là-bas des journées dont il se souvient... Et moi donc!... Vous nous sauvez, Myrtô, ajoutait-elle d'un ton moqueur. Elle ne désarmait pas envers sa cousine et ne négligeait aucune occasion de lui lancer quelque parole plus ou moins malveillante. Myrtô supportait tout patiemment, elle accomplissait avec courage la tâche qui lui était dévolue près de l'enfant, tâche rendue plus douce à mesure que croissait l'affection compatissante inspirée par ce petit être fantasque, mais singulièrement attachant dans sa faiblesse, et qui lui témoignait une tendresse ardente. Mais cette tendresse n'égalait pas encore l'amour passionné de Karoly pour son père--amour réciproque du reste. Il était exact que le prince Milcza ne voyait plus au monde que son fils. Tout convergeait vers cet enfant, tous devaient s'incliner devant sa volonté--tous, sauf son père. Car, chose singulière, cet homme qui exigeait que rien ne résistât à un désir de Karoly, savait réserver, vis-à-vis de son fils, sa propre autorité. L'enfant lui obéissait instantanément, il n'insistait jamais lorsque son père avait dit: "Non, je ne le veux pas, Karoly." Ainsi, même vis-à-vis de l'enfant bien-aimé, le prince Milcza conservait cette autorité absolue qui était parfois--il fallait le reconnaître--un véritable despotisme, lequel, passant par tous ceux qui se trouvaient à son service, s'étendait jusqu'à sa mère elle-même. Myrtô s'était d'abord demandé pourquoi la comtesse et ses enfants se soumettaient bénévolement à toutes les volontés du jeune magnat. Mais peu à peu, par quelques mots de Terka, d'Irène, de Renat, le mystère s'était trouvé éclairci. La comtesse avait été complètement ruinée par son second mari, elle et ses enfants devaient tout au bon plaisir du prince Milcza, qui leur servait une rente superbe et les laissait libres de jouir de ses installations à Paris et à Vienne. Cette dépendance dorée, si pénible qu'elle fût pendant le séjour à Voraczy, leur paraissait cependant préférable à la vie modeste qui eût été la leur avec les minces revenus de la comtesse, et tous courbaient la tête sous cette autorité tyrannique, tremblant de déplaire à celui qui leur procurait le luxueux bien-être jugé indispensable. Myrtô, comme tous, sentait peser sur elle cette volonté impérieuse. C'était elle qui l'enchaînait près du lit de repos de l'enfant, elle encore qui lui interdisait de s'élever contre les caprices ou les actes injustes du petit prince. Cette dernière obligation était la plus dure pour Myrtô, et elle ne pouvait s'empêcher d'y manquer parfois, d'une manière fort discrète, d'ailleurs. Généralement, un simple mot, un regard même suffisait. Karoly semblait lire couramment dans les yeux expressifs de Myrtô, "sa Myrtô", disait-il d'un petit ton à la fois câlin et dominateur. Mais en présence du prince Arpad, elle devait s'abstenir de l'ombre même d'un reproche aux exigences les plus déraisonnables de l'enfant. Il avait une certaine façon de dire: "Je permets cela à Karoly, Mademoiselle", qui n'invitait pas précisément à la discussion. Il apparaissait régulièrement chaque jour vers quatre heures, et attendait que Myrtô eût servi le café. Il se montrait aussi froid, aussi laconique que le premier jour, et, lorsqu'il ne s'occupait pas de l'enfant, s'absorbait généralement dans sa lecture. Il ne faisait exception qu'en voyant Myrtô prendre son violon, sur la demande de Karoly que la musique ravissait. Alors, son regard un peu adouci et rêveur se perdant sous les futaies environnantes, il écoutait ce jeu délicat et si profondément expressif. Il était, au dire de ses soeurs, un admirable musicien, il composait, mais pour lui seul, et c'était là une des rares distractions de sa vie solitaire. --Vous avez un véritable tempérament d'artiste, Mademoiselle, avait-il dit à Myrtô la première fois qu'il l'avait entendue, du ton d'un homme obligé, par politesse, d'adresser un compliment. Les journées passaient ainsi, toutes semblables, sauf parfois où le prince Milcza amenait son fils chez la comtesse, à l'heure du thé. Deux ou trois fois aussi, il fit faire à l'enfant, dans une voiture légère qu'il conduisait lui-même, une promenade à travers le parc immense. Karoly avait voulu emmener Myrtô, et Terka avait été "invitée" à se joindre à sa cousine. Les promeneurs s'étaient arrêtés dans un coin sauvage du parc, le prince Arpad s'était assis et avait sorti un journal de sa poche, et les jeunes filles s'étaient occupées à amuser Karoly. Puis, sans que le prince eût presque ouvert la bouche, ils avaient tous repris bientôt le chemin du retour. Mais ces promenades étaient fort rares, car elles agitaient l'enfant trop nerveux. Karoly devait se contenter de longues stations dans le parc, l'air pur vivifié par la saine senteur des sapins qui entouraient le temple. Myrtô, privé de mouvement, s'anémiait un peu et perdait l'appétit. Sur le conseil du Père Joaldy, elle dut se décider à supprimer parfois l'assistance à la messe quotidienne pour faire une promenade matinale. Celle-ci avait généralement un but charitable, l'aumônier de Voraczy ayant indiqué à la jeune fille quelques pauvres familles à visiter. Un matin, au retour d'une de ces promenades à travers la campagne couverte de superbes moissons, Myrtô, en atteignant le grand vestibule du premier étage, fut presque renversée par Renat qui s'en allait comme un fou, l'air furieux. --Eh bien! Renat, que vous arrive-t-il? Vous avez manqué me faire tomber! s'écria-t-elle en reprenant avec peine son équilibre. --Ah! je m'en moque! dit-il rageusement. Ce stupide Macri a laissé mourir mes bengalis, je vais lui dire son fait!... Pourquoi vous mettiez-vous devant moi, d'abord? Tant pis pour... Les mots moururent sur ses lèvres. Dans le grand corridor principal qui desservait tous les appartements apparaissait le prince Milcza, en costume de cheval. L'épais tapis qui couvrait le sol avait amorti le bruit de ses pas, de telle sorte que Myrtô ni Renat ne l'avaient entendu. --Voilà un enfant bien élevé! dit-il froidement. Renat, très pâle, baissait les yeux sous le regard glacé qui l'enveloppait. --Etendez vos mains! L'enfant obéit. Le prince leva sa cravache, celle-ci retomba sur les doigts de Renat, y traçant une marque rouge. --Oh! non, non, pas cela! s'écria Myrtô en joignant les mains. Assez, je vous en prie!... Le prince ne parut pas l'entendre, et la cravache cingla une seconde fois les doigts du petit garçon. Renat serra les lèvres pour étouffer un cri de douleur, et les yeux de Myrtô se remplirent de larmes. --Oh! je vous en prie!... murmura-t-elle encore. --Je vous fais grâce du reste pour cette fois, dit le prince d'un ton bref. Mais à la récidive, je serai sans pitié... Faites maintenant vos excuses à Mademoiselle Elyanni. L'enfant s'exécuta d'un air soumis... Le prince s'inclina légèrement devant Myrtô et se dirigea d'un pas rapide vers l'escalier. Quand il eut disparu, Renat leva les yeux vers sa cousine, dont le visage portait les traces d'une vive émotion. --Ah! vous avez pleuré! Je comprends alors!... Sans cela, j'aurais eu ma correction jusqu'au bout. Mais il a été si content... --Pourquoi, content? Interrompit Myrtô avec surprise. --Mais oui, je l'ai entendu dire une fois au comte Vidervary, notre cousin--il y a plusieurs années de cela, j'avais à peu près six ans --"J'aurais une infinie satisfaction à faire verser les larmes de leur coeur à ces démons que l'on appelle des femmes!"... Alors, en vous voyant pleurer, il a été si content qu'il m'a fait grâce... Et vous n'êtes à ses yeux qu'un démon, Myrtô! conclut triomphalement Renat. Comme il fallait que cet homme eût souffert pour en arriver à ce degré d'amer dédain, de défiance presque haineuse!... Myrtô avait déjà eu l'intuition de ce sentiment, mais les paroles de Renat le lui révélaient plus intense, plus farouche. --Et c'est sa femme qui l'a rendu ainsi!... sa femme, c'est-à-dire celle qui aurait dû être la lumière, le charme et la consolation de sa vie! songeait tristement Myrtô en prenant le chemin du petit temple. Maintenant, elle ne s'étonnait plus à la vue de ces jardins à la parure austère. Autrefois, leur splendeur était renommée dans toute la Hongrie. Mais si le prince Milcza haïssait aujourd'hui les fleurs et les bannissait impitoyablement de sa vue c'est que la princesse Alexandra les aimait avec passion et en était couverte le jour néfaste où il l'avait aperçue pour la première fois. L'après-midi de ce même jour, des menaces de pluie obligèrent Myrtô et Marsa à ramener précipitamment Karoly au château. Elles l'installèrent dans la grande pièce toute blanche, abondamment aérée, contiguë au cabinet de travail du prince Milcza. L'enfant passait là les journées de pluie, mais, la nuit, il dormait dans une chambre voisine de celle de son père, au premier étage, le prince exerçant lui-même sur l'enfant bien-aimé une surveillance toujours en éveil. Mitzi était là aujourd'hui, Karoly l'avait réclamée, et la petite fille se prêtait patiemment à un nouveau jeu imaginé par son jeune neveu. Elle avait une nature paisible et fermée, qui semblait un peu froide, mais Myrtô se demandait si cette apparence ne cachait pas un coeur beaucoup plus chaud que celui de ses aînées. --Voilà papa, avec le Père Joaldy! annonça joyeusement Karoly. L'aumônier venait parfois s'asseoir près de l'enfant, et lui parlait doucement, se mettant à merveille à la portée de cette intelligence enfantine, et jetant ainsi dans cette petite âme une semence d'éducation chrétienne. Le prince Milcza ne s'opposait pas à cette action du vieux prêtre, pas plus qu'il n'interdisait à Myrtô de mêler à ses récits quelques enseignements religieux. --Dites-moi une histoire, Père? demanda câlinement Karoly, aussitôt que l'aumônier fut assis près de lui. Le Père Joaldy savait choisir dans les pages évangéliques ce qui pouvait intéresser et instruire l'enfant. L'histoire du bon Zachée, racontée avec une gaîté fine, parut ravir Karoly. --Oh! qu'il a dû être content, dites, Père, quand Notre-Seigneur l'a appelé? Si j'avais été là, je serais aussi monté sur un arbre, parce que je suis trop petit... Ou bien papa m'aurait pris dans ses bras et m'aurait jeté bien haut, bien haut, pour que je voie le bon Jésus. Le prince Milcza, assis à l'écart, suivait distraitement des yeux les mouvements de ses lévriers qui jouaient au dehors, devant la porte ouverte. Avait-il écouté le pieux récit qui devait lui rappeler les enseignements de son enfance?... Aux derniers mots de Karoly, il tourna un peu la tête et enveloppa l'enfant d'un regard de tendresse passionnée, presque douloureuse à force d'intensité. --Maintenant, Myrtô, vous allez me prendre sur vos genoux, et puis vous raconterez au Père la légende de la petite Hellé, continua Karoly en tendant les bras vers la jeune fille. Elle prit entre ses bras le pauvre petit corps maigre--de plus en plus maigre, lui semblait-il--et commença le récit demandé. C'était une ravissante légende grecque qui avait fait les délices de son enfance... Et Myrtô, dont la voix pure donnait plus de charme encore à l'expressive langue magyare, savait redire, avec une pénétrante et exquise émotion, les malheurs, la conversion, la mort angélique d'Hellé, la petite païenne devenue la fiancée du Christ. --Que c'est joli, n'est-ce pas, Père? dit Karoly avec ravissement. --Bien joli, en effet, et je comprends que vous soyez heureux d'avoir près de vous Mademoiselle Myrtô, qui sais si bien vous distraire, dit le vieux prêtre en caressant doucement la chevelure noire de l'enfant. --Je l'aime, murmura Karoly en levant les yeux vers Myrtô qui lui souriait. Je pense qu'Hellé devait lui ressembler, mon Père. --C'est possible... Mademoiselle Myrtô est aussi une petite Grecque, pour moitié du moins, dit en souriant le Père Joaldy. --Moi, je suis un Magyar, rien qu'un Magyar! dit Karoly d'un petit ton fier. Myrtô réprima un tressaillement. L'enfant ignorait qu'un sang étranger coulait dans ses veines, qu'il n'était pas seulement l'héritier de l'antique race magyare des Milcza, mais aussi le fils d'Alexandra Ouloussof, la descendante des boyards moscovites. La voix du prince Arpad s'éleva, impérieuse comme à l'ordinaire, mais avec des vibrations un peu frémissantes... --Mitzi, servez-nous le café. La petite fille se leva et se mit en devoir d'exécuter l'ordre de son frère. Elle avait généralement de jolis mouvements pleins d'adresse, mais sans doute craignait-elle le coup d'oeil sévère du prince Milcza, car elle semblait aujourd'hui tout gauche et empruntée. Le silence régna quelques instants dans la grande pièce aux tentures blanches, où la robe du Père Joaldy mettait seule une note sombre. Myrtô laissait errer ses grands yeux rayonnants un peu songeurs, vers les jardins attristés par la pluie fine qui commençait à tomber. --J'aime vos yeux, Myrtô! dit tout à coup la petite voix de Karoly. Elle abaissa son regard et sourit à l'enfant qui la considérait avec une sorte d'extase. --Je ne veux pas que vous ma quittiez... jamais, jamais! reprit-il en se pressant contre elle. Je vous aime tant, ma Myrtô! Une émotion profonde envahit Myrtô. La touchante affection de ce frêle petit être faisait vibrer son âme avide de tendresse et de dévouement, et remplie surtout d'un amour de prédilection pour ceux dont le Maître a dit: "Laissez venir à moi les petits enfants." Elle se pencha et effleura tendrement de ses lèvres le front de l'enfant... Mais en redressant la tête, elle rencontra un regard qui exprimait une telle irritation, une si orgueilleuse colère qu'elle sentit un frisson lui courir sous la peau. Instantanément, une pensée surgissait en elle: le prince Milcza, si passionnément attaché à son fils, était jaloux de l'affection trop ardente de l'enfant pour cette étrangère. Et, tel qu'il était, avec cette nature altière et vindicative que semblaient laisser deviner tous ses actes, il était certain que jamais il ne pardonnerait à Myrtô pareille chose. Cependant, qu'avait-elle fait pour cela? Lui-même l'avait placée près de son fils, elle avait aimé ce fils de prince comme elle aimait les enfants d'ouvriers dont elle s'occupait naguère, et le coeur de Karoly était venu naturellement à elle parce qu'il avait deviné en l'âme de Myrtô cette compassion tendre et cette abnégation qui n'existaient pas chez se jeunes tantes, ni même chez sa grand'mère. Marsa, assise dans un coin de la pièce, baissait le nez sur la broderie. Miklos se faisait tout petit. Son Excellence avait sa physionomie des plus mauvais jours, il n'y avait qu'à se demander sur qui tomberait l'orage. Ce fut la pauvre Mitzi qui en subit les effets. A une observation durement faite par son frère, elle éprouva une si vive émotion que la cafetière bascula un peu entre ses mains et laissa tomber du liquide sur le napperon. --Quelle maladroite vous faites! Que vous apprend-on donc, pour que vous soyez aussi incapable de rendre le moindre service? dit-il avec ce dédain glacial qui était chez lui pire que la colère. Mitzi baissait la tête, de grosses larmes montaient à ses yeux... Le Père Joaldy essaya de s'interposer. --Ce n'est qu'une bien petite maladresse, prince. Mitzi, je crois, n'en est pas coutumière. --Coutumière ou non, le fait n'existe pas moins... Vous pouvez vous retirer, Mitzi, Mademoiselle Elyanni voudra bien vous remplacer. Il n'y avait pas à discuter, le ton était péremptoire, et le Père Joaldy lui-même ne pouvait rien ajouter de plus... Tandis que Mitzi s'éloignait en comprimant ses sanglots, Myrtô se leva pour accomplir l'ordre donné par la voix impérative du prince Milcza. Mais Karoly protesta, il ne voulait pas quitter Myrtô... --Moi, je le veux! dit son père d'un ton sans réplique. Donnez-le-moi, Mademoiselle, et servez-nous promptement, je vous prie, car Mitzi nous a retardés. Il prit l'enfant sur ses genoux, l'entoura de ses bras en le couvrant d'un long regard... Et Myrtô pensa qu'il avait saisi la première occasion venue pour enlever son fils à celle qui portait ombrage à sa jalouse tendresse paternelle. CHAPITRE VII Quelques jours plus tard, comme Myrtô, le soir, prenait congé de ses parentes pour remonter dans sa chambre, la comtesse Zolanyi lui dit: --Venez un instant chez moi, mon enfant, j'ai à vous remettre quelque chose. Myrtô la suivit au premier étage, jusqu'au petit salon qui précédait sa chambre. La comtesse ouvrit un tiroir de son bureau et y prit un élégant porte-monnaie de cuir fauve. --Le prince Milcza a réglé lui-même les émoluments qu'il vous doit en retour des services demandés par lui près de son fils. Il m'a remis ceci pour vous... Le teint de Myrtô s'empourpra et, d'un geste spontané, elle repoussa le porte-monnaie tendu vers elle. --Non, je ne puis accepter!... Je reçois de vous la nourriture, l'abri de votre toit, c'est suffisant, et je ne veux pas être payée pour la distraction et le soulagement que je puis donner à ce pauvre petit malade... que je lui donne de tout mon coeur! dit-elle avec émotion. La comtesse la regarda avec une intense surprise. --Mais, mon enfant, je ne comprends pas... Vous aviez accepté de remplacer près de mes enfants Fraulein Rosa, il avait été question entre nous d'émoluments, sans que vous ayiez songé à refuser, tant la chose était naturelle. Rien n'est changé, puisque c'est près de Karoly, au lieu de Renat et de Mitzi, que vous êtes entrée en fonctions. --Non, je ne puis considérer de la même manière... C'est un pauvre petit enfant malade et triste, près duquel je remplis une tâche de charité pour laquelle il me paraît absolument impossible d'accepter de l'argent! dit Myrtô avec une sorte d'indignation. --Quelle idée, Myrtô!... En tout cas, cette tâche est assez lourde, votre sujétion assez grande pour que vous puissiez sans scrupule recevoir un dédommagement. Mon fils, s'il exige beaucoup de ceux qui l'entourent, sait le reconnaître princièrement, vous en jugerez. Elle essayait de mettre le porte-monnaie dans la main de Myrtô. Mais la jeune fille recula avec un geste de dénégation énergique. --Je vous le répète, c'est impossible, ma cousine! --Myrtô, que signifie cet entêtement? s'écria la comtesse d'un ton mécontent. Vous ne pouvez refuser, il ne l'accepterait jamais... --Vous lui direz mes raisons, ma cousine. --Moi! Moi!... Pensez-vous que, pour complaire à vos scrupules exagérés, je vais m'exposer à son mécontentement! N'y comptez pas, mon enfant... oh! pas un instant! Il m'a dit très catégoriquement hier: "Je vous prie de remettre ceci à Mademoiselle Elyanni en remerciement de la distraction qu'elle donne à mon fils". Je l'ai fait, je suis en règle, le reste vous regarde. Faites-lui vos objections, si bon vous semble. --Eh bien! oui, je le ferai! dit résolument Myrtô. La comtesse la regarda avec un peu de stupeur. --Auriez-vous vraiment ce courage? Je ne vous y engage pas, car, du moment qu'il a jugé opportun d'agir ainsi, il ne supportera pas que vous vous éleviez contre sa décision... En tout cas, prenez ceci, vous vous arrangerez ensuite comme vous le voudrez, mais ma responsabilité se trouvera dégagée. Myrtô prit le porte-monnaie et, aussitôt dans sa chambre, le mit dans un tiroir de son bureau, il lui semblait que ce cuir souple et satiné lui brûlait les doigts... Ah! comme l'orgueilleux magnat avait su trouver le moyen d'infliger une humiliation à celle qui avait le tort impardonnable d'être trop aimée de son enfant! Comme il lui montrait nettement qu'elle n'était à ses yeux qu'une mercenaire, envers laquelle il était quitte en lui faisant remettre une grosse somme d'argent! Oui, il était généreux... princièrement généreux, comme l'avait dit sa mère! L'amour-propre blessé se soulevait dans l'âme de Myrtô, il couvrait son visage d'une rougeur brûlante... Elle leva tout à coup les yeux vers le crucifix dont les bras s'étendaient au-dessus de son lit et murmura: --Mon Dieu, pardonnez-moi, je ne suis qu'une orgueilleuse!... Et peut-être, après tout, n'avait-il pas l'intention que je lui prête. Il m'a traitée comme il l'eût fait pour Fraulein Rosa, par exemple. Jamais il n'a paru me considérer comme une parente... Mais, à cause même de l'affection que me porte ce pauvre petit Karoly, et que je lui rends si bien, je ne puis accepter d'être payée ainsi. Elle s'approcha de la fenêtre ouverte et offrit son front à la fraîcheur du soir... Oui, elle lui rendrait cet argent, en lui expliquant ses raisons, et, s'il était vraiment gentilhomme, il comprendrait son invincible répugnance à recevoir une rémunération en échange du tendre dévouement dont elle entourait Karoly. Mais elle se demanda soudain avec quelque perplexité si elle trouverait le courage de parler en face de ce regard glacé, de cette physionomie hautaine et déconcertante. Cependant, il le fallait. Allait-elle donc, comme tous ici, se laisser envahir par une crainte servile du mécontentement du prince Milcza?... Ce soir, elle lui parlerait, quand elle quitterait Karoly dans le parc. Malgré tout, la perspective de cet entretien la laissait soucieuse. Elle vit arriver l'après-midi avec appréhension, et, une fois près de Karoly, elle dut faire un effort pour concentrer son attention sur la lecture qu'elle faisait à l'enfant. Cette lecture fut interrompue bientôt par l'arrivée d'une troupe de tziganes qui venaient donner une aubade au petit prince. C'était un des grands plaisirs de Karoly, et son père le lui procurait fréquemment. Le chef, un grand vieillard robuste, savait tirer de son violon des sons admirables. Aujourd'hui il se surpassait encore, et Myrtô, oubliant pour un instant son anxiété, écoutait, ravie. Karoly appuyait contre elle sa petite tête délicate, et, tous deux vêtus de blanc, le ravissant visage de Myrtô éclairé par le reflet d'un rayon de soleil glissant sur les colonnes du temple, ils formaient le plus délicieux tableau qui se pût rêver. Hadj et Lula, les lévriers, bondirent tout à coup dans la clairière... Le charme était rompu. Les musiciens s'interrompirent, et un voile parut tomber soudain sur le regard de Myrtô. Le prince Milcza s'avança. Il congédia les tziganes en leur jetant quelques pièces d'or et s'assit près de son fils. Myrtô constata d'un coup d'oeil que sa physionomie était plus sombre, plus dure que jamais. Le jour était vraiment mal choisi pour la communication qu'elle avait à lui faire. Les lévriers vinrent tendre leur tête fine aux caresses de Myrtô, puis s'étendirent près d'elle. Eux aussi témoignaient à la jeune fille un attachement de jour en jour plus grand, et voilà qu'aujourd'hui ils délaissaient pour elle le maître dont ils étaient jusque-là les inséparables! --Ici, Hadj, Lula! Quelle irritation vibrait dans sa voix!... Etait-il donc jaloux de l'affection de ses chiens eux-mêmes? Hadj et Lula vinrent docilement se coucher à ses pieds, mais leurs grands yeux affectueux demeurèrent tournés vers la jeune fille. Karoly, peut-être énervé par l'atmosphère lourde, était dans ses jours de caprices. Miklos en éprouvait les effets. Il ne parvenait pas à satisfaire aux exigences fantasques du petite prince... Et Myrtô, qui avait une peine infinie à s'empêcher d'intervenir, sentait une sourde irritation monter en elle à la vue de la dédaigneuse impassibilité du prince Milcza. On ne sait quelle idée passa tout à coup dans ce cerveau d'enfant gâté. Las des exercices divers qu'il faisait exécuter à Miklos, Karoly s'écria tout à coup en désignant la pelouse sur laquelle s'était assis le petit Magyar dont le front ruisselait de sueur: --Tiens, tu vas faire le boeuf, Miklos! Ce sera très amusant!... Mange de l'herbe, Miklos... Allons, vite! Cette fois une lueur de résistance passait dans les yeux clairs de Miklos. --Voyons, Karoly, à quoi pensez-vous? dit Myrtô, oubliant tout cette fois. Vous ne devez pas demander cela à Miklos... Le prince Arpad abaissa son livre, sa voix s'éleva, impérieuse et dure... --Obéis à ton maître, Miklos. L'enfant, très rouge, eut encore une hésitation dans le regard... --Eh bien? dit la voix menaçante du prince. Miklos baissa ses yeux apeurés et se courba vers la pelouse... Mais Myrtô se leva brusquement, dans un mouvement de révolte impossible à maîtriser. --C'est odieux!... Vous ne devez pas lui demander cela! Cet enfant a une âme comme vous, il vous est interdit de le traiter comme un animal! Un regard étincelant, où se mêlaient à la fois la stupeur et la colère, se posa sur elle, dont le visage s'empourprait d'indignation. --De quel droit osez-vous me blâmer? dit le prince d'un ton frémissant d'irritation intense. Vous avez de singulières audaces, mais je vous assure que je ne suis pas homme à les supporter! --Et moi, je ne puis voir commettre l'injustice sans protester! dit fermement Myrtô en soutenant avec une intrépide fierté ce regard qui eût fait trembler tous les habitants de Voraczy. Très pâle, les veines de son front soudainement gonflées, le prince se leva brusquement... --Retirez-vous! dit-il violemment, en étendant la main dans la direction du château. Je ne supporterai jamais que l'on discute mes volontés et encore moins que l'on me brave! --Cependant, ne vous attendez pas à me voir courber la tête devant ces volontés lorsqu'elles seront contraires à ma conscience! dit fièrement Myrtô. Et, le front haut, sans baisser les yeux devant ce sombre regard qui semblait vouloir l'anéantir, Myrtô s'éloigna d'un pas rapide, sans écouter la petite voix éplorée de Karoly qui appelait: --Myrtô! oh! Myrtô! Elle prit au hasard une allée du parc... Ses tempes battaient avec violence, l'indignation débordait encore de son coeur. Il fallait vraiment qu'un sentiment tout-puissant--la charité d'un coeur chrétien, la compassion de son âme féminine pour cet enfant traité avec la dernière dureté--eût soudain tout dominé en elle pour que de telles paroles pussent s'échapper de ses lèvres, s'adressant au prince Milcza! Il avait raison, elle l'avait bravé!... lui qui savait faire courber tous les fronts. Elle venait de se créer un impitoyable ennemi... Et un peu d'angoisse la serra au coeur en pensant qu'il allait la faire chasser de Voraczy, et interdirait vraisemblablement à sa mère de s'occuper de l'enfant audacieuse qui avait osé, seule de tous, le blâmer et le défier. Mais elle ne regrettait pas cet acte, elle avait fait là son devoir. Dieu serait toujours avec elle et pourvoirait à tous ses besoins. Et, tout en marchant, elle priait, se remettant comme une enfant confiante entre les mains de la divine Providence, essayant de calmer l'agitation, l'anxiété de son âme. Elle reprit bientôt le chemin du retour. Plus paisible, elle envisageait avec une courageuse résignation l'inévitable lendemain... car elle savait que l'orgueilleux prince Milcza ne lui pardonnerait jamais sa révolte. Elle s'arrêta tout à coup avec un léger cri de surprise. A quelques pas d'elle, contre un arbre, était assis Miklos, la tête cachée entre ses mains, tout son petit corps secoué de sanglots. --Qu'avez-vous, mon pauvre petit? s'écria-t-elle en s'avançant vivement et en se penchant vers lui. Il écarta ses mains, montrant un petit visage désespéré et couvert de larmes. --Son Excellence m'a chassé! balbutia-t-il. Et ils vont être si fâchés, chez nous!... Mon père va me battre, bien sûr! Et les sanglots recommencèrent, plus forts. Myrtô s'assit près de lui et essaya de le consoler. Mais il répétait toujours: --Je vais être battu... tous les jours, mademoiselle Myrtô! Mon père m'a dit: Si jamais tu te fais renvoyer, tu auras ton compte, j'en réponds, et je ne te pardonnerai jamais! --Vos parents demeurent-ils loin, Miklos? --Oh! non, pas bien loin, Mademoiselle. --Eh bien, je vais vous accompagner, je leur expliquerai ce qui s'est passé et je demanderai à votre père de ne pas vous battre. L'enfant leva vers elle un regard d'ardente reconnaissance. --Merci! merci!... Oh! que Votre Grâce est bonne! Elle le prit par la main, et tous deux s'en allèrent à travers le parc, gagnant ainsi un chemin qui devait les conduire plus vite vers le logis de l'ispan Buhocz. C'était une demeure de riante apparence, entourée d'un jardin bien entretenu. Sur le seuil, une forte femme blonde, à la mine décidée et un peu dure, berçait un petit enfant. --Miklos!... Que t'est-il arrivé? s'écria-t-elle avec inquiétude, tout en saluant Myrtô. --Quelque chose de fort ennuyeux, mais non heureusement de très grave, s'empressa de répondre Myrtô. Sur le seuil apparaissait l'ispan, petit homme aux traits accentués et à la physionomie sèche, que Myrtô se rappela avoir rencontré deux ou trois fois au château. Lui aussi la reconnut et s'inclina avec empressement. --Quelle circonstance nous vaut l'honneur de la visite de Votre Grâce? --Je vais vous expliquer... Allons, mon petit Miklos, n'ayez pas peur, dit Myrtô en posant sa main sur la tête de l'enfant tout tremblant. --Peur?... Pourquoi?... A-t-il fait quelque sottise? dit l'ispan d'un ton menaçant. Myrtô fit alors le récit de ce qui s'était passé... L'ispan bondit, le regard furieux, tandis que sa femme s'écriait avec colère: --Chassé!... Ah! le misérable enfant! Il sera notre perte, notre déshonneur! --Coquin! gronda le père en étendant le poing vers l'enfant. Tu n'avais qu'à obéir... tu n'avais que cela à faire, entends-tu, scélérat? Et il s'avança vers Miklos, la main levée. Mais Myrtô se plaça résolument devant le petit garçon. --Non, je ne veux pas que vous le frappiez! dit-elle en posant sur l'ispan son beau regard sévère. Il ne le mérite pas, ce qui est arrivé est surtout de ma faute... Promettez-moi de ne pas le battre? --Ah! non, par exemple! Il en aura aujourd'hui, et demain, et plus tard encore!... Heureux encore si ce misérable ne me fait pas encourir la disgrâce de Son Excellence! Alors, si je perds ma place, que deviendrons-nous avec nos cinq enfants? Devant cet homme irrité, Myrtô ne se découragea pas. Elle discuta, supplia, et sa douce éloquence, ses raisonnements firent peu à peu tomber la colère de l'ispan et de sa femme. --Je vous promets de ne pas le punir pour cette fois, Mademoiselle, dit le père en jetant un regard encore plein de rancune vers le pauvre Miklos tout apeuré. Mais vous me faites faire là une chose... oui, une chose ridicule! C'est de la faiblesse, tout simplement! --Certes! ajouta sa femme. Seulement, c'est curieux, on ne peut pas résister à Votre Grâce. Si elle voulait intercéder pour Miklos près du petit prince? --J'essayerai, en tout cas. Il n'y a en effet que l'enfant qui puisse, peut-être, fléchir le prince Milcza. Mais en elle-même Myrtô pensait: "Le reverrai-je seulement, pauvre petit Karoly?" Elle prit congé des Buhocz et de Miklos qui lui baisait les mains avec une ferveur reconnaissante. D'un pas un peu las, elle reprit le chemin du château... En traversant les jardins, des sons d'orgue, venant de l'appartement du prince Milcza, arrivèrent à ses oreilles. C'était une harmonie tourmentée, sombre et magnifique pourtant... Quel artiste faisait ainsi vibrer l'instrument? Lui, sans doute... lui, cet être au coeur endurci, à l'âme impitoyable. Parce que cet homme avait souffert--dans son coeur ou dans son orgueil?--fallait-il qu'il immolât tous ceux qui l'entouraient à son ressentiment farouche? Et, l'indignation montant de nouveau en elle, Myrtô secoua résolument la tête en murmurant: --Non, je ne regrette rien! Il verra au moins que tous ne courbent pas le front devant ses injustices. CHAPITRE VIII Myrtô, le lendemain, prolongea après la messe sa station à la chapelle. Elle avait besoin de prendre, dans la prière, une réserve de force et de confiance, pour l'avenir qui se présentait maintenant si angoissant. Au moment où elle s'apprêtait à se retirer, elle vit, en tournant la tête, la femme de chambre de la comtesse Gisèle. --Que voulez-vous, Constance? murmura-t-elle. --Madame la comtesse prie Mademoiselle de venir lui parler. Myrtô s'inclina devant l'autel et gagna le premier étage... Dans sa chambre, la comtesse, encore au lit, causait d'un air animé avec sa fille cadette assise près d'elle. --Arrivez, petite malheureuse! s'écria-t-elle à la vue de Myrtô. Qu'est-ce que cette histoire colportée à l'office par Marsa, et suivant laquelle vous auriez adressé des reproches au prince Milcza, à propos de Miklos?... --C'est la vérité, ma cousine, répondit fermement Myrtô. --Vous avez osé!... Mais c'est inouï!... Et pour un pareil motif! Etiez-vous folle, voyons? --Mais aucunement. J'ai vu là mon devoir, je l'ai accompli... Maintenant, il en sera ce que Dieu voudra, dit Myrtô avec calme. La comtesse leva les bras au plafond. --C'est-à-dire que mon fils va m'obliger à ne plus m'occuper de vous, qu'il vous faudra quitter Voraczy!... Franchement, Myrtô, je ne sais comment qualifier votre acte! Dans votre position, vous deviez, plus que tout autre, faire taire votre amour-propre, votre susceptibilité... --Il ne s'agit pas de susceptibilité, ma cousine! Mais il m'était impossible de voir traiter cet enfant avec une telle dureté, un pareil dédain, sans protester pour le défendre! Irène eut un petit ricanement ironique. --Quelle amazone vous faites! Si vous étiez un homme, je vous vois fort bien en chevalier partant en guerre pour défendre le faible et l'opprimé contre un impitoyable tyran. En la circonstance, celui-ci était représenté par le prince Milcza. Mais c'est vous qui perdez la victoire, intrépide chevalier! Vous vous êtes, présomptueusement, attaquée à plus fort que vous. --Je le sais, et je suis prête à en subir les conséquences, répondit froidement Myrtô. --Oh! vous êtes vraiment bien avancée! s'écria la comtesse avec irritation. Et je me trouve responsable vis-à-vis de mon fils, puisque c'est moi qui vous ai amenée ici! Le coeur de Myrtô se serra. N'aurait-on pas cru, vraiment, qu'elle venait de commettre quelque impardonnable faute?... Les larmes remplissaient ses yeux, et elle sortit un peu précipitamment, ne voulant pas les laisser voir au regard malveillant d'Irène. --Aurais-je cru que cette enfant me donnerait tant d'ennuis! gémit la comtesse. Elle semblait si douce, si soumise! --Oh! pas tant que cela, maman! Je l'ai toujours devinée très fière, très énergique pour tout ce qu'elle considère comme un devoir... Et ce mot "devoir" renferme, pour elle, des scrupules parfois exagérés, ou des audaces incroyables--nous en avons la preuve aujourd'hui. --Enfin, elle me met dans de cruels embarras. Je me demande de quelle façon Arpad va prendre tout cela! --Ce sera un moment à passer, maman. Arpad comprendra que vous ne pouviez bien connaître le véritable caractère de cette presque étrangère... Et je dois vous avouer que cet incident, fort ennuyeux au premier abord, me paraît excellent pour nous. --Que veux-tu dire, Irène? --N'avez-vous pas pensé, maman, que cette affection croissante de Karoly pour Myrtô était des plus inquiétantes? L'enfant n'aurait certainement pas voulu se séparer d'elle pendant l'hiver, et, Myrtô ne pouvant demeurer seule ici, le prince nous aurait obligées à y rester avec elle... Un hiver à Voraczy, dans la solitude complète, y pensez-vous, maman? --C'est vrai, Irène, dit la comtesse avec consternation. Elle enfonça un instant la tête dans son oreiller et reprit d'un hésitant, un peu ému: --C'est égal, je suis ennuyée pour cette enfant, que m'a recommandée sa mère, et qui est vraiment tout à fait sympathique. Irène eut un léger mouvement d'épaules. --Que voulez-vous, maman, ce n'est ni votre faute, ni la mienne, mais la sienne uniquement! Maintenant, le mal est fait, nous n'y pouvons rien, toutes nos demandes réunies ne pèseraient pas un fétu contre la décision du prince Milcza. --Malheureusement, non! soupira la comtesse. Pendant ce temps, Myrtô, rentrée dans sa chambre, pleurait silencieusement. La froide ironie d'Irène, l'irritation et les reproches de la comtesse lui avaient nettement montré qu'elle n'avait à attendre de ses parentes ni soutien moral, ni affection véritable. Elle était bien seule sur la terre... en apparence seulement, car elle possédait Celui qui n'abandonne jamais ses créatures, le Dieu d'amour qui a dit: "Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles." Allons, il fallait maintenant chercher une autre voie! Tout à l'heure, elle ferait demander au Père Joaldy s'il pouvait la recevoir. Le bon prêtre lui donnerait certainement d'utiles conseils, il saurait guider sa pauvre petite brebis un peu désemparée... Un coup léger fut frappé à la porte... C'était Thylda, la jeune femme de chambre hongroise attachée au service de Fraulein Rosa et de Myrtô. --Marsa fait prévenir Votre Grâce que le prince Karoly l'attend avec impatience et s'agite beaucoup en ne la voyant pas venir. Myrtô eut un léger sursaut de stupeur... Marsa n'agissait évidemment que par ordre. Fallait-il penser que le prince Milcza considérait comme non avenu l'incident de la veille? Le fait paraissait si invraisemblable, étant donné ce qui avait été dit à Myrtô et ce qu'elle avait observé elle-même de la nature du jeune magnat, qu'elle demeura un moment indécise, se demandant si elle devait se rendre à l'appel de l'enfant. Elle s'y décida enfin, et, ayant quitté sa robe noire, elle prit le chemin du temple grec. Karoly l'accueillit avec des transports de joie. Son petit visage plus pâle, plus fatigué qu'à l'ordinaire, rayonnait de bonheur. --Oh! ma Myrtô, j'ai cru que nous vouliez pas venir!... Et j'ai tant pleuré cette nuit, parce que papa était si fâché hier après vous! Il m'avait dit que c'était fini, que je ne vous verrais plus... Cela m'a fait tant de chagrin que j'ai eu la fièvre très fort, et papa a permis alors que vous reveniez, tous les jours, mais jusqu'à quatre heures seulement. Jusqu'à quatre heures... c'est-à-dire un peu avant qu'il ne vînt lui-même près de l'enfant. Pour son fils malade, il consentait à passer outre sur son ressentiment, mais non au point de se retrouver avec Myrtô. Elle en éprouva un profond soulagement. Après la scène de la veille, une rencontre entre eux n'aurait pu être qu'excessivement désagréable. La comtesse et ses filles, quand Myrtô leur apprit à déjeuner la nouvelle, jetèrent des exclamations de surprise. --Vous avez de la chance, Myrtô! dit Irène d'un ton acerbe. Si Karoly ne vous avait en si grande affection, au point de tomber malade en entendant parler de ne plus vous voir, vous n'en auriez pas été quitte à si bon compte... Mais j'avoue que je suis terriblement inquiète pour notre hiver, ajouta-t-elle en se tournant vers sa mère et sa soeur. Ces dernières inclinèrent la tête d'un air soucieux, et Terka murmura: --Nous n'y pouvons rien, Irène. --Non, rien! fit rageusement la cadette en jetant à Myrtô un coup d'oeil malveillant. ...Après cette alerte, la vie reprit pour Myrtô comme auparavant, avec trois heures de liberté en plus chaque après-midi. Elle les employait à faire un peu d'exercice, à visiter aux alentours du château quelques pauvres familles auxquelles elle donnait ses conseils et ses soins, à défaut de l'argent qui n'existait guère dans sa maigre bourse. C'était pour elle chose infiniment pénible de ne pouvoir soulager tant de misères. Le prince Milcza ne se souciait pas de tous ces êtres qui vivaient sur ses domaines... Et Myrtô pensait avec un peu d'irritation combien il lui eût été facile cependant de répandre des bienfaits autour de lui. Mais non, il préférait se faire redouter de tous, exercer sur son entourage un despotisme impitoyable. Il importait vraiment bien peu, à cet orgueilleux, d'être aimé et béni des humbles! Une fin d'après-midi, Myrtô, en revenant d'un misérable village slovaque, rencontra le Père Joaldy, de retour, lui aussi, d'une visite charitable. En causant des pauvres gens qu'ils venaient de voir, ils revinrent lentement vers le château. --Oh! mon Père, quelle misère! dit la voix frémissante de Myrtô. Pensez-vous vraiment, que si vous en parliez au prince Milcza, il ne viendrait pas en aide à ces malheureux? Le vieux prêtre secoua la tête. --Il me donne chaque année une somme considérable pour mes charités, mais hors de là, je ne dois lui parler de rien... Pauvre prince! Pauvre cher prince! dit-il avec une soudaine émotion. --Il est dur et impitoyable! s'écria Myrtô dans un sursaut de révolte. --Hélas! son coeur s'est endurci à la suite de sa cruelle désillusion! Mais moi, mon enfant, je l'ai connu tout autre. A l'époque de sa première communion, c'était un petit être à l'âme délicate et aimante, un peu orgueilleux et volontaire déjà, à cause des adulations de son entourage, mais infiniment séduisant et charmeur. Il avait une grande affection pour moi et supportait seulement de ma part les reproches. Plus tard, lancé dans le mouvement mondain, il dérobait sous une apparence sceptique, sous une indifférence hautaine, les aspirations d'un coeur très ardent, d'une âme dont les instincts élevés, la délicatesse innée le préservaient d'écarts dangereux. Cependant, je voyais avec douleur que la profonde piété de son enfance n'existait plus, que sa foi était menacée dans cette ambiance de frivolité et d'incrédulité mondaine où il vivait. J'appelais de tous mes voeux l'instant où il rencontrerait une femme chrétienne et sérieuse, qui saurait garder pour le bien et pour la vérité cette si belle âme menacée de s'égarer... Hélas! il rencontra cette Russe, cette créature perverse! Et le vieillard soupira douloureusement. --...Avec un coeur tel que le sien, la désillusion devait être plus terrible et laisser des traces plus profondes que chez tout autre. Le dernier acte de cette malheureuse créature, qui faillit coûter la vie à son fils, la faiblesse persistante de l'enfant, la crainte perpétuelle de perdre cet être bien-aimé, une sorte de défiance haineuse de l'humanité en général et du sexe féminin en particulier, peut-être aussi une profonde blessure d'orgueil en voyant qu'il s'était laissé prendre à des dehors menteurs--tout cela a contribué à faire de cet être si admirablement doué, et qui n'a pas trente ans, une sorte de misanthrope, au coeur dur, à l'âme fermée pour tout ce qui n'est pas son fils, son unique amour. En un mot, le prince Milcza est un malade moral. Le seul remède serait pour lui le retour à la foi... Hélas! depuis ses malheurs, il s'est au contraire éloigné complètement de la religion! Le prêtre et Myrtô marchèrent quelques instants dans un silence pensif... Le Père Joaldy demanda tout à coup: --Le petit Miklos est-il revenu près de Karoly? --Non, hélas! Karoly l'a demandé à son père, mais il s'est heurté à un refus catégorique... Et vous dites que cet homme a été bon, mon Père! dit Myrtô d'un ton de protestation. --Allons, allons, ne vous indignez pas tant, ma petite enfant! dit paternellement le vieux prêtre. Je vous le répète, il est malade moralement, sa générosité d'autrefois, ses instincts élevés et chevaleresques semblent avoir disparu dans la tourmente dont son pauvre coeur a été le théâtre. Mais ils ne sont pas morts, je ne le crois pas... je ne veux pas le croire! Chaque jour, je prie Dieu pour qu'il fasse luire sur cette âme une bienfaisante lumière. --Alors, c'est à une farouche misanthropie qu'il faut attribuer aussi sa froideur envers sa mère, son indifférence et sa dureté vis-à-vis de son frère et de ses soeurs? --Oui, tout ceci en dérive. Il faut vous dire, d'abord, que la comtesse Gisèle n'a jamais eu aucune autorité sur son fils, et l'a même assez peu connu. Annihilée par le prince Sigismond, son premier mari, elle n'avait pas de droit sur l'enfant que son père, nature ardente et despotique, voulait élever seul. Quand il mourut, la tutelle du jeune prince fut confiée au prince André Milcza, son grand-oncle, qui l'idolâtrait et en fit une sorte de petit souverain absolu. Là encore, la mère n'avait pas voix au chapitre, il lui était permis seulement d'admirer son fils. Une autre nature eût profondément souffert de cette situation, mais la princesse Gisèle sut en prendre assez facilement son parti... Cependant, personne, en la circonstance, ne trouva étonnant qu'elle acceptât un second mariage--personne, sauf son fils. Il en montra un violent mécontentement, dû moins au fait de cette seconde union qu'à l'antipathie que lui inspirait le comte Zolanyi. La suite montra que sa précoce intelligence avait bien deviné quant à la piètre valeur morale de cet homme... il y eut dès lors une sorte de brouille entre la mère et le fils. Les rapports, déjà peu intimes, se firent très froids, très cérémonieux, bien que toujours corrects... Puis vint la mort du comte, la ruine pour sa femme et ses enfants. Le prince Arpad, qui venait de se marier et commençait déjà à sentir les dures épines de la désillusion, leur donna son aide sans hésiter, avec une générosité parfaite, sans un mot qui pût ressembler à un reproche, mais sans élan affectueux non plus. Déjà son coeur se resserrait sous l'étreinte de la souffrance... Et plus tard, il a un peu reporté sur ses soeurs et sur sa mère elle-même, quelque chose de son universelle et amère défiance, en même temps que ses instincts autoritaires, déjà encouragés par le système d'éducation de son grand-oncle, se transformaient en ce despotisme étrange qui n'épargne personne... Mais peut-être, s'il avait trouvé chez sa mère, chez les jeunes comtesses, un peu moins d'esprit mondain, un peu plus de fortes vertus chrétiennes, leur influence, à la longue, aurait-elle tout au moins atténué cette triste disposition de son âme. --Peut-être, dit pensivement Myrtô. Mais comment, étant donné cette froideur de rapports, la comtesse vient-elle vivre ainsi une partie de l'année à Voraczy? --Pour Karoly, uniquement. Ce séjour de sa grand'mère et de ses tantes fait un changement pour l'enfant--à l'ordinaire, du moins, car cette année, c'est vous, vous seule, mademoiselle Myrtô... N'est-ce pas l'ispan Bulhocz que je vois venir là-bas? --Oui, je le crois, mon Père. C'était en effet Casimir Buhocz. Il s'arrêta près du prêtre et de Myrtô et les salua en disant: --Je viens d'apprendre une bien mauvaise nouvelle, mon Père. --Laquelle donc, mon ami? --Des tziganes, au retour de pérégrinations en Orient, ont rapporté ici les germes d'une maladie terrible et peu connue encore, une sorte de fièvre qui est à peu près sûrement mortelle, pour les adultes, surtout. S'ils en réchappent, leur santé reste profondément atteinte, il leur demeure très souvent quelque pénible infirmité, leur visage garde les marques de la maladie et devient un masque hideux. --C'est une sorte de petite vérole, alors! dit Myrtô. --Cela s'en rapproche sous certains côtés, mais en pire encore. La maladie est moins dangereuse pour les enfants, quand ils sont bien constitués on les sauve assez facilement. --Mais je n'ai pas entendu parler de cela! dit le Père Joaldy avec surprise. --Les tziganes le cachaient, mais un homme du village de Lohacz vient d'être atteint et l'effroi s'est répandu aussitôt. Ce soir, tout le monde le saura. Je viens de prévenir à Voraczy, pour que Son Excellence prenne les mesures nécessaires. L'ispan salua et s'éloigna. --Une pareille épidémie sera chose terrible parmi tous ces pauvres gens! dit le Père Joaldy avec une douloureuse émotion. Mais il va falloir, mon enfant, cesser vos visites charitables. --Oui, à cause du petit Karoly... Voilà qui va faire trembler le rince Milcza, mon Père. --Oh! les habitants du château n'auront rien à craindre! Le prince va prendre les mesures les plus sévères, nul ne pourra sortir au-delà du parc, le moindre objet nécessaire entrant à Voraczy sera soumis à une désinfection rigoureuse... Oh! l'enfant n'a rien à craindre! il sera gardé de l'épidémie comme il l'est du moindre danger. En rentrant au château, Myrtô alla quitter sa toilette de sortie et descendit pour gagner le salon où se tenaient habituellement la comtesse et ses enfants. Au bas de l'escalier elle rencontra Terka et Mitzi, les inséparables. --Eh bien! vous savez la nouvelle? dit l'aînée. Il paraît que nous sommes menacés d'une épouvantable épidémie. --Oui, le Père Joaldy et moi venons de rencontrer l'ispan Buhocz qui nous l'a appris. --Oh! ici nous n'aurons rien à redouter, le prince Milcza va prendre des mesures draconiennes. Ce sera fort intéressant!... Mais en la circonstance, nous nous y soumettrons volontiers, car tout vaut mieux que de risquer pareille maladie! Et un long frisson secoua Terka. Les jeunes filles se dirigèrent vers le salon... La comtesse et Irène, penchées sur un journal, levèrent vivement la tête à leur entrée. --Tiens, lis ceci, Terka! s'écria la comtesse en tendant le journal à sa fille. Un épouvantable incendie dans un théâtre de Boston... Parmi les victimes, Mrs. Burnett, née Alexandra Ouloussof... Terka saisit vivement la feuille, tandis que, de l'âme de Myrtô pénétrée de tristesse chrétienne, s'élevait une prière pour la malheureuse qui avait déserté tous ses devoirs et qu'une mort épouvantable venait de saisir ainsi à l'improviste. --Arpad le saura-t-il jamais? Il lit fort irrégulièrement les journaux, et personne ne s'aviserait ici de prononcer ce nom devant lui, fit observer la comtesse. --Qu'il le sache ou non, je pense que cela n'a aucune importance, répliqua Irène. Ce n'est pas le prince Milcza, tel que nous le connaissons maintenant, qui aura jamais l'idée de se remarier! CHAPITRE IX L'épidémie s'était abattue sur un village environnant Voraczy, elle sévissait avec violence dans les demeures pauvres, souvent mal tenues, où les prescriptions hygiéniques des médecins demeuraient lettre close. Bien des cercueils, petits et grands, avaient déjà pris le chemin des cimetières, on comptait peu de maisons où l'un des membres de la famille n'eût été frappé par le fléau capricieux qui laissait parfois le plus faible, pour s'emparer d'un être vigoureux, qui épargnait un enfant pour atteindre la mère. La quiétude était peu troublée à Voraczy. Le prince Milcza avait pris de telles mesures qu'il semblait impossible de conserver la moindre crainte. Les habitants de Voraczy étaient en quelque sorte prisonniers, tous les objets pénétrant dans le château, jusqu'à la moindre lettre, étaient soumis à une désinfection rigoureuse. Quiconque eût franchi les limites du parc eût été certain de ne plus remettre les pieds au château... Mais personne ne devait avoir le désir de s'y hasarder, personne ne pouvait songer à redouter la sécurité dont on jouissait à Voraczy. Personne, sauf le Père Joaldy et Myrtô. Tant de souffrances si près d'eux rendaient pénibles à leurs âmes généreuses cette sécurité même. Mais le ministère du prêtre l'attachait au château, et Myrtô n'était pas libre de suivre les charitables désirs de son âme intrépide. Karoly, depuis qu'il avait craint de la perdre, s'attachait passionnément à elle. Il avait peine, chaque après-midi, à la voir s'éloigner, il tentait de la retenir... --Restez, restez, Myrtô! Papa ne se fâchera pas, je lui dirai que c'est moi qui vous ai demandée... Mais elle n'avait aucune velléité de se retrouver en présence du prince Milcza, et elle manoeuvrait soigneusement pour ne pas risquer de le rencontrer en revenant vers le château. Ses journées étaient maintenant plus remplies que jamais. Renat, ne pouvant plus visiter ni revoir ses petits amis, s'ennuyait fort et avait voulu reprendre ses leçons de violon. Les jeunes comtesses, également privées de leurs relations habituelles, mettaient Myrtô à contribution pour faire de la musique aussitôt qu'elle avait terminé sa tâche près de Karoly. Ces séances se prolongeaient le soir fort tard, Terka étant une musicienne passionnée, et Irène paraissant prendre un malveillant plaisir à imposer à sa cousine une obligation quelconque. Myrtô, que le chagrin de la mort de sa mère avait déjà un peu anémiée, se sentait devenir chaque jour plus lasse, et aspirait toujours à l'heure où il lui était permis de prendre enfin un peu de repos. Un soir, la séance de musique se prolongea plus tard qu'à l'ordinaire. Terka avait voulu jouer plusieurs sonates de Beethoven, Irène avait exécuté des morceaux modernes aux sonorités bizarres, qui avaient péniblement tendu les nerfs fatigués de Myrtô. La jeune fille, une fois montée dans sa chambre, fit sa prière et s'empressa de dénouer et de natter ses cheveux afin de se mettre au lit pour reposer sa tête endolorie. Un coup fut tout à coup frappé à sa porte... C'était Thylda, le visage bouleversé... --Mademoiselle!... oh! Mademoiselle; le petit prince! --Quoi?... Qu'y a-t-il, Thylda? s'écria anxieusement Myrtô. --Il est malade... On croit que c'est la mauvaise fièvre... --Oh! mon Dieu!... Mais il n'avait absolument rien cet après-midi! --Cela lui a pris il y a une heure, tout d'un coup... Et il vous appelle, mademoiselle Myrtô, il ne cesse de vous appeler. Son Excellence fait demander si vous voulez... --Oui, j'y vais! dit-elle sans une seconde d'hésitation. Mon pauvre petit Karoly! Elle s'élança au dehors, oubliant sa coiffure négligée, ne songeant plus qu'à l'enfant atteint, peut-être, par la terrible maladie. Elle rencontra la comtesse un peu affolée, qui se dirigeait vers l'appartement de son fils. --Myrtô, c'est effrayant!... Comment cela a-t-il pu se produire! gémit-elle. Mais peut-être se trompe-t-on? --Dieu le veuille! murmura Myrtô avec ferveur. Elles entrèrent toutes les deux dans le salon qui précédait la pièce où l'enfant demeurait durant la journée. Le prince Milcza, debout, causait avec le médecin qui habitait toujours le château, attaché à la personne du petit prince. Le jeune magnat tourna la tête, et Myrtô se sentit le coeur serré devant l'effrayante altération de ses traits, devant la sourde angoisse de ces prunelles sombres. --Arpad, ce n'est pas "cela"? s'écria la voix haletante de la comtesse. Le visage du prince se crispa, sa voix, presque rauque, répondit: --Oui, c'est cela. --Mon Dieu, mon Dieu! murmura la comtesse en joignant les mains. Le regard du prince se posa sur Myrtô qui demeurait immobile près de la porte, n'osant avancer. --Karoly vous demande, Mademoiselle. Aurez-vous le courage de risquer la contagion? --Oui, prince, avec le secours de Dieu, dit-elle simplement en faisant quelques pas vers la porte de la chambre de l'enfant. Un geste du docteur l'arrêta. --Mademoiselle, vous devez savoir d'avance les conséquences possibles d'un tel acte. Cette maladie, lorsqu'on en réchappe, laisse des suites souvent terribles, elle défigure atrocement... --Peu importe, dit Myrtô avec la même tranquille simplicité. Personne n'a besoin de moi sur la terre, personne ne souffrira si je meurs, ou si je demeure infirme... Et quant à mon visage, il est destiné à voir la mort, plus hideuse encore, s'emparer de lui. Ces considérations ne peuvent donc faire reculer une chrétienne, et je suis prête, docteur, à donner mes soins à l'enfant. La comtesse fixait sur Myrtô des yeux stupéfiés. Ce tranquille héroïsme, ce détachement, cette insouciance d'un sort plus terrible que la mort pour les femmes fières de leur beauté, lui semblaient évidemment incompréhensibles. Le vieux médecin considérait avec une admiration émue cette toute jeune créature dont la ravissante beauté était rendue plus touchante, ce soir, par cette coiffure enfantine, cette natte superbe aux reflets d'or qui tombait sur la robe noire qu'elle n'avait pu enlever dans sa précipitation. Le prince enveloppa Myrtô d'un long regard et dit d'un ton net et froid: --Je veux, Mademoiselle, que vous agissiez en toute liberté. Si vous craignez, retirez-vous, je le comprendrai, car les conséquences, telles que vient de vous les montrer le docteur Hedaï, sont terribles, à votre âge surtout... Et après tout, aucun devoir ne vous oblige... --Je vous demande pardon, dit-elle tranquillement, je me trouve un devoir envers cet enfant qui m'aime, et qui me demande. Du reste, je vous le répète, je ne crains pas, je me soumets d'avance à la volonté de Dieu. Elle s'avança vers la chambre de Karoly. En quelques pas, le prince se trouva près d'elle, sa main effleura son bras... --Attendez... Réfléchissez encore... Elle leva les yeux, surprise de l'accent angoissé de sa voix, et le vit très pâle, les traits crispés. --Mais j'ai réfléchi... Si j'avais été libre, j'aurais été soigner ces malheureux si dénués dans leurs pauvres demeures. Pourquoi donc regarderais-je davantage à m'exposer pour cet enfant que j'aime profondément? Et, résolument, elle ouvrit la porte. Karoly était étendu dans son petit lit tout blanc. Son visage était gonflé, couvert de taches violettes, sa respiration haletante... Myrtô, d'un coup d'oeil, constata avec surprise que l'enfant était seul. --Eh bien! où est donc Marsa? dit derrière elle la voix du prince Milcza. Il y a cinq minutes, quand je suis sorti pour dire quelques mots au docteur, je l'ai laissée ici, assise près du lit... Comment a-t-elle osé s'éloigner? Il appuya longuement sur le timbre électrique, tandis que Myrtô s'approchait du lit et posait sa petite main si douce sur le front de Karoly. A ce contact, les paupières gonflées de l'enfant se soulevèrent, ses yeux noirs se posèrent sur la jeune fille avec une sorte d'avidité. --Oh! ma Myrtô, vous voilà! dit une petite voix étouffée. Vous allez me guérir, dites? --Je l'espère, mon chéri, si vous êtes bien sage, si vous faites tout ce que dira le docteur, répondit-elle tendrement. --Oui, oui... Mais vous ne me quitterez pas, Myrtô! --Non, non, mon petit enfant, ne craignez rien! Elle s'assit près de son lit et prit dans sa main celle de l'enfant... Le prince Milcza était rentré dans la pièce voisine. A travers la porte, Myrtô entendait par moment sa voix brève, qui prenait peu à peu des intonations irritées... La porte s'ouvrit tout à coup, il entra, le front contracté. --On ne peut retrouver cette femme! dit-il à voix basse. Elle se sera enfuie en voyant l'enfant malade... Ce qui nous prouve, jusqu'à l'évidence, qu'elle était la coupable. Je lui trouvais aussi ce soir un air singulier, elle semblait ne pas oser lever les yeux!... La misérable, échappant quelques instants à ma surveillance, aura réussi à communiquer avec quelqu'un des siens. Macri vient de me dire que sa mère et un de ses enfants sont atteints. Il n'y a plus besoin de chercher comment Karoly a pu éprouver les effets de la contagion! Sa voix se brisa un peu... Il s'approcha du lit, se courba vers l'enfant, le couvrit d'un long regard... --Mon amour, mon Karoly, nous te sauverons, dit-il d'un ton sourdement passionné! Et je ne te quitterai plus, mon bien-aimé, ne crains rien! --Papa... Myrtô..., murmura l'enfant. --Oui, mon chéri, elle aussi restera près de toi... Et le docteur Hedaï va te guérir bien vite, tu verras. Quelles inflexions caressantes et chaudes savaient prendre cette voix impérative et dure! Quelle tendre douceur pouvaient refléter ces prunelles superbes! Le docteur entra. Il venait indiquer à Myrtô différentes précautions hygiéniques à prendre. Puis il examina de nouveau le petit malade... Sa physionomie reflétait, malgré lui, quelque chose de sa profonde inquiétude. Le prince, le saisissant par le bras, l'écarta du lit et demanda d'une voix frémissante: --Le sauverez-vous, voyons?... le sauverez-vous? --Il y a encore de l'espoir, Excellence... --De l'espoir!... de l'espoir seulement!... Mais c'est une certitude que je veux! dit le prince entre ses dents serrées. --Personne ne pourra la donner à Votre Excellence, répliqua tristement le vieux médecin. Je ferai tout le possible, je ne puis dire davantage. Je viens de télégraphier à Budapest, un de mes confrères sera ici demain. Mais, comme je l'ai dit à Votre Excellence, il sera trop tard. Demain, l'enfant sera sauvé, ou... Il n'osa achever... Mais le prince avait compris. D'un pas d'automate, il revint vers le lit et s'assit à côté en attachant son regard ardent sur le visage défiguré de l'enfant. Le docteur se retira dans la pièce voisine et s'étendit sur un canapé pour se tenir prêt à répondre au premier appel... Près de l'enfant, son père et Myrtô demeurèrent seuls, écoutant, silencieux et l'âme déchirée, la respiration de plus en plus haletante du petit malade. * * * * * L'aube, en se levant, éclaira l'agonie de l'enfant. Les efforts de la science étaient impuissants à sauver le petit être trop faible pour supporter un pareil assaut. Le Père Joaldy était venu partager la veille douloureuse. Assis près de Myrtô, il priait, comme la jeune fille, de toute son âme, moins encore pour l'enfant que pour le père, dont la physionomie portait les marques d'un désespoir d'autant plus effrayant qu'il était contenu. La comtesse Zolanyi, essayant de surmonter sa terreur de l'épidémie, était apparue un instant à la porte de la chambre. Mais en la voyant livide, toute tremblante, Myrtô s'était levée précipitamment en murmurant: --Oh! n'entrez pas, ma cousine, je vous en prie! Si vous craignez, il n'est aucune disposition plus favorable pour la contagion... Et vous devez vous conserver pour vos enfants. --Mais Karoly... Je suis sa grand'mère... avait-elle balbutié en jetant sur le petit visage méconnaissable un regard plein d'effroi. --Hélas! que pouvez-vous pour le pauvre petit ange! avait répliqué le Père Joaldy. Mademoiselle Myrtô a raison, ne vous exposez pas, à cause de vos enfants. La comtesse s'était retirée, après avoir jeté un coup d'oeil anxieux vers son fils. Mais celui-ci ne paraissait même pas s'être aperçu de sa présence. Depuis l'instant où il avait compris que Karoly était irrévocablement perdu, il semblait ne plus voir et ne plus entendre. Le jour se levait, rayonnant. Le soleil frappait les vitres de la grande chambre blanche où se mourait le petit prince. Un de ses premiers rayons glissa sur le visage pâle, désolé de Myrtô, puis sur la figure défigurée de Karoly... L'enfant ouvrit les yeux, son regard, déjà voilé, se posa sur Myrtô, ses petits bras essayèrent de se tendre vers elle... --Myrtô... emb...rassez... Elle devina plutôt qu'elle ne comprit les mots qui s'échappaient de cette gorge haletante. Elle se pencha, ses lèvres se posèrent sur le visage couvert des marques affreuses de la terrible maladie... Devant l'acte sublime de cette enfant qui offrait ainsi sa jeunesse et sa beauté radieuse à ce contact mortel, le prince Milcza sortit soudain de sa torpeur farouche. Il étendit la main pour repousser Myrtô... --Pas vous!... non, pas cela! dit-il d'une voix étouffée. --Oh! lui refuser cette satisfaction!... Y pensez-vous! s'écria-t-elle avec un geste de protestation. Il détourna la tête et s'absorba de nouveau dans la contemplation de son fils... Le docteur était entré doucement, il se tint debout un peu en arrière de Myrtô, en attachant sur le prince Arpad un regard navré. L'enfant eut tout à coup une brève convulsion, ses mains se levèrent, ses lèvres murmurèrent: --Papa... Myrtô... Le prince se pencha sur son fils, il appuya ses lèvres sur le front de l'enfant... Et Karoly rendit le dernier soupir sous la baiser passionné de son père. CHAPITRE X Le prince Milcza ensevelit lui-même son fils, sans vouloir accepter d'autre aide que celle de Myrtô. Le petit prince, à cause de la contagion, ne pouvait être exposé dans la grande galerie de la chapelle, comme l'avaient été avant lui tous les Milcza. Il demeura donc dans sa grande chambre blanche, entouré de lumière, sa tête reposant sur un coussin de velours blanc, ses petites mains jointes sur une croix d'argent. Cette croix était celle qui avait reçu le dernier soupir de Madame Elyanni. Myrtô, une fois l'ensevelissement terminé, avait jeté autour d'elle un coup d'oeil pour chercher un crucifix. Mais elle n'avait vu qu'une statue de la Vierge, une petite merveille d'ivoire. Alors, sans hésiter, elle avait sorti de son corsage le cher souvenir et l'avait mis entre les petites mains que les doigts frémissants du prince Milcza venaient de joindre. Maintenant que ses traits étaient reposés, l'enfant avait presque repris son aspect accoutumé. Mais, pour la première fois, Myrtô s'avisa, maintenant que les grands yeux noirs étaient clos, que l'enfant ressemblait à sa mère. Le Père Joaldy, le docteur, Katalia, la femme de charge, que n'effrayait pas la crainte de la contagion, se succédèrent pour la veillée funèbre. Myrtô, anéantie de fatigue et d'émotion, dut céder à l'aumônier et aller se reposer quelques heures. Mais elle revint bien vite reprendre sa place près du petit être auquel la douloureuse nuit d'agonie l'avait unie par des liens indestructibles. Le prince Milcza ne quitta pas une seconde la chambre mortuaire, il déposa lui-même dans le cercueil doublé de satin blanc le corps de son fils. Dans son visage rigide, aussi pâle que celui du petit mort, les yeux seuls laissaient voir quelque chose du désespoir affreux qui devait broyer ce coeur d'homme. Les funérailles se déroulèrent avec la pompe accoutumée dans la chapelle du château. Pour la première fois, Myrtô vit occupé un des fauteuils princiers... pour la première fois aussi, elle vit le prince Milcza en vêtements noirs. Les yeux de la jeune fille, gonflés de larmes, s'attachaient avec une ardente compassion sur la haute silhouette debout en avant de tous. Même en ce jour où il était si profondément frappé, le prince Milcza ne courbait pas la tête devant son Dieu. Du coeur de Myrtô, une supplication jaillit, fervente et douloureuse: --Mon Dieu, ayez pitié de lui!... Donnez-lui la force, donnez-lui la foi! Le petit cercueil fut descendu dans la crypte où reposaient déjà tant de princes Milcza. Lentement, le prince Arpad l'aspergea d'eau bénite... Puis, se détournant, il écarta d'un geste impérieux tous ceux qui étaient là, sa famille, la domesticité, les tenanciers, et il sortit rapidement, sans attendre que, selon l'usage, tous eussent défilé devant lui. Myrtô, par un suprême effort d'énergie, avait pu se soutenir jusque-là. Mais, une fois remontée dans sa chambre, elle tomba sur un fauteuil, défaillante de lassitude physique et morale à la suite de ces trois journées douloureuses où, après l'agonie de l'enfant, elle avait assisté à celle du père, muette mais effrayante. Dans son cerveau fatigué, dans son coeur péniblement serré, un sentiment dominait tout en ce moment: une compassion immense, navrée, pleine d'angoisse, pour ce père dont elle avait compris l'épouvantable déchirement, pour cette âme qui allait se trouver seule dans sa lutte contre la douleur atroce de la séparation... bien seule, hélas, puisqu'elle était éloignée de son Dieu! Et personne ne pouvait tenter de l'enlever à son effroyable solitude, personne ne pouvait essayer de lui parler de résignation ... Non, pas même sa mère. Tout son coeur s'était donné à l'enfant bien-aimé, et maintenant que Karoly n'était plus, le prince Milcza devait considérer l'existence comme un épouvantable désert. Un remords surgit tout à coup dans l'esprit de Myrtô, au souvenir d'un bref petit incident de la veille. Au moment de mettre l'enfant dans son cercueil, le prince avait enlevé le crucifix placé entre les mains de Karoly et avait demandé, en levant vers Myrtô ses yeux où demeurait une expression de désespoir immense: --Cette croix vous rappelle-t-elle quelque souvenir cher? --Oui, prince, elle était entre les mains de ma mère morte. --Ah! avait-il murmuré en la lui tendant. Maintenant, elle pensait qu'il eût été heureux sans doute de conserver ce crucifix en souvenir de son enfant, et qu'elle aurait dû le lui laisser. La chère morte, du haut du ciel, aurait béni ce sacrifice de sa fille en faveur d'un malheureux incroyant à qui la divine image eût pu apporter une force et une consolation dans la nuit affreuse où se débattait sans doute son âme meurtrie. Ce regret devint pour Myrtô une véritable souffrance. Demain, elle donnerait la croix à la comtesse Zolanyi en la priant de la remettre à son fils... Si elle l'avait osé, elle l'aurait fait porter dès ce soir au prince Milcza. Mais Katalia, qui vint de la part de la comtesse s'informer de ses nouvelles et lui offrir ses soins, lui apprit que le prince s'était enfermé dans son cabinet de travail en défendant de le déranger sous quelque motif que ce fût. Myrtô se mit au lit en refusant toute nourriture. Sa gorge, serrée par la fatigue et le chagrin, eut peine à avaler l'infusion calmante que lui apporta Katalia... Et les heures s'écoulèrent, très lentes, ne lui amenant que l'insomnie, peuplant son cerveau d'angoisses imprécises. A l'aube, son corps se trouvait un peu reposé, mais son cerveau était plus las encore que la veille. Une sorte d'inquiétude nerveuse agitait Myrtô, si calme, si raisonnée d'ordinaire, et l'obligea enfin à se lever. Elle ouvrit sa fenêtre, l'air du matin, frais et léger, lui fit du bien, et elle pensa qu'une promenade matinale calmerait peut-être ses nerfs surexcités après la pénible tension des jours précédents. Elle s'habilla, jeta un manteau sur ses épaules et descendit, sans rencontrer personne dans le château encore endormi, jusqu'à une petite porte de service par où elle sortait du château quand la comtesse Zolanyi avait des hôtes et que Myrtô ne voulait pas risquer de rencontrer ceux-ci. Le voile rosé de l'aube s'écartait lentement, le soleil commençait à rayonner, très doux, irisant les gouttes de rosée semées sur les feuillages du parc, faisant étinceler le vitrage des serres. La brise fraîche vivifiait un peu les nerfs fatigués de Myrtô, elle atténuait la souffrance du cercle douloureux qui lui serrait les tempes... Elle s'en allait ainsi vers le temple grec. Là, plus qu'ailleurs, elle retrouverait le souvenir de celui qui était maintenant un ange près de Dieu. Là, elle pourrait se remémorer avec une poignante douceur les heures parfois pénibles, mais si souvent consolantes, passées près de l'enfant capricieux et tendre, sur lequel elle avait exercé, par le seul charme de son regard, de son sourire, de sa fermeté affectueuse, une influence chaque jour plus puissante, et qui l'avait aimée au point de mêler son nom à celui de son père dans sa dernière parole. Myrtô avait pris un sentier qui la conduisait au bord du petit lac. Elle contourna celui-ci, longea la muraille de marbre du temple... Sur le sol couvert d'un épais gazon velouté, son pas léger glissait, sans bruit... Elle contourna la base du péristyle et s'arrêta tout à coup... Quelqu'un l'avait précédée dans ce lieu cher à Karoly. Le prince Arpad se tenait debout, appuyé à une des colonnes du péristyle, les bras croisés, les yeux fixés sur l'endroit de la pelouse où était posée habituellement la chaise-longue de Karoly. Un rayon de soleil, glissant en biais le long des colonnes, éclairait son visage pâle, creusé par une douleur sans nom... Il décroisa tout à coup les bras, le soleil frappa, dans sa main droite, un objet brillant... Myrtô avait vu, elle avait compris... Elle s'élança, elle gravit les degrés avec un cri d'angoisse... Il se détourna brusquement et recula un peu en la voyant se dresser devant lui, pâle comme une morte, les yeux dilatés d'horreur et de reproche. --Vous!... vous! dit-il sourdement. --Prince!... oh! qu'alliez-vous faire? murmura-t-elle avec une intraduisible expression de douleur. Une flamme de colère passa dans le regard du prince. --Que venez-vous faire ici? dit-il avec violence. Laissez-moi... Retirez-vous! --Vous laisser accomplir ce crime! dit-elle dans un cri d'indignation. Non, non, cela ne se fera pas! --Cela se fera, parce que je le veux... parce que la vie n'est plus rien pour moi, maintenant. Pensez-vous que je puisse vivre sans lui, mon bien-aimé?... Non, non, cela est impossible, et je vais m'en aller aussi. Partez vite... Si vous n'étiez arrivée, ce serait fini déjà. --Je vous en supplie! s'écria-t-elle en joignant les mains, affolée par cet accent de douleur passionnée où elle sentait passer une irrévocable décision. Vous êtes chrétien, n'oubliez pas votre âme!... Oh! je vous en prie! dit-elle dans un sanglot. Un long tressaillement secoua le corps du prince, ses traits se crispèrent une seconde... Et soudain, une lueur d'effrayante colère traversa son regard... --Non, non, vous ne me vaincrez pas! Je veux mourir, vous ne serez pas plus forte que moi... Retirez-vous, vous dis-je! Elle se dressa, les yeux étincelants, la tête haute... --Non, je resterai! Nous verrons si vous aurez le courage de vous tuer devant moi! Pensez-vous donc, par ce crime, retrouver votre fils près de Dieu!... Et ne songez-vous pas qu'en agissant ainsi, vous n'êtes qu'un lâche? Une exclamation de fureur s'échappa des lèvres du prince, sa main droite se leva, une détonation retentit... Myrtô avait fait un brusque mouvement de côté, la balle la frôla seulement... A demi évanouie d'émotion et d'effroi, la jeune fille tomba sur le dernier degré du péristyle. --Myrtô! Il était devant elle, agenouillé sur les degrés de marbre, ses mains saisissaient celles de la jeune fille, son regard plein de terreur et d'angoisse s'attachait sur le visage aussi blanc que les colonnes de marbre... --Myrtô, êtes-vous blessée? --Non, grâce à Dieu, répondit-elle faiblement. --Misérable que je suis! dit-il d'un ton de sourd désespoir. Vous!... vous qui avez prodigué votre dévouement à mon enfant!... vous qui avez risqué votre vie pour lui!... Myrtô, pardonnerez-vous jamais à ce malheureux fou!... Car j'étais fou de douleur, tout à l'heure, après cette nuit atroce où j'ai revu sans cesse, mon amour, mon Karoly. --Oui, vous n'étiez plus vous-même, je l'ai compris, dit-elle avec douceur. Moi, je n'ai rien à vous pardonner... ce n'est pas moi, prince, que vous avez offensée par votre accès de désespoir. --Je ne crois plus, dit-il d'un ton où Myrtô sentit passer une profonde amertume. Des larmes montèrent aux yeux de Myrtô, ses mains frémirent un peu dans celles du prince... --Le voilà, votre grand malheur! dit-elle d'une voix étouffée par l'émotion. Si vous aviez la foi, votre douleur aurait été supportable... Mais réellement, je ne puis croire que vous, élevé chrétiennement, n'en ayez pas conservé au fond du coeur au moins une légère étincelle! Il s'était levé, en tenant toujours une des mains de la jeune fille, son regard adouci enveloppait le beau visage attristé où rayonnait l'âme fervente et si ardemment chrétienne de Myrtô... --Je ne sais, murmura-t-il pensivement. Mon coeur s'est endurci, mon âme s'est voilée... Mais c'est assez parlé de moi, il faut songer à vous. Vous voilà encore toute tremblante, ma pauvre enfant! --Ce n'est rien... Je suis beaucoup plus impressionnable depuis quelques jours, à cause de la fatigue, je pense... --Oui, vous avez prodigué vos forces pour lui, et voilà comment son père vous remercie!... Myrtô, je vais chercher le docteur Hedaï... --Oh! non certes! dit-elle vivement. Il n'est pas nécessaire que personne sache ce qui s'est passé. --Vous êtes trop généreuse, dit-il avec émotion. Mais je n'accepterai pas que votre santé en souffre. Le docteur sera discret... --Je vous assure que c'est inutile. Je vais rentrer tout doucement au château... Et, en parlant ainsi, elle se mettait debout. Mais elle chancela un peu et se retint au bras que le prince étendait vers elle. --Vous le voyez, vous n'êtes pas bien forte encore. Permettez-moi au moins de vous offrir l'appui de mon bras pour revenir jusqu'au château. Elle le regarda d'un air perplexe. --Mais on se demandera ce que signifie... Et si l'on me fait des questions?... Il eut un geste contrarié et un impatient mouvement de sourcils. --Vous renverrez les questionneurs à leurs affaires, voilà tout! --Même si c'est votre mère? --Ma mère dort encore à cette heure. Les domestiques se lèvent à peine, les jardiniers n'ont certainement pas commencé leur travail... Du reste, faible comme vous l'êtes, je ne vous laisserai certainement pas retourner seule quand même je devrai raconter devant tous ce qui s'est passé tout à l'heure. Subjuguée par la décision de son accent, elle posa sa main sur le bras qu'il lui présentait, et soutenue par lui, descendit lentement les degrés. Un frisson la secoua tout à coup. A quelques pas d'elle, elle venait d'apercevoir le revolver que le prince avait jeté loin de lui au moment où il s'élançait vers elle. --Oh! pardon, j'aurais dû le faire disparaître! dit-il. Il le ramassa et le glissa dans une poche de son vêtement. Il rencontra alors le regard de Myrtô, exprimant une supplication poignante. --Oui, je vous promets de ne plus m'en servir pour un pareil motif, dit-il avec émotion. Mais vous prierez un peu pour moi, Myrtô, car je souffre tant! La main de Myrtô se glissa dans son corsage, elle y prit la petite croix d'argent. Ses grands yeux émus et doux se levèrent vers le prince. --Je ne sais si je me suis trompée, dit-elle timidement, mais j'ai cru comprendre que vous seriez heureux de garder cette croix en souvenir de votre cher petit. Si vous vouliez l'accepter? --Oh! non, non! dit-il vivement. Vous êtes admirablement bonne et délicate, mais je refuse ce sacrifice, Myrtô. --Acceptez, je vous en prie! Je serai si heureuse de penser que vous portez comme une égide ce souvenir de notre rédemption qui a reçu le dernier soupir de ma chère chérie et de votre petit bien-aimé! Et, doucement, elle lui mettait la croix dans la main. --Mais vous... vous? dit-il d'une voix étouffée par l'émotion. --Moi, je penserai avec bonheur que cette croix vous aidera peut-être à trouver la résignation et le repos, répondit-il gravement. Il entr'ouvrit son vêtement et introduisit la croix dans une poche intérieure. --Je n'ai pas de paroles pour vous remercier, Myrtô! Mais souvenez-vous que vous pouvez maintenant tout demander à votre cousin. Il lui présenta de nouveau le bras, et tous deux prirent le chemin du château. Comme l'avait dit le prince, les jardins étaient complètement déserts, le château encore endormi. Avant d'y atteindre, Myrtô s'arrêta. --Maintenant, je pourrai rentrer seule. Je vous remercie, prince. --Prince! dit-il d'un ton de reproche. Ne voulez-vous pas me traiter en cousin, Myrtô? Il est vrai que, jusqu'ici, le triste misanthrope que je suis n'avait pas revendiqué les privilèges de ce lien de parenté. Mais celui-ci se trouve renforcé maintenant par l'admirable dévouement dont vous avez entouré mon enfant... Et vous me montreriez ainsi que vous m'avez bien pardonné cette épouvantable seconde de folie qui sera un des plus douloureux souvenirs de ma vie. --Oh! n'y songez plus, je vous en prie!... Et je suis si heureuse que Dieu, dans sa miséricorde, m'ait permis d'arriver à ce terrible instant!... Oh! non, rassurez-vous, je ne vous en veux pas, mon cousin! D'un geste timide, elle lui tendait la main. --Merci, Myrtô! Il se courba, effleura de ses lèvres les petits doigts de la jeune fille et s'éloigna lentement, non sans se retourner plusieurs fois pour s'assurer, sans soute, qu'elle n'avait plus besoin de son aide. Elle regagna assez facilement sa chambre. Mais en y arrivant, elle fut prise d'une défaillance, et n'eut que le temps de se laisser tomber sur un fauteuil. Ce fut là que Thylda la trouva deux heures plus tard, en venant faire la chambre... Et la jeune servante descendit précipitamment, répandant le bruit que Mademoiselle Myrtô était atteinte de la maladie qui avait emporté le petit prince. CHAPITRE XI Les terreurs de Thylda ne se trouvèrent heureusement pas fondées. Le docteur Hedaï ne découvrit aucun symptôme inquiétant, Myrtô n'avait qu'une fièvre nerveuse, due à la fatigue et aux émotions de ces quelques jours. Katalia arriva aussitôt et apprit à la malade que Son Excellence l'avait fait appeler, et lui avait donné l'ordre d'abandonner toutes occupations afin de s'occuper exclusivement à soigner la jeune fille... Et elle s'y employa aussitôt avec un zèle, un empressement discret et respectueux qui témoignaient de l'étendue et de la sévère précision des instructions princières. Jusqu'ici la femme de charge, bien que toujours correcte, avait paru, de même que toute la domesticité, d'ailleurs, considérer Myrtô comme une quantité assez négligeable. Mais cette brève entrevue avec son maître semblait avoir complètement modifié sur ce point les idées de Katalia. Pendant les huit jours que Myrtô demeura au lit ou à la chambre, le docteur vint la voir matin et soir. Au bout de trois jours, se sentant légèrement mieux, elle lui dit: --Vraiment, docteur, il est bien inutile de vous déranger ainsi! Je ne suis pas malade au point que vous veniez deux fois par jour... --Ordre du prince Milcza, Mademoiselle! répondit le vieux médecin. Et en sortant d'ici, je dois aller chaque fois lui donner de vos nouvelles... Franchement, il ne peut pas faire moins pour celle qui a risqué si gros près de son fils. --Comme vous exagérez, docteur! dit-elle en prenant un petit air fâché. --C'est bon, c'est bon, je sais très bien ce que je dis, Mademoiselle Myrtô!... Et, fort heureusement, le prince Milcza n'est pas homme à oublier ce qu'il doit. La comtesse Zolanyi et Terka, une fois bien certaines qu'il n'y avait rien à craindre de la terrible maladie, montèrent plusieurs fois pour voir Myrtô et passer près d'elle quelques instants. Renat et Mitzi voulurent aussi les accompagner, mais Irène s'en abstint, prétextant qu'elle n'était pas sûre du tout qu'il n'y eût encore de danger de contagion, en réalité peu soucieuse de donner un témoignage de sympathie à cette cousine dont elle jalousait la beauté et le charme irrésistible, et qui venait, par son dévouement au chevet du petit prince, d'acquérir une auréole de plus. Le Père Joaldy vint aussi visiter la malade. Il lui apporta un jour un écrin de cuir blanc, et, quand il l'eut ouvert, Myrtô vit l'admirable petite statue de la vierge qui se trouvait dans la chambre de Karoly. --Le prince Milcza voudrait que vous l'acceptiez en souvenir de son fils, expliqua l'aumônier. --Oh! j'en serai bien heureuse!... Vous remercierez le prince pour moi, mon Père, dit Myrtô avec émotion. Et maintenant, chaque fois que son regard rencontrait la statue d'ivoire, elle avait un souvenir pour l'enfant et une prière pour le père. Un peu de résignation était-elle enfin descendue en cette âme déchirée et révoltée?... Myrtô se le demandait avec angoisse. Mais elle ne pouvait être renseignée, la comtesse n'ayant pas revu son fils depuis le jour des funérailles et le Père Joaldy n'ayant pu provoquer la moindre confidence lorsqu'il avait reçu la visite du prince, le jour où celui-ci lui avait remise la statue. Myrtô savait seulement qu'il montrait à tous un visage impassible et glacé, qu'il s'enfermait de longues heures dans son cabinet de travail, mangeait à peine et faisait, dans le parc, de fantastiques et effrayantes courses à cheval. --Cherchait-il donc encore la mort? pensait Myrtô avec effroi. Elle attendait avec une secrète impatience le moment où il lui serait permis de reprendre sa vie normale. Peut-être, alors, pourrait-elle le rencontrer et deviner ce qui se passait en cette âme. Mais son espoir fut déçu. Dans le château, dans les jardins, dans le parc, le prince Milcza demeurait invisible. --Il va finir par devenir fou! murmurait Terka en secouant la tête. --Mais enfin, dit un jour Myrtô emportée par sa franchise, ne pourriez-vous pas essayer, bien discrètement, bien doucement, de l'enlever à sa solitude? Terka et Irène demeurèrent un moment muettes de stupeur. --Vous dites?... fit enfin l'aînée. Ma pauvre Myrtô, votre cerveau est-il aussi un peu dérangé?... Car je ne puis admettre que vous ne connaissiez pas encore le prince Milcza, et que vous ne sachiez d'avance l'accueil qui serait fait à pareille audace. --Parce que vous ne l'aimez pas assez... parce qu'il sait bien que vous avez peur de lui, dit résolument Myrtô. Mais si vous osiez... s'il voyait en vous l'ardent désir de le consoler, de l'aider dans sa peine... --Oh! oh! interrompit Irène avec un léger ricanement, vous faites l'intrépide, parce qu'il lui a plu d'oublier, sur la prière de son fils, les audaces de langage auxquelles vous vous êtes laissée aller certain jour. Mais pareille chose ne se renouvellerait pas impunément, croyez-le... Et nous-mêmes, ses soeurs, serions bien reçues si nous nous avisions de chercher à changer son humeur solitaire! --Franchement, Myrtô, à notre place, l'essayeriez-vous? demanda Terka. --Oui, oh! oui! Il me serait impossible de sentir mon frère souffrir tout près de moi sans essayer de le consoler, de le guérir... oui, même au risque de l'irriter et de lui déplaire! Irène jeta un coup d'oeil malveillant sur le beau visage rayonnant d'une secrète et charitable ardeur, et dit d'un ton railleur en levant légèrement les épaules: --Vous êtres vraiment tout à fait enfant, Myrtô, et vous avez des idées très exaltées. Pour un peu, vous nous demanderiez de convertir le prince Milcza! --Mais ce ne serait que votre devoir de l'essayer, répliqua froidement Myrtô. Et laissant sa cousine à la stupeur occasionnée par cette parole, elle sortit du salon où avait lieu cette conversation. Cette après-midi-là, elle voulait aller voir un petit enfant malade aux environs de Voraczy. L'épidémie était en complète décroissance, la comtesse et ses enfants reprenaient peu à peu leurs relations, et Myrtô ses visites de charité. Le Père Joaldy lui indiquait seulement les demeures où le fléau n'avait pas passé, afin qu'elle ne risquât pas de rapporter au château quelque germe funeste. Après avoir porté ses consolations, ses conseils et une aumône, bien légère, hélas! dans le misérable logis, elle revint lentement à travers le parc. Bientôt, un peu lasse, car ses forces n'étaient pas complètement revenues, elle s'assit près d'un petit étang, devant lequel d'énormes hêtres, récemment abattus, formaient comme une haute barricade. En cherchant son mouchoir pour essuyer quelques gouttes de sueur que la chaleur faisait perler à ses tempes, elle rencontra sous sa main un porte-monnaie de cuir souple... Depuis quelque temps, elle l'emportait toujours, dans l'espoir de pouvoir s'expliquer enfin à ce sujet avec le prince Milcza. L'incident relatif à Miklos et plus tard le pénible événement dont Voraczy avait été le théâtre, étaient venus retarder cette explication qui était cependant indispensable. Mais quand le reverrait-elle, puisqu'il semblait s'enfoncer plus que jamais dans sa solitude farouche? Pensive, elle laissait son regard errer sur le petit étang moiré par le soleil de grandes plaques étincelantes. Nul bruit, dans cette partie reculée du parc, que des gazouillis d'oiseaux ou le plongeon d'une grenouille. Si, cependant, voici qu'un galop de cheval se faisait entendre... Un cavalier apparut hors des futaies qui entouraient l'étang. Avant que Myrtô eût pu seulement faire un mouvement le cheval s'enlevait d'un bond superbe au-dessus de l'étang et des arbres renversés et retombait, les jambes raidies et frémissantes, à quelques pas de la jeune fille. Elle se dressa debout avec un cri d'effroi. Le cavalier eut une exclamation, et, sautant légèrement à terre, s'avança vivement vers elle. --Myrtô, je vous ai fait peur?... Je ne vous avais pas vue, vous étiez cachée par ces arbres... Il se penchait en attachant sur elle son regard inquiet. --C'est tellement effrayant ce que vous faites là! dit-elle en essayant de comprimer le tremblement de sa voix. On croirait vraiment que... que vous cherchez un accident, acheva-t-elle dans un murmure. Il lui saisit la main. --Myrtô, qu'avez-vous pensé là?... Oh! non, non! J'ai toujours aimé et pratiqué ce genre d'exercices, en vrai Magyar que je suis. Maintenant, j'essaye de tromper ainsi les regrets qui me torturent, je me grise d'air et de vitesse... Mais je suis désolé de vous avoir effrayée! --Oh! vous le voyez, c'est passé! dit-elle avec un léger sourire. Elle étendit la main et caressa les naseaux de l'alezan qui avançait sa belle tête fine. --Abdul vous demande pardon, comme son maître, Myrtô... Mais dites-moi donc comment vous vous trouvez, maintenant? J'ai bien eu de vos nouvelles régulières par le docteur, mais je ne suis pas fâché de juger par moi-même... Vous me direz que j'aurais pu le faire plus tôt? Je dois vous avouer que j'ai été en proie à une forte crise de misanthropie. Il passa la main sur son front où se creusaient des plis profonds. Myrtô murmura avec émotion: --Il ne fallait pas y céder... il fallait venir près de votre mère, de vos soeurs... --Oui, je l'aurais dû... Mais j'ai parfois de si terribles moments que mon énergie morale s'en trouve considérablement ébranlée. Cependant, j'avais l'intention de me rendre un de ces jours chez ma mère, à l'heure du thé. --Aujourd'hui? dit timidement Myrtô. Il eut une sorte de vague sourire, qu'elle lui avait vu parfois vis-à-vis de Karoly. --Aujourd'hui, soit... Mais êtes-vous donc comme moi, Myrtô, aimez-vous les promenades solitaires? Comment ne vous trouvez-vous pas avec mes soeurs? --J'ai été voir une pauvre famille, à l'entré du village de Selzi. --Et Terka ou Irène ne vous accompagnent jamais dans ces visites charitables, naturellement? dit-il avec ironie. --Mais elles ont leurs pauvres à qui elles distribuent des aumônes chaque semaine! protesta vivement Myrtô. Une lueur sarcastique passa dans le regard du prince. --Oui, quelques pauvres choisis, de ceux dont la misère n'offense pas trop les regards... Oh! je connais la charité mondaine! Je l'ai vue de près, j'ai pu l'étudier... L'autre, la vraie, ce doit être la vôtre... Vous êtes certainement très aimée des malheureux, Myrtô? --Mais je pense qu'ils ne me détestent pas, répondit-elle avec un sourire. Quant à moi, je les ai en grande affection, et mon seul regret est de ne pouvoir soulager toutes leurs misères, si affreuses parfois. --Oui, vous êtes pour eux un rayon de lumière... pour tous les malheureux, murmura-t-il d'un ton indéfinissable. Il se détourna légèrement, jeta un coup d'oeil sur le soleil qui s'abaissait à l'horizon et demanda: --Retournez-vous maintenant au château, Myrtô? --Oui, il est grand temps, je crois. --Voulez-vous accepter ma compagnie et celle d'Abdul? --Volontiers... d'autant plus que j'ai à vous parler. --Je suis à votre disposition, dit-il en prenant la bride de son cheval. Ils s'engagèrent dans le large chemin ménagé à travers les futaies magnifiques de cette partie du parc. Au bout de quelques instants, le prince demanda: --De quoi s'agit-il, Myrtô? Elle s'expliqua alors, en quelques phrases claires, elle lui répéta ce qu'elle avait dit autrefois à la comtesse Zolanyi... Il s'arrêta brusquement, les traits contractés, et saisit le porte-monnaie que lui tendait la main de la jeune fille. --Oh! pardon! dit-il d'une voix un peu étouffée. De l'argent, à vous!... à vous qui avez prodigué à mon fils votre affection votre dévouement inappréciable!... Myrtô, pardonnez-moi! Je vous ai péniblement froissée, n'est-ce pas? --Un peu, sur le moment, dit-elle avec franchise. Mais j'ai réfléchi ensuite que vous ne pouviez avoir l'intention de me blesser. Il détourna un peu la tête et se remit en marche. Un long moment, ils s'avancèrent ainsi en silence... Le prince dit enfin, d'un ton bas où passait une intonation de prière: --Me pardonnerez-vous, Myrtô? --Oh! n'en doutez pas, je vous en prie! répondit-elle vivement. --Merci, Myrtô... Et si je vous demandais de distribuer cet argent à vos pauvres, l'accepteriez-vous? --Pour eux, oui, avec bonheur! Je le leur donnerai en votre nom, mon cousin, et ils prieront pour vous! dit-elle, les yeux brillants de joie. De nouveau, ils se remirent en marche, en silence. Le regard du prince, moins sombre qu'à l'ordinaire, se perdait dans la profondeur des futaies, rayées de lumière par les rayons de soleil qui réussissaient à percer l'épaisse voûte de feuillage. Près du château, il appela un domestique et lui remit son cheval. Puis il s'inclina devant Myrtô en disant: --Je vais changer de vêtements, et je me rendrai chez ma mère. Vous pouvez l'en prévenir, Myrtô. La jeune fille, après avoir quitté sa robe de promenade, descendit chez la comtesse. Quand elle eut annoncé la visite du prince, elle vit soudain les mines s'allonger, Renat abandonna la partie qu'il faisait sur le tapis avec le petit chien de sa mère, Terka s'empressa de vérifier la parfaite correction de la table à thé, et Irène, sur une observation de la comtesse, essaya d'atténuer l'excentricité assez marquée de sa coiffure. --C'est encore heureux qu'il ne nous tombe pas sur le dos, comme il en a coutume, fit-elle observer. Heureusement que vous l'avez rencontré, et qu'il a daigné vous communiquer son intention. --Alors vous êtes revenue avec lui, Myrtô? dit la comtesse. Et il ne paraissait pas trop sombre, trop renfermé? --Non, réellement, ma cousine. Mais comme on sent en lui une souffrance immense! --Eh bien, c'était le moment de tenter cet apostolat que vous nous prêchez si bien! dit ironiquement Irène. Puisque vous le plaignez tant, vous... Elle s'interrompit en entendant sur la terrasse un pas bien connu... Et, tant que dura la visite du prince Milcza, elle ouvrit à peine la bouche, gardant un air calme et presque timide qui contrastait avec sa vivacité habituelle et son allure décidée. Irène, la plus frondeuse de la famille, se montrait vis-à-vis de son frère aîné la plus souple, la plus humblement déférente... Et Myrtô se demandait si c'était pour ce motif que le prince Milcza semblait lui témoigner une sorte d'antipathie. A partir de ce jour, il vint presque chaque après-midi chez sa mère, à l'heure du thé. Il causait fort peu, mais en revanche paraissait fort apprécier la lecture que sa cousine faisait généralement à la comtesse. La voix pure, si profondément harmonieuse de Myrtô, sa diction remarquable, donnaient un charme de plus aux oeuvres lues par la jeune fille. --Je vous écouterais jusqu'à ce soir, Myrtô, dit-il un jour. Mais je crains que nous abusions de vous. Désormais, vous ne lirez plus si longtemps. Elle sentait en lui un changement indéfinissable. Froid et taciturne toujours, indifférent pour ses soeurs et pour Renat au point de paraître parfois ignorer leur présence, simplement correct vis-à-vis de Myrtô, il mettait cependant, en s'adressant à elle, un peu de douceur dans son regard et dans sa voix... Et elle avait à certains moments l'impression d'être de sa part l'objet d'un intérêt particulier, d'une sorte de grave sollicitude, qui était peut-être chez lui une marque de reconnaissance qu'il lui gardait. Chez la comtesse et ses enfants, l'inquiétude grandissait chaque jour en voyant l'approche de l'hiver. Le prince Milcza ne faisait pas allusion au séjour habituel de sa mère à Vienne. Il semblait s'accoutumer définitivement à cette visite de l'après-midi dans le salon de la comtesse, et celle-ci, aussi bien que ses filles, voyait avec effroi la perspective d'un hiver à Voraczy. En les entendant se lamenter sur ce sujet, Myrtô avait peine à retenir les paroles indignées qui lui montaient aux lèvres. N'auraient-elles pas dû se trouver assez heureuses de le voir peu à peu se reprendre à la vie? N'auraient-elles pas dû êtres prêtes à sacrifier leurs plaisirs futiles à cet être si cruellement frappé, qu'un peu d'affection discrète eût peut-être touché peu à peu? --Moi, j'aimerais mieux demeurer à Voraczy, disait Renat. Nous y resterons tous les deux, voulez-vous, Myrtô? --Tous les trois, ajoutait Mitzi en appuyant sa tête blonde sur le bras de sa cousine. Le charme de Myrtô agissait sur les deux enfants, ils s'attachaient de plus en plus à elle, et l'impétueux Renat lui obéissait mieux qu'à tout autre. Une après-midi que la comtesse et ses filles aînées s'étaient rendues dans un domaine voisin, Myrtô emmena les enfants assez loin, dans la campagne, laissant Fraulein Rosa à sa correspondance. La jeune fille et ses petits compagnons, après avoir marché quelque temps, s'arrêtèrent au bord d'une petite rivière. Les gardes du prince Milcza n'avaient pas passé par ici, les berges étaient couvertes de fleurs d'arrière-saison... Tandis que Myrtô s'asseyait sur un tronc d'arbre couché à terre et prenait son ouvrage, les enfants s'occupèrent à faire une ample cueillette qu'ils vinrent déposer aux pieds de leur cousine. --A quoi vous serviront toutes ces pauvres fleurs, mes petits? fit-elle observer. Il ne peut être question de les rapporter au château... --Oh! non! dit Mitzi avec effroi. Le prince Milcza s'est tellement fâché contre Terka, il y a deux ans, un jour quelle avait oublié à son corsage une rose donnée chez les Boldy! --C'est dommage, elles sont si belles! dit Renat d'un ton de regret. Tiens, une idée, Mitzi, nous allons en faire une parure pour Myrtô! Elle sera la fée aux fleurs. Mitzi battit des mains, et Myrtô se prêta complaisamment à la fantaisie des enfants... Bientôt, elle se trouva littéralement couverte de fleurs. --J'ai vu dans le bois à côté de grandes clochettes roses très jolies, dit Renat. Viens, nous allons en chercher, Mitzi. --Ne vous éloignez pas, recommanda Myrtô, et revenez aussitôt que je vous appellerai. Ils partirent en courant, et Myrtô se remit à son travail interrompu par les enfants. Un pâle soleil de fin d'automne enveloppait la jeune fille. A travers les fleurs légères qui les parsemaient, ses cheveux prenaient des reflets d'or foncé. Une frange de fleurettes aux tons mauves tombait sur son front, jetant un peu d'ombre sur ses prunelles baissées, voilées de leurs longs cils dorés. Son aiguillée étant terminée, elle leva la tête pour chercher son fil que les enfants avaient sans doute fait tomber dans l'herbe. Mais une exclamation d'effroi s'étouffa dans sa gorge... Presque en face d'elle, appuyé au tronc d'un des arbres du petit bois, se tenait le prince Milcza. Il était très pâle--presque aussi pâle que Myrtô l'avait vu au moment de l'agonie de son fils--et ses traits se crispaient un peu... Myrtô, d'un geste presque inconscient, porta la main à sa chevelure pour enlever les fleurs, pour les jeter à terre... Mais il étendit la main en disant d'une voix étrangement changée: --Non, laissez cela, je vous en prie! En quelques pas, il se trouvait près d'elle. Elle balbutia en baissant les yeux: --Pardonnez-moi... les enfants se sont amusés... --Mais que voulez-vous que je vous pardonne, ma pauvre Myrtô? Vous n'avez rien fait de mal, c'est moi qui ai été jusqu'ici un affreux égoïste... car je me doute que vous aimez les fleurs? --Oui, beaucoup. Je tiens ce goût de ma mère, qui ne pouvait vivre sans en être entourée. --En ce cas, vous en avez été bien privée ici... Moi aussi, je les aimais passionnément, autrefois... Il passa la main sur son front et murmura avec une amertume qui fit un peu tressaillir Myrtô: --Mon tort a été de les envelopper toutes dans la même réprobation. Je n'ai pas voulu réfléchir que s'il existe des fleurs mauvaises, empoisonnées, d'autres sont bonnes, très bonnes, et quelques-unes exquises. Je l'ai compris enfin un jour... et bien qu'il me soit interdit de cueillir celle dont le délicat parfum m'a fait enfin revenir sur mon injuste prévention, je ne vous empêche pas de vous en parer, Myrtô, car les fleurs sont l'ornement naturel des jeunes filles. Il essayait de parler avec calme, mais Myrtô, surprise, sentait vibrer en lui une émotion intense--un peu douloureuse, semblait-il. Il se pencha pour ramasser l'ouvrage que la jeune fille, dans son saisissement, avait laissé glisser à terre, et s'éloigna avec une sorte de hâte. Quand les enfants revinrent, ils trouvèrent Myrtô inactive, non encore remise de son émotion. Elle rangea son ouvrage, et reprit aussitôt avec eux le chemin du château. Le prince Milcza arriva fort en retard pour le thé. Il s'excusa d'un air distrait, et, à peine assis près de la comtesse, demanda tranquillement, comme s'il eût continué une conversation commencée le matin: --Je crois, ma mère, que vous devez songer à votre habituel séjour à Vienne? La comtesse, un instant saisie, balbutia enfin: --Oui, nous y pensions... mais à cause de vous, Arpad... si notre présence ici vous est agréable... --Vous n'en doutez pas, je l'espère? dit-il avec une froide courtoisie. Mais je ne prétends rien changer à vos habitudes ni vous imposer un hiver à Voraczy. --Nous le ferons volontiers pour vous, Arpad! dit-elle avec un élan sincère. --Je vous remercie, répondit-il avec la même froideur, mais je n'accepte pas ce sacrifice. Je suis d'ailleurs destiné à la solitude, elle est et elle restera le lot de ma vie. Sous sa tranquillité hautaine, Myrtô crut sentir une amertume immense, une sorte de désespérance. Le coeur serré, elle songea qu'il allait retomber dans sa misanthropie farouche, et une indignation monta en elle à la vue de l'éclair joyeux qui passait dans les yeux d'Irène, de la satisfaction contenue dont témoignait la physionomie de Terka... Oh! non, elle n'eût pas agi ainsi envers son frère, quand même celui-ci aurait été aussi froid, aussi peu affectueux que le prince Milcza. Elle lui aurait dit: "Vous souffrez, les regrets vous accablent... je ne vous quitterai pas, Arpad. Que m'importent les fêtes, les distractions mondaines, pourvu que je puisse, ne fût-ce que quelques instants chaque jour, écarter les nuages de votre front!" Mais, hélas! elle n'était pas sa soeur, et les jeunes comtesses ne tiendraient jamais ce langage au prince Milcza! Myrtô ne s'était probablement pas trompée en croyant deviner en lui une recrudescence de souffrance morale, car il sembla, à dater de ce jour, repris de son amour de complète solitude. Il ne reparut plus chez sa mère, on ne le rencontra plus dans le parc. En revanche, il s'adonnait passionnément à la musique, et Myrtô, en traversant les jardins, entendait parfois les sons du piano ou de l'orgue. Les préparatifs du départ se faisaient lentement, la comtesse ne voulant pas montrer trop de hâte de s'éloigner de son fils. D'ailleurs, nonobstant son désir de retrouver sa vie mondaine des hivers précédents, elle ne témoignait de ce départ qu'une satisfaction modérée, ainsi qu'elle le confia un jour à Myrtô. --Je suis inquiète pour Arpad, je crains qu'il ne tourne tout à fait aux idées noires. --Que ne restez-vous, ma cousine? répondit simplement Myrtô. --Rester?... après qu'il m'a fait comprendre son désir d'être seul!... --Oh! pensez-vous qu'il ait voulu dire cela? --Je n'en ai aucun doute. Par courtoisie, il n'a pu me le dire explicitement, mais je le connais assez pour comprendre ce qui se cache sous ses paroles correctes. La veille du jour fixé pour le départ, Myrtô, malgré le temps brumeux et froid, s'en alla jusqu'à la demeure de l'ispan Buhocz, pour dire adieu à Miklos. Elle venait parfois le voir, et c'était un rayon de lumière dans la vie de l'enfant, peu heureux au logis familial, son père ne lui ayant pas pardonné d'avoir été chassé, et ses frères plus âgés en faisant leur souffre-douleur. Myrtô le trouva en pleurs, et la nouvelle du départ de la jeune fille augmenta encore son chagrin. --Maintenant, je serai malheureux toujours, puisque vous ne serez plus là pour me consoler quelquefois! dit-il en sanglotant. Oh! Mademoiselle Myrtô, si je pouvais avoir seulement une petite place au château!... Mon père ne dirait plus alors que je ne suis qu'un bon à rien, il ne me reprocherait plus le pain que je mange! Une place?... A qui la demander? Si Myrtô avait pu voir le prince Arpad, elle aurait tenté de l'intéresser au sort de Miklos. Ne lui avait-il pas dit qu'elle pouvait tout lui demander?... Mais il demeurait invisible, elle ne le verrait évidemment pas avant le départ. Il ne lui restait que la ressource de prier le Père Joaldy d'intercéder pour Miklos. Ayant embrassé l'enfant en lui demandant de lui écrire, elle s'éloigna, le coeur serré à la pensée de quitter ces êtres à qui elle s'était intéressée de toute l'ardeur de son âme charitable, et ce Voraczy qui lui était devenu, depuis ces quelques mois, singulièrement cher. Comme tout était triste, aujourd'hui! Ce ciel embrumé, ce parc dépouillé de son feuillage, ces jardins préparés pour l'hiver... oui, tout parlait de mélancolie, de regret, de souffrance... Myrtô, la courageuse Myrtô ressentait aujourd'hui les effets de cette tristesse ambiante, car des larmes, peu à peu, remplissaient ses grands yeux. Elle gravit lentement les degrés du perron, et entra dans le vestibule. Elle s'arrêta une seconde sur le seuil. Le prince Milcza se tenait debout, les bras croisés, devant une des magnifiques tapisseries qui ornaient les murailles. Près de lui, un homme correctement vêtu de noir parlait d'un ton bas, plein de déférence. Myrtô s'avança de son pas léger, dans l'intention de passer sans déranger le prince. Mais il se détourna et l'aperçut. --Bonjour, Myrtô... Vous me voyez occupé à examiner cette tapisserie qui a subi, je ne sais comment, une petite détérioration... Tout en parlant, il posait son regard à la fois triste et froid sur la physionomie de Myrtô. Vit-il les larmes encore brillantes dans les yeux de la jeune fille? Toujours est-il qu'une émotion brève mais intense traversa son regard. --Je vous ferai savoir tout à l'heure ma décision au sujet de cet arrangement, dit-il en s'adressant au personnage vêtu de noir, qui s'inclina profondément et disparut. Le prince fit quelques pas vers l'escalier, puis s'arrêta tout à coup en demandant d'une voix légèrement frémissante: --Pourquoi avez-vous pleuré, Myrtô? Elle inclina un peu la tête en répondant: --Je pense que c'est la tristesse de ce jour gris... et aussi la pensée de quitter Voraczy. --Vous aimez ce domaine? --Oui, beaucoup!... Et il y a tant de bien à faire partout! Il détourna la tête, et elle ne vit pas la lueur douloureuse de son regard. --A ce propos, mon cousin, j'aurais quelque chose à vous demander... --Quoi donc? dit-il vivement. --Il s'agit de Miklos. Depuis que vous l'avez renvoyé, l'enfant est maltraité chez lui, je l'ai encore trouvé tout en larmes tout à l'heure... S'il y avait une petite place pour lui ici, ne voudriez-vous pas la lui donner? --Quand il n'y en a pas, on en crée, Myrtô. Oui, je penserai à votre protégé, je vous le promets. --Je vous remercie! dit-elle d'un ton joyeux. Vous êtes très bon, mon cousin. --Moi? dit-il d'un ton amer. Près d'un coeur élevé et véritablement chrétien, j'aurais pu le devenir. Mais je me suis heurté à la perversité, à la vanité misérable, et je me suis fait un rempart inaccessible à la pitié. --Mais vous voyez que non, puisque vous voulez bien vous occuper de Miklos! dit-elle d'un ton de protestation émue. Il murmura avec une sorte de ferveur: --C'est vous qui êtes bonne... si bonne que les plus impitoyables sont vaincus par votre charité... Myrtô, soyez bénie pour le bien que vous m'avez fait et... priez pour moi. Il se détourna brusquement et s'éloigna d'un pas rapide, laissant Myrtô toute saisie. Elle ne le revit pas avant le départ. Ce même soir, il avait été faire ses adieux à sa mère et à ses soeurs dans l'appartement de la comtesse, et il ne parut pas le lendemain matin lorsque les voyageurs quittèrent Voraczy. De la voiture qui l'emportait vers la gare, Myrtô put, quelque temps, apercevoir la magnifique résidence, entourée de ses futaies séculaires, surmontée de la bannière blanche et verte qui annonçait la présence du maître... Et une tristesse profonde descendit dans son âme, à la pensée de cette autre âme qu'elle avait devinée élevée et ardente, et qui allait demeurer seule avec ses regrets, et ses douloureux souvenirs, sans la réconfortante lumière de la foi. --Mon Dieu, donnez-moi de souffrir, s'il le faut, afin que vous lui accordiez ce don sans lequel il ne peut être sauvé! dit-elle intérieurement, dans un élan de tout son jeune coeur fervent. CHAPITRE XII Les bûches du foyer flambaient joyeusement, les grandes lampes voilées de vert pâle répandaient leur lueur atténuée sur une partie du vaste salon aux tentures sombres, aux meubles somptueux et sévères. Cette douce clarté enveloppait aussi, près de la cheminée, le paisible visage, les bandeaux blond cendré de Fraulein Rosa; elle découpait, sur la tenture de la tapisserie foncée, le pur profil de Myrtô et donnait à sa lourde chevelure une délicate teinte d'or pâle. L'institutrice lisait... ou plus exactement était censée lire. En réalité, elle sommeillait, et Myrtô avait parfois un léger sourire en la voyant sursauter, reprendre son livre, puis, un instant après, le laisser retomber. La jeune fille, elle, était tout à fait éveillée, elle travaillait activement à une petite jupe de chaud lainage, qui irait, demain, réjouir une enfant pauvre pour son jour de Noël. Elle devait se hâter, la veillée s'avançait, bientôt arriverait le moment de s'apprêter pour la messe de minuit. Tout en travaillant, elle repassait dans son esprit les mois écoulés. Ils lui avaient apporté bien des petites amertumes... Tout d'abord de la part d'Irène, dont la jalousie et la malveillance s'étaient accrues à dater d'un jour où Myrtô, rentrant d'une cérémonie à la cathédrale, s'était trouvée en face d'un groupe élégant sortant du salon de la comtesse. Celle-ci, devant la surprise de ses hôtes, avait pris le parti de présenter Myrtô. Or, il y avait là un jeune officier qui portait le nom de Gisza. En entendant la comtesse Zolanyi dire: "Mademoiselle Elyanni, la fille de ma pauvre cousine Hedwige Gisza", il s'était écrié: --Mais alors, nous sommes cousins, Mademoiselle?... J'en suis absolument charmé, et j'ose espérer avoir de nouveau le plaisir de vous présenter mes hommages. Lorsque Myrtô s'était éloignée, on avait fort complimenté la comtesse sur la beauté, la grâce patricienne et l'aisance si naturelle de sa jeune parente. Le comte Mathias Gisza ne s'était pas montré le moins enthousiaste, et Irène avait reporté sur Myrtô la colère inspirée par l'admiration de son cousin pour cette "étrangère", ainsi qu'elle la traitait intérieurement. Terka, jusque-là plus bienveillante à l'égard de Myrtô, avait peu à peu changé en s'apercevant que Mitzi, sa préférée et son inséparable, s'attachait ardemment à sa cousine. Elle aussi, pour un autre motif, devenait jalouse de la jeune fille et lui témoignait une grande froideur, presque aussi pénible que les mots piquants ou acerbes de sa cadette. La comtesse Gisèle demeurait heureusement toujours la même, mais elle ne s'apercevait pas--ou ne voulait pas s'apercevoir--de l'hostilité de ses filles envers Myrtô. Sa nature un peu molle et indifférente ne se préoccupait pas que la jeune fille en souffrît, et d'ailleurs sa faiblesse pour ses enfants lui interdisait envers eux le moindre blâme. Certaines compensations étaient réservées à Myrtô dans l'existence presque austère, privée de distractions, qui était la sienne au palais Milcza, côte à côte avec la vie mondaine de ses cousines. Outre l'affection de Mitzi, elle possédait celle de Renat, sur lequel elle prenait décidément une réelle influence. De plus, elle avait acquis la sympathie de Fraulein Rosa, excellente et placide personne, avec laquelle elle perfectionnait son allemand et causait fréquemment de littérature, sujet cher à la Bavaroise qui avait fait de très fortes études. Depuis quatre jours, la famille Zolanyi s'était transportée à Budapesth, ainsi qu'elle en avait coutume chaque année pour les fêtes de Noël. Elle s'était installée dans le vieux palais que le prince Milcza y possédait, et qu'il laissait à leur disposition, comme ses demeures de Paris et de Vienne. Ce matin, la comtesse et ses enfants étaient partis pour passer la veillée et le jour de Noël au château de Selzy, à quelques kilomètres de Budapesth. Il n'avait pas été un instant question d'emmener Myrtô, bien que les châtelains de Selzy fussent des parents des Gisza... Et la jeune fille restait seule pour cette fête de Noël avec Fraulein Rosa, dans le grand vieux palais austère où flottait le souvenir des ancêtres du prince Arpad. Sa pensée, maintenant, s'en allait vers Voraczy. Que serait pour "lui" cette fête si douce, si infiniment consolante pour les coeurs chrétiens? Son âme était-elle encore révoltée, ou bien s'apaisait-elle peu à peu? Les nouvelles de Voraczy étaient fort rares et fort succinctes. La comtesse avait écrit plusieurs fois à son fils, il lui avait répondu par des billets très brefs ne donnant aucun détail sur lui-même. C'était une lettre de Katalia à Thylda, sa nièce et filleule, que les Zolanyi et Myrtô avaient appris les rapports plus fréquents du prince Milcza avec le Père Joaldy, les excursions du jeune magnat à travers son domaine de Voraczy, les instructions données aux ispans pour améliorer le sort de ceux qui y vivaient. La femme de charge, étant fort discrète par nature, et connaissant d'ailleurs la haine du prince Milcza pour les racontars, s'étendait fort peu sur ces nouvelles. Mais, telles qu'elles étaient, elles avaient mis au coeur de Myrtô une joie et un espoir. Si le prince sortait de lui-même, s'occupait d'autrui, des humbles et des petits dont il était responsable devant Dieu, il était à peu près certainement sauvé. Miklos, selon sa promesse, avait écrit à Myrtô, en lui apprenant que le prince Milcza l'avait pris à son service particulier et qu'il se trouvait maintenant heureux, si heureux! Son maître était très bon pour lui, il ne lui témoignait plus jamais la dureté d'autrefois. "Et je vous remercie de tout mon coeur, Mademoiselle Myrtô, achevait l'enfant. Je prie tous les jours pour que le bon Dieu vous rende heureuse, et que Son Excellence devienne moins triste." Triste, il l'était sans doute plus encore en ces jours de fêtes familiales, le pauvre prince, seul dans sa demeure magnifique. Le souvenir de son petit Karoly devait lui revenir plus intense, plus poignant... Myrtô prêta tout à coup l'oreille. La porte qui faisait communiquer ce salon avec la pièce voisine était ouverte, et, du vestibule, un bruit de voix arrivait jusqu'à elle. --Fraulein, écoutez!... On croirait presque... oui, vraiment, on croirait la voix du prince Milcza! L'institutrice, enlevée à sa douce somnolence, sursauta un peu et écouta un moment. --Mais je ne sais... Ce serait pourtant si invraisemblable! Myrtô se leva vivement, elle traversa la pièce voisine et ouvrit la porte donnant sur le vestibule... Oui, il était là, la physionomie irritée, écoutant les explications embarrassées que lui donnait un domestique courbé devant lui, tandis que, derrière celui-ci, se tenaient d'autres serviteurs, le mine humble et inquiète. Mais son visage s'éclaira subitement, il s'avança vers Myrtô, la main tendue... --Myrtô, vous êtes là, au moins!... Macri était en train de m'apprendre que ma mère et mes soeurs ne se trouvaient pas ici, et j'allais lui demander si vous les aviez suivies... Mais vous êtes là! dit-il d'un ton d'allégresse contenue en se penchant pour lui baiser la main. --Quelle surprise! murmura-t-elle avec une émotion qu'elle ne parvenait pas à réprimer. Je pensais justement combien ce jour de fête serait triste pour vous, là-bas... --Oui, il l'aurait été terriblement, si, hier, une révélation de l'excellent Père Joaldy n'était venue m'enlever le poids oppressant qui me retenait captif. J'ai immédiatement décidé ce voyage dans l'intention de passer en famille cette fête de Noël. Mais en arrivant, je trouve un vestibule mal éclairé, à peine chauffé, pas de domestiques!... Je sonne, personne ne vient, je resonne de belle façon, ces individus se décident enfin à apparaître... Et, d'un geste dédaigneux, il désignait les serviteurs dont la contenance n'était rien moins que rassurée. --Il paraît qu'en l'absence de ma mère, ils se croient permis des négligences et un laisser-aller incroyables... --Il faut être indulgent, aujourd'hui, mon cousin, c'est la veillée de Noël, dit doucement Myrtô. --Soit, je pardonnerai pour cette fois... Serestely, allez préparer mon appartement, ajouta-t-il en s'adressant à son valet de chambre qui se tenait derrière lui, une valise à la main. Il enleva sa pelisse fourrée, la tendit à un domestique et se tournant vers Myrtô: --Mais vous a-t-on laissée seule ici? --Non, Fraulein Rosa est restée aussi. Il fronça les sourcils et dit d'un ton mécontent: --Ma mère aurait dû vous éviter cette presque solitude pour ce jour de fête... surtout cette première année après votre pénible deuil... Mais d'ailleurs, si elle est à Selzy, pourquoi ne vous a-t-elle pas emmenée? Les Gisza sont vos parents... --Sans doute ne veulent-ils pas me reconnaître comme telle, dit pensivement Myrtô. Du reste, je préfère qu'il en soit ainsi, à cause de mon deuil. Il y aura peut-être de grandes réunions à Selzy, ma place n'y était réellement pas. --Toujours la sagesse même, Myrtô... Mais soyez sans crainte, les Gisza n'auront bientôt qu'amitiés et sourires pour leur jeune cousine. --Oh! j'en doute fort! --Et moi j'en suis certain! dit-il d'un ton péremptoire. Il s'avança pour saluer Fraulein Rosa qui apparaissait, visiblement stupéfiée par cette arrivée inattendue. Puis il entra avec l'institutrice et Myrtô dans le salon, et dit en jetant un coup d'oeil charmé autour de lui: --Vous avez su, toutes deux, rendre hospitalière et délicieusement accueillante cette grande vieille pièce trop majestueuse... Avez-vous l'intention de vous rendre à la messe de minuit, Myrtô? --Oui, Fraulein et moi comptions y assister dans la petite chapelle voisine. --Je serais heureux de vous y accompagner, si vous me le permettiez? --Volontiers! dit-elle, une joie soudaine remplissant son âme. Depuis des années, le prince Milcza n'avait plus assisté à la messe. Si cette fête de Noël pouvait être le point de départ d'une rénovation en lui! --Alors, je finis la veillée avec vous? dit-il en attirant à lui un fauteuil. Mais restez donc, Fraulein! ajouta-t-il en voyant que l'institutrice prenait son livre et faisait un mouvement pour s'éloigner. Continuez votre lecture... Et Myrtô travaillait à quelque ouvrage charitable, sans doute? Il prit le petit jupon qu'elle avait jeté sur la table pour s'élancer vers le vestibule, et dit avec émotion: --Toujours la même, Myrtô!... Les pauvres, les malheureux de corps ou d'âme sont demeurés vos préférés?... Et vous continuez à Vienne vos visites charitables? --Oh! bien peu, malheureusement! Là-bas, je ne puis les faire seule, Thylda est bien jeune aussi, et d'ailleurs très occupée. Fraulein Rosa m'accompagne parfois, lorsqu'elle a un peu de temps libre... Nous nous entendons très bien, ajouta-t-elle avec un sourire à l'adresse de l'institutrice. --Qui donc ne s'entendrait avec vous, Fraulein Myrtô! répliqua la Bavaroise avec une vivacité peu coutumière à sa tranquille nature. --Bien parlé, Fraulein! dit le prince Milcza avec un léger sourire. Allons, ne rougissez pas, Myrtô, nous n'allons pas chanter vos louanges devant vous. Donnez-moi des nouvelles de ma mère et de mes soeurs... et des vôtres, naturellement. Je ne vous trouve pas une mine bien brillante... N'est-il pas vrai, Fraulein? --Oh! je me porte très bien! protesta Myrtô. Mais le séjour en ville pâlit toujours un peu. --C'est évident... mais je crains que vous ne travailliez trop. Racontez-moi ce que vous faites, parlez-moi de vos occupations... Un intérêt profond se lisait dans son regard, dans l'accent de sa voix qui s'adoucissait en s'adressant à sa cousine. Non, ce n'étaient pas chez lui banales phrases de courtoisie. Myrtô sentait qu'il désirait réellement savoir quelle avait été sa vie depuis ces deux mois. Et elle constatait aussi, avec une joie très douce, qu'il n'était plus tout à fait le même. Certes son beau visage pâli portait toujours les traces des souffrances morales endurées, ses lèvres retrouvaient, par instant, leur habituel pli d'amertume, mais on ne pouvait nier qu'il n'y eût en lui une détente, quelque chose que Myrtô ne savait expliquer, et qui ressemblait peut-être à l'allégresse contenue d'un captif dont les liens sont tombés, et qui n'ose croire tout à fait encore à son bonheur. Très simplement, elle lui narrait son existence à Vienne, existence bien simple, presque sévère. Chez cette jeune créature si belle, il n'existait pas un regret pour la vie mondaine dont les échos arrivaient jusqu'à elle. --Réellement, Myrtô, vous n'enviez pas mes soeurs? demanda le prince Milcza en se penchant un peu vers elle comme pour mieux scruter sa physionomie. Elle posa sur lui ses grands yeux graves, rayonnants de sincérité: --Oh! non, je vous l'assure! Cette existence me paraît si vide, si absolument inutile! --Mais la vôtre est bien sérieuse? --Oui, assez, dit-elle avec un sourire. Mais je la préfère mille fois à celle de mes cousines. Il appuya son menton sur sa main et murmura: --Il est vraiment dommage que mes soeurs aient ces goûts frivoles. Elles ne peuvent être d'agréables compagnes pour vous, Myrtô. La jeune fille baissa la tête et s'absorba dans son ouvrage. Le sujet devenait brûlant, le prince Milcza pouvant avoir l'idée de questionner sa cousine sur les rapports qu'elle avait avec ses soeurs. Mais il se contenta de demander: --Donnez-vous toujours des leçons à Renat?... Fait-il la mauvaise tête? --Mais pas du tout! Il est même généralement fort gentil pour moi. --Que disions-nous tout à l'heure? Rien ne peut vous résister! dit-il avec une émotion nuancée de malice. Mais ces leçons ne vous ennuient ni ne vous fatiguent? --Aucunement... et du reste, s'il en était autrement, ce serait tout comme, puisque ce sont les leçons qui devront m'aider plus tard à vivre lorsque j'aurai acquis quelques années de plus... lorsque j'aurai l'air un peu moins enfant, ainsi que le dit Irène, ajoura Myrtô d'un air mi-souriant, mi-sérieux. --Oui nous verrons cela... plus tard, comme vous le dites, fit-il en souriant lui aussi, avec une lueur émue et un peu railleuse au fond de ses prunelles noires. Fraulein Rosa, qui venait de jeter un coup d'oeil sur la pendule, annonça qu'il était temps de partir. Myrtô et elle montèrent se coiffer de leurs chapeaux et se revêtirent de longs manteaux épais. En redescendant, elles trouvèrent dans le vestibule, cette fois brillamment éclairé, le prince Milcza, tout prêt lui aussi. La chapelle, toute proche, faisait partie d'un couvent fondé par un ancêtre du prince Arpad. Pour ce motif, les princes Milcza avaient toujours eu leur stalle particulière dans le choeur, près de celle des prêtres. Mais, depuis des années, cette stalle était demeurée inoccupée... Et voici que ce soir, les fidèles habitués de la petite chapelle voyaient se dresser, à cette place toujours vide, une haute et svelte silhouette. Dans la vive clarté projetée par les bougies de l'autel, apparaissait une belle tête hautaine, un profil pâle et sérieux. Myrtô, agenouillée aux places réservées à la comtesse et à ses enfants, s'abîmait dans une prière ardente, dans une brûlante action de grâces. N'était-ce pas là un premier pas pour cette âme autrefois meurtrie et révoltée?... Quelle douceur de le voir là, l'attitude grave et recueillie! Tous les souvenirs d'autrefois, les pieux souvenirs de son enfance et de son adolescence devaient affluer en lui, et, sous leur influence bénie, l'indifférent d'hier retrouvait peut-être les douces prières de jadis. Quand les fidèles s'approchèrent de la Sainte Table, le prince Arpad tourna la tête de ce côté. Une émotion profonde, difficilement contenue, se lisait sur sa physionomie. Son regard se posa quelques secondes sur Myrtô. Les yeux levés vers l'hostie présentée par le prêtre, elle semblait transfigurée sous l'impression d'une ferveur évangélique. L'émotion s'accentua dans le regard du prince où s'exprimait un regret profond, une tristesse immense mais sans amertume, en même temps qu'une joie religieuse et un espoir. Il regarda dans la foule s'éloigner la délicate silhouette de Myrtô retournant à sa place, et ses lèvres murmurèrent, comme si elle eût pu l'entendre: --Priez pour moi, Myrtô, vous qui avez le bonheur de posséder votre Dieu! A la sortie, près du bénitier, Myrtô et Fraulein Rosa retrouvèrent le prince Milcza. Il leur tendit l'eau bénite et aida sa cousine à s'envelopper dans son grand manteau, avec des gestes très doux, presque religieux, un air de grave et intense respect, comme l'eût fait un croyant pour un objet consacré. Au dehors, près de la porte, un pitoyable vieillard, les pieds dans la neige, grelottant sous son vêtement troué, implorait la charité, entouré de quatre petits êtres non moins minables. Myrtô murmura avec compassion: --Je le reconnais, c'est un pauvre vieux à qui le concierge du palais donne toutes les semaines un peu de pain. Il paraît que c'est la misère noire, chez eux... Tout en parlant, elle cherchait à atteindre sa poche. Mais la main de son cousin se posa sur son bras. --Laissez, ceci me regarde. Il mit une pièce d'or dans la main de chacun des enfants et s'éloigna avec Myrtô et l'institutrice, après avoir jeté ces mots au bonhomme stupéfait: --Vous trouverez toutes les semaines un secours au palais Milcza. --Merci pour eux, mon cousin! murmura la voix de Myrtô, frémissante d'émotion. --C'est moi qui vous remercie, pour m'avoir appris la douceur du bien fait à autrui! répliqua-t-il gravement. Dans le vestibule, où les domestiques s'empressaient cette fois, le prince Milcza débarrassa lui-même sa cousine de son vêtement, tout en demandant: --Avez-vous pensé à votre réveillon, Myrtô? --Certainement... et si j'osais vous demander de le partager, dans toute sa simplicité? --Osez, osez, Myrtô! dit-il en souriant. J'accepte avec reconnaissance, d'autant plus que je me sens quelque peu affamé, ayant dîné de bonne heure et fort légèrement. Dans le grand salon tiède et bien éclairé, il se tint debout près de la cheminée et regarda Myrtô aller et venir, tout occupée de la préparation de son thé, pour lequel elle savait le prince Arpad particulièrement difficile. La lumière tamisée de vert éclairait doucement son profil délicat et sa superbe chevelure relevée avec une simplicité qui eût paru chez tout autre de la coquetterie, tant elle faisait valoir la forme parfaire de cette tête de jeune Grecque. Sa taille élégante, ses mouvements d'un naturel et d'une grâce infinis, l'expression délicieusement sérieuse et attentive de son visage tandis qu'elle accomplissait avec des soins minutieux sa tâche de ménagère, tout, en elle, formait un ensemble si délicatement harmonieux que Fraulein Rosa elle-même oubliait de s'asseoir en la contemplant. --Myrtô, si j'en crois les soins que vous prenez, je suppose que ce thé sera parfait, dit le prince en souriant. --Mais je le souhaite!... sans oser l'espérer, toutefois. Terka le fait si bien!... Et pourtant vous n'en étiez pas toujours satisfait, mon cousin. --Voilà une constatation qui ressemble un peu à un reproche, n'est-il pas vrai? Allons, je vous promets d'être moins difficile désormais... Mais dites-moi, ne trouvez-vous pas ce "mon cousin" bien cérémonieux? Si vous m'appeliez Arpad comme mes soeurs? --Mais... je ne sais... dit-elle d'un air perplexe. --Mais si, ce sera mieux, je vous assure. Voyons, nous allons goûter ce thé qui vous a donné tant de peine, Myrtô! ajouta-t-il gaiement en voyant la jeune fille saisir la théière. Parmi tous les réveillons qui se célébraient cette nuit-là dans la ville de Budapesth, il n'y en eut probablement pas un aussi calme, ni aussi intimement heureux que celui-là. Sur la demande de son cousin, Myrtô parla de ses Noëls d'autrefois, près de sa mère, de sa vie si occupée à Neuilly, de ses consolations et de ses tristesses, de l'aide affectueuse qu'elle avait trouvée près des excellentes dames Millon. Elle lui racontait tout avec une simplicité et une confiance absolues, et lui, non moins simplement, la voix un peu altérée par l'émotion douloureuse, rappelait à son tour les fêtes de Noël de son petit Karoly, disait des traits de sa courte vie... --Vous êtes la seule, Myrtô, devant qui je puisse évoquer, sans trop de douleur, et même avec une sorte de consolation, le souvenir de mon petit ange. C'est que je sens que vous l'avez réellement, profondément aimé, c'est que lui, mon Karoly, vous chérissait tant!... presque autant que son père, Myrtô. --Vous en avez bien été un peu jaloux, n'est-ce pas? Ses lèvres se crispèrent légèrement et il murmura: --Pardonnez-moi, Myrtô... J'ai été si froid pour vous!... même dur parfois... et vous avez été si bonne de l'oublier ensuite! Mais nous reparlerons de cela plus tard, je vous expliquerai bien des choses... Il demeura quelque temps silencieux, les yeux fixés sur le foyer où s'écroulaient les bûches incandescentes. Myrtô, ses petites mains croisées sur sa jupe noire, regardait vaguement Fraulein Rosa, discrètement assise à l'écart, plongée en apparence dans sa lecture, en réalité sommeillant doucement, bercée par les accents de la langue magyare qu'elle ne comprenait pas assez couramment pour suivre la conversation du prince Arpad et de Myrtô. La pendule, sonnant deux heures, fit sursauter le jeune magnat. --Oh! Myrtô, comme je retarde votre repos!... Et cette pauvre Fraulein qui s'est endormie! Réveillée subitement par l'exclamation du prince, l'institutrice se redressa en ouvrant très grand ses yeux embrumés de sommeil. --Pardon, prince... Je crois... oui, vraiment, je crois que je dormais un peu! dit-elle d'un air confus. --C'est ma faute, Fraulein, je vous ai retardée... Allez vite vous reposer, Myrtô. Pourrai-je vous voir demain matin avant mon départ? --Comment, vous partez demain? dit-elle d'un ton stupéfié. --Oui, je suis venu seulement pour la messe de minuit... Je parais vous étonner fortement? Que voulez-vous, j'ai la réputation d'avoir des idées très fantasques, parfois, dit-il avec un sourire teinté d'ironie. --Mais vous n'avez pas vu votre mère, ni vos soeurs? --Oh! croyez-vous qu'elles en soient si fâchées! fit-il avec une lueur railleuse dans le regard. Ma présence leur aurait gâté leur fête de Noël... --Oh! Arpad! Il lui prit la main et dit en souriant: --Vous êtes très aimable de protester, Myrtô. Mais vous constaterez que j'ai bien deviné, à la façon dont mes soeurs, tout au moins, accueilleront la nouvelle que vous leur annoncerez... Vous allez peut-être me dire que j'ai fait ce qu'il fallait pour cela? Non, vous n'osez pas? Mais vous le pensez, je le sais... Certes, je n'ai pas été un frère aimable. Mais si j'avais senti chez elles l'énergie, la vaillance à la fois si intrépide et si douce de certaine petite âme que je connais, au lieu de les voir plier servilement sous mes volontés les plus injustes, croyez, Myrtô, que mon estime et mon affection pour elles auraient été fort augmentées, et que je les verrais d'un oeil beaucoup plus bienveillant, beaucoup plus fraternel. L'allusion de son cousin avait couvert le visage de Myrtô d'une légère teinte rose, et mis dans son regard un peu de confusion. Elle dit pour changer de sujet: --Ainsi, vous êtes absolument décidé pour demain matin? --Absolument... J'ai de grands projets, Myrtô, je suis seulement venu chercher ici un peu de lumière, et j'en emporte plein le coeur. J'ai eu encore là-bas de terribles crises morales, j'aurais sombré, si je n'avais senti autour de moi comme un doux rayonnement, et une ambiance de prières, celles du Père Joaldy, et les vôtres, Myrtô... Maintenant, j'emporte de la lumière! répéta-t-il d'un ton d'allégresse contenue. * * * * * Lorsque, deux jours plus tard, la comtesse Zolanyi et ses filles revinrent à Budapesth, elles manquèrent tomber de leur haut en apprenant la singulière apparition du prince Milcza dans la vieille demeure où il n'avait pas mis les pieds depuis des années. --Voilà qui est bien de lui! s'écria la comtesse en levant les bras au plafond. Tomber sur les gens, les surprendre, pour avoir le plaisir de leur confusion!... Et qu'a-t-il dit en ne nous trouvant pas là, Myrtô? Etait-il très mécontent? --Mais vraiment non, ma cousine. Il ne pouvait l'être, raisonnablement... Lui seul était fautif en ne vous prévenant pas de son arrivée. --Oh! si vous croyez qu'il se donnerait la peine!... dit Irène. Et, fautif ou non, ce n'est jamais lui qui a tort. --Mais enfin, quelle singulière idée lui a pris là! dit la comtesse qui semblait réellement abasourdie. Lui, qui n'a pas quitté Voraczy depuis si longtemps!... Et venir passer seulement quelques heures ici! --Pour aller à la messe de minuit, lui qui avait déserté l'église! ajouta Terka. C'est presque invraisemblable, ce que vous racontez, Myrtô, et si Fraulein Rosa ne s'était trouvée là, j'aurais pensé que vous aviez été le jouet d'un rêve. --Est-il toujours sombre? Vous a-t-il paru remis un peu de sa grande douleur? interrogea la comtesse. --Oui, vraiment, ma cousine. On sent fort bien qu'il souffre profondément toujours, mais il réagit et sa physionomie n'est plus tout à fait comme autrefois... Fraulein Rosa l'a remarqué aussi. --Oui, c'est exact, confirma l'institutrice. --Et il a accepté de réveillonner avec vous? dit Irène d'un ton de profonde stupéfaction. Allez-vous m'apprendre aussi qu'il s'est montré causant et aimable? --Mais parfaitement, vous tombez juste, répliqua l'institutrice avec calme. La jeune fille laissa glisser ses bras le long de son corps. --Non, Fraulein, c'est inouï!... quelle fée l'a donc transformé d'un coup de baguette? --Mais enfin, vous a-t-il donné une explication plausible sur ce voyage impromptu? interrogea la comtesse. --Il m'a dit qu'il lui était venu tout à coup l'idée de passer en famille cette nuit de Noël, répondit Myrtô. --Mais en cas, il aurait dû être très désappointé, très mécontent?... Je crois plutôt qu'il n'a pas eu le courage de rester à Voraczy pour cette fête de Noël, qui lui rappelait peut-être plus cruellement le souvenir de son fils. L'enfant avait ce jour-là la permission de prolonger un peu la soirée, son père le prenait sur ses genoux, au coin de la cheminée bien garnie de bûches, et le Père Joaldy venait lui raconter des légendes de Noël. --Oui, vous devez avoir trouvé, maman, dit Terka. Il est évident que notre absence lui importait bien peu. Et il faut convenir que... notre veillée de Noël n'aurait pas été si agréable que là-bas. --C'est donc Myrtô et Fraulein qui auront eu tout l'honneur et le plaisir de la rapide visite du prince Milcza, ajouta ironiquement Irène. Elles n'en paraissent pas plus émues que cela!... Pourtant, de le voir seulement un peu causant, il y avait de quoi être renversée, réellement! --J'en ai été simplement satisfaite pour lui, répondit Myrtô avec froideur. Elle se sentait vivement irritée du persiflage d'Irène, et peut-être plus encore de la satisfaction à peine déguisée dont témoignait la physionomie de ses cousines... Et cependant tout ce luxueux bien-être, tous ces plaisirs qui leur étaient indispensables se trouvaient dus à la générosité du prince Milcza. Celui-ci, certes, avait été dur et autoritaire... Mais, comme le prouvaient les paroles dites l'autre jour par lui à Myrtô, il eût peut-être agi autrement s'il avait trouvé en elles des caractères sérieux et fermes, avec le désir d'adoucir par leur affection sa triste existence, et il était certain qu'il ne leur savait aucun gré de leur extrême souplesse à son égard. * * * * * L'ère des étonnements n'était pas close pour la comtesse Zolanyi et ses filles. Le prince Milcza, décidément, aimait les décisions soudaines et mystérieuses... Une lettre de Katalia à sa filleule vint apprendre au palais Milcza cette stupéfiante nouvelle: le prince avait quitté Voraczy, accompagné de son valet de chambre et de Miklos, pour voyager, croyait-on. Un mois plus tard, la comtesse reçut de son fils un billet, laconique toujours, et timbré de Paris. Au retour d'un voyage en Espagne et en Algérie, le prince Arpad s'était installé dans l'hôtel depuis si longtemps délaissé par lui. Par leurs relations parisiennes, les comtesses Zolanyi apprirent bientôt qu'il avait fait sa réapparition dans les salons aristocratiques, dans les cercles artistiques ou littéraires autrefois fréquentés par lui, et qui l'accueillaient de nouveau avec le plus flatteur empressement. --C'est inouï! s'écria la comtesse Gisèle en apprenant cette nouvelle. Aurais-je jamais pensé pareille chose!... On croirait positivement que c'est la mort de son fils qui l'a enlevé à sa misanthropie!... Et pourtant, si quelque chose devait l'y enfoncer davantage, c'était cela, me semble-t-il. Quand je songe comme il était encore sombre et étrange à notre départ de Voraczy! --Oui, il est réellement incompréhensible! déclara Irène. Je le croyais désespéré... pas du tout, c'est une résurrection! On viendrait maintenant me dire qu'il songe à un second mariage que je n'en serais pas étonnée. Ces mots furent prononcés avec une sorte d'irritation contenue, dont Myrtô ne s'expliqua pas la raison, mais qui eût été comprise de quiconque aurait pensé à ceci: le prince Milcza, sans enfants, avait pour héritiers naturels son frère et ses soeurs. En admettant que ses domaines patronymiques retournassent à sa famille paternelle, il lui restait encore de quoi combler les rêves les plus ambitieux de Terka et d'Irène... Et cet éblouissant mirage s'évanouirait devant la perspective d'une seconde union. CHAPITRE XIII Un doux soleil printanier chauffait les champs déjà verdoyants, éclairait les sombres frondaisons des forêts, jetait un miroitement sur la rivière qui courait le long de la route, entre les buissons fleuris. Les senteurs champêtres, saines et douces, parfumaient la brise légère qui venait caresser le visage rosé de Myrtô et soulever ses cheveux dorés. Oh! cet air de Voraczy, combien elle l'aimait! Elle revenait pourtant de Naples, où la comtesse Gisèle, à la suite d'une bronchite dont elle ne pouvait se remettre, avait dû aller finir l'hiver, dans la demeure d'une soeur du défunt comte Zolanyi. Mais la ville admirable, son soleil, toutes les merveilles de ses environs n'avaient pu empêcher Myrtô d'aspirer secrètement au jour où elle reverrait de nouveau Voraczy. Elle allait y atteindre maintenant. Comme l'année précédente, la voiture suivant celle où la comtesse se trouvait avec ses filles l'emmenait vers le château en compagnie de Fraulein Rosa et de Renat. Voraczy était encore privé de son maître. Le prince Arpad, après un nouveau voyage, cette fois dans les pays scandinaves, avait regagné Paris. De là, il avait écrit à sa mère en lui demandant quand elle comptait partir pour Voraczy, où lui-même, disait-il, avait l'intention de retourner incessamment. Cette lettre avait fait se hâter quelque peu la comtesse Gisèle, qui se fût volontiers attardée à Vienne à son retour de Naples. Mais quelques jours avant le départ, en parcourant un journal, elle était tombée sur cet entrefilet: "Le Bois a failli être, hier, le théâtre d'un grave accident. Le comte de Lorgues et sa fille, la charmante veuve du vicomte de Soliers, le sportsman bien connu, faisaient une promenade à cheval en compagnie du prince Milcza, le jeune magnat hongrois dont toute la haute société parisienne a accueilli avec allégresse la réapparition. Au détour d'une allée, le cheval de Madame de Soliers, qui donnait depuis quelque temps des signes d'agitation, prit peur devant un poteau et s'emporta. Le prince Milcza, dont la merveilleuse adresse de cavalier est bien connue, lança son cheval à sa poursuite. Il réussit à atteindre l'animal emporté et à l'arrêter, au risque d'être lui-même entraîné. Madame de Soliers en a été quitte pour une très vive émotion, mais son sauveur a eu l'épaule gauche violemment froissée dans l'effort fait pour maintenir la bête furieuse." La comtesse avait immédiatement télégraphié à son fils. Elle en avait reçu cette réponse: "Souffre beaucoup, mais n'ai absolument rien de grave. Compte toujours être à Voraczy à date fixée." Cependant aujourd'hui, quand la comtesse était arrivée à la petite gare, un domestique lui avait remis une dépêche arrivée le matin, et dans laquelle son fils l'informait qu'il ne serait à Voraczy que le surlendemain. --Serait-il plus souffrant?... Ce journal n'était peut-être pas bien renseigné, Arpad a pu avoir quelque chose de grave. Ces craintes de la comtesse, Myrtô les partageait un peu, et elles couvraient d'un voile la satisfaction de ce retour à Voraczy. Comme l'année précédente, toute la domesticité était groupée sur le grand perron, une partie en costume national, l'autre revêtue de cette élégante livrée blanche à parements couleur d'émeraude qui était celle du prince Milcza. En franchissant le seuil du vestibule, la comtesse Gisèle s'arrêta en murmurant: --Voyons, je rêve?... Des fleurs ici! --Par exemple! murmura la voix stupéfiée d'Irène. Oui, le vestibule était garni de fleurs... garni avec une profusion inouïe, embaumé de pénétrants parfums. Et parmi ces fleurs venues sans doute du littoral méditerranéen, héliotropes, oeillets énormes, narcisses, anémones, parmi les délicates bruyères roses et blanches, les grandes violettes au parfum léger, les orchidées superbes; dominaient le muguet et les roses... roses nacrées, roses thé, roses pourpres, un ruissellement de corolles odorantes, veloutées ou satinées, aux nuances exquises. La stupeur de la comtesse Zolanyi était telle qu'elle balbutia cette question pourtant bien inutile: --Mais, Vildy, c'est Son Excellence qui a donné l'ordre?... --Oui, Votre Grâce, répondit le majordome, dissimulant, en personnage bien stylé, l'étonnement que devait lui causer pareille question. La comtesse, réussissant à dominer sa surprise, se dirigea avec ses filles vers l'escalier. Myrtô les suivit, et, au premier étage, s'arrêta pour demander: --J'occupe toujours la même chambre, n'est-ce pas, ma cousine? --Mais sans doute... Je pense que Katalia l'a fait préparer... La femme de charge, qui montait derrière Myrtô, s'avança avers la comtesse Gisèle. --Son Excellence a donné l'ordre de préparer pour Mademoiselle Elyanni l'appartement des Fleurs. --Vous dites?... l'appartement des Fleurs? fit la comtesse avec une surprise intense. --Quelle folie! murmura Irène entre ses dents serrées. L'un des plus beaux appartements du château!... Sa reconnaissance pour cette petite l'égare, positivement! Myrtô suivit Katalia qui l'introduisit dans un salon aux tentures soyeuses, fond blanc, semées de grandes fleurs brochées aux teintes délicates. Les meubles, d'un dessin exquis, étaient faits d'un bois jaune pâle garni d'incrustations légères, et leur apparente simplicité cachait, aux yeux non exercés, une valeur laissant loin d'elle celle d'une décoration plus somptueuse. Ce luxe sobre, cette élégance raffinée existaient d'ailleurs dans tous les détails de l'ameublement de ce salon et de la chambre voisine, vers laquelle Katalia conduisait Myrtô. Un délicat parfum remplissait la première pièce. Dans une corbeille de Sèvres s'épanouissaient des fleurs, des roses et des muguets, les préférées de Myrtô. --Je pense que Votre Grâce se trouvera bien ici, dit la femme de charge d'un ton satisfait. L'appartement est un des mieux exposés du château, et la vue est superbe... Tout en parlant, elle ouvrait une des fenêtres, et Myrtô s'avança sur le large balcon de pierre. Une exclamation de surprise s'échappa des lèvres de la jeune fille. Devant elle s'étendaient les jardins, non plus avec leur sévère parure de feuillage, mais maintenant garnis d'une profusion de fleurs admirables... Et, dans les bassins de marbre, l'eau retombait en jets merveilleusement irisés par le soleil. --En vérité, des fleurs partout! murmura Myrtô. --Oui, tout est changé maintenant, dit Katalia d'un ton de vif contentement. Les serres aussi ont retrouvé leurs fleurs... Je comprends l'étonnement de Votre Grâce, car nous aussi avons failli tomber de notre haut quand Son Excellence, avant son départ, a donné ses instructions à ce sujet... Et maintenant la tombe du petit prince est toujours couverte de fleurs... les pareilles à celles-ci, ajouta-t-elle en désignant les muguets et les roses. Il faut penser que ce sont les préférées de Son Excellence, car il a télégraphié exprès la semaine dernière pour donner l'ordre d'en mettre partout. ...Le lendemain, après la messe, Myrtô entra dans la sacristie où l'aumônier venait d'enlever ses vêtements sacerdotaux. --Ah! voilà ma petite brebis! dit-il avec satisfaction. Eh bien! comment allons-nous, mon enfant? comment s'est passé cet hiver? Etes-vous contente de revoir Voraczy? Myrtô répondit aux questions du vieux prêtre, puis, s'excusant de le déranger, elle lui demanda la clef de la crypte dont l'aumônier gardait un double, l'autre étant toujours entre les mains du prince Milcza. --Après Dieu, j'ai désiré que ma première visite à Voraczy soit pour le cher petit Karoly, mon Père. --C'est une pensée digne de votre coeur, ma chère enfant. Voici cette clef... Combien de fois notre pauvre prince y est-il descendu, cet hiver! Il faut pense que des âmes angéliques intercédaient pour lui, dans cette nuit où se débattait son coeur... Mais maintenant vous trouverez des fleurs sur la tombe de Karoly, mademoiselle Myrtô. --Oui, je le sais... Il est donc bien changé, mon Père? Un imperceptible sourire entr'ouvrit les lèvres du vieillard. --Je ne l'ai pas vu depuis le mois de janvier... Mais enfin, tout donne à penser qu'il y a, en effet, une grande transformation en lui. En revenant de sa visite à la crypte funéraire des Milcza, Myrtô trouva sur son bureau une lettre que Thylda avait apportée pendant son absence. A première vue, elle reconnut la large écriture de Madame Millon. L'excellente dame et sa fille lui avaient écrit plusieurs fois, et elle avait pu se convaincre quelle n'était pas oubliée de ses voisines. La jeune fille s'assit près d'une fenêtre ouverte et décacheta rapidement l'enveloppe d'un violet vif, qui était la couleur préférée de Madame Millon, car elle l'arborait fréquemment sur ses chapeaux. "Chère Mademoiselle Myrtô, "Voilà plus de huit jours que je voulais vous écrire, mais Albertine a été prise tout d'un coup d'une mauvais fièvre, et nous avons eu tant d'inquiétudes et de tracas que je ne savais plus trop où en était ma pauvre tête. Mais ma chère fille va, aujourd'hui, le mieux possible, et je viens maintenant vous raconter la visite que nous avons reçue, voilà une douzaine de jours--celle du prince Milcza, votre cousin, mademoiselle Myrtô. "Vous pensez si nous en avons été abasourdies, tout d'abord! Ah! quel bel homme!... et comme on comprend bien, en le voyant, ce que c'est qu'un vrai grand seigneur! Mais il s'est montré si aimable, si simple, que notre embarras est bientôt parti. Il nous a dit qu'étant venu sur la tombe de Madame Elyanni avant son départ pour la Hongrie, il avait pensé à monter jusque chez nous afin de pouvoir donner de nos nouvelles à sa cousine, qui nous avait en grande affection. Dame, nous avons causé de vous, mademoiselle Myrtô! Les oreilles ont dû vous en tinter, là-bas. Je lui ai montré l'ancienne chambre de votre pauvre maman, il est resté un instant, tout rêveur, sur le petit balcon vitré où il y a toujours vos roses, Mademoiselle, et où, en souvenir de vous, je cultive, dans une petite caisse, de ce muguet que vous aimiez tant. J'ai raconté tout cela à votre cousin, et aussi comme vous travailliez ferme et comme vous étiez dévouée à votre chère maman. Il paraissait très intéressé, et j'ai bien compris qu'il appréciait sa cousine à sa juste valeur... "Au premier moment, la vue de notre cher petit Jean a paru lui être pénible. J'ai bien vu qu'il pensait à son pauvre ange, et j'ai voulu faire sortir l'enfant. Mais il l'a pris sur ses genoux et l'a fait causer avec beaucoup de bonté. Le petit est fou de "mon prince", comme il dit, il ne parle plus que de lui, et j'ai dû lui promettre solennellement de faire un voyage en Hongrie... quand nous aurions gagné le gros lot! "C'est qu'il sait s'y prendre pour ensorceler son monde, ce prince Milcza! Figurez-vous que mon gendre--un terrible démocrate en paroles,--m'a déclaré après sa visite: "--Si tous les gens de la haute étaient comme celui-là, à la bonne heure! Ce qu'il est aimable, ce prince-là, malgré son chic et son grand air!" "Et il n'a rien eu de plus pressé que d'aller colporter dans tout le quartier qu'il avait reçu la visite d'un prince hongrois, si riche qu'il ne connaissait même pas tous ses revenus. Mais il fallait le voir racontant ça en se rengorgeant! Ah! les farceurs que ces démocrates! "Le lendemain, nous avons vu arriver un beau jouet pour l'enfant, accompagné d'une carte du prince Milcza. Comme Albertine se sentait déjà souffrante, mon gendre est allé seul avec le petit à l'hôtel Milcza, d'où il est revenu très enthousiasmé par l'accueil cordial qu'il avait reçu. "Une voisine, qui a été ces jours-ci au cimetière, m'a dit que la tombe de vos pauvres parents était couverte de fleurs magnifiques. C'est lui sans doute qui l'a fait orner ainsi." Myrtô s'arrêta de lire, car les larmes emplissaient ses yeux... Comme il était bon et délicat! Comme il savait trouver tout ce qui pouvait toucher le plus profondément le coeur de Myrtô! Etait-ce vraiment ce même homme si glacial, si indifférent, qui n'avait même pas daigné, l'année précédente, l'accueillir du nom de cousine, qui lui avait imposé près de Karoly cette sorte d'esclavage que l'abnégation chrétienne de Myrtô, sa compassion et son affection grandissante pour l'enfant avaient seules rendu supportable, et bientôt même plein de douceur? Etait-ce cet être dédaigneux de tout et de tous, ce misanthrope, ce despote qui courbait les volontés autour de lui et n'avait pas un regard de pitié pour les souffrances des humbles? --Oh! mon Dieu, soyez béni! dit-elle dans un élan d'ardente reconnaissance. Soyez béni pour l'avoir enlevé à ses ténèbres, et faites luire en son âme votre pleine lumière, Seigneur! * * * * * Cette fois, le prince Milcza arrivait à la date fixée. Une dépêche, parvenue au château le matin même, en informait la comtesse Zolanyi. --Ne vous attardez pas, Myrtô, dit Terka en voyant sa cousine sortir vers deux heures, son chapeau sur la tête. Le prince sera ici avant cinq heures. --Mais je suppose que la présence de Myrtô n'est pas indispensable à son arrivée! répliqua ironiquement Irène. --Oh! évidemment non! dit l'aînée en reprenant sa lecture. Myrtô sortit du château, où s'agitaient les laquais en livrée de gala, elle se dirigea vers le village d'un pas un peu pressé. Quoi qu'en pensassent ses cousines, elle tenait à ce que le prince Milcza, à son arrivée, la trouvât avec sa famille. Il lui avait trop bien témoigné qu'elle en faisait partie, il s'était montré trop délicatement attentionné à son égard pour qu'elle ne se crût pas tenue à cette preuve de déférence. Au village de Lohacz, elle revit ses chers pauvres de l'année précédente, qui l'accueillirent avec une joie visible. Elle put constater que déjà le sort de beaucoup s'était amélioré, et que le nom du prince Milcza n'était plus prononcé avec tant de crainte que l'année précédente. --Son Excellence a renvoyé plusieurs ispans qu'on lui avait signalés comme trop durs, dit-on à Myrtô, de sorte que les autres sont devenus beaucoup moins exigeants... Et il paraît que le prince a dans l'idée beaucoup de réformes et d'améliorations. En dernier lieu, Myrtô entra dans une misérable demeure où végétaient une jeune veuve, toujours malade; et ses deux petites filles. Le médecin était là, occupé à admonester l'aînée qui se refusait absolument à se laisser faire une indispensable petite opération à son doigt malade. Elle se roulait en criant sur le sol de terre battue, et sa mère, désolée et fatiguée après de vaines instances, était tombée épuisée sur une chaise. --Que voulez-vous, je reviendrai demain! dit le médecin. Mais il sera peut-être trop tard. Myrtô tenta à son tour de décider la petite furie. Sa voix à la fois sévère et douce calma peu à peu l'enfant, mais celle-ci ne voulut consentir à l'opération que si Myrtô la tenait sur ses genoux. La jeune fille n'hésita pas un instant à demeurer là, bien qu'elle sût qu'il lui restait à peine le temps indispensable pour regagner Voraczy et changer de vêtements. Quand l'enfant fut pansée et tout à fait rassurée, elle s'éloigna seulement, en hâtant le pas. Mais comme elle approchait, elle leva les yeux et vit la bannière princière qui s'élevait lentement au-dessus du château. Le prince Milcza arrivait à Voraczy. Myrtô ralentit le pas. Maintenant, il ne lui servait à rien de se presser, elle ne pouvait se présenter dans cette tenue de promenade, quelque peu poussiéreuse, devant lui qui tenait tant au décorum le plus strict. Elle entra par une porte de service, et gagna son appartement... Un quart d'heure plus tard, on frappa chez elle, et elle vit apparaître la comtesse Zolanyi. --Eh bien! que vous est-il arrivé, Myrtô? Mon fils s'est montré très surpris et mécontent de ne pas vous voir avec nous... --Je suis désolée, ma cousine! Mais je me suis trouvée retardée... --Enfin, vous vous en expliquerez avec lui! Il a d'ailleurs dit aussitôt: "Myrtô n'a pu être retenue que par un devoir... à moins qu'elle ne se soit trouvée souffrante!" C'est pour m'assurer de la non-existence de ce dernier motif que je suis entée chez vous en passant... Vous me voyez encore toute stupéfiée, Myrtô! Il est tellement changé! Le voilà redevenu le prince Milcza d'autrefois--le prince charmeur, comme on l'appelait à Paris et à Vienne. Il semble plus jeune, il a dépouillé cette apparence glacée qui nous semblait si pénible, il s'est montré vraiment aimable pour tous. Je crois qu'Irène doit avoir bien deviné... que l'idée d'un second mariage n'est pas étrangère à cette transformation. Peut-être la vicomtesse de Soliers... Elle est fort bien, et surtout très intelligente, douée d'un esprit piquant... Enfin, nous verrons. Pour le moment il nous suffit de noter les changements dont nous allons être les témoins... enchantés, du reste. Mon fils m'a informée que désormais le dîner, auquel il prendra part, aura lieu dans la salle des Banquets, comme autrefois, mais sans la tenue du soir lorsque nous ne serons qu'entre nous, car il tient, m'a-t-il dit, à conserver à ce repas un caractère intime. Vous pourrez donc, Myrtô, vous habiller comme à l'ordinaire. L'avis était superflu, Myrtô n'ayant qu'une seule robe tant soit peu élégante, qu'elle mettait chaque jour pour le dîner et qui aurait fait pauvre figure près des robes ouvertes de ses cousines, si le prince Milcza avait voulu maintenir le grand apparat qui présidait jadis à ce repas du soir. Elle descendit quelque temps avant le dîner, dans l'intention de ranger son ouvrage qu'elle se rappelait avoir laissé dans le salon où se tenaient la comtesse et ses enfants. La pièce n'était, ce soir, que faiblement éclairée. En revanche, le salon voisin--le salon des Princesses, comme on le désignait--se trouvait brillamment illuminé. Comme Myrtô achevait d'enfermer sa broderie dans un sac à ouvrage, le bruit d'une porte qui s'ouvrait dans ce salon la fit se retourner un peu... C'était le prince Milcza qui entrait. Non pas le prince Milcza jusque-là connu de Myrtô, mais celui du portrait vu par elle à Paris. Sa mère avait raison, il semblait rajeuni. Cette impression était-elle due à la coupe élégante de sa coiffure autrefois un peu étrange, à la recherche discrète de sa tenue, jadis simplement correcte et tout à fait éloignée de la mode, à son allure plus vive, plus décidée?... ou bien à l'expression adoucie de sa physionomie et à l'absence de ce pli amer des lèvres, de cette sombre tristesse du regard que Myrtô avait encore remarqués, bien qu'atténués et intermittents, pendant la veillée de Noël? Elle pouvait l'observer à son aise, car il s'était arrêté au milieu du salon, en jetant un coup d'oeil autour de lui.... Et voici qu'elle n'osait avancer, saisie d'une gêne étrange devant le prince Milcza si différent de l'être souffrant et révolté qui avait si profondément ému son âme charitable. Mais il vit tout à coup la mince silhouette vêtue de noir qui se dessinait au milieu de la pièce voisine, dans la clarté atténuée. Il eut une exclamation joyeuse et s'avança vivement, les mains tendues... --Enfin, Myrtô! Savez-vous que j'ai fort envie de vous adresser des reproches? Tout en parlant ainsi d'un ton de bonheur contenu, il s'inclinait et portait à ses lèvres la main de la jeune fille. --...Mais je vous laisse prononcer votre défense, ma petite cousine, je me suis refusé à vous condamner avant de vous entendre. Il souriait doucement en la regardant... Et elle retrouvait dans ce regard, mais plus intense encore, le rayonnement qui l'avait frappée dans le portrait de l'hôtel Milcza. Dominant l'émotion profonde qui l'étreignait, elle raconta alors le fait qui avait motivé son retard. --Je me doutais qu'il devait exister un motif de ce genre, petite sainte Elisabeth. Dès lors, je n'ose plus me plaindre de ma déception de tout à l'heure. --Mais vous, Arpad?... votre épaule? --Elle va maintenant aussi bien que possible. J'en ai extrêmement souffert ces jours derniers, c'est pourquoi j'ai dû remettre de quarante-huit heures mon retour... Voyons, venez un peu en pleine lumière, Myrtô, que je voie si votre mine est meilleure qu'à Noël... Mais oui, je crois que ce séjour à Naples a été bon pour vous... à moins que ce ne soit déjà l'air de Voraczy qui ait produit son effet? --Peut-être, dit-elle en souriant. J'ai éprouvé tant de contentement en m'y retrouvant! --Moi aussi, Myrtô. J'avais hâte de quitter Paris, de revenir dans cette demeure... malgré les souvenirs poignants que j'y retrouve. Sa voix s'altéra un peu, et une lueur douloureuse traversa son regard. Les grands yeux de Myrtô exprimaient aussi une émotion profonde à cette évocation du passé si proche encore, à la vue de cette douleur paternelle, adoucie et résignée maintenant, qui existait bien toujours dans le coeur du prince Milcza. Mais la physionomie assombrie du jeune magnat se détendit aussitôt devant ce regard lumineux. Il dit, en serrant la petite main de sa cousine qu'il tenait toujours entre les siennes: --Vous me faites du bien, Myrtô! Dans mes heures de découragement, de noire tristesse, je pensais à ma petite cousine si vaillante, si doucement gaie malgré les douloureuses épreuves qui ont assombri sa jeunesse. Dieu vous a accordé un grand don. Il a fait de vous une de ces fées bienfaisantes qui répandent autour d'elles la lumière--la douce et rayonnante lumière de leur âme pure. Les pauvres coeurs souffrants en sont tout éclairés... Et c'est pourquoi tous les malheureux vous aiment tant, Myrtô. Elle murmura en rougissant: --Vous dites des folies, Arpad! Il eut un sourire ému en répliquant: --Soit, admettons! Maintenant, il faut que j'accomplisse les commissions dont je suis chargé. Les dames Millon vous ont peut-être écrit que j'avais été les voir? --Oui... Oh! combien vous avez été bon, Arpad! dit-elle avec un regard rayonnant de reconnaissance. Mes chers parents!... vous avez pensé à leur tombe! --Mais c'était, il me semble, la moindre des choses!... Et j'ai eu grand plaisir à connaître cette demeure où vous avez vécu tant d'années, ces excellentes personnes qui vous ont été dévouées... qui le sont toujours, du reste. Elles ont une admiration enthousiaste pour Mademoiselle Myrtô, et je suis chargé de mille souvenirs affectueux. Le petit Jean m'a dit qu'il viendrait vous voir. C'est un gentil enfant, un peu fluet, un peu pâlot... Il m'a fait penser à mon pauvre chéri qui aurait presque son âge cette année. De nouveau, l'ombre douloureuse voilait les prunelles du prince Milcza. Avec une délicate adresse, Myrtô sut éloigner la pensée pénible qui ouvrait la blessure à peine fermée. Quand la comtesse et ses filles entrèrent, elles trouvèrent le prince Arpad appuyé à la cheminée, écoutant avec un intérêt amusé le récit que Myrtô, assise en face de lui, faisait des enthousiasmes "démocratiques" du gendre de Madame Millon. Myrtô put constater aussitôt, comme le lui avait dit la comtesse Gisèle, le changement du prince vis-à-vis de sa famille. Pour Irène seule, il conservait quelque chose de sa hautaine froideur d'autrefois. Non qu'il fût affectueux, les rapports cérémonieux ayant existé jusqu'ici enter lui et le siens n'ayant pas été propices à l'éclosion de ce sentiment, mais il ne montrait plus la glaciale indifférence de jadis, il leur témoignait même un intérêt aimable... Renat, surtout, fut de sa part l'objet d'une attention particulière. Appelant près de lui le petit garçon, il dit en posant sa main sur son épaule: --Je m'occuperai maintenant de toi, Renat. Je veux que tu deviennes un homme sérieux, digne du nom que tu portes. Renat baissa le nez d'un air craintif, et la comtesse Gisèle, dont la physionomie exprimait une sorte d'effroi, balbutia: --Mais, Arpad, je crains... Ce sera un grand ennui pour vous... Et vraiment je crois qu'à l'âge de Renat je puis encore... Le prince eut un sourire teinté d'ironie. --Rassurez votre tendresse maternelle, ma mère. Je ne renouvellerai pas pour Renat les corrections d'autrefois... à moins qu'il ne m'y oblige dans des cas graves. Autrement, je suis tout disposé à la traiter avec douceur et à m'attirer son affection... As-tu vraiment peur de moi, Renat? ajouta-t-il en remarquant la mine craintive du petit garçon. --Oui... un peu, balbutia Renat. --Quel petit sot tu fais! dit le prince avec une tape amicale sur la joue de son frère. Je suis sûr, au contraire, que nous nous entendrons très bien... Qu'en pensez-vous, Myrtô? --Mais je crois aussi, répondit la jeune fille avec un sourire encourageant à l'adresse de Renat. La comtesse Gisèle ne paraissait aucunement persuadée, mais elle n'osa protester. Cependant, comme le maître d'hôtel venait d'annoncer le dîner, elle murmura, tout en posant sa main sur le bras que lui présentait son fils aîné: --Vous ne le mettrez pas en pension, Arpad? --Mais non, ma mère, il n'est aucunement question de cela? Je vous en prie, ne vous inquiétez pas à ce sujet. Je trouve seulement qu'il est bon, pour une nature difficile comme celle de Renat, d'être dirigée par une main masculine. Mais je ne me permettrais jamais de prendre à son égard une mesure tant soit peu sérieuse sans votre complet assentiment. La physionomie de la comtesse se rasséréna à cette déclaration qu'elle n'aurait osé attendre de son fils, étant donné son froid despotisme d'autrefois. La salle des Banquets était magnifiquement éclairée, des fleurs couvraient la table garnie de merveilleuse porcelaine de Sèvres, de cristaux désespérément fragiles, d'argenterie ciselée avec un art admirable. Myrtô allait se glisser modestement vers le bas de la table, près de Fraulein Rosa et des enfants, comme elle en avait coutume chez la comtesse Zolanyi. Mais le maître d'hôtel l'arrêta d'un geste respectueux... --La place de Votre Grâce est ici... Et il désignait la chaise placée à la droite du prince Milcza. Myrtô eut une seconde d'hésitation. Ne se trompait-il pas? Qui donc avait donné cet ordre? Et la comtesse Gisèle ne serait-elle pas froissée de voir à la place d'honneur la jeune parente toujours un peu traitée en subalterne? Mais Terka s'asseyait à la gauche de son frère et Irène, les lèvres un peu pincées, à la droite de sa mère. Myrtô prit donc place près de son cousin, et sa simplicité, sa naturelle aisance eurent vite raison de ce petit moment de confusion causé par l'attention dont le prince Milcza honorait la jeune parente pauvre qui vivait sous son toit. Combien il était changé! Il causait maintenant, et avec quel charme! Il racontait les impressions de ses voyages, il parlait de son séjour à Paris, des relations renouées, des livres lus, des concerts ou des pièces de théâtre entendus... Myrtô l'écoutait avec un plaisir infini, bien qu'elle ignorât la plupart des gens et des faits dont il parlait. Mais il s'en apercevait aussitôt et la mettait au courant en quelques mots. Il n'entendait pas, évidemment, que sa cousine demeurât tant soit peu en dehors de la conversation. On vint à parler de la vicomtesse de Soliers, que le prince avait à peu près certainement sauvée d'un accident. Il dit avec un léger mouvement d'épaules: --Ces jeunes femmes ne doutent de rien? La vicomtesse avait choisi un cheval difficile, par pose, probablement. Ce sont là des imprudences qui peuvent entraîner les plus graves conséquences, non seulement pour soi-même, mais encore pour autrui. --Madame de Soliers est cependant une femme fort intelligente, dit la comtesse Gisèle. --Oui, assez, je crois. Elle a surtout l'esprit vif et piquant, elle cause bien. Avec cela, très musicienne, douée d'une jolie voix, assez expressive. C'est une personne agréable... pour ceux qui apprécient les femmes mondaines. Nous aurons sans doute sa visite et celle de son père, cet été. Ils doivent faire un voyage en Autriche et pousser jusqu'ici... pour me remercier encore, disent-ils. Ils m'ont déjà accablé de témoignages de reconnaissance dont je suis réellement confus. Mais ce n'était rien moins que de la confusion qui s'exprimait dans son regard. Un observateur y eut découvert une forte dose d'amusement railleur... Et il accueillit par un sourire énigmatique cette réflexion de Terka: --Ils vous doivent bien cette reconnaissance, Arpad, après l'immense service que vous leur avez rendu, et je crois qu'ils ne peuvent faire trop pour vous la prouver. --En effet, la reconnaissance est une grande vertu, et ce n'est pas moi qui voudrais en détourner qui que ce soit, car mon âme en est profondément pénétrée, dit-il avec une soudaine gravité. En prononçant ces mots, il regardait sa cousine. Une teinte rose couvrit le teint si blanc, si délicatement satiné de Myrtô, ses longs cils s'abaissèrent, voilant son regard confus. Elle ne vit pas le coup d'oeil malveillant que lui lançait Irène... Mais quelqu'un l'intercepta. Le prince Milcza devait être maintenant au courant des sentiments de sa soeur pour sa cousine Myrtô. Les sourcils soudain froncés, il demeura quelques instants silencieux, et lorsqu'il lui arriva, dans la soirée, d'adresser la parole à Irène, sa voix reprit pour elle la dureté, son regard, la glaciale froideur d'autrefois. CHAPITRE XIV La cadette des jeunes comtesses devait se trouver bientôt, dans tout Voraczy, la seule qui ne cédât pas au charme de Myrtô--ceci, grâce à un incident qui eût pu avoir les suites les plus graves. Quelques jours après l'arrivée du prince Milcza, Terka, sa cousine et Mitzi revenaient d'une promenade dans le parc, lorsque, d'un sentier transversal, surgit un homme hirsute et en haillons qui s'élança sur Terka, un couteau à la main. C'était un fou furieux qui avait réussi à déjouer la surveillance des gardes de Voraczy et s'était glissé dans le parc. Mais avant qu'il eût pu toucher Terka, Myrtô était devant sa cousine, et ce fut elle qui reçut la lame dans le bras. Un garde, qui se trouvait à la poursuite du malheureux, arriva heureusement à cet instant et le blessa d'un coup de revolver. Myrtô, soutenue par Terka et par lui, put rentrer au château, mais, dans le vestibule, elle s'évanouit d'émotion et de faiblesse. Le prince et sa mère accoururent immédiatement, le docteur Hedaï fut appelé... Heureusement, la blessure n'avait pas de gravité. La physionomie angoissée du prince Arpad se détendit un peu à cette déclaration du médecin, et il baisa la main de sa cousine en murmurant: --Vous voulez donc, Myrtô, que nous vous soyons tous redevables? La comtesse Gisèle avait ardemment remercié sa jeune parente, et Terka, dont le coeur était bon et très capable d'affection, n'avait su de quelle façon lui témoigner sa reconnaissance. Myrtô devenait de plus en plus, à Voraczy, une personne d'importance, sans que sa simplicité, sa ravissante modestie en fussent altérées. Il n'était plus question pour elle de remplacer Fraulein Rosa, la prince Arpad s'était catégoriquement prononcé sur ce sujet, un jour qu'elle se trouvait seule avec sa mère et lui. --J'autorise encore, pour vous faire plaisir, les leçons de violon, et aussi, si vous le voulez, la lecture à ma mère. Mais quant au reste, je m'y refuse absolument, et ma mère s'est trouvée tout à fait de mon avis. --Oui, mon enfant, j'ai résolu de vous considérer comme une quatrième fille, ajouta la comtesse en pressant affectueusement les mains de Myrtô. --Vous êtres trop bonne! dit la jeune fille avec émotion. Mais comment accepter de tout vous devoir ainsi?... --Vous êtes une petite orgueilleuse, Myrtô, dit le prince avec une douce ironie. Vous savez fort bien que vous faites partie de la famille, que vous nous êtes très chère, et que nous vous sommes infiniment redevables... Allons, laissons ce sujet. Voici Terka déjà toute prête, et qui ouvre de grands yeux en se demandant ce que nous avons à causer ainsi au lieu d'aller revêtir notre tenue de cheval. Car Myrtô apprenait l'équitation, avec son cousin comme professeur. Très souple, très adroite, elle avait fait de rapides progrès, et maintenant elle pouvait accompagner le prince et ses soeurs dans leurs promenades. Elle était la plus délicieuse amazone qui se pût rêver, et lorsqu'elle paraissait sur le perron du château, sa taille admirable dessinée par la robe de drap noir que lui avait offerte la comtesse, le petit chapeau à longue plume posé sur sa chevelure aux reflets superbes, Irène avait peine à éteindre la lueur furieuse de son regard. Mais il lui fallait se contenir en présence de son frère, car ayant surpris deux ou trois fois la manière acerbe et malveillante dont elle usait envers sa cousine, le prince Milcza l'avait reprise avec une si cinglante dureté, qu'elle en gardait encore une cuisante blessure d'amour-propre. Son animosité envers Myrtô s'en était accrue d'autant, mais elle la dissimulait--ou du moins croyait le faire, car, pour le pénétrant coup d'oeil du prince, bien des choses ne passaient pas inaperçues. Les domaines des environs se peuplaient peu à peu, et, cette fois, le prince Milcza consentait à renouer des relations. Il y avait, à Voraczy, quelques réunions, des promenades étaient organisées... Rien de très mondain, d'ailleurs. Le prince avait nettement déclaré à sa mère qu'il entendait seulement remplir les obligations de son rang, et qu'il ne voulait pas que les inutiles plaisirs du monde prissent une place dans sa vie. Myrtô était de toutes les réunions, elle avait été présentée partout, et l'admiration dont elle était l'objet aurait grisé une âme moins fermement chrétienne que la sienne. Mais à ces succès flatteurs, elle préférait cent fois ses séances de musique avec Terka et le prince Arpad, ou les promenades à pied, à cheval et en voiture, au long desquelles son cousin et elles causaient sur tous les sujets, se rencontrant dans les mêmes pensées très hautes, vibrant aux mêmes admirations tout toutes les beautés. Le prince Milcza paraissait apprécier infiniment l'esprit délicat de Myrtô, la finesse et la sûreté de ses jugements, la profondeur de son intelligence. Il avait accepté avec empressement de lui donner quelques conseils, au point de vue intellectuel, ainsi qu'elle le lui avait demandé un jour avec sa charmante modestie accoutumée. --Je suis très ignorante de beaucoup de choses, vous avez dû vous en apercevoir, et je ne voudrais pas que votre cousine vous fît honte. --Si je ne vous connaissais si bien, Myrtô, je penserais que vous cherchez un compliment, avait-il répliqué en souriant. Je me mets à votre entière disposition, trop heureux de la confiance que vous voulez bien me témoigner. Cette confiance en lui, Myrtô l'avait absolue. Elle connaissait maintenant l'élévation de son âme, la délicatesse de son coeur, quelque temps obscurcies par sa douloureuse maladie morale... Elle savait aussi que cette parole prononcée jadis par lui, en ce jour dont le souvenir la faisait encore frissonner: "Vous pouvez tout demander à votre cousin", n'avait rien d'exagéré. Tout, même le pardon de Marsa, la nourrice qui avait apporté la mort au petit Karoly. La malheureuse, chassée avec les siens de la demeure due à la générosité du prince Milcza, errait en proie à la misère. Elle était venue supplier la comtesse Zolanyi, mais celle-ci, effrayée, n'avait même pas voulu l'écouter et l'avait fait renvoyer en disant: --Si mon fils la voit, il est capable de faire quelque malheur! Marsa avait rencontré Myrtô, elle s'était jetée à ses pieds, et la jeune fille, émue, avait promis de parler pour elle. Ce n'était pas cependant sans quelque appréhension qu'elle avait rempli sa promesse. Elle allait réveiller de douloureux souvenirs, se heurter sans doute à un violent ressentiment... Et, de fait, le prince, très pâle, le regard dur, l'avait interrompue aux premiers mots. --Je ne vous refuserai rien, Myrtô, sauf cela!... Sans cette misérable, mon bien-aimé serait encore en vie. --Mais un chrétien doit pardonner, Arpad!... Et songez à la situation de cette pauvre femme, qui se trouvait sans nouvelles de sa mère et de son enfant malade! --Pas cela, Myrtô, pas cela, je vous en prie!... Ne comprenez-vous pas que vous me faites mal? avait-il répliqué d'un ton altéré. Elle n'avait pas insisté et s'était contentée de prier... Le lendemain matin, après l'avoir aidée à se mettre en selle pour la promenade à cheval presque quotidienne, il lui avait dit en retenant sa petite main entre les siennes: --J'ai donné des ordres pour que la famille de Marsa réintègre le logis d'autrefois. Vous voilà contente, Myrtô? --Oh! Arpad! Son regard le remerciait mieux que toute les paroles de reconnaissance, et le pli profond que la lutte contre son ressentiment avait creusé au front du prince, s'effaça aussitôt devant la radieuse lumière de ces prunelles veloutées. Au cours des promenades où il accompagnait ses soeurs et sa cousine, le prince Milcza s'arrêtait parfois à la porte de quelque pauvre demeure. Les enfants s'enfuyaient, effarés, mais revenaient vite à la voix de Myrtô, bien connue de tous. Les plus grands gardaient les chevaux, tandis que les promeneurs pénétraient dans le triste logis. Le prince interrogeait les habitants sur leurs besoins, sur leurs aptitudes, il caressait les petits enfants et montrait une si grande bonté que la crainte excitée par son apparition se dissipait peu à peu, grâce aussi, il faut le dire, à la présence de Myrtô que tous ces malheureux appelaient "notre ange". Elle se montrait très confuse des témoignages de gratitude dont elle était l'objet, mais, en revanche, le prince Milcza paraissait prendre plaisir à entendre louer sa cousine. Il y contribuait du reste lui-même en faisant passer une partie de ses aumônes par les mains de Myrtô. --Tenez, Myrtô, vous remettrez ceci à tel, disait-il en entrant dans le salon de sa mère. Si ce n'est pas assez, dites-le-moi... Et j'ai pensé que l'on pourrait donner la petite maison du bord du lac à ce vieillard, qui a l'air si honnête et si résigné. Qu'en dies-vous? Rien n'était fait sans son avis, elle avait voix prépondérante sur les décisions de son cousin. Avec le Père Joaldy, et parfois Terka dont l'indifférence se fondait peu à peu au contact de Myrtô, ils discutaient sur la fondation d'écoles ménagères, d'ouvroirs, d'asiles pour les vieillards et les infirmes. Le prince avait tracé lui-même le plan d'un établissement destiné à recueillir les petits enfants abandonnés et qui porterait le nom de son fils. Le Père Joaldy multipliait les actions de grâces, son regard rayonnait chaque fois qu'en entrant, le dimanche, dans la chapelle pour dire sa messe, il voyait occupé le fauteuil princier si longtemps vide... Et le château tout entier sortait, avec une sorte d'allégresse, de la torpeur où l'avait plongé la misanthropie de son seigneur. Avec l'été, les réunions se multipliaient. Le prince Milcza avait accepté d'avoir à Voraczy quelques hôtes, entre autres son cousin Mathias Gisza. Le jeune comte était très empressé près de Myrtô, au violent dépit d'Irène, que les malicieuses remarques de ses amies exaspéraient encore. --C'est ridicule de traiter comme l'une de nous cette jeune fille qui est destinée à l'existence la plus modeste, maman! dit-elle un jour en voyant Myrtô plus jolie que jamais dans une toilette blanche très simple que lui avait offerte la comtesse Gisèle. Celle-ci regarda sa fille avec surprise. --Comme l'une de nous?... Tu sais qu'elle-même m'a priée de ne rien lui donner de luxueux et ce n'est pas ma faute si sa beauté pare la plus modeste des toilettes. Quant à une future existence modeste... Irène, je crois qu'elle fera un brillant mariage. Les lèvres d'Irène se serrèrent nerveusement. --Elle en est capable! dit-elle entre se dents serrées. Mathias... ou Arpad, peut-être! --Oui, Arpad... murmura la comtesse. Il faut que ce soit elle, cette irrésistible petite charmeuse, pour avoir détruit aussi promptement sa farouche défiance. Il serait heureux avec elle... Irène bondit. --Comment, vous accepteriez cela, tout simplement? Cette jeune fille sans le sou, cette enfant d'un artiste raté... --Tu es ridicule, Irène, dit la comtesse d'un ton fâché. Cette jeune fille est une Gisza, son père était de noble race, un peu déchue seulement. Elle est admirablement distinguée, exquise au moral et au physique. Je n'aurai pas une pensée de blâme pour Arpad s'il veut me la donner pour belle-fille. --Tous en admiration devant elle! dit rageusement Irène. Ah! elle savait ce qu'elle faisait, l'intrigante, avec ses mines pieuses et modestes, son affectation de dévouement! Malgré sa précédente expérience, le prince Milcza s'y est laissé prendre encore... --Irène, tu ne dois pas parler ainsi! s'écria la comtesse d'un ton sévère, bien rare chez elle, Myrtô a préservé la vie de ta soeur au péril de la sienne, elle est pour nous tous dévouée et affectueuse... Un bruit de pas au dehors l'interrompit. Le prince Milcza entra avec son cousin et demanda en s'asseyant près de sa mère: --Myrtô n'est pas encore descendue? --Si, elle est dans le salon de musique avec Terka... Les voici. --Arrivez, Mesdemoiselles! dit gaiement le comte Gisza en faisant quelques pas au-devant des jeunes filles. Le prince Milcza va vous annoncer deux importantes nouvelles... --Oh! importantes! dit le prince avec un léger mouvement d'épaules. --Voyez ce dédaigneux! Que vous fait-il donc, mon cher? --Bien d'autres choses, je vous assure!... Voyons, je ne veux pas faire languir les curiosités que vous venez d'éveiller, Mathias. Voici les nouvelles... Tout d'abord l'archiduc François-Charles, qui m'honorait autrefois de son amitié et que j'ai retrouvé cet hiver, à Paris, m'informe qu'en gagnant son domaine de Sehancz, dans une quinzaine de jours, il s'arrêtera une journée ici... --Vraiment, Son Altesse veut bien! s'écria la comtesse Gisèle d'un air ravi. --Seconde nouvelle, continua le prince avec la même tranquillité. Le comte de Lorgues et sa fille seront ici la semaine prochaine. --Ah! vraiment, dit Irène d'un ton de vive satisfaction. Tout cela va amener du mouvement à Voraczy, vous serez obligé de donner des fêtes, Arpad... --Ne vous réjouissez pas, Irène, interrompit le prince d'un ton railleur. Je donnerai une grande réception en l'honneur de Son Altesse, ceci est à peu près obligatoire, mais ce sera tout, mettez-vous bien cette idée dans la tête. M. de Lorgues trouvera de quoi réjouir son âme d'érudit dans la bibliothèque de Voraczy, Madame de Soliers se contentera de simples petites réunions et de promenades. Je n'ai jamais eu l'idée de rien changer pour eux à nos habitudes. --Vous désolez cette pauvre Irène, Arpad! dit le comte Mathias avec un sourire malicieux. Il est certain que, dans cet admirable cadre de Voraczy, les grandes fêtes semblent tout indiquées... Qu'en dites-vous, ma cousine? Et attirant une chaise à lui, il s'asseyait près de Myrtô. Les sourcils du prince Milcza eurent un bref froncement, et, avant que la jeune fille eût pu répondre, il dit avec une sorte de sécheresse impérieuse: --Myrtô n'est pas une mondaine, heureusement, elle ne désire que la tranquillité... Du reste, son deuil n'est pas terminé, elle ne pourrait participer à ces grandes réunions que vous paraissez désirer autant qu'Irène, Mathias. --Oh! pas tant que cela, dit le jeune officier sans s'apercevoir de l'ironie contenue dans le ton de son cousin. Je me trouve fort bien ainsi, du moment où cela vous plaît à tous. Avec ou sans fêtes, Voraczy est pour moi un Eden. Les lèvres du prince Arpad frémirent un peu, il se détourna pour adresser une observation impatiente à Renat qui entrait... Et, les autres hôtes de Voraczy arrivant pour le thé, la conversation changea de sujet. On demanda à Myrtô un peu de musique. Le prince Milcza se leva aussitôt en disant qu'il accompagnerait sa cousine. Ils s'éloignèrent vers le salon de musique, et Myrtô ouvrait une petite armoire ancienne pour y choisir un morceau... --Que jouons-nous, Arpad? --Ce que vous voudrez, Myrtô. Nous avons les mêmes goûts, vous le savez... Il s'interrompit, ses traits eurent une crispation douloureuse. Un morceau de musique venait de glisser à terre, et c'était celui qu'avait préféré le petit Karoly, celui qu'il demandait toujours avant tout autre. --Mon petit chéri... mon petit aimé! murmura-t-il. Le doux regard de Myrtô enveloppa sa physionomie altérée, la petite main de la jeune fille saisit la sienne... Mais il la repoussa en disant d'un ton sourd et irrité: --Vous me plaignez... oui, c'est cela seulement, de la compassion... Toute saisie, un peu pâle elle le regardait sans comprendre... Il lui prit tout à coup les mains en murmurant: --Pardonnez-moi, Myrtô, je souffre!... Je suis un ingrat, car, quoi qu'il arrive, vous aurez été pour moi une bienfaisante lumière... Il s'interrompit, Terka et la comtesse Gisza entraient. Au hasard, Myrtô prit un morceau et se dirigea vers le piano, l'âme émue et un peu angoissée. CHAPITRE XV Madame de Soliers et son père se trouvaient depuis huit jours les hôtes du prince Milcza. Tous deux étaient tombés en admiration devant les merveilles de Voraczy. Lui, avait peine à s'arracher de la bibliothèque et de la galerie qui contenait d'inappréciables collections; elle, parcourait les pièces de réception, se grisant de ce luxe artistique, déplorant, avec Irène et quelques autres mondaines, que l'on ne pût décider le prince Arpad à donner quelques-unes de ces merveilleuses fêtes qui avaient réuni ici, du temps de la princesse Alexandra, la noblesse hongroise et autrichienne. --Il parle maintenant de n'en pas offrir même à l'occasion de la visite de l'archiduc! disait Irène. Il paraît s'assombrir, depuis quelque temps. --Et il est impossible de vaincre sa volonté, ajouta la vicomtesse d'un ton vexé. J'ai bien essayé d'insinuer que je serais charmée de voir une de ces fêtes, mais il m'a répondu très froidement qu'il n'avait plus le goût des grandes réunions mondaines. Je n'ai pas osé insister, car, franchement, comtesse, votre frère est très intimidant quand il prend cet air-là! --A qui le dites-vous! murmura Irène avec une sourde colère. --C'est vrai, ma chère comtesse, vous ne paraissez pas être dans ses bonnes grâces. Il n'est pas précisément aimable pour vous, je l'ai remarqué. --Oui... et à cause de cette Myrtô! dit Irène avec une sorte de rage. --Comment cela? interrogea la vicomtesse avec un empressement curieux. --J'ai monté trop franchement mon peu de sympathie pour elle, cela a sufi pour que je sois bonne à pendre aux yeux du prince, qui ne voit plus au monde que sa cousine. Elle a pris sur lui l'influence que possédait le petit Karoly, mais une influence bien augmentée, car il résistait à l'enfant et lui imposait à l'occasion sa volonté, tandis qu'il ne refuse rien à Myrtô. Ah! elle n'aurait qu'un mot à dire, elle, pour obtenir toutes les fêtes qu'elle voudrait! Mais elle s'en garderait bien, parce qu'elle sait que c'est son affectation de simplicité, de sérieux et de piété qui a pris au piège le prince Milcza. La jeune veuve secoua la tête. --Affectation est de trop, comtesse. Malheureusement pour vous, Mademoiselle Elyanni est sincère, admirablement sincère, et c'est ce qui fait sa force et son charme irrésistible. Voyez-vous, il n'y a guère à espérer que le prince Milcza change d'avis, je m'étonne seulement que leurs fiançailles ne soient pas déjà chose accomplie. --Il ne s'agit peut-être, après tout, de la part du prince, que de témoignages de reconnaissance exagérés pour ce qu'il croit devoir à Myrtô. Madame de Soliers eut un sourire ironique. --Ne cherchez pas à vous bercer d'illusions, comtesse. La reconnaissance n'a que fort peu à voir dans les sentiments de votre frère à l'égard de sa cousine. Vous avez certainement aussi bien que moi la transformation de son regard lorsqu'il se pose sur elle, l'intonation particulière de sa voix lorsqu'il s'adresse à elle? Hier, je ne sais à quel propos, une ombre était tombée sur sa physionomie, un pli barrait son front. Sa cousine entre, elle le regarde.--Quels yeux admirables elle a, si profonds, et si pleins de lumière!--Aussitôt, plus d'ombre, un visage soudain éclairé... Autre symptôme: il s'assombrit chaque fois qu'il voit s'empresser près d'elle le comte Gisza ou Miheli Donacz, votre jeune et déjà célèbre poète national, qui a chanté Mlle Myrtô en des vers délicieux. Enfin, maints détails m'ont révélé, depuis ces huit jours, ce que vous savez aussi bien que moi: l'amour profond, souverain du prince Milcza pour sa cousine. En remontant dans son appartement après cette conversation avec Irène, la vicomtesse songeait, un sourire moqueur aux lèvres: --Hum! la petite comtesse est furieusement jalouse de sa cousine!... Elle a de la chance, cette jolie Myrtô! Elle aura vraisemblablement à choisir entre le poète, le comte Gisza et le prince Milcza. Naturellement, ce sera ce dernier... Les lèvres de Madame de Soliers eurent un pli d'amertume tandis quelle murmurait: --Il est si bien, et si parfaitement grand seigneur!... Princesse Milcza... et une fortune fabuleuse... Mais il est inutile de lutter contre elle, je l'ai compris dès le premier jour, en voyant cette créature ravissante de corps et d'âme. J'attendrai la visite de l'archiduc, puis nous quitterons aussitôt cette demeure, car il me sera dur... très dur de rester ici sans espoir. * * * * * Myrtô, assise devant son petit bureau, venait d'achever d'écrire aux dames Millon... Et maintenant, un peu renversée sur sa chaise, elle laissait son regard se perdre dans la profondeur bleue de l'horizon qui lui apparaissait par la fenêtre ouverte. Elle éprouvait depuis quelque temps un peu de lassitude, morale surtout. Malgré tout, une atmosphère de mondanité régnait à Voraczy, et elle y avait été jusqu'ici si peu accoutumée qu'elle en ressentait, à certains instants, une sorte de fatigue. Elle réussissait à la dissimuler--sauf peut-être au coup d'oeil perspicace et toujours en éveil du prince Milcza--mais ici, elle laissait ses nerfs se détendre et son esprit se reposer dans une songerie paisible. Elle pensait à ses chers pauvres, au vieux Casimir qui allait mourir, à la petite Marcra dont la frêle santé serait bientôt remise, grâce à la générosité du prince Arpad... Et une ombre voilait ses yeux tandis qu'elle songeait au pli soucieux remarqué depuis quelque temps sur le front de son cousin, à sa visible préoccupation, à une sorte d'angoisse traversant parfois son regard. Il souffrait toujours, il luttait sans doute contre ses déchirants souvenirs... Un coup léger, frappé à la porte, la fit un peu tressaillir... C'était la comtesse Zolanyi, l'air ému et ravi. --J'ai à vous parler, ma chère enfant, dit-elle en se laissant tomber sur un fauteuil après avoir fait signe à Myrtô de ne pas se déranger. Je viens ici en ambassadrice... ou plus exactement, je remplace votre mère. Il s'agit, en effet, de deux demandes en mariage. Myrtô eut un vif mouvement de surprise et son teint s'empourpra un peu. --Des demandes en mariage? pour moi? dit-elle d'un ton incrédule. --Mais oui, pour vous? Pourquoi semblez-vous si étonnée? --C'est que je suis sans dot, ma cousine, et je croyais... --Il y a encore des gens désintéressés, qui apprécient la beauté morale et physique au-dessus de l'argent. Le prince Milcza a reçu la confidence de Miheli Donacz, et il m'a chargée de vous présenter la demande de ce jeune poète, déjà une de nos gloires nationales et qui souhaite ardemment vous faire partager les honneurs qui l'attendent. C'est un noble caractère, vous avez pu le juger, du reste. Déjà riche, il appartient, en outre, à une vieille et honorable famille, et il est excellent chrétien. --Oui, je le sais, et j'estime profondément ses grandes qualités, murmura Myrtô. Pourquoi, soudain, une tristesse étrange, une mystérieuse angoisse l'envahissaient-elles? --L'autre demande m'a été faite par le comte Gisza. Vous avez pu, lui aussi, l'étudier et le juger. C'est un charmant garçon, riche, suffisamment sérieux, très estimé comme officier. Il vous admire et vous aime, Myrtô, et son oncle, qui lui a servi de père, lui donne son consentement, après m'avoir écrit à ce sujet. Myrtô, un peu pâle maintenant, baissait les yeux, en froissant d'un mouvement inconscient ses petites mains sur sa jupe blanche. --Je ne vous demande pas une réponse immédiate, mon enfant, vous réfléchirez tant qu'il vous plaira, continua la comtesse. Vous choisirez en toute indépendance, et je crois que l'un ou l'autre de ces deux partis eût été pleinement approuvé par votre mère. Myrtô leva les yeux, elle dit d'un ton calme et résolu: --Je crois, ma cousine, qu'il est inutile de laisser M. Donacz et le comte Gisza dans l'incertitude, du moment où je suis certaine, demain comme aujourd'hui, de leur répondre par un refus. --Myrtô!... est-ce possible! balbutia la comtesse. Il faut absolument réfléchir, mon enfant... Que leur reprochez-vous, voyons? --Rien, oh! rien! J'admire leur désintéressement, vous le leur direz en les remerciant... mais je dois vous avouer, ma cousine, que mon coeur est complètement froid à leur égard. --Petite ingrate!... eux qui vous aiment tant! Ce pauvre Mathias!... Vous voulez donc le désoler, Myrtô? --J'en suis au regret... Mais il se consolera, ma cousine... Et il est plus loyal de lui enlever dès maintenant tout espoir. --Je n'ose insister, mon enfant... Du moment où votre coeur ne parle pas, je comprends... Mais je suis peinée du chagrin que je vais lui causer. --Moi aussi, dit Myrtô avec émotion. Mais cependant il m'est impossible d'agir autrement... Pardonnez-moi, ma bonne cousine, l'ennui dont je suis cause pour vous! --Je n'ai rien à vous pardonner, ma pauvre petite! Je regrette seulement que vous ne puissiez trouver votre bonheur dans l'un de ces excellents partis... Allons, mignonne, embrassez-moi, et n'en parlons plus. Mathias partira ce soir, vous n'aurez pas ainsi l'embarras de le revoir. Elle baisa le front de la jeune fille et s'éloigna. Quelques instants, Myrtô demeura immobile et songeuse... La bizarre angoisse ressentie tout à l'heure ne s'évanouissait pas. Pourquoi la communication de la comtesse Gisèle lui produisait-elle cet effet, puisque la demande de ces deux jeunes gens, si flatteuse qu'elle fût pour une jeune fille sans fortune, la laissait entièrement froide? Myrtô se leva d'un mouvement résolu. Elle était accoutumée à réagir contre les impressions vagues, à ne pas s'engourdir dans d'inutiles rêveries... Ayant jeté un coup d'oeil sur sa coiffure, elle descendit, car l'heure du thé approchait. Au lieu de gagner directement le salon des Princesses, où se réunissaient à cette heure les hôtes du château, elle entra dans le salon de musique pour chercher une Berceuse, oeuvre du prince Milcza, qu'elle avait jouée la veille avec lui pour la première fois, et qu'elle souhaitait revoir seule tout à son aise pour en mieux détailler les délicates beautés et la pénétrante expression. Près d'une des portes-fenêtres ouvrant sur la terrasse, Irène se tenait debout, les traits durcis et le regard sombre. Elle enveloppa sa cousine d'un noir coup d'oeil et dit d'un ton sifflant: --Eh bien! il paraît que vous faites la dédaigneuse, mademoiselle Elyanni? Un Miheli Donacz, un comte Gisza ne vous suffisent pas! Vous rêver sans doute mieux que cela? --Je ne rêve rien du tout, répliqua froidement Myrtô. Je n'ai jusqu'ici jamais beaucoup pensé au mariage, étant si jeune encore et sachant que mon manque de dot pourrait être un obstacle... mais ce que je sais, c'est que M. Donacz et le comte Gisza, malgré leurs très réelles qualités et l'estime dans laquelle je les tiens, me sont trop indifférents pour que j'aie eu un seul instant d'hésitation. Irène eut un petit rire bref et sardonique. --C'était bien la peine, vraiment, qu'il vous entourent de tant d'hommages, que Miheli Donacz chante la jeune Grecque et ses yeux de lumière, que le comte Mathias délaisse pour vous le château de son oncle, où l'on donne des fêtes si exquises? Vous êtes un coeur de marbre, Myrtô! Elle rit de nouveau et s'avança lentement vers le milieu du salon, tandis que Myrtô, dominant l'impatience irritée qui la gagnait, se penchait vers un casier à musique. --Enfin, à défaut de votre mariage, je crois que nous en aurons un autre, continua tranquillement Irène. J'ai idée que le prince Milcza... Il vient de s'en aller du côté des serres avec Mme de Soliers, soi-disant pour lui montrer je ne sais quelle plante qu'elle désirait connaître. Mais il semblait très ému, très anxieux... Je pense, Myrtô, qu'il y aura ce soir une fiancée à Voraczy. Myrtô se redressa brusquement, aussi blanche soudain que sa robe, ses yeux un peu dilatés se posèrent sur Irène... --Elle! Oh! vous croyez? dit-elle d'une voix étouffée. --Mais, certainement! Pourquoi semblez-vous si étonnée? Ne fera-t-elle pas une charmante princesse? Elle est fort gracieuse, et si intelligente! Je m'explique maintenant le séjour du prince à Paris, et sa transformation si complète. --Mais pourtant, il ne paraissait pas... il est plutôt froid avec elle... Et elle est très mondaine... dit Myrtô. Sa voix lui paraissait étrange, comme très lointaine, une sorte de brouillard passait devant ses yeux... --Oh! il saura l'habituer à ses goûts, et comme elle en est fort éprise, elle se pliera volontiers à ce qu'il voudra. Je pense qu'il sera très heureux, et nous aurons une aimable belle-soeur qui égayera tout à fait cette demeure. Myrtô se pencha de nouveau vers le casier et attira à elle au hasard quelques morceaux de musique. Irène l'enveloppait d'un regard de satisfaction méchante, elle semblait noter la pâleur de ce teint admirable, le frémissement des petites mains dont la forme idéale et la finesse avaient si souvent fait son envie. Mais un appel de sa mère lui fit quitter le salon... Myrtô remit alors en place les morceaux qu'elle feuilletait machinalement, ne se souvenant même plus de ce qu'elle cherchait. Elle sortit sur la terrasse, descendit les degrés et, toujours machinalement, se dirigea vers le parc. Les paroles d'Irène bourdonnaient singulièrement dans son cerveau. "Je crois, Myrtô, qu'il y aura ce soir une fiancée à Voraczy."... Jamais elle n'aurait pensé... non, jamais! Pourquoi donc cette supposition d'Irène l'avait-elle si profondément surprise et troublée? Il n'y avait cependant rien d'étonnant à ce que le prince Milcza, guéri de sa longue crise morale, cherchât à se refaire un intérieur... Seulement, il semblait bizarre qu'il eût choisi cette jeune femme très mondaine. Il avait été séduit sans doute par son intelligence, par la vivacité de sa physionomie et le piquant de son esprit, par les délicates flatteries qu'elle ne lui ménageait pas... Cependant, il se montrait simplement pour elle, comme pour tous les hôtes féminins de Voraczy, un maître de maison très courtois, sans rien de plus. Aucun empressement, aucune sympathie même... Mais il n'aimait peut-être pas laisser voir ses sentiments, il les ferait connaître seulement à l'élue... Myrtô s'en allait comme en un rêve, les pensées s'entrechoquaient dans son cerveau... Elle se trouva tout à coup devant le temple grec, elle gravit les degrés et s'arrêta sur le péristyle. Elle se trouvait près de la colonne où il était appuyé au moment où allait se consommer son crime... Et la pensée de cette scène, de l'émotion poignante de ces instants saisit Myrtô, l'envahit, la pénétra de douceur et d'amertume immense... Elle ouvrit la porte du temple... Une aïeule du prince Arpad avait fait de l'intérieur un sanctuaire dédié aux saints patrons de la Hongrie. Leur effigie était là, taillée dans le marbre... Entre tous, Myrtô vénérait la sainte duchesse de Thuringe, et ce fut devant elle qu'elle alla s'agenouiller, ce fut vers son doux visage qu'elle leva ses yeux suppliants. Que demandait-elle ainsi? Elle ne le savait pas exactement... elle souffrait et elle implorait le secours. Peu à peu, quelque apaisement descendit en elle. Le compatissant regard de sainte Elisabeth versait un réconfort sur son coeur bouleversé par un mystérieux émoi. Elle joignit les mains en murmurant avec ferveur: --Ma chère sainte, priez pour lui!... Qu'il soit heureux, que sa chère âme, surtout, soit sauvée... Son bonheur est mon bonheur, je sens que je l'achèterais avec joie par une grande souffrance. Elle se releva et sortit du petit temple. L'heure s'avançait, on devait s'étonner là-bas de son absence... Mais elle s'arrêta encore sur le péristyle. De nouveau, le souvenir de ce qui s'était passé là l'étreignait, à la fois douloureux et si doux... Combien, depuis lors, il avait su délicatement lui témoigner sa reconnaissance!... Car elle avait compris qu'il ne la remerciait pas seulement de son dévouement pour son fils, mais plus encore, peut-être, de son intervention en cette minute tragique qui allait décider de son éternité. C'était par reconnaissance qu'il l'entourait d'attentions chevaleresques, par reconnaissance qu'il se montrait si empressé à prévenir tous ses désirs charitables, par reconnaissance encore qu'il mettait tant de charme pénétrant dans son regard et dans sa voix, qu'il les adoucissait si bien pour elle comme autrefois pour Karoly. Elle lui avait fait du bien, il le lui avait dit plusieurs fois. Ne devait-elle pas remercier Dieu d'avoir été choisie comme l'instrument, bien humble et bien imparfait, dont il s'était servi pour donner un peu de paix à cette âme révoltée?... Maintenant, une autre continuerait la tâche. L'épouse aimée pourrait beaucoup si elle savait comprendre cette âme vibrante sous son apparence altière et froide, ce coeur qui avait, unies à une virile énergie, des délicatesses presque féminines, et d'immenses ressources d'affection, comme l'avait prouvé son ardent amour paternel. Devant l'esprit de Myrtô se dessina la mince silhouette de Mme de Soliers, son fin visage souriant et spirituel, au regard mobile, souvent moqueur... --Le comprendra-t-elle? Le rendra-t-elle heureux? Un étonnement lui demeurait que le prince eût choisi cette jeune femme... Et pourtant, Irène avait raison, ceci expliquait son séjour à Paris, et le changement qui avait fait du père désespéré un homme jeune et charmeur comme autrefois. Elle le revoyait là, assis au bas de ces degrés, près de la chaise longue de son fils. Combien il était sombre et froid! Et cette volonté tyrannique dont Myrtô, comme les autres, avait senti souvent le poids... Et cette scène à propos de Miklos... Tous les souvenirs de ces dix-huit mois lui revenaient, tour à tour poignants et doux, tandis que les larmes montaient lentement à ses yeux... Et de nouveau elle oubliait l'heure, elle laissait s'écouler les minutes dans ce retour vers le passé. Le soleil, déjà bas sur l'horizon, enveloppait d'une clarté rose la jeune fille vêtue de blanc qui s'appuyait à la colonne de marbre, évoquant, dans sa pure beauté grecque, la pensée d'une jeune prêtresse de Minerve Athénée. Dans les grandes prunelles noires flottait une souffrance profonde, mais aussi une calme résignation. Un cerne léger s'était formé sous les yeux de Myrtô, et sa tête charmante se penchait un peu, comme si elle avait peine à supporter la lourde chevelure teintée d'or fauve par les rayons du soleil... Aux alentours, le sol était couvert d'un épais gazon qui étouffait le bruit des pas... Comme Myrtô l'avait fait un jour, quelqu'un apparaissait inopinément au tournant du temps. Mais cette fois c'était "lui"... Elle eut un brusque mouvement et pâlit encore davantage... Déjà, il escaladait les degrés et s'avançait vers elle... --Myrtô, que vous arrive-t-il? Nous étions inquiets, là-bas, je suis parti à votre recherche... Il s'interrompit et posa son regard sur celui de sa cousine. --Vous avez pleuré, Myrtô?... Qu'avez-vous? Il se penchait et lui prenait la main, en faisant ces questions d'une voix anxieuse. --Oh! ce n'est rien!... Quelques idées noires... murmura-t-elle en essayant de sourire. Mais ce n'était pas le si joli, si rayonnant sourire habituel. Celui-là était triste, presque navrant... --Des idées noires?... Lesquelles?... dites, Myrtô? Elle baissa les yeux pour éviter ce regard doucement impérieux, et dit, d'une voix un peu tremblante: --Cela ne vaut pas la peine... Non, réellement, Arpad... --Vous ne voulez pas me dire ce qui vous tourmente? N'avez-vous pas confiance en moi, Myrtô?... Cette confiance, je l'ai cependant envers vous... Les lèvres pâlies de Myrtô eurent une légère crispation... Il y avait pourtant quelque chose qu'il lui avait caché, comme aux autres. --...Non, vous ne voulez pas, Myrtô? Elle secoua négativement la tête, incapable de parler, car sa gorge se serrait soudain. Les traits du prince Milcza se contractèrent un peu, il demeura un instant silencieux considérant le pâle visage environné d'une lueur rosée. Puis il dit tout à coup, d'une voix où passaient des vibrations altérées: --Ma mère vous a-t-elle fait une communication relative à... des demandes en mariage? --Oui, dit-elle d'un ton lassé. Je regrette vraiment que le comte Mathias et M. Donacz aient songé à moi... Je suis confuse d'être l'objet d'un tel désintéressement, et de ne pouvoir répondre à leur demande que par un refus... --Un refus! murmura-t-il. Sa physionomie se détendait, son regard inquiet et assombri s'éclairait soudain... --Vous n'avez pas réfléchi?... vous avez dit non ainsi, tout de suite? --Oh! oui! dit-elle avec le même accent de lassitude. Je n'ai pas du tout l'idée de me marier... Non, vraiment, je n'ai pas hésité un instant, et je n'ai aucun regret. --Myrtô, écoutez-moi... Elle leva les yeux et le vit en proie à une émotion difficilement contenue. --...Je devais vous parler demain, après avoir connu votre réponse à ces demandes. Mais puisque je sais dès maintenant, je puis vous dire qu'un autre sollicite le bonheur de devenir votre époux... un autre qui vous aime--il ose l'assurer--plus que quiconque au monde. Vous avez été pour lui le rayon de lumière, la discrète consolatrice, mais il voulait plus que votre compassion, il s'est efforcé de redevenir jeune pour ne pas offrir à vos dix-huit ans un fiancé vieilli moralement et physiquement. Voilà pourquoi il s'est imposé cet exil de plusieurs mois loin de vous afin de vous montrer un prince Milcza transformé... Et si j'ai attendu si longtemps avant de vous parler ainsi, Myrtô, si j'ai enduré les plus douloureuses angoisses en laissant d'autres solliciter avant moi votre main, c'est que je voulais vous permettre de comparer, de choisir à votre gré, c'est que je ne voulais pas m'imposer à votre inexpérience de la vie, à votre coeur si admirablement charitable, et capable, par compassion pour une âme souffrante, d'accomplir un sacrifice... Les yeux baissés, ses longs cils frôlant sa joue devenue toute rose, elle écoutait, se demandant si elle rêvait, si c'était bien sa voix chaude et vibrante qui prononçait ces paroles dont chacune faisait tressaillir son coeur... --Maintenant, Myrtô, dites-moi si vous voulez devenir ma femme?... dites-le-moi en toute indépendance... je ne veux pas de pitié, pas de sacrifice, comprenez-moi bien? --Arpad? D'autres paroles n'auraient pu sortir de sa gorge serrée par l'émotion immense, le bonheur inexprimable qui l'envahissait soudain, mais ses grands yeux levés vers le prince lui révélaient, mieux que les mots n'eussent pu le faire, combien le coeur de Myrtô lui appartenait sans réserve. --Merci, Myrtô, ma Myrtô. Il posa longuement ses lèvres sur les mains de la jeune fille, et ils demeurèrent quelques instants silencieux, trop radieusement émus pour prononcer une parole. --Myrtô, ma lumière! Il avait le même accent fervent que Mme Elyanni lorsqu'elle avait appelé ainsi sa fille, la veille de sa mort... Et, comme alors aussi, Myrtô protesta: --Arpad, ne dites pas cela! Je ne suis rien... --Si, je le dis, je le répète! Dieu a mis en vous, en votre âme si pure, un admirable reflet de sa lumière. Il a permis que vous soyez son intermédiaire près d'un pauvre pécheur révolté contre Lui. J'ai ressenti votre influence dès les premiers moments où je vous ai connue; elle me pénétrait peu à peu, et moi, qui avais juré une éternelle défiance à toutes les femmes, j'essayais de m'y soustraire en mettant, par ma froideur et ma dureté, une plus grande distance entre nous. Vous m'avez dit, Myrtô, que j'étais jaloux de l'affection de mon fils pour vous. C'est vrai... Mais surtout, je me révoltais devant ce charme qui attirait à vous tous les coeurs, devant la droiture, la délicieuse simplicité, la bonté incomparable de cette petite âme vaillante... Et savez-vous de quoi je vous ai le plus admirée? C'est de votre bravoure, de votre intrépidité devant moi, qui ne voyais que fronts courbés et adhésions serviles à toutes mes volontés, celles-ci fussent-elles des injustices. --Vous aviez pourtant bien envie de me chasser de Voraczy? dit Myrtô avec un doux sourire un peu malicieux. Sans Karoly... --Myrtô, qu'ai-je été envers vous ce jour-là! Quelle dureté, quelle injustice! Mais je n'aurais pas eu le courage d'aller jusqu'au bout, même si mon petit chéri ne m'avait pas supplié pour vous. Dans ma colère, je vous revoyais si touchante, si maternellement tendre près de lui!... Non, vraiment, je crois que vous n'aviez rien à craindre... Et que dirai-je de ce que vous avez été pour moi, dans ces jours de douleur, de détresse épouvantable!... Près de lui, mon petit aimé, et après!... Mais j'ai compris seulement la profondeur, la puissance du sentiment qui remplissait mon coeur, le jour où je vous ai vue parée de fleurs, petite fée candide et radieuse... Et quelque chose s'est brisé en moi, car j'ai songé du même coup que je n'étais pas libre à vos yeux, que "l'autre" se mettait encore en travers du bonheur entrevu. J'ignorais, en effet, qu'elle fût morte. Le Père Joaldy a fini heureusement par deviner ce qui se passait en moi et m'a prévenu de l'événement. Voilà pourquoi vous m'avez vu à Noël, Myrtô... Et, quoi qu'il m'en coutât, j'ai voulu ensuite renouer avec la société, redevenir jeune pour vous, reprendre intérêt à l'existence, aux mille détails de la vie, aux choses belles et bonnes que Dieu a semées dans le monde, et que je ne savais plus comprendre dans ma souffrance d'orgueilleux révolté... Oh! oui, Myrtô, vous avez été pour moi une lumière, la pure, la rayonnante lumière destinée par la Providence à chasser les ténèbres de ma pauvre âme! Il la contemplait avec une grave tendresse, et dans la jeune âme de Myrtô s'épanouissait un bonheur dont l'intensité l'effrayait presque. --Je suis trop heureuse, Arpad! murmura-t-elle. --Répétez-le, ma Myrtô!... dites-moi bien que je vous rends heureuse, que vous ne regrettez rien... Vous rappelez-vous comme notre petit Karoly nous a unis dans sa dernière parole? Par la bouche de ce petit ange, Dieu nous destinait ainsi l'un à l'autre. Le soleil déclinant enveloppait de ses lueurs rosées les fiancés debout sur le péristyle du temple. Un calme impressionnant, presque religieux, régnait dans ce coin du parc qui avait été le lieu de prédilection du petit Karoly. --Il est très doux, ne trouvez-vous pas, d'avoir échangé ici nos promesses de fiançailles, à cette place même qui nous rappelle un si terrible souvenir?... Oh! ma bien-aimée, qu'ai-je failli faire alors? Quand je pense à cette balle qui vous effleura... --Laissez ces souvenirs, Arpad! dit-elle en posant doucement sa main sur le bras du prince. Dieu, dans sa bonté, a permis que tout tournât à votre bien... à notre bien... Mais je crois que l'heure avance, et bientôt on va venir à notre recherche, ne le pensez-vous pas? --Oui, il faut retourner là-bas, dit-il d'un ton de regret. Aussitôt que ma mère sera seule, nous irons lui annoncer nos fiançailles... Et ce soir, nous les rendrons officielles dans tout Voraczy. Ils descendirent les degrés et prirent lentement le chemin du château, Myrtô appuyée au bras de son fiancé... Le prince Arpad, de cette voix chaude et caressante qu'il avait autrefois pour son fils, rappelait les souvenirs des mois précédents, disait ses espoirs et ses craintes... S'interrompant tout à, coup, il demanda: --Mais maintenant, Myrtô, ne pouvez-vous apprendre à votre fiancé pourquoi vous pleuriez tout à l'heure? Elle rougit, hésita un instant et répondit enfin d'une voix un peu tremblante: --On venait de me dire... on croyait que Mme de Soliers... Elle s'interrompit, embarrassée... Le prince s'arrêta brusquement... --Mme de Soliers?... Voulez-vous dire que quelqu'un ait eu la sottise de supposer que j'aie songé à elle? --Oui, c'est cela... Un léger éclat de rire s'échappa des lèvres du prince. Il saisit les mains de Myrtô en s'écriant avec une douce ironie: --O ma chère petite aveugle, comment avez-vous pu croire une minute?... Voyons, quelque chose, dans ma conduite, vous a-t-il donné un seul instant à penser que j'aie eu pareille idée? --Non, rien absolument, c'est certain, dit-elle sans hésitation. Mais enfin, ce n'était pas chose invraisemblable... et elle était très aimable, très flatteuse... --Oh! certainement! Elle laissait même voir un peu trop son désir de devenir princesse Milcza, dit-il avec un sourire railleur. Et qui donc, Myrtô, vous a insinué cette extraordinaire idée? --Oh! que vous importe, Arpad! --Mais si, je tiens à le savoir... Il faut que ce soit quelqu'un de bien sot... ou de bien malveillant, car autrement, personne ici n'aurait eu pareille pensée, étant donnée la froideur par laquelle j'ai toujours répondu aux avances de la vicomtesse et de son père... Dites-moi le nom de cette personne, Myrtô? --Non, Arpad, je ne le peux pas, répondit-elle fermement. --Pourquoi donc?... Aurais-je bien deviné en parlant de malveillance?... Faut-il penser que quelqu'un a cherché à vous faire souffrir? Elle ne répondit pas et se remit en marche. Le prince réfléchissait, les sourcils froncés. --J'ai trouvé, je crois, dit-il, au bout d'un moment. Je sais qui vous déteste ici... Mais je saurais la punir, je vous en réponds! --Oh! non, Arpad, je vous en prie! s'écria-t-elle en levant vers lui un regard suppliant. Ne dites rien... Nous sommes si heureux maintenant qu'il faut que tous le soient autour de nous. Il la regarda avec une douceur émue. --Ne vous inquiétez pas de cela, ma petite sainte. Les blessures faites à l'orgueil sont salutaires, et ce sont celles-là que je destine à l'âme jalouse qui vous a causé cette souffrance... Laissons cela, Myrtô, ajouta-t-il en voyant le geste de protestation de la jeune fille. S'il est une chose que je puisse difficilement pardonner, c'est la perfidie et le manque de coeur... envers vous surtout, si admirablement bonne pour tous. Ils atteignaient en ce moment les jardins. Au passage, le prince Milcza cueillit deux roses blanches et en glissa une à la ceinture de Myrtô, tandis que sa fiancée attachait l'autre à sa boutonnière. --Je porte vos couleurs, ma fée aux fleurs, dit-il gaiement en baisant les petits doigts qui venaient de le décorer. Comme ils contournaient une des serres, ils aperçurent de loin Renat qui gambadait avec Hadj et Lula, tandis que Mitzi marchait tranquillement, un livre à la main. Les chiens s'élancèrent et se mirent à sauter autour du prince et de Myrtô. Renat, cessant ses évolutions, s'avança à la suite de Mitzi. Bien que la fermeté dont son frère usait à son égard ne rappelât pas la dure sévérité d'autrefois, il le redoutait encore beaucoup et ne se trouvait rassuré qu'en présence de Myrtô, car il n'avait pas été le dernier à remarquer l'influence de sa cousine sur tous les actes du prince Milcza. Quant à Mitzi, elle était devenue la préférée de son frère aîné, comme elle était déjà celle de Myrtô. Sa petite nature tendre et fine s'attachait fortement ceux qui prenaient la peine de l'observer sous son apparence un peu froide. --Toujours à étudier, Mitzi? dit le prince Arpad en caressant les cheveux blonds de sa jeune soeur. Ce n'est pas le moment, il faut profiter de la récréation, courir et te démener comme ce bon diable... Et son regard souriant se posait sur Renat qui s'était emparé de la main de Myrtô et y appuyait ses lèvres. --...Tu aimes beaucoup ta cousine, Renat? --Oui, oh! oui! dit l'enfant avec chaleur... --Alors tu seras content de ce que nous t'apprendrons tout à l'heure. --Quoi donc? dit vivement l'enfant. --Tu le sauras ce soir. --C'est quelque chose d'heureux pour Myrtô car ses yeux brillent, brillent... comme des étoiles! Les fiancés se mirent à rire. --Voyez-vous cet observateur!... Pour faire prendre patience à ta curiosité, Renat, tu vas me dire, et Mitzi aussi, ce que vous voulez que je vous donne à l'occasion du grand bonheur qui nous arrive. Je vous promets de contenter vos souhaits... à condition qu'ils soient raisonnables, naturellement. Renat, les yeux brillants, s'écria sans hésiter: --Oh! je voudrais tant un cheval, Arpad!... un joli cheval noir comme celui de Béla Dovanyi!... Est-ce raisonnable, dites, Myrtô! demanda-t-il, inquiet, en levant les yeux vers la jeune fille. --Mais tout à fait raisonnable, il me semble... N'est-ce pas, Arpad? --Oh! certes! Tu auras ton cheval, Renat... Et Mitzi, que veut-elle? L'enfant rougit et dit timidement: --Moi, je voudrais beaucoup, beaucoup d'argent. --De l'argent?... Serais-tu avare, Mitzi? s'écria le prince d'un ton surpris. Elle rougit plus encore et balbutia: --Il y a beaucoup de petits enfants qui ont faim, et d'autres qui n'ont jamais de jouets, ni de gâteaux. Je voudrais tant pouvoir en donner à tous! Le regard du prince, profondément ému, se reporta de l'enfant sur Myrtô, ses lèvres murmurèrent: --Elle est bien votre élève, Myrtô! Il se pencha vers la jeune fille et dit avec une douceur attendrie: --Embrasse-moi, Mitzi, je suis bien heureux de voir que tu es bonne et charitable. Je te donnerai ce que tu voudras pour tes petits protégés... tout ce que tu voudras, entends-tu? --Oh! Arpad! dit-elle, suffoquée de joie. Comme vous êtes bon! comme je vous aime! --Moi aussi, ma chérie, je t'aime beaucoup... Et Renat également, lorsqu'il est raisonnable, ajouta le prince Milcza en souriant. Renat, qui avait bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, baissa un instant le nez. Mais il le redressa bientôt et, passant sa main sous le bras de Myrtô, il dit d'un ton de mystère: --J'ai trouvé pourquoi vos yeux brillent, Myrtô, et pourquoi le prince Milcza a l'air si content. --Vraiment, mon petit? Et pourquoi donc! Renat eut un coup d'oeil craintif vers son frère. --Je ne serai pas grondé parce que je l'ai deviné, Myrtô? --Non, non, soyez sans crainte! dit-elle dans un sourire. Qu'avez-vous deviné, Renat? --Que vous allez vous marier avec le prince Milcza! s'écria triomphalement l'enfant. --Allons, ce n'est pas mal trouvé! dit gaiement le prince. Mais tu auras soin de te taire jusqu'à ce que je te permette d'ouvrir la bouche sur ce sujet. Tu sais que je ne supporte pas les indiscrets et les bavards. --Oh! je ne dirai rien du tout! répliqua gravement Renat. Mais je suis content!... content! Et il exécuta une magnifique cabriole, tandis que Mitzi, appuyant câlinement sa joue contre la main de son frère aîné, disait d'un ton joyeux: --Oh! quel bonheur, Arpad! Je l'aime tant, notre Myrtô! --Notre Myrtô! répéta le prince avec une douce ferveur. Ils revinrent tous quatre vers le château... Et Irène, penchée sur la balustrade de la terrasse, pâlit en les apercevant. --Je lui ai raconté qu'il y aurait ce soir une fiancée à Voraczy... Aurais-je, par hasard, dit vrai? murmura-t-elle entre ses dents serrées. CHAPITRE XVI La réception magnifique donnée par le prince Milcza en l'honneur de l'archiduc François Charles, fut l'occasion d'une présentation solennelle de la nouvelle fiancée à toute la noblesse accourue à l'invitation du jeune magnat. Myrtô, d'une beauté saisissante dans sa vaporeuse et très simple toilette blanche, obtint un triomphal succès, capable de griser tout autre que cette petite tête sensée et sérieuse. L'Archiduc et tous les invités, émerveillés de cette grâce ravissante unie à la plus charmante modestie, félicitèrent chaleureusement le prince Arpad dont le regard exprimait un bonheur contenu mais profond. Après cette fête pour laquelle le prince avait déployé toutes les splendeurs d'autrefois, Voraczy retomba dans le calme et l'intimité. Les fiancés, accompagnés de la comtesse Gisèle, de Terka et de Mitzi, firent seulement un court séjour à Paris, pour choisir le trousseau et la corbeille de la future princesse, et aussi pour assister au baptême de la petite fille d'Albertine. Mme Millon avait écrit à Myrtô pour lui demander d'être la marraine, en laissant entendre qu'elle ne savait trop qui choisir comme parrain, leur parenté étant fort réduite. Le prince Arpad avait dit aussitôt: "Ce sera moi, s'ils le veulent bien." Personne n'avait dit non... pas même Pierre Roland, qui eût dû tressaillir jusqu'au fond de son âme de fougueux démocrate à cette pensée de donner un prince pour parrain à sa fille. Il se montra même le plus enthousiaste, le plus orgueilleusement joyeux... C'est que le prince Milcza était, lui, le plus magnifique des parrains. Outre un superbe cadeau à la mère, il constituait à l'enfant un joli petit capital dont les revenus devaient servir à son éducation... Et ma foi, n'est-ce pas, démocrate ou non, l'intérêt avant tout? Quant à la marraine, elle reçut, à cette occasion, la plus merveilleuse petite couronne qui ait jamais paré un front de princesse. --Pour votre présentation à la cour, Myrtô, dit son fiancé en la lui offrant. Il lui donnait relativement peu de cadeaux, en dehors de ceux nécessités par son rang, car il connaissait les goûts de sa Myrtô. Mais il avait mille attentions délicates qui la ravissaient plus que ne l'eussent fait toutes les merveilles du monde. C'est ainsi qu'ayant appris que les meubles de Mme Elyanni se trouvaient toujours en dépôt chez une voisine des Millon, il les avait fait transporter secrètement dans une chambre de son hôtel, et y avait ensuite conduit Myrtô, émue et touchée au point que les larmes avaient jailli de ses yeux en présence des chers souvenirs, et aussi à cette constatation nouvelle de la délicate affection dont elle était l'objet. Les fiancés se retrouvèrent avec joie à Voraczy, qui leur était cher à tous deux. Quelques jours après son arrivée, le prince Milcza demanda un entretien à sa mère, et lui apprit ce qu'il comptait faire à l'égard de ses soeurs et de son frère. A Renat il donnerait à sa majorité le domaine des comtes Zolanyi, racheté par lui après la mort du second mari de la comtesse. Terka et Mitzi se voyaient constituer des dots superbes... --Quant à Irène, ajouta le prince, je me réserve de lui apprendre moi-même ce que je compte faire à son égard. Vous voudrez bien, ma mère, lui dire de venir me parler demain matin. La jeune fille passa la fin de la journée et toute la nuit dans de véritables transes. Ce n'était évidemment pas un traitement de faveur que lui réservait son frère. Depuis ses fiançailles, il avait adopté à son égard une attitude d'indifférence absolue. Jamais il ne lui adressait la parole, et, tandis qu'il avait comblé de cadeaux Terka et Mitzi pendant leur séjour à Paris, il n'avait rien rapporté à Irène, demeurée pendant ce temps au château de Sezly, chez sa marraine, la comtesse Sarolta Gisza, alors que Renat lui-même avait vu arriver à son adresse une gentille petite voiture et un poney qui avaient réalisé son rêve le plus cher. Il semblait vouloir l'ignorer absolument... Et l'amertume s'amassait dans l'âme d'Irène, non contre lui, mais contre Myrtô, amertume d'autant plus intense qu'elle n'osait plus la faire sentir à sa cousine. Ce fut donc l'âme remplie d'une sourde angoisse qu'elle entra, le lendemain, dans le cabinet de travail de son frère. Le prince, occupé à écrire, lui désigna un siège en disant froidement: --Asseyez-vous, Irène, je suis à vous dans cinq minutes. Cinq minutes!... C'étaient cinq siècles pour l'anxiété grandissante dans le coeur d'Irène, à la vue de la physionomie glacée de son frère. Sur son bureau, il y avait une grande photographie représentant Myrtô vêtue de blanc et couverte de fleurs, comme le jour où le prince Milcza l'avait aperçue près du petit bois... Et cette vue fit monter au cerveau d'Irène une bouffée de colère jalouse. Le prince posa enfin sa plume et se renversa légèrement dans son fauteuil pour fixer sur sa soeur ce regard qui gardait pour elle la dureté d'autrefois. --Ma mère vous a appris, n'est-ce pas, ce que je comptais faire pour faciliter l'avenir de Terka, de Mitzi et Renat? Elle répondit affirmativement d'une voix étouffée par l'émotion qui la serrait à la gorge. --Il y a quelques mois, j'avais pour vous des intentions semblables, malgré l'impression peu favorable produite sur moi par votre malveillance à l'égard de celle à qui nous devons tant, et qui s'est montrée, malgré tout, si patiente et si bonne à votre endroit. Mais il s'est passé depuis un fait me montrant qu'il ne s'agissait pas seulement d'une jalousie, d'une antipathie passagère. Lorsqu'une femme froidement, délibérément, inflige une blessure profonde à une autre femme qui ne lui a jamais fait que du bien, lorsqu'elle ne craint pas, dans sa rage jalouse, de lui faire croire ce qu'elle sait n'avoir jamais existé, pour avoir l'atroce plaisir de la faire souffrir, je n'ai qu'un mot pour qualifier un tel acte: je l'appelle une lâcheté perfide... Et j'avais jugé que celle qui s'en était rendue coupable n'était plus digne d'être traitée comme ma soeur. Pâle et tremblante Irène baissait les yeux. Il lui semblait soudain que tout s'écroulait autour d'elle... --...Cependant, sur l'instante demande de Myrtô dont la charité ne connaît pas de limites, j'ai consenti à revenir sur ma décision. Vous aurez donc la même dot que Terka et Mitzi... Mais j'ai tenu à vous faire savoir que vous la deviez à Myrtô... à Myrtô seule. Les lèvres serrées d'Irène s'entr'ouvrirent pour laisser échapper ces mots: --De cette manière, je n'en veux pas... --Oh! à votre gré! dit-il du même ton net et glacé. Mais ce n'est pas ainsi que se trouvera facilité le mariage riche et brillant rêvé par votre cervelle futile. Vous réfléchirez et me donnerez votre réponse demain. Elle se leva brusquement, la colère lui montant au cerveau, avec une sorte d'affolement qui l'emportait hors d'elle-même... --Pas demain... aujourd'hui!... Je ne veux rien d'elle, je la hais, cette hypocrite, cette intrigante... Elle le vit tout à coup debout, son poignet se trouva enserré dans une main dure, des yeux étincelants d'irritation se posèrent sur elle, lui faisant baisser les siens... --Vous osez l'insulter!... Misérable envieuse, je vous forcerai à lui demander pardon à genoux! --Vous me faites mal! bégaya Irène. Il lâcha son poignet et, subitement redevenu maître de lui-même, dit avec un calme glacial: --Je pense qu'en effet vous n'avez aucun besoin de mon aide pour votre avenir. Arrangez-vous à votre guise, je me désintéresse totalement d'une créature ingrate et sans coeur. Elle sortit du cabinet de travail, frissonnante et presque livide. A ses oreilles bourdonnantes retentissaient les deniers mots de son frère... Elle gagna le salon et se laissa tomber sur un fauteuil, car ses jambes tremblantes refusaient de la porter. Des soubresauts nerveux la secouaient des pieds à la tête. Le front contre le dossier du fauteuil, elle pleurait convulsivement, en se tordant les mains. Une porte s'ouvrit tout à coup. C'était Myrtô les bras remplis de fleurs dont elle venait orner les jardinières du salon. --Irène! dit-elle avec une surprise anxieuse. La jeune fille se redressa brusquement comme si quelque venimeux insecte l'avait touchée, montrant son visage congestionné, couvert de larmes, et ses yeux brillants de fureur. --Vous!... encore vous! Ce n'est pas assez de m'humilier, de me faire jeter une aumône par lui!... Il faut encore que vous veniez jouir de ce que vous m'avez si bien préparé... --Irène!... mais, Irène! murmura Myrtô toute pâle. --Je vous hais! continua Irène avec exaltation. Vous n'êtes qu'une habile comédienne, vous avez bien joué votre rôle... Maintenant vous faites de lui ce que vous voulez, et vous en profitez pour l'exciter contre moi, que vous détestez... --Oh! Irène, moi qui ai tout fait au contraire pour... Un rire convulsif secoua la jeune fille. --Ah! vous croyez que je m'y laisse prendre! Il y a tant de manières de s'arranger pour perdre les gens dans l'esprit de quelqu'un, tout en ayant l'air de parler en leur faveur!... Et lui, malgré son intelligence, tombe facilement dans le panneau... Tenez, regardez ce que je dois à votre bienfaisante intervention près de mon frère... Elle étendait son poignet, où se voyait la marque des doigts du prince Milcza. --Il m'a fait cela, parce que je vous traitais comme vous le méritez... J'ai pensé un moment qu'il allait me tuer... Et vous croyez que je ne vous hais pas? Elle se tordit violemment les mains et se renversa sur un fauteuil, en proie à une terrible crise nerveuse. Myrtô, effrayée, laissa tomber ses fleurs et se précipita vers la sonnette. Puis elle revint vers sa cousine et essaya de la calmer, mais vainement. La comtesse Gisèle et Terka arrivèrent bientôt, puis le docteur Hedaï. Irène s'apaisait peu à peu, mais tout son corps demeurait agité d'un tremblement, et elle était en proie à une fièvre violente. Sa mère, sa soeur et Myrtô se remplacèrent près d'elle pendant cette journée et la nuit suivante. Elle avait le délire et, avec des gestes d'effroi, elle murmurait: --Il va me tuer... j'ai peur! Myrtô posait alors sa main sur le front de sa cousine, et la malade se calmait un peu... Vers le matin, elle s'endormit sous la douce caresse de cette petite main infatigable, et le docteur Hedaï déclara d'un ton de vive satisfaction: --Allons, mon inquiétude disparaît, nous n'aurons pas les complications cérébrales que je craignais. La comtesse a pu éprouver une violente commotion morale, et, comme elle est fort nerveuse, il en est résulté un excessif ébranlement qui se calmera peu à peu. La fièvre tombait en effet, l'agitation s'apaisait, reparaissant seulement à des intervalles de plus en plus éloignés. Mais la malade demeurait silencieuse et sombre, un bruit de pas dans les corridors la faisait tressaillir, et, entendant prononcer par Terka le nom d'Arpad, elle fut reprise d'une recrudescence de fièvre. --Il y a eu une terrible scène entre lui et elle, il me l'a dit hier, expliqua Myrtô à sa cousine surprise de l'effet produit. Au bout de quelques jours, le mieux était définitif. Irène reprenait quelque peu ses forces abattues par la fière et la fatigue nerveuse. Mais elle demeurait songeuse et triste, malgré tous les efforts de sa mère, de Terka et de Myrtô, elle semblait fort peu pressée de quitter son appartement pour reprendre sa vie accoutumée. Elle s'était laissée soigner par sa cousine, d'abord inconsciemment, dans son délire; elle n'avait pas protesté davantage lorsque, la raison lui revenant, elle avait reconnu Myrtô dans cette vigilante garde-malade dont la petite main douce avait apaisé ses plus pénibles accès. Depuis quelques jours, elle semblait réfléchir beaucoup, et sa parole se faisait moins brève, son regard s'adoucissait pour celle qui ne cessait de l'entourer d'un dévouement discret. Une après-midi très ensoleillée, Myrtô entra, son chapeau sur la tête et dit d'un ton résolu: --Allons, Irène, vous allez venir faire un tout petit tour avec moi. Vous vous anémiez, ici, il faut absolument recommencer à sortir. Irène secoua la tête. --Pas encore, Myrtô, je ne me sens pas assez forte... Myrtô se pencha vers elle et lui prit la main en la regardant avec un sourire. --Dites plutôt que vous avez peur encore?... une peur irraisonnée, enfantine. Irène rougit un peu. --Oui, c'est vrai, murmura-t-elle. --Quelle folie, Irène!... Il m'a chargée de vous dire tous ses regrets, et son désir qu'il ne soit plus question, entre vous et lui, de ce qui s'est passé... Oh! je l'ai bien grondé, je vous assure, pour vous avoir si peu ménagée! --Je le méritais, dit franchement Irène. Vous a-t-il appris comment je vous avais traitée? --Je n'ai rien su, je ne veux pas savoir, Irène! --Si, je veux vous le dire, moi! Je vous ai appelée intrigante, hypocrite... Et j'ai été si mauvaise pour vous, en vous racontant ce mensonge, à propos de Mme de Soliers! Oh! je comprends qu'il m'ait en horreur! --Taisez-vous, Irène, ne vous agitez pas encore en ramenant sur l'eau toutes ces vieilles histoires. Vous savez bien que tout est oublié... Allons, venez avec moi, je veux vous montrer le nouvel arrangement de la grande serre. Irène, après une courte hésitation, mit son chapeau et suivit sa cousine au dehors. Appuyée sur son bras, elle marcha lentement vers la serre principale, but indiqué par Myrtô. Mais elle s'arrêta tout à coup et pâlit un peu. A quelques pas de la serre, le prince Milcza conférait avec le jardinier chef... En apercevant sa soeur et sa fiancée, il s'avança vivement, les mains tendues vers Irène. --Ma pauvre Irène, vous voilà enfin! J'avais hâte de voir par moi-même comment vous vous trouviez! Saisie par cette cordialité inaccoutumée, Irène balbutia, rougit, puis fondit en larmes. Myrtô l'entraîna vers un banc et la fit asseoir entre le prince et elle. Irène sanglotait sur l'épaule de sa cousine, mais elle se calma bientôt aux affectueuses paroles de son frère et de Myrtô, et elle sourit enfin à travers ses larmes lorsque le prince Arpad dit gaiement: --Je crois, Irène, que nous serons tous maintenant très unis, n'est-ce pas? --Oui, grâce à Myrtô! répliqua vivement Irène avec un regard reconnaissant vers sa cousine. --Vous l'aimez donc maintenant, notre Myrtô? demanda-t-il avec émotion. Irène sourit et appuya de nouveau sa tête contre l'épaule de sa cousine. --Que voulez-vous, je fais comme les autres! dit-elle avec une gaieté attendrie. --Irène, ceci est le mot qui efface les derniers nuages entre nous! Et le prince Arpad, se penchant vers sa soeur, posa ses lèvres sur son front. C'était son premier baiser fraternel depuis bien des années, et Irène, très émue, y vit le gage d'un pardon entier. * * * * * Le mariage du prince Milcza et de Myrtô se célébra vers le milieu de septembre, par une journée si belle, si ensoleillée, qu'il semblait que le ciel lui-même eût voulu fêter les jeunes époux et contribuer à la splendeur de cette cérémonie. Dans la chapelle trop petite, et ornée de fleurs avec une merveilleuse profusion, se pressaient les nobles invités, parmi lesquels tous les Gisza, sauf le comte Mathias, non encore consolé. Le soleil, traversant les vitraux, inondait de lumière les atours somptueux, mettait un nimbe sur la tête de la jeune mariée admirablement belle dans sa toilette de moire tissée d'argent, et enveloppait de lumière le prince Milcza qui portait avec une inimitable élégance son superbe costume de magnat. A l'autel, le Père Joaldy offrait le saint sacrifice. L'archevêque de G..., grand-oncle du prince Arpad et un peu parent de Myrtô, avait donné la bénédiction nuptiale après avoir prononcé une délicate allocution sur le devoir conjugal, sur le bonheur, supérieur à toutes les épreuves, qui attend les époux unis dans la même foi, dans la céleste espérance. Et tandis que Myrtô songeait avec une radieuse allégresse: "C'est ainsi que nous serons, mon Dieu, puisque vous avez bien voulu le ramener à Vous!", lui, reportant son regard du cher visage transfiguré par la ferveur à la croix dressée au-dessus du tabernacle, disait du fond du coeur: "Merci, mon Dieu, de me donner cet ange pour soutenir et éclairer ma vie!" Après la cérémonie, les nouveaux époux se rendirent dans la salle des Magnats, où défilèrent devant eux tous les assistants: parents, amis, serviteurs, tenanciers... Tous les pauvres gens secourus par Myrtô étaient là aussi, dévorant des yeux leur jeune princesse rayonnante de bonheur. Un à un, ils s'avançaient, baisant sa main et celle du prince Arpad, murmurant des voeux de longue félicité... Et, pour eux, Myrtô avait son plus joli sourire, son regard le plus doux. Une femme jeune encore, aux cheveux bruns grisonnants, s'avança la dernière, tremblante, les yeux baissés. A sa vue, le prince eut un violent tressaillement, ses traits se crispèrent... La femme était devant lui, courbée, presque agenouillée. Par un suprême effort sur lui-même, il étendit sa main que Marsa effleura de ses lèvres. --Merci, seigneur! dit-elle d'une voix étouffée. Et, en se redressant, elle enveloppa d'un regard d'ardente reconnaissance la jeune princesse qui lui souriait. Puis ce fut le repas dans la salle des Banquets--repas d'une féerique somptuosité qui réunissait outre les nobles invités, tout le haut personnel de Voraczy. Le dessert terminé, l'archevêque se leva et prit des mains du Père Joaldy une coupe de lapis-lazuli, encerclée d'or et garnie de gemmes magnifiques. Depuis un temps immémorial, elle avait servi au mariage de tous les princes Milcza... Le prélat l'emplit de vin de Tokaï, il la bénit et s'avançant vers les nouveaux époux, la présenta au prince Arpad. D'après le rite traditionnel à Voraczy, c'était l'époux qui devait, le premier, y tremper ses lèvres, affirmant ainsi sa suprématie conjugale, et la tendait ensuite à sa femme. Aussi y eut-il dans l'assemblée un vif mouvement de surprise lorsqu'on vit le prince, en un geste de respect chevaleresque, se pencher vers Myrtô et approcher lui-même de ses lèvres la coupe éblouissante. Après quoi, il but à son tour, tandis que les assistants, se levant, acclamaient les nouveaux mariés. Pendant qu'on se répandait dans les salons, le prince et Myrtô allèrent faire le tour des longues tables dressées dans les jardins pour les tenanciers et les pauvres du pays. D'enthousiastes "eljen" les accueillirent, des malheureux sauvés de la misère ou du désespoir par celle qui était appelée couramment "notre ange", baisaient la robe de Myrtô... Le prince, visiblement ravi, emmena cependant bientôt la jeune femme, car celle-ci, malgré son énergie, ne pouvait dissimuler complètement la fatigue qui la gagnait après la longue cérémonie du matin et le repas interminable comme le voulait la tradition. --Maintenant, vous allez pouvoir vous reposer, ma Myrtô. Ma mère et mes soeurs s'occuperont de nos hôtes. Voulez-vous que nous allions dans le parc? L'air dissipera peut-être votre mal de tête. --Oh! volontiers! Mais n'aviez-vous pas quelque chose à demander à Mgr Gisza avant son départ? --C'est vrai! Voyez comme j'ai besoin d'avoir près de moi ma chère petite femme pour me rappeler tout!... Allez en avant, Myrtô chérie, je vous rejoindrai dans un instant. Il l'attira à lui, la baisa au front et s'éloigna d'un pas rapide. Une bizarre impression s'empara soudain de Myrtô. Il lui vint l'envie folle de le rappeler, de lui crier: "Non, non, restez près de moi!" Allons, la fatigue l'avait rendue aujourd'hui bien nerveuse!... Elle raconterait tout à l'heure à Arpad cette singulière idée, et ils riraient tous deux de cet effroi enfantin. Elle se dirigea lentement vers le parc. Cette fin d'après-midi était d'une douceur pénétrante, empreinte de ce charme particulier des premières journées automnales. Les feuillages prenaient déjà quelques teintes chaudes, le soleil déclinant répandait une tiédeur exquise dans l'atmosphère. Comme la jeune femme passait près d'un bosquet, elle vit remuer le feuillage, et elle ne put retenir un mouvement d'effroi lorsqu'une femme, couverte d'un manteau noir à capuchon, se dressa tout à coup devant elle. --Que faites-vous là? dit-elle en se ressaisissant aussitôt. L'inconnue, au lieu de répondre, interrogea en allemand, mais avec un accent étranger: --Avez-vous vu un portrait de la princesse Alexandra? --Oui... Mais que signifie?... D'un geste brusque, la femme fit retomber son capuchon, et une exclamation s'étouffa dans la gorge de Myrtô... Elle avait devant elle Alexandra... Oui, c'étaient ses traits, son regard... Il sembla à Myrtô que son coeur s'arrêtait de battre... L'étrangère enveloppait d'un coup d'oeil haineux la jeune femme, plus blanche que sa robe d'épousée... --Vous ne vous attendiez pas à cette résurrection, princesse? dit-elle enfin d'un ton mordant. --Alors, vous... vous n'êtes pas morte? Les mots s'échappaient machinalement des lèvres pâles de Myrtô, elle n'avait plus conscience de ce qu'elle disait, un voile couvrait son regard, un écroulement se faisait en elle... --Mais il paraît, puisque me voici devant vous. C'est une véritable surprise, n'est-il pas vrai? On croyait cette pauvre Mrs Burnett morte et enterrée... Malheureusement elle a survécu, et, apprenant le second mariage du prince Milcza, elle a eu la curiosité de connaître celle qui la remplaçait, cette jeune Grecque que l'on disait si belle... Oh! la renommée n'a pas menti! Belle vous l'êtes royalement! dit-elle avec un regard envieux. Et on dit encore que tout le monde vous aime... et lui surtout! Vous avez tous les bonheurs, la vie s'annonce radieuse pour vous... Et cependant un mot de moi peut tout vous enlever. Son regard, un peu voilé sous les paupières retombantes, cherchait à scruter la physionomie rigide de Myrtô. --...Quand on saura que je vis, tout changera pour vous. L'Eglise déclarera nul votre mariage, ceux qui vous entouraient d'hommages aujourd'hui s'éloigneront de vous. Voilà ce qui vous attend, princesse Milcza, si Alexandra Ouloussof se déclare vivante... Mais il dépend de vous qu'elle demeure dans le tombeau. Pour cela, il vous suffira... Elle s'arrêta une seconde. Myrtô attachait sur elle un regard fixe... --...Il suffira que vous m'aidiez dans le grave embarras d'argent où je me trouve. Pour des raisons inutiles à vous expliquer, je me suis séparée de mon second mari, et je suis presque dans la misère. Vous êtes, vous, la femme du plus opulent magnat de Hongrie. Il vous sera facile de me donner la somme d'argent nécessaire... ou bien, si vous le préférez, quelques-uns des joyaux dont vous avez dû être comblée. Alors je vous ferai le serment de me taire... Myrtô eut tout à coup un violent soubresaut. Jusque-là, les paroles de l'étrangère étaient arrivées à ses oreilles comme une sorte de bourdonnement. Dans l'épouvantable désarroi de son esprit, dans la torture de son coeur, elle ne parvenait pas à en saisir exactement le sens. Mais cette fois elle avait compris... --Taisez-vous!... c'est odieux! s'écria-t-elle d'une voix étranglée, en étendant la main. Pour qui me prenez-vous?... Croyez-vous que ma conscience s'arrêterait une seconde à cette sacrilège tromperie?... Si vous dites vrai, c'est moi-même qui l'apprendrai à tous... et il n'y aura plus de princesse Milcza, fit-elle avec un brisement dans la voix. Une lueur de contrariété passa dans le regard d'Alexandra. --Allons donc, vous ne lâcherez pas ainsi une telle position pour de simples scrupules de conscience! dit-elle en haussant les épaules. Et que deviendrait le prince Milcza sans vous? Pensez-vous qu'il supporterait ce nouveau malheur? Oh! quelle douleur atroce broyait soudain le coeur de Myrtô... --...Et vous-même, qui devez lui être si attachée, vous qui êtes si jeune et dont l'existence se trouvera ainsi brisée, au moment où le plus enivrant bonheur vous était promis?... Tous ces sacrifices, toutes ces souffrances, le simple silence vous les évitera... le silence et un peu d'argent. Myrtô se dressa brusquement, elle étendit les mains dans un élan de toute sa jeune âme loyale et pure... --Taisez-vous!... retirez-vous, misérable tentatrice! Je ne veux pas vous écouter un instant de plus. Mgr Gisza est encore là, allez lui apprendre la vérité... Et tout à l'heure, je partirai, je serai Myrtô Elyanni comme hier... et Dieu nous accordera la grâce de la résignation, acheva-t-elle d'une voix étouffée. L'étrangère ne put retenir un geste de fureur. --Vous êtes folle!... Il faut que vous acceptiez, je le veux, entendez-vous? Elle avait saisi le poignet de la jeune femme et le serrait violemment, tandis que ses yeux bleu pâle l'enveloppaient d'un regard irrité. --Lâchez-moi, ou j'appelle! dit fermement Myrtô. La table des gardes forestiers n'est pas loin d'ici, ils m'entendront aussitôt... Et si le prince vous voit, je ne réponds de rien... Les beaux traits de l'étrangère étaient convulsés par une sorte de rage. Elle laissa aller cependant le poignet meurtri de Myrtô, et dit avec une sourde fureur: --Vous êtes une créature stupide et folle... Mais je saurai arriver à mes fins d'une manière ou de l'autre. Vous entendrez encore parler de moi, princesse Milcza. Elle ramena brusquement le capuchon sur sa tête et s'éloigna d'un pas rapide. Myrtô demeura un instant immobile, pétrifiée dans son anéantissement affreux. Puis, passant d'un geste machinal la main sur son front, elle s'en alla au hasard vers le parc... Elle laissait traîner sur le sol sa longue traîne de moire que les rayons du soleil déclinant faisaient étinceler. Elle n'avait plus de pensées, elle sentait ses idées vaciller dans son cerveau comprimé par l'angoisse épouvantable... Elle se vit tout à coup près du temple grec. Une douleur atroce la mordit au coeur... Ici avaient eu lieu leurs fiançailles, ici elle avait connu ce qu'elle était pour lui... Une grande faiblesse envahit tout à coup Myrtô, ses jambes fléchirent sous elle, et elle n'eut que le temps de se laisser tomber sur un des degrés du temple. Là, le front entre ses mains, elle s'abîma dans une douleur silencieuse, dans l'agonie de son âme aux prises avec l'affreuse réalité. Elle ne songeait pas à elle, à sa vie brisée, comme l'avait dit cette femme. Non, c'était lui... lui seul qu'elle se représentait, l'âme déchirée, désespérée peut-être. Il était si nouveau converti encore!... Oh! la pensée de sa douleur, de sa révolte!... Elle se rappela tout à coup que, par deux fois, elle avait demandé de souffrir pour que Dieu accordât au prince Milcza la grâce du bonheur temporel et surtout éternel. --Oh! mon Dieu, pour moi, ce que vous voudrez! Mais lui... lui qui a déjà tant souffert! Comme une ironie mordante, les sons d'un orchestre de tziganes arrivaient jusqu'à elle, rythmant une czarda. C'était en son honneur que tout Voraczy était en fête... pour ce mariage dont tous, ce soir, connaîtraient la nullité. De ces cérémonies touchantes et magnifiques, de cette allégresse, de ce bonheur, il ne restait rien... Et il y aurait de nouveau, à Voraczy, un homme au regard sombre, qui s'en irait solitaire à travers son immense domaine, l'âme broyée de regrets douloureux... et peut-être de haine contre "l'autre". --Mon Dieu, ayez pitié! gémit Myrtô. Elle se sentait défaillir sous l'étreinte de ce martyr moral... Et elle songea avec terreur qu'elle allait le voir, qu'il faudrait lui révéler l'atroce vérité, assister à sa révolte, à son désespoir, lutter, peut-être, pour faire prévaloir les droits imprescriptibles de la loi divine... --Oh! non, je ne veux pas!... pas maintenant? murmura-t-elle en comprimant sa poitrine où le coeur battait à grands coups précipités. Il faut que je parte... je lui écrirai... Elle ne songeait pas à toutes les impossibilités qui se dressaient devant elle. Un effroi irraisonné, une crainte déchirante de voir "sa" douleur l'emportaient, la faisaient se dresser débout, prête à fuir au hasard... Mais il était trop tard, un pas bien connu se faisait entendre... le prince apparaissait, se hâtant, le visage radieux... --Enfin, me voilà, Myrtô! Mon excellent oncle m'a un peu retenu... Mais qu'avez-vous? Il prononçait ces mots d'un ton de terreur, en s'élançant vers la jeune femme dont le visage était décomposé et les yeux presque hagards. Elle étendit les mains en balbutiant: --Partez, Arpad... laissez-moi... Je vous expliquerai... Mais je ne suis pas votre femme... --Myrtô! Elle comprit, à sa physionomie et au son de sa voix, qu'il la croyait folle. --Oh! non, j'ai toute ma raison! dit-elle d'un ton brisé. Il faut nous séparer, Arpad, Dieu ne permet pas que je remplisse près de vous les devoirs que j'avais acceptés avec tant de bonheur. --Myrtô, que voulez-vous dire? s'écria-t-il avec effroi en lui saisissant la main. Elle murmura, d'une voix si faible qu'il l'entendit à peine: --Alexandra vit... Je l'ai vue... --Alexandra! Il la regardait avec stupeur, et de nouveau elle vit que sa crainte de tout à l'heure reparaissait. --Non, je ne suis pas folle, je vous assure, Arpad! Je l'ai vue tout à l'heure dans le jardin, elle m'a dit qu'elle avait échappé à la mort, qu'elle s'était séparée de son second mari, elle a eu le cynisme de m'offrir le silence contre argent comptant... Le prince l'interrompit brusquement. --Une jeune femme qui ressemblait à Alexandra? --Oui... Oh! c'était elle, bien elle! J'avais vu son portrait, je l'ai reconnue aussitôt! Le prince lâcha la main de Myrtô et, sortant de sa poche un petit sifflet d'or qui lui servait à appeler ses gardes lorsqu'il avait une communication à leur faire au cours de ses promenades dans le parc, il en tira un son prolongé. Puis il se tourna vers Myrtô stupéfaite et lui prit les mains en posant son regard plein de tendresse sur le visage altéré de la jeune femme. --Oh! si, vous êtes ma femme devant Dieu et devant les hommes, ma bien-aimée! Vous avez été la dupe d'une misérable aventurière... Un cri s'échappa de la gorge contractée de Myrtô: --Arpad... oh! serait-ce vrai? --Oui, c'est la vérité absolue. Celle que vous avez vue est bien une Ouloussof, mais la soeur d'Alexandra, Fedora, une jeune soeur qui lui ressemble de frappante manière, bien que ceux qui ont connu l'aînée puissent dès le premier abord distinguer quelques différences. Pour vous, qui n'aviez vu qu'un portrait, je comprends que vous ayez été saisie... Cette Fedora, mariée et divorcée ensuite comme sa soeur, est devenue une sorte d'aventurière, toujours à la recherche d'expédients. Ayant lu quelque part l'annonce de notre mariage, elle aura eu l'idée de tenter quelque escroquerie... Mais soyez sans crainte, ma Myrtô, sa soeur est bien morte. Jai pris tous mes renseignements, toutes mes précautions, afin qu'il ne puisse subsister le moindre doute. Elle a survécu une heure encore à ses affreuses brûlures, et a rendu le dernier soupir entourée de la famille Burnett. Il n'y a aucun doute... aucun, je vous le répète, Myrtô! Une joie immense, surhumaine, envahissait la jeune femme. Elle murmura: "Arpad!... mon mari!", et s'affaissa à demi évanouie. Il la reçut entre ses bras, la fit asseoir près de lui sur les degrés. Déjà, elle reprenait ses sens, et, ses nerfs se détendant, elle se mit à sangloter doucement, la tête sur l'épaule de son mari. Il la calmait avec de tendres paroles, et bientôt les larmes cessèrent, Myrtô sentit qu'avec le bonheur les forces lui revenaient un peu... Un homme, portant la tenue des gardes forestiers du prince, apparut tout à coup au bord de la clairière. Sur un signe de son maître, il s'avança jusqu'au péristyle... --Dulby, fais faire immédiatement une battue dans le parc et aux environs du château. Il s'agit de trouver et d'arrêter une femme qui a effrayé la princesse et a tenté de lui extorquer de l'argent. Elle est jeune, très grande, très blonde, de beaux traits, les yeux bleus pâles... Pourriez-vous indiquer à peu près comment elle était vêtue, Myrtô? --Elle avait un long manteau noir à capuchon... Mais je ne saurais dire dans quelle direction elle est partie, j'étais si bouleversée!... --Peu importe, on cherchera partout. Elle ne peut encore être bien loin... Tu as compris, Dulby? --Oui, Votre Excellence. --Va, et ne perds pas de temps. --Vous voulez la faire arrêter, Arpad? dit Myrtô, lorsque le garde se fut éloigné. --Certes!... J'avais appris il y a quelque temps qu'on la recherchait comme coupable d'une récente escroquerie, et hier, il m'est parvenu un rapport sur sa présence aux environs. J'ai eu le tort de n'y pas accorder l'attention nécessaire... Quelle souffrance je vous aurais évitée ainsi, ma Myrtô! Il contemplait avec douleur le cher visage où demeuraient encore les traces de l'épouvantable angoisse qui avait bouleversé le coeur de Myrtô. --Oh! c'est fini maintenant! dit-elle en souriant pour le rassurer. C'est fini, mon cher Arpad, puisque je sais maintenant que tout cela n'était qu'un mauvais rêve. Mais un frisson rétrospectif la secouait encore. --Si vous vous sentiez assez forte, nous rentrerions, chérie. L'air fraîchit un peu, et vous n'êtes pas suffisamment couverte. --Oh! oui, je marcherai, avec votre appui, Arpad! Lentement, car elle était encore affaiblie après cette terrible secousse morale, ils revinrent vers le château. Dans les salons, dans les jardins, on dansait au son des orchestres de tziganes. Personne ne s'était douté du bref petit drame qui avait eu surtout pour théâtre le coeur de Myrtô. Evitant la partie du jardin où tourbillonnaient les couples, le prince conduisit sa femme vers son appartement. Il la fit entrer dans son cabinet de travail, l'installa dans un fauteuil près de la fenêtre, sonna Miklos pour faire apporter du thé... Le calme revenait de plus en plus dans Myrtô, sous l'influence de cette affectueuse sollicitude, dans l'atmosphère tranquille de cette pièce immense meublée avec une somptuosité artistique et sévère, et ornée à profusion de fleurs admirables. Au-dessus du bureau de son mari, elle voyait le dernier tableau dû au pinceau de Christos Elyanni, celui qui le représentait avec sa femme et sa fille. D'accord avec Myrtô, le prince l'avait fait placer dans cette pièce où il se tiendrait souvent avec sa femme. --De cette façon, puisque je n'ai pas eu le bonheur de connaître vos chers parents, je les aurai souvent sous les yeux, ainsi que vous, ma petite Myrtô, avait-il dit à sa fiancée. Comme ils auraient été heureux du bonheur de leur enfant! Ce matin, Myrtô avait éprouvé une impression de tristesse en songeant à leur absence... Et maintenant encore, une larme brillait dans les yeux qui s'attachaient sur la tableau... Mais une main saisit la sienne, une voix chaude, la chère voix qu'elle avait cru tout à l'heure ne plus entendre, murmura à son oreille: --Ne pleurez pas, ma femme aimée, car aujourd'hui, ils sont heureux de notre bonheur, ils vous bénissent... ils nous bénissent, ma chère petite Myrtô. Elle leva vers lui son regard rayonnant, où se reflétait si bien toujours l'âme pure, vaillante et tendre de Myrtô, et il murmura: --J'aime vos yeux, Myrtô!... Vous rappelez-vous que notre petit Karoly disait ainsi?... Lui aussi avait été pris à la lumière de ces grands yeux... Miklos entra, apportant le thé, il annonça que le garde Dulby était prêt à rendre compte de sa mission. --Déjà! A la bonne heure!... Fais-le entrer, Miklos. Le garde apparut, couvert de poussière, et s'avança de quelques pas au milieu de la pièce. --Eh bien! c'est fait, Dulby? --Oui, Votre Excellence, elle est arrêtée. Mais elle était armée et a tiré un coup de revolver sur Mihacz qui est assez grièvement blessé, je le crains. --Oh! pauvre garçon! s'écria Myrtô. Arpad, nous allons le voir? --Pas vous, Myrtô, c'est assez d'émotions pour aujourd'hui. Restez bien tranquille ici, je reviens dans un moment, après avoir su ce que pense le docteur de cette blessure. Dans la grande pièce où flottait un parfum léger elle demeura seule, et, fermant les yeux, elle essaya de revoir avec calme les affres par lesquelles elle venait de passer. Dieu l'avait exaucée, elle avait souffert une brève mais douloureuse agonie, et lui, son mari, lui dont elle avait dit un jour: "Son bonheur est mon bonheur", avait été épargné par la miséricorde divine. Un hymne de reconnaissance s'élevait de l'âme de Myrtô, où le calme était revenu complet maintenant. Un peu penchée, les mains jointes, elle priait pour "lui", pour le pauvre homme frappé en accomplissant son devoir, pour la malheureuse criminelle qui l'avait tant fait souffrir... Le prince Milcza entra en disant d'un ton joyeux: --Allons, il n'y a rien de grave, rien absolument. Ce brave Mihacz sera sur pied dans quelques jours, et il y gagnera une augmentation de traitement qui sera fort bien accueillie par sa nombreuse famille. Il s'assit près de sa femme et la baisa au front en disant avec émotion: --Chassez maintenant tous ces vilains nuages qui ont tenté d'assombrir le premier jour de notre union, ma Myrtô. Vous continuerez à être pour moi la chère, la radieuse fée aux fleurs... car c'est par l'influence de vos vertus que le repentir, la foi et la charité, ces fleurs célestes, se sont épanouis dans l'âme autrefois révoltée et endurcie, dans la pauvre âme malade du prince Milcza. FIN. --- Provided by LoyalBooks.com ---