We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation of the etext through OCR. Nous remercions la Bibliotheque Nationale de France qui a mis a disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donne l'autorisation de les utiliser pour preparer ce texte. VICTOR HUGO L'HOMME QUI RIT De l'Angleterre tout est grand, meme ce qui n'est pas bon, meme l'oligarchie. Le patriciat anglais, c'est le patriciat dans le sens absolu du mot. Pas de feodalite plus illustre, plus terrible et plus vivace. Disons-le, cette feodalite a ete utile a ses heures. C'est en Angleterre que ce phenomene, la Seigneurie, veut etre etudie, de meme que c'est en France qu'il faut etudier ce phenomene, la Royaute. Le vrai titre de ce livre serait _l'Aristocratie_. Un autre livre, qui suivra, pourra etre intitule _la Monarchie_. Et ces deux livres, s'il est donne a l'auteur d'achever ce travail, en precederont et en ameneront un autre qui sera intitule: _Quatrevingt-treize_. Hauteville-House, 1869. PREMIERE PARTIE --- LA MER ET LA NUIT DEUX CHAPITRES PRELIMINAIRES I - URSUS II - LES COMPRACHICOS LIVRE PREMIER --- LA NUIT MOINS NOIRE QUE L'HOMME I - LA POINTE SUD DE PORTLAND II - ISOLEMENT III - SOLITUDE IV - QUESTIONS V - L'ARBRE D'INVENTION HUMAINE VI - BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT VII - LA POINTE NORD DE PORTLAND LIVRE DEUXIEME --- L'OURQUE EN MER I - LES LOIS QUI SONT HORS DE L'HOMME II - LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXEES III - LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIETE IV - ENTREE EN SCENE D'UN NUAGE DIFFERENT DES AUTRES V - HARDQUANONNE VI - ILS SE CROIENT AIDES VII - HORREUR SACREE VIII - NIX ET NOX IX - SOIN CONFIE A LA MER FURIEUSE X - LA GRANDE SAUVAGE. C'EST LA TEMPETE XI - LES CASQUETS XII - CORPS A CORPS AVEC L'ECUEIL XIII - FACE A FACE AVEC LA NUIT XIV - ORTACH XV - PORTENTOSUM MARE XVI - DOUCEUR SUBITE DE L'ENIGME XVII - LA RESSOURCE DERNIERE XVIII - LA RESSOURCE SUPREME LIVRE TROISIEME --- L'ENFANT DANS L'OMBRE I - LE CHESS-HILL II - EFFET DE NEIGE III - TOUTE VOIE DOULOUREUSE SE COMPLIQUE D'UN FARDEAU IV - AUTRE FORME DU DESERT V - LA MISANTHROPIE FAIT DES SIENNES VI - LE REVEIL DEUXIEME PARTIE --- PAR ORDRE DU ROI LIVRE PREMIER --- ETERNELLE PRESENCE DU PASSE; LES HOMMES REFLETENT L'HOMME I - LORD CLANCHARLIE II - LORD DAVID DIRRY-MOIR III - LA DUCHESSE JOSIANE IV - MAGISTER ELEGANTIARUM V - LA REINE ANNE VI - BARKILPHEDRO VII - BARKILPHEDRO PERCE VIII - INFERI IX - HAIR EST AUSSI FORT QU'AIMER X - FLAMBOIEMENTS QU'ON VERRAIT SI L'HOMME ETAIT TRANSPARENT XI - BARKILPHEDRO EN EMBUSCADE XII - ECOSSE, IRLANDE ET ANGLETERRE LIVRE DEUXIEME --- GWINPLAINE ET DEA I - OU L'ON VOIT LE VISAGE DE CELUI DONT ON N'A ENCORE VU QUE LES ACTIONS II - DEA III - "OCULOS NON HABET ET VIDET" IV - LES AMOUREUX ASSORTIS V - LE BLEU DANS LE NOIR VI - URSUS INSTITUTEUR, ET URSUS TUTEUR VII - LA CECITE DONNE DES LECONS DE CLAIRVOYANCE VIII - NON SEULEMENT LE BONHEUR, MAIS LA PROSPERITE IX - EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOUT APPELLENT POESIE X - COUP D'OEIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET SUR LES HOMMES XI - GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI XII - URSUS LE POETE ENTRAINE URSUS LE PHILOSOPHE LIVRE TROISIEME --- COMMENCEMENT DE LA FELURE I - L'INN TADCASTER II - ELOQUENCE EN PLEIN VENT III - OU LE PASSANT REPARAIT IV - LES CONTRAIRES FRATERNISENT DANS LA HAINE V - LE WAPENTAKE VI - LA SOURIS INTERROGEE PAR LES CHATS VII - QUELLES RAISONS PEUT AVOIR UN QUADRUPLE POUR VENIR S'ENCANAILLER PARMI LES GROS SOUS? VIII - SYMPTOMES D'EMPOISONNEMENT IX - ABYSSUS ABYSSUM VOCAT LIVRE QUATRIEME --- LA CAVE PENALE I - LA TENTATION DE SAINT GWYNPLAINE II - DU PLAISANT AU SEVERE III - LEX, REX, FEX IV - URSUS ESPIONNE LA POLICE V - MAUVAIS LIEU VI - QUELLES MAGISTRATURES IL Y AVAIT SOUS LES PERRUQUES D'AUTREFOIS VII - FREMISSEMENT VIII - GEMISSEMENT LIVRE CINQUIEME --- LA MER ET LE SORT REMUENT SOUS LE MEME SOUFFLE I - SOLIDITE DES CHOSES FRAGILES II - CE QUI ERRE NE SE TROMPE PAS III - AUCUN HOMME NE PASSERAIT BRUSQUEMENT DE LA SIBERIE AU SENEGAL SANS PERDRE CONNAISSANCE. (Humboldt.) IV - FASCINATION V - ON CROIT SE SOUVENIR, ON OUBLIE LIVRE SIXIEIME --- ASPECTS VARIES D'URSUS I - CE QUE DIT LE MISANTHROPE II - CE QU'IL FAIT III - COMPLICATIONS IV - MOENIBUS SURDIS CAMPANA MUTA V - LA RAISON D'ETAT TRAVAILLE EN PETIT COMME EN GRAND LIVRE SEPTIEME --- LA TITANE I - REVEIL II - RESSEMBLANCE D'UN PALAIS AVEC UN BOIS III - EVE IV - SATAN V - ON SE RECONNAIT, MAIS ON NE SE CONNAIT PAS LIVRE HUITIEME --- LE CAPITOLE ET SON VOISINAGE I - DISSECTION DES CHOSES MAJESTUEUSES II - IMPARTIALITE III - LA VIEILLE SALLE IV - LA VIEILLE CHAMBRE V - CAUSERIES ALTIERES VI - LA HAUTE ET LA BASSE VII - LES TEMPETES D'HOMMES PIRES QUE LES TEMPETES D'OCEANS VIII - SERAIT BON FRERE S'IL N'ETAIT BON FILS LIVRE NEUVIEME --- EN RUINE I - C'EST A TRAVERS L'EXCES DE GRANDEUR QU'ON ARRIVE A L'EXCES DE MISERE II - RESIDU CONCLUSION --- LA MER ET LA NUIT I - CHIEN DE GARDE PEUT ETRE ANGE GARDIEN II - BARKILPHEDRO A VISE L'AIGLE ET A ATTEINT LA COLOMBE III - LE PARADIS RETROUVE ICI-BAS IV - NON. LA-HAUT NOTE PREMIERE PARTIE LA MER ET LA NUIT DEUX CHAPITRES PRELIMINAIRES I -- URSUS I Ursus et Homo etaient lies d'une amitie etroite. Ursus etait un homme, Homo etait un loup, Leurs humeurs s'etaient convenues. C'etait l'homme qui avait baptise le loup. Probablement il s'etait aussi choisi lui-meme son nom; ayant trouve _Ursus_ bon pour lui, il avait trouve _Homo_ bon pour la bete, L'association de cet homme et de ce loup profitait aux foires, aux fetes de paroisse, aux coins de rues ou les passants s'attroupent, et au besoin qu'eprouve partout le peuple d'ecouter des sornettes et d'acheter de l'orvietan. Ce loup, docile et gracieusement subalterne, etait agreable a la foule. Voir des apprivoisements est une chose qui plait. Notre supreme contentement est de regarder defiler toutes les varietes de la domestication. C'est ce qui fait qu'il y a tant de gens sur le passage des corteges royaux. Ursus et Homo allaient de carrefour en carrefour, des places publiques d'Aberystwith aux places publiques de Yeddburg, de pays en pays, de comte en comte, de ville en ville. Un marche epuise, ils passaient a l'autre. Ursus habitait une cahute roulante qu'Homo, suffisamment civilise, trainait le jour et gardait la nuit. Dans les routes difficiles, dans les montees, quand il y avait trop d'orniere et trop de boue, l'homme se bouclait la bricole au cou et tirait fraternellement, cote a cote avec le loup. Ils avaient ainsi vieilli ensemble. Ils campaient a l'aventure dans une friche, dans une clairiere, dans la patte d'oie d'un entre-croisement de routes, a l'entree des hameaux, aux portes des bourgs, dans les halles, dans les mails publics, sur la lisiere des parcs, sur les parvis d'eglises, Quand la carriole s'arretait dans quelque champ de foire, quand les commeres accouraient beantes, quand les curieux faisaient cercle, Ursus perorait, Homo approuvait. Homo, une sebile dans sa gueule, faisait poliment la quete dans l'assistance. Ils gagnaient leur vie. Le loup etait lettre, l'homme aussi. Le loup avait ete dresse par l'homme, ou s'etait dresse tout seul, a diverses gentillesses de loup qui contribuaient a la recette.--Surtout ne degenere pas en homme, lui disait son ami. Le loup ne mordait jamais, l'homme quelquefois. Du moins, mordre etait la pretention d'Ursus. Ursus etait un misanthrope, et, pour souligner sa misanthropie, il s'etait fait bateleur. Pour vivre aussi, car l'estomac impose ses conditions. De plus ce bateleur misanthrope, soit pour se compliquer, soit pour se completer, etait medecin. Medecin c'est peu, Ursus etait ventriloque. On le voyait parler sans que sa bouche remuat. Il copiait, a s'y meprendre, l'accent et la prononciation du premier venu; il imitait les voix a croire entendre les personnes. A lui tout seul, il faisait le murmure d'une foule, ce qui lui donnait droit au titre d'_engastrimythe_. Il le prenait. Il reproduisait toutes sortes de cris d'oiseaux, la grive, le grasset, l'alouette pepi, qu'on nomme aussi la beguinette, le merle a plastron blanc, tous voyageurs comme lui; de facon que, par instants, il vous faisait entendre, a son gre, ou une place publique couverte de rumeurs humaines, ou une prairie pleine de voix bestiales; tantot orageux comme une multitude, tantot pueril et serein comme l'aube.--Du reste, ces talents-la, quoique rares, existent. Au siecle dernier, un nomme Touzel, qui imitait les cohues melees d'hommes et d'animaux et qui copiait tous les cris de betes, etait attache a la personne de Buffon en qualite de menagerie.--Ursus etait sagace, invraisemblable, et curieux, et enclin aux explications singulieres, que nous appelons fables. Il avait l'air d'y croire. Cette effronterie faisait partie de sa malice. Il regardait dans la main des quidams, ouvrait des livres au hasard et concluait, predisait les sorts, enseignait qu'il est dangereux de rencontrer une jument noire et plus dangereux encore de s'entendre, au moment ou l'on part pour un voyage, appeler par quelqu'un qui ne sait pas ou vous allez, et il s'intitulait "marchand de superstition". Il disait: "Il y a entre l'archeveque de Cantorbery et moi une difference; moi, j'avoue." Si bien que l'archeveque, justement indigne, le fit un jour venir; mais Ursus, adroit, desarma sa grace en lui recitant un sermon de lui Ursus sur le saint jour de Christmas que l'archeveque, charme, apprit par coeur, debita en chaire et publia, comme de lui archeveque. Moyennant quoi, il pardonna. Ursus, medecin, guerissait, parce que ou quoique. Il pratiquait les aromates. Il etait verse dans les simples. Il tirait parti de la profonde puissance qui est dans un tas de plantes dedaignees, la coudre moissine, la bourdaine blanche, le hardeau, la mancienne, la bourg-epine, la viorne, le nerprun. Il traitait la phthisie par la ros solis; il usait a propos des feuilles du tithymale qui, arrachees par le bas, sont un purgatif, et, arrachees par le haut, sont un vomitif; il vous otait un mal de gorge au moyen de l'excroissance vegetale dite _oreille de juif_; il savait quel est le jonc qui guerit le boeuf, et quelle est la menthe qui guerit le cheval; il etait au fait des beautes et des bontes de l'herbe mandragore qui, personne ne l'ignore, est homme et femme. Il avait des recettes. Il guerissait les brulures avec de la laine de salamandre, de laquelle Neron, au dire de Pline, avait une serviette. Ursus possedait une cornue et un matras; il faisait de la transmutation; il vendait des panacees. On contait de lui qu'il avait ete jadis un peu enferme a Bedlam; on lui avait fait l'honneur de le prendre pour un insense, mais on l'avait relache, s'apercevant qu'il n'etait qu'un poete. Cette histoire n'etait probablement pas vraie; nous avons tous de ces legendes que nous subissons. La realite est qu'Ursus etait savantasse, homme de gout, et vieux poete latin. Il etait docte sous les deux especes, il hippocralisait et il pindarisait. Il eut concouru en phebus avec Rapin et Vida. Il eut compose d'une facon non moins triomphante que le Pere Bouhours des tragedies jesuites. Il resultait de sa familiarite avec les venerables rhythmes et metres des anciens qu'il avait des images a lui, et toute une famille de metaphores classiques. Il disait d'une mere precedee de ses deux filles: _c'est un dactyle_, d'un pere suivi de ses deux fils: _c'est un anapeste_, et d'un petit enfant marchant entre son grand-pere et sa grand'mere: _c'est un amphimacre_. Tant de science ne pouvait aboutir qu'a la famine. L'ecole de Salerne dit: "Mangez peu et souvent". Ursus mangeait peu et rarement; obeissant ainsi a une moitie du precepte et desobeissant a l'autre; mais c'etait la faute du public, qui n'affluait pas toujours et n'achetait pas frequemment. Ursus disait: "L'expectoration d'une sentence soulage. Le loup est console par le hurlement, le mouton par la laine, la foret par la fauvette, la femme par l'amour, et le philosophe par l'epiphoneme." Ursus, au besoin, fabriquait des comedies qu'il jouait a peu pres; cela aide a vendre les drogues. Il avait, entre autres oeuvres, compose une bergerade heroique en l'honneur du chevalier Hugh Middleton qui, en 1608, apporta a Londres une riviere. Cette riviere etait tranquille dans le comte de Hartford, a soixante milles de Londres; le chevalier Middleton vint et la prit; il amena une brigade de six cents hommes armes de pelles et de pioches, se mit a remuer la terre, la creusant ici, l'elevant la, parfois vingt pieds haut, parfois trente pieds profond, fit des aqueducs de bois en l'air, et ca et la huit cents ponts, de pierre, de brique, de madriers, et un beau matin, la riviere entra dans Londres, qui manquait d'eau. Ursus transforma tous ces details vulgaires en une belle bucolique entre le fleuve Tamis et la riviere Serpentine; le fleuve invitait la riviere a venir chez lui, et lui offrait son lit, et lui disait: "Je suis trop vieux pour plaire aux femmes, mais je suis assez riche pour les payer."--Tour ingenieux et galant pour exprimer que sir Hugh Middleton avait fait tous les travaux a ses frais. Ursus etait remarquable dans le soliloque. D'une complexion farouche et bavarde, ayant le desir de ne voir personne et le besoin de parler a quelqu'un, il se tirait d'affaire en se parlant a lui-meme. Quiconque a vecu solitaire sait a quel point le monologue est dans la nature. La parole interieure demange. Haranguer l'espace est un exutoire. Parler tout haut et tout seul, cela fait l'effet d'un dialogue avec le dieu qu'on a en soi. C'etait, on ne l'ignore point, l'habitude de Socrate. Il se perorait. Luther aussi. Ursus tenait de ces grands hommes. Il avait cette faculte hermaphrodite d'etre son propre auditoire. Il s'interrogeait et se repondait; il se glorifiait et s'insultait. On l'entendait de la rue monologuer dans sa cahute. Les passants, qui ont leur maniere a eux d'apprecier les gens d'esprit, disaient: c'est un idiot. Il s'injuriait parfois, nous venons de le dire, mais il y avait aussi des heures ou il se rendait justice. Un jour, dans une de ces allocutions qu'il s'adressait a lui-meme, on l'entendit crier:--J'ai etudie le vegetal dans tous ses mysteres, dans la tige, dans le bourgeon, dans la sepale, dans le petale, dans l'etamine, dans la carpelle, dans l'ovule, dans la theque, dans la sporange, et dans l'apothecion. J'ai approfondi la chromatie, l'osmosie, et la chymosie, c'est-a-dire la formation de la couleur, de l'odeur et de la saveur.--Il y avait sans doute, dans ce certificat qu'Ursus delivrait a Ursus, quelque fatuite, mais que ceux qui n'ont point approfondi la chromatie, l'osmosie et la chymosie, lui jettent la premiere pierre. Heureusement Ursus n'etait jamais alle dans les Pays-Bas. On l'y eut certainement voulu peser pour savoir s'il avait le poids normal au dela ou en deca duquel un homme est sorcier. Ce poids en Hollande etait sagement fixe par la loi. Rien n'etait plus simple et plus ingenieux. C'etait une verification. On vous mettait dans un plateau, et l'evidence eclatait si vous rompiez l'equilibre; trop lourd, vous etiez pendu; trop leger, vous etiez brule, On peut voir encore aujourd'hui, a Oudewater, la balance a peser les sorciers, mais elle sert maintenant a peser les fromages, tant la religion a degenere! Ursus eut eu certainement maille a partir avec cette balance. Dans ses voyages, il s'abstint de la Hollande, et fit bien. Du reste, nous croyons qu'il ne sortait point de la Grande-Bretagne. Quoi qu'il en fut, etant tres pauvre et tres apre, et ayant fait dans un bois la connaissance d'Homo, le gout de la vie errante lui etait venu. Il avait pris ce loup en commandite, et il s'en etait alle avec lui par les chemins, vivant, a l'air libre, de la grande vie du hasard. Il avait beaucoup d'industrie et d'arriere-pensee et un grand art en toute chose pour guerir, operer, tirer les gens de maladie, et accomplir des particularites surprenantes; il etait considere comme bon saltimbanque et bon medecin; il passait aussi, on le comprend, pour magicien; un peu, pas trop; car il etait malsain a celle epoque d'etre cru ami du diable. A vrai dire, Ursus, par passion de pharmacie et amour des plantes, s'exposait, vu qu'il allait souvent cueillir des herbes dans les fourres bourrus ou sont les salades de Lucifer, et ou l'on risque, comme l'a constate le conseiller De l'Ancre, de rencontrer dans la brouee du soir un homme qui sort de terre, "borgne de l'oeil droit, sans manteau, l'epee au cote, pieds nus et deschaux". Ursus du reste, quoique d'allure et de temperament bizarres, etait trop galant homme pour attirer ou chasser la grele, faire paraitre des faces, tuer un homme du tourment de trop danser, suggerer des songes clairs ou trisles et pleins d'effroi, et faire naitre des coqs a quatre ailes; il n'avait pas de ces mechancetes-la. Il etait incapable de certaines abominations. Comme, par exemple, de parler allemand, hebreu ou grec, sans l'avoir appris, ce qui est le signe d'une sceleratesse execrable, ou d'une maladie naturelle procedant de quelque humeur melancolique. Si Ursus parlait latin, c'est qu'il le savait. Il ne se serait point permis de parler syriaque, attendu qu'il ne le savait pas; en outre, il est avere que le syriaque est la langue des sabbats. En medecine, il preferait correctement Gallien a Cardan, Cardan, tout savant homme qu'il est, n'etant qu'un ver de terre au respect de Gallien. En somme, Ursus n'etait point un personnage inquiete par la police. Sa cahute etait assez longue et assez large pour qu'il put s'y coucher sur un coffre ou etaient ses hardes, peu somptueuses. Il etait proprietaire d'une lanterne, de plusieurs perruques, et de quelques ustensiles accroches a des clous, parmi lesquels des instruments de musique. Il possedait en outre une peau d'ours dont il se couvrait les jours de grande performance; il appelait cela se mettre en costume. Il disait: _J'ai deux peaux; voici la vraie_. Et il montrait la peau d'ours. La cahute a roues etait a lui et au loup. Outre sa cahute, sa cornue et son loup, il avait une flute et une viole de gambe, et il en jouait agreablement. Il fabriquait lui-meme ses elixirs. Il tirait de ses talents de quoi souper quelquefois. Il y avait au plafond de sa cahute un trou par ou passait le tuyau d'un poele de fonte contigu a son coffre, assez pour roussir le bois. Ce poele avait deux compartiments; Ursus dans l'un faisait cuire de l'alchimie, et dans l'autre des pommes de terre. La nuit, le loup dormait sous la cahute, amicalement enchaine. Homo avait le poil noir, et Ursus le poil gris; Ursus avait cinquante ans, a moins qu'il n'en eut soixante. Son acceptation de la destinee humaine etait telle, qu'il mangeait, on vient de le voir, des pommes de terre, immondice dont on nourrissait alors les pourceaux et les forcats. Il mangeait cela, indigne et resigne. Il n'etait pas grand, il etait long. Il etait ploye et melancolique. La taille courbee du vieillard, c'est le tassement de la vie. La nature l'avait fait pour etre triste. Il lui etait difficile de sourire, et il lui avait toujours ete impossible de pleurer. Il lui manquait cette consolation, les larmes, et ce palliatif, la joie. Un vieux homme est une ruine pensante; Ursus etait cette ruine-la. Une loquacite de charlatan, une maigreur de prophete, une irascibilite de mine chargee, tel etait Ursus. Dans sa jeunesse il avait ete philosophe chez un lord. Cela se passait il y a cent quatrevingts ans, du temps que les hommes etaient un peu plus des loups qu'ils ne sont aujourd'hui. Pas beaucoup plus. II Homo n'etait pas le premier loup venu. A son appetit de nefles et de pommes, on l'eut pris pour un loup de prairie, a son pelage fonce, on l'eut pris pour un lycaon, et a son hurlement attenue en aboiement, on l'eut pris pour un culpeu; mais on n'a point encore assez observe la pupille du culpeu pour etre sur que ce n'est point un renard, et Homo etait un vrai loup. Sa longueur etait de cinq pieds, ce qui est une belle longueur de loup, meme en Lithuanie; il etait tres fort; il avait le regard oblique, ce qui n'etait pas sa faute; il avait la langue douce, et il en lechait parfois Ursus; il avait une etroite brosse de poils courts sur l'epine dorsale, et il etait maigre d'une bonne maigreur de foret. Avant de connaitre Ursus et d'avoir une carriole a trainer, il faisait allegrement ses quarante lieues dans une nuit. Ursus, le rencontrant dans un hallier, pres d'un ruisseau d'eau vive, l'avait pris en estime en le voyant pecher des ecrevisses avec sagesse et prudence, et avait salue en lui un honnete et authentique loup Koupara, du genre dit chien crabier. Ursus preferait Homo, comme bete de somme, a un ane. Faire tirer sa cahute a un ane lui eut repugne; il faisait trop cas de l'ane pour cela. En outre, il avait remarque que l'ane, songeur a quatre pattes peu compris des hommes, a parfois un dressement d'oreilles inquietant quand les philosophes disent des sottises. Dans la vie, entre notre pensee et nous, un ane est un tiers; c'est genant. Comme ami, Ursus preferait Homo a un chien, estimant que le loup vient de plus loin vers l'amitie. C'est pourquoi Homo suffisait a Ursus. Homo etait pour Ursus plus qu'un compagnon, c'etait un analogue. Ursus lui tapait ses flancs creux en disant: _J'ai trouve mon tome second_. Il disait encore: Quand je serai mort, qui voudra me connaitre n'aura qu'a etudier Homo. Je le laisserai apres moi pour copie conforme. La loi anglaise, peu tendre aux betes des bois, eut pu chercher querelle a ce loup et le chicaner sur sa hardiesse d'aller familierement dans les villes; mais Homo profitait de l'immunite accordee par un statut d'Edouard IV aux "domestiques".--_Pourra tout domestique suivant son maitre aller et venir librement._--En outre, un certain relachement a l'endroit des loups etait resulte de la mode des femmes de la cour, sous les derniers Stuarts, d'avoir, en guise de chiens, de petits loups-corsacs, dits adives, gros comme des chats, qu'elles faisaient venir d'Asie a grands frais. Ursus avait communique a Homo une partie de ses talents, se tenir debout, delayer sa colere en mauvaise humeur, bougonner au lieu de hurler, etc.; et de son cote le loup avait enseigne a l'homme ce qu'il savait, se passer de toit, se passer de pain, se passer de feu, preferer la faim dans un bois a l'esclavage dans un palais. La cahute, sorte de cabane-voiture qui suivait l'itineraire le plus varie, sans sortir pourtant d'Angleterre et d'Ecosse, avait quatre roues, plus un brancard pour le loup, et un palonnier pour l'homme. Ce palonnier etait l'en-cas des mauvais chemins. Elle etait solide bien que batie en planches legeres comme un colombage. Elle avait a l'avant une porte vitree avec un petit balcon servant aux harangues, tribune mitigee de chaire, et a l'arriere une porte pleine trouee d'un vasistas. L'abattement d'un marche-pied de trois degres tournant sur charniere et dresse derriere la porte a vasistas donnait entree dans la cahute, bien fermee la nuit de verrous et de serrures. Il avait beaucoup plu et beaucoup neige dessus. Elle avait ete peinte, mais on ne savait plus trop de quelle couleur, les changements de saison etant pour les carrioles comme les changements de regne pour les courtisans, A l'avant, au dehors, sur une espece de frontispice en volige, on avait pu jadis dechiffrer cette inscription, en caracteres noirs sur fond blanc, lesquels s'etaient peu a peu meles et confondus. "L'or perd annuellement par le frottement un quatorze centieme de son volume; c'est ce qu'on nomme le _frai_; d'ou il suit que, sur quatorze cent millions d'or circulant par toute la terre, il se perd tous les ans un million. Ce million d'or s'en va en poussiere, s'envole, flotte, est atome, devient respirable, charge, dose, leste et appesantit les consciences, et s'amalgame avec l'ame des riches qu'il rend superbes et avec l'ame des pauvres qu'il rend farouches." Cette inscription, effacee et biffee par la pluie et par la bonte de la providence, etait heureusement illisible, car il est probable qu'a la fois enigmatique et transparente, cette philosophie de l'or respire n'eut pas ete du gout des sheriffs, prevots, marshalls, et autres porte-perruques de la loi. La legislation anglaise ne badinait pas dans ce temps-la. On etait aisement felon. Les magistrats se montraient feroces par tradition, et la cruaute etait de routine. Les juges d'inquisition pullulaient. Jeffrys avait fait des petits. III Dans l'interieur de la cahute il y avait deux autres inscriptions. Au-dessus du coffre, sur la paroi de planches lavee a l'eau de chaux, on lisait ceci, ecrit a l'encre et a la main: "SEULES CHOSES QU'IL IMPORTE DE SAVOIR. "Le baron pair d'Angleterre porte un tortil a six perles. "La couronne commence au vicomte. "Le vicomte porte une couronne de perles sans nombre, le comte une couronne de perles sur pointes entremelees de feuilles de fraisier plus basses; le marquis, perles et feuilles d'egale hauteur; le duc, fleurons sans perles; le duc royal, un cercle de croix et de fleurs de lys; le prince de Galles, une couronne pareille a celle du roi, mais non fermee. "Le duc est _tres haut et tres puissant prince_; le marquis et le comte, _tres noble et puissant seigneur_; le vicomte, _noble et puissant seigneur_; le baron, _veritablement seigneur_. "Le duc est _grace_; les autres pairs sont _seigneurie_. "Les lords sont inviolables. "Les pairs sont chambre et cour, _concilium et curia_, legislature et justice. "Most honourable" est plus que "right honourable." "Les lords pairs sont qualifies "lords de droit"; les lords non pairs sont "lords de courtoisie"; il n'y a de lords que ceux qui sont pairs. "Le lord ne prete jamais serment, ni au roi, ni en justice. Sa parole suffit. Il dit: _sur mon honneur_. "Les communes, qui sont le peuple, mandees a la barre des lords, s'y presentent humblement, tete nue, devant les pairs couverts. "Les communes envoient aux lords les bills par quarante membres qui presentent le bill avec trois reverences profondes. "Les lords envoient aux communes les bills par un simple clerc. "En cas de conflit, les deux chambres conferent dans la chambre peinte, les pairs assis et couverts, les communes debout et nu-tete. "D'apres une loi d'Edouard VI, les lords ont le privilege d'homicide simple. Un lord qui tue un homme simplement n'est pas poursuivi. "Les barons ont le meme rang que les eveques. "Pour etre baron pair, il faut relever du roi _per baroniam integram_, par baronie entiere. "La baronie entiere se compose de treize fiefs nobles et un quart, chaque fief noble etant de vingt livres sterling, ce qui monte a quatre cents marcs. "Le chef de baronie, _caput baroniae_, est un chateau hereditairement regi comme l'Angleterre elle-meme; c'est-a-dire ne pouvant etre devolu aux filles qu'a defaut d'enfants males, et en ce cas allant a la fille ainee, _coeteris filiabus aliunde satisfactis_[1]. [1] Ce qui revient a dire: on pourvoit les autres filles comme on peut. (_Note d'Ursus_. En marge du mur.) "Les barons ont la qualite de _lord_, du saxon _laford_, du grand latin _dominus_ et du bas latin _lordus_. "Les fils aines et puines des vicomtes et barons sont les premiers ecuyers du royaume. "Les fils aines des pairs ont le pas sur les chevaliers de la Jarretiere; les fils puines, point. "Le fils aine d'un vicomte marche apres tous les barons et avant tous les baronnets. "Toute fille de lord est _lady_. Les autres filles anglaises sont _miss_. "Tous les juges sont inferieurs aux pairs. Le sergent a un capuchon de peau d'agneau; le juge a un capuchon de menu vair, _de minuto vario_, quantite de petites fourrures blanches de toutes sortes, hors l'hermine. L'hermine est reservee aux pairs et au roi. "On ne peut accorder de _supplicavit_ contre un lord. "Un lord ne peut etre contraint par corps. Hors le cas de Tour de Londres. "Un lord appele chez le roi a droit de tuer un daim ou deux dans le parc royal. "Le lord tient dans son chateau cour de baron. "Il est indigne d'un lord d'aller dans les rues avec un manteau suivi de deux laquais. Il ne peut se montrer qu'avec un grand train de gentilshommes domestiques. "Les pairs se rendent au parlement en carrosses a la file; les communes, point. Quelques pairs vont a Westminster en chaises renversees a quatre roues. La forme de ces chaises et de ces carrosses armories et couronnes n'est permise qu'aux lords et fait partie de leur dignite. "Un lord ne peut etre condamne a l'amende que par les lords, et jamais a plus de cinq schellings, excepte le duc, qui peut etre condamne a dix. "Un lord peut avoir chez lui six etrangers. Tout autre anglais n'en peut avoir que quatre. "Un lord peut avoir huit tonneaux de vin sans payer de droits. "Le lord est seul exempt de se presenter devant le sheriff de circuit. "Le lord ne peut etre taxe pour la milice. "Quand il plait a un lord, il leve un regiment et le donne au roi; ainsi font leurs graces le duc d'Athol, le duc de Hamilton, et le duc de Northumberland. "Le lord ne releve que des lords. "Dans les proces d'interet civil, il peut demander son renvoi de la cause, s'il n'y a pas au moins un chevalier parmi les juges. "Le lord nomme ses chapelains. "Un baron nomme trois chapelains; un vicomte, quatre; un comte et un marquis, cinq; un duc, six. "Le lord ne peut etre mis a la question, meme pour haute trahison. "Le lord ne peut etre marque a la main. "Le lord est clerc, meme ne sachant pas lire. Il sait de droit. "Un duc se fait accompagner par un dais partout ou le roi n'est pas; un vicomte a un dais dans sa maison; un baron a un couvercle d'essai et se le fait tenir sous la coupe pendant qu'il boit; une baronne a le droit de se faire porter la queue par un homme en presence d'une vicomtesse. "Quatrevingt-six lords, ou fils aines de lords, president aux quatrevingt-six tables, de cinq cents couverts chacune, qui sont servies chaque jour a sa majeste dans son palais aux frais du pays environnant la residence royale. "Un roturier qui frappe un lord a le poing coupe. "Le lord est a peu pres roi. "Le roi est a peu pres Dieu. "La terre est une lordship. "Les anglais disent a Dieu _milord_." Vis-a-vis cette inscription, on en lisait une deuxieme, ecrite de la meme facon, et que voici: "SATISFACTIONS QUI DOIVENT SUFFIRE A CEUX QUI N'ONT RIEN. "Henri Auverquerque, comte de Grantham, qui siege a la chambre des lords entre le comte de Jersey et le comte de Greenwich, a cent mille livres sterling de rente. C'est a sa seigneurie qu'appartient le palais Grantham-Terrace, bati tout en marbre, et celebre par ce qu'on appelle le labyrinthe des corridors, qui est une curiosite ou il y a le corridor incarnat en marbre de Sarancolin, le corridor brun en lumachelle d'Astracan, le corridor blanc en marbre de Lani, le corridor noir en marbre d'Alabanda, le corridor gris en marbre de Staremma, le corridor jaune en marbre de Hesse, le corridor vert en marbre du Tyrol, le corridor rouge mi-parti griotte de Boheme et lumachelle de Gordoue, le corridor bleu en turquin de Genes, le corridor violet en granit de Catalogne, le corridor deuil, veine blanc et noir, en schiste de Murviedro, le corridor rose en cipolin des Alpes, le corridor perle en lumachelle de Nonette, et le corridor de toutes couleurs, dit corridor courtisan, en breche arlequine. "Richard Lowther, vicomte Lonsdale, a Lowther, dans le Weslmoreland, qui est d'un abord fastueux et dont le perron semble inviter les rois a entrer. "Richard, comte de Scarborough, vicomte et baron Lumley, vicomte de Waierford en Irlande, lord-lieutenant et vice-amiral du comte de Northumberland, et de Durham, ville et comte, a la double chatellenie de Stansted, l'antique et la moderne, ou l'on admire une superbe grille en demi-cercle entourant un bassin avec jet d'eau incomparable. Il a de plus son chateau de Lumley. "Robert Darcy, comte de Holderness, a son domaine de Holderness, avec tours de baron, et des jardins infinis a la francaise ou il se promene en carrosse a six chevaux precede de deux piqueurs, comme il convient a un pair d'Angleterre. "Charles Beauclerk, duc de Saint-Albans, comte de Burford, baron Heddington, grand fauconnier d'Angleterre, a une maison a Windsor, royale a cote de celle du roi. "Charles Bodville, lord Robarles, baron Truro, vicomte Bodmyn, a Wimple en Cambridge, qui fait trois palais avec trois frontons, un arque et deux triangulaires. L'arrivee est a quadruple rang d'arbres. "Le tres noble et tres puissant lord Philippe Herbert, vicomte de Caerdif, comte de Monlgomeri, comte de Pembroke, seigneur pair et rosse de Candall, Marmion, Saint-Quentin et Churland, gardien de l'etanerie dans les comtes de Cornouailles et de Devon, visiteur hereditaire du college de Jesus, a le merveilleux jardin de Willton ou il y a deux bassins a gerbe plus beaux que le Versailles du roi tres chretien Louis quatorzieme. "Charles Seymour, duc de Somerset, a Somerset-House sur la Tamise, qui egale la villa Pamphili de Rome. On remarque sur la grande cheminee deux vases de porcelaine de la dynastie des Yuen, lesquels valent un demi-million de France. "En Yorkshire, Arthur, lord Ingram, vicomte Irwin, a Temple-Newsham ou l'on entre par un arc de triomphe, et dont les larges toits plats ressemblent aux terrasses morisques. "Robert, lord Ferrers de Chartley, Bourchieret Lovaine, a, dans le Leicestershire, Staunton-Harold dont le parc en plan geometral a la forme d'un temple avec fronton; et, devant la piece d'eau, la grande eglise a clocher carre est a sa seigneurie. "Dans le comte de Northampton, Charles Spencer, comte de Sunderland, un du conseil prive de sa majeste, possede Althrop ou l'on entre par une grille a quatre piliers surmontes de groupes de marbre. "Laurence Hyde, comte de Rochester, a, en Surrey, New-Parke, magnifique par son acrotere sculpte, son gazon circulaire entoure d'arbres, et ses forets a l'extremite desquelles il y a une petite montagne artistement arrondie et surmontee d'un grand chene qu'on voit de loin. "Philippe Slanhope, comte de Chesterfield, possede Bredby, en Derbyshire, qui a un pavillon d'horloge superbe, des fauconniers, des garennes et de tres belles eaux longues, carrees et ovales, dont une en forme de miroir, avec deux jaillissements qui vont tres haut. "Lord Cornwallis, baron de Eye, a Brome-Hall qui est un palais du quatorzieme siecle. "Le tres noble Algernon Capel, vicomte Malden, comte d'Essex, a Cashiobury en Hersfordshire, chateau qui a la forme d'un grand H et ou il y a des chasses fort giboyeuses. "Charles, lord Ossulstone, a Dawly en Middlesex ou l'on arrive par des jardins italiens. "James Cecill, comte de Salisbury, a sept lieues de Londres, a Hartfield-House, avec ses quatre pavillons seigneuriaux, son beffroi au centre et sa cour d'honneur, dallee de blanc et de noir comme celle de Saint-Germain. Ce palais, qui a deux cent soixante-douze pieds en front, a ete bati sous Jacques Ier par le grand tresorier d'Angleterre, qui est le bisaieul du comte regnant. On y voit le lit d'une comtesse de Salisbury, d'un prix inestimable, entierement fait d'un bois du Bresil qui est une panacee contre la morsure des serpents, et qu'on appelle _milhombres_, ce qui veut dire _mille hommes_. Sur ce lit est ecrit en lettres d'or: _Honni soit qui mal y pense_. "Edward Rich, comte de Warwick et Holland, a Warwick-Castle, ou l'on brule des chenes entiers dans les cheminees. "Dans la paroisse de Seven-Oaks, Charles Sackville, baron Buekhurst, vicomte Cranfeild, comte de Dorset et Middlesex, a Knowle, qui est grand comme une ville, et qui se compose de trois palais, paralleles l'un derriere l'autre comme des lignes d'infanterie, avec dix pignons a escalier sur la facade principale, et une porte sous donjon a quatre tours. "Thomas Thynne, vicomte Weymouth, baron Varminster, possede Long-Leate, qui a presque autant de cheminees, de lanternes, de gloriettes, de poivrieres, de pavillons et de tourelles que Chambord en France, lequel est au roi. "Henry Howard, comte de Suffolk, a, a douze lieues de Londres, le palais d'Audlyene en Middlesex, qui le cede a peine en grandeur et majeste a l'Escurial du roi d'Espagne. "En Bedforshire, Wrest-House-and-Park, qui est tout un pays enclos de fosses et de murailles, avec bois, rivieres et collines, est a Henri, marquis de Kent. "Hampton-Court, en Hereford, avec son puissant donjon crenele, et son jardin barre d'une piece d'eau qui le separe de la foret, est a Thomas, lord Coningsby. "Grimsthorf, en Lincolnshire, avec sa longue facade coupee de hautes tourelles en pal, ses parcs, ses etangs, ses faisanderies, ses bergeries, ses boulingrins, ses quinconces, ses mails, ses futaies, ses parterres brodes, quadrilles et losanges de fleurs, qui ressemblent a de grands tapis, ses prairies de course, et la majeste du cercle ou les carrosses tournent avant d'entrer au chateau, appartient a Robert, comte Lindsay, lord hereditaire de la foret de Walham. "Up Parke, en Sussex, chateau carre avec deux pavillons symetriques a beffroi des deux cotes de la cour d'honneur, est au tres honorable Ford, lord Grey, vicomte Glendale et comte de Tankarville, "Newnham Padox, en Warwickshire, qui a deux viviers quadrangulaires, et un pignon avec vitrail a quatre pans, est au comte de Denbigh, qui est comte de Rheinfelden en Allemagne. "Wythame, dans le comte de Berk, avec son jardin francais ou il y a quatre tonnelles taillees, et sa grande tour crenelee accostee de deux hautes nefs de guerre, est a lord Montagne, comte d'Abiegdon, qui a aussi Rycott, dont il est baron, et dont la porte principale fait lire la devise: _Virtus ariete fortior_. "William Cavendish, duc de Devonshire, a six chateaux, dont Chaltsworth qui est a deux elages du plus bel ordre grec, et en outre sa grace a son hotel de Londres ou il y a un lion qui tourne le dos au palais du roi. "Le vicomte Kinalmeaky, qui est comte de Cork en Irlande, a Burlington-house en Picadily, avec de vastes jardins qui vont jusqu'aux champs hors de Londres; il a aussi Chiswick ou il y a neuf corps de logis magnifiques; il a aussi Londesburgh qui est un hotel neuf a cote d'un vieux palais, "Le duc de Beaufort a Chelsea qui contient deux chateaux gothiques et un chateau florentin; il a aussi Badmington en Glocester, qui est une residence d'ou rayonnent une foule d'avenues comme d'une etoile. Tres noble et puissant prince Henri, duc de Beaufort, est en meme temps marquis et comte de Worcester, baron Raglan, baron Power, et baron Herbert de Chepstow. "John Holles, duc de Newcastle et marquis de Clare, a Bolsover dont le donjon carre est majestueux, plus Haughton en Nottingham ou il y a au centre d'un bassin une pyramide ronde imitant la tour de Babel, "William, lord Craven, baron Graven de Hampsteard, a, en Warwickshire, une residence, Comb-Abbey, ou l'on voit le plus beau jet d'eau de l'Angleterre, et, en Berkshire, deux baronnies, Hampstead Marshall dont la facade offre cinq lanternes gothiques engagees, et Asdowne Park qui est un chateau au point d'intersection d'une croix de routes dans une foret. "Lord Linnoeus Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, a sa pairie assise sur le chateau de Clancharlie, bati en 914 par Edouard le Vieux contre les Danois, plus Hunkerville-house a Londres, qui est un palais, plus, a Windsor, Corleone-lodge, qui en est un autre, et huit chatellenies, une a Bruxton, sur le Trerit, avec un droit sur les carrieres d'albatre, puis Gumdraith, Homble, Moricambe, Trenwardraith, Hell-Kerters, ou il y a un puits merveilleux, Pillinmore et ses marais a tourbe, Reculver pres de l'ancienne ville Vagniacoe, Vinecaunton sur la montagne Moil-enlli; plus dix-neuf bourgs et villages avec baillis, et tout le pays de Pensneth-chase, ce qui ensemble rapporte a sa seigneurie quarante mille livres sterling de rente. "Les cent soixante-douze pairs regnant sous Jacques II possedent entre eux en bloc un revenu de douze cent soixante-douze mille livres sterling par an, qui est la onzieme partie du revenu de l'Angleterre," En marge du dernier nom, lord Linnoeus Clancharlie, on lisait cette note de la main d'Ursus: --_Rebelle; en exil; biens, chateaux et domaines sous le sequestre. C'est bien fait._-- IV Ursus admirait Homo. On admire pres de soi. C'est une loi. Etre toujours sourdement furieux, c'etait la situation interieure d'Ursus, et gronder etait sa situation exterieure. Ursus etait le mecontent de la creation. Il etait dans la nature celui qui fait de l'opposition. Il prenait l'univers en mauvaise part. Il ne donnait de satisfecit a qui que ce soit, ni a quoi que ce soit. Faire le miel n'absolvait pas l'abeille de piquer; une rose epanouie n'absolvait pas le soleil de la fievre jaune et du vomito negro. Il est probable que dans l'intimite Ursus faisait beaucoup de critiques a Dieu. Il disait:--Evidemment, le diable est a ressort, et le tort de Dieu, c'est d'avoir lache la detente.--Il n'approuvait guere que les princes, et il avait sa maniere a lui de les applaudir. Un jour que Jacques II donna en don a la Vierge d'une chapelle catholique irlandaise une lampe d'or massif, Ursus, qui passait par la, avec Homo, plus indifferent, eclata en admiration devant tout le peuple, et s'ecria:--Il est certain que la sainte Vierge a bien plus besoin d'une lampe d'or que les petits enfants que voila pieds nus n'ont besoin de souliers. De telles preuves de sa "loyaute" et l'evidence de son respect pour les puissances etablies ne contribuerent probablement pas peu a faire tolerer par les magistrats son existence vagabonde et sa mesalliance avec un loup. Il laissait quelquefois le soir, par faiblesse amicale, Homo se detirer un peu les membres et errer en liberte autour de la cahute; le loup etait incapable d'un abus de confiance, et se comportait "en societe", c'est-a-dire parmi les hommes, avec la discretion d'un caniche; pourtant, si l'on eut eu affaire a des alcades de mauvaise humeur, cela pouvait avoir des inconvenients; aussi Ursus maintenait-il, le plus possible, l'honnete loup enchaine. Au point de vue politique, son ecriteau sur l'or, devenu indechiffrable et d'ailleurs peu intelligible, n'etait autre chose qu'un barbouillage de facade et ne le denoncait point. Meme apres Jacques II, et sous le regne "respectable" de Guillaume et Marie, les petites villes des comtes d'Angleterre pouvaient voir roder paisiblement sa carriole. Il voyageait librement, d'un bout de la Grande-Bretagne a l'autre, debitant ses philtres et ses fioles, faisant, de moitie avec son loup, ses momeries de medecin de carrefour, et il passait avec aisance a travers les mailles du filet de police tendu a cette epoque par toute l'Angleterre pour eplucher les bandes nomades, et particulierement pour arreter au passage les "comprachicos". Du reste, c'etait juste. Ursus n'etait d'aucune bande. Ursus vivait avec Ursus; tete-a-tete de lui-meme avec lui-meme dans lequel un loup fourrait gentiment son museau. L'ambition d'Ursus eut ete d'etre caraibe; ne le pouvant, il etait celui qui est seul. Le solitaire est un diminutif du sauvage, accepte par la civilisation. On est d'autant plus seul qu'on est errant. De la son deplacement perpetuel. Rester quelque part lui semblait de l'apprivoisement. Il passait sa vie a passer son chemin. La vue des villes redoublait en lui le gout des broussailles, des halliers, des epines, et des trous dans les rochers. Son chez-lui etait la foret. Il ne se sentait pas tres depayse dans le murmure des places publiques assez pareil au brouhaha des arbres. La foule satisfait dans une certaine mesure le gout qu'on a du desert. Ce qui lui deplaisait dans cette cahute, c'est qu'elle avait une porte et des fenetres et qu'elle ressemblait a une maison. Il eut atteint son ideal s'il eut pu mettre une caverne sur quatre roues, et voyager dans un antre. Il ne souriait pas, nous l'avons dit, mais il riait; parfois, frequemment meme, d'un rire amer. Il y a du consentement dans le sourire, tandis que le rire est souvent un refus. Sa grande affaire etait de hair le genre humain. Il etait implacable dans cette haine. Ayant tire a clair ceci que la vie humaine est une chose affreuse, ayant remarque la superposition des fleaux, les rois sur le peuple, la guerre sur les rois, la peste sur la guerre, la famine sur la peste, la betise sur le tout, ayant constate une certaine quantite de chatiment dans le seul fait d'exister, ayant reconnu que la mort est une delivrance, quand on lui amenait un malade, il le guerissait. Il avait des cordiaux et des breuvages pour prolonger la vie des vieillards. Il remettait les culs-de-jatte sur leurs pieds, et leur jetait ce sarcasme;--Te voila sur tes pattes. Puisses-tu marcher longtemps dans la vallee de larmes! Quand il voyait un pauvre mourant de faim, il lui donnait tous les liards qu'il avait sur lui en grommelant: --Vis, miserable! mange! dure longtemps! ce n'est pas moi qui abregerai ton bagne.--Apres quoi, il se frottait les mains, et disait:--Je fais aux hommes tout le mal que je peux. Les passants pouvaient, par le trou de la lucarne de l'arriere, lire au plafond de la cahute cette enseigne, ecrite a l'interieur, mais visible du dehors, et charbonnee en grosses lettres: URSUS, PHILOSOPHE. II LES COMPRACHICOS I Qui connait a cette heure le mot _comprachicos?_ et qui en sait le sens? Les comprachicos, ou comprapequenos, etaient une hideuse et etrange affiliation nomade, fameuse au dix-septieme siecle, oubliee au dix-huitieme, ignoree aujourd'hui. Les comprachicos sont, comme "la poudre de succession", un ancien detail social caracteristique. Ils font partie de la vieille laideur humaine. Pour le grand regard de l'histoire, qui voit les ensembles, les comprachicos se rattachent a l'immense fait Esclavage. Joseph vendu par ses freres est un chapitre de leur legende. Les comprachicos ont laisse trace dans les legislations penales d'Espagne et d'Angleterre. On trouve ca et la dans la confusion obscure des lois anglaises la pression de ce fait monstrueux, comme on trouve l'empreinte du pied d'un sauvage dans une foret. Comprachicos, de meme que comprapequenos, est un mot espagnol compose qui signifie "les _achete-petits_". Les comprachicos faisaient le commerce des enfants. Ils en achetaient et ils en vendaient. Ils n'en derobaient point. Le vol des enfants est une autre industrie. Et que faisaient-ils de ces enfants? Des monstres. Pourquoi des monstres? Pour rire. Le peuple a besoin de rire; les rois aussi. Il faut aux carrefours le baladin; il faut aux louvres le bouffon. L'un s'appelle Turlupin, l'autre Triboulet. Les efforts de l'homme pour se procurer de la joie sont parfois dignes de l'attention du philosophe, Qu'ebauchons-nous dans ces quelques pages preliminaires? un chapitre du plus terrible des livres, du livre qu'on pourrait intituler: l'_Exploitation des malheureux par les heureux._ II Un enfant destine a etre un joujou pour les hommes, cela a existe. (Cela existe encore aujourd'hui.) Aux epoques naives et feroces, cela constitue une industrie speciale. Le dix-septieme siecle, dit grand siecle, fut une de ces epoques. C'est un siecle tres byzantin; il eut la naivete corrompue et la ferocite delicate, variete curieuse de civilisation. Un tigre faisant la petite bouche, Mme de Sevigne minaude a propos du bucher et de la roue. Ce siecle exploita beaucoup les enfants; les historiens, flatteurs de ce siecle, ont cache la plaie, mais ils ont laisse voir le remede, Vincent de Paul. Pour que l'homme-hochet reussisse, il faut le prendre de bonne heure. Le nain doit etre commence petit. On jouait de l'enfance. Mais un enfant droit, ce n'est pas bien amusant. Un bossu, c'est plus gai. De la un art. Il y avait des eleveurs. On prenait un homme et l'on faisait un avorton; on prenait un visage et l'on faisait un mufle. On tassait la croissance; on petrissait la physionomie. Cette production artificielle de cas teratologiques avait ses regles. C'etait toute une science. Qu'on s'imagine une orthopedie en sens inverse. La ou Dieu a mis le regard, cet art mettait le strabisme. La ou Dieu a mis l'harmonie, on mettait la difformite. La ou Dieu a mis la perfection, on retablissait l'ebauche. Et, aux yeux des connaisseurs, c'etait l'ebauche qui etait parfaite. Il y avait egalement des reprises en sous-oeuvre pour les animaux; on inventait les chevaux pies; Turenne montait un cheval pie. De nos jours, ne peint-on pas les chiens en bleu et en vert? La nature est notre canevas. L'homme a toujours voulu ajouter quelque chose a Dieu, L'homme retouche la creation, parfois en bien, parfois en mal. Le bouffon de cour n'etait pas autre chose qu'un essai de ramener l'homme au singe. Progres en arriere. Chef-d'oeuvre a reculons. En meme temps, on tachait de faire le singe homme. Barbe, duchesse de Cleveland et comtesse de Southampton, avait pour page un sapajou. Chez Francoise Sutton, baronne Dudley, huitieme pairesse du banc des barons, le the etait servi par un babouin vetu de brocart d'or que lady Dudley appelait "mon negre". Catherine Sidley, comtesse de Dorchester, allait prendre seance au parlement dans un carrosse armorie derriere lequel se tenaient debout, museaux au vent, trois papions en grande livree. Une duchesse de Medina-Coeli, dont le cardinal Polus vit le lever, se faisait mettre ses bas par un orang-outang. Ces singes montes en grade faisaient contrepoids aux hommes brutalises et bestialises. Cette promiscuite, voulue par les grands, de l'homme et de la bete, etait particulierement soulignee par le nain et le chien. Le nain ne quittait jamais le chien, toujours plus grand que lui. Le chien etait le bini du nain. C'etait comme deux colliers accouples. Cette juxtaposition est constatee par une foule de monuments domestiques, notamment par le portrait de Jeffrey Hudson, nain de Henriette de France, fille de Henri IV, femme de Charles Ier. Degrader l'homme mene a le deformer. On completait la suppression d'etat par la defiguration. Certains vivisecteurs de ces temps-la reussissaient tres bien a effacer de la face humaine l'effigie divine. Le docteur Conquest, membre du college d'Amen-Street et visiteur jure des boutiques de chimistes de Londres, a ecrit un livre en latin sur cette chirurgie a rebours dont il donne les procedes. A en croire Justus de Carrick-Fergus, l'inventeur de cette chirurgie est un moine nomme Aven-More, mot irlandais qui signifie _Grande Riviere._ Le nain de l'electeur palatin, Perkeo, dont la poupee--ou le spectre--sort d'une boite a surprises dans la cave de Heidelberg, etait un remarquable specimen de cette science tres variee dans ses applications. Cela faisait des etres dont la loi d'existence etait monstrueusement simple: permission de souffrir, ordre d'amuser. III Cette fabrication de monstres se pratiquait sur une grande echelle et comprenait divers genres. Il en fallait au sultan; il en fallait au pape. A l'un pour garder ses femmes; a l'autre pour faire ses prieres. C'etait un genre a part ne pouvant se reproduire lui-meme. Ces a peu pres humains etaient utiles a la volupte et a la religion. Le serail et la chapelle Sixtine consommaient la meme espece de monstres, ici feroces, la suaves. On savait produire dans ces temps-la des choses qu'on ne produit plus maintenant, on avait des talents qui nous manquent, et ce n'est pas sans raison que les bons esprits crient a la decadence. On ne sait plus sculpter en pleine chair humaine; cela tient a ce que l'art des supplices se perd; on etait virtuose en ce genre, on ne l'est plus; on a simplifie cet art au point qu'il va bientot peut-etre disparaitre tout a fait. En coupant les membres a des hommes vivants, en leur ouvrant le ventre, en leur arrachant les visceres, on prenait sur le fait les phenomenes, on avait des trouvailles; il faut y renoncer, et nous sommes prives des progres que le bourreau faisait faire a la chirurgie, Cette vivisection d'autrefois ne se bornait pas a confectionner pour la place publique des phenomenes, pour les palais des bouffons, especes d'augmentatifs du courtisan, et pour les sultans et papes des eunuques, Elle abondait en variantes. Un de ces triomphes, c'etait de faire un coq pour le roi d'Angleterre. Il etait d'usage que, dans le palais du roi d'Angleterre, il y eut une sorte d'homme nocturne, chantant comme le coq. Ce veilleur, debout pendant qu'on dormait, rodait dans le palais, et poussait d'heure en heure ce cri de basse-cour, repete autant de fois qu'il le fallait pour suppleer a une cloche. Cet homme, promu coq, avait subi pour cela en son enfance une operation dans le pharynx, laquelle fait partie de l'art decrit par le docteur Conquest. Sous Charles II, une salivation inherente a l'operation ayant degoute la duchesse de Portsmouth, on conserva la fonction, afin de ne point amoindrir l'eclat de la couronne, mais on fit pousser le cri du coq par un homme non mutile. On choisissait d'ordinaire pour cet emploi honorable un ancien officier. Sous Jacques II, ce fonctionnaire se nommait William Sampson Coq, et recevait annuellement pour son chant neuf livres deux schellings six sous[1]. [1] Voir le docteur Chamberlayne, _Etat present de l'Angleterre_, 1688, 1re partie, chap. XIII, p. 179. Il y a cent ans a peine, a Petersbourg, les memoires de Catherine II le racontent, quand le czar ou la czarine etaient mecontents d'un prince russe, on faisait accroupir le prince dans la grande antichambre du palais, et il restait dans cette posture un nombre de jours determine, miaulant, par ordre, comme un chat, ou gloussant comme une poule qui couve, et becquetant a terre sa nourriture. Ces modes sont passees; moins qu'on ne croit pourtant. Aujourd'hui, les courtisans gloussant pour plaire modifient un peu l'intonation. Plus d'un ramasse a terre, nous ne disons pas dans la boue, ce qu'il mange. Il est tres heureux que les rois ne puissent pas se tromper. De cette facon leurs contradictions n'embarrassent jamais. En approuvant sans cesse, on est sur d'avoir toujours raison, ce qui est agreable. Louis XIV n'eut aime voir a Versailles ni un officier faisant le coq, ni un prince faisant le dindon. Ce qui rehaussait la dignite royale et imperiale en Angleterre et en Russie eut semble a Louis le Grand incompatible avec la couronne de saint Louis. On sait son mecontentement quand Madame Henriette une nuit s'oublia jusqu'a voir en songe une poule, grave inconvenance en effet dans une personne de la cour. Quand on est de la grande, on ne doit point rever de la basse. Bossuet, on s'en souvient, partagea le scandale de Louis XIV. IV Le commerce des enfants au dix-septieme siecle se completait, nous venons de l'expliquer, par une industrie. Les comprachicos faisaient ce commerce et exercaient cette industrie, Ils achetaient des enfants, travaillaient un peu cette matiere premiere, et la revendaient ensuite. Les vendeurs etaient de toute sorte, depuis le pere miserable se debarrassant de sa famille jusqu'au maitre utilisant son haras d'esclaves. Vendre des hommes n'avait rien que de simple. De nos jours on s'est battu pour maintenir ce droit. On se rappelle, il y a de cela moins d'un siecle, l'electeur de Hesse vendant ses sujets au roi d'Angleterre qui avait besoin d'hommes a faire tuer en Amerique. On allait chez l'electeur de Hesse comme chez le boucher, acheter de la viande. L'electeur de Hesse tenait de la chair a canon. Ce prince accrochait ses sujets dans sa boutique. Marchandez, c'est a vendre. En Angleterre, sous Jeffrys, apres la tragique aventure de Monmouth, il y eut force seigneurs et gentilshommes decapites et ecarteles; ces supplicies laisserent des epouses et des filles, veuves et orphelines que Jacques II donna a la reine sa femme. La reine vendit ces ladies a Guillaume Penn. Il est probable que ce roi avait une remise et tant pour cent, Ce qui etonne, ce n'est pas que Jacques II ait vendu ces femmes, c'est que Guillaume Penn les ait achetees. L'emplette de Penn s'excuse, ou s'explique, par ceci que Penn, ayant un desert a ensemencer d'hommes, avait besoin de femmes. Les femmes faisaient partie de son outillage. Ces ladies furent une bonne affaire pour sa gracieuse majeste la reine. Les jeunes se vendirent cher. On songe, avec le malaise d'un sentiment de scandale complique, que Penn eut probablement de vieilles duchesses a tres bon marche. Les comprachicos se nommaient aussi "les cheylas", mot indou qui signifie _denicheurs d'enfants_. Longtemps les comprachicos ne se cacherent qu'a demi. Il y a parfois dans l'ordre social une penombre complaisante aux industries scelerates; elles s'y conservent. Nous avons vu de nos jours en Espagne une affiliation de ce genre, dirigee par le trabucaire Ramon Selles, durer de 1834 a 1866, et tenir trente ans sous la terreur trois provinces, Valence, Alicante, et Murcie. Sous les Stuarts, les comprachicos n'etaient point mal en cour. Au besoin, la raison d'etat se servait d'eux. Ils furent pour Jacques II presque un _instrumentum regni_. C'etait l'epoque ou l'on tronquait les familles encombrantes et refractaires, ou l'on coupait court aux filiations, ou l'on supprimait brusquement les heritiers. Parfois on frustrait une branche au profit de l'autre. Les comprachicos avaient un talent, defigurer, qui les recommandait a la politique. Defigurer vaut mieux que tuer. Il y avait bien le masque de fer, mais c'est un gros moyen. On ne peut peupler l'Europe de masques de fer, tandis que les bateleurs difformes courent les rues sans invraisemblance; et puis le masque de fer est arrachable, le masque de chair ne l'est pas. Vous masquer a jamais avec votre propre visage, rien n'est plus ingenieux. Les comprachicos travaillaient l'homme comme les chinois travaillent l'arbre. Ils avaient des secrets, nous l'avons dit. Ils avaient des trucs. Art perdu. Un certain rabougrissement bizarre sortait de leurs mains. C'etait ridicule et profond. Ils touchaient a un petit etre avec tant d'esprit que le pere ne l'eut pas reconnu. Quelquefois ils laissaient la colonne dorsale droite, mais ils refaisaient la face. Ils demarquaient un enfant comme on demarque un mouchoir. Les produits destines aux bateleurs avaient les articulations disloquees d'une facon savante. On les eut dit desosses. Cela faisait des gymnastes. Non seulement les comprachicos otaient a l'enfant son visage, mais ils lui otaient sa memoire. Du moins ils lui en otaient ce qu'ils pouvaient. L'enfant n'avait point conscience de la mutilation qu'il avait subie. Cette epouvantable chirurgie laissait trace sur sa face, non dans son esprit. Il pouvait se souvenir tout au plus qu'un jour il avait ete saisi par des hommes, puis qu'il s'etait endormi, et qu'ensuite on l'avait gueri. Gueri de quoi? il l'ignorait. Des brulures par le soufre et des incisions par le fer, il ne se rappelait rien. Les comprachicos, pendant l'operation, assoupissaient le petit patient au moyen d'une poudre stupefiante qui passait pour magique et qui supprimait la douleur. Cette poudre a ete de tout temps connue en Chine, et y est encore employee a l'heure qu'il est, La Chine a eu avant nous toutes nos inventions, l'imprimerie, l'artillerie, l'aerostation, le chloroforme. Seulement la decouverte qui en Europe prend tout de suite vie et croissance, et devient prodige et merveille, reste embryon en Chine et s'y conserve morte. La Chine est un bocal de foetus. Puisque nous sommes en Chine, restons-y un moment encore pour un detail. En Chine, de tout temps, on a vu la recherche d'art et d'industrie que voici: c'est le moulage de l'homme vivant. On prend un enfant de deux ou trois ans, on le met dans un vase de porcelaine plus ou moins bizarre, sans couvercle et sans fond, pour que la tete et les pieds passent. Le jour on tient ce vase debout, la nuit on le couche pour que l'enfant puisse dormir. L'enfant grossit ainsi sans grandir, emplissant de sa chair comprimee et de ses os tordus les bossages du vase. Cette croissance en bouteille dure plusieurs annees. A un moment donne, elle est irremediable. Quand on juge que cela a pris et que le monstre est fait, on casse le vase, l'enfant en sort, et l'on a un homme ayant la forme d'un pot. C'est commode; on peut d'avance se commander son nain de la forme qu'on veut. V Jacques II tolera les comprachicos. Par une bonne raison, c'est qu'il s'en servait. Cela du moins lui arriva plus d'une fois. On ne dedaigne pas toujours ce qu'on meprise. Cette industrie d'en bas, expedient excellent parfois pour l'industrie d'en haut qu'on nomme la politique, etait volontairement laissee miserable, mais point persecutee. Aucune surveillance, mais une certaine attention. Cela peut etre utile. La loi fermait un oeil, le roi ouvrait l'autre. Quelquefois le roi allait jusqu'a avouer sa complicite. Ce sont la les audaces du terrorisme monarchique. Le defigure etait fleurdelyse; on lui otait la marque de Dieu, on lui mettait la marque du roi. Jacob Astley, chevalier et baronnet, seigneur de Melton, constable dans le comte de Norfolk, eut dans sa famille un enfant vendu, sur le front duquel le commissaire vendeur avait imprime au fer chaud une fleur de lys. Dans de certains cas, si l'on tenait a constater, pour des raisons quelconques, l'origine royale de la situation nouvelle faite a l'enfant, on employait ce moyen. L'Angleterre nous a toujours fait l'honneur d'utiliser, pour ses usages personnels, la fleur de lys, Les comprachicos, avec la nuance qui separe une industrie d'un fanatisme, etaient analogues aux etrangleurs de l'Inde; ils vivaient entre eux, en bandes, un peu baladins, mais par pretexte. La circulation leur etait ainsi plus facile. Ils campaient ca et la, mais graves, religieux et n'ayant avec les autres nomades aucune ressemblance, incapables de vol. Le peuple les a longtemps confondus a tort avec les morisques d'Espagne et les morisques de Chine. Les morisques d'Espagne etaient faux monnayeurs, les morisques de Chine etaient filous. Rien de pareil chez les comprachicos. C'etaient d'honnetes gens. Qu'on en pense ce qu'on voudra, ils etaient parfois sincerement scrupuleux. Ils poussaient une porte, entraient, marchandaient un enfant, payaient et l'emportaient. Cela se faisait correctement. Ils etaient de tous les pays. Sous ce nom, _comprachicos_, fraternisaient des anglais, des francais, des castillans, des allemands, des italiens. Une meme pensee, une meme superstition, l'exploitation en commun d'un meme metier, font de ces fusions. Dans cette fraternite de bandits, des levantins representaient l'orient, des ponantais representaient l'occident. Force basques y dialoguaient avec force irlandais, le basque et l'irlandais se comprennent, ils parlent le vieux jargon punique; ajoutez a cela les relations intimes de l'Irlande catholique avec la catholique Espagne. Relations telles qu'elles ont fini par faire pendre a Londres presque un roi d'Irlande, le lord gallois de Brany, ce qui a produit le comte de Letrim. Les comprachicos etaient plutot une association qu'une peuplade, plutot un residu qu'une association. C'etait toute la gueuserie de l'univers ayant pour industrie un crime. C'etait une sorte de peuple arlequin compose de tous les haillons. Affilier un homme, c'etait coudre une loque. Errer etait la loi d'existence des comprachicos. Apparaitre, puis disparaitre. Qui n'est que tolere ne prend pas racine. Meme dans les royaumes ou leur industrie etait pourvoyeuse des cours, et, au besoin, auxiliaire du pouvoir royal, ils etaient parfois tout a coup rudoyes. Les rois utilisaient leur art et mettaient les artistes aux galeres. Ces inconsequences sont dans le va-et-vient du caprice royal. Car tel est notre plaisir. Pierre qui roule et industrie qui rodent n'amassent pas de mousse. Les comprachicos etaient pauvres. Ils auraient pu dire ce que disait cette sorciere maigre et en guenilles voyant s'allumer la torche du bucher: Le jeu n'en vaut pas la chandelle.--Peut-etre, probablement meme, leurs chefs, restes inconnus, les entrepreneurs en grand du commerce des enfants, etaient riches. Ce point, apres deux siecles, serait malaise a eclaircir. C'etait, nous l'avons dit, une affiliation. Elle avait ses lois, son serment, ses formules. Elle avait presque sa cabale. Qui voudrait en savoir long aujourd'hui sur les comprachicos n'aurait qu'a aller en Biscaye et en Galice. Comme il y avait beaucoup de basques parmi eux, c'est dans ces montagnes-la qu'est leur legende. On parle encore a l'heure qu'il est des comprachicos a Oyarzun, a Urbistondo, a Leso, a Astigarraga. _Aguarda te, nino, que voy u llamar al comprachicos_[1]! est dans ce pays-la le cri d'intimidation des meres aux enfants. [1] _Prends garde, je vais appeler le comprachicos._ Les comprachicos, comme les tchiganes et les gypsies, se donnaient des rendez-vous; de temps en temps, les chefs echangeaient des colloques. Ils avaient, au dix-septieme siecle, quatre principaux points de rencontre. Un en Espagne, le defile de Pancorbo; un en Allemagne, la clairiere dite la Mauvaise Femme, pres Diekirch, ou il y a deux bas-reliefs enigmatiques representant une femme qui a une tete et un homme qui n'en a pas; un en France, le tertre ou etait la colossale statue Massue-la-Promesse, dans l'ancien bois sacre Borvo-Tomona, pres de Bourbonne-Ies-Bains; un en Angleterre, derriere le mur du jardin de William Chaloner, ecuyer de Gisbrough en Cleveland dans York, entre la tour carree et le grand pignon perce d'une porte ogive. VI Les lois contre les vagabonds ont toujours ete tres rigoureuses en Angleterre. L'Angleterre, dans sa legislation gothique, semblait s'inspirer de ce principe: _Homo errans fera errante pejor_. Un de ses statuts speciaux qualifie l'homme sans asile "plus dangereux que l'aspic, le dragon, le lynx et le basilic" (_atrocior aspide, dracone, lynce et basilico_). L'Angleterre a longtemps eu le meme souci des gypsies, dont elle voulait se debarrasser, que des loups, dont elle s'etait nettoyee. En cela l'anglais differe de l'irlandais qui prie les saints pour la sante du loup et l'appelle "mon parrain". La loi anglaise pourtant, de meme qu'elle tolerait, on vient de le voir, le loup apprivoise et domestique, devenu en quelque sorte un chien, tolerait le vagabond a etat, devenu un sujet. On n'inquietait ni le saltimbanque, ni le barbier ambulant, ni le physicien, ni le colporteur, ni le savant en plein vent, attendu qu'ils ont un metier pour vivre. Hors de la, et a ces exceptions pres, l'espece d'homme libre qu'il y a dans l'homme errant faisait peur a la loi. Un passant etait un ennemi public possible. Cette chose moderne, flaner, etait ignoree; on ne connaissait que cette chose antique, roder. La "mauvaise mine", ce je ne sais quoi que tout le monde comprend et que personne ne peut definir, suffisait pour que la societe prit un homme au collet. Ou demeures-tu? Que fais-tu? Et s'il ne pouvait repondre, de dures penalites l'attendaient. Le fer et le feu etaient dans le code. La loi pratiquait la cauterisation du vagabondage. De la, sur tout le territoire anglais, une vraie "loi des suspects" appliquee aux rodeurs, volontiers malfaiteurs, disons-le, et particulierement aux gypsies, dont l'expulsion a ete a tort comparee a l'expulsion des juifs et des maures d'Espagne, et des protestants de France. Quant a nous, nous ne confondons point une battue avec une persecution. Les comprachicos, insistons-y, n'avaient rien de commun avec les gypsies. Les gypsies etaient une nation; les comprachicos etaient un compose de toutes les nations; un residu, nous l'avons dit; cuvette horrible d'eaux immondes. Les comprachicos n'avaient point, comme les gypsies, un idiome a eux; leur jargon etait une promiscuite d'idiomes; toutes les langues melees etaient leur langue; ils parlaient un tohu-bohu. Ils avaient fini par etre, ainsi que les gypsies, un peuple serpentant parmi les peuples; mais leur lien commun etait l'affiliation, non la race. A toutes les epoques de l'histoire, on peut constater, dans cette vaste masse liquide qui est l'humanite, de ces ruisseaux d'hommes veneneux coulant a part, avec quelque empoisonnement autour d'eux. Les gypsies etaient une famille; les comprachicos etaient une franc-maconnerie; maconnerie ayant, non un but auguste, mais une industrie hideuse. Derniere difference, la religion. Les gypsies etaient paiens, les comprachicos etaient chretiens; et meme bons chretiens; comme il sied a une affiliation qui, bien que melangee de tous les peuples, avait pris naissance en Espagne, lieu devot. Ils etaient plus que chretiens, ils etaient catholiques; ils etaient plus que catholiques, ils etaient romains; et si ombrageux dans leur foi et si purs, qu'ils refuserent de s'associer avec les nomades hongrois du comitat de Pesth, commandes et conduits par un vieillard ayant pour sceptre un baton a pomme d'argent que surmonte l'aigle d'Autriche a deux tetes. Il est vrai que ces hongrois etaient schismatiques au point de celebrer l'Assomption le 27 aout, ce qui est abominable. En Angleterre, tant que regnerent les Stuarts, l'affiliation des comprachicos fut, nous en avons laisse entrevoir les motifs, a peu pres protegee. Jacques II, homme fervent, qui persecutait les juifs et traquait les gypsies, fut bon prince pour les comprachicos. On a vu pourquoi. Les comprachicos etaient acheteurs de la denree humaine dont le roi etait marchand. Ils excellaient dans les disparitions. Le bien de l'Etat veut de temps en temps des disparitions. Un heritier genant, en bas age, qu'ils prenaient et qu'ils maniaient, perdait sa forme. Ceci facilitait les confiscations. Les transferts de seigneuries aux favoris en etaient simplifies. Les comprachicos etaient de plus tres discrets et tres taciturnes, s'engageaient au silence, et tenaient parole, ce qui est necessaire pour les choses d'Etat. Il n'y avait presque pas d'exemple qu'ils eussent trahi les secrets du roi. C'etait, il est vrai, leur interet. Et si le roi eut perdu confiance, ils eussent ete fort en danger, Ils etaient donc de ressource au point de vue de la politique. En outre, ces artistes fournissaient des chanteurs au saint-pere. Les comprachicos etaient utiles au miserere d'Allegri. Ils etaient particulierement devots a Marie. Tout ceci plaisait au papisme des Stuarts. Jacques II ne pouvait etre hostile a des hommes religieux qui poussaient la devotion a la vierge jusqu'a fabriquer des eunuques. En 1688 il y eut un changement de dynastie en Angleterre. Orange supplanta Stuart. Guillaume III remplaca Jacques II. Jacques II alla mourir en exil ou il se fit des miracles sur son tombeau, et ou ses reliques guerirent l'eveque d'Autun de la fistule, digne recompense des vertus chretiennes de ce prince. Guillaume, n'ayant point les memes idees ni les memes pratiques que Jacques, fut severe aux comprachicos. Il mit beaucoup de bonne volonte a l'ecrasement de cette vermine. Un statut des premiers temps de Guillaume et Marie frappa rudement l'affiliation des acheteurs d'enfants. Ce fut un coup de massue sur les comprachicos, desormais pulverises. Aux termes de ce statut, les hommes de cette affiliation, pris et dument convaincus, devaient etre marques sur l'epaule d'un fer chaud imprimant un R, qui signifie _rogue_, c'est-a-dire gueux; sur la main gauche d'un T, signifiant _thief_, c'est-a-dire voleur; et sur la main droite d'un M, signifiant _man slay_, c'est-a-dire meurtrier. Les chefs, "presumes riches, quoique d'aspect mendiant", seraient punis du _collistrigium_, qui est le pilori, et marques au front d'un P, plus leurs biens confisques et les arbres de leurs bois deracines. Ceux qui ne denonceraient point les comprachicos seraient "chaties de confiscation et de prison perpetuelle", comme pour le crime de misprision. Quant aux femmes trouvees parmi ces hommes, elles subiraient le _cucking stool_, qui est un trebuchet dont l'appellation, composee du mot francais _coquine_ et du mot allemand _stuhl_, signifie "chaise de p.....". La loi anglaise etant douee d'une longevite bizarre, cette punition existe encore dans la legislation d'Angleterre pour "les femmes querelleuses". On suspend le cucking stool au-dessus d'une riviere ou d'un etang, on asseoit la femme dedans, et on laisse tomber la chaise dans l'eau, puis on la retire, et on recommence trois fois ce plongeon de la femme, "pour rafraichir sa colere", dit le commentateur Chamberlayne. LIVRE PREMIER LA NUIT MOINS NOIRE QUE L'HOMME I LA POINTE SUD DE PORTLAND Une bise opiniatre du nord souffla sans discontinuer sur le continent europeen, et plus rudement encore sur l'Angleterre, pendant tout le mois de decembre 1689 et tout le mois de janvier 1690. De la le froid calamiteux qui a fait noter cet hiver comme "memorable aux pauvres" sur les marges de la vieille bible de la chapelle presbyterienne des Non Jurors de Londres. Grace a la solidite utile de l'antique parchemin monarchique employe aux registres officiels, de longues listes d'indigents trouves morts de famine et de nudite sont encore lisibles aujourd'hui dans beaucoup de repertoires locaux, particulierement dans les pouilles de la Clink liberty Court du bourg de Southwark, de la Pie powder Court, ce qui veut dire Cour des pieds poudreux, de la White Chapel Court, tenue au village de Starney par le bailly du seigneur. La Tamise prit, ce qui n'arrive pas une fois par siecle, la glace s'y formant difficilement a cause de la secousse de la mer. Les chariots roulerent sur la riviere gelee; il y eut sur la Tamise foire avec tentes, et combats d'ours et de taureaux; on y rotit un boeuf entier sur la glace. Cette epaisseur de glace dura deux mois. La penible annee 1690 depassa en rigueur meme les hivers celebres du commencement du dix-septieme siecle, si minutieusement observes par le docteur Gedeon Delaun, lequel a ete honore par la ville de Londres d'un buste avec piedouche en qualite d'apothicaire du roi Jacques Ier. Un soir, vers la fin d'une des plus glaciales journees de ce mois de janvier 1690, il se passait dans une des nombreuses anses inhospitalieres du golfe de Portland quelque chose d'inusite qui faisait crier et tournoyer a l'entree de cette anse les mouettes et les oies de mer, n'osant rentrer. Dans cette crique, la plus perilleuse de toutes les anses du golfe quand regnent de certains vents et par consequent la plus solitaire, commode, a cause de son danger meme, aux navires qui se cachent, un petit batiment, accostant presque la falaise, grace a l'eau profonde, etait amarre a une pointe de roche. On a tort de dire la nuit tombe; on devrait dire la nuit monte; car c'est de terre que vient l'obscurite. Il faisait deja nuit au bas de la falaise; il faisait encore jour en haut. Qui se fut approche du batiment amarre, eut reconnu une ourque biscayenne. Le soleil, cache toute la journee par les brumes, venait de se coucher. On commencait a sentir cette angoisse profonde et noire qu'on pourrait nommer l'anxiete du soleil absent. Le vent ne venant pas de la mer, l'eau de la crique etait calme. C'etait, en hiver surtout, une exception heureuse. Ces criques de Portland sont presque toujours des havres de barre. La mer dans les gros temps s'y emeut considerablement, et il faut beaucoup d'adresse et de routine pour passer la en surete. Ces petits ports, plutot apparents que reels, font un mauvais service. Il est redoutable d'y entrer et terrible d'en sortir. Ce soir-la, par extraordinaire, nul peril. L'ourque de Biscaye est un ancien gabarit tombe en desuetude. Cette ourque qui a rendu des services, meme a la marine militaire, etait une coque robuste, barque par la dimension, navire par la solidite. Elle figurait dans l'Armada; l'ourque de guerre atteignait, il est vrai, de forts tonnages; ainsi la capitainesse _Grand Griffon_, montee par Lope de Medina, jaugeait six cent cinquante tonneaux et portait quarante canons; mais l'ourque marchande et contrebandiere etait d'un tres faible echantillon. Les gens de mer estimaient et consideraient ce gabarit chetif. Les cordages de l'ourque etaient formes de tourons de chanvre, quelques-uns avec ame en fil de fer, ce qui indique une intention probable, quoique peu scientifique, d'obtenir des indications dans les cas de tension magnetique; la delicatesse de ce greement n'excluait point les gros cables de fatigue, les cabrias des galeres espagnoles et les cameli des triremes romaines. La barre etait tres longue, ce qui a l'avantage d'un grand bras de levier, mais l'inconvenient d'un petit arc d'effort; deux rouets dans deux clans au bout de la barre corrigeaient ce defaut et reparaient un peu cette perte de force. La boussole etait bien logee dans un habitacle parfaitement carre, et bien balancee par ses deux cadres de cuivre places l'un dans l'autre horizontalement sur de petits boulons comme dans les lampes de Cardan. Il y avait de la science et de la subtilite dans la construction de l'ourque, mais c'etait de la science ignorante et de la subtilite barbare. L'ourque etait primitive comme la prame et la pirogue, participait de la prame par la stabilite et de la pirogue par la vitesse, et avait, comme toutes les embarcations nees de l'instinct pirate et pecheur, de remarquables qualites de mer. Elle etait propre aux eaux fermees et aux eaux ouvertes; son jeu de voiles, complique d'etais et tres particulier, lui permettait de naviguer petitement dans les baies closes des Asturies, qui sont presque des bassins, comme Pasage par exemple, et largement en pleine mer; elle pouvait faire le tour d'un lac et le tour du monde; singulieres nefs a deux fins, bonnes pour l'etang, et bonnes pour la tempete. L'ourque etait parmi les navires ce qu'est le hochequeue parmi les oiseaux, un des plus petits et un des plus hardis; le hochequeue, perche, fait a peine plier un roseau, et, envole, traverse l'ocean. Les ourques de Biscaye, meme les plus pauvres, etaient dorees et peintes. Ce tatouage est dans le genie de ces peuples charmants, un peu sauvages. Le sublime bariolage de leurs montagnes, quadrillees de neiges et de prairies, leur revele le prestige apre de l'ornement quand meme. Ils sont indigents et magnifiques; ils mettent des armoiries a leurs chaumieres; ils ont de grands anes qu'ils chamarrent de grelots, et de grands boeufs qu'ils coiffent de plumes; leurs chariots, dont on entend a deux lieues grincer les roues, sont enlumines, ciseles, et enrubannes. Un savetier a un bas-relief sur sa porte; c'est saint Crepin et une savate, mais c'est en pierre. Ils galonnent leur veste de cuir; ils ne recousent pas le haillon, mais ils le brodent. Gaite profonde et superbe. Les basques sont, comme les grecs, des fils du soleil. Tandis que le valencien se drape nu et triste dans sa couverture de laine rousse trouee pour le passage de la tete, les gens de Galice et de Biscaye ont la joie des belles chemises de toiles blanchies a la rosee. Leurs seuils et leurs fenetres regorgent de faces blondes et fraiches, riant sous les guirlandes de mais. Une serenite joviale et fiere eclate dans leurs arts naifs, dans leurs industries, dans leurs coutumes, dans la toilette des filles, dans les chansons. La montagne, cette masure colossale, est en Biscaye toute lumineuse; les rayons entrent et sortent par toutes ses breches. Le farouche Jaizquivel est plein d'idylles. La Biscaye est la grace pyreneenne comme la Savoie est la grace alpestre. Les redoutables baies qui avoisinent Saint-Sebastien, Leso et Fontarabie, melent aux tourmentes, aux nuees, aux ecumes par-dessus les caps, aux rages de la vague et du vent, a l'horreur, au fracas, des batelieres couronnees de roses. Qui a vu le pays basque veut le revoir. C'est la terre benie. Deux recoltes par an, des villages gais et sonores, une pauvrete altiere, tout le dimanche un bruit de guitares, danses, castagnettes, amours, des maisons propres et claires, les cigognes dans les clochers. Revenons a Portland, apre montagne de la mer. La presqu'ile de Portland, vue en plan geometral, offre l'aspect d'une tete d'oiseau dont le bec est tourne vers l'ocean et l'occiput vers Weymouth; l'isthme est le cou. Portland, au grand dommage de sa sauvagerie, existe aujourd'hui pour l'industrie. Les cotes de Portland ont ete decouvertes par les carriers et les platriers vers le milieu du dix-huitieme siecle. Depuis cette epoque, avec la roche de Portland, on fait du ciment dit romain, exploitation utile qui enrichit le pays et defigure la baie. Il y a deux cents ans, ces cotes etaient ruinees comme une falaise, aujourd'hui elles sont ruinees comme une carriere; la pioche mord petitement, et le flot grandement; de la une diminution de beaute. Au gaspillage magnifique de l'ocean a succede la coupe reglee de l'homme. Cette coupe reglee a supprime la crique ou etait amarree l'ourque biscayenne. Pour retrouver quelque vestige de ce petit mouillage demoli, il faudrait chercher sur la cote orientale de la presqu'ile, vers la pointe, au dela de Folly-Pier et de Dirdle-Pier, au dela meme de Wakeham, entre le lieu dit Church-Hop et le lieu dit Southwell. La crique, muree de tous les cotes par des escarpements plus hauts qu'elle n'etait large, etait de minute en minute plus envahie par le soir; la brume trouble, propre au crepuscule, s'y epaississait; c'etait comme une crue d'obscurite au fond d'un puits; la sortie de la crique sur la mer, couloir etroit, dessinait dans cet interieur presque nocturne, ou le flot remuait, une fissure blanchatre. Il fallait etre tout pres pour apercevoir l'ourque amarree aux rochers et comme cachee dans leur grand manteau d'ombre. Une planche jetee du bord a une saillie basse et plate de la falaise, unique point ou l'on put prendre pied, mettait la barque en communication avec la terre; des formes noires marchaient et se croisaient sur ce pont branlant, et dans ces tenebres des gens s'embarquaient. Il faisait moins froid dans la crique qu'en mer, grace a l'ecran de roche dresse au nord de ce bassin; diminution qui n'empechait pas ces gens de grelotter. Ils se hataient. Les effets de crepuscule decoupent les formes a l'emporte-piece; de certaines dentelures a leurs habits etaient visibles, et montraient que ces gens appartenaient a la classe nommee en Angleterre _the ragged_, c'est-a-dire les deguenilles. On distinguait vaguement dans les reliefs de la falaise la torsion d'un sentier. Une fille qui laisse pendre et trainer son lacet sur un dossier de fauteuil dessine, sans s'en douter, a peu pres tous les sentiers de falaises et de montagnes. Le sentier de cette crique, plein de noeuds et de coudes, presque a pic, et meilleur pour les chevres que pour les hommes, aboutissait a la plate-forme ou etait la planche. Les sentiers de falaise sont habituellement d'une declivite peu tentante; ils s'offrent moins comme une route que comme une chute; ils croulent plutot qu'ils ne descendent. Celui-ci, ramification vraisemblable de quelque chemin dans la plaine, etait desagreable a regarder, tant il etait vertical. On le voyait d'en bas gagner en zigzag les assises hautes de la falaise d'ou il debouchait a travers des effondrements sur le plateau superieur par une entaille au rocher. C'est par ce sentier qu'avaient du venir les passagers que cette barque attendait dans cette crique. Autour du mouvement d'embarquement qui se faisait dans la crique, mouvement visiblement effare et inquiet, tout etait solitaire. On n'entendait ni un pas, ni un bruit, ni un souffle. A peine apercevait-on, de l'autre cote de la rade, a l'entree de la baie de Ringstead, une flottille, evidemment fourvoyee, de bateaux a pecher le requin. Ces bateaux polaires avaient ete chasses des eaux danoises dans les eaux anglaises par les bizarreries de la mer. Les bises boreales jouent de ces tours aux pecheurs. Ceux-ci venaient de se refugier au mouillage de Portland, signe de mauvais temps presumable et de peril au large. Ils etaient occupes a jeter l'ancre, La maitresse barque, placee en vedette selon l'ancien usage des flottilles norvegiennes, dessinait en noir tout son greement sur la blancheur plate de la mer, et l'on voyait a l'avant la fourche de peche portant toutes les varietes de crocs et de harpons destines au seymnus glacialis, au squalus acanthias et au squalus spinax niger, et le filet a prendre la grande selache. A ces quelques embarcations pres, toutes balayees dans le meme coin, l'oeil, en ce vaste horizon de Portland, ne rencontrait rien de vivant. Pas une maison, pas un navire. La cote, a cette epoque, n'etait pas habitee, et la rade, en cette saison, n'etait pas habitable. Quel que fut l'aspect du temps, les etres qu'allait emmener l'ourque biscayenne n'en pressaient pas moins le depart. Ils faisaient au bord de la mer une sorte de groupe affaire et confus, aux allures rapides. Les distinguer l'un de l'autre etait difficile. Impossible de voir s'ils etaient vieux ou jeunes. Le soir indistinct les melait et les estompait. L'ombre, ce masque, etait sur leur visage. C'etaient des silhouettes dans de la nuit. Ils etaient huit, il y avait probablement parmi eux une ou deux femmes, malaisees a reconnaitre sous les dechirures et les loques dont tout le groupe etait affuble, accoutrements qui n'etaient plus ni des vetements de femmes, ni des vetements d'hommes. Les haillons n'ont pas de sexe. Une ombre plus petite, allant et venant parmi les grandes, indiquait un nain ou un enfant. C'etait un enfant. II ISOLEMENT En observant de pres, voici ce qu'on eut pu noter. Tous portaient de longues capes, percees et rapiecees, mais drapees, et au besoin les cachant jusqu'aux yeux, bonnes contre la bise et la curiosite. Sous ces capes, ils se mouvaient agilement. La plupart etaient coiffes d'un mouchoir roule autour de la tete, sorte de rudiment par lequel le turban commence en Espagne. Cette coiffure n'avait rien d'insolite en Angleterre. Le midi a cette epoque etait a la mode dans le nord. Peut-etre cela tenait-il a ce que le nord battait le midi. Il en triomphait, et l'admirait. Apres la defaite de l'armada, le castillan fut chez Elisabeth un elegant baragouin de cour. Parler anglais chez la reine d'Angleterre etait presque "shocking". Subir un peu les moeurs de ceux a qui l'on fait la loi, c'est l'habitude du vainqueur barbare vis-a-vis le vaincu raffine; le tartare contemple et imite le chinois. C'est pourquoi les modes castillanes penetraient en Angleterre; en revanche, les interets anglais s'infiltraient en Espagne. Un des hommes du groupe qui s'embarquait avait un air de chef. Il etait chausse d'alpargates, et attife de guenilles passementees et dorees, et d'un gilet de paillon, luisant, sous sa cape, comme un ventre de poisson. Un autre rabattait sur son visage un vaste feutre taille en sombrero. Ce feutre n'avait pas de trou pour la pipe, ce qui indiquait un homme lettre. L'enfant, par-dessus ses loques, etait affuble, selon le principe qu'une veste d'homme est un manteau d'enfant, d'une souquenille de gabier qui lui descendait jusqu'aux genoux. Sa taille laissait deviner un garcon de dix a onze ans. Il etait pieds nus. L'equipage de l'ourque se composait d'un patron et de deux matelots. L'ourque, vraisemblablement, venait d'Espagne, et y retournait. Elle faisait, sans nul doute, d'une cote a l'autre, un service furtif. Les personnes qu'elle etait en train d'embarquer, chuchotaient entre elles. Le chuchotement que ces etres echangeaient etait composite. Tantot un mot castillan, tantot un mot allemand, tantot un mot francais; parfois du gallois, parfois du basque. C'etait un patois, a moins que ce ne fut un argot. Ils paraissaient etre de toutes les nations et de la meme bande. L'equipage etait probablement des leurs. Il y avait de la connivence dans cet embarquement. Cette troupe bariolee semblait etre une compagnie de camarades, peut-etre un tas de complices. S'il y eut eu un peu plus de jour, et si l'on eut regarde un peu curieusement, on eut apercu sur ces gens des chapelets et des scapulaires dissimules a demi sous les guenilles. Un des a peu pres de femme meles au groupe avait un rosaire presque pareil pour la grosseur des grains a un rosaire de derviche, et facile a reconnaitre pour un rosaire irlandais de Llanymthefry, qu'on appelle aussi Llanandiffry. On eut egalement pu remarquer, s'il y avait eu moins d'obscurite, une Nuestra-Senora, avec le nino, sculptee et doree a l'avant de l'ourque. C'etait probablement la Notre-Dame basque, sorte de panagia des vieux cantabres. Sous cette figure, tenant lieu de poupee de proue, il y avait une cage a feu, point allumee en ce moment, exces de precaution qui indiquait un extreme souci de se cacher. Cette cage a feu etait evidemment a deux fins; quand on l'allumait, elle brulait pour la vierge et eclairait la mer, fanal faisant fonction de cierge. Le taille-mer, long, courbe et aigu sous le beaupre, sortait de l'avant comme une corne de croissant. A la naissance du taille-mer, aux pieds de la vierge, etait agenouille un ange adosse a l'etrave, ailes ployees, et regardant l'horizon avec une lunette.--L'ange etait dore comme la Notre-Dame. Il y avait dans le taille-mer des jours et des claires-voies pour laisser passer les lames, occasion de dorures et d'arabesques. Sous la Notre-Dame, etait ecrit en majuscules dorees le mot _Matutina_, nom du navire, illisible en ce moment a cause de l'obscurite. Au pied de la falaise etait depose, en desordre dans le pele-mele du depart, le chargement que ces voyageurs emportaient et qui, grace a la planche servant de pont, passait rapidement du rivage dans la barque. Des sacs de biscuits, une caque de _stock-fish_, une boite de portative soup, trois barils, un d'eau douce, un de malt, un de goudron, quatre ou cinq bouteilles d'ale, un vieux portemanteau boucle dans des courroies, des malles, des coffres, une balle d'etoupes pour torches et signaux, tel etait ce chargement. Ces deguenilles avaient des valises, ce qui semblait indiquer une existence nomade; les gueux ambulants sont forces de posseder quelque chose; ils voudraient bien parfois s'envoler comme des oiseaux, mais ils ne peuvent a moins d'abandonner leur gagne-pain. Ils ont necessairement des caisses d'outils et des instruments de travail, quelle que soit leur profession errante. Ceux-ci trainaient ce bagage, embarras dans plus d'une occasion. Il n'avait pas du etre aise d'apporter ce demenagement au bas de cette falaise. Ceci du reste revelait une intention de depart definitif. On ne perdait pas le temps; c'etait un passage continuel du rivage a la barque et de la barque au rivage; chacun prenait sa part de la besogne; l'un portait un sac, l'autre un coffre. Les femmes possibles ou probables dans cette promiscuite travaillaient comme les autres. On surchargeait l'enfant. Si cet enfant avait dans ce groupe son pere et sa mere, cela est douteux. Aucun signe de vie ne lui etait donne. On le faisait travailler, rien de plus. Il paraissait, non un enfant dans une famille, mais un esclave dans une tribu. Il servait tout le monde, et personne ne lui parlait. Du reste, il se depechait, et, comme toute cette troupe obscure dont il faisait partie, il semblait n'avoir qu'une pensee, s'embarquer bien vite. Savait-il pourquoi? probablement non. Il se hatait machinalement. Parce qu'il voyait les autres se hater. L'ourque etait pontee. L'arrimage du chargement dans la cale fut promptement execute, le moment de prendre le large arriva. La derniere caisse avait ete portee sur le pont, il n'y avait plus a embarquer que les hommes. Les deux de cette troupe qui semblaient les femmes etaient deja a bord; six, dont l'enfant, etaient encore sur la plate-forme basse de la falaise. Le mouvement de depart se fit dans le navire, le patron saisit la barre, un matelot prit une hache pour trancher le cable d'amarre. Trancher, signe de hate; quand on a le temps, on denoue. _Andamos_, dit a demi-voix celui des six qui paraissait le chef, et qui avait des paillettes sur ses guenilles. L'enfant se precipita vers la planche pour passer le premier. Comme il y mettait le pied, deux des hommes se ruant, au risque de le jeter a l'eau, entrerent avant lui, un troisieme l'ecarta du coude et passa, le quatrieme le repoussa du poing et suivit le troisieme, le cinquieme, qui etait le chef, bondit plutot qu'il n'entra dans la barque, et, en y sautant, poussa du talon la planche qui tomba a la mer, un coup de hache coupa l'amarre, la barre du gouvernail vira, le navire quitta le rivage, et l'enfant resta a terre. III SOLITUDE L'enfant demeura immobile sur le rocher, l'oeil fixe. Il n'appela point. Il ne reclama point. C'etait inattendu pourtant; il ne dit pas une parole. Il y avait dans le navire le meme silence. Pas un cri de l'enfant vers ces hommes, pas un adieu de ces hommes a l'enfant. Il y avait des deux parts une acceptation muette de l'intervalle grandissant. C'etait comme une separation de manes au bord d'un styx. L'enfant, comme cloue sur la roche que la maree haute commencait a baigner, regarda la barque s'eloigner. On eut dit qu'il comprenait. Quoi? que comprenait-il? l'ombre. Un moment apres, l'ourque atteignit le detroit de sortie de la crique et s'y engagea. On apercut la pointe du mat sur le ciel clair au-dessus des blocs fendus entre lesquels serpentait le detroit comme entre deux murailles. Cette pointe erra au haut des roches, et sembla s'y enfoncer. On ne la vit plus. C'etait fini. La barque avait pris la mer. L'enfant regarda cet evanouissement. Il etait etonne, mais reveur. Sa stupefaction se compliquait d'une sombre constatation de la vie. Il semblait qu'il y eut de l'experience dans cet etre commencant. Peut-etre jugeait-il deja. L'epreuve, arrivee trop tot, construit parfois au fond de la reflexion obscure des enfants on ne sait quelle balance redoutable ou ces pauvres petites ames pesent Dieu. Se sentant innocent, il consentait. Pas une plainte. L'irreprochable ne reproche pas. Cette brusque elimination qu'on faisait de lui ne lui arracha pas meme un geste. Il eut une sorte de refroidissement interieur. Sous cette subite voie de fait du sort qui semblait mettre le denoument de son existence presque avant le debut, l'enfant ne flechit pas. Il recut ce coup de foudre, debout. Il etait evident, pour qui eut vu son etonnement sans accablement, que, dans ce groupe qui l'abandonnait, rien ne l'aimait, et il n'aimait rien. Pensif, il oubliait le froid. Tout a coup l'eau lui mouilla les pieds; la maree montait; une haleine lui passa dans les cheveux; la bise s'elevait. Il frissonna. Il eut de la tete aux pieds ce tremblement qui est le reveil. Il jeta les yeux autour de lui. Il etait seul. Il n'y avait pas eu pour lui jusqu'a ce jour sur la terre d'autres hommes que ceux qui etaient en ce moment dans l'ourque. Ces hommes venaient de se derober. Ajoutons, chose etrange a enoncer, que ces hommes, les seuls qu'il connut, lui etaient inconnus. Il n'eut pu dire qui etaient ces hommes. Son enfance s'etait passee parmi eux, sans qu'il eut la conscience d'etre des leurs. Il leur etait juxtapose; rien de plus. Il venait d'etre oublie par eux. Il n'avait pas d'argent sur lui, pas de souliers aux pieds, a peine un vetement sur le corps, pas meme un morceau de pain dans sa poche. C'etait l'hiver. C'etait le soir. Il fallait marcher plusieurs lieues avant d'atteindre une habitation humaine. Il ignorait ou il etait. Il ne savait rien, sinon que ceux qui etaient venus avec lui au bord de cette mer s'en etaient alles sans lui. Il se sentit mis hors de la vie. Il sentait l'homme manquer sous lui. Il avait dix ans. L'enfant etait dans un desert, entre des profondeurs ou il voyait monter la nuit et des profondeurs ou il entendait gronder les vagues. Il etira ses petits bras maigres et bailla. Puis, brusquement, comme quelqu'un qui prend son parti, hardi, et se degourdissant, et avec une agilite d'ecureuil,--de clown peut-etre,--il tourna le dos a la crique et se mit a monter le long de la falaise. Il escalada le sentier, le quitta, et revint, alerte et se risquant. Il se hatait maintenant vers la terre. On eut dit qu'il avait un itineraire. Il n'allait nulle part pourtant. Il se hatait sans but, espece de fugitif devant la destinee. Gravir est de l'homme, grimper est de la bete; il gravissait et grimpait. Les escarpements de Portland etant tournes au sud, il n'y avait presque pas de neige dans le sentier. L'intensite du froid avait d'ailleurs fait de cette neige une poussiere, assez incommode au marcheur. L'enfant s'en tirait. Sa veste d'homme, trop large, etait une complication, et le genait. De temps en temps, il rencontrait sur un surplomb ou dans une declivite un peu de glace qui le faisait tomber. Il se raccrochait a une branche seche ou a une saillie de pierre, apres avoir pendu quelques instants sur le precipice. Une fois il eut affaire a une veine de breche qui s'ecroula brusquement sous lui, l'entrainant dans sa demolition. Ces effondrements de la breche sont perfides. L'enfant eut durant quelques secondes le glissement d'une tuile sur un toit; il degringola jusqu'a l'extreme bord de la chute; une touffe d'herbe empoignee a propos le sauva. Il ne cria pas plus devant l'abime qu'il n'avait crie devant les hommes; il s'affermit et remonta silencieux. L'escarpement etait haut. Il eut ainsi quelques peripeties. Le precipice s'aggravait de l'obscurite. Cette roche verticale n'avait pas de fin. Elle reculait devant l'enfant dans la profondeur d'en haut. A mesure que l'enfant montait, le sommet semblait monter. Tout en grimpant, il considerait cet entablement noir, pose comme un barrage entre le ciel et lui. Enfin il arriva. Il sauta sur le plateau. On pourrait presque dire: il prit terre, car il sortait du precipice. A peine fut-il hors de l'escarpement qu'il grelotta. Il sentit a son visage la bise, cette morsure de la nuit. L'aigre vent du nord-ouest souffla. Il serra contre sa poitrine sa serpilliere de matelot. C'etait un bon vetement. Cela s'appelle, en langage du bord, un _suroit_, parce que cette sorte de vareuse-la est peu penetrable aux pluies du sud-ouest. L'enfant, parvenu sur le plateau, s'arreta, posa fermement ses deux pieds nus sur le sol gele, et regarda. Derriere lui la mer, devant lui la terre, au-dessus de sa tete le ciel. Mais un ciel sans astres. Une bruine opaque masquait le zenith. En arrivant au haut du mur de rocher, il se trouvait tourne du cote de la terre, il la considera. Elle etait devant lui a perte de vue, plate, glacee, couverte de neige. Quelques touffes de bruyere frissonnaient. On ne voyait pas de routes. Rien. Pas meme une cabane de berger. On apercevait ca et la des tournoiements de spirales blemes qui etaient des tourbillons de neige fine arraches de terre par le vent, et s'envolant. Une succession d'ondulations de terrain, devenue tout de suite brumeuse, se plissait dans l'horizon. Les grandes plaines ternes se perdaient sous le brouillard blanc. Silence profond. Cela s'elargissait comme l'infini et se taisait comme la tombe. L'enfant se retourna vers la mer. La mer comme la terre etait blanche; l'une de neige, l'autre d'ecume. Rien de melancolique comme le jour que faisait cette double blancheur. Certains eclairages de la nuit ont des duretes tres nettes; la mer etait de l'acier, les falaises etaient de l'ebene. De la hauteur ou etait l'enfant, la baie de Portland apparaissait presque en carte geographique, blafarde dans son demi-cercle de collines; il y avait du reve dans ce paysage nocturne; une rondeur pale engagee dans un croissant obscur, la lune offre quelquefois cet aspect. D'un cap a l'autre, dans toute cette cote, on n'apercevait pas un seul scintillement indiquant un foyer allume, une fenetre eclairee, une maison vivante. Absence de lumiere sur la terre comme au ciel; pas une lampe en bas, pas un astre en haut. Les larges aplanissements des flots dans le golfe avaient ca et la des soulevements subits. Le vent derangeait et froncait cette nappe. L'ourque etait encore visible dans la baie, fuyant. C'etait un triangle noir qui glissait sur cette lividite. Au loin, confusement, les etendues d'eau remuaient dans le clair-obscur sinistre de l'immensite, La _Matutina_ filait vite. Elle decroissait de minute en minute. Rien de rapide comme la fonte d'un navire dans les lointains de la mer. A un certain moment, elle alluma son fanal de proue; il est probable que l'obscurite se faisait inquietante autour d'elle, et que le pilote sentait le besoin d'eclairer la vague. Ce point lumineux, scintillation apercue de loin, adherait lugubrement a sa haute et longue forme noire. On eut dit un linceul debout et en marche au milieu de la mer, sous lequel roderait quelqu'un qui aurait a la main une etoile. Il y avait dans l'air une imminence d'orage. L'enfant ne s'en rendait pas compte, mais un marin eut tremble. C'etait cette minute d'anxiete prealable ou il semble que les elements vont devenir des personnes, et qu'on va assister a la transfiguration mysterieuse du vent en aquilon. La mer va etre ocean, les forces vont se reveler volontes, ce qu'on prend pour une chose est une ame. On va le voir. De la l'horreur. L'ame de l'homme redoute cette confrontation avec l'ame de la nature. Un chaos allait faire son entree. Le vent, froissant le brouillard, et echafaudant les nuees derriere, posait le decor de ce drame terrible de la vague et de l'hiver qu'on appelle une tempete de neige. Le symptome des navires rentrants se manifestait. Depuis quelques moments la rade n'etait plus deserte. A chaque instant surgissaient de derriere les caps des barques inquietes se hatant vers le mouillage. Les unes doublaient le Portland Bill, les autres le Saint-Albans Head. Du plus extreme lointain, des voiles venaient. C'etait a qui se refugierait. Au sud, l'obscurite s'epaississait et les nuages pleins de nuit se rapprochaient de la mer. La pesanteur de la tempete en surplomb et pendante apaisait lugubrement le flot. Ce n'etait point le moment de partir. L'ourque etait partie cependant. Elle avait mis le cap au sud. Elle etait deja hors du golfe et en haute mer. Tout a coup la bise souffla en rafale; la _Matutina_, qu'on distinguait encore tres nettement, se couvrit de toile, comme resolue a profiter de l'ouragan. C'etait le noroit, qu'on nommait jadis vent de galerne, bise sournoise et colere. Le noroit eut tout de suite sur l'ourque un commencement d'acharnement. L'ourque, prise de cote, pencha, mais n'hesita pas, et continua sa course vers le large. Ceci indiquait une fuite plutot qu'un voyage, moins de crainte de la mer que de la terre, et plus de souci de la poursuite des hommes que de la poursuite des vents. L'ourque, passant par tous les degres de l'amoindrissement, s'enfonca dans l'horizon; la petite etoile qu'elle trainait dans l'ombre palit; l'ourque, de plus en plus amalgamee a la nuit, disparut. Cette fois, c'etait pour jamais. Du moins l'enfant parut le comprendre, il cessa de regarder la mer. Ses yeux se reporterent sur les plaines, les landes, les collines, vers les espaces ou il n'etait pas impossible peut-etre de faire une rencontre vivante. Il se mit en marche dans cet inconnu. IV QUESTIONS Qu'etait-ce que cette espece de bande en fuite laissant derriere elle cet enfant? Ces evades etaient-ils des comprachicos? On a vu plus haut le detail des mesures prises par Guillaume III, et votees en parlement, contre les malfaiteurs, hommes et femmes, dits comprachicos, dits comprapequenos, dits cheylas. Il y a des legislations dispersantes. Ce statut tombant sur les comprachicos determina une fuite generale, non seulement des comprachicos, mais des vagabonds de toute sorte. Ce fut a qui se deroberait et s'embarquerait. La plupart des comprachicos retournerent en Espagne. Beaucoup, nous l'avons dit, etaient basques. Cette loi protectrice de l'enfance eut un premier resultat bizarre; un subit delaissement d'enfants. Ce statut penal produisit immediatement une foule d'enfants trouves, c'est-a-dire perdus. Rien de plus aise a comprendre. Toute troupe nomade contenant un enfant etait suspecte; le seul fait de la presence de l'enfant la denoncait.--Ce sont probablement des comprachicos.--Telle etait la premiere idee du sheriff, du prevot, du constable. De la des arrestations et des recherches. Des gens simplement miserables, reduits a roder et a mendier, etaient pris de la terreur de passer pour comprachicos, bien que ne l'etant pas; mais les faibles sont peu rassures sur les erreurs possibles de la justice. D'ailleurs les familles vagabondes sont habituellement effarees. Ce qu'on reprochait aux comprachicos, c'etait l'exploitation des enfants d'autrui. Mais les promiscuites de la detresse et de l'indigence sont telles qu'il eut ete parfois malaise a un pere et a une mere de constater que leur enfant etait leur enfant. D'ou tenez-vous cet enfant? Comment prouver qu'on le tient de Dieu? L'enfant devenait un danger; on s'en defaisait. Fuir seuls sera plus facile. Le pere et la mere se decidaient a le perdre, tantot dans un bois, tantot sur une greve, tantot dans un puits. On trouva dans les citernes des enfants noyes. Ajoutons que les comprachicos etaient, a l'imitation de l'Angleterre, traques desormais par toute l'Europe. Le branle de les poursuivre etait donne. Rien n'est tel qu'un grelot attache. Il y avait desormais emulation de toutes les polices pour les saisir, et l'alguazil n'etait pas moins au guet que le constable. On pouvait lire encore, il y a vingt-trois ans, sur une pierre de la porte d'Otero, une inscription intraduisible--le code dans les mots brave l'honnetete--ou est du reste marquee par une forte difference penale la nuance entre les marchands d'enfants et les voleurs d'enfants. Voici l'inscription, en castillan un peu sauvage: _Aqui quedan las orejas de los comprachicos, y las bolsas de los robaninos, mientras que se van ellos al trabajo de mar_. On le voit, les oreilles, etc., confisquees n'empechaient point les galeres. De la un sauve-qui-peut parmi les vagabonds. Ils partaient effrayes, ils arrivaient tremblants. Sur tout le littoral d'Europe, on surveillait les arrivages furtifs. Pour une bande, s'embarquer avec un enfant etait impossible, car debarquer avec un enfant etait perilleux. Perdre l'enfant, c'etait plutot fait. Par qui l'enfant qu'on vient d'entrevoir dans la penombre des solitudes de Portland etait-il rejete? Selon toute apparence, par des comprachicos. V L'ARBRE D'INVENTION HUMAINE Il pouvait etre environ sept heures du soir. Le vent maintenant diminuait, signe de recrudescence prochaine. L'enfant se trouvait sur l'extreme plateau sud de la pointe de Portland. Portland est une presqu'ile. Mais l'enfant ignorait ce que c'est qu'une presqu'ile et ne savait pas meme ce mot, Portland. Il ne savait qu'une chose, c'est qu'on peut marcher jusqu'a ce qu'on tombe. Une notion est un guide; il n'avait pas de notion. On l'avait amene la et laisse la. _On_ et _la_, ces deux enigmes, representaient toute sa destinee; _on_ etait le genre humain; _la_ etait l'univers. Il n'avait ici-bas absolument pas d'autre point d'appui que la petite quantite de terre ou il posait le talon, terre dure et froide a la nudite de ses pieds. Dans ce grand monde crepusculaire ouvert de toutes parts, qu'y avait-il pour cet enfant? Rien. Il marchait vers ce Rien. L'immense abandon des hommes etait autour de lui. Il traversa diagonalement le premier plateau, puis un second, puis un troisieme. A l'extremite de chaque plateau, l'enfant trouvait une cassure de terrain; la pente etait quelquefois abrupte, mais toujours courte. Les hautes plaines nues de la pointe de Portland ressemblent a de grandes dalles a demi engagees les unes sous les autres; le cote sud semble entrer sous la plaine precedente, et le cote nord se releve sur la suivante. Cela fait des ressauts que l'enfant franchissait agilement. De temps en temps il suspendait sa marche et semblait tenir conseil avec lui-meme. La nuit devenait tres obscure, son rayon visuel se raccourcissait, il ne voyait plus qu'a quelques pas. Tout a coup il s'arreta, ecouta un instant, fit un imperceptible hochement de tete satisfait, tourna vivement, et se dirigea vers une eminence de hauteur mediocre qu'il apercevait confusement a sa droite, au point de la plaine le plus rapproche de la falaise. Il y avait sur cette eminence une configuration qui semblait dans la brume un arbre. L'enfant venait d'entendre de ce cote un bruit, qui n'etait ni le bruit du vent, ni le bruit de la mer. Ce n'etait pas non plus un cri d'animaux. Il pensa qu'il y avait la quelqu'un. En quelques enjambees il fut au bas du monticule. Il y avait quelqu'un en effet. Ce qui etait indistinct au sommet de l'eminence etait maintenant visible. C'etait quelque chose comme un grand bras sortant de terre tout droit. A l'extremite superieure de ce bras, une sorte d'index, soutenu en dessous par le pouce, s'allongeait horizontalement. Ce bras, ce pouce et cet index dessinaient sur le ciel une equerre. Au point de jonction de cette espece d'index et de cette espece de pouce il y avait un fil auquel pendait on ne sait quoi de noir et d'informe. Ce fil, remue par le vent, faisait le bruit d'une chaine. C'etait ce bruit que l'enfant avait entendu. Le fil etait, vu de pres, ce que son bruit annoncait, une chaine. Chaine marine aux anneaux a demi pleins. Par cette mysterieuse loi d'amalgame qui dans la nature entiere superpose les apparences aux realites, le lieu, l'heure, la brume, la mer tragique, les lointains tumultes visionnaires de l'horizon, s'ajoutaient a cette silhouette, et la faisaient enorme. La masse liee a la chaine offrait la ressemblance d'une gaine. Elle etait emmaillottee comme un enfant et longue comme un homme. Il y avait en haut une rondeur autour de laquelle l'extremite de la chaine s'enroulait. La gaine se dechiquetait a sa partie inferieure. Des decharnements sortaient de ces dechirures. Une brise faible agitait la chaine, et ce qui pendait a la chaine vacillait doucement. Cette masse passive obeissait aux mouvements diffus des etendues; elle avait on ne sait quoi de panique; l'horreur qui disproportionne les objets lui otait presque la dimension en lui laissant le contour; c'etait une condensation de noirceur ayant un aspect; il y avait de la nuit dessus et de la nuit dedans; cela etait en proie au grandissement sepulcral; les crepuscules, les levers de lune, les descentes de constellations derriere les falaises, les flottaisons de l'espace, les nuages, toute la rose des vents, avaient fini par entrer dans la composition de ce neant visible; cette espece de bloc quelconque suspendu dans le vent participait de l'impersonnalite eparse au loin sur la mer et dans le ciel, et les tenebres achevaient cette chose qui avait ete un homme. C'etait ce qui n'est plus. Etre un reste, ceci echappe a la langue humaine. Ne plus exister, et persister, etre dans le gouffre et dehors, reparaitre au-dessus de la mort, comme insubmersible, il y a une certaine quantite d'impossible melee a de telles realites. De la l'indicible. Cet etre,--etait-ce un etre?--ce temoin noir, etait un reste, et un reste terrible. Reste de quoi? De la nature d'abord, de la societe ensuite. Zero et total. L'inclemence absolue l'avait a sa discretion. Les profonds oublis de la solitude l'environnaient. Il etait livre aux aventures de l'ignore. Il etait sans defense contre l'obscurite, qui en faisait ce qu'elle voulait. Il etait a jamais le patient. Il subissait. Les ouragans etaient sur lui. Lugubre fonction des souffles. Ce spectre etait la au pillage. Il endurait cette voie de fait horrible, la pourriture en plein vent. Il etait hors la loi du cercueil. Il avait l'aneantissement sans la paix. Il tombait en cendre l'ete et en boue l'hiver. La mort doit avoir un voile, la tombe doit avoir une pudeur. Ici ni pudeur ni voile. La putrefaction cynique et en aveu. Il y a de l'effronterie a la mort a montrer son ouvrage. Elle fait insulte a toutes les serenites de l'ombre quand elle travaille hors de son laboratoire, le tombeau. Cet etre expire etait depouille. Depouiller une depouille, inexorable achevement. Sa moelle n'etait plus dans ses os, ses entrailles n'etaient plus dans son ventre, sa voix n'etait plus dans son gosier. Un cadavre est une poche que la mort retourne et vide. S'il avait eu un moi, ou ce moi etait-il? La encore peut-etre, et c'etait poignant a penser. Quelque chose d'errant autour de quelque chose d'enchaine. Peut-on se figurer dans l'obscurite un lineament plus funebre? Il existe des realites ici-bas qui sont comme des issues sur l'inconnu, par ou la sortie de la pensee semble possible, et ou l'hypothese se precipite. La conjecture a son _compelle intrare_. Si l'on passe en certains lieux et devant certains objets, on ne peut faire autrement que de s'arreter en proie aux songes, et de laisser son esprit s'avancer la dedans. Il y a dans l'invisible d'obscures portes entre-baillees. Nul n'eut pu rencontrer ce trepasse sans mediter. La vaste dispersion l'usait silencieusement. Il avait eu du sang qu'on avait bu, de la peau qu'on avait mangee, de la chair qu'on avait volee. Rien n'avait passe sans lui prendre quelque chose. Decembre lui avait emprunte du froid, minuit de l'epouvante, le fer de la rouille, la peste des miasmes, la fleur des parfums. Sa lente desagregation etait un peage. Peage du cadavre a la rafale, a la pluie, a la rosee, aux reptiles, aux oiseaux. Toutes les sombres mains de la nuit avaient fouille ce mort. C'etait on ne sait quel etrange habitant, l'habitant de la nuit. Il etait dans une plaine et sur une colline, et il n'y etait pas. Il etait palpable et evanoui. Il etait de l'ombre completant les tenebres. Apres la disparition du jour, dans la vaste obscurite silencieuse, il devenait lugubrement d'accord avec tout. Il augmentait, rien que parce qu'il etait la, le deuil de la tempete et le calme des astres. L'inexprimable, qui est dans le desert, se condensait en lui. Epave d'un destin inconnu, il s'ajoutait a toutes les farouches reticences de la nuit. Il y avait dans son mystere une vague reverberation de toutes les enigmes. On sentait autour de lui comme une decroissance de vie allant jusqu'aux profondeurs. Il y avait dans les etendues environnantes une diminution de certitude et de confiance. Le frisson des broussailles et des herbes, une melancolie desolee, une anxiete ou il semblait qu'il y eut de la conscience, appropriaient tragiquement tout le paysage a cette figure noire suspendue a cette chaine. La presence d'un spectre dans un horizon est une aggravation a la solitude. Il etait simulacre. Ayant sur lui les souffles qui ne s'apaisent pas, il etait l'implacable. Le tremblement eternel le faisait terrible. Il semblait, dans les espaces, un centre, ce qui est effrayant a dire, et quelque chose d'immense s'appuyait sur lui. Qui sait? Peut-etre l'equite entrevue et bravee qui est au dela de notre justice. Il y avait, dans sa duree hors de la tombe, de la vengeance des hommes et de sa vengeance a lui. Il faisait, dans ce crepuscule et dans ce desert, une attestation. Il etait la preuve de la matiere inquietante, parce que la matiere devant laquelle on tremble est de la ruine d'ame. Pour que la matiere morte nous trouble, il faut que l'esprit y ait vecu. Il denoncait la loi d'en bas a la loi d'en haut. Mis la par l'homme, il attendait Dieu. Au-dessus de lui flottaient, avec toutes les torsions indistinctes de la nuee et de la vague, les enormes reveries de l'ombre. Derriere cette vision, il y avait on ne sait quelle occlusion sinistre. L'illimite, borne par rien, ni par un arbre, ni par un toit, ni par un passant, etait autour de ce mort. Quand l'immanence surplombant sur nous, ciel, gouffre, vie, tombeau, eternite, apparait patente, c'est alors que nous sentons tout inaccessible, tout defendu, tout mure. Quand l'infini s'ouvre, pas de fermeture plus formidable. VI BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT L'enfant etait devant cette chose, muet, etonne, les yeux fixes. Pour un homme c'eut ete un gibet, pour l'enfant c'etait une apparition. Ou l'homme eut vu le cadavre, l'enfant voyait le fantome. Et puis il ne comprenait point. Les attractions d'abime sont de toute sorte; il y en avait une au haut de cette colline. L'enfant fit un pas, puis deux. Il monta, tout en ayant envie de descendre, et approcha, tout en ayant envie de reculer. Il vint tout pres, hardi et fremissant, faire une reconnaissance du fantome. Parvenu sous le gibet, il leva la tete et examina. Le fantome etait goudronne. Il luisait ca et la. L'enfant distinguait la face. Elle etait enduite de bitume, et ce masque qui semblait visqueux et gluant se modelait dans les reflets de la nuit. L'enfant voyait la bouche qui etait un trou, le nez qui etait un trou, et les yeux qui etaient des trous. Le corps etait enveloppe et comme ficele dans une grosse toile imbibee de naphte. La toile s'etait moisie et rompue. Un genou passait a travers. Une crevasse laissait voir les cotes. Quelques parties etaient cadavre, d'autres squelette. Le visage etait couleur de terre; des limaces, qui avaient erre dessus, y avaient laisse de vagues rubans d'argent. La toile, collee aux os, offrait des reliefs comme une robe de statue. Le crane, fele et fendu, avait l'hiatus d'un fruit pourri. Les dents etaient demeurees humaines, elles avaient conserve le rire. Un reste de cri semblait bruire dans la bouche ouverte. Il y avait quelques poils de barbe sur les joues. La tete, penchee, avait un air d'attention. On avait fait recemment des reparations. Le visage etait goudronne de frais, ainsi que le genou qui sortait de la toile, et les cotes. En bas les pieds passaient. Juste dessous, dans l'herbe, on voyait deux souliers, devenus informes dans la neige et sous les pluies. Ces souliers etaient tombes de ce mort. L'enfant, pieds nus, regarda ces souliers. Le vent, de plus en plus inquietant, avait de ces interruptions qui font partie des apprets d'une tempete; il avait tout a fait cesse depuis quelques instants. Le cadavre ne bougeait plus. La chaine avait l'immobilite du fil a plomb. Comme tous les nouveaux venus dans la vie, et en tenant compte de la pression speciale de sa destinee, l'enfant avait sans nul doute en lui cet eveil d'idees propre aux jeunes annees, qui tache d'ouvrir le cerveau et qui ressemble aux coups de bec de l'oiseau dans l'oeuf; mais tout ce qu'il y avait dans sa petite conscience en ce moment se resolvait en stupeur. L'exces de sensation, c'est l'effet du trop d'huile, arrive a l'etouffement de la pensee. Un homme se fut fait des questions, l'enfant ne s'en faisait pas; il regardait. Le goudron donnait a cette face un aspect mouille. Des gouttes de bitume figees dans ce qui avait ete les yeux ressemblaient a des larmes. Du reste, grace a ce bitume, le degat de la mort etait visiblement ralenti, sinon annule, et reduit au moins de delabrement possible. Ce que l'enfant avait devant lui etait une chose dont on avait soin. Cet homme etait evidemment precieux. On n'avait pas tenu a le garder vivant, mais on tenait a le conserver mort. Le gibet etait vieux, vermoulu, quoique solide, et servait depuis de longues annees. C'etait un usage immemorial en Angleterre de goudronner les contrebandiers. On les pendait au bord de la mer, on les enduisait de bitume, et on les laissait accroches; les exemples veulent le plein air, et les exemples goudronnes se conservent mieux. Ce goudron etait de l'humanite. On pouvait de cette maniere renouveler les pendus moins souvent. On mettait des potences de distance en distance sur la cote comme de nos jours des reverberes. Le pendu tenait lieu de lanterne. Il eclairait, a sa facon, ses camarades les contrebandiers. Les contrebandiers, de loin, en mer, apercevaient les gibets. En voila un, premier avertissement; puis un autre, deuxieme avertissement. Cela n'empechait point la contrebande; mais l'ordre se compose de ces choses-la. Cette mode a dure en Angleterre jusqu'au commencement de ce siecle. En 1822, on voyait encore devant le chateau de Douvres trois pendus vernis. Du reste, le procede conservateur ne se bornait point aux contrebandiers. L'Angleterre tirait le meme parti des voleurs, des incendiaires et des assassins. John Painter, qui mit le feu aux magasins maritimes de Portsmouth, fut pendu et goudronne en 1776. L'abbe Coyer, qui l'appelle Jean le Peintre, le revit en 1777. John Painter etait accroche et enchaine au-dessus de la ruine qu'il avait faite, et rebadigeonne de temps en temps. Ce cadavre dura, on pourrait presque dire vecut, pres de quatorze ans. Il faisait encore un bon service en 1788. En 1790, pourtant, on dut le remplacer. Les egyptiens faisaient cas de la momie du roi; la momie de peuple, a ce qu'il parait, peut etre utile aussi. Le vent, ayant beaucoup de prise sur le monticule, en avait enleve toute la neige. L'herbe y reparaissait, avec quelques chardons ca et la. La colline etait couverte de ce gazon marin dru et ras qui fait ressembler le haut des falaises a du drap vert. Sous la potence, au point meme au-dessus duquel pendaient les pieds du supplicie, il y avait une touffe haute et epaisse, surprenante sur ce sol maigre. Les cadavres emiettes la depuis des siecles expliquaient cette beaute de l'herbe. La terre se nourrit de l'homme. Une fascination lugubre tenait l'enfant. Il demeurait la, beant. Il ne baissa le front qu'un moment pour une ortie qui lui piquait les jambes, et qui lui fit la sensation d'une bete. Puis il se redressa. Il regardait au-dessus de lui cette face qui le regardait. Elle le regardait d'autant plus qu'elle n'avait pas d'yeux. C'etait du regard repandu, une fixite indicible ou il y avait de la lueur et des tenebres, et qui sortait du crane et des dents aussi bien que des arcades sourcilieres vides. Toute la tete du mort regarde, et c'est terrifiant. Pas de prunelles, et l'on se sent vu. Horreur des larves. Peu a peu l'enfant devenait lui-meme terrible. Il ne bougeait plus. La torpeur le gagnait. Il ne s'apercevait pas qu'il perdait conscience. Il s'engourdissait et s'ankylosait. L'hiver le livrait silencieusement a la nuit; il y a du traitre dans l'hiver. L'enfant etait presque statue. La pierre du froid entrait dans ses os; l'ombre, ce reptile, se glissait en lui. L'assoupissement qui sort de la neige monte dans l'homme comme une maree obscure; l'enfant etait lentement envahi par une immobilite ressemblant a celle du cadavre. Il allait s'endormir. Dans la main du sommeil il y a le doigt de la mort. L'enfant se sentait saisi par cette main. Il etait au moment de tomber sous le gibet. Il ne savait deja plus s'il etait debout. La fin, toujours imminente, aucune transition entre etre et ne plus etre, la rentree au creuset, le glissement possible a toute minute, c'est ce precipice-la qui est la creation. Encore un instant, et l'enfant et le trepasse, la vie en ebauche et la vie en ruine, allaient se confondre dans le meme effacement. Le spectre eut l'air de le comprendre et de ne pas le vouloir. Tout a coup il se mit a remuer. On eut dit qu'il avertissait l'enfant. C'etait une reprise de vent qui soufflait. Rien d'etrange comme ce mort en mouvement. Le cadavre au bout de la chaine, pousse par le souffle invisible, prenait une attitude oblique, montait a gauche, puis retombait, remontait a droite, et retombait et remontait avec la lente et funebre precision d'un battant. Va-et-vient farouche. On eut cru voir dans les tenebres le balancier de l'horloge de l'eternite. Cela dura quelque temps ainsi. L'enfant devant cette agitation du mort sentait un reveil, et, a travers son refroidissement, avait assez nettement peur. La chaine, a chaque oscillation, grincait avec une regularite hideuse. Elle avait l'air de reprendre haleine, puis recommencait. Ce grincement imitait un chant de cigale. Les approches d'une bourrasque produisent de subites enflures du vent. Brusquement la brise devint bise. L'oscillation du cadavre s'accentua lugubrement. Ce ne fut plus du balancement, ce fut de la secousse. La chaine, qui grincait, cria. Il sembla que ce cri etait entendu. Si c'etait un appel, il fut obei. Du fond de l'horizon, un grand bruit accourut. C'etait un bruit d'ailes. Un incident survenait, l'orageux incident des cimetieres et des solitudes, l'arrivee d'une troupe de corbeaux. Des taches noires volantes piquerent le nuage, percerent la brume, grossirent, approcherent, s'amalgamerent, s'epaissirent, se hatant vers la colline, poussant des cris. C'etait comme la venue d'une legion. Cette vermine ailee des tenebres s'abattit sur le gibet. L'enfant, effare, recula. Les essaims obeissent a des commandements. Les corbeaux s'etaient groupes sur la potence. Pas un n'etait sur le cadavre. Ils se parlaient entre eux. Le croassement est affreux. Hurler, siffler, rugir, c'est de la vie; le croassement est une acceptation satisfaite de la putrefaction. On croit entendre le bruit que fait le silence du sepulcre en se brisant. Le croassement est une voix dans laquelle il y a de la nuit. L'enfant etait glace. Plus encore par l'epouvante que par le froid. Les corbeaux se turent. Un d'eux sauta sur le squelette. Ce fut un signal. Tous se precipiterent, il y eut une nuee d'ailes, puis toutes les plumes se refermerent, et le pendu disparut sous un fourmillement d'ampoules noires remuant dans l'obscurite. En ce moment, le mort se secoua. Etait-ce lui? Etait-ce le vent? Il eut un bond effroyable. L'ouragan, qui s'elevait, lui venait en aide. Le fantome entra en convulsion. C'etait la rafale, deja soufflant a pleins poumons, qui s'emparait de lui, et qui l'agitait dans tous les sens. Il devint horrible. Il se mit a se demener. Pantin epouvantable, ayant pour ficelle la chaine d'un gibet. Quelque parodiste de l'ombre avait saisi son fil et jouait de cette momie. Elle tourna et sauta comme prete a se disloquer. Les oiseaux, effrayes, s'envolerent. Ce fut comme un rejaillissement de toutes ces betes infames. Puis ils revinrent. Alors une lutte commenca. Le mort sembla pris d'une vie monstrueuse. Les souffles le soulevaient comme s'ils allaient l'emporter; on eut dit qu'il se debattait et qu'il faisait effort pour s'evader; son carcan le retenait. Les oiseaux repercutaient tous ses mouvements, reculant, puis se ruant, effarouches et acharnes. D'un cote, une etrange fuite essayee; de l'autre, la poursuite d'un enchaine. Le mort, pousse par tous les spasmes de la bise, avait des soubresauts, des chocs, des acces de colere, allait, venait, montait, tombait, refoulant l'essaim eparpille. Le mort etait massue, l'essaim etait poussiere. La feroce volee assaillante ne lachait pas prise et s'opiniatrait. Le mort, comme saisi de folie sous cette meute de becs, multipliait dans le vide ses frappements aveugles semblables aux coups d'une pierre liee a une fronde. Par moments il avait sur lui toutes les griffes et toutes les ailes, puis rien; c'etaient des evanouissements de la horde, tout de suite suivis de retours furieux. Effrayant supplice continuant apres la vie. Les oiseaux semblaient frenetiques. Les soupiraux de l'enfer doivent donner passage a des essaims pareils. Coups d'ongle, coups de bec, croassements, arrachements de lambeaux qui n'etaient plus de la chair, craquements de la potence, froissements du squelette, cliquetis des ferrailles, cris de la rafale, tumulte, pas de lutte plus lugubre. Une lemure contre des demons. Sorte de combat spectre. Parfois, la bise redoublant, le pendu pivotait sur lui-meme, faisait face a l'essaim de tous les cotes a la fois, paraissait vouloir courir apres les oiseaux, et l'on eut dit que ses dents tachaient de mordre. Il avait le vent pour lui et la chaine contre lui, comme si les dieux noirs s'en melaient. L'ouragan etait de la bataille. Le mort se tordait, la troupe d'oiseaux roulait sur lui en spirale. C'etait un tournoiement dans un tourbillon. On entendait en bas un grondement immense, qui etait la mer. L'enfant voyait ce reve. Subitement il se mit a trembler de tous ses membres, un frisson ruissela le long de son corps, il chancela, tressaillit, faillit tomber, se retourna, pressa son front de ses deux mains, comme si le front etait un point d'appui, et, hagard, les cheveux au vent, descendant la colline a grands pas, les yeux fermes, presque fantome lui-meme, il prit la fuite, laissant derriere lui ce tourment dans la nuit. VII LA POINTE NORD DE PORTLAND Il courut jusqu'a essoufflement, au hasard, eperdu, dans la neige, dans la plaine, dans l'espace. Cette fuite le rechauffa. Il en avait besoin. Sans cette course et sans cette epouvante, il etait mort. Quand l'haleine lui manqua, il s'arreta. Mais il n'osa point regarder en arriere. Il lui semblait que les oiseaux devaient le poursuivre, que le mort devait avoir denoue sa chaine et etait probablement en marche du meme cote que lui, et que sans doute le gibet lui-meme descendait la colline, courant apres le mort. Il avait peur de voir cela, s'il se retournait. Lorsqu'il eut repris un peu haleine, il se remit a fuir. Se rendre compte des faits n'est point de l'enfance. Il percevait des impressions a travers le grossissement de l'effroi, mais sans les lier dans son esprit et sans conclure. Il allait n'importe ou ni comment; il courait avec l'angoisse et la difficulte du songe. Depuis pres de trois heures qu'il etait abandonne, sa marche en avant, tout en restant vague, avait change de but; auparavant il etait en quete, a present il etait en fuite. Il n'avait plus faim, ni froid; il avait peur. Un instinct avait remplace l'autre. Echapper etait maintenant toute sa pensee. Echapper a quoi? a tout. La vie lui apparaissait de toutes parts autour de lui comme une muraille horrible. S'il eut pu s'evader des choses, il l'eut fait. Mais les enfants ne connaissent point ce bris de prison qu'on nomme le suicide. Il courait. Il courut ainsi un temps indetermine. Mais l'haleine s'epuise, la peur s'epuise aussi. Tout a coup, comme saisi d'un soudain acces d'energie et d'intelligence, il s'arreta, on eut dit qu'il avait honte de se sauver; il se roidit, frappa du pied, dressa resolument la tete, et se retourna. Il n'y avait plus ni colline, ni gibet, ni vol de corbeaux. Le brouillard avait repris possession de l'horizon. L'enfant poursuivit son chemin. Maintenant il ne courait plus, il marchait. Dire que cette rencontre d'un mort l'avait fait un homme, ce serait limiter l'impression multiple et confuse qu'il subissait. Il y avait dans cette impression beaucoup plus et beaucoup moins. Ce gibet, fort trouble dans ce rudiment de comprehension qui etait sa pensee, restait pour lui une apparition. Seulement, une terreur domptee etant un affermissement, il se sentit plus fort. S'il eut ete d'age a se sonder, il eut trouve en lui mille autres commencements de meditation, mais la reflexion des enfants est informe, et tout au plus sentent-ils l'arriere-gout amer de cette chose obscure pour eux que l'homme plus tard appelle l'indignation. Ajoutons que l'enfant a ce don d'accepter tres vite la fin d'une sensation. Les contours lointains et fuyants, qui font l'amplitude des choses douloureuses, lui echappent. L'enfant est defendu par sa limite, qui est la faiblesse, contre les emotions trop complexes. Il voit le fait, et peu de chose a cote. La difficulte de se contenter des idees partielles n'existe pas pour l'enfant. Le proces de la vie ne s'instruit que plus tard, quand l'experience arrive avec son dossier. Alors il y a confrontation des groupes de faits rencontres, l'intelligence renseignee et grandie compare, les souvenirs du jeune age reparaissent sous les passions comme le palimpseste sous les ratures, ces souvenirs sont des points d'appui pour la logique, et ce qui etait vision dans le cerveau de l'enfant devient syllogisme dans le cerveau de l'homme. Du reste l'experience est diverse, et tourne bien ou mal selon les natures. Les bons murissent. Les mauvais pourrissent. L'enfant avait bien couru un quart de lieue, et marche un autre quart de lieue. Tout a coup il sentit que son estomac le tiraillait. Une pensee, qui tout de suite eclipsa la hideuse apparition de la colline, lui vint violemment: manger. Il y a dans l'homme une bete, heureusement; elle le ramene a la realite. Mais quoi manger? mais ou manger? mais comment manger? Il tata ses poches. Machinalement, car il savait bien qu'elles etaient vides. Puis il hata le pas. Sans savoir ou il allait, il hata le pas vers le logis possible. Cette foi a l'auberge fait partie des racines de la providence dans l'homme. Croire a un gite, c'est croire en Dieu. Du reste, dans cette plaine de neige, rien qui ressemblat a un toit. L'enfant marchait, la lande continuait, nue a perte de vue. Il n'y avait jamais eu sur ce plateau d'habitation humaine. C'est au bas de la falaise, dans des trous de roche, que logeaient jadis, faute de bois pour batir des cabanes, les anciens habitants primitifs, qui avaient pour arme une fronde, pour chauffage la fiente de boeuf sechee, pour religion l'idole Heil debout dans une clairiere a Dorchester, et pour industrie la peche de ce faux corail gris que les gallois appelaient _plin_ et les grecs _isidis plocamos_. L'enfant s'orientait du mieux qu'il pouvait. Toute la destinee est un carrefour, le choix des directions est redoutable, ce petit etre avait de bonne heure l'option entre les chances obscures. Il avancait cependant; mais, quoique ses jarrets semblassent d'acier, il commencait a se fatiguer. Pas de sentiers dans cette plaine; s'il y en avait, la neige les avait effaces. D'instinct, il continuait a devier vers l'est. Des pierres tranchantes lui avaient ecorche les talons. S'il eut fait jour, on eut pu voir, dans les traces qu'il laissait sur la neige, des taches roses qui etaient son sang. Il ne reconnaissait rien. Il traversait le plateau de Portland du sud au nord, et il est probable que la bande avec laquelle il etait venu, evitant les rencontres, l'avait traverse de l'ouest a l'est. Elle etait vraisemblablement partie, dans quelque barque de pecheur ou de contrebandier, d'un point quelconque de la cote d'Uggescombe, tel que Sainte-Catherine Chap, ou Swancry, pour aller a Portland retrouver l'ourque qui l'attendait, et elle avait du debarquer dans une des anses de Weston pour aller se rembarquer dans une des criques d'Eston. Cette direction-la etait coupee en croix par celle que suivait maintenant l'enfant. Il etait impossible qu'il reconnut son chemin. Le plateau de Portland a ca et la de hautes ampoules ruinees brusquement par la cote et coupees a pic sur la mer. L'enfant errant arriva sur un de ces points culminants, et s'y arreta, esperant trouver plus d'indications dans plus d'espace, cherchant a voir. Il avait devant lui, pour tout horizon, une vaste opacite livide. Il l'examina avec attention, et, sous la fixite de son regard, elle devint moins indistincte. Au fond d'un lointain pli de terrain, vers l'est, au bas de cette lividite opaque, sorte d'escarpement mouvant et bleme qui ressemblait a une falaise de la nuit, rampaient et flottaient de vagues lambeaux noirs, especes d'arrachements diffus. Cette opacite blafarde, c'etait du brouillard; ces lambeaux noirs, c'etaient des fumees. Ou il y a des fumees, il y a des hommes. L'enfant se dirigea de ce cote. Il entrevoyait a quelque distance une descente, et au pied de la descente, parmi des configurations informes de rochers que la brume estompait, une apparence de banc de sable ou de langue de terre reliant probablement aux plaines de l'horizon le plateau qu'il venait de traverser. Il fallait evidemment passer par la. Il etait arrive en effet a l'isthme de Portland, alluvion diluvienne qu'on appelle Chess-Hill. Il s'engagea sur le versant du plateau. La pente etait difficile et rude. C'etait, avec moins d'aprete pourtant, le revers de l'ascension qu'il avait faite pour sortir de la crique. Toute montee se solde par une descente. Apres avoir grimpe, il degringolait. Il sautait d'un rocher a l'autre, au risque d'une entorse, au risque d'un ecroulement dans la profondeur indistincte. Pour se retenir dans les glissements de la roche et de la glace, il prenait a poignees les longues lanieres des landes et des ajoncs pleins d'epines, et toutes ces pointes lui entraient dans les doigts. Par instants, il trouvait un peu de rampe douce, et descendait en reprenant haleine, puis l'escarpement se refaisait, et pour chaque pas il fallait un expedient. Dans les descentes de precipice, chaque mouvement est la solution d'un probleme. Il faut etre adroit sous peine de mort. Ces problemes, l'enfant les resolvait avec un instinct dont un singe eut pris note et une science qu'un saltimbanque eut admiree. La descente etait abrupte et longue, Il en venait a bout neanmoins. Peu a peu, il approchait de l'instant ou il prendrait terre sur l'isthme entrevu. Par intervalles, tout en bondissant ou en devalant de rocher en rocher, il pretait l'oreille, avec un dressement de daim attentif. Il ecoutait au loin, a sa gauche, un bruit vaste et faible, pareil a un profond chant de clairon. Il y avait dans l'air en effet un remuement de souffles precedant cet effrayant vent boreal, qu'on entend venir du pole comme une arrivee de trompettes. En meme temps, l'enfant sentait par moments sur son front, sur ses yeux, sur ses joues, quelque chose qui ressemblait a des paumes de mains froides se posant sur son visage. C'etaient de larges flocons glaces, ensemences d'abord mollement dans l'espace, puis tourbillonnant, et annoncant l'orage de neige. L'enfant en etait couvert. L'orage de neige qui, depuis plus d'une heure deja, etait sur la mer, commencait a gagner la terre. Il envahissait lentement les plaines. Il entrait obliquement par le nord-ouest dans le plateau de Portland. LIVRE DEUXIEME L'OURQUE EN MER I LES LOIS QUI SONT HORS DE L'HOMME La tempete de neige est une des choses inconnues de la mer. C'est le plus obscur des meteores; obscur dans tous les sens du mot. C'est un melange de brouillard et de tourmente, et de nos jours on ne se rend pas bien compte encore de ce phenomene. De la beaucoup de desastres. On veut tout expliquer par le vent et par le flot. Or dans l'air il y a une force qui n'est pas le vent, et dans l'eau il y a une force qui n'est pas le flot. Cette force, la meme dans l'air et dans l'eau, c'est l'effluve. L'air et l'eau sont deux masses liquides, a peu pres identiques, et rentrant l'une dans l'autre par la condensation et la dilatation, tellement que respirer c'est boire; l'effluve seul est fluide. Le vent et le flot ne sont que des poussees; l'effluve est un courant. Le vent est visible par les nuees, le flot est visible par l'ecume; l'effluve est invisible. De temps en temps pourtant il dit: je suis la. Son _Je suis la_, c'est un coup de tonnerre. La tempete de neige offre un probleme analogue au brouillard sec. Si l'eclaircissement de la callina des espagnols et du quobar des ethiopiens est possible, a coup sur, cet eclaircissement se fera par l'observation attentive de l'effluve magnetique. Sans l'effluve, une foule de faits demeurent enigmatiques. A la rigueur, les changements de vitesse du vent, se modifiant dans la tempete de trois pieds par seconde a deux cent vingt pieds, motiveraient les variantes de la vague allant de trois pouces, mer calme, a trente-six pieds, mer furieuse; a la rigueur, l'horizontalite des souffles, meme en bourrasque, fait comprendre comment une lame de trente pieds de haut peut avoir quinze cents pieds de long; mais pourquoi les vagues du Pacifique sont-elles quatre fois plus hautes pres de l'Amerique que pres de l'Asie, c'est-a-dire plus hautes a l'ouest qu'a l'est; pourquoi est-ce le contraire dans l'Atlantique; pourquoi, sous l'equateur, est-ce le milieu de la mer qui est le plus haut; d'ou viennent ces deplacements de la tumeur de l'ocean? c'est ce que l'effluve magnetique, combine avec la rotation terrestre et l'attraction siderale, peut seul expliquer. Ne faut-il pas cette complication mysterieuse pour rendre raison d'une oscillation du vent allant, par exemple, par l'ouest, du sud-est au nord-est, puis revenant brusquement, par le meme grand tour, du nord-est au sud-est, de facon a faire en trente-six heures un prodigieux circuit de cinq cent soixante degres, ce qui fut le prodrome de la tempete de neige du 19 mars 1867? Les vagues de tempete de l'Australie atteignent jusqu'a quatre vingts pieds de hauteur; cela tient au voisinage du pole. La tourmente en ces latitudes resulte moins du bouleversement des souffles que de la continuite des decharges electriques sous-marines; en l'annee 1866, le cable transatlantique a ete regulierement trouble dans sa fonction deux heures sur vingt-quatre, de midi a deux heures, par une sorte de fievre intermittente. De certaines compositions et decompositions de forces produisent les phenomenes, et s'imposent aux calculs du marin a peine de naufrage. Le jour ou la navigation, qui est une routine, deviendra une mathemathique, le jour ou l'on cherchera a savoir, par exemple, pourquoi, dans nos regions, les vents chauds viennent parfois du nord et les vents froids du midi, le jour ou l'on comprendra que les decroissances de temperature sont proportionnees aux profondeurs oceaniques, le jour ou l'on aura present a l'esprit que le globe est un gros aimant polarise dans l'immensite, avec deux axes, un axe de rotation et un axe d'effluves, s'entrecoupant au centre de la terre, et que les poles magnetiques tournent autour des poles geographiques; quand ceux qui risquent leur vie voudront la risquer scientifiquement, quand on naviguera sur de l'instabilite etudiee, quand le capitaine sera un meteorologue, quand le pilote sera un chimiste, alors bien des catastrophes seront evitees. La mer est magnetique autant qu'aquatique; un ocean de forces flotte, inconnu, dans l'ocean des flots; a vau-l'eau, pourrait-on dire. Ne voir dans la mer qu'une masse d'eau, c'est ne pas voir la mer; la mer est un va-et-vient de fluide autant qu'un flux et reflux de liquide; les attractions la compliquent plus encore peut-etre que les ouragans; l'adhesion moleculaire, manifestee, entre autres phenomenes, par l'attraction capillaire, microscopique pour nous, participe, dans l'ocean, de la grandeur des etendues; et l'onde des effluves, tantot aide, tantot contrarie l'onde des airs et l'onde des eaux. Qui ignore la loi electrique ignore la loi hydraulique; car l'une penetre l'autre. Pas d'etude plus ardue, il est vrai, ni plus obscure; elle touche a l'empirisme comme l'astronomie touche a l'astrologie. Sans cette etude pourtant, pas de navigation. Cela dit, passons. Un des composes les plus redoutables de la mer, c'est la tourmente de neige. La tourmente de neige est surtout magnetique. Le pole la produit comme il produit l'aurore boreale; il est dans ce brouillard comme il est dans cette lueur; et, dans le flocon de neige comme dans la strie de flamme, l'effluve est visible. Les tourmentes sont les crises de nerfs et les acces de delire de la mer. La mer a ses migraines. On peut assimiler les tempetes aux maladies. Les unes sont mortelles, d'autres ne le sont point; on se tire de celle-ci et non de celle-la. La bourrasque de neige passe pour etre habituellement mortelle. Jarabija, un des pilotes de Magellan, la qualifiait "une nuee sortie du mauvais cote du diable[1]". [1] _Una nube salida del malo lado del diabolo_. Surcouf disait: _Il y a du trousse-galant dans cette tempete-la_. Les anciens navigateurs espagnols appelaient cette sorte de bourrasque _la nevada_ au moment des flocons, et _la helada_ au moment des grelons. Selon eux il tombait du ciel des chauves-souris avec la neige. Les tempetes de neige sont propres aux latitudes polaires. Pourtant, parfois elles glissent, on pourrait presque dire elles croulent, jusqu'a nos climats, tant la ruine est melee aux aventures de l'air. La _Matutina_, on l'a vu, s'etait, en quittant Portland, resolument engagee dans ce grand hasard nocturne qu'une approche d'orage aggravait. Elle etait entree dans toute cette menace avec une sorte d'audace tragique. Cependant, insistons-y, l'avertissement ne lui avait point manque. II LES SILHOUETTES DU COMMENCEMENT FIXEES Tant que l'ourque fut dans le golfe de Portland, il y eut peu de mer; la lame etait presque etale. Quel que fut le brun de l'ocean, il faisait encore clair dans le ciel. La brise mordait peu sur le batiment. L'ourque longeait le plus possible la falaise qui lui etait un bon paravent. On etait dix sur la petite felouque biscayenne, trois hommes d'equipage, et sept passagers, dont deux femmes. A la lumiere de la pleine mer, car dans le crepuscule le large refait le jour, toutes les figures etaient maintenant visibles et nettes. On ne se cachait plus d'ailleurs, on ne se genait plus, chacun reprenait sa liberte d'allures, jetait son cri, montrait son visage, le depart etant une delivrance. La bigarrure du groupe eclatait. Les femmes etaient sans age; la vie errante fait des vieillesses precoces, et l'indigence est une ride. L'une etait une basquaise des ports-secs; l'autre, la femme au gros rosaire, etait une irlandaise. Elles avaient l'air indifferent des miserables. Elles s'etaient en entrant accroupies l'une pres de l'autre sur des coffres au pied du mat. Elles causaient; l'irlandais et le basque, nous l'avons dit, sont deux langues parentes. La basquaise avait les cheveux parfumes d'oignon et de basilic. Le patron de l'ourque etait basque guipuzcoan; un matelot etait basque du versant nord des Pyrenees, l'autre etait basque du versant sud, c'est-a-dire de la meme nation, quoique le premier fut francais et le second espagnol. Les basques ne reconnaissent point la patrie officielle. _Mi madre se llama montana_, "ma mere s'appelle la montagne", disait l'arriero Zalareus. Des cinq hommes accompagnant les deux femmes, un etait francais languedocien, un etait francais provencal, un etait genois, un, vieux, celui qui avait le sombrero sans trou a pipe, paraissait allemand, le cinquieme, le chef, etait un basque landais de Biscarosse. C'etait lui qui, au moment ou l'enfant allait entrer dans l'ourque, avait d'un coup de talon jete la passerelle a la mer. Cet homme, robuste, subit, rapide, couvert, on s'en souvient, de passementeries, de pasquilles et de clinquants qui faisaient ses guenilles flamboyantes, ne pouvait tenir en place, se penchait, se dressait, allait et venait sans cesse d'un bout du navire a l'autre, comme inquiet entre ce qu'il venait de faire et ce qui allait arriver. Ce chef de la troupe et le patron de l'ourque, et les deux hommes d'equipage, basques tous quatre, parlaient tantot basque, tantot espagnol, tantot francais, ces trois langues etant repandues sur les deux revers des Pyrenees. Du reste, hormis les femmes, tous parlaient a peu pres le francais, qui etait le fond de l'argot de la bande. La langue francaise, des cette epoque, commencait a etre choisie par les peuples comme intermediaire entre l'exces de consonnes du nord et l'exces de voyelles du midi. En Europe le commerce parlait francais; le vol, aussi. On se souvient que Gibby, voleur de Londres, comprenait Cartouche. L'ourque, fine voiliere, marchait bon train; pourtant dix personnes, plus les bagages, c'etait beaucoup de charge pour un si faible gabarit. Ce sauvetage d'une bande par ce navire n'impliquait pas necessairement l'affiliation de l'equipage du navire a la bande. Il suffisait que le patron du navire fut un _vascongado_, et que le chef de la bande en fut un autre. S'entr'aider est, dans cette race, un devoir, qui n'admet pas d'exception. Un basque, nous venons de le dire, n'est ni espagnol, ni francais, il est basque; et, toujours et partout, il doit sauver un basque. Telle est la fraternite pyreneenne. Tout le temps que l'ourque fut dans le golfe, le ciel, bien que de mauvaise mine, ne parut point assez gate pour preoccuper les fugitifs. On se sauvait, on s'echappait, on etait brutalement gai. L'un riait, l'autre chantait. Ce rire etait sec, mais libre; ce chant etait bas, mais insouciant. Le languedocien criait: _caougagno_! "Cocagne!" est le comble de la satisfaction narbonnaise. C'etait un demi-matelot, un naturel du village aquatique de Gruissan sur le versant sud de la Clappe, marinier plutot que marin, mais habitue a manoeuvrer les perissoires de l'etang de Bages et a tirer sur les sables sales de Sainte-Lucie la traine pleine de poisson. Il etait de cette race qui se coiffe du bonnet rouge, fait des signes de croix compliques a l'espagnole, boit du vin de peau de bouc, tette l'outre, racle le jambon, s'agenouille pour blasphemer, et implore son saint patron avec menaces: Grand saint, accorde-moi ce que je te demande, ou je te jette une pierre a la tete, "ou te feg' un pic". Il pouvait, au besoin, s'ajouter utilement a l'equipage. Le provencal, dans la cambuse, attisait sous une marmite de fer un feu de tourbe, et faisait la soupe. Cette soupe etait une espece de puchero ou le poisson remplacait la viande et ou le provencal jetait des pois chiches, de petits morceaux de lard coupes carrement, et des gousses de piment rouge, concessions du mangeur de bouillabaisse aux mangeurs d'olla podrida. Un des sacs de provisions, deballe, etait a cote de lui. Il avait allume, au-dessus de sa tete, une lanterne de fer a vitres de talc, oscillant a un crochet du plafond de la cambuse. A cote, a un autre crochet, se balancait l'alcyon girouette. C'etait alors une croyance populaire qu'un alcyon mort, suspendu par le bec, presente toujours la poitrine au cote d'ou vient le vent. Tout en faisant la soupe, le provencal se mettait par instants dans la bouche le goulot d'une gourde et avalait un coup d'aguardiente. C'etait une de ces gourdes revetues d'osier, larges et plates, a oreillons, qu'on se pendait au cote par une courroie, et qu'on appelait alors "gourdes de hanche". Entre chaque gorgee, il machonnait un couplet d'une de ces chansons campagnardes dont le sujet est rien du tout; un chemin creux, une haie; on voit dans la prairie par une crevasse du buisson l'ombre allongee d'une charrette et d'un cheval au soleil couchant, et de temps en temps au-dessus de la haie parait et disparait l'extremite de la fourche chargee de foin. Il n'en faut pas plus pour une chanson. Un depart, selon ce qu'on a dans le coeur ou dans l'esprit, est un soulagement ou un accablement. Tous semblaient alleges, un excepte, qui etait le vieux de la troupe, l'homme au chapeau sans pipe. Ce vieux, qui paraissait plutot allemand qu'autre chose, bien qu'il eut une de ces figures a fond perdu ou la nationalite s'efface, etait chauve, et si grave que sa calvitie semblait une tonsure. Chaque fois qu'il passait devant la sainte vierge de la proue, il soulevait son feutre, et l'on pouvait apercevoir les veines gonflees et seniles de son crane. Une facon de grande robe usee et dechiquetee, en serge brune de Dorchester, dont il s'enveloppait, ne cachait qu'a demi son justaucorps serre, etroit, et agrafe jusqu'au collet comme une soutane. Ses deux mains tendaient a l'entrecroisement et avaient la jonction machinale de la priere habituelle. Il avait ce qu'on pourrait nommer la physionomie bleme; car la physionomie est surtout un reflet, et c'est une erreur de croire que l'idee n'a pas de couleur. Cette physionomie etait evidemment la surface d'un etrange etat interieur, la resultante d'un compose de contradictions allant se perdre les unes dans le bien, les autres dans le mal, et, pour l'observateur, la revelation d'un a peu pres humain pouvant tomber au-dessous du tigre ou grandir au-dessus de l'homme. Ces chaos de l'ame existent. Il y avait de l'illisible sur cette figure. Le secret y allait jusqu'a l'abstrait. On comprenait que cet homme avait connu l'avant-gout du mal, qui est le calcul, et l'arriere-gout, qui est le zero. Dans son impassibilite, peut-etre seulement apparente, etaient empreintes les deux petrifications, la petrification du coeur, propre au bourreau, et la petrification de l'esprit, propre au mandarin. On pouvait affirmer, car le monstrueux a sa maniere d'etre complet, que tout lui etait possible, meme s'emouvoir. Tout savant est un peu cadavre; cet homme etait un savant. Rien qu'a le voir, on devinait cette science empreinte dans les gestes de sa personne et dans les plis de sa robe. C'etait une face fossile dont le serieux etait contrarie par cette mobilite ridee du polyglotte qui va jusqu'a la grimace. Du reste, severe. Rien d'hypocrite, mais rien de cynique. Un songeur tragique. C'etait l'homme que le crime a laisse pensif. Il avait le sourcil d'un trabucaire modifie par le regard d'un archeveque. Ses rares cheveux gris etaient blancs sur les tempes. On sentait en lui le chretien, complique de fatalisme turc. Des nooeds de goutte deformaient ses doigts disseques par la maigreur; sa haute taille roide etait ridicule; il avait le pied marin. Il marchait lentement sur le pont sans regarder personne, d'un air convaincu et sinistre. Ses prunelles etaient vaguement pleines de la lueur fixe d'une ame attentive aux tenebres et sujette a des reapparitions de conscience. De temps en temps le chef de la bande, brusque et alerte, et faisant de rapides zigzags dans le navire, venait lui parler a l'oreille. Le vieillard repondait d'un signe de tete. On eut dit l'eclair consultant la nuit. III LES HOMMES INQUIETS SUR LA MER INQUIETE Deux hommes sur le navire etaient absorbes, ce vieillard et le patron de l'ourque, qu'il ne faut pas confondre avec le chef de la bande; le patron etait absorbe par la mer, le vieillard par le ciel. L'un ne quittait pas des yeux la vague, l'autre attachait sa surveillance aux nuages. La conduite de l'eau etait le souci du patron; le vieillard semblait suspecter le zenith. Il guettait les astres par toutes les ouvertures de la nuee. C'etait ce moment ou il fait encore jour, et ou quelques etoiles commencent a piquer faiblement le clair du soir. L'horizon etait singulier. La brume y etait diverse. Il y avait plus de brouillard sur la terre, et plus de nuage sur la mer. Avant meme d'etre sorti de Portland-Bay, le patron, preoccupe du flot, eut tout de suite une grande minutie de manoeuvres. Il n'attendit pas qu'on eut decape. Il passa en revue le trelingage, et s'assura que la bridure des bas haubans etait en bon etat et appuyait bien les gambes de hune, precaution d'un homme qui compte faire des temerites de vitesse. L'ourque, c'etait la son defaut, enfoncait d'une demi-vare par l'avant plus que par l'arriere. Le patron passait a chaque instant du compas de route au compas de variation, visant par les deux pinnules aux objets de la cote, afin de reconnaitre l'aire de vent a laquelle ils repondaient. Ce fut d'abord une brise de bouline qui se declara; il n'en parut pas contrarie, bien qu'elle s'eloignat de cinq pointes du vent de la route. Il tenait lui-meme la barre le plus possible, paraissant ne se fier qu'a lui pour ne perdre aucune force, l'effet du gouvernail s'entretenant par la rapidite du sillage. La difference entre le vrai rumb et le rumb apparent etant d'autant plus grande que le vaisseau a plus de vitesse, l'ourque semblait gagner vers l'origine du vent plus qu'elle ne faisait reellement. L'ourque n'avait pas vent largue et n'allait pas au plus pres, mais on ne connait directement le vrai rumb que lorsqu'on va vent arriere. Si l'on apercoit dans les nuees de longues bandes qui aboutissent au meme point de l'horizon, ce point est l'origine du vent; mais ce soir-la il y avait plusieurs vents, et l'aire du rumb etait trouble; aussi le patron se mefiait des illusions du navire. Il gouvernait a la fois timidement et hardiment, brassait au vent, veillait aux ecarts subits, prenait garde au lans, ne laissait pas arriver le batiment, observait la derive, notait les petits chocs de la barre, avait l'oeil a toutes les circonstances du mouvement, aux inegalites de vitesse du sillage, aux folles ventes, se tenait constamment, de peur d'aventure, a quelque quart de vent de la cote qu'il longeait, et surtout maintenait l'angle de la girouette avec la quille plus ouvert que l'angle de la voilure, le rumb de vent indique par la boussole etant toujours douteux, a cause de la petitesse du compas de route. Sa prunelle, imperturbablement baissee, examinait toutes les formes que prenait l'eau. Une fois pourtant il leva les yeux vers l'espace et tacha d'apercevoir les trois etoiles qui sont dans le baudrier d'Orion; ces etoiles se nomment les trois Mages, et un vieux proverbe des anciens pilotes espagnols dit: _Qui voit les trois mages n'est pas loin du sauveur_. Ce coup d'oeil du patron au ciel coincida avec cet aparte grommele a l'autre bout du navire par le vieillard: --Nous ne voyons pas meme la Claire des Gardes, ni l'astre Antares, tout rouge qu'il est. Pas une etoile n'est distincte. Aucun souci parmi les autres fugitifs. Toutefois, quand la premiere hilarite de l'evasion fut passee, il fallut bien s'apercevoir qu'on etait en mer au mois de janvier, et que la bise etait glacee. Impossible de se loger dans la cabine, beaucoup trop etroite et d'ailleurs encombree de bagages et de ballots. Les bagages appartenaient aux passagers, et les ballots a l'equipage, car l'ourque n'etait point un navire de plaisance et faisait la contrebande. Les passagers durent s'etablir sur le pont; resignation facile a ces nomades. Les habitudes du plein air rendent aises aux vagabonds les arrangements de nuit; la belle etoile est de leurs amies; et le froid les aide a dormir, a mourir quelquefois, Celle nuit-la, du reste, on vient de le voir, la belle etoile etait absente. Le languedocien et le genois, en attendant le souper, se pelotonnerent pres des femmes, au pied du mat, sous des prelarts que les matelots leur jeterent. Le vieux chauve resta debout a l'avant, immobile et comme insensible au froid. Le patron de l'ourque, de la barre ou il etait, fit une sorte d'appel guttural assez semblable a l'interjection de l'oiseau qu'on appelle en Amerique l'Exclamateur; a ce cri, le chef de la bande approcha, et le patron lui adressa cette apostrophe: _Etcheco jauna_! Ces deux mots basques, qui signifient "laboureur de la montagne", sont, chez ces antiques cantabres, une entree en matiere solennelle et commandent l'attention. Puis le palron montra du doigt au chef le vieillard, et le dialogue continua en espagnol, peu correct, du reste, etant de l'espagnol montagnard. Voici les demandes et les reponses: --Etchceo jauna, que es este hombre [1]? --Un hombre. --Que lenguas habla? --Todas. --Que cosas sabe? --Todas. --Qual pais! --Ningun, y todos. --Qual Dios? --Dios. --Como le llamas? --El Tonto. --Como dices que le llamas? --El Sabio. --En vuestre tropa, que esta? --Esta lo que esta. --El gefe? --No. --Pues, que esta? --La alma. [1] --Laboureur de la montagne, quel est cet homme? --Un homme. --Quelles langues parle-t-il? --Toutes. --Quelles choses sait-il? --Toutes. --Quel est son pays? --Aucun et tous. --Quel est son Dieu? --Dieu. --Comment le nommes-tu? --Le Fou. --Comment dis-tu que tu le nommes? --Le Sage. --Dans votre troupe, qu'est-ce qu'il est? --Il est ce qu'il est. --Le chef? --Non. --Alors, quel est-il? --L'ame. Le chef et le patron se separerent, chacun retournant a sa pensee, et peu apres la _Matutina_ sortit du golfe. Les grands balancements du large commencerent. La mer, dans les ecartements de l'ecume, etait d'apparence visqueuse; les vagues, vues dans la clarte crepusculaire a profil perdu, avaient des aspects de flasques de fiel. Ca et la une lame, flottant a plat, offrait des felures et des etoiles, comme une vitre ou l'on a jete des pierres. Au centre de ces etoiles, dans un trou tournoyant, tremblait une phosphorescence, assez semblable a cette reverberation feline de la lumiere disparue qui est dans la prunelle des chouettes. La _Matutina_ traversa fierement et en vaillante nageuse le redoutable fremissement du banc Chambours. Le banc Chambours, obstacle latent a la sortie de la rade de Portland, n'est point un barrage, c'est un amphitheatre. Un cirque de sable sous l'eau, des gradins sculptes par les cercles de l'onde, une arene ronde et symetrique, haute comme une Yungfrau, mais noyee, un colisee de l'ocean entrevu par le plongeur dans la transparence visionnaire de l'engloutissement, c'est la le banc Chambours. Les hydres s'y combattent, les leviathans s'y rencontrent; il y a la, disent les legendes, au fond du gigantesque entonnoir, des cadavres de navires saisis et coules par l'immense araignee Kraken, qu'on appelle aussi le poisson-montagne. Telle est l'effrayante ombre de la mer. Ces realites spectrales ignorees de l'homme se manifestent a la surface par un peu de frisson. Au dix-neuvieme siecle, le banc Chambours est en ruine. Le brise-lames recemment construit a bouleverse et tronque a force de ressacs cette haute architecture sous-marine, de meme que la jetee batie au Croisie en 1760 y a change d'un quart d'heure l'etablissement des marees. La maree pourtant, c'est eternel; mais l'eternite obeit a l'homme plus qu'on ne croit. IV ENTREE EN SCENE D'UN NUAGE DIFFERENT DES AUTRES Le vieux homme que le chef de la troupe avait qualifie d'abord le Fou, puis le Sage, ne quittait plus l'avant. Depuis le passage du banc Chambours, son attention se partageait entre le ciel et l'ocean. Il baissait les yeux, puis les relevait; ce qu'il scrutait surtout, c'etait le nord-est, Le patron confia la barre a un matelot, enjamba le panneau de la fosse aux cables, traversa le passavent et vint au gaillard de proue. Il aborda le vieillard, mais non de face. Il se tint un peu en arriere, les coudes serres aux hanches, les mains ecartees, la tete penchee sur l'epaule, l'oeil ouvert, le sourcil haut, un coin des levres souriant, ce qui est l'attitude de la curiosite, quand elle flotte entre l'ironie et le respect. Le vieillard, soit qu'il eut l'habitude de parler quelquefois seul, soit que sentir quelqu'un derriere lui l'excitat a parler, se mit a monologuer, en considerant l'etendue. --Le meridien d'ou l'on compte l'ascension droite est marque dans ce siecle par quatre etoiles, la Polaire, la chaise de Cassiopee, la tete d'Andromede, et l'etoile Algenib, qui est dans Pegase. Mais aucune n'est visible. Ces paroles se succedaient automatiquement, confuses, a peu pres dites, et en quelque facon sans qu'il se melat de les prononcer. Elles flottaient hors de sa bouche et se dissipaient. Le monologue est la fumee des feux interieurs de l'esprit. Le patron interrompit: --Seigneur... Le vieillard, peut-etre un peu sourd en meme temps que tres pensif, continua: --Pas assez d'etoiles, et trop de vent. Le vent quitte toujours sa route pour se jeter sur la cote. Il s'y jette a pic. Cela tient a ce que la terre est plus chaude que la mer. L'air en est plus leger. Le vent froid et lourd de la mer se precipite sur la terre pour le remplacer. C'est pourquoi dans le grand ciel le vent souffle vers la terre de tous les cotes. Il importerait de faire des bordees allongees entre le parallele estime et le parallele presume. Quand la latitude observee ne differe pas de la latitude presumee de plus de trois minutes sur dix lieues, et de quatre sur vingt, on est en bonne route. Le patron salua, mais le vieillard ne le vit point. Cet homme, qui portait presque une simarre d'universitaire d'Oxford ou de Goettingue, ne bougeait pas de sa posture hautaine et reveche. Il observait la mer en connaisseur des flots et des hommes. Il etudiait les vagues, mais presque comme s'il allait demander dans leur tumulte son tour de parole, et leur enseigner quelque chose. Il y avait en lui du magister et de l'augure. Il avait l'air du pedant de l'abime. Il poursuivit son soliloque, peut-etre fait, apres tout, pour etre ecoute. --On pourrait lutter, si l'on avait une roue au lieu d'une barre. Par une vitesse de quatre lieues a l'heure, trente livres d'effort sur la roue peuvent produire trois cent mille livres d'effet sur la direction. Et plus encore, car il y a des cas ou l'on fait faire a la trousse deux tours de plus. Le patron salua une deuxieme fois, et dit: --Seigneur... L'oeil du vieillard se fixa sur lui. La tete tourna sans que le corps remuat. --Appelle-moi docteur. --Seigneur docteur, c'est moi qui suis le patron. --Soit, repondit le "docteur". Le docteur--nous le nommerons ainsi dorenavant--parut consentir au dialogue: --Patron, as-tu un octant anglais? --Non. --Sans octant anglais, tu ne peux prendre hauteur ni par derriere, ni par devant. --Les basques, repliqua le patron, prenaient hauteur avant qu'il y eut des anglais, --Mefie-toi de l'olofee. --Je mollis quand il le faut. --As-tu mesure la vitesse du navire? --Oui. --Quand? --Tout a l'heure. --Par quel moyen? --Au moyen du loch. --As-tu eu soin d'avoir l'oeil sur le bois du loch? --Oui. --Le sablier fait-il juste ses trente secondes? --Oui. --Es-tu sur que le sable n'a point use le trou entre les deux empoulettes? --Oui. --As-tu fait la contre-epreuve du sablier par la vibration d'une balle de mousquet suspendue... --A un fil plat tire de dessus le chanvre roui? Sans doute. --As-tu cire le fil de peur qu'il ne s'allonge? --Oui. --As-tu fait la contre-epreuve du loch? --J'ai fait la contre-epreuve du sablier par la balle de mousquet et la contre-epreuve du loch par le boulet de canon. --Quel diametre a ton boulet? --Un pied. --Bonne lourdeur. --C'est un ancien boulet de notre vieille ourque de guerre, _la Casse de Par-grand_. --Qui etait de l'armada? --Oui. --Et qui portait six cents soldats, cinquante matelots et vingt-cinq canons? --Le naufrage le sait. --Comment as-tu pese le choc de l'eau contre le boulet? --Au moyen d'un peson d'Allemagne. --As-tu tenu compte de l'impulsion du flot contre la corde portant le boulet? --Oui. --Quel est le resultat? --Le choc de l'eau a ete de cent soixante-dix livres. --C'est-a-dire que le navire fait a l'heure quatre lieues de France. --Et trois de Hollande. --Mais c'est seulement le surplus de la vitesse du sillage sur la vitesse de la mer. --Sans doute. --Ou te diriges-tu? --A une anse que je connais entre Loyola et Saint-Sebastien. --Mets-toi vite sur le parallele du lieu de l'arrivee. --Oui. Le moins d'ecart possible. --Mefie-toi des vents et des courants. Les premiers excitent les seconds. --Traidores [1]. [1] Traitres. --Pas de mots injurieux. La mer entend. N'insulte rien. Contente-toi d'observer, --J'ai observe et j'observe. La maree est en ce moment contre le vent; mais tout a l'heure, quand elle courra avec le vent, nous aurons du bon. --As-tu un routier? --Non. Pas pour cette mer. --Alors tu navigues a tatons? --Point. J'ai la boussole. --La boussole est un oeil, le routier est l'autre. --Un borgne voit. --Comment mesures-tu l'angle que fait la route du navire avec la quille? --J'ai mon compas de variation, et puis je devine. --Deviner, c'est bien; savoir c'est mieux. --Christophe[2] devinait. [2] Colomb. --Quand il y a de la brouille et quand la rose tourne vilainement, on ne sait plus par quel bout du harnais prendre le vent, et l'on finit par n'avoir plus ni point estime, ni point corrige. Un ane avec son routier vaut mieux qu'un devin avec son oracle. --Il n'y a pas encore de brouille dans la bise, et je ne vois pas de motif d'alarme. --Les navires sont des mouches dans la toile d'araignee de la mer. --Presentement, tout est en assez bon etat dans la vague et dans le vent. --Un tremblement de points noirs sur le flot, voila les hommes sur l'ocean. --Je n'augure rien de mauvais pour cette nuit. --Il peut arriver une telle bouteille a l'encre que tu aies de la peine a te tirer d'intrigue. --Jusqu'a present tout va bien. L'oeil du docteur se fixa sur le nord-est. Le patron continua: --Gagnons seulement le golfe de Gascogne, et je reponds de tout. Ah! par exemple, j'y suis chez moi. Je le tiens, mon golfe de Gascogne. C'est une cuvette souvent bien en colere, mais la je connais toutes les hauteurs d'eau et toutes les qualites de fond; vase devant San Cipriano, coquilles devant Cizarque, sable au cap Penas, petits cailloux au Boucaut de Mimizan, et je sais la couleur de tous les cailloux. Le patron s'interrompit; le docteur ne l'ecoutait plus. Le docteur considerait le nord-est. Il se passait sur ce visage glacial quelque chose d'extraordinaire. Toute la quantite d'effroi possible a un masque de pierre y etait peinte. Sa bouche laissa echapper ce mot: --A la bonne heure! Sa prunelle, devenue tout a fait de hibou et toute ronde, s'etait dilatee de stupeur en examinant un point de l'espace. Il ajouta: --C'est juste. Quant a moi, je consens. Le patron le regardait. Le docteur reprit, se parlant a lui-meme ou parlant a quelqu'un dans l'abime: --Je dis oui. Il se tut, ouvrit de plus en plus son oeil avec un redoublement d'attention sur ce qu'il voyait, et reprit: --Cela vient de loin, mais cela sait ce que cela fait. Le segment de l'espace ou plongeaient le rayon visuel et la pensee du docteur, etant oppose au couchant, etait eclaire par la vaste reverberation crepusculaire presque comme par le jour. Ce segment, fort circonscrit et entoure de lambeaux de vapeur grisatre, etait tout simplement bleu, mais d'un bleu plus voisin du plomb que de l'azur. Le docteur, tout a fait retourne du cote de la mer et sans regarder le patron desormais, designa de l'index ce segment aerien, et dit: --Patron, vois-tu? --Quoi? --Cela. --Quoi? --La-bas. --Du bleu. Oui. --Qu'est-ce? --Un coin du ciel. --Pour ceux qui vont au ciel, dit le docteur. Pour ceux qui vont ailleurs, c'est autre chose. Et il souligna ces paroles d'enigme d'un effrayant regard perdu dans l'ombre. Il y eut un silence. Le patron, songeant a la double qualification donnee par le chef a cet homme, se posa en lui-meme cette question: Est-ce un fou? Est-ce un sage? L'index osseux et rigide du docteur etait demeure dresse comme en arret vers le coin bleu trouble de l'horizon. Le patron examina ce bleu, --En effet, grommela-t-il, ce n'est pas du ciel, c'est du nuage. --Nuage bleu pire que nuage noir, dit le docteur. Et il ajouta: --C'est le nuage de la neige. --_La nube de la nieve_, fit le patron comme s'il cherchait a mieux comprendre en se traduisant le mot. --Sais-tu ce que c'est que le nuage de la neige? demanda le docteur. --Non. --Tu le sauras tout a l'heure. Le patron se remit a considerer l'horizon. Tout en observant le nuage, le patron parlait entre ses dents. --Un mois de bourrasque, un mois de pluie, janvier qui tousse et fevrier qui pleure, voila tout notre hiver a nous autres asturiens. Notre pluie est chaude. Nous n'avons de neige que dans la montagne. Par exemple, gare a l'avalanche! l'avalanche ne connait rien; l'avalanche, c'est la bete. --Et la trombe, c'est le monstre, dit le docteur, Le docteur, apres une pause, ajouta; --La voila qui vient. Il reprit: --Plusieurs vents se mettent au travail a la fois. Un gros vent, de l'ouest, et un vent tres lent, de l'est. --Celui-la est un hypocrite, dit le patron. La nuee bleue grandissait. --Si la neige, continua le docteur, est redoutable quand elle descend de la montagne, juge de ce qu'elle est quand elle croule du pole. Son oeil etait vitreux. Le nuage semblait croitre sur son visage en meme temps qu'a l'horizon. Il reprit avec un accent de reverie: --Toutes les minutes amenent l'heure. La volonte d'en haut s'entr'ouvre. Le patron de nouveau se posa interieurement ce point d'interrogation: Est-ce un fou? --Patron, repartit le docteur, la prunelle toujours attachee sur le nuage, as-tu beaucoup navigue dans la Manche? Le patron repondit: --C'est aujourd'hui la premiere fois. Le docteur, que le nuage bleu absorbait, et qui, de meme que l'eponge n'a qu'une capacite d'eau, n'avait qu'une capacite d'anxiete, ne fut pas, a cette reponse du patron, emu au dela d'un tres leger dressement d'epaule. --Comment cela? --Seigneur docteur, je ne fais habituellement que le voyage d'Irlande. Je vais de Fontarabie a Black-Harbour ou a l'ile Akill, qui est deux iles. Je vais parfois a Brachipult, qui est une pointe du pays de Galles. Mais je gouverne toujours par dela les iles Scilly. Je ne connais pas cette mer-ci. --C'est grave. Malheur a qui epelle l'ocean! La Manche est une mer qu'il faut lire couramment. La Manche, c'est le sphinx. Mefie-toi du fond. --Nous sommes ici dans vingt-cinq brasses. --Il faut arriver aux cinquante-cinq brasses qui sont au couchant et eviter les vingt qui sont au levant. --En route, nous sonderons. --La Manche n'est pas une mer comme une autre. La maree y monte de cinquante pieds dans les malines et de vingt-cinq dans les mortes eaux. Ici, le reflux n'est pas l'ebe, et l'ebe n'est pas le jusant. Ah! tu m'avais l'air decontenance en effet. --Cette nuit, nous sonderons. --Pour sonder, il faut s'arreter, et tu ne pourras. --Pourquoi? --Parce que le vent. --Nous essaierons. --La bourrasque est une epee aux reins. --Nous sonderons, seigneur docteur. --Tu ne pourras pas seulement mettre cote a travers. --Foi en Dieu. --Prudence dans les paroles. Ne prononce pas legerement le nom irritable. --Je sonderai, vous dis-je. --Sois modeste. Tout a l'heure tu vas etre soufflete par le vent. --Je veux dire que je tacherai de sonder. --Le choc de l'eau empechera le plomb de descendre et la ligne cassera. Ah! tu viens dans ces parages pour la premiere fois! --Pour la premiere fois. --Eh bien, en ce cas, ecoute, patron. L'accent de ce mot, _ecoute_, etait si imperatif que le patron salua. --Seigneur docteur, j'ecoute. --Amure a babord et borde a tribord. --Que voulez-vous dire? --Mets le cap a l'ouest. --Caramba! --Mets le cap a l'ouest. --Pas possible, --Comme tu voudras. Ce que je t'en dis, c'est pour les autres. Moi, j'accepte. --Mais, seigneur docteur, le cap a l'ouest... --Oui, patron. --C'est le vent debout! --Oui. patron. --C'est un tangage diabolique! --Choisis d'autres mots. Oui, patron. --C'est le navire sur le chevalet! --Oui, patron. --C'est peut-etre le mat rompu! --Peut-etre. --Vous voulez que je gouverne a l'ouest! --Oui. --Je ne puis. --En ce cas, fais ta dispute avec la mer comme tu voudras. --Il faudrait que le vent changeat. --Il ne changera pas de toute la nuit. --Pourquoi? --Ceci est un souffle long de douze cents lieues. --Aller contre ce vent-la! impossible. --Le cap a l'ouest, te dis-je! --J'essaierai. Mais malgre tout nous devierons. --C'est le danger. --La brise nous chasse a l'est. --Ne va pas a l'est. --Pourquoi? --Patron, sais-tu quel est aujourd'hui pour nous le nom de la mort? --Non. --La mort s'appelle l'est. --Je gouvernerai a l'ouest. Le docteur cette fois regarda le patron, et le regarda avec ce regard qui appuie comme pour enfoncer une pensee dans un cerveau. Il s'etait tourne tout entier vers le patron et il prononca ces paroles lentement, syllabe a syllabe: --Si cette nuit, quand nous serons au milieu de la mer, nous entendons le son d'une cloche, le navire est perdu. Le patron le considera, stupefait. --Que voulez-vous dire? Le docteur ne repondit pas. Son regard, un instant sorti, etait maintenant rentre. Son oeil etait redevenu interieur. Il ne sembla point percevoir la question etonnee du patron. Il n'etait plus attentif qu'a ce qu'il ecoutait en lui-meme. Ses levres articulerent, comme machinalement, ces quelques mots bas comme un murmure: --Le moment est venu pour les ames noires de se laver. Le patron fit cette moue expressive qui rapproche du nez tout le bas du visage. --C'est plutot le fou que le sage, grommela-t-il. Et il s'eloigna. Cependant il mit le cap a l'ouest. Mais le vent et la mer grossissaient. V HARDQUANONNE Toutes sortes d'intumescences deformaient la bruine et se gonflaient a la fois sur tous les points de l'horizon, comme si des bouches qu'on ne voyait pas etaient occupees a enfler les outres de la tempete. Le modele des nuages devenait inquietant. La nuee bleue tenait tout le fond du ciel. Il y en avait maintenant autant a l'ouest qu'a l'est. Elle avancait contre la brise. Ces contradictions font partie du vent. La mer qui, le moment d'auparavant, avait des ecailles, avait maintenant une peau. Tel est ce dragon. Ce n'etait plus le crocodile, c'etait le boa. Cette peau, plombee et sale, semblait epaisse et se ridait lourdement. A la surface, des bouillons de houle, isoles, pareils a des pustules, s'arrondissaient, puis crevaient. L'ecume ressemblait a une lepre. C'est a cet instant-la que l'ourque, encore apercue de loin par l'enfant abandonne, alluma son fanal. Un quart d'heure s'ecoula. Le patron chercha des yeux le docteur; il n'etait plus sur le pont. Sitot que le patron l'avait quitte, le docteur avait courbe sous le capot de chambre sa stature peu commode, et etait entre dans la cabine. La il s'etait assis pres du fourneau, sur un chouquet; il avait tire de sa poche un encrier de chagrin et un portefeuille de cordouan; il avait extrait du portefeuille un parchemin plie en quatre, vieux, tache et jaune; il avait deplie cette feuille, pris une plume dans l'etui de son encrier, pose a plat le portefeuille sur son genou et le parchemin sur le portefeuille, et, sur le verso de ce parchemin, au rayonnement de la lanterne qui eclairait le cuisinier, il s'etait mis a ecrire. Les secousses du flot le genaient. Le docteur ecrivit longuement. Tout en ecrivant, le docteur remarqua la gourde d'aguardiente que le provencal degustait chaque fois qu'il ajoutait un piment au puchero, comme s'il la consultait sur l'assaisonnement. Le docteur remarqua cette gourde, non parce que c'etait une bouteille d'eau-de-vie, mais a cause d'un nom qui etait tresse dans l'osier, en jonc rouge au milieu du jonc blanc. Il faisait assez clair dans la cabine pour qu'on put lire ce nom. Le docteur, s'interrompant, l'epela a demi-voix, --Hardquanonne, Puis il s'adressa au cuisinier. --Je n'avais pas encore fait attention a cette gourde. Est-ce qu'elle a appartenu a Hardquanonne? --A notre pauvre camarade Hardquanonne? fit le cuisinier. Oui. Le docteur poursuivit: --A Hardquanonne, le flamand de Flandre? --Oui. --Qui est en prison? --Oui. --Dans le donjon de Chatham? --C'est sa gourde, repondit le cuisinier, et c'etait mon ami. Je la garde en souvenir de lui Quand le reverrons-nous? Oui, c'est sa gourde de hanche. Le docteur reprit sa plume et se remit a tracer peniblement des lignes un peu tortueuses sur le parchemin. Il avait evidemment le souci que cela fut tres lisible. Malgre le tremblement du batiment et le tremblement de l'age, il vint a bout de ce qu'il voulait ecrire. Il etait temps, car subitement il y eut un coup de mer, Une arrivee impetueuse de flots assaillit l'ourque, et l'on sentit poindre cette danse effrayante par laquelle les navires accueillent la tempete. Le docteur se leva, s'approcha du fourneau, tout en opposant de savantes flexions de genou aux brusqueries de la houle, secha, comme il put, au feu de la marmite les lignes qu'il venait d'ecrire, replia le parchemin dans le portefeuille, et remit le portefeuille et l'ecritoire dans sa poche. Le fourneau n'etait pas la piece la moins ingenieuse de l'amenagement interieur de l'ourque; il etait dans un bon isolement. Pourtant la marmite oscillait. Le provencal la surveillait. --Soupe aux poissons, dit-il. --Pour les poissons, repondit le docteur. Puis il retourna sur le pont. VI ILS SE CROIENT AIDES A travers sa preoccupation croissante, le docteur passa une sorte de revue de la situation, et quelqu'un qui eut ete pres de lui eut pu entendre ceci sortir de ses levres: --Trop de roulis et pas assez de tangage. Et le docteur, rappele par le travail obscur de son esprit, redescendit dans sa pensee comme un mineur dans son puits. Celte meditation n'excluait nullement l'observation de la mer. La mer observee est une reverie. Le sombre supplice des eaux, eternellement tourmentees, allait commencer. Une lamentation sortait de toute cette onde. Des apprets, confusement lugubres, se faisaient dans l'immensite. Le docteur considerait ce qu'il avait sous les yeux et ne perdait aucun detail. Du reste il n'y avait dans son regard aucune contemplation. On ne contemple pas l'enfer. Une vaste commotion, encore a demi latente, mais transparente deja dans le trouble des etendues, accentuait et aggravait de plus en plus le vent, les vapeurs, les houles. Rien n'est logique et rien ne semble absurde comme l'ocean. Cette dispersion de soi-meme est inherente a sa souverainete, et est un des elements de son ampleur. Le flot est sans cesse pour ou contre. Il ne se noue que pour se denouer. Un de ses versants attaque, un autre delivre. Pas de vision comme les vagues. Comment peindre ces creux et ces reliefs alternants, reels a peine, ces vallees, ces hamacs, ces evanouissements de poitrails, ces ebauches? Comment exprimer ces halliers de l'ecume, melanges de montagne et de songe? L'indescriptible est la, partout, dans la dechirure, dans le froncement, dans l'inquietude, dans le dementi personnel, dans le clair-obscur, dans les pendentifs de la nuee, dans les clefs de voutes toujours defaites, dans la desagregation sans lacune et sans rupture, et dans le fracas funebre que fait toute cette demence. La brise venait de se declarer plein nord. Elle etait tellement favorable dans sa violence, et si utile a l'eloignement de l'Angleterre, que le patron de la _Matutina_ s'etait decide a couvrir la barque de toile. L'ourque s'evadait dans l'ecume, comme au galop, toutes voiles hors, vent arriere, bondissant de vague en vague, avec rage et gaite. Les fugitifs, ravis, riaient. Ils battaient des mains, applaudissant la houle, le flot, les souffles, les voiles, la vitesse, la fuite, l'avenir ignore. Le docteur semblait ne pas les voir, et songeait. Tout vestige de jour s'etait eclipse. Cette minute-la etait celle ou l'enfant attentif sur les falaises lointaines perdit l'ourque de vue. Jusqu'a ce momoment son regard etait reste fixe et comme appuye sur le navire. Quelle part ce regard eut-il dans la destinee? Dans cet instant ou la distance effaca l'ourque et ou l'enfant ne vit plus rien, l'enfant s'en alla au nord pendant que le navire s'en allait au sud. Tous s'enfoncant dans la nuit. VII HORREUR SACREE De leur cote, mais avec epanouissement et allegresse, ceux que l'ourque emportait regardaient derriere eux reculer et decroitre la terre hostile. Peu a peu la rondeur obscure de l'ocean montait amincissant dans le crepuscule Portland, Purbeck, Tineham, Kimmeridge, les deux Matravers, les longues bandes de la falaise brumeuse, et la cote ponctuee de phares. L'Angleterre s'effaca. Les fuyards n'eurent plus autour d'eux que la mer. Toul a coup la nuit fut terrible. Il n'y eut plus d'etendue ni d'espace; le ciel s'etait fait noirceur, et il se referma sur le navire. La lente descente de la neige commenca. Quelques flocons apparurent. On eut dit des ames. Rien ne fut plus visible dans le champ de course du vent. On se sentit livre. Tout le possible etait la, piege. C'est par cette obscurite de caverne que debute dans nos climats la trombe polaire. Un grand nuage trouble, pareil au dessous d'une hydre, pesait sur l'ocean, et par endroits ce ventre livide adherait aux vagues. Quelques-unes de ces adherences ressemblaient a des poches crevees, pompant la mer, se vidant de vapeur et s'emplissant d'eau. Ces succions soulevaient ca et la sur le flot des cones d'ecume. La tourmente boreale se precipita sur l'ourque, l'ourque se rua dedans. La rafale et le navire vinrent au-devant l'un de l'autre comme pour une insulte. Dans ce premier abordage forcene, pas une voile ne fut carguee, pas un foc ne fut amene, pas un ris ne fut pris, tant l'evasion est un delire. Le mat craquait et se ployait en arriere, comme effraye. Les cyclones, dans notre hemisphere nord, tournent de gauche a droite, dans le meme sens que les aiguilles d'une montre, avec un mouvement de translation qui atteint quelquefois soixante milles par heure. Quoiqu'elle fut en plein a la merci de celte violente poussee giratoire, l'ourque se comportait comme si elle eut ete dans le demi-cercle maniable, sans autre precaution que de se tenir debout a la lame, et de presenter le cap au vent anterieur en recevant le vent actuel a tribord afin d'eviter les coups d'arriere et de travers. Cette demi-prudence n'eut servi de rien en cas d'une saute de vent de bout en bout. Une profonde rumeur soufflait dans la region inaccessible. Le rugissement de l'abime, rien n'est comparable a cela. C'est l'immense voix bestiale du monde. Ce que nous appelons la matiere, cet organisme insondable, cet amalgame d'energies incommensurables ou parfois on distingue une quantite imperceptible d'intention qui fait frissonner, ce cosmos aveugle et nocturne, ce Pan incomprehensible, a un cri, cri etrange, prolonge, obstine, continu, qui est moins que la parole et plus que le tonnerre. Ce cri, c'est l'ouragan. Les autres voix, chants, melodies, clameurs, verbes, sortent des nids, des couvees, des accouplements, des hymenees, des demeures; celle-ci, trombe, sort de ce Rien qui est Tout. Les autres voix expriment l'ame de l'univers; celle-ci en exprime le monstre. C'est l'informe, hurlant. C'est l'inarticule parle par l'indefini. Chose pathetique et terrifiante. Ces rumeurs dialoguent au-dessus et au dela de l'homme. Elles s'elevent, s'abaissent, ondulent, determinent des flots de bruit, font toutes sortes de surprises farouches a l'esprit, tantot eclatent tout pres de notre oreille avec une importunite de fanfare, tantot ont l'enrouement rauque du lointain; brouhaha vertigineux qui ressemble a un langage, et qui est un langage en effet; c'est l'effort que fait le monde pour parler, c'est le begaiement du prodige. Dans ce vagissement se manifeste confusement tout ce qu'endure, subit, souffre, accepte et rejette l'enorme palpitation tenebreuse. Le plus souvent, cela deraisonne, cela semble un acces de maladie chronique, et c'est plutot de l'epilepsie repandue que de la force employee; on croit assister a une chute du haut mal dans l'infini. Par moments, on entrevoit une revendication de l'element, on ne sait quelle velleite de reprise du chaos sur la creation. Par moments, c'est une plainte, l'espace se lamente et se justifie, c'est quelque chose comme la cause du monde plaidee; on croit deviner que l'univers est un proces; on ecoute, on tache de saisir les raisons donnees, le pour et contre redoutable; tel gemissement de l'ombre a la tenacite d'un syllogisme. Vaste trouble pour la pensee. La raison d'etre des mythologies et des polytheismes est la. A l'effroi de ces grands murmures s'ajoutent des profils surhumains sitot evanouis qu'apercus, des eumenides a peu pres distinctes, des gorges de furies dessinees dans les nuages, des chimeres plutoniennes presque affirmees. Aucune horreur n'egale ces sanglots, ces rires, ces souplesses du fracas, ces demandes et ces reponses indechiffrables, ces appels a des auxiliaires inconnus. L'homme ne sait que devenir en presence de cette incantation epouvantable. Il plie sous l'enigme de ces intonations draconiennes. Quel sous-entendu y a-t-il? Que signifient-elles? qui menacent-elles? qui supplient-elles? Il y a la comme un dechainement. Vociferations de precipice a precipice, de l'air a l'eau, du vent au flot, de la pluie au rocher, du zenith au nadir, des astres aux ecumes, la museliere du gouffre defaite, tel est ce tumulte, complique d'on ne sait quel demele mysterieux avec les mauvaises consciences, La loquacite de la nuit n'est pas moins lugubre que son silence. On y sent la colere de l'ignore. La nuit est une presence. Presence de qui? Du reste, entre la nuit et les tenebres, il faut distinguer, Dans la nuit il y a l'absolu; il y a le multiple dans les tenebres. La grammaire, cette logique, n'admet pas de singulier pour les tenebres. La nuit est une, les tenebres sont plusieurs. Cette brume du mystere nocturne, c'est l'epars, le fugace, le croulant, le funeste. On ne sent plus la terre, on sent l'autre realite. Dans l'ombre infinie et indefinie, il y a quelque chose, ou quelqu'un, de vivant; mais ce qui est vivant la fait partie de notre mort. Apres notre passage terrestre, quand cette ombre sera pour nous de la lumiere, la vie qui est au dela de notre vie nous saisira. En attendant, il semble qu'elle nous tate. L'obscurite est une pression. La nuit est une sorte de mainmise sur notre ame. A de certaines heures hideuses et solennelles nous sentons ce qui est derriere le mur du tombeau empieter sur nous. Jamais cette proximite de l'inconnu n'est plus palpable que dans les tempetes de mer. L'horrible s'y accroit du fantasque. L'interrupteur possible des aclions humaines, l'antique Assemble-nuages, a la a sa disposition, pour petrir l'evenement comme bon lui semble, l'element inconsistant, l'incoherence illimitee, la force diffuse sans parti pris. Ce mystere, la tempete, accepte et execute, a chaque instant, on ne sait quels changements de volonte, apparents ou reels. Les poetes ont de tout temps appele cela le caprice des flots. Mais le caprice n'existe pas. Les choses deconcertantes que nous nommons, dans la nature, caprice, et, dans la destinee, hasard, sont des troncons de loi entrevus. VIII NIX ET NOX Ce qui caracterise la tempete de neige, c'est qu'elle est noire. L'aspect habituel de la nature dans l'orage, terre ou mer obscure, ciel bleme, est renverse; le ciel est noir, l'ocean est blanc. En bas ecume, en haut tenebres. Un horizon mure de fumee, un zenith plafonne de crepe. La tempete ressemble a l'interieur d'une cathedrale tendue de deuil. Mais aucun luminaire dans cette cathedrale. Pas de feux Saint-Elme aux pointes des vagues; pas de flammeches, pas de phosphores; rien qu'une immense ombre. Le cyclone polaire differe du cyclone tropical en ceci que l'un allume toutes les lumieres et que l'autre les eteint toutes. Le monde devient subitement une voute de cave. De cette nuit tombe une poussiere de taches pales qui hesitent entre ce ciel et cette mer. Ces taches, qui sont les flocons de neige, glissent, errent et flottent. C'est quelque chose comme les larmes d'un suaire qui se mettraient a vivre et entreraient en mouvement. A cet ensemencement se mele une bise forcenee. Une noirceur emiettee en blancheurs, le furieux dans l'obscur, tout le tumulte dont est capable le sepulcre, un ouragan sous un catafalque, telle est la tempete de neige. Dessous tremble l'ocean recouvrant de formidables approfondissements inconnus. Dans le vent polaire, qui est electrique, les flocons se font tout de suite grelons, et l'air s'emplit de projectiles. L'eau petille, mitraillee. Pas de coups de tonnerre. L'eclair des tourmentes boreales est silencieux. Ce qu'on dit quelquefois du chat, "il jure", on peut le dire de cet eclair-la. C'est une menace de gueule entr'ouverte, etrangement inexorable. La tempete de neige, c'est la tempete aveugle et muette. Quand elle a passe, souvent les navires aussi sont aveugles, et les matelots muets. Sortir d'un tel gouffre est malaise. On se tromperait pourtant de croire le naufrage absolument inevitable. Les pecheurs danois de Disco et du Balesin, les chercheurs de baleines noires, Hearn allant vers le detroit de Behring reconnaitre l'embouchure de la Riviere de la mine de cuivre, Hudson, Mackensie, Vancouver, Ross, Dumont d'Urville, ont subi, au pole meme, les plus inclementes bourrasques de neige, et s'en sont echappes, C'est dans cette espece de tempete-la que l'ourque etait entree a pleines voiles et avec triomphe. Frenesie contre frenesie. Quand Montgomery, s'evadant de Rouen, precipita a toutes rames sa galere sur la chaine barrant la Seine a la Bouille, il eut la meme effronterie. La _Matutina_ courait. Son penchement sous voiles faisait par instants avec la mer un affreux angle de quinze degres, mais sa bonne quille ventrue adherait au flot comme a de la glu. La quille resistait a l'arrachement de l'ouragan. La cage a feu eclairait l'avant. Le nuage plein de souffles trainant sa tumeur sur l'ocean, retrecissait et rongeait de plus en plus la mer autour de l'ourque. Pas une mouette. Pas une hirondelle de falaise. Rien que la neige. Le champ des vagues etait petit et epouvantable. On n'en voyait que trois ou quatre, demesurees. De temps en temps un vaste eclair, couleur de cuivre rouge, apparaissait derriere les superpositions obscures de l'horizon et du zenith. Cet elargissement vermeil montrait l'horreur des nuees. Le brusque embrasement des profondeurs, sur lequel, pendant une seconde, se detachaient les premiers plans des nuages et les fuites lointaines du chaos celeste, mettait l'abime en perspective. Sur ce fond de feu les flocons de neige devenaient noirs, et l'on eut dit des papillons sombres volant dans une fournaise. Puis tout s'eteignait. La premiere explosion passee, la bourrasque, chassant toujours l'ourque, se mit a rugir en basse continue. C'est la phase de grondement, redoutable diminution de fracas. Rien d'inquietant comme ce monologue de la tempete. Ce recitatif morne ressemble a un temps d'arret que prendraient les mysterieuses forces combattantes, et indique une sorte de guet dans l'inconnu. L'ourque continuait eperdument sa course. Ses deux voiles majeures surtout faisaient une fonction effrayante. Le ciel et la mer etaient d'encre, avec des jets de bave sautant plus haut que le mat. A chaque instant, des paquets d'eau traversaient le pont comme un deluge, et a toutes les inflexions du roulis, les ecubiers, tantot de tribord, tantot de babord, devenaient autant de bouches ouvertes revomissant l'ecume a la mer. Les femmes s'etaient refugiees dans la cabine, mais les hommes demeuraient sur le pont. La neige aveuglante tourbillonnait. Les crachats de la houle s'y ajoutaient. Tout etait furieux. En ce moment, le chef de la bande, debout a l'arriere sur la barre d'arcasse, d'une main s'accrochant aux haubans, de l'autre arrachant sa pagne de tete qu'il secouait aux lueurs de la cage a feu, arrogant, content, la face altiere, les cheveux farouches, ivre de toute cette ombre, cria: --Nous sommes libres! --Libres! libres! libres! repeterent les evades. Et toute la bande, saisissant des poings les agres, se dressa sur le pont. --Hurrah! cria le chef, Et la bande hurla dans la tempete: --Hurrah! A l'instant ou cette clameur s'eteignait parmi les rafales, une voix grave et haute s'eleva a l'autre extremite du navire, et dit:--Silence! Toutes les tetes se retournerent. Ils venaient de reconnaitre la voix du docteur. L'obscurite etait epaisse; le docteur etait adosse au mat avec lequel sa maigreur se confondait, on ne le voyait pas. La voix reprit: --Ecoutez! Tous se turent. Alors on entendit distinctement dans les tenebres le tintement d'une cloche. IX SOIN CONFIE A LA MER FURIEUSE Le patron de la barque, qui tenait la barre, eclata de rire.--Une cloche! C'est bon. Nous chassons a babord. Que prouve cette cloche? Que nous avons la terre a dextribord. La voix ferme et lente du docteur repondit: --Vous n'avez pas la terre a tribord. --Mais si! cria le patron. --Non. --Mais cette cloche vient de la terre. --Cette cloche, dit le docteur, vient de la mer. Il y eut un frisson parmi ces hommes hardis. Les faces hagardes des deux femmes apparurent dans le carre du capot de cabine comme deux larves evoquees. Le docteur fit un pas, et sa longue forme noire se detacha du mat. On entendait la cloche tinter au fond de la nuit. Le docteur reprit: --Il y a, au milieu de la mer, a moitie chemin entre Portland et l'archipel de la Manche, une bouee, qui est la pour avertir. Cette bouee est amarree avec des chaines aux bas-fonds et flotte a fleur d'eau. Sur cette bouee est fixe un treteau de fer, et a la traverse de ce treteau est suspendue une cloche. Dans le gros temps, la mer, secouee, secoue la bouee, et la cloche sonne. Cette cloche, vous l'entendez. Le docteur laissa passer un redoublement de la bise, attendit que le son de la cloche eut repris le dessus, et poursuivit: --Entendre celte cloche dans la tempete, quand le noroit souffle, c'est etre perdu. Pourquoi? le voici. Si vous entendez le bruit de cette cloche, c'est que le vent vous l'apporte. Or le vent vient de l'ouest et les brisants d'Aurigny sont a l'est. Vous ne pouvez entendre la cloche que parce que vous etes entre la bouee et les brisants. C'est sur ces brisants que le vent vous pousse. Vous etes du mauvais cote de la bouee. Si vous etiez du bon, vous seriez au large, en haute mer, en route sure, et vous n'entendriez pas la cloche. Le vent n'en porterait pas le bruit vers vous. Vous passeriez, pres de la bouee sans savoir qu'elle est la. Nous avons devie. Cette cloche, c'est le naufrage qui sonne le tocsin. Maintenant, avisez! La cloche, pendant que le docteur parlait, apaisee par une baisse de brise, sonnait lentement, un coup apres l'autre, et ce tintement intermittent semblait prendre acte des paroles du vieillard. On eut dit le glas de l'abime. Tous ecoutaient, haletants, tantot cette voix, tantot cette cloche. X LA GRANDE SAUVAGE. C'EST LA TEMPETE Cependant le patron avait saisi son porte-voix. --_Cargate todo, hombres_! Debordez les ecoutes, halez les cale-bas, affalez les itaques et les cagues des basses voiles! mordons a l'ouest! reprenons de la mer! le cap sur la bouee! le cap sur la cloche! il y a du large la-bas. Tout n'est pas desespere. --Essayez, dit le docteur. Disons ici, en passant, que cette bouee a sonnerie, sorte de clocher de la mer, a ete supprimee en 1802. De tres vieux navigateurs se souviennent encore de l'avoir entendue. Elle avertissait, mais un peu tard. L'ordre du patron fut obei. Le languedocien fit un troisieme matelot. Tous aiderent. On fit mieux que carguer, on ferla; on sangla tous les rabans, on noua les cargue-points, les cargue-fonds et les cargue-boulines; on mit des pataras sur les estropes qui purent ainsi servir de haubans de travers; on jumela le mat; on cloua les mantelets de sabord, ce qui est une facon de murer le navire. La manoeuvre, quoique executee en pantenne, n'en fut pas moins correcte. L'ourque fut ramenee a la simplification de detresse. Mais a mesure que le batiment, serrant tout, s'amoindrissait, le bouleversement de l'air et de l'eau croissait sur lui. La hauteur des houles atteignait presque la dimension polaire. L'ouragan, comme un bourreau presse, se mit a ecarteler le navire. Ce fut, en un clin d'oeil, un arrachement effroyable, les huniers deralingues, le bordage rase, les dogues d'amures deboites, les haubans saccages, le mat brise, tout le fracas du desastre volant en eclats. Les gros cables cederent, bien qu'ils eussent quatre brasses d'etalingure. La tension magnetique propre aux orages de neige aidait a la rupture des cordages. Ils cassaient autant sous l'effluve que sous le vent. Diverses chaines sorties de leurs poulies ne manoeuvraient plus. A l'avant, les joues, et a l'arriere, les hanches, ployaient sous des pressions a outrance. Une lame emporta la boussole avec l'habitacle. Une autre lame emporta le canot, amarre en porte-manteau au beaupre, selon la bizarre coutume asturienne. Une autre lame emporta la vergue civadiere. Une autre lame emporta la Notre-Dame de proue et la cage a feu. Il ne restait que le gouvernail. On supplea au fanal manquant au moyen d'une grosse grenade a brulot pleine d'etoupe flambante et de goudron allume, qu'on suspendit a l'etrave. Le mat, casse en deux, tout herisse de haillons frissonnants, de cordes, de moufles et de vergues, encombrait le pont. En tombant, il avait brise un pan de la muraille de tribord. Le patron, toujours a la barre, cria: --Tant que nous pouvons gouverner, rien n'est perdu. Les oeuvres vives tiennent bon. Des haches! des haches! Le mat a la mer! degagez le pont. Equipage et passagers avaient la fievre des batailles supremes. Ce fut l'affaire de quelques coups de cognee. On poussa le mat par-dessus le bord. Le pont fut debarrasse. --Maintenant, reprit le patron, prenez une drisse et amarrez-moi a la barre. On le lia au timon. Pendant qu'on l'attachait, il riait. Il cria a la mer: --Beugle, la vieille! beugle! j'en ai vu de pires au cap Machichaco. Et quand il fut garrotte, il empoigna le timon a deux poings avec cette joie etrange que donne le danger. --Tout est bien, camarades! Vive Notre-Dame de Buglose! Gouvernons a l'ouest! Une lame de travers, colossale, vint, et s'abattit sur l'arriere. Il y a toujours dans les tempetes une sorte de vague tigre, flot feroce et definitif, qui arrive a point nomme, rampe quelque temps comme a plat ventre sur la mer, puis bondit, rugit, grince, fond sur le navire en detresse, et le demembre. Un engloutissement d'ecume couvrit toute la poupe de la _Matutina_, on entendit dans cette melee d'eau et de nuit une dislocation. Quand l'ecume se dissipa, quand l'arriere reparut, il n'y avait plus ni patron, ni gouvernail. Tout avait ete arrache. La barre et l'homme qu'on venait d'y lier s'en etaient alles avec la vague dans le pele-mele hennissant de la tempete. Le chef de la bande regarda fixement l'ombre et cria: --_Te burlas de nosotros_[1]? [1] Te moques-tu de nous? A ce cri de revolte succeda un autre cri: --Jetons l'ancre! sauvons le patron. On courut au cabestan. On mouilla l'ancre. Les ourques n'en avaient qu'une. Ceci n'aboutit qu'a la perdre. Le fond etait de roc vif, la houle forcenee. Le cable cassa comme un cheveu. L'ancre demeura au fond de la mer. Du taille-mer il ne restait que l'ange regardant dans sa lunette. A dater de ce moment, l'ourque ne fut plus qu'une epave. La _Matutina_ etait irremediablement desemparee. Ce navire, tout a l'heure aile, et presque terrible dans sa course, etait maintenant impotent. Pas une manoeuvre qui ne fut tronque et desarticulee. Il obeissait, ankylose et passif, aux furies bizarres de la flottaison. Qu'en quelques minutes, a la place d'un aigle, il y ait un cul-de-jatte, cela ne se voit qu'a la mer. Le soufflement de l'espace etait de plus en plus monstrueux. La tempete est un poumon epouvantable. Elle ajoute sans cesse de lugubres aggravations a ce qui n'a point de nuances, le noir. La cloche du milieu de la mer sonnait desesperement, comme secouee par une main farouche. La _Matutina_ s'en allait au hasard des vagues; un bouchon de liege a de ces ondulations; elle ne voguait plus, elle surnageait; elle semblait a chaque instant prete a se retourner le ventre a fleur d'eau comme un poisson mort. Ce qui la sauvait de cette perdition, c'etait la bonne conservation de la coque, parfaitement etanche. Aucune vaigre n'avait cede sous la flottaison. Il n'y avait ni fissure, ni crevasse, et pas une goutte d'eau n'entrait dans la cale. Heureusement, car une avarie avait atteint la pompe et l'avait mise hors de service. L'ourque dansait hideusement dans l'angoisse des flots. Le pont avait les convulsions d'un diaphragme qui cherche a vomir. On eut dit qu'il faisait effort pour rejeter les naufrages. Eux, inertes, se cramponnaient aux manoeuvres dormantes, au bordage, au traversin, au serre-bosse, aux garcettes, aux cassures du franc-bord embouffete dont les clous leur dechiraient les mains, aux porques dejetees, a tous les reliefs miserables du delabrement. De temps en temps ils pretaient l'oreille. Le bruit de la cloche allait s'affaiblissant. On eut dit qu'elle aussi agonisait. Son tintement n'etait plus qu'un rale intermittent. Puis ce rale s'eteignit. Ou etaient-ils donc? et a quelle distance etaient-ils de la bouee? Le bruit de la cloche les avait effrayes, son silence les terrifia. Le noroit leur faisait faire un chemin peut-etre irreparable. Ils se sentaient emportes par une frenetique reprise d'haleine. L'epave courait dans le noir. Une vitesse aveuglee, rien n'est plus affreux. Ils sentaient du precipice devant eux, sous eux, sur eux. Ce n'etait plus une course, c'etait une chute. Brusquement, dans l'enorme tumulte du brouillard de neige, une rougeur apparut. --Un phare! crierent les naufrages. XI LES CASQUETS C'etait en effet les Light-House des Casquets. Un phare au dix-neuvieme siecle est un haut cylindre conoide de maconnerie surmonte d'une machine a eclairage toute scientifique. Le phare des Casquets en particulier est aujourd'hui une triple tour blanche portant trois chateaux de lumiere. Ces trois maisons a feu evoluent et pivotent sur des rouages d'horlogerie avec une telle precision que l'homme de quart qui les observe du large fait invariablement dix pas sur le pont du navire pendant l'irradiation, et vingt-cinq pendant l'eclipse. Tout est calcule dans le plan focal et dans la rotation du tambour octogone forme de huit larges lentilles simples a echelons, et ayant au-dessus et au-dessous ses deux series d'anneaux dioptriques; engrenage algebrique garanti des coups de vent et des coups de mer par des vitres epaisses, parfois cassees pourtant par les aigles de mer qui se jettent dessus, grands phalenes de ces lanternes geantes. La batisse qui enferme, soutient et sertit ce mecanisme est, comme lui, mathematique. Tout y est sobre, exact, nu, precis, correct; un phare est un chiffre. Au dix-septieme siecle un phare etait une sorte de panache de la terre au bord de la mer. L'architecture d'une tour de phare etait magnifique et extravagante. On y prodiguait les balcons, les balustres, les tourelles, les logettes, les gloriettes, les girouettes. Ce n'etaient que mascarons, statues, rinceaux, volutes, rondes bosses, figures et figurines, cartouches avec inscriptions. _Pax in bello,_ disait le phare d'Eddystone, Observons-le en passant, cette declaration de paix ne desarmait pas toujours l'ocean. Winstanley la repeta sur un phare qu'il construisit a ses frais dans un lieu farouche, devant Plymoulh. La tour du phare achevee, il se mit dedans et la fit essayer par la tempete. La tempete vint et emporta le phare et Winstanley. Du reste ces batisses excessives donnaient de toutes parts prise a la bourrasque, comme ces generaux trop chamarres qui dans la bataille attirent les coups. Outre les fantaisies de pierre, il y avait les fantaisies de fer, de cuivre, de bois; les serrureries faisaient relief, les charpentes faisaient saillie. Partout, sur le profil du phare, debordaient, scelles au mur parmi les arabesques, des engins de toute espece, utiles et inutiles, treuils, palans, poulies, contre-poids, echelles, grues de chargement, grappins de sauvetage. Sur le faite, autour du foyer, de delicates serrureries ouvragees portaient de gros chandeliers de fer ou l'on plantait des troncons de cable noyes de resine, meches brulant opiniatrement et qu'aucun vent n'eteignait. Et, du haut en bas, la tour etait compliquee d'etendards de nier, de banderoles, de bannieres, de drapeaux, de pennons, de pavillons, qui montaient de hampe en hampe, d'etage en etage, amalgamant toutes les couleurs, toutes les formes, tous les blasons, tous les signaux, toutes les turbulences, jusqu'a la cage a rayons du phare, et faisaient dans la tempete une joyeuse emeute de guenilles autour de ce flamboiement. Cette effronterie de lumiere au bord du gouffre ressemblait a un defi et mettait en verve d'audace les naufrages. Mais le phare des Casquets n'etait point de cette mode. C'etait a cette epoque un simple vieux phare barbare, tel que Henri Ier l'avait fait construire apres la perdition de la _Blanche-Nef,_ un bucher flambant sous un treillis de fer au haut d'un rocher, une braise derriere une grille, et une chevelure de flamme dans le vent. Le seul perfectionnement qu'avait eu ce phare depuis le douzieme siecle, c'etait un soufflet de forge mis en mouvement par une cremaillere a poids de pierre qu'on avait ajustee a la cage a feu en 1610. A ces antiques phares-la, l'aventure des oiseaux de mer etait plus tragique qu'aux phares actuels. Les oiseaux y accouraient, attires par la clarte, s'y precipitaient et tombaient dans le brasier ou on les voyait sauter, especes d'esprits noirs agonisant dans cet enfer; et parfois ils retombaient hors de la cage rouge sur le rocher, fumants, boiteux, aveugles, comme hors d'une flamme de lampe des mouches a demi brulees. A un navire en manoeuvre, pourvu de toutes ses ressources de greement, et maniable au pilote, le phare des Casquets est utile. Il crie: gare! Il avertit de l'ecueil. A un navire desempare il n'est que terrible. La coque, paralysee et inerte, sans resistance contre le plissement insense de l'eau, sans defense contre la pression du vent, poisson sans nageoires, oiseau sans ailes, ne peut qu'aller ou le souffle la pousse. Le phare lui montre l'endroit supreme, signale le lieu de disparition, fait le jour sur l'ensevelissement. Il est la chandelle du sepulcre. Eclairer l'ouverture inexorable, avertir de l'inevitable, pas de plus tragique ironie. XII CORPS A CORPS AVEC L'ECUEIL Cette mysterieuse derision ajoutee au naufrage, les miserables en detresse sur la _Matutina_ la comprirent tout de suite. L'apparition du phare les releva d'abord, puis les accabla. Rien a faire, rien a tenter. Ce qui a ete dit des rois peut se dire des flots. On est leur peuple; on est leur proie. Tout ce qu'ils delirent, on le subit. Le noroit drossait l'ourque sur les Casquets. On y allait. Pas de refus possible. On derivait rapidement vers le recif. On sentait monter le fond; la sonde, si on eut pu mouiller utilement une sonde, n'eut pas donne plus de trois ou quatre brasses. Les naufrages ecoulaient les sourds engouffrements de la vague dans les hiatus sous-marins du profond rocher. Ils distinguaient au-dessous du phare, comme une tranche obscure, entre deux lames de granit, la passe etroite de l'affreux petit havre sauvage qu'on devinait plein de squelettes d'hommes et de carcasses de navires. C'etait une bouche d'antre, plutot qu'une entree de port. Ils entendaient le petillement du haut bucher dans sa cage de fer, une pourpre hagarde illuminait la tempete, la rencontre de la flamme et de la grele troublait la brume, la nuee noire et la fumee rouge combattaient, serpent contre serpent, un arrachement de braises volait au vent, et les flocons de neige semblaient prendre la fuite devant cette brusque attaque d'etincelles. Les brisants, estompes d'abord, se dessinaient maintenant nettement, fouillis de roches, avec des pics, des cretes et des vertebres. Les angles se modelaient par de vives lignes vermeilles, et les plans inclines par de sanglants glissements de clarte, A mesure qu'on avancait, le relief de l'ecueil croissait et montait, sinistre. Une des femmes, l'irlandaise, devidait eperdument son rosaire. A defaut du patron, qui etait le pilote, restait le chef, qui etait le capitaine. Les basques savent tous la montagne et la mer. Ils sont hardis aux precipices et inventifs dans les catastrophes. On arrivait, on allait toucher. On fut tout a coup si pres de la grande roche du nord des Casquets, que subitement elle eclipsa le phare. On ne vit plus qu'elle, et de la lueur derriere. Cette roche debout dans la brume ressemblait a une grande femme noire avec une coiffe de feu. Cette roche mal famee se nomme le Biblet. Elle contrebute au septentrion l'ecueil qu'un autre recif, l'Etacq-aux-Guilmets, contrebute au midi. Le chef regarda le Biblet, et cria: --Un homme de bonne volonte pour porter un grelin au brisant! Y a-t-il ici quelqu'un qui sache nager? Pas de reponse. Personne a bord ne savait nager, pas meme les matelots; ignorance du reste frequente chez les gens de mer. Une hiloire a peu pres detachee de ses liaisons oscillait dans le bordage. Le chef l'etreignit de ses deux poings, et dit: --Aidez-moi. On detacha l'hiloire. On l'eut a sa disposition pour en faire ce qu'on voudrait. De defensive elle devint offensive. C'etait une assez longue poutre, en coeur de chene, saine et robuste, pouvant servir d'engin d'attaque et de point d'appui; levier contre un fardeau, belier contre une tour. --En garde! cria le chef. Ils se mirent six, arc-boutes au troncon du mat, tenant l'hiloire horizontale hors du bord et droite comme une lance devant la hanche de l'ecueil. La manoeuvre etait perilleuse. Donner une poussee a une montagne, c'est une audace. Les six hommes pouvaient etre jetes a l'eau du contre-coup. Ce sont la les diversites de la lutte des tempetes. Apres la rafale, l'ecueil; apres le vent, le granit. On a affaire tantot a l'insaisissable, tantot a l'inebranlable. Il y eut une de ces minutes pendant lesquelles les cheveux blanchissent. L'ecueil et le navire, on allait s'aborder. Un rocher est un patient. Le recif attendait. Une houle accourut, desordonnee. Elle mit fin a l'attente. Elle prit le navire en dessous, le souleva et le balanca un moment, comme la fronde balance le projectile. --Fermes! cria le chef. Ce n'est qu'un rocher, nous sommes des hommes. La poutre etait en arret. Les six hommes ne faisaient qu'un avec elle. Les chevilles pointues de l'hiloire leur labouraient les aisselles, mais ils ne les sentaient point. La houle jeta l'ourque contre le roc. Le choc eut lieu. Il eut lieu sous l'informe nuage d'ecume qui cache toujours ces peripeties. Quand ce nuage tomba a la mer, quant l'ecart se refit entre la vague et le rocher, les six hommes roulaient sur le pont; mais la _Matutina_ fuyait le long du brisant. La poutre avait tenu bon et determine une deviation. En quelques secondes, le glissement de la lame etant effrene, les Casquets furent derriere l'ourque. La _Matutina,_ pour l'instant, etait hors de peril immediat. Cela arrive. C'est un coup droit de beaupre dans la falaise qui sauva Wood de Largo a l'embouchure du Tay. Dans les rudes parages du cap Winterton, et sous le commandement du capitaine Hamilton, c'est par une manoeuvre de levier pareille contre le redoutable rocher Brannodu-um que sut echapper au naufrage la _Royale-Marie,_ bien que ce ne fut qu'une fregate de la facon d'Ecosse. La vague est une force si soudainement decomposee que les diversions y sont faciles, possibles du moins, meme dans les chocs les plus violents. Dans la tempete il y a de la brute; l'ouragan c'est le taureau, et l'on peut lui donner le change. Tacher de passer de la secante a la tangente, tout le secret d'eviter le naufrage est la. C'est ce service que l'hiloire avait rendu au navire. Elle avait fait office d'aviron; elle avait tenu lieu de gouvernail. Mais cette manoeuvre liberatrice etait une fois faite; on ne pouvait la recommencer. La poutre etait a la mer. La durete du choc l'avait fait sauter hors des mains des hommes par-dessus le bord, et elle s'etait perdue dans le flot. Desceller une autre charpente, c'etait disloquer la membrure. L'ouragan remporta la _Matutina._ Tout de suite les Casquets semblerent a l'horizon un encombrement inutile. Rien n'a l'air decontenance comme un ecueil en pareille occasion. Il y a dans la nature, du cote de l'inconnu, la ou le visible est complique d'invisible, de hargneux profils immobiles que semble indigner une proie lachee. Tels furent les Casquets pendant que la _Matutina_ s'enfuyait. Le phare, reculant, palit, blemit, puis s'effaca. Cette extinction fut morne. Les epaisseurs de brume se superposerent sur ce flamboiement devenu diffus, Le rayonnement se delaya dans l'immensite mouillee. La flamme flotta, lutta, s'enfonca, perdit forme. On eut dit une noyee. Le brasier devint lumignon, ce ne fut plus qu'un tremblement blafard et vague. Tout autour s'elargissait un cercle de lueur extravasee. C'etait comme un ecrasement de lumiere au fond de la nuit. La cloche, qui etait une menace, s'etait tue; le phare, qui etait une menace, s'etait evanoui. Pourtant, quand ces deux menaces eurent disparu, ce fut plus terrible. L'une etait une voix, l'autre etait un flambeau. Elles avaient quelque chose d'humain. Elles de moins, resta l'abime. XIII FACE A FACE AVEC LA NUIT L'ourque se retrouva a vau-l'ombre dans l'obscurite incommensurable. La _Matutina_, echappee aux Casquets, devalait de houle en houle. Repit, mais dans le chaos. Poussee en travers par le vent, maniee par les mille tractions de la vague, elle repercutait toutes les oscillations folles du flot. Elle n'avait presque plus de tangage, signe redoutable de l'agonie d'un navire. Les epaves n'ont que du roulis. Le tangage est la convulsion de la lutte. Le gouvernail seul peut prendre le vent debout. Dans la tempete, et surtout dans le meteore de neige, la mer et la nuit finissent par se fondre et s'amalgamer, et par ne plus faire qu'une fumee. Brume, tourbillon, souffle, glissement dans tous les sens, aucun point d'appui, aucun lieu de repere, aucun temps d'arret, un perpetuel recommencement, une trouee apres l'autre, nul horizon visible, profond recul noir, l'ourque voguait la-dedans, Se degager des Casquets, eluder l'ecueil, cela avait ete pour les naufrages une victoire. Mais surtout une stupeur. Ils n'avaient point pousse de hurrahs; en mer, on ne fait pas deux fois de ces imprudences-la. Jeter la provocation la ou on ne jetterait pas la sonde, c'est grave. L'ecueil repousse, c'etait de l'impossible accompli. Ils en etaient petrifies. Peu a peu pourtant, ils se remettaient a esperer. Telles sont les insubmersibles mirages de l'ame. Pas de detresse qui, meme a l'instant le plus critique, ne voie blanchir dans ses profondeurs l'inexprimable lever de l'esperance. Ces malheureux ne demandaient pas mieux que de s'avouer qu'ils etaient sauves. Ils avaient en eux ce begaiement. Mais un grandissement formidable se fit tout a coup dans la nuit. A babord surgit, se dessina et se decoupa sur le fond de brume une haute masse opaque, verticale, a angles droits, une tour carree de l'abime. Ils regarderent, beants. La rafale les poussait vers cela. Ils ignoraient ce que c'etait. C'etait le rocher Ortach. XIV ORTACH L'ecueil recommencait. Apres les Casquets, Ortach. La tempete n'est point une artiste, elle est brutale et toute-puissante, et ne varie pas ses moyens. L'obscurite n'est pas epuisable. Elle n'est jamais a bout de pieges et de perfidies. L'homme, lui, est vite a l'extremite de ses ressources. L'homme se depense, le gouffre non. Les naufrages se tournerent vers le chef, leur espoir. Il ne put que hausser les epaules; morne dedain de l'impuissance. Un pave au milieu de l'ocean, c'est le rocher Ortach. L'ecueil Orlach, tout d'une piece, au-dessus du choc contrarie des houles, monte droit a quatrevingts pieds de haut. Les vagues et les navires s'y brisent. Cube immuable, il plonge a pic ses flancs rectilignes dans les innombrables courbes serpentantes de la mer. La nuit il figure un billot enorme pose sur les plis d'un grand drap noir. Dans la tempete, il attend le coup de hache, qui est le coup de tonnerre. Mais jamais de coup de tonnerre dans la trombe de neige. Le navire, il est vrai, a le bandeau sur les yeux; toutes les tenebres sont nouees sur lui. Il est pret comme un supplicie. Quant a la foudre, qui est une fin prompte, il ne faut point l'esperer. La _Matutina_, n'etant plus qu'un echouement flottant, s'en alla vers ce rocher-ci comme elle etait allee vers l'autre. Les infortunes, qui s'etaient un moment crus sauves, rentrerent dans l'angoisse. Le naufrage, qu'ils avaient laisse derriere eux, reparaissait devant eux. L'ecueil ressortait du fond de la mer. Il n'y avait rien de fait. Les Casquets sont un gaufrier a mille compartiments, l'Ortach est une muraille. Naufrager aux Casquets, c'est etre dechiquete; naufrager a l'Ortach, c'est etre broye. Il y avait une chance pourtant. Sur les fronts droits, et l'Ortach est un front droit, la vague, pas plus que le boulet, n'a de ricochets. Elle est reduite au jeu simple. C'est le flux, puis le reflux. Elle arrive lame et revient houle. Dans des cas pareils, la question de vie et de mort se pose ainsi: si la lame conduit le batiment jusqu'au rocher, elle l'y brise, il est perdu; si la houle revient avant que le batiment ait touche, elle le remmene, il est sauve. Anxiete poignante. Les naufrages apercevaient dans la penombre le grand flot supreme venant a eux. Jusqu'ou allait-il les trainer? Si le flot brisait au navire, ils etaient roules au roc et fracasses. S'il passait sous le navire... Le flot passa sous le navire. Ils respirerent. Mais quel retour allait-il avoir? Qu'est-ce que le ressac ferait d'eux? Le ressac les remporta. Quelques minutes apres, la _Matutina_ etait hors des eaux de l'ecueil. L'Ortach s'effacait comme les Casquets s'etaient effaces. C'etait la deuxieme victoire. Pour la seconde fois l'ourque etait arrivee au bord du naufrage, et avait recule a temps. XV PORTENTOSUM MARE Cependant un epaississcment de brume s'etait abattu sur ces malheureux en derive. Ils ignoraient ou ils etaient. Ils voyaient a peine a quelques encablures autour de l'ourque. Malgre une veritable lapidation de grelons qui les forcait tous a baisser la tete, les femmes s'etaient obstinees a ne point redescendre dans la cabine. Pas de desespere qui ne veuille naufrager a ciel ouvert. Si pres de la mort, il semble qu'un plafond au-dessus de soi est un commencement de cercueil, La vague, de plus en plus gonflee, devenait courte. La turgescence du flot indique un etranglement; dans le brouillard, de certains bourrelets de l'eau signalent un detroit. En effet, a leur insu, ils cotoyaient Aurigny. Entre Ortach et les Casquets au couchant et Aurigny au levant, la mer est resserree et genee, et l'etat de malaise pour la mer determine localement l'etat de tempete. La mer souffre comme autre chose; et la ou elle souffre, elle s'irrite. Cette passe est redoutee. La _Matutina_ etait dans cette passe. Qu'on s'imagine sous l'eau une ecaille de tortue grande comme Hyde-Park ou les Champs-Elysees, et dont chaque strie est un bas-fond et dont chaque bossage est un recif. Telle est l'approche ouest d'Aurigny. La mer recouvre et cache cet appareil de naufrage. Sur cette carapace de brisants sous-marins, la vague dechiquetee saute et ecume. Dans le calme, clapotement; dans l'orage, chaos. Cette complication nouvelle, les naufrages la remarquaient sans se l'expliquer. Subitement ils la comprirent. Une pale eclaircie se fit au zenith, un peu de blemissement se dispersa sur la mer, cette lividite demasqua a babord un long barrage en travers a l'est, et vers lequel se ruait, chassant le navire devant elle, la poussee du vent. Ce barrage etait Aurigny. Qu'etait-ce que ce barrage? Ils tremblerent. Ils eussent bien plus tremble encore si une voix leur eut repondu: Aurigny, Pas d'ile defendue contre la venue de l'homme comme Aurigny. Elle a sous l'eau et hors de l'eau une garde feroce dont Ortach est la sentinelle. A l'ouest, Burhou, Sauteriaux, Anfroque, Niangle, Fond-du-Croc, les Jumelles, la Grosse, la Clanque, les Eguillons, le Vrac, la Fosse-Maliere; a l'est, Sauquet, Hommeau, Floreau, la Brinebelais, la Queslingue, Croquelihou, la Fourche, le Saut, Noire Pute, Coupie, Orbue, Qu'est-ce que tous ces monstres? des hydres? Oui, de l'espece ecueil. Un de ces recifs s'appelle le But, comme pour indiquer que tout voyage finit la. Cet encombrement d'ecueils, simplifie par l'eau et la nuit, apparaissait aux naufrages sous la forme d'une simple bande obscure, sorte de rature noire sur l'horizon. Le naufrage, c'est l'ideal de l'impuissance. Etre pres de la terre et ne pouvoir l'atteindre, flotter et ne pouvoir voguer, avoir le pied sur quelque chose qui parait solide et qui est fragile, etre plein de vie et plein de mort en meme temps, etre prisonnier des etendues, etre mure entre le ciel et l'ocean, avoir sur soi l'infini comme un cachot, avoir autour de soi l'immense evasion des souffles et des ondes, et etre saisi, garrotte, paralyse, cet accablement stupefie et indigne. On croit y entrevoir le ricanement du combattant inaccessible. Ce qui vous tient, c'est cela meme qui lache les oiseaux et met en liberte les poissons. Cela ne semble rien et c'est tout. On depend de cet air qu'on trouble avec sa bouche, on depend de cette eau qu'on prend dans le creux de sa main. Puisez de cette tempete plein un verre, ce n'est plus qu'un peu d'amertume. Gorgee, c'est une nausee; houle, c'est l'extermination. Le grain de sable dans le desert, le flocon d'ecume dans l'ocean, sont des manifestations vertigineuses; la toute-puissance ne prend pas la peine de cacher son atome, elle fait la faiblesse force, elle emplit de son tout le neant, et c'est avec l'infiniment petit que l'infiniment grand vous ecrase. C'est avec des gouttes que l'ocean vous broie. On se sent jouet. Jouet, quel mot terrible! La _Matutina_ etait un peu au-dessus d'Aurigny, ce qui etait favorable; mais derivait vers la pointe nord, ce qui etait fatal. La bise nord-ouest, comme un arc tendu decoche une fleche, lancait le navire vers le cap septentrional. Il existe a cette pointe, un peu en deca du havre des Corbelets, ce que les marins de l'archipel normand appellent "un singe". Le singe--_swinge_--est un courant de l'espece furieuse. Un chapelet d'entonnoirs dans les bas-fonds produit dans les vagues un chapelet de tourbillons. Quand l'un vous lache, l'autre vous reprend. Un navire, happe par le singe, roule ainsi de spirale en spirale jusqu'a ce qu'une roche aigue ouvre la coque. Alors le batiment creve s'arrete, l'arriere sort des vagues, l'avant plonge, le gouffre acheve son tour de roue, l'arriere s'enfonce, et tout se referme. Une flaque d'ecume s'elargit et flotte, et l'on ne voit plus a la surface de la lame que quelques bulles ca et la, venues des respirations etouffees sous l'eau. Dans toute la Manche, les trois singes les plus dangereux sont le singe qui avoisine le fameux banc de sable Girdler Sands, le singe qui est a Jersey entre le Pignonnet et la pointe de Noirmont, et le singe d'Aurigny. Un pilote local, qui eut ete a bord de la _Mututina_, eut averti les naufrages de ce nouveau peril. A defaut de pilote, ils avaient l'instinct; dans les situations extremes, il y a une seconde vue. De hautes torsions d'ecume s'envolaient le long de la cote, dans le pillage frenetique du vent. C'etait le crachement du singe. Nombre de barques ont chavire dans celte embuche. Sans savoir ce qu'il y avait la, ils approchaient avec horreur. Comment doubler ce cap? Nul moyen, De meme qu'ils avaient vu surgir les Casquets, puis surgir Ortach, a present ils voyaient se dresser la pointe d'Aurigny, toute de haute roche. C'etait comme des geants l'un apres l'autre. Serie de duels effrayants, Charybde et Scylla ne sont que deux; les Casquets, Ortach et Aurigny sont trois. Le meme phenomene d'envahissement de l'horizon par l'ecueil se reproduisait avec la monotonie grandiose du gouffre. Les batailles de l'ocean ont, comme les combats d'Homere, ce rabachage sublime. Chaque lame, a mesure qu'ils approchaient, ajoutait vingt coudees au cap affreusement amplifie dans la brume. La decroissance d'intervalle semblait de plus en plus irremediable. Ils touchaient a la lisiere du singe. Le premier pli qui les saisirait les entrainerait. Encore un flot franchi, tout etait fini. Soudain l'ourque fut repoussee en arriere comme par le coup de poing d'un titan. La houle se cabra sous le navire et se renversa, rejetant l'epave dans sa criniere d'ecume. La _Matutina_, sous cette impulsion, s'ecarta d'Aurigny. Elle se retrouva au large. D'ou arrivait ce secours? Du vent. Le souffle de l'orage venait de se deplacer. Le flot avait joue d'eux, maintenant c'etait le tour du vent, Ils s'etaient degages eux-memes des Casquets; mais devant Ortach la houle avait fait la peripetie; devant Aurigny, ce fut la bise, Il y avait eu subitement une saute du septentrion au midi. Le suroit avait succede au noroit. Le courant, c'est le vent dans l'eau; le vent, c'est le courant dans l'air; ces deux forces venaient de se contrarier, et le vent avait eu le caprice de retirer sa proie au courant. Les brusqueries de l'ocean sont obscures. Elles sont le perpetuel peut-etre. Quand on est a leur merci, on ne peut ni esperer, ni desesperer. Elles font, puis defont. L'ocean s'amuse. Toutes les nuances de la ferocite fauve sont dans cette vaste et sournoise mer, que Jean Bart appelait "la grosse bete". C'est le coup de griffe avec les intervalles voulus de patte de velours. Quelquefois la tempete bacle le naufrage; quelquefois elle le travaille avec soin; on pourrait presque dire elle le caresse. La mer a le temps. Les agonisants s'en apercoivent. Parfois, disons-le, ces ralentissements dans le supplice annoncent la delivrance. Ces cas sont rares. Quoi qu'il en soit, les agonisants croient vite au salut, le moindre apaisement dans les menaces de l'orage leur suffit, ils s'affirment a eux-memes qu'ils sont hors de peril, apres s'etre crus ensevelis ils prennent acte de leur resurrection, ils acceptent fievreusement ce qu'ils ne possedent pas encore, tout ce que la mauvaise chance contenait est epuise, c'est evident, ils se declarent satisfaits, ils sont sauves, ils tiennent Dieu quitte. Il ne faut point trop se hater de donner de ces recus a l'Inconnu, Le suroit debuta en tourbillon, Les naufrages n'ont jamais que des auxiliaires bourrus. La _Matutina_ fut impetueusement trainee au large par ce qui lui restait d'agres comme une morte par les cheveux. Cela ressembla a ces delivrances accordees par Tibere, a prix de viol. Le vent brutalisait ceux qu'il sauvait. Il leur rendait service avec fureur. Ce fut du secours sans pitie. L'epave, dans ce rudoiement liberateur, acheva de se disloquer. Des grelons, gros et durs a charger un tromblon, criblaient le batiment. A tous les renversements du flot, ces grelons roulaient sur le pont comme des billes. L'ourque, presque entre deux eaux, perdait toute forme sous les retombees de vagues et sous les effondrements d'ecumes. Chacun dans le navire songeait a soi. Se cramponnait qui pouvait. Apres chaque paquet de mer, on avait la surprise de se retrouver tous. Plusieurs avaient le visage dechire par des eclats de bois. Heureusement le desespoir a les poings solides. Une main d'enfant dans l'effroi a une etreinte de geant. L'angoisse fait un etau avec des doigts de femme. Une jeune fille qui a peur enfoncerait ses ongles roses dans du fer. Ils s'accrochaient, se tenaient, se retenaient. Mais toutes les vagues leur apportaient l'epouvante du balaiement. Soudainement ils furent soulages. XVI DOUCEUR SUBITE DE L'ENIGME L'ouragan venait de s'arreter court. Il n'y eut plus dans l'air ni suroit, ni noroit. Les clairons forcenes de l'espace se turent. La trombe sortit du ciel, sans diminution prealable, sans transition, et comme si elle-meme avait glisse a pic dans un gouffre. On ne sut plus ou elle etait. Les flocons remplacerent les grelons. La neige recommenca a tomber lentement. Plus de flot. La mer s'aplatit. Ces soudaines cessations sont propres aux bourrasques de neige. L'effluve electrique epuise, tout se tranquillise, meme la vague, qui, dans les tourmentes ordinaires, conserve souvent une longue agitation. Ici point. Aucun prolongement de colere dans le flot. Comme un travailleur apres une fatigue, le flot s'assoupit immediatement, ce qui dement presque les lois de la statique, mais n'etonne point les vieux pilotes, car ils savent que tout l'inattendu est dans la mer. Ce phenomene a lieu meme, mais tres rarement, dans les tempetes ordinaires. Ainsi, de nos jours, lors du memorable ouragan du 27 juillet 1867, a Jersey, le vent, apres quatorze heures de furie, tomba tout de suite au calme plat. Au bout de quelques minutes, l'ourque n'avait plus autour d'elle qu'une eau endormie. En meme temps, car la derniere phase ressemble a la premiere, on ne distingua plus rien. Tout ce qui etait devenu visible dans les convulsions des nuages meteoriques redevint trouble, les silhouettes blemes se fondirent en delaiement diffus, et le sombre de l'infini se rapprocha de toutes parts du navire. Ce mur de nuit, cette occlusion circulaire, ce dedans de cylindre dont le diametre decroissait de minute en minute, enveloppait la _Matutina_, et, avec la lenteur sinistre d'une banquise qui se ferme, se rapetissait formidablement. Au zenith, rien, un couvercle de brume, une cloture. L'ourque etait comme au fond du puits de l'abime. Dans ce puits, une flaque de plomb liquide, c'etait la mer. L'eau ne bougeait plus. Immobilite morne. L'ocean n'est jamais plus farouche qu'etang. Tout etait silence, apaisement, aveuglement. Le silence des choses est peut-etre de la taciturnite. Les derniers clapotements glissaient le long du bordage. Le pont etait horizontal avec des declivites insensibles. Quelques dislocations remuaient faiblement. La coque de grenade, qui tenait lieu de fanal, et ou brillaient des etoupes dans du goudron, ne se balancait plus au beaupre et ne jetait plus de gouttes enflammees dans la mer. Ce qui restait de souffle dans les nuees n'avait plus de bruit. La neige tombait epaisse, molle, a peine oblique. On n'entendait l'ecume d'aucun brisant. Paix de tenebres. Ce repos, apres ces exasperations et ces paroxysmes, fut pour les malheureux si longtemps ballottes un indicible bien-etre. Il leur sembla qu'ils cessaient d'etre mis a la question. Ils entrevoyaient autour d'eux et au-dessus d'eux un consentement a les sauver. Ils reprirent confiance. Tout ce qui avait ete furie etait maintenant tranquillite. Cela leur parut une paix signee. Leurs poitrines miserables se dilaterent. Ils pouvaient lacher le bout de corde ou de planche qu'ils tenaient, se lever, se redresser, se tenir debout, marcher, se mouvoir. Ils se sentaient inexprimablement calmes. Il y a, dans la profondeur obscure, de ces effets de paradis, preparation a autre chose. Il etait clair qu'ils etaient bien decidement hors de la rafale, hors de l'ecume, hors des souffles, hors des rages, delivres. On avait desormais toutes les chances pour soi. Dans trois ou quatre heures le jour se leverait, on serait apercu par quelque navire passant, on serait recueilli. Le plus fort etait fait. On rentrait dans la vie. L'important, c'etait d'avoir pu se soutenir sur l'eau jusqu'a la cessation de la tempete. Ils se disaient: Cette fois, c'est fini. Tout a coup ils s'apercurent que c'etait fini en effet. Un des matelots, le basque du nord, nomme Galdeazun, descendit, pour chercher du cable, dans la cale, puis remonta, et dit: --La cale est pleine. --De quoi? demanda le chef. --D'eau, repondit le matelot. Le chef cria: --Qu'est-ce que cela veut dire? --Cela veut dire, reprit Galdeazun, que dans une demi-heure nous allons sombrer. XVII LA RESSOURCE DERNIERE Il y avait une crevasse dans la quille. Une voie d'eau s'etait faite. A quel moment? Personne n'eut pu le dire. Etait-ce en accostant les Casquets? Etait-ce devant Ortach? Etait-ce dans le clapotement des bas-fonds de l'ouest d'Aurigny? Le plus probable, c'est qu'ils avaient touche le Singe. Ils avaient recu un obscur coup de boutoir. Ils ne s'en etaient point apercus au milieu de la survente convulsive qui les secouait. Dans le tetanos on ne sent pas une piqure. L'autre matelot, le basque du sud, qui s'appelait Ave-Maria, fit a son tour la descente de la cale, revint, et dit; --L'eau dans la quille est haute de deux vares. Environ six pieds. Ave-Maria ajouta: --Avant quarante minutes, nous coulons, Ou etait cette voie d'eau? on ne la voyait pas. Elle etait noyee. Le volume d'eau qui emplissait la cale cachait cette fissure. Le navire avait un trou au ventre, quelque part, sous la flottaison, fort avant sous la carene. Impossible de l'apercevoir. Impossible de le boucher. On avait une plaie et l'on ne pouvait la panser. L'eau, du reste, n'entrait pas tres vite. Le chef cria: --Il faut pomper. Galdeazun repondit: --Nous n'avons plus de pompe. --Alors, repartit le chef, gagnons la terre. --Ou, la terre? --Je ne sais. --Ni moi. --Mais elle est quelque part. --Oui. --Que quelqu'un nous y mene, reprit le chef. --Nous n'avons pas de pilote, dit Galdeazun. --Prends la barre, toi. --Nous n'avons plus de barre. --Baclons-en une avec la premiere poutre venue. Des clous. Un marteau. Vite des outils! --La baille de charpenterie est a l'eau. Nous n'avons plus d'outils. --Gouvernons tout de meme, n'importe ou! --Nous n'avons plus de gouvernail. --Ou est le canot? Jetons nous-y. Ramons! --Nous n'avons plus de canot, --Ramons sur l'epave. --Nous n'avons plus d'avirons. --A la voile alors! --Nous n'avons plus de voile, et plus de mat. --Faisons un mat avec une hiloire, faisons une voile avec un prelart. Tirons-nous de la. Confions-nous au vent! --Il n'y a plus de vent. Le vent en effet les avait quittes. La tempete s'en etait allee, et ce depart, qu'ils avaient pris pour leur salut, etait leur perte. Le suroit en persistant les eut frenetiquement pousses a quelque rivage, eut gagne de vitesse la voie d'eau, les eut portes peut-etre a un bon banc de sable propice, et les eut echoues avant qu'ils eussent sombre. Le rapide emportement de l'orage eut pu leur faire prendre terre. Point de vent, plus d'espoir. Ils mourraient de l'absence d'ouragan. La situation supreme apparaissait. Le vent, la grele, la bourrasque, le tourbillon, sont des combattants desordonnes qu'on peut vaincre. La tempete peut etre prise au defaut de l'armure. On a des ressources contre la violence qui se decouvre sans cesse, se meut a faux, et frappe souvent a cote. Mais rien a faire contre le calme. Pas un relief qu'on puisse saisir. Les vents sont une attaque de cosaques; tenez bon, cela se disperse. Le calme, c'est la tenaille du bourreau. L'eau, sans hate, mais sans interruption, irresistible et lourde, montait dans la cale, et, a mesure qu'elle montait, le navire descendait. Cela etait tres lent. Les naufrages de la _Matutina_ sentaient peu a peu s'entr'ouvrir sous eux la plus desesperee des catastrophes, la catastrophe inerte. La certitude tranquille et sinistre du fait inconscient les tenait. L'air n'oscillait pas, la mer ne bougeait pas. L'immobile, c'est l'inexorable. L'engloutissemenl les resorbait en silence. A travers l'epaisseur de l'eau muette, sans colere, sans passion, sans le vouloir, sans le savoir, sans y prendre interet, le fatal centre du globe les attirait. L'horreur, au repos, se les amalgamait. Ce n'etait plus la gueule beante du flot, la double machoire du coup de vent et du coup de mer, mechamment menacante, le rictus de la trombe, l'appetit ecumant de la houle; c'etait sous ces miserables on ne sait quel baillement noir de l'infini. Ils se sentaient entrer dans une profondeur paisible qui etait la mort. La quantite de bord que le navire avait hors du flot s'amincissait, voila tout. On pouvait calculer a quelle minute elle s'effacerait. C'etait tout le contraire de la submersion par la maree montante. L'eau ne montait pas vers eux, ils descendaient vers elle. Le creusement de leur tombe venait d'eux-memes. Leur poids etait le fossoyeur. Ils etaient executes, non par la loi des hommes, mais par la loi des choses. La neige tombait, et, comme l'epave ne remuait plus, cette charpie blanche faisait sur le pont une nappe et couvrait le navire d'un suaire, La cale allait s'alourdissant. Nul moyen de franchir la voie d'eau. Ils n'avaient pas meme une pelle d'epuisement, qui d'ailleurs eut ete illusoire et d'un emploi impraticable, l'ourque etant pontee. On s'eclaira; on alluma trois ou quatre torches qu'on planta dans des trous et comme on put. Galdeazun apporta quelques vieux seaux de cuir; ils entreprirent d'etancher la cale et firent la chaine; mais les seaux etaient hors de service, le cuir des uns etait decousu, le fond des autres etait creve, et les seaux se vidaient en chemin. L'inegalite etait derisoire entre ce qu'on recevait et ce qu'on rendait. Une tonne d'eau entrait, un verre d'eau sortait. On n'eut pas d'autre reussite. C'etait une depense d'avare essayant d'epuiser sou a sou un million. Le chef dit: --Allegeons l'epave! Pendant la tempete on avait amarre les quelques coffres qui etaient sur le pont. Ils etaient restes lies au troncon du mat. On defit les amarres, et on roula les coffres a l'eau par une des breches du bordage. Une de ces valises appartenait a la femme basquaise qui ne put retenir ce soupir: --Oh! ma cape neuve doublee d'ecarlate! oh! mes pauvres bas en dentelle d'ecorce de bouleau! Oh! mes pendeloques d'argent pour aller a la messe du mois de Marie! Le pont deblaye, restait la cabine. Elle etait fort encombree. Elle contenait, on s'en souvient, des bagages qui etaient aux passagers et des ballots qui etaient aux matelots. On prit les bagages, et on se debarrassa de tout ce chargement par la breche du bordage. On retira les ballots, et on les poussa a l'ocean. On acheva de vider la cabine. La lanterne, le chouquet, les barils, les sacs, les bailles et les charniers, la marmite avec la soupe, tout alla aux flots. On devissa les ecrous du fourneau de fer eteint depuis longtemps, on le descella, on le hissa sur le pont, on le traina jusqu'a la breche, et on le precipita hors du navire. On envoya a l'eau tout ce qu'on put arracher du vaigrage, des porques, des haubans et du greement fracasse. De temps en temps le chef prenait une torche, la promenait sur les chiffres d'etiage peints a l'avant du navire, et regardait ou en etait le naufrage. XVIII LA RESSOURCE SUPREME L'epave, allegee, s'enfoncait un peu moins, mais s'enfoncait toujours. Le desespoir de la situation n'avait plus ni ressource, ni palliatif. On avait epuise le dernier expedient. --Y a-t-il encore quelque chose a jeter a la mer? cria le chef. Le docteur, auquel personne ne songeait plus, sortit d'un angle du capot de cabine, et dit: --Oui. --Quoi? demanda le chef. Le docteur repondit: --Notre crime. Il y eut un fremissement, et tous crierent: --Amen. Le docteur, debout et bleme, leva un doigt vers le ciel, et dit: --A genoux. Ils chancelaient, ce qui est le commencement de l'agenouillement. Le docteur reprit: --Jetons a la mer nos crimes. Ils pesent sur nous. C'est la ce qui enfonce le navire. Ne songeons plus au sauvetage, songeons au salut. Notre dernier crime surtout, celui que nous avons commis, ou, pour mieux dire, complete tout a l'heure, miserables qui m'ecoutez, il nous accable. C'est une insolence impie de tenter l'abime quand on a l'intention d'un meurtre derriere soi. Ce qui est fait contre un enfant est fait contre Dieu. Il fallait s'embarquer, je le sais, mais c'etait la perdition certaine. La tempete, avertie par l'ombre que notre action a faite, est venue. C'est bien. Du reste, ne regrettez rien. Nous avons la, pas loin de nous, dans cette obscurite, les sables de Vauville et le cap de la Hougue. C'est la France. Il n'y avait qu'un abri possible, l'Espagne. La France ne nous est pas moins dangereuse que l'Angleterre. Notre delivrance de la mer eut abouti au gibet. Ou pendus, ou noyes, nous n'avions pas d'autre option. Dieu a choisi pour nous. Rendons-lui grace. Il nous accorde la tombe qui lave. Mes freres, l'inevitable etait la. Songez que c'est nous qui tout a l'heure avons fait notre possible pour envoyer la-haut quelqu'un, cet enfant, et qu'en ce moment-ci meme, a l'instant ou je parle, il y a peut-etre au-dessus de nos tetes une ame qui nous accuse devant un juge qui nous regarde. Mettons a profit le sursis supreme. Efforcons-nous, si cela se peut encore, de reparer, dans tout ce qui depend de nous, le mal que nous avons fait. Si l'enfant nous survit, venons-lui en aide. S'il meurt, tachons qu'il nous pardonne. Otons de dessus nous notre forfait. Dechargeons de ce poids nos consciences. Tachons que nos ames ne soient pas englouties devant Dieu, car c'est le naufrage terrible. Les corps vont aux poissons, les ames aux demons. Ayez pitie de vous. A genoux, vous dis-je. Le repentir, c'est la barque qui ne se submerge pas. Vous n'avez plus de boussole? Erreur. Vous avez la priere. Ces loups devinrent moutons. Ces transformations se voient dans l'angoisse. Il arrive que les tigres lechent le crucifix. Quand la porte sombre s'entrebaille, croire est difficile, ne pas croire est impossible. Si imparfaites que soient les diverses ebauches de religion essayees par l'homme, meme quand la croyance est informe, meme quand le contour du dogme ne s'adapte point aux lineaments de l'eternite entrevue, il y a, a la minute supreme, un tressaillement d'ame. Quelque chose commence apres la vie. Cette pression est sur l'agonie. L'agonie est une echeance. A cette seconde fatale, on sent sur soi la responsabilite diffuse. Ce qui a ete complique ce qui sera. Le passe revient et rentre dans l'avenir. Le connu devient abime aussi bien que l'inconnu, et ces deux precipices, l'un ou l'on a ses fautes, l'autre ou l'on a son attente, melent leur reverberation. C'est cette confusion des deux gouffres qui epouvante le mourant. Ils avaient fait leur derniere depense d'esperance du cote de la vie. C'est pourquoi ils se tournerent de l'autre cote. Il ne leur restait plus de chance que dans cette ombre. Ils le comprirent. Ce fut un eblouissement lugubre, tout de suite suivi d'une rechute d'horreur. Ce que l'on comprend dans l'agonie ressemble a ce qu'on apercoit dans l'eclair. Tout, puis rien. On voit, et l'on ne voit plus. Apres la mort, l'oeil se rouvrira, et ce qui a ete un eclair deviendra un soleil. Ils crierent au docteur: --Toi! toi! il n'y a plus que toi. Nous t'obeirons. Que faut-il faire? parle. Le docteur repondit: --Il s'agit de passer par-dessus le precipice inconnu et d'atteindre l'autre bord de la vie, qui est au dela du tombeau. Etant celui qui sait le plus de choses, je suis le plus en peril de vous tous. Vous faites bien de laisser le choix du pont a celui qui porte le fardeau le plus lourd. Il ajouta: --La science pese sur la conscience. Puis il reprit; --Combien de temps nous reste-t-il encore? Galdeazun regarda a l'etiage et repondit: --Un peu plus d'un quart d'heure. --Bien dit le docteur. Le toit bas du capot, ou il s'accoudait, faisait une espece de table. Le docteur prit dans sa poche son ecritoire et sa plume, et son portefeuille d'ou il tira un parchemin, le meme sur le revers duquel il avait ecrit, quelques heures auparavant, une vingtaine de lignes tortueuses et serrees. --De la lumiere, dit-il. La neige, tombant comme une ecume de cataracte, avait eteint les torches l'une apres l'autre. Il n'en restait plus qu'une. Ave-Maria la deplanta, et vint se placer debout, tenant cette torche, a cote du docteur. Le docteur remit son portefeuille dans sa poche, posa sur le capot la plume et l'encrier, deplia le parchemin, et dit: --Ecoutez. Alors, au milieu de la mer, sur ce ponton decroissant, sorte de plancher tremblant du tombeau, commenca, gravement faite par le docteur, une lecture que toute l'ombre semblait ecouter. Tous ces condamnes baissaient la tete autour de lui. Le flamboiement de la torche accentuait leurs paleurs. Ce que lisait le docteur etait ecrit en anglais. Par intervalles, quand un de ces regards lamentables paraissait desirer un eclaircissement, le docteur s'interrompait et repetait, soit en francais, soit en espagnol, soit en basque, soit en italien, le passage qu'il venait de lire. On entendait des sanglots etouffes et des coups sourds frappes sur les poitrines. L'epave continuait de s'enfoncer. La lecture achevee, le docteur posa le parchemin a plat sur le capot, saisit la plume, et, sur une marge blanche menagee au bas de ce qu'il avait ecrit, il signa: DOCTOR GERNARDUS GEESTEMUNDE. Puis, se tournant vers les autres, il dit: --Venez, et signez. La basquaise approcha, prit la plume, et signa ASUNCION. Elle passa la plume a l'irlandaise qui, ne sachant pas ecrire, fit une croix. Le docteur, a cote de cette croix, ecrivit: --BARBARA FERMOY, _de l'ile Tyrryf, dans les Ebudes_. Puis il tendit la plume au chef de la bande. Le chef signa GAIZDORRA, _captal_. Le genois, au-dessous du chef, signa GIANGIRATE. Le languedocien signa JACQUES QUATOURZE, dit le NARBONNAIS. Le provencal signa LUC-PIERRE CAPGAROUPE, _du bagne de Mahon_. Sous ces signatures, le docteur ecrivit cette note: --De trois hommes d'equipage, le patron ayant ete enleve par un coup de mer, il ne reste que deux, et on signe. Les deux matelots mirent leurs noms au-dessous de cette note. Le basque du nord signa GALDEAZUN. Le basque du sud signa AVE-MARIA, _voleur_. Puis le docleur dit: --Capgaroupe. --Present, dit le provencal. --Tu as la gourde de Hardquanonne? --Oui. --Donne-la moi. Capgaroupe but la derniere gorgee d'eau-de-vie et tendit la gourde au docteur. La crue interieure du flot s'aggravait. L'epave entrait de plus en plus dans la mer. Les bords du pont en plan incline etaient couverts d'une mince lame rongeante, qui grandissait. Tous s'etaient groupes sur la tonture du navire. Le docteur secha l'encre des signatures au feu de la torche, plia le parchemin a plis plus etroits que le diametre du goulot, et l'introduisit dans la gourde. Il cria: --Le bouchon. --Je ne sais ou il est, dit Capgaroupe. --Voici un bout de funin, dit Jacques Quatourze. Le docteur boucha la gourde avec ce funin, et dit: --Du goudron. Galdeazun alla de l'avant, appuya un etouffoir d'etoupe sur la grenade a brulot qui s'eteignait, la decrocha de l'etrave et l'apporta au docteur, a demi pleine de goudron bouillant. Le docteur plongea le goulot de la gourde dans le goudron, et l'en retira. La gourde, qui contenait le parchemin signe de tous, etait bouchee et goudronnee. --C'est fait, dit le docteur. Et de toutes ces bouches sortit, vaguement begaye en toutes langues, le brouhaha lugubre dos catacombes. --Ainsi soit-il! --Mea culpa! --Asi sea[1]! [1] Ainsi-soit il! --Aro rai[2]! [2] A la bonne heure (patois roman). --Amen! On eut cru entendre se disperser dans les tenebres, devant l'effrayant refus celeste de les entendre, les sombres voix de Babel. Le docteur tourna le dos a ses compagnons de crime et de detresse, et fit quelques pas vers le bordage. Arrive au bord de l'epave, il regarda dans l'infini, et dit avec un accent profond: --Bist du bei mir[3]? [3] --Es-tu pres de moi? Il parlait probablement a quelque spectre. L'epave s'enfoncait. Derriere le docteur tous songeaient. La priere est une force majeure. Ils ne se courbaient pas, ils ployaient. Il y avait de l'involontaire dans leur contrition. Ils flechissaient comme se fletrit une voile a qui la brise manque, et ce groupe hagard prenait peu a peu, par la jonction des mains et par rabattement des fronts, l'attitude, diverse, mais accablee, de la confiance desesperee en Dieu. On ne sait quel reflet venerable, venu de l'abime, s'ebauchait sur ces faces scelerates. Le docteur revint vers eux. Quel que fut son passe, ce vieillard etait grand en presence du denoument. La vaste reticence environnante le preoccupait sans le deconcerter. C'etait l'homme qui n'est pas pris au depourvu. Il y avait sur lui de l'horreur tranquille. La majeste de Dieu compris etait sur son visage. Ce bandit vieilli et pensif avait, sans s'en douter, la posture pontificale. Il dit: --Faites attention. Il considera un moment l'etendue et ajouta: --Maintenant nous allons mourir. Puis il prit la torche des mains d'Ave-Maria, et la secoua. Une flamme s'en detacha, et s'envola dans la nuit. Et le docteur jeta la torche a la mer. La torche s'eteignit. Toute clarte s'evanouit. Il n'y eut plus que l'immense ombre inconnue. Ce fut quelque chose comme la tombe se fermant. Dans cette eclipse on entendit le docteur qui disait: --Prions. Tous se mirent a genoux. Ce n'etait deja plus dans la neige, c'etait dans l'eau qu'ils s'agenouillaient. Ils n'avaient plus que quelques minutes. Le docteur seul etait reste debout. Les flocons de neige, en s'arretant sur lui, l'etoilaient de larmes blanches, et le faisaient visible sur ce fond d'obscurite. On eut dit la statue parlante des tenebres. Le docteur fit un signe de croix, et eleva la voix pendant que sous ses pieds commencait cette oscillation presque indistincte qui annonce l'instant ou une epave va plonger. Il dit: --Pater noster qui es in coelis. Le provencal repeta en francais: --Notre pere qui etes aux cieux. L'irlandaise reprit en langue galloise, comprise de la femme basque: --Ar nathair ala ar neamh. Le docteur continua: --Sanctificetur nomen tuum. --Que votre nom soit sanctifie, dit le provencal. --Naomhthar hainm, dit l'irlandaise. --Adveniat regnum tuum, poursuivit le docteur. --Que votre regne arrive, dit le provencal. --Tigeadh do rioghachd, dit l'irlandaise. Les agenouilles avaient de l'eau jusqu'aux epaules. Le docteur reprit: --Fiat voluntas tua. --Que votre volonte soit faite, balbutia le provencal. Et l'irlandaise et la basquaise jeterent ce cri: --Deuntar do thoil ar an Hhalamb! --Sicut in coelo, et in terra, dit le docteur. Aucune voix ne lui repondit. Il baissa les yeux. Toutes les tetes etaient sous l'eau. Pas un ne s'etait leve. Ils s'etaient laisse noyer a genoux. Le docteur prit dans sa main droite la gourde qu'il avait deposee sur le capot, et l'eleva au-dessus de sa tete. L'epave coulait. Tout en enfoncant, le docteur murmurait le reste de la priere. Son buste fut hors de l'eau un moment, puis sa tete, puis il n'y eut plus que son bras tenant la gourde, comme s'il la montrait a l'infini. Ce bras disparu. La profonde mer n'eut pas plus de pli qu'une tonne d'huile. La neige continuait de tomber. Quelque chose surnagea, et s'en alla sur le flot dans l'ombre. C'etait la gourde goudronnee que son enveloppe d'osier soutenait. LIVRE TROISIEME L'ENFANT DANS L'OMBRE I LE CHESS-HILL La tempete n'etait pas moins intense sur terre que sur mer. Le meme dechainement farouche s'etait fait autour de l'enfant abandonne. Le faible et l'innocent deviennent ce qu'ils peuvent dans la depense de colere inconsciente que font les forces aveugles; l'ombre ne discerne pas; et les choses n'ont point les clemences qu'on leur suppose. Il y avait sur terre tres peu de vent; le froid avait on ne sait quoi d'immobile. Aucun grelon. L'epaisseur de la neige tombante etait epouvantable. Les grelons frappent, harcelent, meurtrissent, assourdissent, ecrasent; les flocons sont pires. Le flocon inexorable et doux fait son oeuvre en silence. Si on le louche, il fond. Il est pur comme l'hypocrite est candide. C'est par des blancheurs lentement superposees que le flocon arrive a l'avalanche et le fourbe au crime. L'enfant avait continue d'avancer dans le brouillard. Le brouillard est un obstacle mou; de la des perils; il cede et persiste; le brouillard, comme la neige, est plein de trahison. L'enfant, etrange lutteur au milieu de tous ces risques, avait reussi a atteindre le bas de la descente, et s'etait engage dans le Chess-Hill. Il etait, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux cotes l'ocean, et ne pouvant faire fausse route, dans cette brume, dans cette neige et dans cette nuit, sans tomber, a droite dans l'eau profonde du golfe, a gauche dans la vague violente de la haute mer. Il marchait, ignorant, entre deux abimes. L'isthme de Portland etait a cette epoque singulierement apre et rude. Il n'a plus rien aujourd'hui de sa configuration d'alors. Depuis qu'on a eu l'idee d'exploiter la pierre de Portland en ciment romain, toute la roche a subi un remaniement qui a supprime l'aspect primitif. On y trouve encore le calcaire lias, le schiste, et le trapp sortant des bancs de conglomerat comme la dent de la gencive; mais la pioche a tronque et nivele tous ces pilons herisses et scabreux ou venaient se percher hideusement les ossifrages. Il n'y a plus de cimes ou puissent se donner rendez-vous les labbes et les stercoraires qui, comme les envieux, aiment a souiller les sommets. On chercherait en vain le haut monolithe nomme Godolphin, vieux mot gallois qui signifie _aigle blanche_. On cueille encore, l'ete, dans ces terrains fores et troues comme l'eponge, du romarin, du pouliot, de l'hysope sauvage, du fenouil de mer qui, infuse, donne un bon cordial, et cette herbe pleine de noeuds qui sort du sable et dont on fait de la natte; mais on n'y ramasse plus ni ambre gris, ni etain noir, ni cette triple espece d'ardoise, l'une verte, l'autre bleue, l'autre couleur de feuilles de sauge. Les renards, les blaireaux, les loutres, les martres, s'en sont alles; il y avait dans ces escarpements de Portland, comme a la pointe de Cornouailles, des chamois; il n'y en a plus. On peche encore, dans de certains creux, des plies et des pilchards, mais les saumons, effarouches, ne remontent plus la Wey entre la Saint-Michel et la Noel pour y pondre leurs oeufs. On ne voit plus la, comme au temps d'Elisabeth, de ces vieux oiseaux inconnus, gros comme des eperviers, qui coupaient une pomme en deux et n'en mangeaient que le pepin. On n'y voit plus de ces corneilles a bec jaune, _cornish chough_ en anglais, _pyrrocarax_ en latin, qui avaient la malice de jeter sur les toits de chaume des sarments allumes. On n'y voit plus l'oiseau sorcier fulmar, emigre de l'archipel d'Ecosse, et jetant par le bec une huile que les insulaires brulaient dans leurs lampes. On n'y rencontre plus le soir, dans les ruissellements du jusant, l'antique neitse legendaire aux pieds de porc et au cri de veau. La maree n'echoue plus sur ces sables l'otarie moustachue, aux oreilles enroulees, aux machelieres pointues, se trainant sur ses pattes sans ongles. Dans ce Portland aujourd'hui meconnaissable, il n'y a jamais eu de rossignols, a cause du manque de forets, mais les faucons, les cygnes et les oies de mer se sont envoles. Les moutons de Portland d'a present ont la chair grasse et la laine fine; les rares brebis qui paissaient il y a deux siecles cette herbe salee etaient petites et coriaces et avaient la toison bourrue, comme il sied a des troupeaux celtes menes jadis par des bergers mangeurs d'ail qui vivaient cent ans et qui, a un demi-mille de distance, percaient des cuirasses avec leur fleche d'une aune de long. Terre inculte fait laine rude. Le Chess-Hill d'aujourd'hui ne ressemble en rien au Chess-Hill d'autrefois, tant il a ete bouleverse par l'homme, et par ces furieux vents des Sorlingues qui rongent jusqu'aux pierres. Aujourd'hui cette langue de terre porte un railway qui aboutit a un joli echiquier de maisons neuves, Chesilton, et il y a une "Portland-Station". Les wagons roulent ou rampaient les phoques. L'isthme de Portland, il y a deux cents ans, etait un dos d'ane de sable avec une epine vertebrale de rocher. Le danger, pour l'enfant, changea de forme. Ce que l'enfant avait a craindre dans la descente, c'etait de rouler au bas de l'escarpement; dans l'isthme, ce fut de tomber dans des trous. Apres avoir eu affaire au precipice, il eut affaire a la fondriere. Tout est chausse-trape au bord de la mer. La roche est glissante, la greve est mouvante. Les points d'appui sont des embuches. On est comme quelqu'un qui met le pied sur des vitres. Tout peut brusquement se feler sous vous. Felure par ou l'on disparait. L'ocean a des troisiemes dessous comme un theatre bien machine. Les longues aretes de granit auxquelles s'adosse le double versant d'un isthme sont d'un abord malaise. On y trouve difficilement ce qu'on appelle en langage de mise en scene des praticables. L'homme n'a aucune hospitalite a attendre de l'ocean, pas plus du rocher que de la vague; l'oiseau et le poisson seuls sont prevus par la mer. Les isthmes particulierement sont denudes et herisses. Le flot qui les use et les mine des deux cotes les reduit a leur plus simple expression. Partout des reliefs coupants, des cretes, des scies, d'affreux haillons de pierre dechiree, des entre-baillements denteles comme la machoire multicuspide d'un requin, des casse-cous de mousse mouillee, de rapides coulees de roches aboutissant a l'ecume. Qui entreprend de franchir un isthme rencontre a chaque pas des blocs difformes, gros comme des maisons, figurant des tibias, des omoplates, des femurs, anatomie hideuse des rocs ecorches. Ce n'est pas pour rien que ces stries des bords de la mer se nomment cotes. Le pieton se tire comme il peut de ce pele-mele de debris. Cheminer a travers l'ossature d'une enorme carcasse, tel est a peu pres ce labeur. Mettez un enfant dans ce travail d'Hercule. Le grand jour eut ete utile, il faisait nuit; un guide eut ete necessaire, il etait seul. Toute la vigueur d'un homme n'eut pas ete de trop, il n'avait que la faible force d'un enfant. A defaut de guide, un sentier l'eut aide. Il n'y avait point de sentier. D'instinct, il evitait le chaineau aigu des rochers et suivait la plage le plus qu'il pouvait. C'est la qu'il rencontrait les fondrieres. Les fondrieres se multipliaient devant lui sous trois formes, la fondriere d'eau, la fondriere de neige, la fondriere de sable. La derniere est la plus redoutable. C'est l'enlisement. Savoir ce que l'on affronte est alarmant, mais l'ignorer est terrible. L'enfant combattait le danger inconnu. Il etait a tatons dans quelque chose qui etait peut-etre la tombe. Nulle hesitation. Il tournait les rochers, evitait les crevasses, devinait les pieges, subissait les meandres de l'obstacle, mais avancait. Ne pouvant aller droit, il marchait ferme. Il reculait au besoin avec energie. Il savait s'arracher a temps de la glu hideuse des sables mouvants. Il secouait la neige de dessus lui. Il entra plus d'une fois dans l'eau jusqu'aux genoux. Des qu'il sortait de l'eau, ses guenilles mouillees etaient tout de suite gelees par le froid profond de la nuit. Il marchait rapide dans ses velements roidis. Pourtant il avait eu l'industrie de conserver seche et chaude sur sa poitrine sa vareuse de matelot. Il avait toujours bien faim. Les aventures de l'abime ne sont limitees en aucun sens; tout y est possible, meme le salut. L'issue est invisible, mais trouvable. Comment l'enfant, enveloppe d'une etouffante spirale de neige, perdu sur cette levee etroite entre les deux gueules du gouffre, n'y voyant pas, parvint-il a traverser l'isthme, c'est ce que lui-meme n'aurait pu dire. Il avait glisse, grimpe, roule, cherche, marche, persevere, voila tout. Secret de tous les triomphes. Au bout d'un peu moins d'une heure, il sentit que le sol remontait, il arrivait a l'autre bord, il sortait du Chess-Hill, il etait sur la terre ferme. Le pont qui relie aujourd'hui Sandford-Cas a Smallmouth-Sand n'existait pas a cette epoque. Il est probable que, dans son tatonnement intelligent, il avait remonte jusque vis-a-vis Wyke Regis, ou il y avait alors une langue de sable, vraie chaussee naturelle, traversant l'East Fleet. Il etait sauve de l'isthme, mais il se retrouvait face a face avec la tempete, avec l'hiver, avec la nuit. Devant lui se developpait de nouveau la sombre perte de vue des plaines. Il regarda a terre, cherchant un sentier. Tout a coup il se baissa. Il venait d'apercevoir dans la neige quelque chose qui lui semblait une trace. C'etait une trace en effet, la marque d'un pied. La blancheur de la neige decoupait nettement l'empreinte et la faisait tres visible. Il la considera. C'etait un pied nu, plus petit qu'un pied d'homme, plus grand qu'un pied d'enfant. Probablement le pied d'une femme. Au dela de cette empreinte, il y en avait une autre, puis une autre; les empreintes se succedaient, a la distance d'un pas, et s'enfoncaient dans la plaine vers la droite. Elles etaient encore fraiches et couvertes de peu de neige. Une femme venait de passer la. Celle femme avait marche et s'en etait allee dans la direction meme ou l'enfant avait vu des fumees. L'enfant, l'oeil fixe sur les empreintes, se mit a suivre ce pas. II EFFET DE NEIGE Il chemina un certain temps sur cette piste. Par malheur les traces etaient de moins en moins nettes. La neige tombait dense et affreuse. C'etait le moment ou l'ourque agonisait sous cette meme neige dans la haute mer. L'enfant, en detresse comme le navire, mais autrement, n'ayant, dans l'inextricable entre-croisement d'obscurites qui se dressaient devant lui, d'autre ressource que ce pied marque dans la neige, s'attachait a ce pas comme au fil du dedale. Subitement, soit que la neige eut fini par les niveler, soit pour toute autre cause, les empreintes s'effacerent. Tout redevint plan, uni, ras, sans une tache, sans un detail. Il n'y eut plus qu'un drap blanc sur la terre et un drap noir sur le ciel. C'etait comme si la passante s'etait envolee. L'enfant aux abois se pencha et chercha. En vain. Comme il se relevait, il eut la sensation de quelque chose d'indistinct qu'il entendait, mais qu'il n'etait pas sur d'entendre. Cela ressemblait a une voix, a une haleine, a de l'ombre. C'etait plutot humain que bestial, et plutot sepulcral que vivant. C'etait du bruit, mais du reve. Il regarda et ne vit rien. La large solitude nue et livide etait devant lui. Il ecouta. Ce qu'il avait cru entendre s'etait dissipe. Peut-etre n'avail-il rien entendu. Il ecouta encore. Tout faisait silence. Il y avait de l'illusion dans toute cette brume. Il se remit en marche. En marche au hasard, n'ayant plus desormais ce pas pour le guider. Il s'eloignait a peine que le bruit recommenca. Cette fois il ne pouvait douter. C'etait un gemissement, presque un sanglot. Il se retourna. il promena ses yeux dans l'espace nocturne. Il ne vit rien. Le bruit s'eleva de nouveau. Si les limbes peuvent crier, c'est ainsi qu'elles crient. Rien de penetrant, de poignant et de faible comme cette voix. Car c'etait une voix. Cela venait d'une ame. Il y avait de la palpitation dans ce murmure. Pourtant cela semblait presque inconscient. C'etait quelque chose comme une souffrance qui appelle, mais sans savoir qu'elle est une souffrance et qu'elle fait un appel. Ce cri, premier souffle peut-etre, peut-etre dernier soupir, etait a egale distance du rale qui clot la vie et du vagissement qui l'ouvre. Cela respirait, cela etouffait, cela pleurait. Sombre supplication dans l'invisible. L'enfant fixa son attention partout, loin, pres, au fond, en haut, en bas. Il n'y avait personne. Il n'y avait rien. Il preta l'oreille. La voix se fit entendre encore. Il la percut distinctement. Celte voix avait un peu du belement d'un agneau. Alors il eut peur et songea a fuir. Le gemissement reprit. C'etait la quatrieme fois. Il etait etrangement miserable et plaintif. On sentait qu'apres ce supreme effort, plutot machinal que voulu, ce cri allait probablement s'eteindre. C'etait une reclamation expirante, instinctivement faite a la quantite de secours qui est en suspens dans l'etendue; c'etait on ne sait quel begaiement d'agonie adresse a une providence possible. L'enfant s'avanca du cote d'ou venait la voix. Il ne voyait toujours rien. Il avanca encore, epiant. La plainte continuait. D'inarticulee et confuse qu'elle etait, elle etait devenue claire et presque vibrante. L'enfant etait tout pres de la voix. Mais ou etait-elle? Il etait pres d'une plainte. Le tremblement d'une plainte dans l'espace passait a cote de lui. Un gemissement humain flottant dans l'invisible, voila ce qu'il venait de rencontrer. Telle etait du moins son impression, trouble comme le profond brouillard ou il etait perdu. Comme il hesitait entre un instinct qui le poussait a fuir et un instinct qui lui disait de rester, il apercut dans la neige, a ses pieds, a quelques pas devant lui, une sorte d'ondulation de la dimension d'un corps humain, une petite eminence basse, longue et etroite, pareille au renflement d'une fosse, une ressemblance de sepulture dans un cimetiere qui serait blanc. En meme temps, la voix cria. C'est de la-dessous qu'elle sortait. L'enfant se baissa, s'accroupit devant l'ondulation, et de ses deux mains en commenca le deblaiement. Il vit se modeler, sous la neige qu'il ecartait, une forme, et tout a coup, sous ses mains, dans le creux qu'il avait fait, apparut une face pale, Ce n'etait point cette face qui criait. Elle avait les yeux fermes et la bouche ouverte, mais pleine de neige. Elle etait immobile. Elle ne bougea pas sous la main de l'enfant. L'enfant, qui avait l'onglee aux doigts, tressaillit en touchant le froid de ce visage. C'etait la tete d'une femme. Les cheveux epars etaient, meles a la neige. Cette femme etait morte. L'enfant, se remit a ecarter la neige. Le cou de la morte se degagea, puis le haut, du torse, dont on voyait la chair sous des haillons. Soudainement il sentit sous son tatonnement un mouvement faible. C'etait quelque chose de petit qui etait enseveli, et qui remuait. L'enfant ota vivement la neige, et decouvrit un miserable corps d'avorton, chetif, bleme de froid, encore vivant, nu sur le sein nu de la morte. C'etait une petite fille. Elle etait emmaillottee, mais de pas assez de guenilles, et, en se debattant, elle etait sortie de ses loques. Sous elle ses pauvres membres maigres, et son haleine au-dessus d'elle, avaient un peu fait fondre la neige. Une nourrice lui eut donne cinq ou six mois, mais elle avait un an peut-etre, car la croissance dans la misere subit de navrantes reductions qui vont parfois jusqu'au rachitisme. Quand son visage fut a l'air, elle poussa un cri, continuation de son sanglot de detresse. Pour que la mere n'eut pas entendu ce sanglot, il fallait qu'elle fut bien profondement morte. L'enfant prit la petite dans ses bras. La mere roidie etait sinistre. Une irradiation spectrale sortait de cette figure. La bouche beante et sans souffle semblait commencer dans la langue indistincte de l'ombre la reponse aux questions faites aux morts dans l'invisible. La reverberation blafarde des plaines glacees etait sur ce visage. On voyait le front, jeune sous les cheveux bruns, le froncement presque indigne des sourcils, les narines serrees, les paupieres closes, les cils colles par le givre, et, du coin des yeux au coin des levres, le pli profond des pleurs. La neige eclairait la morte. L'hiver et le tombeau ne se nuisent pas. Le cadavre est le glacon de l'homme. La nudite des seins etait pathetique. Ils avaient servi; ils avaient la sublime fletrissure de la vie donnee par l'etre a qui la vie manque, et la majeste maternelle y remplacait la purete virginale. A la pointe d'une des mamelles il y avait une perle blanche. C'etait une goutte de lait, gelee. Disons-le tout de suite, dans ces plaines ou le garcon perdu passait a son tour, une mendiante allaitant son nourrisson, et cherchant elle aussi un gite, s'etait, il y avait peu d'heures, egaree. Transie, elle etait tombee sous la tempete, et n'avait pu se relever. L'avalanche l'avait couverte. Elle avait, le plus qu'elle avait pu, serre sa fille contre elle, et elle avait expire. La petite fille avait essaye de teter ce marbre. Sombre confiance voulue par la nature, car il semble que le dernier allaitement soit possible a une mere, meme apres le dernier soupir. Mais la bouche de l'enfant n'avait pu trouver le sein, ou la goutte de lait, volee par la mort, s'etait glacee, et, sous la neige, le nourrisson, plus accoutume au berceau qu'a la tombe, avait crie. Le petit abandonne avait entendu la petite agonisante. Il l'avait deterree. Il l'avait prise dans ses bras. Quand la petite se sentit dans des bras, elle cessa de crier. Les deux visages des deux enfants se toucherent, et les levres violettes du nourrisson se rapprocherent de la joue du garcon comme d'une mamelle. La petite fille etait presque au moment ou le sang coagule va arreter le coeur. Sa mere lui avait deja donne quelque chose de sa mort; le cadavre se communique, c'est un refroidissement qui se gagne. La petite avait les pieds, les mains, les bras, les genoux, comme paralyses par la glace. Le garcon sentit ce froid terrible. Il avait sur lui un vetement sec et chaud, sa vareuse. Il posa le nourrisson sur la poitrine de la morte, ota sa vareuse, en enveloppa la petite fille, ressaisit l'enfant, et, presque nu maintenant sous les bouffees de neige que soufflait la bise, emportant la petite dans ses bras, il se remit en route. La petite ayant reussi a retrouver la joue du garcon, y appuya sa bouche, et, rechauffee, s'endormit. Premicr baiser de ces deux ames dans les tenebres. La mere demeura gisante, le dos sur la neige, la face vers la nuit. Mais au moment ou le petit garcon se depouilla pour vetir la petite fille, peut-etre, du fond de l'infini ou elle etait, la mere le vit-elle. III TOUTE VOIE DOULOUREUSE SE COMPLIQUE D'UN FARDEAU Il y avail un peu plus de quatre heures que l'ourque s'etait eloignee de la crique de Portland, laissant sur le rivage ce garcon. Depuis ces longues heures qu'il etait abandonne, et qu'il marchait devant lui, il n'avait encore fait, dans celle societe humaine ou peut-etre il allait entrer, que trois rencontres, un homme, une femme et un enfant. Un homme, cet homme sur la colline; une femme, cette femme dans la neige; un enfant, cette petite fille qu'il avait dans les bras. Il etait extenue de faligue et de faim. Il avancait plus resolument que jamais, avec de la force de moins et un fardeau de plus. Il etait maintenant a peu pres sans vetements. Le peu de haillons qui lui restaient, durcis par le givre, etaient coupants comme du verre et lui ecorchaient la peau. Il se refroidissait, mais l'autre enfant se rechauffait. Ce qu'il perdait n'etait pas perdu, elle le regagnait. Il constatait cette chaleur qui etait pour la pauvre petite une reprise de vie. Il continuait d'avancer. De temps en temps, tout en la soutenant bien, il se baissait et d'une main prenait de la neige a poignee, et en frottait ses pieds, pour les empecher de geler. Dans d'autres moments, ayant la gorge en feu, il se mettait dans la bouche un peu de cette neige et la sucait, ce qui trompait une minute sa soif, mais la changeait en fievre. Soulagement qui etait une aggravation. La tourmemte etait devenue informe a force de violence; les deluges de neige sont possibles; c'en etait un. Ce paroxysme maltraitait le littoral en meme temps qu'il bouleversait l'ocean. C'etait probablement l'instant ou l'ourque eperdue se disloquait dans la bataille des ecueils. Il traversa sous cette bise, marchant toujours vers l'est, de larges surfaces de neige. Il ne savait quelle heure il etait. Depuis longtemps il ne voyait plus de fumees. Ces indications dans la nuit sont vite effacees; d'ailleurs, il etait plus que l'heure ou les feux sont eteints; enfin peut-etre s'etait-il trompe, et il etait possible qu'il n'y eut point de ville ni de village du cote ou il allait. Dans le doute, il perseverait. Deux ou trois fois la petite cria. Alors il imprimait a son allure un mouvement de bercement; elle s'apaisait et se taisait. Elle finit par se bien endormir, et d'un bon sommeil. Il la sentait chaude, tout en grelottant. Il resserrait frequemment les plis de la vareuse autour du cou de la petite, afin que le givre ne s'introduisit pas par quelque ouverture et qu'il n'y eut aucune fuite de neige fondue entre le vetement et l'enfant. La plaine avait des ondulations. Aux declivites ou elle s'abaissait, la neige, amassee par le vent dans les plis de terrain, etait si haute pour lui petit qu'il y enfoncait presque tout entier, et il fallait marcher a demi enterre. Il marchait, poussant la neige des genoux. Le ravin franchi, il parvenait a des plateaux balayes par la bise ou la neige etait mince. La il trouvait le verglas. L'haleine tiede de la petite fille effleurait sa joue, le rechauffait un moment, et s'arretait et se gelait dans ses cheveux, ou elle faisait un glacon. Il se rendait compte d'une complication redoutable, il ne pouvait plus tomber. Il sentait qu'il ne se releverait pas. Il etait brise de fatigue, et le plomb de l'ombre l'eut, comme la femme expiree, applique sur le sol, et la glace l'eut soude vivant a la terre. Il avait devale sur des pentes de precipices, et s'en etait tire; il avait trebuche dans des trous, et en etait sorti; desormais une simple chute, c'etait la mort. Un faux pas ouvrait la tombe. Il ne fallait pas glisser. Il n'aurait plus la force meme de se remettre sur ses genoux. Or le glissement etait partout autour de lui; tout etait givre et neige durcie. La petite qu'il portait lui faisait la marche affreusement difficile; non seulement c'etait un poids, excessif pour sa lassitude et son epuisement, mais c'etait un embarras. Elle lui occupait les deux bras, et, a qui chemine sur le verglas, les deux bras sont un balancier naturel et necessaire. Il fallait se passer de ce balancier. Il s'en passait, et marchait, ne sachant que devenir sous son fardeau. Cette petite etait la goutte qui faisait deborder le vase de detresse. Il avancait, oscillant a chaque pas, comme sur un tremplin, et accomplissant, pour aucun regard, des miracles d'equilibre. Peut-etre pourtant, redisons-le, etait-il suivi en cette voie douloureuse par des yeux ouverts dans les lointains de l'ombre, l'oeil de la mere et l'oeil de Dieu. Il chancelait, chavirait, se raffermissait, avait soin de l'enfant, lui remettait du vetement sur elle, lui couvrait la tete, chavirait encore, avancait toujours, glissait, puis se redressait. Le vent avait la lachete de le pousser. Il faisait vraisemblablement beaucoup plus de chemin qu'il ne fallait. Il etait selon toute apparence dans ces plaines ou s'est etablie plus tard la Bincleaves Farm, entre ce qu'on nomme maintenant Spring Gardens et Personage House. Metairies et cottages a present, friches alors. Souvent moins d'un siecle separe un steppe d'une ville. Subitement, une interruption s'etant faite dans la bourrasque glaciale qui l'aveuglait, il apercut a peu de distance devant lui un groupe de pignons et de cheminees mis en relief par la neige, le contraire d'une silhouette, une ville dessinee en blanc sur l'horizon noir, quelque chose comme ce qu'on appellerait aujourd'hui une epreuve negative. Des toits, des demeures, un gite! Il etait donc quelque part! Il sentit l'ineffable encouragement de l'esperance. La vigie d'un navire egare criant terre! a de ces emotions. Il pressa le pas. Il touchait donc enfin a des hommes. Il allait donc arriver a des vivants. Plus rien a craindre. Il avait en lui cette chaleur subite, la securite. Ce dont il sortait etait fini. Il n'y aurait plus de nuit desormais, ni d'hiver, ni de tempete. Il lui semblait que tout ce qu'il y a de possible dans le mal etait maintenant derriere lui. La petite n'etait plus un poids. Il courait presque. Son oeil etait fixe sur ces toits. La vie etait la. Il ne les quittait pas du regard. Un mort regarderait ainsi ce qui lui apparaitrait par l'entre-baillement d'un couvercle de tombe. C'etaient les cheminees dont il avait vu les fumees. Aucune fumee n'en sortait. Il eut vite fait d'atteindre les habitations. Il parvint a un faubourg de ville qui etait une rue ouverte. A celle epoque le barrage des rues la nuit tombait en desuetude. La rue commencait par deux maisons. Dans ces deux maisons on n'apercevait aucune chandelle ni aucune lampe, non plus que dans toute la rue, ni dans toute la ville, aussi loin que la vue pouvait s'etendre. La maison de droite etaie plutot un toit qu'une maison; rien de plus chetif; la muraille etait de torchis et le toit de paille; il y avait plus de chaume que de mur. Une grande ortie nee au pied du mur touchait au bord du toit. Cette masure n'avait qu'une porte qui semblait une chatiere et qu'une fenetre qui etait une lucarne. Le tout ferme. A cote une soue a porcs habitee indiquait que la chaumiere etait habitee aussi. La maison de gauche etait large, haute, toute en pierre, avec toit d'ardoises. Fermee aussi. C'etait Chez le Riche vis-a-vis de Chez le Pauvre. Le garcon n'hesita pas. Il alla a la grande maison. La porte a deux battants, massif damier de chene a gros clous, etait de celles derriere lesquelles on devine une robuste armature de barres et de serrures; un marteau de fer y pendait. Il souleva le marteau, avec quelque peine, car ses mains engourdies etaient plutot des moignons que des mains. il frappa un coup. On ne repondit pas. Il frappa une seconde fois, et deux coups. Aucun mouvement ne se fit dans la maison. Il frappa une troisieme fois. Rien. Il comprit qu'on dormait, ou qu'on ne se souciait pas de se lever. Alors il se tourna vers la maison pauvre. Il prit a terre, dans la neige, un galet et heurta a la porte basse. On ne repondit pas. Il se haussa sur la pointe des pieds, et cogna de son caillou a la lucarne, assez doucement pour ne point casser la vitre, assez fort pour etre entendu. Aucune voix ne s'eleva, aucun pas ne remua, aucune chandelle ne s'alluma. Il pensa que la aussi on ne voulait point se reveiller. Il y avait dans l'hotel de pierre et dans le logis de chaume la meme surdite aux miserables. Le garcon se decida a pousser plus loin, et penetra dans le detroit de maisons qui se prolongeait devant lui, si obscur qu'on eut plutot dit l'ecart de deux falaises que l'entree d'une ville. IV AUTRE FORME DU DESERT C'est dans le Weymouth qu'il venait d'entrer. Le Weymouth d'alors n'etait pas l'honorable et superbe Weymouth d'aujourd'hui. Cet ancien Weymouth n'avait pas, connue le Weymouth actuel, un irreprochable quai rectiligne avec une statue et une auberge en l'honneur de Georges III. Cela tenait a ce que Georges III n'etait pas ne. Par la meme raison, on n'avait point encore, au penchant de la verte colline de l'est, dessine, a plat sur le sol, au moyen du gazon scalpe et de la craie mise a nu, ce cheval blanc, d'un arpent de long, le _White Horse_, portant un roi sur son dos, et tournant, toujours en l'honneur de Georges III, sa queue vers la ville. Ces honneurs, du reste, sont merites; Georges III, ayant perdu dans sa vieillesse l'esprit qu'il n'avait jamais eu dans sa jeunesse, n'est point responsable des calamites de son regne. C'etait un innocent. Pourquoi pas des statues? Le Weymouth d'il y a cent quatrevingts ans etait a peu pres aussi symetrique qu'un jeu d'onchets brouille. L'Astaroth des legendes se promenait quelquefois sur la terre portant derriere son dos une besace dans laquelle il y avait de tout, meme des bonnes femmes dans leurs maisons. Un pele-mele de baraques tombe de ce sac du diable donnerait l'idee de ce Weymouth incorrect. Plus, dans les baraques, les bonnes femmes. Il reste comme specimen de ces logis la maison des Musiciens. Une confusion de tanieres de bois sculptees, et vermoulues, ce qui est une autre sculpture, d'informes batisses branlantes a surplombs, quelques-unes a piliers, s'appuyant les unes sur les autres pour ne pas tomber au vent de mer, et laissant entre elles les espacements exigus d'une voirie tortue et maladroite, ruelles et carrefours souvent inondes par les marees d'equinoxe, un amoncellement de vieilles maisons grand-meres groupees autour d'une eglise aieule, c'etait la Weymouth. Weymouth etait une sorte d'antique village normand echoue sur la cote d'Angleterre. Le voyageur, s'il entrait a la taverne remplacee aujourd'hui par l'hotel, au lieu de payer royalement une sole frite et une bouteille de vin vingt-cinq francs, avait l'humiliation de manger pour deux sous une soupe au poisson, fort bonne d'ailleurs. C'etait miserable. L'enfant perdu portant l'enfant trouve suivit la premiere rue, puis la seconde, puis une troisieme. Il levait les yeux cherchant aux etages et sur les toits une vitre eclairee, mais tout etait clos et eteint. Par intervalles, il cognait aux portes. Personne ne repondait. Rien ne fait le coeur de pierre comme d'etre chaudement entre deux draps. Ce bruit et ces secousses avaient fini par reveiller la petite. Il s'en apercevait parce qu'il se sentait teter la joue. Elle ne criait pas, croyant a une mere. Il risquait de tourner et de roder longtemps peut-etre dans les intersections des ruelles de Scrambridge ou il y avait alors plus de sculptures que de maisons, et plus de haies d'epines que de logis, mais il s'engagea a propos dans un couloir qui existe encore aujourd'hui pres de Trinity Schools. Ce couloir le mena sur une plage qui etait un rudiment de quai avec parapet, et a sa droite il distingua un pont. Ce pont etait le pont de la Wey qui relie Weymouth a Melcomb-Regis, et sous les arches duquel le Harbour communique avec la Back Water. Weymouth, hameau, etait alors le faubourg de Melcomb-Regis, cite et port; aujourd'hui Melcomb-Regis est une paroisse de Weymouth. Le village a absorbe la ville. C'est par ce pont que s'est fait ce travail. Les ponts sont de singuliers appareils de succion qui aspirent la population et font quelquefois grossir un quartier riverain aux depens de son vis-a-vis. Le garcon alla a ce pont, qui a cette epoque etait une passerelle de charpente couverte. Il traversa cette passerelle. Grace au toit du pont, il n'y avait pas de neige sur le tablier. Ses pieds nus eurent un moment de bien-etre en marchant sur ces planches seches. Le pont franchi, il se trouva dans Melcomb-Regis. Il y avait la moins de maisons de bois que de maisons de pierre. Ce n'etait plus le bourg, c'etait la cite. Le pont debouchait sur une assez belle rue qui etait Saint-Thomas street. Il y entra. La rue offrait de hauts pignons tailles, et ca et la des devantures de boutiques. Il se remit a frapper aux portes. Il ne lui restait pas assez de force pour appeler et crier. A Melcomb-Regis comme a Weymouth, personne ne bougeait. Un bon double tour avait ete donne aux serrures. Les fenetres etaient recouvertes de leurs volets comme les yeux de leurs paupieres. Toutes les precautions etaient prises contre le reveil, soubresaut desagreable. Le petit errant subissait la pression indefinissable de la ville endormie. Ces silences de fourmiliere paralysee degagent du vertige. Toutes ces lethargies melent leurs cauchemars, ces sommeils sont une foule, et il sort de ces corps humains gisants une fumee de songes. Le sommeil a de sombres voisinages hors de la vie; la pensee decomposee des endormis flotte au-dessus d'eux, vapeur vivante et morte, et se combine avec le possible qui pense probablement aussi dans l'espace. De la des enchevetrements. Le reve, ce nuage, superpose ses epaisseurs et ses transparences a cette etoile, l'esprit. Au-dessus de ces paupieres fermees ou la vision a remplace la vue, une desagregation sepulcrale de silhouettes et d'aspects se dilate dans l'impalpable. Une dispersion d'existences mysterieuses s'amalgame a notre vie par ce bord de la mort qui est le sommeil. Ces entrelacements de larves et d'ames sont dans l'air. Celui meme qui ne dort pas sent peser sur lui ce milieu plein d'une vie sinistre. La chimere ambiante, realite devinee, le gene. L'homme eveille qui chemine a travers les fantomes du sommeil des autres refoule confusement des formes passantes, a, ou croit avoir, la vague horreur des contacts hostiles de l'invisible, et sent a chaque instant la poussee obscure d'une rencontre inexprimable qui s'evanouit. Il y a des effets de foret dans cette marche au milieu de la diffusion nocturne des songes. C'est ce qu'on appelle avoir peur sans savoir pourquoi. Ce qu'un homme eprouve, un enfant l'eprouve plus encore. Ce malaise de l'effroi nocturne, amplifie par ces maisons spectres, s'ajoutait a tout cet ensemble lugubre sous lequel il luttait. Il entra dans Conyear Lane, et apercut au bout de cette ruelle la Bach Water qu'il prit pour l'Ocean; il ne savait plus de quel cote etait la mer; il revint sur ses pas, tourna a gauche par Maiden street, et retrograda jusqu'a Saint-Albans row. La, au hasard, et sans choisir, et aux premieres maisons venues, il heurta violemment. Ces coups, ou il epuisait sa derniere energie, etaient desordonnes et saccades, avec des intermittences et des reprises presque irritees. C'etait le battement de sa fievre frappant aux portes. Une voix repondit. Celle de l'heure. Trois heures du matin sonnerent lentement derriere lui au vieux clocher de Saint-Nicolas. Puis tout retomha dans le silence. Que pas un habitant n'eut meme entr'ouvert une lucarne, cela peut sembler surprenant. Pourtant dans une certaine mesure ce silence s'explique. Il faut dire qu'en janvier 1690 on etait au lendemain d'une assez forte peste qu'il y avait eu a Londres, et que la crainte de recevoir des vagabonds malades produisait partout une certaine diminution d'hospitalite. On n'entre-baillait pas meme sa fenetre de peur de respirer leur miasme. L'enfant sentit le froid des hommes plus terrible que le froid de la nuit. C'est un froid qui veut. Il eut ce serrement du coeur decourage qu'il n'avait pas eu dans les solitudes. Maintenant il etait rentre dans la vie de tous, et il restait seul. Comble d'angoisse. Le desert impitoyable, il l'avait compris; mais la ville inexorable, c'etait trop. L'heure, dont il venait de compter les coups, avait ete un accablement de plus. Rien de glacant en de certains cas comme l'heure qui sonne. C'est une declaration d'indifference. C'est l'eternite disant: que m'importe! Il s'arreta. Et il n'est pas certain qu'en celle minute lamentable, il ne se soit pas demande s'il ne serait pas plus simple de se coucher la et de mourir. Cependant la petite fille posa la tete sur son epaule, et se rendormit. Cette confiance obscure le remit en marche. Lui qui n'avait autour de lui que de l'ecroulement, il sentit qu'il etait point d'appui. Profonde sommation du devoir. Ni ces idees ni cette situation n'etaient de son age. Il est probable qu'il ne les comprenait pas. Il agissait d'instinct. Il faisait ce qu'il faisait. Il marcha dans la direction de Johnstone row. Mais il ne marchait plus, il se trainait. Il laissa a sa gauche Sainte-Mary street, fit des zigzags dans les ruelles, et, au debouche d'un boyau sinueux entre deux masures, se trouva dans un assez large espace libre. C'etait un terrain vague, point bati, probablement l'endroit ou est aujourd'hui Chesterfield place. Les maisons finissaient la. Il apercevait a sa droite la mer, et presque plus rien de la ville a sa gauche. Que devenir? La campagne recommencait. A l'est, de grands plans inclines de neige marquaient les larges versants de Radipole. Allait-il continuer ce voyage? allait-il avancer et rentrer dans les solitudes? allait-il reculer et rentrer dans les rues? que faire entre ces deux silences, la plaine muette et la ville sourde? lequel choisir de ces refus? Il y a l'ancre de misericorde, il y a aussi le regard de misericorde. C'est ce regard que le pauvre petit desespere jeta autour de lui. Tout a coup il entendit une menace. V LA MISANTHROPIE FAIT DES SIENNES On ne sait quel grincement etrange et alarmant vint dans cette ombre jusqu'a lui. C'etait de quoi reculer. Il avanca. A ceux que le silence consterne, un rugissement plait. Ce rictus feroce le rassura. Cette menace etait une promesse. Il y avait la un etre vivant et eveille, fut-ce une bete fauve. Il marcha du cote d'ou venait le grincement. Il tourna un angle de mur, et, derriere, a la reverberation de la neige et de la mer, sorte de vaste eclairage sepulcral, il vit une chose qui etait la comme abritee. C'etait une charrette, a moins que ce ne fut une cabane. Il y avait des roues, c'etait une voiture; et il y avait un toit, c'etait une demeure. Du toit sortait un tuyau, et du tuyau une fumee. Cette fumee etait vermeille, ce qui semblait annoncer un assez bon feu a l'interieur. A l'arriere, des gonds en saillie indiquaient une porte, et au centre de cette porte une ouverture carree laissait voir de la lueur dans la cahute. Il approcha. Ce qui avait grince le sentit venir. Quand il fut pres de la cahute, la menace devint furieuse. Ce n'etait plus a un grondement qu'il avait affaire, mais a un hurlement. Il entendit un bruit sec, comme d'une chaine violemment tendue, et brusquement, au-dessous de la porle, dans l'ecartement des roues de derriere, deux rangees de dents aigues et blanches apparurent. En meme temps qu'une gueule entre les roues, une tete passa par la lucarne. --Paix la! dit la tete. La gueule se tut. La tete reprit: --Est-ce qu'il y a quelqu'un? L'enfant repondit: --Oui. --Qui? --Moi. --Toi? qui ca, d'ou viens-tu? --Je suis las, dit l'enfant. --Quelle heure est-il? --J'ai froid. --Que fais-tu la? --J'ai faim. La tete repliqua: --Tout le monde ne peut pas etre heureux comme un lord. Va-t-en. La tete rentra, et le vasistas se ferma. L'enfant courha le front, resserra entre ses bras la petite endormie et rassembla sa force pour se remettre en route. Il fit quelques pas et commenca a s'eloigner. Cependant, en meme temps que la lucarne s'etait fermee, la porte s'etait ouverte. Un marche-pied s'etait abaisse. La voix qui venait de parler a l'enfant cria du fond de la cahute avec colere: --Eh bien, pourquoi n'entres-tu pas? L'enfant se retourna. --Entre donc, reprit la voix. Qui est-ce qui m'a donne un garnement comme cela, qui a faim et qui a froid, et qui n'entre pas? L'enfant, a la fois repousse et attire, demeurait immobile. La voix repartit: --On te dit d'entrer, drole! Il se decida, et mit un pied sur le premier echelon de l'escalier. Mais on gronda sous la voilure. Il recula. La gueule ouverte reparut. --Paix! cria la voix de l'homme. La gueule rentra. Le grondement cessa. --Monte, reprit l'homme. L'enfant gravit peniblement les trois marches. Il etait gene par l'autre enfant, tellement engourdie, enveloppee et roulee dans le suroit qu'on ne distinguait rien d'elle, et que ce n'etait qu'une petite masse informe. Il franchit les trois marches, et, parvenu au seuil, s'arreta. Aucune chandelle ne brulait dans la cahute, par economie de misere probablement. La baraque n'etait eclairee que d'une rougeur faite par le soupirail d'un poele de fonte ou petillait un feu de tourbe. Sur le poele fumaient une ecuelle et un pot contenant selon toute apparence quelque chose a manger. On en sentait la bonne odeur. Cette habitation etait meublee d'un coffre, d'un escabeau, et d'une lanterne, point allumee, accrochee au plafond. Plus, aux cloisons, quelques planches sur tasseaux, et un decroche-moi-ca, ou pendaient des choses melees. Sur les planches et aux clous s'etageaint des verreries, des cuivres, un alambic, un recipient assez semblable a ces vases a grener la cire qu'on appelle grelous, et une confusion d'objets bizarres auxquels l'enfant n'eut pu rien comprendre, et qui etait une batterie de cuisine de chimiste. La cahute avait une forme oblongue, le poele a l'aval. Ce n'etait pas meme une petite chambre, c'etait a peine une grande boite. Le dehors etait plus eclaire par la neige que cet interieur par le poele. Tout dans la baraque etait indistinct et trouble. Pourtant un reflet du feu sur le plafond permettait d'y lire cette inscription en gros caracteres: URSUS, PHILOSOPHE. L'enfant, en effet, faisait son entree chez Homo et chez Ursus. On vient d'entendre gronder l'un et parler l'antre. L'enfant, arrive au seuil, apercut pres du poele un homme long, glabre, maigre et vieux, vetu en grisaille, qui etait debout et dont le crane chauve touchait le toit. Cet homme n'eut pu se hausser sur les pieds. La cahute etait juste. --Entre, dit l'homme, qui etait Ursus. L'enfant entra. --Pose-la ton paquet. L'enfant posa sur le coffre son fardeau, avec precaution, de crainte de l'effrayer et de le reveiller. L'homme reprit: --Comme tu mets ca la doucement! Ce ne serait pas pire quand ce serait une chasse. Est-ce que tu as peur de faire une felure a tes guenilles? Ah! l'abominable vaurien! dans les rues a cette heure-ci! Qui es-tu? Reponds. Mais non, je te defends de repondre. Allons au plus presse; tu as froid, chauffe-toi. Et il le poussa par les deux epaules devant le poele. --Es-tu assez mouille! Es-tu assez glace! S'il est permis d'entrer ainsi dans les maisons! Allons, ote-moi toutes ces pourritures, malfaiteur! Et, d'une main, avec une brusquerie febrile, il lui arracha ses haillons qui se dechirerent en charpie, tandis que, de l'autre main, il decrochait d'un clou une chemise d'homme et une de ces jaquettes de tricot qu'on appelle encore aujourd'hui kiss-my-quick. --Tiens, voila des nippes. Il choisit dans le tas un chiffon de laine et en frotta devant le feu les membres de l'enfant ebloui et defaillant, et qui, en cette minute de nudite chaude, crut voir et toucher le ciel. Les membres frottes, l'homme essuya les pieds. --Allons, carcasse, tu n'as rien de gele. J'etais assez hote pour avoir peur qu'il n'eut quelque chose de gele, les pattes de derriere ou de devant! Il ne sera pas perclus pour cette fois. Rhabille-toi. L'enfant endossa la chemise, et l'homme lui passa, pardessus, la jaquette de tricot. --A present... L'homme avanca du pied l'escabeau, y fit asseoir, toujours par une poussee aux epaules, le petit garcon, et lui montra de l'index l'ecuelle qui fumait sur le poele. Ce que l'enfant entrevoyait dans celte ecuette, c'etait encore le ciel, c'est-a-dire une pomme de terre et du lard. --Tu as faim, mange. L'homme prit sur une planche une croute de pain dur et une fourchette de fer, et les presenta a l'enfant. L'enfant hesita. --Faut-il que je mette le couvert? dit l'homme. Et il posa l'ecuelle sur les genoux de l'enfant. --Mords dans tout ca! La faim l'emporta sur l'ahurissement. L'enfant se mit a manger. Le pauvre etre devorait plutot qu'il ne mangeait. Le bruit joyeux du pain croque remplissait la cahute. L'homme bougonnait. --Pas si vite, horrible goinfre! Est-il gourmand, ce gredin-la! Ces canailles qui ont faim mangent d'une facon revoltante. On n'a qu'a voir souper un lord. J'ai vu dans ma vie des ducs manger. Ils ne mangent pas; c'est ca qui est noble. Ils boivent, par exemple. Allons, marcassin, empiffre-toi! L'absence d'oreilles qui caracterise le ventre affame faisait l'enfant peu sensible a celte violence d'epithetes, temperee d'ailleurs par la charite des actions, contresens a son profit. Pour l'instant, il etait absorbe par ces deux urgences, et par ces deux extases, se rechauffer, manger. Ursus poursuivait entre cuir et chair son imprecation en sourdine: --J'ai vu le roi Jacques souper en personne dans le Banqueting House ou l'on admire des peintures du fameux Rubens; sa majeste ne touchait a rien. Ce gueux-ci broute! Brouter, mot qui derive de brute. Quelle idee ai-je eue de venir dans ce Weymouth, sept fois voue aux dieux infernaux! Je n'ai depuis ce matin rien vendu, j'ai parle a la neige, j'ai joue de la flute a l'ouragan, je n'ai pas empoche un farthing, et le soir il m'arrive des pauvres! Hideuse contree! Il y a bataille, lutte et concours entre les passants imbeciles et moi. Ils tachent de ne me donner que des liards, je tache de ne leur donner que des drogues. Eh bien, aujourd'hui, rien! pas un idiot dans le carrefour, pas un penny dans la caisse! Mange, boy de l'enfer! tords et croque! nous sommes dans un temps ou rien n'egale le cynisme des pique-assiettes. Engraisse a mes depens, parasite. Il est mieux qu'affame, il est enrage, cet etre-la. Ce n'est pas de l'appetit, c'est de la ferocite. Il est surmene par un virus rabique. Qui sait? il a peut-etre la peste. As-tu la peste, brigand? S'il allait la donner a Homo! Ah mais, non! crevez, populace, mais je ne veux pas que mon loup meure. Ah ca, j'ai faim moi aussi. Je declare que ceci est un incident desagreable. J'ai travaille aujourd'hui tres avant dans la nuit. Il y a des fois dans la vie qu'on est presse. Je l'etais ce soir de manger. Je suis tout seul, je fais du feu, je n'ai qu'une pomme de terre, une croute de pain, une bouchee de lard et une goutte de lait, je mets ca a chauffer, je me dis: bon! je m'imagine que je vais me repaitre. Patatras! il faut que ce crocodile me tombe dans ce moment-la. Il s'installe carrement entre ma nourriture et moi. Voila mon refectoire devaste. Mange, brochet, mange, requin, combien as-tu de rangs de dents dans la gargamelle? bafre, louveteau. Non, je retire le mol, respect aux loups. Engloutis ma pature, boa! J'ai travaille aujourd'hui, l'estomac vide, le gosier plaintif, le pancreas en detresse, les entrailles delabrees, tres avant dans la nuit; ma recompense est de voir manger un autre. C'est egal, part a deux. Il aura le pain, la pomme de terre et le lard, mais j'aurai le lait. En ce moment un cri lamentable et prolonge s'eleva dans la cahute. L'homme dressa l'oreille. --Tu cries maintenant, sycophante! Pourquoi cries-tu? Le garcon se retourna. Il etait evident qu'il ne criait pas. Il avait la bouche pleine. Le cri ne s'interrompait pas. L'homme alla au coffre. --C'est donc le paquet qui gueule! Vallee de Josaphat! Voila le paquet qui vocifere! Qu'est-ce qu'il a a croasser, ton paquet? Il deroula le suroit. Une tee d'enfant en sortit, la bouche ouverte et criant. --Eh bien, qui va la? dit l'homme. Qu'est-ce que c'est? Il y en a un autre. Ca ne va donc pas finir? Qui vive? aux armes! Caporal, hors la garde! Deuxieme patatras! Qu'est-ce que tu m'apportes la, bandit? Tu vois bien qu'elle a soif. Allons, il faut qu'elle boive, celle-ci. Bon! je n'aurai pas meme le lait a present. Il prit dans un fouillis sur une planche un rouleau de linge a bandage, une eponge et une fiole, en murmurant avec frenesie: --Damne pays! Puis il considera la petite. --C'est une fille. Ca se reconnait au glapissement. Elle est trempee, elle aussi. Il arracha, comme il avait fait pour le garcon, les haillons dont elle etait plutot nouee que vetue, et il l'entortilla d'un lambeau indigent, mais propre et sec, de grosse toile. Ce rhabillement rapide et brusque exaspera la petite fille. --Elle miaule inexorablement, dit-il. Il coupa avec ses dents un morceau allonge de l'eponge, dechira du rouleau un carre de linge, en etira un brin de fil, prit sur le poele le pot ou il y avait du lait, remplit de ce lait la fiole, introduisit a demi l'eponge dans le goulot, couvrit l'eponge avec le linge, ficela ce bouchon avec le fil, appliqua contre sa joue la fiole, pour s'assurer qu'elle n'etait pas trop chaude, et saisit sous son bras gauche le maillot eperdu qui continuait de crier. --Allons, soupe, creature! prends-moi le teton. Et il lui mit dans la bouche le goulot de la fiole. La petite but avidement. Il soutint la fiole a l'inclinaison voulut en grommelant: --Ils sont tous les memes, les laches! Quand ils ont ce qu'ils veulent, ils se taisent. La petite avait bu si energiquement et avait saisi avec tant d'emportement ce bout de sein offert par cette providence bourrue, qu'elle fut prise d'une quinte de toux. --Tu vas t'etrangler, gronda Ursus. Une fiere goulue aussi que celle-la! Il lui retira l'eponge qu'elle sucait, laissa la quinte s'apaiser, et lui replaca la fiole entre les levres, en disant: --Tette, coureuse! Cependant le garcon avail pose sa fourchette. Voir la petite boire lui faisait oublier de manger. Le moment d'auparavant, quand il mangeait, ce qu'il avait dans le regard, c'etait de la satisfaction, maintenant c'etait de la reconnaissance. Il regardait la petite revivre. Cet achevement de la resurrection commencee par lui emplissait sa prunelle d'une reverberation ineffable. Ursus continuait entre ses gencives son machonnement de paroles courroucees. Le petit garcon par instant levait sur Ursus ses yeux humides de l'emotion indefinissable qu'eprouvait, sans pouvoir l'exprimer, le pauvre etre rudoye et attendri. Ursus l'apostropha furieusement. --Eh bien, mange donc! --Et vous? dit l'enfant tout tremblant, et une larme dans la prunelle. Vous n'aurez rien? --Veux-tu bien manger tout, engeance! Il n'y en a pas trop pour toi puisqu'il n'y en avait pas assez pour moi. L'enfant reprit sa fourchette, mais ne mangea point. --Mange, vocifera Ursus. Est-ce qu'il s'agit de moi? Qui est-ce qui te parle de moi? Mauvais petit clerc pieds nus de la paroisse de Sans-le-Sou, je te dis de manger tout. Tu es ici pour manger, boire et dormir. Mange, sinon je te jette a la porte, toi et ta drolesse. Le garcon, sur cette menace, se remit a manger. Il n'avait pas grand'chose a faire pour expedier ce qui restait dans l'ecuelle. Ursus murmura: --Ca joint mal, cet edifice, il vient du froid par les vitres. Une vitre en effet avait ete cassee a l'avant, par quelque cahot de la carriole, ou par quelque pierre de polisson. Ursus avait applique sur cette avarie une etoile de papier qui s'etait decollee. La bise entrait par la. Il s'etait a demi assis sur le coffre. La petite, a la fois dans ses bras et sur ses genoux, sucait voluptueusement la bouteille avec cette somnolence beate des cherubins devant Dieu et des enfants devant la mamelle. --Elle est soule, dit Ursus. Et il reprit: --Faites donc des sermons sur la temperance! Le vent arracha de la vitre l'emplatre de papier qui vola a travers la cahute; mais ce n'etait pas de quoi troubler les deux enfants occupes a renaitre. Pendant que la petite buvait et que le petit mangeait, Ursus maugreait. --L'ivrognerie commence au maillot. Donnez-vous donc la peine d'etre l'eveque Tillotson et de tonner contre les exces de la boisson. Odieux vent coulis! Avec cela que mon poele est vieux. Il laisse echapper des bouffees de fumee a vous donner la trichiasis. On a l'inconvenient du froid et l'inconvenient du feu. On ne voit pas clair. L'etre que voici abuse de mon hospitalite. Eh bien, je n'ai pas encore pu distinguer le visage de ce mufle. Le confortable fait defaut ceans. Par Jupiter, j'estime fortement les festins exquis dans les chambres bien closes. J'ai manque ma vocation, j'etais ne pour etre sensuel. Le plus grand des sages est Philoxenes qui souhaita d'avoir un cou de grue pour gouter plus longuement les plaisirs de la table. Zero de recette aujourd'hui! Rien vendu de la journee! Calamite. Habitants, laquais, et bourgeois, voila le medecin, voila la medecine. Tu perds ta peine, mon vieux. Remballe ta pharmacie. Tout le monde se porte bien ici. En voila une ville maudite ou personne n'est malade! Le ciel seul a la diarrhee. Quelle neige! Anaxagoras enseignait que la neige est noire. Il avait raison, froideur etant noirceur. La glace, c'est la nuit. Quelle bourrasque! Je me represente l'agrement de ceux qui sont en mer. L'ouragan, c'est le passage des satans, c'est le hourvari des brucolaques galopant et roulant, tete beche, au-dessus de nos boites osseuses. Dans la nuee, celui-ci a une queue, celui-la a des cornes, celui-la a une flamme pour langue, cet autre a des griffes aux ailes, cet autre a une bedaine de lord-chancelier, cet autre a une caboche d'academicien, on distingue une forme dans chaque bruit. A vent nouveau, demon different; l'oreille ecoule, l'oeil voit, le fracas est une figure. Parbleu, il y a des gens en mer, c'est evident. Mes amis, tirez-vous de la tempete, j'ai assez a faire de me tirer de la vie. Ah ca, est-ce que je tiens auberge, moi? Pourquoi est-ce que j'ai des arrivages de voyageurs? La detresse universelle a des eclaboussures jusque dans ma pauvrete. Il me tombe dans ma cabane des gouttes hideuses de la grande boue humaine. Je suis livre a la voracite des passants. Je suis une proie. La proie des meurt-de-faim. L'hiver, la nuit, une cahute de carton, un malheureux ami dessous, et dehors la tempete, une pomme de terre, du feu gros comme le poing, des parasites, le vent penetrant par toutes les fentes, pas le sou, et des paquets qui se mettent a aboyer. On les ouvre, on trouve dedans des gueuses. Si c'est la un sort! J'ajoute que les lois sont violees. Ah! vagabond avec ta vagabonde, malicieux pick-pocket, avorton mal intentionne, ah! tu circules dans les rues passe le couvre-feu! Si notre bon roi le savait, c'est lui qui te ferait joliment flanquer dans un cul de basse-fosse pour t'apprendre! Monsieur se promene la nuit avec Mademoiselle! Par quinze degres de froid, nu-tete, nu-pieds! sache que c'est defendu. Il y a des reglements et ordonnances, factieux! les vagabonds sont punis, les honnetes gens qui ont des maisons a eux sont gardes et proteges, les rois sont les peres du peuple. Je suis domicilie, moi! Tu aurais ete fouette en place publique, si l'on t'avait rencontre, et c'eut ete bien fait. Il faut de l'ordre dans un etat police. Moi j'ai eu tort de ne pas te denoncer au constable. Mais je suis comme cela, je comprends le bien, et je fais le mal. Ah! le ruffian! m'arriver dans cet etat-la! Je ne me suis pas apercu de leur neige en entrant, ca a fondu. Et voila toute ma maison mouillee. J'ai l'inondation chez moi. Il faudra bruler un charbon impossible pour secher ce lac. Du charbon a douze farthings le denerel! Comment allons-nous faire pour tenir trois dans cette baraque? Maintenant c'est fini, j'entre dans la nursery, je vais avoir chez moi en sevrage l'avenir de la gueuserie d'Angleterre. J'aurai pour emploi, office et fonction de degrossir les foetus mal accouches de la grande coquine Misere, de perfectionner la laideur des gibiers de potence en bas age, et de donner aux jeunes filous des formes de philosophe! La langue de l'ours est l'ebauchoir de Dieu. Et dire que, si je n'avais pas ete depuis trente ans gruge par des especes de cette sorte, je serais riche, Homo serait gras, j'aurais un cabinet de medecine plein de raretes, des instruments de chirurgie autant que le docteur Linacre, chirurgien du roi Henri VIII, divers animaux de tous genres, des momies d'Egypte, et autres choses semblables! Je serais du college des Docteurs, et j'aurais le droit d'user de la bibliotheque batie en 1652 par le celebre Harvey, et d'aller travailler dans la lanterne du dome d'ou l'on decouvre toute la ville de Londres! Je pourrais continuer mes calculs sur l'offuscation solaire, et prouver qu'une vapeur caligineuse sort de l'astre. C'est l'opinion de Jean Kepler, qui naquit un an avant la Saint-Barthelemy, et qui fut mathematicien de l'empereur. Le soleil est une cheminee qui fume quelquefois. Mon poele aussi. Mon poele ne vaut pas mieux que le soleil. Oui, j'eusse fait fortune, mon personnage serait autre, je ne serais pas trivial, je n'avilirais point la science dans les carrefours. Car le peuple n'est pas digne de la doctrine, le peuple n'etant qu'une multitude d'insenses, qu'un melange confus de toutes sortes d'ages, de sexes, d'humeurs et de conditions, que les sages de tous les temps n'ont point hesite a mepriser, et dont les plus moderes, dans leur justice, detestent l'extravagance et la fureur. Ah! je suis ennuye de ce qui existe. Apres cela on ne vit pas longtemps. C'est vite fait, la vie humaine. He bien non, c'est long. Par intervalles, pour que nous ne nous decouragions pas, pour que nous ayons la stupidite de consentir a etre, et pour que nous ne profitions pas des magnifiques occasions de nous pendre que nous offrent toutes les cordes et tous les clous, la nature a l'air de prendre un peu soin de l'homme. Pas cette nuit pourtant. Elle fait pousser le ble, elle fail murir le raisin, elle fail chanter le rossignol, celle sournoise de nature. De temps en temps un rayon d'aurore, ou un verre de gin, c'est la ce qu'on appelle le bonheur. Une mince bordure de bien autour de l'immense suaire du mal. Nous avons une destinee dont le diable a fait l'etoffe et dont Dieu a fait l'ourlet. En attendant, tu m'as mange mon souper, voleur! Cependant le nourrisson, qu'il tenait toujours entre ses bras, et tres doucement tout en faisant rage, refermait vaguement les yeux, signe de plenitude. Ursus examina la fiole, et grogna: --Elle a tout bu, l'effrontee! Il se dressa et, soutenant la petite du bras gauche, de la main droite il souleva le couvercle du coffre, et tira de l'interieur une peau d'ours, ce qu'il appelait, on s'en souvient, sa "vraie peau". Tout en executant ce travail, il entendait l'autre enfant manger, et il le regardait de travers. --Ce sera une besogne s'il faut desormais que je nourrisse ce glouton en croissance! Ce sera un ver solitaire que j'aurai dans le ventre de mon industrie. Il etala, toujours d'un seul bras, et de son mieux, la peau d'ours sur le coffre, avec des efforts de coude et des menagements de mouvements pour ne point secouer le commencement de sommeil de la petite fille. Puis il la deposa sur la fourrure, du cote le plus proche du feu. Cela fait, il mit la fiole vide sur le poele, et s'ecria: --C'est moi qui ai soif! Il regarda dans le pot; il y restait quelques bonnes gorgees de lait; il approcha le pot de ses levres. Au moment ou il allait boire, son oeil tomba sur la petite fille. Il remit le pot sur le poele, prit la fiole, la deboucha, y vida ce qui restait de lait, juste assez pour l'emplir, replaca l'eponge, et reficela le linge sur l'eponge autour du goulot. --J'ai tout de meme faim et soif, reprit-il. Et il ajouta: --Quand on ne peut pas manger du pain, on boit de l'eau. On entrevoyait derriere le poele une cruche egueulee. Il la prit et la presenta au garcon: --Veux-tu boire? L'enfant but, et se remit a manger. Ursus ressaisit la cruche et la porta a sa bouche. La temperature de l'eau qu'elle contenait avait ete inegalement modifiee par le voisinage du poele. Il avala quelques gorgees, et fit une grimace. --Eau pretendue pure, tu ressembles aux faux amis. Tu es tiede en dessus et froide en dessous. Cependant le garcon avait fini de souper. L'ecuelle etait mieux que videe, elle etait nettoyee. Il ramassait et mangeait, pensif, quelques miettes de pain eparses dans les plis du tricot, sur ses genoux. Ursus se tourna vers lui. --Ce n'est pas tout ca. Maintenant, a nous deux. La bouche n'est pas faite que pour manger, elle est faite pour parler. A present que tu es rechauffe et gave, animal, prends garde a toi, tu vas repondre a mes questions. D'ou viens-tu? L'enfant repondit: --Je ne sais pas. --Comment, tu ne sais pas? --J'ai ete abandonne ce soir au bord de la mer. --Ah! le chenapan! Comment t'appelles-tu? Il est si mauvais sujet qu'il en vient a etre abandonne par ses parents. --Je n'ai pas de parents. --Rends-toi un peu compte de mes gouts, el fais attention que je n'aime point qu'on me chante des chansons qui sont des contes. Tu as des parents, puisque tu as ta soeur. --Ce n'est pas ma soeur. --Ce n'est pas ta soeur? --Non. --Qu'est-cc que c'est alors? --C'est une petite que j'ai trouvee. --Trouvee! --Oui. --Comment! tu as ramasse ca? --Oui. --Ou? si tu mens, je t'extermine. --Sur une femme qui etait morte dans la neige. --Quand? --Il y a une heure. --Ou? --A une lieue d'ici. Les arcades frontales d'Ursus se plisserent et prirent cette forme aigue qui caracterise l'emotion des sourcils d'un philosophe. --Morte! en voila une qui est heureuse! Il faut l'y laisser, dans sa neige. Elle y est bien. De quel cote? --Du cote de la mer. --As-tu passe le pont? --Oui. Ursus ouvrit la lucarne de l'arriere et examina le dehors. Le temps ne s'etait pas ameliore. La neige tombait epaisse et lugubre. Il referma le vasistas. Il alla a la vitre cassee, il boucha le trou avec un chiffon, il remit de la tourbe dans le poele, il deploya le plus largement qu'il put la peau d'ours sur le coffre, prit un gros livre qu'il avait dans un coin et le mit sous le chevet pour servir d'oreiller, et placa sur ce traversin la tete de la petite endormie. Il se tourna vers le garcon. --Couche-toi la. L'enfant obeit et s'etendit de tout son long avec la petite. Ursus roula la peau d'ours autour des deux enfants, et la borda sous leurs pieds. Il atteignit sur une planche, et se noua autour du corps une ceinture de toile a grosse poche contenant probablement une trousse de chirurgien et des flacons d'elixirs. Puis il decrocha du plafond la lanterne, et l'alluma. C'etait une lanterne sourde. En s'allumant, elle laissa les enfants dans l'obscurite. Ursus entre-bailla la porte et dit: --Je sors. N'ayez pas peur. Je vais revenir. Dormez. Et, abaissant le marchepied, il cria: --Homo! Un grondement tendre lui repondit. Ursus, la lanterne a la main, descendit, le marchepied remonta, la porte se referma. Les enfants demeurerent seuls. Du dehors, une voix, qui etait la voix d'Ursus, demanda: --Boy qui viens de me manger mon souper!--dis donc, tu ne dors pas encore? --Non, repondit le garcon. --Eh bien! si elle beugle, tu lui donneras le reste du lait. On entendit un cliquetis de chaine defaite, et le bruit d'un pas d'homme, complique d'un pas de bete, qui s'eloignait. Quelques instants apres, les deux enfants dormaient profondement. C'etait on ne sait quel ineffable melange d'haleines; plus que la chastete, l'ignorance; une nuit de noces avant le sexe. Le petit garcon et la petite fille, nus et cote a cote, eurent pendant ces heures silencieuses la promiscuite seraphique de l'ombre; la quantite de songe possible a cet age flottait de l'un a l'autre; il y avait probablement sous leurs paupieres fermees de la lumiere d'etoile; si le mot mariage n'est pas ici disproportionne, ils etaient mari et femme de la facon dont on est ange. De telles innocences dans de telles tenebres, une telle purete dans un tel embrassement, ces anticipations sur le ciel ne sont possibles qu'a l'enfance, et aucune immensite n'approche de cette grandeur des petits. De tous les gouffres celui-ci est le plus profond. La perpetuite formidable d'un mort enchaine hors de la vie, l'enorme acharnement de l'ocean sur un naufrage, la vaste blancheur de la neige recouvrant des formes ensevelies, n'egalent pas en pathetique deux bouches d'enfants qui se touchent divinement dans le sommeil, et dont la rencontre n'est pas meme un baiser. Fiancailles peut-etre; peut-etre catastrophe. L'ignore pese sur cette juxtaposition. Cela est charmant; qui sait si ce n'est pas effrayant? on se sent le coeur serre. L'innocence est plus supreme que la vertu. L'innocence est faite d'obscurite sacree. Ils dormaient. Ils etaient paisibles. Ils avaient chaud. La nudite des corps entrelaces amalgamait la virginite des ames. Ils etaient la comme dans le nid de l'abime. VI LE REVEIL Le jour commence par etre sinistre. Une blancheur triste entra dans la cahute. C'etait l'aube glaciale. Ce blemissement, qui ebauche en realite funebre le relief des choses frappees d'apparence spectrale par la nuit, n'eveilla pas les enfants, etroitement endormis. La cahute etait chaude. On entendait leurs deux respirations alternant comme deux ondes tranquilles. Il n'y avait plus d'ouragan dehors. Le clair du crepuscule prenait lentement possession de l'horizon. Les constellations s'eteignaient comme des chandelles soufflees l'une apres l'autre. Il n'y avait plus que la resistance de quelques grosses etoiles. Le profond chant de l'infini sortait de la mer. Le poele n'etait pas tout a fait eteint. Le petit jour devenait peu a peu le grand jour. Le garcon dormait moins que la fille. Il y avait en lui du veilleur et du gardien. A un rayon plus vif que les autres qui traversa la vitre, il ouvrit les yeux; le sommeil de l'enfance s'acheve en oubli; il demeura dans un demi-assoupissement, sans savoir ou il etait, ni ce qu'il avait pres de lui, sans faire effort pour se souvenir, regardant au plafond, et se composant un vague travail de reverie avec les lettres de l'inscription _Ursus, philosophe_, qu'il examinait sans les dechiffrer, car il ne savait pas lire. Un bruit de serrure fouillee par une clef lui fit dresser le cou. La porte tourna, le marchepied bascula. Ursus revenait. Il monta les trois degres, sa lanterne eteinte a la main. En meme temps un pietinement de quatre pattes escalada lestement le marchepied. C'etait Homo, suivant Ursus, et, lui aussi, rentrant chez lui. Le garcon reveille eut un certain sursaut. Le loup, probablement en appetit, avait un rictus matinal qui montrait toutes ses dents, tres blanches. Il s'arreta a demi-montee et posa ses deux pattes de devant dans la cahute, les deux coudes sur le seuil comme un precheur au bord de la chaire. Il flaira a distance le coffre qu'il n'etait pas accoutume a voir habite de cette facon. Son buste de loup, encadre par la porte, se dessinait en noir sur la clarte du matin. Il se decida, et fit son entree. Le garcon, en voyant le loup dans la cahute, sortit de la peau d'ours, se leva et se placa debout devant la petite, plus endormie que jamais. Ursus venait de raccrocher la lanterne au clou du plafond. Il deboucla silencieusement et avec une lenteur machinale sa ceinture ou etait sa trousse, et la remit sur une planche. Il ne regardait rien et semblait ne rien voir. Sa prunelle etait vitreuse. Quelque chose de profond remuait dans son esprit. Sa pensee enfin se fit jour, comme d'ordinaire, par une vive sortie de paroles. Il s'ecria: --Decidement heureuse! Morte, bien morte. Il s'accroupit, et remit une pelletee de scories dans le poele, et, tout en fourgonnant la tourbe, il grommela: --J'ai eu de la peine a la trouver. La malice inconnue l'avail fourree sous deux pieds de neige. Sans Homo, qui voit aussi clair avec son nez que Christophe Colomb avec son esprit, je serais encore la a patauger dans l'avalanche et a jouer a cache-cache avec la mort. Diogene prenait sa lanterne et cherchait un homme, j'ai pris ma lanterne et j'ai cherche une femme; il a trouve le sarcasme, j'ai trouve le deuil. Comme elle etait froide! J'ai touche la main, une pierre. Quel silence dans les yeux! Comment peut-on etre assez bete pour mourir en laissant un enfant derriere soi! Ca ne va pas etre commode a present de tenir trois dans celle boite-ci. Quelle tuile! Voila que j'ai de la famille a present! Fille et garcon. Tandis qu'Ursus parlait, Homo s'etait glisse pres du poele. La main de la petite endormie pendait entre le poele et le coffre. Le loup se mit a lecher cette main. Il la lechait si doucement que la petite ne s'eveilla pas. Ursus se retourna. --Bien, Homo. Je serai le pere et tu seras l'oncle. Puis il reprit sa besogne de philosophe d'arranger le feu, sans interrompre son _aparte_. --Adoption. C'est dit. D'ailleurs Homo veut bien. Il se redressa. --Je voudrais savoir qui est responsable de cette morte. Sont-ce les hommes? ou... Son oeil regarda en l'air, mais au dela du plafond, et sa bouche murmura: --Est-ce toi? Puis son front s'abaissa comme sous un poids, et il reprit: --La nuit a pris la peine de tuer cette femme. Son regard, en se relevant, rencontra le visage du garcon reveille qui l'ecoutait, Ursus l'interpella brusquement: --Qu'as-tu a rire? Le garcon repondit: --Je ne ris pas. Ursus eut une sorte de secousse, l'examina fixement et en silence pendant quelques instants, et dit: --Alors tu es terrible. L'interieur de la cahute dans la nuit etait si peu eclaire qu'Ursus n'avait pas encore vu la face du garcon. Le grand jour la lui montrait. Il posa les deux paumes de ses mains sur les deux epaules de l'enfant, considera encore avec une attention de plus en plus poignante son visage, et lui cria: --Ne ris donc plus! --Je ne ris pas, dit l'enfant. Ursus eut un tremblement de la tete aux pieds. --Tu ris, te dis-je. Puis secouant l'enfant avec une etreinte qui etait de la fureur si elle n'etait de la pitie, il lui demanda violemment: --Qui est-ce qui t'a fait cela? L'enfant repondit: --Je ne sais ce que vous voulez dire. Ursus reprit: --Depuis quand as-tu ce rire? --J'ai toujours ete ainsi, dit l'enfant. Ursus se tourna vers le coffre en disant a demi-voix: --Je croyais que ce travail-la ne se faisait plus. Il prit au chevet, tres doucement pour ne pas la reveiller, le livre qu'il avait mis comme oreiller sous la tete de la petite. --Voyons Conquest, murmura-t-il. C'etait une liasse in-folio, reliee en parchemin mou. Il la feuilleta du pouce, s'arreta a une page, ouvrit le livre tout grand sur le poele, et lut: --... _De Denasatis_.--C'est ici. Et il continua: --_Bucca fissa usque ad aures, genzivis denudatis, nasoque murdridato, masca eris, et ridebis semper_. --C'est bien cela. Et il replaca le livre sur une des planches en grommelant: --Aventure dont l'approfondissement serait malsain. Restons a la surface. Ris, mon garcon. La petite fille se reveilla. Son bonjour fut un cri. --Allons, nourrice, donne le sein, dit Ursus. La petite s'etait dressee sur son seant. Ursus prit sur le poele la fiole, et la lui donna a sucer. En ce moment le soleil se levait. Il etait a fleur de l'horizon. Son rayon rouge entrait par la vitre et frappait de face le visage de la petite fille tourne vers lui. Les prunelles de l'enfant fixees sur le soleil reflechissaient comme deux miroirs cette rondeur pourpre. Les prunelles restaient immobiles, les paupieres aussi. --Tiens, dit Ursus, elle est aveugle. DEUXIEME PARTIE PAR ORDRE DU ROI LIVRE PREMIER ETERNELLE PRESENCE DU PASSE LES HOMMES REFLETENT L'HOMME I LORD CLANCHARLIE I Il y avait dans ces temps-la un vieux souvenir. Ce souvenir etait lord Linnaeus Clancharlie. Le baron Linnaeus Clancharlie, contemporain de Cromwell, etait un des pairs d'Angleterre, peu nombreux, hatons-nous de le dire, qui avaient accepte la republique. Cette acceptation pouvait avoir sa raison d'etre, et s'explique a la rigueur, puisque la republique avait momentanement triomphe. Il etait tout simple que lord Clancharlie demeurat du parti de la republique, tant que la republique avait eu le dessus. Mais, apres la cloture de la revolution et la chute du gouvernement parlementaire, lord Clancharlie avait persiste. Il etait aise au noble patricien de rentrer dans la chambre haute reconstituee, les repentirs etant toujours bien recus des restaurations, et Charles II etant bon prince a ceux qui revenaient a lui; mais lord Clancharlie n'avait pas compris ce qu'on doit aux evenements. Pendant que la nation couvrait d'acclamations le roi, reprenant possession de l'Angleterre, pendant que l'unanimite prononcait son verdict, pendant que s'accomplissait la salutation du peuple a la monarchie, pendant que la dynastie se relevait au milieu d'une palinodie glorieuse et triomphale, a l'instant ou le passe devenait l'avenir et ou l'avenir devenait le passe, ce lord etait reste refractaire. Il avait detourne la tete de toute cette allegresse; il s'etait volontairement exile; pouvant etre pair, il avait mieux aime etre proscrit; et les annees s'etaient ecoulees ainsi; il avait vieilli dans cette fidelite a la republique morte. Aussi etait-il couvert du ridicule qui s'attache naturellement a cette sorte d'enfantillage. Il s'etait retire en Suisse. Il habitait une espece de haute masure au bord du lac de Geneve. Il s'etait choisi cette demeure dans le plus apre recoin du lac, entre Chillon ou est le cachot de Bonnivard, et Vevoy ou est le tombeau de Ludlow. Les Alpes severes, pleines de crepuscules, de souffles et de nuees, l'enveloppaient; et il vivait la, perdu dans ces grandes tenebres qui tombent des montagnes. Il etait rare qu'un passant le rencontrat. Cet homme etait hors de son pays, presque hors de son siecle. En ce moment, pour ceux qui etaient au courant et qui connaissaient les affaires du temps, aucune resistance aux conjonctures n'etait justifiable. L'Angleterre etait heureuse; une restauration est une reconciliation d'epoux; prince et nation ont cesse de faire lit a part; rien de plus gracieux et de plus riant; la Grande-Bretagne rayonnait; avoir un roi, c'est beaucoup, mais de plus on avait un charmant roi; Charles II etait aimable, homme de plaisir et de gouvernement, et grand a la suite de Louis XIV; c'etait un gentleman et un gentilhomme; Charles II etait admire de ses sujets; il avait fait la guerre de Hanovre, sachant certainement pourquoi, mais le sachant tout seul; il avait vendu Dunkerque a la France, operation de haute politique; les pairs democrates, desquels Chamberlayne a dit: "La maudite republique infecta avec son haleine puante plusieurs de la haute noblesse", avaient eu le bon sens de se rendre a l'evidence, d'etre de leur epoque, et de reprendre leur siege a la noble chambre; il leur avait suffi pour cela de preter au roi le serment d'allegeance. Quand on songeait a toutes ces realites, a ce beau regne, a cet excellent roi, a ces augustes princes rendus par la misericorde divine a l'amour des peuples; quand on se disait que des personnages considerables, tels que Monk, et plus lard Jeffreys, s'etaient rallies au trone, qu'ils avaient ete justement recompenses de leur loyaute et de leur zele par les plus magnifiques charges et par les fonctions les plus lucratives, que lord Clancharlie ne pouvait l'ignorer, qu'il n'eut tenu qu'a lui d'etre glorieusement assis a cote d'eux dans les honneurs, que l'Angleterre etait remontee, grace a son roi, au sommet de la prosperite, que Londres n'etait que fetes et carrousels, que tout le monde etait opulent et enthousiasme, que la cour etait galante, gaie et superbe; si, par hasard, loin de ces splendeurs, dans on ne sait quel demi-jour lugubre ressemblant a la tombee de la nuit, on apercevait ce vieillard vetu des memes habits que le peuple, pale, distrait, courbe, probablement du cote de la tombe, debout au bord du lac, a peine attentif a la tempete et a l'hiver, marchant comme au hasard, l'oeil fixe, ses cheveux blancs secoues par le vent de l'ombre, silencieux, solitaire, pensif, il etait difficile de ne pas sourire. Sorte de silhouette d'un fou. En songeant a lord Clancharlie, a ce qu'il aurait pu etre et a ce qu'il etait, sourire etait de l'indulgence. Quelques-uns riaient tout haut. D'autres s'indignaient. On comprend que les hommes serieux fussent choques par une telle insolence d'isolement. Circonstance attenuante: lord Clancharlie n'avait jamais eu d'esprit. Tout le monde en tombait d'accord. II Il est desagreable de voir les gens pratiquer l'obstination. On n'aime pas ces facons de Regulus, et dans l'opinion publique quelque ironie en resulte. Ces opiniatretes ressemblent a des reproches, et l'on a raison d'en rire. Et puis, en somme, ces entetements, ces escarpements, sont-ce des vertus? N'y a-t-il pas dans ces affiches excessives d'abnegation et d'honneur beaucoup d'ostentation? C'est plutot parade qu'autre chose. Pourquoi ces exagerations de solitude et d'exil? Ne rien outrer est la maxime du sage. Faites de l'opposition, soit; blamez si vous voulez, mais decemment, et tout en criant vive le roi! La vraie vertu, c'est d'etre raisonnable. Ce qui tombe a du tomber, ce qui reussit a du reussir. La providence a ses motifs; elle couronne qui le merite. Avez-vous la pretention de vous y connaitre mieux qu'elle? Quand les circonstances ont prononce, quand un regime a remplace l'autre, quand la defalcation du vrai et du faux s'est faite par le succes, ici la catastrophe, la le triomphe, aucun doute n'est plus possible, l'honnete homme se rallie a ce qui a prevalu, et, quoique cela soit utile a sa fortune et a sa famille, sans se laisser influencer par cette consideration, et ne songeant qu'a la chose publique, il prete main-forte au vainqueur. Que deviendrait l'etat si personne ne consentait a servir? Tout s'arreterait donc? Garder sa place est d'un bon citoyen. Sachez sacrifier vos preferences secretes. Les emplois veulent etre tenus. Il faut bien que quelqu'un se devoue, Etre fidele aux fonctions publiques est une fidelite. La retraite des fonctionnaires serait la paralysie de l'etat. Vous vous bannissez, c'est pitoyable. Est-ce un exemple? quelle vanite! Est-ce un defi? quelle audace! Quel personnage vous croyez-vous donc? Apprenez que nous vous valons. Nous ne desertons pas, nous. Si nous voulions, nous aussi, nous serions intraitables et indomptables, et nous ferions de pires choses que vous. Mais nous aimons mieux etre des gens intelligents. Parce que je suis Trimalcion, vous ne me croyez, pas capable d'etre Caton! Allons donc! III Jamais situation ne fut plus nette et plus decisive que celle de 1660. Jamais la conduite a tenir n'avait ete plus clairement indiquee a un bon esprit. L'Angleterre etait hors de Cromwell. Sous la republique beaucoup de faits irreguliers s'etaient produits. On avait cree la suprematie britannique; on avait, avec l'aide de la guerre de Trente ans, domine l'Allemagne, avec l'aide de la Fronde, abaisse la France, avec l'aide du duc de Bragance, amoindri l'Espagne. Cromwell avait domestique Mazarin; dans les traites, le protecteur d'Angleterre signait au-dessus du roi de France; on avait mis les Provinces-Unies a l'amende de huit millions, moleste Alger et Tunis, conquis la Jamaique, humilie Lisbonne, suscite dans Barcelone la rivalite francaise, et dans Naples Masaniello; on avait amarre le Portugal a l'Angleterre; on avait fait, de Gibraltar a Candie, un balayage des barbaresques; on avait fonde la domination maritime sous ces deux formes, la victoire el le commerce; le 10 aout 1653, l'homme des trente-trois batailles gagnees, le vieil amiral qui se qualifiait _Grand-pere des matelots_, ce Martin Happertz Tromp, qui avait, battu la flotte espagnole, avait ete detruit par la flotte anglaise; on avait retire l'Atlantique a la marine espagnole, le Pacifique a la marine hollandaise, la Mediterranee a la marine venitienne, et, par l'acte de navigation, on avait pris possession du littoral universel; par l'ocean on tenait le monde; le pavillon hollandais saluait humblement en mer le pavillon britannique; la France, dans la personne de l'ambassadeur Mancini, faisait des genuflexions a Olivier Cromwell; ce Cromwell jouait de Calais et de Dunkerque comme de deux volants sur une raquette; on avait fait trembler le continent, dicte la paix, decrete la guerre, mis sur tous les faites le drapeau anglais; le seul regiment des cotes-de-fer du protecteur pesait dans la terreur de l'Europe autant qu'une armee; Cromwell disait: _Je veux qu'on respecte la republique anglaise comme on a respecte la republique romaine_; il n'y avait plus rien de sacre; la parole etait libre, la presse etait libre; on disait en pleine rue ce qu'on voulait; on imprimait sans controle ni censure ce qu'on voulait; l'equilibre des trones avait ete rompu; tout l'ordre monarchique europeen, dont les Stuarts faisaient partie, avait ete bouleverse... Enfin, on etait sorti de cet odieux regime, et l'Angleterre avait son pardon. Charles II, indulgent, avait donne la Declaration de Breda. Il avait octroye a l'Angleterre l'oubli de cette epoque ou le fils d'un brasseur de Huntingdon mettait le pied sur la tete de Louis XIV. L'Angleterre faisait son mea culpa, et respirait. L'epanouissement des coeurs, nous venons de le dire, etait complet; les gibets des regicides s'ajoutant a la joie universelle. Une restauration est un sourire; mais un peu de potence ne messied pas, et il faut satisfaire la conscience publique. L'esprit d'indiscipline s'etait dissipe, la loyaute se reconstituait. Etre de bons sujets etait desormais l'ambition unique. On etait revenu des folies de la politique; on bafouait la revolution, on raillait la republique et ces temps singuliers ou l'on avait toujours de grands mots a la bouche, _Droit, Liberte, Progres_; on riait de ces emphases. Le retour au bon sens etait admirable; l'Angleterre avait reve. Quel bonheur d'etre hors de ces egarements! Y a-t-il rien de plus insense? Ou en serait-on si le premier venu avait des droits? Se figure-t-on tout le monde gouvernant? S'imagine-t-on la cite menee par les citoyens? Les citoyens sont un attelage, et l'attelage n'est pas le cocher. Mettre aux voix, c'est jeter aux vents. Voulez-vous faire flotter les etats comme les nuees? Le desordre ne construit pas l'ordre. Si le chaos est l'architecte, l'edifice sera Babel. Et puis quelle tyrannie que cette pretendue liberte! Je veux m'amuser, moi, et non gouverner. Voter m'ennuie; je veux danser. Quelle providence qu'un prince qui se charge de tout! Certes ce roi est genereux de se donner pour nous cette peine! Et puis, il est eleve la dedans, il sait ce que c'est. C'est son affaire. La paix, la guerre, la legislation, les finances, est-ce que cela regarde les peuples? Sans doute il faut que le peuple paie, sans doute il faut que le peuple serve, mais cela doit lui suffire. Une part lui est faite dans la politique; c'est de lui que sortent les deux forces de l'etat, l'armee et le budget. Etre contribuable, et etre soldat, est-ce que ce n'est pas assez? Qu'a-t-il besoin d'autre chose? il est le bras militaire, il est le bras financier. Role magnifique. On regne pour lui. Il faut bien qu'il retribue ce service. Impot et liste civile sont des salaires acquittes par les peuples et gagnes par les princes. Le peuple donne son sang et son argent, moyennant quoi on le mene. Vouloir se conduire lui-meme, quelle idee bizarre! un guide lui est necessaire. Etant ignorant, le peuple est aveugle. Est-ce que l'aveugle n'a pas un chien? Seulement, pour le peuple, c'est un lion, le roi, qui consent a etre le chien. Que de bonte! Mais pourquoi le peuple est-il ignorant? Parce qu'il faut qu'il le soit. L'ignorance est gardienne de la vertu. Ou il n'y a pas de perspectives, il n'y a pas d'ambitions; l'ignorant est dans une nuit utile, qui, supprimant le regard, supprime les convoitises. De la l'innocence. Qui lit pense, qui pense raisonne. Ne pas raisonner, c'est le devoir; c'est aussi le bonheur. Ces verites sont incontestables. La societe est assise dessus. Ainsi s'etaient retablies les saines doctrines sociales en Angleterre. Ainsi la nation s'etait rehabilitee. En meme temps on revenait a la belle litterature. On dedaignait Shakespeare et l'on admirait Dryden. _Dryden est le plus grand poete de l'Angleterre et du siecle_, disait Atterbury le traducteur d'_Achitophel_, C'etait l'epoque ou M. Huet, eveque d'Avranches, ecrivait a Saumaise qui avait fait a l'auteur du _Paradis perdu_ l'honneur de le refuter et de l'injurier:--_Comment pouvez-vous vous occuper de si peu de chose que ce Milton?_ Tout renaissait, tout reprenait sa place. Dryden en haut, Shakespeare en bas, Charles II sur le trone, Cromwell au gibet. L'Angleterre se relevait des hontes et des extravagances du passe. C'est un grand bonheur pour les nations d'etre ramenees par la monarchie au bon ordre dans l'etat et au bon gout dans les lettres. Que de tels bienfaits pussent etre meconnus, cela est difficile a croire. Tourner le dos a Charles II, recompenser par de l'ingratitude la magnanimite qu'il avait eue de remonter sur le trone, n'etait-ce pas abominable? Lord Linnaeus Clancharlie avait fait aux honnetes gens ce chagrin. Bouder le bonheur de sa patrie, quelle aberration! On sait qu'en 1650 le parlement avait decrete cette redaction:--_Je promets de demeurer fidele a la republique, sans roi, sans souverain, sans seigneur_.--Sous pretexte qu'il avait prete ce serment monstrueux, lord Clancharlie vivait hors du royaume, et, en presence de la felicite generale, se croyait le droit d'etre triste. Il avait la sombre estime de ce qui n'etait plus; attache bizarre a des choses evanouies. L'excuser etait impossible; les plus bienveillants l'abandonnaient. Ses amis lui avaient fait longtemps l'honneur de croire qu'il n'etait entre dans les rangs republicains que pour voir de plus pres les defauts de la cuirasse de la republique, et pour la frapper plus surement, le jour venu, au profit de la cause sacree du roi. Ces attentes de l'heure utile pour tuer l'ennemi par derriere font partie de la loyaute. On avait espere cela de lord Chancharlie, tant on avait de pente a le juger favorablement. Mais, en presence de son etrange persistance republicaine, il avait bien fallu renoncer a celle bonne opinion. Evidemment lord Clancharlie etait convaincu, c'est-a-dire idiot. L'explication des indulgents flottait entre obstination puerile et opiniatrete senile. Les severes, les justes, allaient plus loin. Ils fletrissaient ce relaps. L'imbecillite a des droits, mais elle a des limites. On peut etre une brute, on ne doit pas etre un rebelle. Et puis, qu'etait-ce apres tout que lord Clancharlie? un transfuge. Il avait quitte son camp, l'aristocratie, pour aller au camp oppose, le peuple. Ce fidele etait un traitre. Il est vrai qu'il etait "traitre" au plus fort et fidele au plus faible; il est vrai que le camp repudie par lui etait le camp vainqueur, et que le camp adopte par lui etait le camp vaincu; il est vrai qu'a cette "trahison" il perdait tout, son privilege politique et son foyer domestique, sa pairie et sa patrie; il ne gagnait que le ridicule; il n'avait de benefice que l'exil. Mais qu'est-ce que cela prouve? qu'il etait un niais. Accorde. Traitre et dupe en meme temps, cela se voit. Qu'on soit niais tant qu'on voudra, a la condition de ne pas donner le mauvais exemple. On ne demande aux niais que d'etre honnetes, moyennant quoi ils peuvent pretendre a etre les bases des monarchies. La brievete d'esprit de ce Clancharlie etait inimaginable. Il etait reste dans l'eblouissement de la fantasmagorie revolutionnaire. Il s'etait laisse mettre dedans par la republique, et dehors. Il faisait affront a son pays. Pure felonie que son attitude! Etre absent, c'est etre injurieux. Il semblait se tenir a l'ecart du bonhcur public comme d'une peste. Dans son bannissement volontaire, il y avait on ne sait quel refuge contre la satisfaction nationale. Il traitait la royaute comme une contagion. Sur la vaste allegresse monarchique, denoncee par lui comme lazaret, il etait le drapeau noir. Quoi! au-dessus de l'ordre reconstitue, de la nation relevee, de la religion restauree, faire cete figure sinistre! sur cete serenite jeter cette ombre! prendre en mauvaise part l'Angleterre contente! etre le point obscur dans ce grand ciel bleu! ressembler a une menace! protester contre le voeu de la nation! refuser son oui au consentement universel! Ce serait odieux si ce n'etait pas bouffon. Ce Clancharlie ne s'etait pas rendu compte qu'on peut s'egarer avec Cromwell, mais qu'il faut revenir avec Monk. Voyez Monk. Il commande l'armee de la republique; Charles II en exil, instruit de sa probite, lui ecrit; Monk, qui concilie la vertu avec les demarches rusees, dissimule d'abord, puis tout a coup, a la tete des troupes, casse le parlement factieux, et retablit le roi, et Monk est cree duc d'Albemarle, a l'honneur d'avoir sauve la societe, devient tres riche, illustre a jamais son epoque, et est fait chevalier de la Jarretiere avec la perspective d'un enterrement a Westminster. Telle est la gloire d'un anglais fidele. Lord Clancharlie n'avait pu s'elever jusqu'a l'intelligence du devoir ainsi pratique. Il avait l'infatuation et l'immobilite de l'exil. Il se satisfaisait avec des phrases creuses. Cet homme etait ankylose par l'orgueil. Les mots conscience, dignite, etc., sont des mots apres tout. Il faut voir le fond. Ce fond, Clancharlie ne l'avait pas vu. C'etait une conscience myope, voulant, avant defaire une action, la regarder d'assez prespour en sentir l'odeur. De la des degouts absurdes. On n'est pas homme d'etat avec ces delicatesses. L'exces de conscience degenere en infirmite. Le scrupule est manchot devant le sceptre a saisir et eunuque devant la fortune a epouser. Mefiez-vous des scrupules. Ils menent loin. La fidelite deraisonnable se descend comme un escalier de cave. Une marche, puis une marche, puis une marche encore, et l'on se trouve dans le noir. Les habiles remontent, les naifs restent. Il ne faut pas laisser legerement sa conscience s'engager dans le farouche. De transition en transition on arrive aux nuances foncees de la pudeur politique. Alors on est perdu. C'etait l'aventure de lord Clancharlie. Les principes finissent par etre un gouffre. Il se promenait, les mains derriere le dos, le long du lac de Geneve; la belle avance! On parlait quelquefois a Londres de cet absent. C'etait, devant l'opinion publique, a peu pres un accuse. On plaidait le pour et le contre. La cause entendue, le benefice de la stupidite lui etait acquis. Beaucoup d'anciens zeles de l'ex-republique avaient fait adhesion aux Stuarts. Ce dont on doit les louer. Naturellement ils le calomniaient un peu. Les entetes sont importuns aux complaisants. Des gens d'esprit, bien vus et bien situes en cour, et ennuyes de son attitude desagreable, disaient volontiers:--_S'il ne s'est pas rallie, c'est qu'on ne l'a pas paye assez cher_, etc.--_Il voulait la place de chancelier que le roi a donnee a lord Hyde_, etc.--Un de ses "anciens amis" allait meme jusqu'a chuchoter:--_Il me l'a dit a moi-meme_. Quelquefois, tout solitaire qu'etait Linnaeus Clancharlie, par des proscrits qu'il rencontrait, par de vieux regicides tels que Andrew Broughton, lequel habitait Lausanne, il lui revenait quelque chose de ces propos. Clancharlie se bornait a un imperceptible haussement d'epaules, signe de profond abrutissement. Une fois il completa ce haussement d'epaules par ces quelques mots murmures a demi-voix: _Je plains ceux qui croient cela_. IV Charles II, bon homme, le dedaigna. Le bonheur de l'Angleterre sous Charles Il etait plus que du bonheur, c'etait de l'enchantement. Une restauration, c'est un ancien tableau pousse au noir qu'on revernit; tout le passe reparait. Les bonnes vieilles moeurs faisaient leur rentree, les jolies femmes regnaient et gouvernaient. Evelyn en a pris note; on lit dans son journal: "Luxure, profanation, mepris de Dieu. J'ai vu un dimanche soir le roi avec ses filles de joie, la Portsmouth, la Cleveland, la Mazarin, et deux ou trois autres; toutes a peu pres nues dans la galerie du jeu." On sent percer quelque humeur dans cette peinture; mais Evelyn etait un puritain grognon, entache de reverie republicaine. Il n'appreciait pas le profitable exemple que donnent les rois par ces grandes gaites babyloniennes qui, en definitive, alimentent le luxe. Il ne comprenait pas l'utilite des vices. Regle: N'extirpez point les vices, si vous voulez avoir des femmes charmantes. Autrement vous ressembleriez aux imbeciles qui detruisent les chenilles tout en raffolant des papillons. Charles II, nous venons de le dire, s'apercut a peine qu'il existait un refractaire appele Clancharlie, mais Jacques II fut plus attentif. Charles II gouvernait mollement, c'etait sa maniere; disons qu'il n'en gouvernait pas plus mal. Un marin quelquefois fait a un cordage destine a maitriser le vent un noeud lache qu'il laisse serrer par le vent. Telle est la betise de l'ouragan, et du peuple. Ce noeud large, devenu tres vite noeud etroit, ce fut le gouvernement de Charles II. Sous Jacques II, l'etranglement commenca. Etranglement necessaire de ce qui restait de la revolution. Jacques II eut l'ambition louable d'etre un roi efficace. Le regne de Charles II n'etait a ses yeux qu'une ebauche de restauration; Jacques II voulut un retour a l'ordre plus complet encore. Il avait, en 1660, deplore qu'on se fut borne a une pendaison de dix regicides. Il fut un plus reel reconstructeur de l'autorite. Il donna vigueur aux principes serieux; il fit regner cette justice qui est la veritable, qui se met au-dessus des declamations sentimentales, et qui se preoccupe avant tout des interets de la societe. A ces severites protectrices, on reconnait le pere de l'etat. Il confia la main de justice a Jeffreys, et l'epee a Kirke. Kirke multipliait les exemples. Ce colonel utile fit un jour pendre et dependre trois fois de suite le meme homme, un republicain, lui demandant a chaque fois:--Abjures-tu la republique? Le scelerat ayant toujours dit non, fut acheve.--_Je l'ai pendu quatre fois_, dit Kirke satisfait. Les supplices recommences sont un grand signe de force dans le pouvoir. Lady Lyle, qui pourtant avait envoye son fils en guerre contre Monmouth, mais qui avait cache chez elle deux rebelles, fut mise a mort. Un autre rebelle, ayant eu l'honnetete de declarer qu'une femme anabaptiste lui avait donne asile, eut sa grace, et la femme fut brulee vive. Kirke, un autre jour, fit comprendre a une ville qu'il la savait republicaine en pendant dix-neuf bourgeois. Represailles bien legitimes, certes, quand on songe que sous Cromwell on coupait le nez et les oreilles aux saints de pierre dans les eglises. Jacques II, qui avait su choisir Jeffreys et Kirke, etait un prince imbu de vraie religion, il se mortifiait par la laideur de ses maitresses, il ecoutait le pere la Colombiere, ce predicateur qui etait presque aussi onctueux que le pere Cheminais, mais avec plus de feu, et qui eut la gloire d'etre dans la premiere moitie de sa vie le conseiller de Jacques II, et dans la seconde l'inspirateur de Marie Alacoque. C'est grace a cette forte nourriture religieuse que plus tard Jacques II put supporter dignement l'exil et donner dans sa retraite de Saint-Germain le spectacle d'un roi superieur a l'adversite, touchant avec calme les ecrouelles, et conversant avec des jesuites. On comprend qu'un tel roi dut, dans une certaine mesure, se preoccuper d'un rebelle comme lord Linnaeus Clancharlie. Les pairies hereditairement transmissibles contenant une certaine quantite d'avenir, il etait evident que, s'il y avait quelque precaution a prendre du cote de ce lord, Jacques II n'hesiterait pas. II LORD DAVID DIRRY-MOIR Lord Linnaeus Clancharlie n'avait pas toujours ete vieux et proscrit. Il avait eu sa phase de jeunesse et de passion. On sait, par Harrison et Pride, que Cromwell jeune avait aime les femmes et le plaisir, ce qui, parfois (autre aspect de la question femme), annonce un seditieux. Defiez-vous de la ceinture mal attachee. _Male praecinctum juvenem cavete_. Lord Clancharlie avait eu, comme Cromwell, ses incorrections et ses irregularites. On lui connaissait un enfant naturel, un fils. Ce fils, venu au monde a l'instant ou la republique finissait, etait ne en Angleterre pendant que son pere partait pour l'exil. C'est pourquoi il n'avait jamais vu ce pere qu'il avait. Ce batard de lord Clancharlie avait grandi page a la cour de Charles II. On l'appelait lord David Dirry-Moir; il etait lord de courtoisie, sa mere etant femme de qualite. Cette mere, pendant que lord Clancharlie devenait hibou en Suisse, prit le parti, etant belle, de bouder moins, et se fit pardonner ce premier amant sauvage par un deuxieme, celui-la incontestablement apprivoise, et meme royaliste, car c'etait le roi. Elle fut un peu la maitresse de Charles II, assez pour que sa majeste, charmee d'avoir repris cette jolie femme a la republique, donnat au petit lord David, fils de sa conquete, une commission de garde de la branche. Ce qui fit ce batard officier, avec bouche en cour, et par contre-coup stuartiste ardent. Lord David fut quelque temps, comme garde de la branche, un des cent soixante-dix portant la grosse epee; puis il entra dans la bande des pensionnaires, et fut un des quarante qui portent la pertuisane doree. Il eut en outre, etant de cette troupe noble instituee par Henri VIII pour garder son corps, le privilege de poser les plats sur la table du roi. Ce fut ainsi que, tandis que son pere blanchissait en exil, lord David prospera sous Charles II. Apres quoi il prospera sous Jacques II. Le roi est mort, vive le roi, c'est le _non deficit alter, aureus_. Ce fut a cet avenement du duc d'York qu'il obtint la permission de s'appeler lord David Dirry-Moir, d'une seigneurie que sa mere, qui venait de mourir, lui avait leguee dans cette grande foret d'Ecosse ou l'on trouve l'oiseau Krag, lequel creuse son nid avec son bec dans le tronc des chenes. II Jacques II etait un roi, et avait la pretention d'etre un general. Il aimait a s'entourer de jeunes officiers. Il se montrait volontiers en public a cheval avec un casque et une cuirasse, et une vaste perruque debordante sortant de dessous le casque par-dessus la cuirasse; espece de statue equestre de la guerre imbecile. Il prit en amitie la bonne grace du jeune lord David. Il sut gre a ce royaliste d'etre fils d'un republicain; un pere renie ne nuit point a une fortune de cour qui commence. Le roi fit lord David gentilhomme de la chambre du lit, a mille livres de gages. C'etait un bel avancement. Un gentilhomme du lit couche toutes les nuits pres du roi sur un lit qu'on dresse. On est douze gentilshommes, et l'on se relaie. Lord David, dans ce poste, fut le chef de l'avenier du roi, celui qui donne l'avoine aux chevaux et qui a deux cent soixante livres de gages. Il eut sous lui les cinq cochers du roi, les cinq postillons du roi, les cinq palefreniers du roi, les douze valets de pied du roi, et les quatre porteurs de chaise du roi. Il eut le gouvernement des six chevaux de course que le roi entretient a Haymarket et qui coutent six cents livres par an a sa majeste. Il fit la pluie et le beau temps dans la garde-robe du roi, laquelle fournit les habits de ceremonie aux chevaliers de la Jarretiere. Il fut salue jusqu'a terre par l'huissier de la verge noire, qui est au roi. Cet huissier, sous Jacques II, etait le chevalier Duppa. Lord David eut les respects de M. Baker, qui etait clerc de la couronne, et de M. Brown, qui etait clerc du parlement. La cour d'Angleterre, magnifique, est un patron d'hospitalite. Lord David presida, comme l'un des douze, aux tables et receptions. Il eut la gloire d'etre debout derriere le roi les jours d'offrande, quand le roi donne a l'eglise le besant d'or, _byzantium,_ les jours de collier, quand le roi porte le collier de son ordre, et les jours de communion, quand personne ne communie, hors le roi et les princes. Ce fut lui qui, le jeudi saint, introduisit pres de sa majeste les douze pauvres auxquels le roi donne autant de sous d'argent qu'il a d'annees de vie et autant de shellings qu'il a d'annees de regne. Il eut la fonction, quand le roi etait malade, d'appeler, pour assister sa majeste, les deux grooms de l'aumonerie qui sont pretres, et d'empecher les medecins d'approcher sans permission du conseil d'etat. De plus, il fut lieutenant-colonel du regiment ecossais de la garde royale, lequel bat la marche d'Ecosse. En cette qualite il fit plusieurs campagnes, et tres glorieusement, car il etait vaillant homme de guerre. C'etait un seigneur brave, bien fait, beau, genereux, fort grand de mine et de manieres. Sa personne ressemblait a sa qualite. Il etait de haute taille comme de haute naissance. Il fut presque un moment en passe d'etre nomme groom of the stole, ce qui lui eut donne le privilege de passer la chemise au roi; mais il faut pour cela etre prince ou pair. Creer un pair, c'est beaucoup. C'est creer une pairie, cela fait des jaloux. C'est une faveur; une faveur fait au roi un ami et cent ennemis, sans compter que l'ami devient ingrat. Jacques II, par politique, creait difficilement des pairies, mais les transferait volontiers. Une pairie transferee ne produit pas d'emoi. C'est simplement un nom qui continue. La lordship en est peu troublee. La bonne volonte royale ne repugnait point a introduire lord David Dirry-Moir dans la chambre haute, pourvu que ce fut par la porte d'une pairie substituee. Sa majeste ne demandait pas mieux que d'avoir une occasion de faire David Dirry-Moir, de lord de courtoisie, lord de droit. III Cette occasion se presenta. Un jour on apprit qu'il etait arrive au vieil absent, lord Linnaeus Clancharlie, diverses choses dont la principale etait qu'il etait trepasse. La mort a cela de bon pour les gens, qu'elle fait un peu parler d'eux. On raconta ce qu'on savait, ou ce qu'on croyait savoir, des dernieres annees de lord Linnaeus. Conjectures et legendes probablement. A en croire ces recits, sans doute tres hasardes, vers la fin de sa vie, lord Clancharlie aurait eu une recrudescence republicaine telle, qu'il en etait venu, affirmait-on, jusqu'a epouser, etrange entetement de l'exil, la fille d'un regicide, Ann Bradshaw,--on precisait le nom,--laquelle etait morte aussi, mais, disait-on, en mettant au monde un enfant, un garcon, qui, si tous ces details etaient exacts, se trouverait etre le fils legitime et l'heritier legal de lord Clancharlie. Ces dires, fort vagues, ressemblaient plutot a des bruits qu'a des faits. Ce qui se passait en Suisse etait pour l'Angleterre d'alors aussi lointain que ce qui se passe en Chine pour l'Angleterre d'aujourd'hui. Lord Clancharlie aurait eu cinquante-neuf ans au moment de son mariage, et soixante a la naissance de son fils, et serait mort fort peu de temps apres, laissant derriere lui cet enfant, orphelin de pere et de mere. Possibilites, sans doute, mais invraisemblances. On ajoutait que cet enfant etait "beau comme le jour", ce qui se lit dans tous les contes de fees. Le roi Jacques mit fin a ces rumeurs, evidemment sans fondement aucun, en declarant un beau matin lord David Dirry-Moir unique et definitif heritier, _a defaut d'enfant legitime,_ et par le bon plaisir royal, de lord Linnaeus Clancharlie, son pere naturel, _l'absence de toute autre filiation et descendance etant constatee;_ de quoi les patentes furent enregistrees en chambre des lords. Par ces patentes, le roi substituait lord David Dirry-Moir aux titres, droits et prerogatives dudit defunt lord Linnaeus Glancharlie, a la seule condition que lord David epouserait, quand elle serait nubile, une fille, en ce moment-la tout enfant et agee de quelques mois seulement, que le roi avait au berceau faite duchesse, on ne savait trop pourquoi. Lisez, si vous voulez, on savait trop pourquoi. On appelait cette petite la duchesse Josiane. La mode anglaise etait alors aux noms espagnols. Un des batards de Charles Il s'appelait Carlos, comte de Plymouth. Il est probable que _Josiane_ etait la contraction de Josefa y Ana. Cependant peut-etre y avait-il Josiane comme il y avait Josias. Un des gentilshommes de Henri III se nommait Josias du Passage. C'est a cette petite duchesse que le roi donnait la pairie de Clancharlie. Elle etait pairesse en attendant qu'il y eut un pair. Le pair serait son mari. Cette pairie reposait sur une double chatellenie, la baronnie de Clancharlie et la baronnie de Hunkerville; en outre les lords Clancharlie etaient, en recompense d'un ancien fait d'armes et par permission royale, marquis de Corleone en Sicile. Les pairs d'Angleterre ne peuvent porter de titres etrangers; il y a pourtant des exceptions; ainsi Henry Arundel, baron Arundel de Wardour, etait, ainsi que lord Clifford, comte du Saint-Empire, dont lord Cowper est prince; le duc de Hamilton est en France duc de Chatellerault; Basil Feilding, comte de Denbigh, est en Allemagne comte de Hapsbourg, de Lauffenbourg et de Rheinfelden. Le duc de Malborough etait prince de Mindelheim en Souabe, de meme que le duc de Wellington etait prince de Waterloo en Belgique. Le meme lord Wellington etait duc espagnol de Ciudad-Rodrigo, et comte portugais de Vimeira. Il y avait en Angleterre, et il y a encore, des terres nobles et des terres roturieres. Les terres des lords Clancharlie etaient toutes nobles. Ces terres, chateaux, bourgs, bailliages, fiefs, rentes, alleux et domaines adherents a la pairie Clancharlie-Hunkerville appartenaient provisoirement a lady Josiane, et le roi declarait qu'une fois Josiane epousee, lord David Dirry-Moir serait baron Clancharlie. Outre l'heritage Clancharlie, lady Josiane avait sa fortune personnelle. Elle possedait de grands biens, dont plusieurs venaient des dons de Madame sans queue au duc d'York. _Madame sans queue_, cela veut dire Madame tout court. On appelait ainsi Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orleans, la premiere femme de France apres la reine. IV Apres avoir prospere sous Charles et Jacques, lord David prospera sous Guillaume. Son jacobisme n'alla point jusqu'a suivre Jacques II en exil. Tout en continuant d'aimer son roi legitime, il eut le bon sens de servir l'usurpateur. Il etait, du reste, quoique avec quelque indiscipline, excellent officier; il passa de l'armee de terre dans l'armee de mer, et se distingua dans l'escadre blanche. Il y devint ce qu'on appelait alors "capitaine de fregate legere". Cela finit par faire un tres galant homme, poussant fort loin l'elegance des vices, un peu poete comme tout le monde, bon serviteur de l'etat, bon domestique du prince, assidu aux fetes, aux galas, aux petits levers, aux ceremonies, aux batailles, servile comme il faut, tres hautain, ayant la vue basse ou percante selon l'objet a regarder, probe volontiers, obsequieux et arrogant a propos, d'un premier mouvement franc et sincere, quitte a se remasquer ensuite, tres observateur de la bonne et mauvaise humeur royale, insouciant devant une pointe d'epee, toujours pret a risquer sa vie sur un signe de sa majeste avec heroisme et platitude, capable de toutes les incartades et d'aucune impolitesse, homme de courtoisie et d'etiquette, fier d'etre a genoux dans les grandes occasions monarchiques, d'une vaillance gaie, courtisan en dessus, paladin en dessous, tout jeune a quarante-cinq ans. Lord David chantait des chansons francaises, gaite elegante qui avait plu a Charles II. Il aimait l'eloquence et le beau langage. Il admirait fort ces boniments celebres qu'on appelle les Oraisons funebres de Bossuet. Du cote de sa mere, il avait a peu pres de quoi vivre, environ dix mille livres sterling de revenu, c'est-a-dire deux cent cinquante mille francs de rente. Il s'en tirait en faisant des dettes. En magnificence, extravagance et nouveaute, il etait incomparable. Des qu'on le copiait, il changeait sa mode. A cheval, il portait des bottes aisees de vache retournee, avec eperons. Il avait des chapeaux que personne n'avait, des dentelles inouies, et des rabats a lui tout seul. III LA DUCHESSE JOSIANE I Vers 1705, bien que lady Josiane eut vingt-trois ans et lord David quarante-quatre, le mariage n'avait pas encore eu lieu, et cela par les meilleures raisons du monde. Se haissaient-ils? loin de la. Mais ce qui ne peut vous echapper n'inspire aucune hate. Josiane voulait rester libre; David voulait rester jeune. N'avoir de lien que le plus tard possible, cela lui semblait un prolongement du bel age. Les jeunes hommes retardataires abondaient dans ces epoques galantes; on grisonnait dameret; la perruque etait complice, plus tard la poudre fut auxiliaire. A cinquante-cinq ans, lord Charles Gerrard, baron Gerrard des Gerrards de Bromley, remplissait Londres de ses bonnes fortunes. La jolie et jeune duchesse de Buckingham, comtesse de Coventry, faisait des folies d'amour pour les soixante-sept ans du beau Thomas Bellasyse, vicomte Falcomberg. On citait les vers fameux de Corneille septuagenaire a une femme de vingt ans: _Marquise, si mon visage._ Les femmes aussi avaient des succes d'automne, temoin Ninon et Marion. Tels etaient les modeles. Josiane et David etaient en coquetterie avec une nuance particuliere. Ils ne s'aimaient pas, ils se plaisaient. Se cotoyer leur suffisait. Pourquoi se depecher d'en finir? Les romans d'alors poussaient les amoureux et les fiances a ce genre de stage qui etait du plus bel air. Josiane, en outre, se sachant batarde, se sentait princesse, et le prenait de haut avec les arrangements quelconques. Elle avait du gout pour lord David. Lord David etait beau, mais c'etait pardessus le marche. Elle le trouvait elegant. Etre elegant, c'est tout. Caliban elegant et magnifique distance Ariel pauvre. Lord David etait beau, tant mieux; l'ecueil d'etre beau, c'est d'etre fade; il ne l'etait pas. Il pariait, boxait, s'endettait. Josiane faisait grand cas de ses chevaux, de ses chiens, de ses perles au jeu, de ses maitresses. Lord David de son cote subissait la fascination de la duchesse Josiane, fille sans tache et sans scrupule, altiere, inaccessible et hardie. Il lui adressait des sonnets que Josiane lisait quelquefois. Dans ces sonnets, il affirmait que posseder Josiane, ce serait monter jusqu'aux astres, ce qui ne l'empechait pas de toujours remettre cette ascension a l'an prochain. Il faisait antichambre a la porte du coeur de Josiane, et cela leur convenait a tous les deux. A la cour on admirait le supreme bon gout de cet ajournement. Lady Josiane disait: C'est ennuyeux que je sois forcee d'epouser lord David, moi qui ne demanderais pas mieux que d'etre amoureuse de lui! Josiane, c'etait la chair. Rien de plus magnifique. Elle etait tres grande, trop grande. Ses cheveux etaient de cette nuance qu'on pourrait nommer le blond pourpre. Elle etait grasse, fraiche, robuste, vermeille, avec enormement d'audace et d'esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. D'amant, point; de chastete, pas davantage. Elle se murait dans l'orgueil. Les hommes, fi donc! un dieu tout au plus etait digne d'elle; ou un monstre. Si la vertu consiste dans l'escarpement, Josiane etait toute la vertu possible, sans aucune innocence. Elle n'avait pas d'aventures, par dedain; mais on ne l'eut point fachee de lui en supposer, pourvu qu'elles fussent etranges et proportionnees a une personne faite comme elle. Elle tenait peu a sa reputation et beaucoup a sa gloire. Sembler facile et etre impossible, voila le chef-d'oeuvre. Josiane se sentait majeste et matiere. C'etait une beaute encombrante. Elle empietait plus qu'elle ne charmait. Elle marchait sur les coeurs. Elle etait terrestre. On l'eut aussi etonnee de lui montrer une ame dans sa poitrine que de lui faire voir des ailes sur son dos. Elle dissertait sur Locke. Elle avait de la politesse. On la soupconnait de savoir l'arabe. Etre la chair et etre la femme, c'est deux. Ou la femme est vulnerable, au cote pitie, par exemple, qui devient si aisement amour, Josiane ne l'etait pas. Non qu'elle fut insensible. L'antique comparaison de la chair avec le marbre est absolument fausse. La beaute de la chair, c'est de n'etre point marbre; c'est de palpiter, c'est de trembler, c'est de rougir, c'est de saigner; c'est d'avoir la fermete sans avoir la durete; c'est d'etre blanche sans etre froide; c'est d'avoir ses tressaillements et ses infirmites; c'est d'etre la vie, et le marbre est la mort. La chair, a un certain degre de beaute, a presque le droit de nudite; elle se couvre d'eblouissement comme d'un voile; qui eut vu Josiane nue n'aurait apercu ce modele qu'a travers une dilatation lumineuse. Elle se fut montree volontiers a un satyre, ou a un eunuque. Elle avait l'aplomb mythologique. Faire de sa nudite un supplice, eluder un Tantale, l'eut amusee. Le roi l'avait faite duchesse, et Jupiter nereide. Double irradiation dont se composait la clarte etrange de cette creature, A l'admirer on se sentait devenir paien et laquais. Son origine, c'etait la batardise et l'ocean. Elle semblait sortir d'une ecume. A vau-l'eau avait ete le premier jet de sa destinee, mais dans le grand milieu royal. Elle avait en elle de la vague, du hasard, de la seigneurie, et de la tempete. Elle etait lettree et savante. Jamais une passion ne l'avait approchee, et elle les avait sondees toutes. Elle avait le degout des realisations, et le gout aussi. Si elle se fut poignardee, ce n'eut ete, comme Lucrece, qu'apres. Toutes les corruptions, a l'etat visionnaire, etaient dans cette vierge. C'etait une Astarte possible dans une Diane reelle. Elle etait, par insolence de haute naissance, provocante et inabordable. Pourtant elle pouvait trouver divertissant de s'arranger a elle-meme une chute. Elle habitait une gloire dans un nimbe avec la velleite d'en descendre, et peut-etre avec la curiosite d'en tomber. Elle etait un peu lourde pour son nuage. Faillir plait. Le sans-gene princier donne un privilege d'essai, et une personne ducale s'amuse ou une bourgeoise se perdrait. Josiane etait en tout, par la naissance, par la beaute, par l'ironie, par la lumiere, a peu pres reine. Elle avait eu un moment d'enthousiasme pour Louis de Boufflers qui cassait un fer a cheval entre ses doigts. Elle regrettait qu'Hercule fut mort. Elle vivait dans on ne sait quelle attente d'un ideal lascif et supreme. Au moral, Josiane faisait penser au vers de l'epitre aux Pisons: _Desinit in piscem_. Un beau torse de femme en hydre se termine. C'etait une noble poitrine, un sein splendide harmonieusement souleve par un coeur royal, un vivant et clair regard, une figure pure et hautaine, et, qui sait? ayant sous l'eau, dans la transparence entrevue et trouble, un prolongement ondoyant, surnaturel, peut-etre draconien et difforme. Vertu superbe achevee en vices dans la profondeur des reves. II Avec cela, precieuse. C'etait la mode. Qu'on se rappelle Elisabeth. Elisabeth est un type qui, en Angleterre, a domine trois siecles, le seizieme, le dix-septieme et le dix-huitieme. Elisabeth est plus qu'une anglaise, c'est une anglicane. De la le respect profond de l'eglise episcopale pour cette reine; respect ressenti par l'eglise catholique, qui la melangeait d'un peu d'excommunication. Dans la bouche de Sixte-Quint anathematisant Elisabeth, la malediction tourne au madrigal. _Un gran cervello di principessa,_ dit-il. Marie Stuart, moins occupee de la question eglise et plus occupee de la question femme, etait peu respectueuse pour sa soeur Elisabeth et lui ecrivait de reine a reine et de coquette a prude: "Votre esloignement du mariage provient de ce que vous ne voulez perdre liberte de vous faire faire l'amour." Marie Stuart jouait de l'eventail et Elisabeth de la hache. Partie inegale. Du reste toutes deux rivalisaient en litterature. Marie Stuart faisait des vers francais; Elisabeth traduisait Horace. Elisabeth, laide, se decretait belle, aimait les quatrains et les acrostiches, se faisait presenter les clefs des villes par des cupidons, pincait la levre a l'italienne et roulait la prunelle a l'espagnole, avait dans sa garde-robe trois mille habits et toilettes, dont plusieurs costumes de Minerve et d'Amphitrite, estimait les irlandais pour la largeur de leurs epaules, couvrait son vertugadin de paillons et de passequilles, adorait les roses, jurait, sacrait, trepignait, cognait du poing ses filles d'honneur, envoyait au diable Dudley, battait le chancelier Burleigh, qui pleurait, la vieille bete, crachait sur Mathew, colletait Hatton, souffletait Essex, montrait sa cuisse a Bassompierre, etait vierge. Ce qu'elle avait fait pour Bassompierre, la reine de Saba l'avait fait pour Salomon[1]. Donc, c'etait correct, l'ecriture sainte ayant cree le precedent. Ce qui est biblique peut etre anglican. Le precedent biblique va meme jusqu'a faire un enfant qui s'appelle Ebnehaquem ou Melilechet, c'est-a-dire _le Fils du Sage_. [1] _Regina Saba coram rege crura denudavit_. Schicklardus In Prooemio Tarich. Jersici F. 65. Pourquoi pas ces moeurs? Cynisme vaut bien hypocrisie. Aujourd'hui l'Angleterre, qui a un Loyola appele Wesley, baisse un peu les yeux devant ce passe. Elle en est contrariee, mais fiere. Dans ces moeurs-la, le gout du difforme existait, particulierement chez les femmes, et singulierement chez les belles. A quoi bon etre belle, si l'on n'a pas un magot? Que sert d'etre reine, si l'on n'est pas tutoyee par un poussah? Marie Stuart avait eu des "bontes" pour un cron, Rizzio. Marie-Therese d'Espagne avait ete "un peu familiere" avec un negre. D'ou _l'abbesse noire_. Dans les alcoves du grand siecle la bosse etait bien portee; temoin le marechal de Luxembourg. Et avant Luxembourg, Conde, "ce petit homme tant joli". Les belles elles-memes pouvaient, sans inconvenient, etre contrefaites. C'etait accepte. Anne de Boleyn avait un sein plus gros que l'autre, six doigts a une main, et une surdent. La Valliere etait bancale. Cela n'empecha pas Henri VIII d'etre insense et Louis XIV d'etre eperdu. Au moral, memes deviations. Presque pas de femme dans les hauts rangs qui ne fut un cas teratologique. Agnes contenait Melusine. On etait femme le jour et goule la nuit. On allait en greve baiser sur le pieu de fer des tetes fraiches coupees. Marguerite de Valois, une aieule des precieuses, avait porte a sa ceinture sous cadenas, dans des boites de fer-blanc cousues a son corps de jupe, tous les coeurs de ses amants morts. Henri IV s'etait cache sous ce vertugadin-la. Au dix-huitieme siecle la duchesse de Berry, fille du regent, resuma toutes ces creatures dans un type obscene et royal. En outre les belles dames savaient le latin. C'etait, depuis le seizieme siecle, une grace feminine. Jane Grey avait pousse l'elegance jusqu'a savoir l'hebreu. La duchesse Josiane latinisait. De plus, autre belle maniere, elle etait catholique. En secret, disons-le, et plutot comme son oncle Charles II que comme son pere Jacques II. Jacques, a son catholicisme, avait perdu sa royaute, et Josiane ne voulait point risquer sa pairie. C'est pourquoi, catholique dans l'intimite et entre raffines et raffinees, elle etait protestante exterieure. Pour la canaille. Cette facon d'entendre la religion est agreable; on jouit de tous les biens attaches a l'eglise officielle episcopale, et plus tard on meurt, comme Grotius, en odeur de catholicisme, et l'on a la gloire que le pere Petau dise une messe pour vous. Quoique grasse et bien portante, Josiane etait, insistons-y, une precieuse parfaite. Par moments, sa facon dormante et voluptueuse de trainer la fin des phrases imitait les allongements de pattes d'une tigresse marchant dans les jongles. L'utilite d'etre precieuse, c'est que cela declasse le genre humain. On ne lui fait plus l'honneur d'en etre. Avant tout, mettre l'espece humaine a distance, voila ce qui importe. Quand on n'a pas l'olympe, on prend l'hotel de Rambouillet. Junon se resout en Araminte. Une pretention de divinite non admise cree la mijauree. A defaut de coups de tonnerre, on a l'impertinence. Le temple se ratatine en boudoir. Ne pouvant etre deesse, on est idole. Il y a en outre dans le precieux une certaine pedanterie qui plait aux femmes. La coquette et le pedant sont deux voisins. Leur adherence est visible dans le fat. Le subtil derive du sensuel. La gourmandise affecte la delicatesse. Une grimace degoutee sied a la convoitise, Et puis le cote faible de la femme se sent garde par toute cette casuistique de la galanterie qui tient lieu de scrupules aux precieuses. C'est une circonvallation avec fosse. Toute precieuse a un air de repugnance. Cela protege. On consentira, mais on meprise. En attendant. Josiane avait un for interieur inquietant. Elle se sentait une telle pente a l'impudeur qu'elle etait begueule. Les reculs de fierte en sens inverse de nos vices nous menent aux vices contraires. L'exces d'effort pour etre chaste la faisait prude. Etre trop sur la defensive, cela indique un secret desir d'attaque. Qui est farouche n'est pas severe. Elle s'enfermait dans l'exception arrogante de son rang et de sa naissance, tout en premeditant peut-etre, nous l'avons dit, quelque brusque sortie. On etait a l'aurore du dix-huitieme siecle. L'Angleterre ebauchait ce qui a ete en France la regence. Walpole et Dubois se tiennent. Marlborough se battait contre son ex-roi Jacques II auquel il avait, disait-on, vendu sa soeur Churchill. On voyait briller Bolingbroke et poindre Richelieu. La galanterie trouvait commode une certaine melee des rangs; le plain-pied se faisait par les vices. Il devait se faire plus tard par les idees. L'encanaillement, prelude aristocratique, commencait ce que la revolution devait achever. On n'etait pas tres loin de Jelyotte publiquement assis en plein jour sur le lit de la marquise d'Epinay. Il est vrai, car les moeurs se font echo, que le seizieme siecle avait vu le bonnet de nuit de Smeton sur l'oreiller d'Anne de Boleyn. Si femme signifie faute, comme je ne sais plus quel concile l'a affirme, jamais la femme n'a plus ete femme qu'en ces temps-la. Jamais, couvrant sa fragilite de son charme, et sa faiblesse de sa toute-puissance, elle ne s'est plus imperieusement fait absoudre. Faire du fruit defendu le fruit permis, c'est la chute d'Eve; mais faire du fruit permis le fruit defendu, c'est son triomphe. Elle finit par la. Au dix-huitieme siecle, la femme tire le verrou sur le mari. Elle s'enferme dans l'eden avec Satan. Adam est dehors. III Tous les instincts de Josiane inclinaient plutot a se donner galamment qu'a se donner legalement. Se donner par galanterie implique de la litterature, rappelle Menalque et Amaryllis, et est presque une action docte. Mademoiselle de Scudery, l'attrait de la laideur pour la laideur mis a part, n'avait pas eu d'autre motif pour ceder a Pelisson. La fille souveraine et la femme sujette, telles sont les vieilles coutumes anglaises. Josiane differait le plus qu'elle pouvait l'heure de cette sujetion. Qu'il fallut en venir au mariage avec lord David, puisque le bon plaisir royal l'exigeait, c'etait une necessite sans doute, mais quel dommage! Josiane agreait et econduisait lord David. Il y avait entre eux accord tacite pour ne point conclure et pour ne point rompre. Ils s'eludaient. Cette facon de s'aimer, avec un pas en avant et deux pas en arriere, est exprimee par les danses du temps, le menuet et la gavotte. Etre des gens maries, cela ne va pas a l'air du visage, cela fane les rubans qu'on porte, cela vieillit. L'epousaille, solution desolante de clarte. La livraison d'une femme par un notaire, quelle platitude! La brutalite du mariage cree des situations definitives, supprime la volonte, tue le choix, a une syntaxe comme la grammaire, remplace l'inspiration par l'orthographe, fait de l'amour une dictee, met en deroute le mysterieux de la vie, inflige la transparence aux fonctions periodiques et fatales, ote du nuage l'aspect en chemise de la femme, donne des droits diminuants pour qui les exerce comme pour qui les subit, derange par un penchement de balance tout d'un cote le charmant equilibre du sexe robuste et du sexe puissant, de la force et de la beaute, et fait ici un maitre et la une servante, tandis que, hors du mariage, il y a un esclave et une reine. Prosaiser le lit jusqu'a le rendre decent, concoit-on rien de plus grossier? Qu'il n'y ait plus de mal du tout a s'aimer, est-ce assez bete! Lord David murissait. Quarante ans, c'est une heure qui sonne. Il ne s'en apercevait pas. Et de fait il avait toujours l'air de ses trente ans. Il trouvait plus amusant de desirer Josiane que de la posseder. Il en possedait d'autres; il avait des femmes. Josiane, de son cote, avait des songes. Les songes etaient pires. La duchesse Josiane avait cette particularite, moins rare du reste qu'on ne croit, qu'un de ses yeux etait bleu et l'autre noir. Ses prunelles etaient faites d'amour et de haine, de bonheur et de malheur. Le jour et la nuit etaient meles dans son regard. Son ambition etait ceci: se montrer capable de l'impossible. Un jour elle avait dit a Swift: --Vous vous figurez, vous autres, que votre mepris existe. Vous autres, c'etait le genre humain. Elle etait papiste a fleur de peau. Son catholicisme ne depassait point la quantite necessaire pour l'elegance. Ce serait du puseysme aujourd'hui. Elle portait de grosses robes de velours, ou de satin, ou de moire, quelques-unes amples de quinze et seize aunes, et des entoilages d'or et d'argent, et autour de sa ceinture force noeuds de perles alternes avec des noeuds de pierreries. Elle abusait des galons. Elle mettait parfois une veste de drap passemente comme un bachelier. Elle allait a cheval sur une selle d'homme, en depit de l'invention des selles de femme introduite en Angleterre au quatorzieme siecle par Anne, femme de Richard II. Elle se lavait le visage, les bras, les epaules et la gorge avec du sucre candi delaye dans du blanc d'oeuf, a la mode castillane. Elle avait, apres qu'on avait spirituellement parle aupres d'elle, un rire de reflexion d'une grace singuliere. Du reste, aucune mechancete. Elle etait plutot bonne. IV MAGISTER ELEGANTIARUM Josiane s'ennuyait, cela va sans dire. Lord David Dirry-Moir avait une situalion magistrale dans la vie joyeuse de Londres. Nobility et gentry le veneraient. Enregistrons une gloire de lord David, il osait porter ses cheveux. La reaction contre la perruque commencait. De meme qu'en 1821 Eugene Deveria osa le premier laisser pousser sa barbe, en 1702 Price Devereux osa le premier hasarder en public, sous la dissimulation d'une frisure savante, sa chevelure naturelle. Risquer sa chevelure, c'etait presque risquer sa tete. L'indignation fut universelle; pourtant Price Devereux etait vicomte Hereford, et pair d'Angleterre. Il fut insulte, et le fait est que la chose en valait la peine. Au plus fort de la huee, lord David parut tout a coup, lui aussi, avec ses cheveux et sans perruque. Ces choses-la annoncent la fin des societes. Lord David fut honni plus encore que le vicomte Hereford. Il tint bon. Price Devereux avait ete le premier, David Dirry-Moir fut le second. Il est quelquefois plus difficile d'etre le second que le premier. Il faut moins de genie, mais plus de courage. Le premier, enivre par l'innovation, a pu ignorer le danger; le second voit l'abime, et s'y precipite. Cet abime, ne plus porter perruque, David Dirry-Moir s'y jeta. Plus tard on les imita, on eut, apres ces deux revolutionnaires, l'audace de se coiffer de ses cheveux, et la poudre vint, comme circonstance attenuante. Pour fixer en passant cet important point d'histoire, disons que la vraie priorite dans la guerre a la perruque appartiendrait a une reine, Christine de Suede, laquelle mettait des habits d'homme, et s'etait montree des 1680 avec ses cheveux chatains naturels, poudres et herisses sans coiffure en tete naissante. Elle avait en outre "quelques poils de barbe", dit Misson. Le pape, de son cote, par sa bulle de mars 1691, avait un peu deconsidere la perruque en l'otant de la tete des eveques et des pretres, et en ordonnant aux gens d'eglise de laisser pousser leurs cheveux. Lord David donc ne portait pas perruque et mettait des bottes de peau de vache. Ces grandes choses le designaient a l'admiration publique. Pas un club dont il ne fut le leader; pas une boxe ou on ne le souhaitat pour referee. Le referee, c'est l'arbitre. Il avait redige les chartes de plusieurs cercles de la high life; il avait fait des fondations d'elegance dont une, _Lady Guinea_, existait encore a Pall Mall en 1772. _Lady Guinea_ etait un cercle ou foisonnait toute la jeune lordship. On y jouait. Le moindre enjeu etait un rouleau de cinquante guinees, et il n'y avait jamais moins de vingt mille guinees sur la table. Pres de chaque joueur se dressait un gueridon pour poser la tasse de the et la sebile de bois dore ou l'on met les rouleaux de guinees. Les joueurs avaient, comme les valets quand ils fourbissent les couteaux, des manches de cuir, lesquelles protegeaient leurs dentelles, des plastrons de cuir qui garantissaient leurs fraises, et sur la tete, pour abriter leurs yeux, a cause de la grande lumiere des lampes, et maintenir en ordre leur frisure, de larges chapeaux de paille couverts de fleurs. Ils etaient masques, pour qu'on ne vit pas leur emotion, surtout au jeu de quinze, Tous avaient sur le dos leurs habits a l'envers, afin d'attirer la chance. Lord David elait du Beefsteak Club, du Surly Club, et du Split-farthing Club, du Club des Bourrus et du Club des Gratte-Sous, du Noeud Scelle, Sealed Knot, club des royalistes, et du Martinus Scribblerus, fonde par Swift, en remplacement de la Rota, fondee par Milton. Quoique beau, il etait du Club des Laids. Ce club etait dedie a la difformite. On y prenait l'engagement de se battre, non pour une belle femme, mais pour un homme laid. La salle du club avait pour ornement des portraits hideux, Thersite, Triboulet, Duns, Hudibras, Scarron; sur la cheminee etait Esope entre deux borgnes, Cocles et Camoens; Cocles etant borgne de l'oeil gauche et Camoens de l'oeil droit, chacun etait sculpte de son cote borgne; et ces deux profils sans yeux se faisaient vis-a-vis. Le jour ou la belle madame Visart eut la petite verole, le Club des Laids lui porta un toast. Ce club florissait encore au commencement du dix-neuvieme siecle; il avait envoye un diplome de membre honoraire a Mirabeau. Depuis la restauration de Charles II, les clubs revolutionnaires etaient abolis. On avait demoli, dans la petite rue avoisinant Moorfields, la taverne ou se tenait le Calf's Head Club, club de la Tete de Veau, ainsi nomme parce que le 30 janvier 1649, jour ou coula sur l'echafaud le sang de Charles Ier, on y avait bu dans un crane de veau du vin rouge a la sante de Cromwell. Aux clubs republicains avaient succede les clubs monarchiques. On s'y amusait decemment. Il y avait le She romps Club. On prenait dans la rue une femme, une passante, une bourgeoise, aussi peu vieille et aussi peu laide que possible; on la poussait dans le club, de force, et on la faisait marcher sur les mains, les pieds en l'air, le visage voile par ses jupes retombantes. Si elle y mettait de la mauvaise grace, on cinglait un peu de la cravache ce qui n'etait plus voile. C'etait sa faute. Les ecuyers de ce genre de manege s'appelaient "les sauteurs". Il y avait le Club des Eclairs de chaleur, metaphoriquement Merry-dances. On y faisait danser par des negres et des blanches les danses des picantes et des timtirimbas du Perou, notamment la Mozamala, "mauvaise fille", danse qui a pour triomphe la danseuse s'asseyant sur un tas de son auquel en se relevant elle laisse une empreinte callipyge. On s'y donnait pour spectacle un vers de Lucrece, _Tunc Venus in sylvis jungebat corpora amantum_. Il y avait le Hellfire Club, "Club des Flammes", ou l'on jouait a etre impie. C'etait la joute des sacrileges. L'enfer y etait a l'enchere du plus gros blaspheme. Il y avait le Club des Coups de Tete, ainsi nomme parce qu'on y donnait des coups de tete aux gens. On avisait quelque portefaix a large poitrail et a l'air imbecile. On lui offrait, et au besoin on le contraignait d'accepter, un pot de porter pour se laisser donner quatre coups de tete dans la poitrine. Et la-dessus on pariait. Une fois, un homme, une grosse brute de gallois nomme Gogangerdd, expira au troisieme coup de tete. Ceci parut grave. Il y eut enquete, et le jury d'indictement rendit ce verdict: "Mort d'un gonflement de coeur cause par exces de boisson". Gogangerdd avait en effet bu le pot de porter. Il y avait le Fun Club. _Fun_ est, comme _cant_, comme _humour_, un mot special intraduisible. Le fun est a la farce ce que le piment est au sel. Penetrer dans une maison, y briser une glace de prix, y balafrer les portraits de famille, empoisonner le chien, mettre un chat dans la voliere, cela s'appelle "tailler une piece de fun." Donner une fausse mauvaise nouvelle qui fait prendre aux personnes le deuil a tort, c'est du fun. C'est le fun qui a fait un trou carre dans un Holbein a Hampton-Court. Le fun serait fier si c'etait lui qui avait casse les bras a la Venus de Milo. Sous Jacques II, un jeune lord millionnaire qui avait mis le feu la nuit a une chaumiere fit rire Londres aux eclats et fut proclame roi du fun. Les pauvres diables de la chaumiere s'etaient sauves en chemise. Les membres du Fun Club, tous de la plus haute aristocratie, couraient Londres a l'heure ou les bourgeois dorment, arrachaient les gonds des volets, coupaient les tuyaux des pompes, defoncaient les citernes, decrochaient les enseignes, saccageaient les cultures, eteignaient les reverberes, sciaient les poutres d'etai des maisons, cassaient les carreaux des fenetres, surtout dans les quartiers indigents. C'etaient les riches qui faisaient cela aux miserables. C'est pourquoi nulle plainte possible. D'ailleurs c'etait de la comedie. Ces moeurs n'ont pas tout a fait disparu. Sur divers points de l'Angleterre ou des possessions anglaises, a Guernesey par exemple, de temps en temps on vous devaste un peu votre maison la nuit, on vous brise une cloture, ou vous arrache le marteau de votre porte, etc. Si c'etaient des pauvres, on les enverrait au bagne; mais ce sont d'aimables jeunes gens. Le plus distingue des clubs etait preside par un empereur qui portait un croissant sur le front et qui s'appelait "le grand Mohock". Le mohock depassait le fun. Faire le mal pour le mal, tel etait le programme. Le Mohock Club avait ce but grandiose, nuire. Pour remplir cette fonction, tous les moyens etaient bons. En devenant mohock, on pretait serment d'etre nuisible. Nuire a tout prix, n'importe quand, a n'importe qui, et n'importe comment, etait le devoir. Tout membre du Mohock Club devait avoir un talent. L'un etait "maitre de danse", c'est-a-dire faisait gambader les manants en leur lardant les mollets de son epee. D'autres savaient "faire suer", c'est-a-dire improviser autour d'un belitre quelconque une ronde de six ou huit gentilshommes la rapiere a la main; etant entoure de toutes parts, il etait impossible que le belitre ne tournat pas le dos a quelqu'un; le gentilhomme a qui l'homme montrait le dos l'en chatiait par un coup de pointe qui le faisait pirouetter, un nouveau coup de pointe aux reins avertissait le quidam que quelqu'un de noble etait derriere lui, et ainsi de suite, chacun piquant a son tour; quand l'homme, enferme dans ce cercle d'epees, et tout ensanglante, avait assez tourne et danse, on le faisait batonner par des laquais pour changer le cours de ses idees. D'autres "tapaient le lion", c'est-a-dire arretaient en riant un passant, lui ecrasaient le nez d'un coup de poing, et lui enfoncaient leurs deux pouces dans les deux yeux. Si les yeux etaient creves, on les lui payait. C'etaient la, au commencement du dix-huitieme siecle, les passe-temps des opulents oisifs de Londres. Les oisifs de Paris en avaient d'autres. M. de Charolais lachait son coup de fusil a un bourgeois sur le seuil de sa porte. De tout temps la jeunesse s'est amusee. Lord David Dirry-Moir apportait dans ces diverses institutions de plaisir son esprit magnifique et liberal. Tout comme un autre, il brulait gaiment une cabane de chaume et de bois, et roussissait un peu ceux qui etaient dedans, mais il leur rebatissait leur maison en pierre. Il lui arriva de faire danser sur les mains deux femmes dans le She romps Club. L'une etait fille, il la dota; l'autre etait mariee, il fit nommer son mari chapelain. Les combats de coq lui durent de louables perfectionnements. C'etait merveille de voir lord David habiller un coq pour le combat. Les coqs se prennent aux plumes comme les hommes aux cheveux. Aussi lord David faisait-il son coq le plus chauve possible. Il lui coupait avec des ciseaux toutes les plumes de la queue et, de la tete aux epaules, toutes les plumes du cou.--Autant de moins pour le bec de l'ennemi, disait-il. Puis il etendait les ailes de son coq, et taillait en pointe chaque plume l'une apres l'autre, et cela faisait les ailes garnies de dards.--Voila pour les yeux de l'ennemi, disait-il. Ensuite, il lui grattait les pattes avec un canif, lui aiguisait les ongles, lui emboitait dans le maitre ergot un eperon d'acier aigu et tranchant, lui crachait sur la tete, lui crachait sur le cou, l'oignait de salive comme on frottait d'huile les athletes, et le lachait, terrible, en s'ecriant:--Voila comment d'un coq on fait un aigle, et comment la bete de basse-cour devient une bete de la montagne! Lord David assistait aux boxes, et il en etait la regle vivante. Dans les grandes performances, c'etait lui qui faisait planter les pieux et tendre les cordes, et qui fixait le nombre de toises qu'aurait le carre de combat. S'il etait second, il suivait pied a pied son boxeur, une bouteille dans une main, une eponge dans l'autre, lui criait: _Strike fair_[1], lui suggerait les ruses, le conseillait combattant, l'essuyait sanglant, le ramassait renverse, le prenait sur ses genoux, lui mettait le goulot entre les dents, et de sa propre bouche pleine d'eau lui soufllait une pluie fine dans les yeux et dans les oreilles, ce qui ranime le mourant. S'il etait arbitre, il presidait a la loyaute des coups, interdisait a qui que ce fut, hors les seconds, d'assister les combattants, declarait vaincu le champion qui ne se placait pas bien en face de l'adversaire, veillait a ce que le temps des ronds ne depassat pas une demi-minute, faisait obstacle au butting, donnait tort a qui cognait avec la tete, empechait de frapper l'homme tombe a terre. Toute cette science ne le faisait point pedant et n'otait rien a son aisance dans le monde. [1] Frappe ferme. Ce n'est pas quand il etait referee d'une boxe que les partenaires hales, bourgeonnes et velus de celui-ci ou de celui-la, se fussent permis, pour venir en aide a leurs boxeurs faiblissants et pour culbuter la balance des paris, d'enjamber la palissade, d'entrer dans l'enceinte, de casser les cordes, d'arracher les pieux, et d'intervenir violemment dans le combat. Lord David etait du petit nombre des arbitres qu'on n'ose rosser. Personne n'entrainait comme lui. Le boxeur dont il consentait a etre le "trainer" etait sur de vaincre. Lord David choisissait un Hercule, massif comme une roche, haut comme une tour, et en faisait son enfant. Faire passer de l'etat defensif a l'etat offensif cet ecueil humain, tel etait le probleme. Il y excellait. Une fois le cyclope adopte, il ne le quittait plus. Il devenait nourrice. Il lui mesurait le vin, il lui pesait la viande, il lui comptait le sommeil. Ce fut lui qui inventa cet admirable regime d'athlete, renouvele depuis par Moreley: le matin un oeuf cru et un verre de sherry, a midi gigot saignant et the, a quatre heures pain grille et the, le soir pale ale et pain grille. Apres quoi il deshabillait l'homme, le massait et le couchait. Dans la rue il ne le perdait pas de vue, ecartant de lui tous les dangers, les chevaux echappes, les roues de voitures, les soldats ivres, les jolies filles. Il veillait sur sa vertu. Cette sollicitude maternelle apportait sans cesse quelque nouveau perfectionnement a l'education du pupille. Il lui enseignait le coup de poing qui casse les dents et le coup de pouce qui fait jaillir l'oeil. Rien de plus touchant. Il se preparait de la sorte a la vie politique, a laquelle il devait plus tard etre appele. Ce n'est pas une petite affaire que de devenir un gentilhomme accompli. Lord David Dirry-Moir aimait passionnement les exhibitions de carrefours, les treteaux a parade, les circus a betes curieuses, les baraques de saltimbanques, les clowns, les tartailles, les pasquins, les farces en plein vent et les prodiges de la foire. Le vrai seigneur est celui qui goute de l'homme du peuple; c'est pourquoi lord David hantait les tavernes et les cours des miracles de Londres et des Cinq-Ports. Afin de pouvoir au besoin, sans compromettre son rang dans l'escadre blanche, se colleter avec un gabier ou un calfat, il mettait, quand il allait dans ces bas-fonds, une jaquette de matelot. Pour ces transformations, ne pas porter perruque lui etait commode, car, meme sous Louis XIV, le peuple a garde ses cheveux, comme le lion sa criniere. De cette facon, il etait libre. Les petites gens, que lord David rencontrait dans ces cohues et auxquelles il se melait, le tenaient en haute estime, et ne savaient pas qu'il fut lord. On l'appelait Tom-Jim-Jack. Sous ce nom il etait populaire, et fort illustre dans cette crapule. Il s'encanaillait en maitre. Dans l'occasion, il faisait le coup de poing. Ce cote de sa vie elegante etait connu et fort apprecie de Lady Josiane. V LA REINE ANNE I Au-dessus de ce couple, il y avait Anne, reine d'Angleterre. La premiere femme venue, c'etait la reine Anne. Elle etait gaie, bienveillante, auguste, a peu pres. Aucune de ses qualites n'atteignait a la vertu, aucune de ses imperfections n'atteignait au mal. Son embonpoint etait bouffi, sa malice etait epaisse, sa bonte etait bete. Elle etait tenace et molle. Epouse, elle etait infidele et fidele, ayant des favoris auxquels elle livrait son coeur, et un consort auquel elle gardait son lit. Chretienne, elle etait heretique et bigote. Elle avait une beaute, le cou robuste d'une Niobe. Le reste de sa personne etait mal reussi. Elle etait gauchement coquette, et honnetement. Sa peau etait blanche et fine, elle la montrait beaucoup. C'est d'elle que venait la mode du collier de grosses perles serre au cou. Elle avait le front etroit, les levres sensuelles, les joues charnues, l'oeil gros, la vue basse. Sa myopie s'etendait a son esprit. A part ca et la un eclat de jovialite, presque aussi pesante que sa colere, elle vivait dans une sorte de gronderie taciturne et de silence grognon. Il lui echappait des mots qu'il fallait deviner. C'etait un melange de la bonne femme et de la mechante diablesse. Elle aimait l'inattendu, ce qui est profondement feminin. Anne etait un echantillon a peine degrossi de l'Eve universelle. A cette ebauche etait echu ce hasard, le trone. Elle buvait. Son mari etait un danois, de race. Tory, elle gouvernait par les whighs. En femme, en folle. Elle avait des rages. Elle etait casseuse. Pas de personne plus maladroite pour manier les choses de l'etat. Elle laissait tomber a terre les evenements. Toute sa politique etait felee. Elle excellait a faire de grosses catastrophes avec de petites causes. Quand une fantaisie d'autorite lui prenait, elle appelait cela: _donner le coup de poker_. Elle disait avec un air de profonde reverie des paroles telles que celles-ci: "Aucun pair ne peut etre couvert devant le roi, excepte Courcy, baron Kinsale, pair d'Irlande." Elle disait: "Ce serait une injustice que mon mari ne fut pas lord-amiral, puisque mon pere l'a ete."--Et elle faisait George de Danemark haut-amiral d'Angleterre, "and of all Her Majesty's Plantations". Elle etait perpetuellement en transpiration de mauvaise humeur; elle n'exprimait pas sa pensee, elle l'exsudait. Il y avait du sphinx dans cette oie. Elle ne haissait point le fun, la farce taquine et hostile. Si elle eut pu faire Apollon bossu, c'eut ete sa joie. Mais elle l'eut laisse dieu. Bonne, elle avait pour ideal de ne desesperer personne, et d'ennuyer tout le monde. Elle avait souvent le mot cru, et, un peu plus, elle eut jure, comme Elisabeth. De temps en temps, elle prenait dans une poche d'homme qu'elle avait a sa jupe une petite boite ronde d'argent repousse, sur laquelle etait son portrait de profil, entre les deux lettres Q. A.[1], ouvrait cette boite, et en tirait avec le bout de son doigt un peu de pommade dont elle se rougissait les levres. Alors, ayant arrange sa bouche, elle riait. Elle etait tres friande des pains d'epice plats de Zelande. Elle etait fiere d'etre grasse. [1] Queen Ann. Puritaine plutot qu'autre chose, elle eut pourtant volontiers donne dans les spectacles. Elle eut une velleite d'academie de musique, copiee sur celle de France. En 1700, un francais nomme Fortcroche voulut construire a Paris un "Cirque Royal" coutant quatre cent mille livres, a quoi d'Argenson s'opposa; ce Fortcroche passa en Angleterre, et proposa a la reine Anne, qui en fut un moment seduite, l'idee de batir a Londres un theatre a machines, plus beau que celui du roi de France, et ayant _un quatrieme dessous_. Comme Louis XIV, elle aimait que son carrosse galopat. Ses attelages et ses relais faisaient quelquefois en moins de cinq quarts d'heure le trajet de Windsor a Londres. II Du temps d'Anne, pas de reunion sans l'autorisation de deux juges de paix. Douze personnes assemblees, fut-ce pour manger des huitres et boire du porter, etaient en felonie. Sous ce regne, pourtant relativement debonnaire, la presse pour la flotte se fit avec une extreme violence; sombre preuve que l'anglais est plutot sujet que citoyen. Depuis des siecles le roi d'Angleterre avait la un procede de tyran qui dementait toutes les vieilles chartes de franchise, et dont la France en particulier triomphait et s'indignait. Ce qui diminue un peu ce triomphe, c'est que, en regard de la presse des matelots en Angleterre, il y avait en France la presse des soldats. Dans toutes les grandes villes de France, tout homme valide allant par les rues a ses affaires etait expose a etre pousse par les racoleurs dans une maison appelee _four_. La on l'enfermait pele-mele avec d'autres, on triait ceux qui etaient propres au service, et les recruteurs vendaient ces passants aux officiers. En 1695, il y avait a Paris trente fours. Les lois contre l'Irlande, emanees de la reine Anne, furent atroces. Anne etait nee en 1664, deux ans avant l'incendie de Londres, sur quoi les astrologues--(il y en avait encore, temoin Louis XIV, qui naquit assiste d'un astrologue et emmaillotte dans un horoscope)--avaient predit qu'etant "la soeur ainee du feu", elle serait reine. Elle le fut, grace a l'astrologie, et a la revolution de 1688. Elle etait humiliee de n'avoir pour parrain que Gilbert, archeveque de Cantorbery. Etre filleule du pape n'etait plus possible en Angleterre. Un simple primat est un parrain mediocre. Anne dut s'en contenter. C'etait sa faute. Pourquoi etait-elle protestante? Le Danemark avait paye sa virginite, _virginitas empta_, comme disent les vieilles chartes, d'un douaire de six mille deux cent cinquante livres sterling de rente, pris sur le bailliage de Wardinbourg et sur l'ile de Fehmarn. Anne suivait, par conviction et par routine, les traditions de Guillaume. Les anglais, sous cette royaute nee d'une revolution, avaient tout ce qui peut tenir de liberte entre la Tour de Londres ou l'on mettait l'orateur et le pilori ou l'on mettait l'ecrivain. Anne parlait un peu danois, pour ses aparte avec son mari, et un peu francais, pour ses aparte avec Bolingbroke. Pur baragouin; mais c'etait, a la cour surtout, la grande mode anglaise de parler francais. Il n'y avait de bon mot qu'en francais. Anne se preoccupait des monnaies, surtout des monnaies de cuivre, qui sont les basses et les populaires; elle voulait y faire grande figure. Six farlhings furent frappes sous son regne. Au revers des trois premiers, elle fit mettre simplement un trone; au revers du quatrieme, elle voulut un char de triomphe, et au revers du sixieme une deesse tenant d'une main l'epee et de l'autre l'olivier avec l'exergue _Bello et Pace_. Fille de Jacques II, qui etait ingenu et feroce, elle etait brutale. Et en meme temps au fond elle etait douce. Contradiction qui n'est qu'apparente. Une colere la metamorphosait. Chauffez le sucre, il bouillonnera. Anne etait populaire. L'Angleterre aime les femmes regnantes. Pourquoi? la France les exclut. C'est deja une raison. Peut-etre meme n'y en a-t-il point d'autres. Pour les historiens anglais, Elisabeth, c'est la grandeur, Anne, c'est la bonte. Comme on voudra. Soit. Mais rien de delicat dans ces regnes feminins. Les lignes sont lourdes. C'est de la grosse grandeur et de la grosse bonte. Quant a leur vertu immaculee, l'Angleterre y tient, nous ne nous y opposons point. Elisabeth est une vierge temperee par Essex, et Anne est une epouse compliquee de Bolingbroke. III Une habitude idiote qu'ont les peuples, c'est d'attribuer au roi ce qu'ils font. Ils se battent. A qui la gloire? au roi. Ils paient. Qui est magnifique? le roi. Et le peuple l'aime d'etre si riche. Le roi recoit des pauvres un ecu et rend aux pauvres un liard. Qu'il est genereux! Le colosse piedestal contemple le pygmee fardeau. Que Myrmidon est grand! il est sur mon dos. Un nain a un excellent moyen d'etre plus haut qu'un geant, c'est de se jucher sur ses epaules. Mais que le geant laisse faire, c'est la le singulier; et qu'il admire la grandeur du nain, c'est la le bete. Naivete humaine. La statue equestre, reservee aux rois seuls, figure tres bien la royaute; le cheval, c'est le peuple. Seulement ce cheval se transfigure lentement. Au commencement c'est un ane, a la fin c'est un lion. Alors il jette par terre son cavalier, et l'on a 1642 en Angleterre et 1789 en France, et quelquefois il le devore, et l'on a en Angleterre 1649 et en France 1793. Que le lion puisse redevenir baudet, cela etonne, mais cela est. Cela se voyait en Angleterre. On avait repris le bat de l'idolatrie royaliste. La Queen Ann, nous venons de le dire, etait populaire. Que faisait elle pour cela? rien. Rien, c'est la tout ce qu'on demande au roi d'Angleterre. Il recoit pour ce rien-la une trentaine de millions par an. En 1705, l'Angleterre, qui n'avait que treize vaisseaux de guerre sous Elisabeth et trente-six sous Jacques Ier, en comptait cent cinquante. Les anglais avaient trois armees, cinq mille hommes en Catalogne, dix mille en Portugal, cinquante mille en Flandre, et en outre ils payaient quarante millions par an a l'Europe monarchique et diplomatique, sorte de fille publique que le peuple anglais a toujours entretenue. Le parlement ayant vole un emprunt patriotique de trente-quatre millions de rentes viageres, il y avait eu presse a l'echiquier pour y souscrire. L'Angleterre envoyait une escadre aux Indes orientales, et une escadre sur les cotes d'Espagne avec l'amiral Leake, sans compter un en-cas de quatre cents voiles sous l'amiral Showell. L'Angleterre venait de s'amalgamer l'Ecosse. On etait entre Hochstett et Ramillies, et l'une de ces victoires faisait entrevoir l'autre. L'Angleterre, dans ce coup de filet de Hochstett, avait fait prisonniers vingt-sept bataillons et quatre regiments de dragons, et ote cent lieues de pays a la France, reculant eperdue du Danube au Rhin. L'Angleterre etendait la main vers la Sardaigne et les Baleares. Elle ramenait triomphalement dans ses ports dix vaisseaux de ligne espagnols et force galions charges d'or. La baie et le detroit d'Hudson etaient deja a demi laches par Louis XIV; on sentait qu'il allait lacher aussi l'Acadie, Saint-Christophe et Terre-Neuve, et qu'il serait trop heureux si l'Angleterre tolerait au cap Breton le roi de France, pechant la morue. L'Angleterre allait lui imposer cette honte de demolir lui-meme les fortifications de Dunkerque. En attendant elle avait pris Gibraltar et elle prenait Barcelone. Que de grandes choses accomplies! Comment ne pas admirer la reine Anne qui se donnait la peine de vivre pendant ce temps-la? A un certain point de vue, le regne d'Anne semble une reverberation du regne de Louis XIV. Anne, un moment parallele a ce roi dans cette rencontre qu'on appelle l'histoire, a avec lui une vague ressemblance de reflet. Comme lui elle joue au grand regne; elle a ses monuments, ses arts, ses victoires, ses capitaines, ses gens de lettres, sa cassette pensionnant les renommees, sa galerie de chefs-d'oeuvre laterale a sa majeste. Sa cour, a elle aussi, fait cortege et a un aspect triomphal, un ordre et une marche. C'est une reduction en petit de tous les grands hommes de Versailles, deja pas tres grands. Le trompe-l'oeil y est; qu'on y ajoute le _God save the queen_, qui eut pu des lors etre pris a Lulli, et l'ensemble fait illusion. Pas un personnage ne manque. Christophe Wren est un Mansard fort passable; Somers vaut Lamoignon. Anne a un Racine qui est Dryden, un Boileau qui est Pope, un Colbert qui est Godolphin, un Louvois qui est Pembroke, et un Turenne qui est Marlborough. Grandissez les perruques pourtant, et diminuez les fronts. Le tout est solennel et pompeux, et Windsor, a cet instant-la, aurait presque un faux air de Marly. Pourtant tout est feminin, et le pere Tellier d'Anne s'appelle Sarah Jennings. Du reste, un commencement d'ironie, qui cinquante ans plus tard sera la philosophie, s'ebauche dans la litterature, et le Tartuffe protestant est demasque par Swift, de meme que le Tartuffe catholique a ete denonce par Moliere. Bien qu'a cette epoque l'Angleterre querelle et batte la France, elle l'imite et elle s'en eclaire; et ce qui est sur la facade de l'Angleterre, c'est de la lumiere francaise. C'est dommage que le regne d'Anne n'ait dure que douze ans, sans quoi les anglais ne se feraient pas beaucoup prier pour dire le siecle d'Anne, comme nous disons le siecle de Louis XIV. Anne apparait en 1702, quand Louis XIV decline. C'est une des curiosites de l'histoire que le lever de cet astre pale coincide avec le coucher de l'astre de pourpre, et qu'a l'instant ou la France avait le roi Soleil, l'Angleterre ait eu la reine Lune. Detail qu'il faut noter. Louis XIV, bien qu'on fut en guerre avec lui, etait fort admire en Angleterre. _C'est le roi qu'il faut a la France_, disaient les anglais. L'amour des anglais pour leur liberte se complique d'une certaine acceptation de la servitude d'autrui. Cette bienveillance pour les chaines qui attachent le voisin va quelquefois jusqu'a l'enthousiasme pour le despote d'a cote. En somme, Anne a rendu son peuple _hureux_, comme le dit a trois reprises et avec une gracieuse insistance, pages 6 et 9 de sa dedicace, et page 3 de sa preface, le traducteur francais du livre de Beeverell. IV La reine Anne en voulait un peu a la duchesse Josiane, pour deux raisons. Premierement, parce qu'elle trouvait la duchesse Josiane jolie. Deuxiemement, parce qu'elle trouvait joli le fiance de la duchesse Josiane. Deux raisons pour etre jalouse suffisent a une femme; une seule suffit a une reine. Ajoutons ceci. Elle lui en voulait d'etre sa soeur. Anne n'aimait pas que les femmes fussent jolies. Elle trouvait cela contraire aux moeurs. Quant a elle, elle etait laide. Non par choix pourtant. Une partie de sa religion venait de cette laideur. Josiane, belle et philosophe, importunait la reine. Pour une reine laide, une jolie duchesse n'est pas une soeur agreable. Il y avait un autre grief, la naissance _improper_ de Josiane. Anne etait fille d'Anne Hyde, simple lady, legitimement, mais facheusement epousee par Jacques II, lorsqu'il etait duc d'York. Anne, ayant de ce sang inferieur dans les veines, ne se sentait qu'a demi royale, et Josiane, venue au monde tout a fait irregulierement, soulignait l'incorrection, moindre, mais reelle, de la naissance de la reine. La fille de la mesalliance voyait sans plaisir, pas tres loin d'elle, la fille de la batardise. Il y avait la une ressemblance desobligeante. Josiane avait le droit de dire a Anne: ma mere vaut bien la votre. A la cour on ne le disait pas, mais evidemment on le pensait. C'etait ennuyeux pour la majeste royale. Pourquoi cette Josiane? Quelle idee avait-elle eue de naitre? A quoi bon une Josiane? De certaines parentes sont diminuantes. Pourtant Anne faisait bon visage a Josiane. Peut-etre l'eut-elle aimee, si elle n'eut ete sa soeur. VI BARKILPHEDRO Il est utile de connaitre les actions des personnes, et quelque surveillance est sage. Josiane faisait un peu espionner lord David par un homme a elle, en qui elle avait confiance, et qui se nommait Barkilphedro. Lord David faisait discretement observer Josiane par un homme a lui, dont il etait sur, et qui se nommait Barkilphedro. La reine Anne, de son cote, se faisait secretement tenir au courant des faits et gestes de la duchesse Josiane, sa soeur batarde, et de lord David, son futur beau-frere de la main gauche, par un homme a elle, sur qui elle comptait pleinement, et qui se nommait Barkilphedro. Ce Barkilphedro avait sous la main ce clavier: Josiane, lord David, la reine. Un homme entre deux femmes. Que de modulations possibles! Quel amalgame d'ames! Barkilphedro n'avait pas toujours eu cette situation magnifique de parler bas a trois oreilles. C'etait un ancien domestique du duc d'York. Il avait tache d'etre homme d'eglise, mais avait echoue. Le duc d'York, prince anglais et romain, compose de papisme royal et d'anglicanisme legal, avait sa maison catholique et sa maison protestante, et eut pu pousser Barkilphedro dans l'une ou l'aulre hierarchie, mais il ne le jugea point assez catholique pour le faire aumonier, et pas assez protestant pour le faire chapelain. De sorte que Barkilphedro se trouva entre deux religions l'ame par terre. Ce n'est point une posture mauvaise pour de certaines ames reptiles. De certains chemins ne sont faisables qu'a plat ventre. Une domesticite obscure, mais nourrissante, fut longtemps toute l'existence de Barkilphedro. La domesticite, c'est quelque chose, mais il voulait de plus la puissance. Il allait peut-etre y arriver quand Jacques II tomba. Tout etait a recommencer. Rien a faire sous Guillaume III, maussade, et ayant dans sa facon de regner une pruderie qu'il croyait de la probite. Barkilphedro, son protecteur Jacques detrone, ne fut pas tout de suite en guenilles. Un je ne sais quoi qui survit aux princes dechus alimente et soutient quelque temps leurs parasites. Le reste de seve epuisable fait vivre deux ou trois jours au bout des branches les feuilles de l'arbre deracine; puis tout a coup la feuille jaunit et seche, et le courtisan aussi. Grace a cet embaumement qu'on nomme legitimite, le prince, lui, quoique tombe et jete au loin, persiste et se conserve; il n'en est pas de meme du courtisan, bien plus mort que le roi. Le roi la-bas est momie, le courtisan ici est fantome. Etre l'ombre d'une ombre, c'est la une maigreur extreme. Donc Barkilphedro devint famelique. Alors il prit la qualite d'homme de lettres. Mais on le repoussait meme des cuisines. Quelquefois il ne savait ou coucher.--Qui me tirera de la belle etoile? disait-il. Et il luttait. Tout ce que la patience dans la detresse a d'interessant, il l'avait. Il avait de plus le talent du termite, savoir faire une trouee de bas en haut. En s'aidant du nom de Jacques II, des souvenirs, de la fidelite, de l'attendrissement, etc., il perca jusqu'a la duchesse Josiane. Josiane prit en gre cet homme qui avait de la misere et de l'esprit, deux choses qui emeuvent. Elle le presenta a lord Dirry-Moir, lui donna gite dans ses communs, le tint pour de sa maison, fut bonne pour lui, et quelquefois meme lui parla. Barkilphedro n'eut plus ni faim, ni froid. Josiane le tutoyait. C'etait la mode des grandes dames de tutoyer les gens de lettres, qui se laissaient faire. La marquise de Mailly recevait, couchee, Roy qu'elle n'avait jamais vu, et lui disail: _C'est toi qui as fait l'Annee galante? Bonjour_. Plus tard, les gens de lettres rendirent le tutoiement. Un jour vint ou Fabre d'Eglantine dit a la duchesse de Rohan: --_N'es-tu pas la Chabot?_ Pour Barkilphedro, etre tutoye, c'etait un succes. Il en fut ravi. Il avait ambitionne cette familiarile de haut en bas. --Lady Josiane me tutoie! se disait-il. Et il se frottait les mains. Il profita de ce tutoiement pour gagner du terrain. Il devint une sorte de familier des petits appartements de Josiane, point genant, inapercu; la duchesse eut presque change de chemise devant lui. Tout cela pourtant etait precaire, Barkilphedro visait a une situation. Une duchesse, c'est a moitie chemin. Une galerie souterraine qui n'arrivait pas jusqu'a la reine, c'etait de l'ouvrage manque. Un jour Barkilphedro dit a Josiane: --Votre grace voudrait-elle faire mon bonheur? --Qu'est-ce que tu veux? demanda Josiane. --Un emploi. --Un emploi! a toi! --Oui, madame. --Quelle idee as-tu de demander un emploi? tu n'es bon a rien. --C'est pour cela. Josiane se mit a rire. --Dans les fonctions auxquelles tu n'es pas propre, laquelle desires-tu? --Celle de deboucheur de bouteilles de l'ocean. Le rire de Josiane redoubla. --Qu'est-ce que cela? Tu te moques. --Non, madame. --Je vais m'amuser a te repondre serieusement, dit la duchesse. Qu'est-ce que tu veux etre? Repete. --Deboucheur de bouteilles de l'ocean. --Tout est possible a la cour. Est-ce qu'il y a un emploi comme cela? --Oui, madame. --Apprends-moi des choses nouvelles. Continue. --C'est un emploi qui est. --Jure-le moi sur l'ame que tu n'as pas. --Je le jure. --Je ne te crois point. --Merci, madame. --Donc tu voudrais?... Recommence. --Decacheter les bouteilles de la mer. --Voila une fonction qui ne doit pas donner grande fatigue. C'est comme peigner le cheval de bronze. --A peu pres. --Ne rien faire. C'est en effet la place qu'il te faut. Tu es bon a cela. --Vous voyez que je suis propre a quelque chose. --Ah ca! tu bouffonnes. La place existe-t-elle? Barkilphedro prit l'attitude de la gravite deferente. --Madame, vous avez un pere auguste, Jacques II, roi, et un beau-frere illustre, Georges de Danemark, duc de Cumberland. Votre pere a ete et votre beau-frere est lord-amiral d'Angleterre. --Sont-ce la les nouveautes que tu viens m'apprendre? Je sais cela aussi bien que toi. --Mais voici ce que votre grace ne sait pas. Il y a dans la mer trois sortes de choses: celles qui sont au fond de l'eau, _Lagon_; celles qui flottent sur l'eau, _Flotson_; et celles que l'eau rejette sur la terre, _Jetson_. --Apres? --Ces trois choses-la, Lagon, Flotson, Jetson, appartiennent au lord haut-amiral. --Apres? --Votre grace comprend? --Non. --Tout ce qui est dans la mer, ce qui s'engloutit, ce qui surnage et ce qui s'echoue, tout appartient a l'amiral d'Angleterre? --Tout. Soit. Ensuite? --Excepte l'esturgeon, qui appartient au roi. --J'aurais cru, dit Josiane, que tout cela appartenait a Neptune. --Neptune est un imbecile. Il a tout lache. Il a laisse tout prendre aux anglais. --Conclus. --Les prises de mer; c'est le nom qu'on donne a ces trouvailles-la. --Soit. --C'est inepuisable. Il y a toujours quelque chose qui flotte, quelque chose qui aborde. C'est la contribution de la mer. La mer paie impot a l'Angleterre. --Je veux bien. Mais conclus. --Votre grace comprend que de cette facon l'ocean cree un bureau. --Ou ca? --A l'amiraute. --Quel bureau? --Le bureau des prises de mer. --Eh bien? --Le bureau se subdivise en trois offices, Lagon, Flotson, Jetson; et pour chaque office il y a un officier. --Et puis? --Un navire en pleine mer veut donner un avis quelconque a la terre, qu'il navigue en telle latitude, qu'il rencontre un monstre marin, qu'il est en vue d'une cote, qu'il est en detresse, qu'il va sombrer, qu'il est perdu, et coetera, le patron prend une bouteille, met dedans un morceau de papier ou il a ecrit la chose, cachette le goulot, et jette la bouteille a la mer. Si la bouteille va au fond, cela regarde l'officier Lagon; si elle flotte, cela regarde l'officier Flotson; si elle est portee a terre par les vagues, cela regarde l'officier Jetson. --Et tu voudrais etre l'officier Jetson? --Precisement. --Et c'est ce que tu appelles etre deboucheur de bouteilles de l'ocean? --Puisque la place existe. --Pourquoi desires-tu cette derniere place plutot que les deux autres? --Parce qu'elle est vacante en ce moment. --En quoi consiste l'emploi? --Madame, en 1598, une bouteille goudronnee trouvee par un pecheur de congre dans les sables d'echouage d'Epidium Promontorium fut portee a la reine Elisabeth, et un parchemin qu'on tira de cette bouteille fit savoir a l'Angleterre que la Hollande avait pris sans rien dire un pays inconnu, la nouvelle Zemble, _Nova Zemla_, que cette prise avait eu lieu en juin 1596, que dans ce pays-la on etait mange par les ours, et que la maniere d'y passer l'hiver etait indiquee sur un papier enferme dans un etui de mousquet suspendu dans la cheminee de la maison de bois batie dans l'ile et laissee par les hollandais qui etaient tous morts, et que cette cheminee etait faite d'un tonneau defonce, emboite dans le toit. --Je comprends peu ton amphigouri. --Soit. Elisabeth comprit. Un pays de plus pour la Hollande, c'etait un pays de moins pour l'Angleterre. La bouteille qui avait donne l'avis fut tenue pour chose importante. Et a partir de ce jour, ordre fut intime a quiconque trouverait une bouteille cachetee au bord de la mer de la porter a l'amiral d'Angleterre, sous peine de potence. L'amiral commet pour ouvrir ces bouteilles-la un officier, lequel informe du contenu sa majeste, s'il y a lieu. --Arrive-t-il souvent de ces bouteilles a l'amiraute? --Rarement. Mais c'est egal. La place existe. Il y a pour la fonction chambre et logis a l'amiraute. --Et cette maniere de ne rien faire, combien la paie-t-on? --Cent guinees par an. --Tu me deranges pour cela? --C'est de quoi vivre. --Gueusement. --Comme il sied a ceux de ma sorte. --Cent guinees, c'est une fumee. --Ce qui vous fait vivre une minute nous fait vivre un an, nous autres. C'est l'avantage qu'ont les pauvres. --Tu auras la place. Huit jours apres, grace a la bonne volonte de Josiane, grace au credit de lord David Dirry-Moir, Barkilphedro, sauve desormais, tire du provisoire, posant maintenant le pied sur un terrain solide, loge, defraye, rente de cent guinees, etait installe a l'amiraute. VII BARKILPHEDRO PERCE Il y a d'abord une chose pressee; c'est d'etre ingrat. Barkilphedro n'y manqua point. Ayant recu tant de bienfaits de Josiane, naturellement il n'eut qu'une pensee, s'en venger. Ajoutons que Josiane etait belle, grande, jeune, riche, puissante, illustre, et que Barkilphedro etait laid, petit, vieux, pauvre, protege, obscur. Il fallait bien aussi qu'il se vengeat de cela. Quand on n'est fait que de nuit, comment pardonner tant de rayons? Barkilphedro etait un irlandais qui avait renie l'Irlande; mauvaise espece. Barkilphedro n'avait qu'une chose en sa faveur; c'est qu'il avait un tres gros ventre. Un gros ventre passe pour signe de bonte. Mais ce ventre s'ajoutait a l'hypocrisie de Barkilphedro. Car cet homme etait tres mechant. Quel age avait Barkilphedro? aucun. L'age necessaire a son projet du moment. Il etait vieux par les rides et les cheveux gris, et jeune par l'agilite d'esprit. Il etait leste et lourd; sorte d'hippopotame singe. Royaliste, certes; republicain, qui sait? catholique, peut-etre; protestant, sans doute. Pour Stuart, probablement; pour Brunswick, evidemment, Etre Pour n'est une force qu'a la condition d'etre en meme temps Contre, Barkilphedro pratiquait cette sagesse. La place de "deboucheur de bouteilles de l'ocean" n'etait pas aussi risible qu'avait semble le dire Barkilphedro. Les reclamations, qu'aujourd'hui on qualifierait declamations, de Garcie-Ferrandez dans son _Routier de la mer_ contre la spoliation des echouages, dite _droit de bris_, et contre le pillage des epaves par les gens des cotes, avaient fait sensation en Angleterre et avaient amene pour les naufrages ce progres que leurs biens, effets et proprietes, au lieu d'etre voles par les paysans, etaient confisques par le lord-amiral. Tous les debris de mer jetes a la rive anglaise, marchandises, carcasses de navires, ballots, caisses, etc., appartenaient au lord-amiral; mais, et ici se revelait l'importance de la place sollicitee par Barkilphedro, les recipients flottants contenant des messages et des informations eveillaient particulierement l'attention de l'amiraute. Les naufrages sont une des graves preoccupations de l'Angleterre. La navigation etant sa vie, le naufrage est son souci. L'Angleterre a la perpetuelle inquietude de la mer. La petite fiole de verre que jette aux vagues un navire en perdition contient un renseignement supreme, precieux a tous les points de vue. Renseignement sur le batiment, renseignement sur l'equipage, renseignement sur le lieu, l'epoque et le mode du naufrage, renseignement sur les vents qui ont brise le vaisseau, renseignement sur les courants qui ont porte la fiole flottante a la cote. La fonction que Barkilphedro occupait a ete supprimee il y a plus d'un siecle, mais elle avait une veritable utilite. Le dernier titulaire fut William Hussey, de Doddington en Lincoln. L'homme qui tenait cet office etait une sorte de rapporteur des choses de la mer. Tous les vases fermes et cachetes, bouteilles, fioles, jarres, etc., jetes au littoral anglais par le flux, lui etaient remis; il avait seul droit de les ouvrir; il etait le premier dans le secret de leur contenu; il les classait et les etiquetait dans son greffe; l'expression _loger un panier au greffe_, encore usitee dans les iles de la Manche, vient de la. A la verite, une precaution avait ete prise. Aucun de ces recipients ne pouvait etre decachete et debouche qu'en presence de deux jures de l'amiraute assermentes au secret, lesquels signaient, conjointement avec le titulaire de l'office Jeston, le proces-verbal d'ouverture. Mais ces jures etant tenus au silence, il en resultait, pour Barkilphedro, une certaine latitude discretionnaire; il dependait de lui, jusqu'a un certain point, de supprimer un fait, ou de le mettre en lumiere. Ces fragiles epaves etaient loin d'etre, comme Barkilphedro l'avait dit a Josiane, rares et insignifiantes. Tantot elles atteignaient la terre assez vite; tantot apres des annees. Cela dependait des vents et des courants. Cette mode des bouteilles jetees a vau-l'eau a un peu passe comme celle des ex-voto; mais, dans ces temps religieux, ceux qui allaient mourir envoyaient volontiers de cette facon leur derniere pensee a Dieu et aux hommes, et parfois ces missives de la mer abondaient a l'amiraute. Un parchemin conserve au chateau d'Audlyene (vieille orthographe), et annote par le comte de Suffolk, grand tresorier d'Angleterre sous Jacques Ier, constate qu'en la seule annee 1615, cinquante-deux gourdes, ampoules, et fibules goudronnees, contenant des mentions de batiments en perdition, furent apportees et enregistrees au greffe du lord-amiral. Les emplois de cour sont la goutte d'huile, ils vont toujours s'elargissant. C'est ainsi que le portier est devenu le chancelier et que le palefrenier est devenu le connetable. L'officier special charge de la fonction souhaitee et obtenue par Barkelphedro etait habituellement un homme de confiance. Elisabeth l'avait voulu ainsi. A la cour, qui dit confiance dit intrigue, et qui dit intrigue dit croissance. Ce fonctionnaire avait fini par etre un peu un personnage. Il etait clerc, et prenait rang immediatement apres les deux grooms de l'aumonerie. Il avait ses entrees au palais, pourtant, disons-le, ce qu'on appelait "l'entree humble" _humilis introitus_, et jusque dans la chambre de lit. Car l'usage etait qu'il informat la personne royale, quand l'occasion en valait la peine, de ses trouvailles, souvent tres curieuses, testaments de desesperes, adieux jetes a la patrie, revelations de barateries et de crimes de mer, legs a la couronne, etc., qu'il maintint son greffe en communication avec la cour, et qu'il rendit de temps en temps compte a sa majeste de ce decachetage de bouteilles sinistres. C'etait le cabinet noir de l'ocean. Elisabeth, qui parlait volontiers latin, demandait a Tamfeld de Coley en Berkshire, l'officier Jetson de son temps, lorsqu'il lui apportait quelqu'une de ces paperasses sorties de la mer: _Quid mihi scribit Neptunus?_ Qu'est-ce que Neptune m'ecrit? La percee etait faite. Le termite avait reussi. Barkilphedro approchait la reine. C'etait tout ce qu'il voulait. Pour faire sa fortune? Non. Pour defaire celle des autres. Bonheur plus grand. Nuire, c'est jouir. Avoir en soi un desir de nuire, vague mais implacable, et ne le jamais perdre de vue, ceci n'est pas donne a tout le monde. Barkilphedro avait cette fixite. L'adherence de gueule qu'a le boule-dogue, sa pensee l'avait. Se sentir inexorable lui donnait un fond de satisfaction sombre. Pourvu qu'il eut une proie sous la dent, ou dans l'ame une certitude de mal faire, rien ne lui manquait. Il grelottait content, dans l'espoir du froid d'autrui. Etre mechant, c'est une opulence. Tel homme qu'on croit pauvre, et qui l'est en effet, a toute sa richesse en malice, et la prefere ainsi. Tout est dans le contentement qu'on a. Faire un mauvais tour, qui est la meme chose qu'un bon tour, c'est plus que de l'argent. Mauvais pour qui l'endure, bon pour qui le fait. Katesby, le collaborateur de Guy Fawkes dans le complot papiste des poudres, disait: _Voir sauter le parlement les quatre fers en l'air, je ne donnerais pas cela pour un million sterling_. Qu'etait-ce que Barkilphedro? Ce qu'il y a de plus petit et ce qu'il y a de plus terrible. Un envieux. L'envie est une chose dont on a toujours le placement a la cour. La cour abonde en impertinents, en desoeuvres, en riches faineants affames de commerages, en chercheurs d'aiguilles dans les bottes de foin, en faiseurs de miseres, en moqueurs moques, en niais spirituels, qui ont besoin de la conversation d'un envieux. Quelle chose rafraichissante que le mal qu'on vous dit des autres! L'envie est une bonne etoffe a faire un espion. Il y a une profonde analogie entre cette passion naturelle, l'envie, et cette fonction sociale, l'espionnage. L'espion chasse pour le compte d'autrui, comme le chien; l'envieux chasse pour son propre compte, comme le chat. Un moi feroce, c'est la tout l'envieux. Autres qualites, Barkilphedro etait discret, secret, concret. Il gardait tout, et se creusait de sa haine. Une enorme bassesse implique une enorme vanite. Il etait aime de ceux qu'il amusait, et hai des autres; mais il se sentait dedaigne par ceux qui le haissaient, et meprise par ceux qui l'aimaient. Il se contenait. Tous ses froissements bouillonnaient sans bruit dans sa resignation hostile. Il etait indigne, comme si les coquins avaient ce droit-la. Il etait silencieusement en proie aux furies. Tout avaler, c'etait son talent. Il avait de sourds courroux interieurs, des frenesies de rage souterraine, des flammes couvees et noires, dont on ne s'apercevait pas; c'etait un colerique fumivore. La surface souriait. Il etait obligeant, empresse, facile, aimable, complaisant. N'importe qui, et n'importe ou, il saluait. Pour un souffle de vent, il s'inclinait jusqu'a terre. Avoir un roseau dans la colonne vertebrale, quelle source de fortune! Ces etres caches et veneneux ne sont pas si rares qu'on le croit. Nous vivons entoures de glissements sinistres. Pourquoi les malfaisants? Question poignante. Le reveur se la pose sans cesse, et le penseur ne la resout jamais. De la l'oeil triste des pbilosopbes toujours fixe sur cette montagne de tenebres qui est la destinee, et du haut de laquelle le colossal spectre du mal laisse tomber des poignees de serpents sur la terre. Barkilphedro avait le corps obese et le visage maigre. Torse gras et face osseuse. Il avait les ongles canneles et courts, les doigts noueux, les pouces plats, les cheveux gros, beaucoup de distance d'une tempe a l'autre, et un front de meurtrier, large et bas. L'oeil bride cachait la petitesse de son regard sous une broussaille de sourcils. Le nez long, pointu, bossu et mou, s'appliquait presque sur la bouche. Barkilphedro, convenablement vetu en empereur, eut un peu ressemble a Domitien. Sa face d'un jaune rance etait comme modelee dans une pate visqueuse; ses joues immobiles semblaient de mastic; il avait toutes sortes de vilaines rides refractaires, l'angle de la machoire massif, le menton lourd, l'oreille canaille. Au repos, de profil, sa levre superieure relevee en angle aigu laissait voir deux dents. Ces dents avaient l'air de vous regarder. Les dents regardent, de meme que l'oeil mord. Patience, temperance, continence, reserve, retenue, amenite, deference, douceur, politesse, sobriete, chastete, completaient et achevaient Barkilphedro. Il calomniait ces vertus en les ayant. En peu de temps Barkilphedro prit pied a la cour. VIII INFERI On peut, a la cour, prendre pied de deux facons: dans les nuees, on est auguste; dans la boue, on est puissant. Dans le premier cas, on est de l'olympe. Dans le second cas, on est de la garde-robe. Qui est de l'olympe n'a que la foudre; qui est de la garde-robe a la police. La garde-robe contient tous les instruments de regne, et parfois, car elle est traitre, le chatiment. Heliogabale y vient mourir. Alors elle s'appelle les latrines. D'habitude elle est moins tragique. C'est la qu'Alberoni admire Vendome. La garde-robe est volontiers le lieu d'audience des personnes royales. Elle fait fonction de trone. Louis XIV y recoit la duchesse de Bourgogne; Philippe V y est coude a coude avec la reine. Le pretre y penetre. La garde-robe est parfois une succursale du confessionnal. C'est pourquoi il y a a la cour les fortunes du dessous. Ce ne sont pas les moindres. Si vous voulez, sous Louis XI, etre grand, soyez Pierre de Rohan, marechal de France; si vous voulez, etre influent, soyez Olivier le Daim, barbier, Si vous voulez, sous Marie de Medicis, etre glorieux, soyez Sillery, chancelier; si vous voulez etre considerable, soyez la Hannon, femme de chambre. Si vous voulez, sous Louis XV, etre illustre, soyez Choiseul, ministre; si vous voulez etre redoutable, soyez Lebel, valet. Etant donne Louis XIV, Bontemps qui lui fait son lit est plus puissant que Louvois qui lui fait ses armees et que Turenne qui lui fait ses victoires. De Richelieu otez le pere Joseph, voila Richelieu presque vide. Il a de moins le mystere. L'eminence rouge est superbe, l'eminence grise est terrible. Etre un ver, quelle force! Tous les Narvaez amalgames avec tous les O'Donnell font moins de besogne qu'une soeur Patrocinio. Par exemple, la condition de cette puissance, c'est la petitesse. Si vous voulez rester fort, restez chetif. Soyez le neant. Le serpent au repos, couche en rond, figure a la fois l'infini et zero. Une de ces fortunes viperines etait echue a Barkilphedro. Il s'etait glisse ou il voulait. Les betes plates entrent partout. Louis XIV avait des punaises dans son lit et des jesuites dans sa politique. D'incompatibilite, point. En ce monde tout est pendule. Graviter, c'est osciller. Un pole vaut l'autre. Francois Ier veut Triboulet; Louis XV veut Lebel. Il existe une affinite profonde entre cette extreme hauteur et cet extreme abaissement. C'est l'abaissement qui dirige. Rien de plus aise a comprendre. Qui est dessous tient les fils. Pas de position plus commode. On est l'oeil, et on a l'oreille. On est l'oeil du gouvernement. On a l'oreille du roi. Avoir l'oreille du roi, c'est tirer et pousser a sa fantaisie le verrou de la conscience royale, et fourrer dans cette conscience ce qu'on veut. L'esprit du roi, c'est votre armoire. Si vous etes chiffonnier, c'est votre hotte. L'oreille des rois n'est pas aux rois; c'est ce qui fait qu'en somme ces pauvres diables sont peu responsables. Qui ne possede pas sa pensee, ne possede pas son action. Un roi, cela obeit. A quoi? A une mauvaise ame quelconque qui du dehors lui bourdonne dans l'oreille. Mouche sombre de l'abime. Ce bourdonnement commande. Un regne est une dictee. La voix haute, c'est le souverain; la voix basse, c'est la souverainete. Ceux qui dans un regne savent distinguer cette voix basse et entendre ce qu'elle souffle a la voix haute, sont les vrais historiens. IX HAIR EST AUSSI FORT QU'AIMER La reine Anne avait autour d'elle plusieurs de ces voix basses. Barkilphedro en etait une. Outre la reine, il travaillait, influencait et pratiquait sourdement lady Josiane et lord David. Nous l'avons dit, il parlait bas a trois oreilles. Une oreille de plus que Dangeau. Dangeau ne parlait bas qu'a deux, du temps ou, passant sa tete entre Louis XIV epris d'Henriette sa belle-soeur, et Henriette eprise de Louis XIV son beau-frere, secretaire de Louis a l'insu d'Henriette et d'Henriette a l'insu de Louis, situe au beau milieu de l'amour des deux marionnettes, il faisait les demandes et les reponses. Barkilphedro etait si riant, si acceptant, si incapable de prendre la defense de qui que ce soit, si peu devoue au fond, si laid, si mechant, qu'il etait tout simple qu'une personne royale en vint a ne pouvoir se passer de lui. Quand Anne eut goute de Barkilphedro, elle ne voulut pas d'autre flatteur. Il la flattait comme on flattait Louis le Grand, par la piqure a autrui.--Le roi etant ignorant, dit madame de Montchevreuil, on est oblige de bafouer les savants. Empoisonner de temps en temps la piqure, c'est le comble de l'art. Neron aime a voir travailler Locuste. Les palais royaux sont tres penetrables; ces madrepores ont une voirie interieure vite devinee, pratiquee, fouillee, et au besoin evidee, par ce rongeur qu'on nomme le courtisan. Un pretexte pour entrer suffit. Barkilphedro ayant ce pretexte, sa charge, fut en tres peu de temps chez la reine ce qu'il etait chez la ducbesse Josiane, l'animal domestique indispensable. Un mot qu'il basarda un jour le mit tout de suite au fait de la reine; il sut a quoi s'en tenir sur la bonte de sa majeste. La reine aimait beaucoup son lord stewart, William Cavendish, duc de Devonshire, qui etait tres imbecile. Ce lord, qui avait tous les grades d'Oxford et ne savait pas l'orthographe, fit un beau matin la betise de mourir. Mourir, c'est fort imprudent a la cour, car personne ne se gene plus pour parler de vous. La reine, Barkilphedro present, se lamenta, et finit par s'ecrier en soupirant:--C'est dommage que tant de vertus fussent portees et servies par une si pauvre intelligence! --Dieu veuille avoir son ane! murmura Barkilpbedro, a demi-voix et en francais. La reine sourit. Barkilphedro enregistra ce sourire. Il en conclut: Mordre plait. Conge etait donne a sa malice. A partir de ce jour, il fourra sa curiosite partout, sa malignite aussi. On le laissait faire, tant on le craignait. Qui fait rire le roi fait trembler le reste. C'etait un puissant drole. Il faisait chaque jour des pas en avant, sous terre. On avait besoin de Barkilphedro. Plusieurs grands l'honoraient de leur confiance au point de le charger dans l'occasion d'une commission honteuse. La cour est un engrenage. Barkilphedro y devint moteur. Avez-vous remarque dans certains mecanismes la petitesse de la roue motrice? Josiane, en particulier, qui utilisait, nous l'avons indique, le talent d'espion de Barkilphedro, avait en lui une telle confiance, qu'elle n'avait pas hesite a lui remettre une des clefs secretes de son appartement, au moyen de laquelle il pouvait entrer chez elle a toute heure. Cette excessive livraison de sa vie intime etait une mode au dix-septieme siecle. Cela s'appelait: donner la clef. Josiane avait donne deux de ces clefs de confiance; lord David avait l'une, Barkilphedro avait l'autre. Du reste, penetrer d'emblee jusqu'aux chambres a coucher etait dans les vieilles moeurs une chose nullement surprenante. De la des incidents. La Ferte, tirant brusquement les rideaux du lit de mademoiselle Lafont, y trouvait Sainson, mousquetaire noir, etc., etc. Barkilphedro excellait a faire de ces decouvertes sournoises qui subordonnent et soumettent les grands aux petits. Sa marche dans l'ombre etait tortueuse, douce et savante. Comme tout espion parfait, il etait compose d'une inclemence de bourreau et d'une patience de micrographe. Il etait courtisan ne. Tout courtisan est un noctambule. Le courtisan rode dans cette nuit qu'on appelle la toute-puisssance. Il a une lanterne sourde a la main. Il eclaire le point qu'il veut, et reste tenebreux. Ce qu'il cherche avec cette lanterne, ce n'est pas un homme; c'est une bete. Ce qu'il trouve, c'est le roi. Les rois n'aiment pas qu'on pretende etre grand autour d'eux. L'ironie a qui n'est pas eux les charme. Le talent de Barkilphedro consistait en un rapetissement perpetuel des lords et des princes, au profit de la majeste royale, grandie d'autant. La clef intime qu'avait Barkilphedro etait faite, ayant deux jeux, un a chaque extremite, de facon a pouvoir ouvrir les petits appartements dans les deux residences favorites de Josiane, Hunkerville-house a Londres, Corleone-lodge a Windsor. Ces deux hotels faisaient partie de l'heritage Clancharlie. Hunkerville-house confinait a Oldgate. Oldgate a Londres etait une porte par ou l'on venait de Harwick, et ou l'on voyait une statue de Charles II ayant sur sa tete un ange peint, et sous ses pieds un lion et une licorne sculptes. De Hunkerville-house, par le vent d'est, on entendait le carillon de Sainte-Marylebone. Corleone-lodge etait un palais florentin en brique et en pierre avec colonnade de marbre, bati sur pilotis a Windsor, au bout du pont de bois, et ayant une des plus superbes cours d'honneur de l'Angleterre. Dans ce dernier palais, contigu au chateau de Windsor, Josiane etait a portee de la reine. Josiane s'y plaisait neanmoins. Presque rien au dehors, toute en racines, telle etait l'influence de Barkilphedro sur la reine. Rien de plus difficile a arracher que ces mauvaises herbes de cour; elles s'enfoncent tres avant et n'offrent aucune prise exterieure. Sarcler Roquelaure, Triboulet ou Brummel, est presque impossible. De jour en jour, et de plus en plus, la reine Anne prenait en gre Barkilphedro. Sarah Jennings est celebre; Barkilphedro est inconnu; sa faveur resta obscure. Ce nom, Barkilphedro, n'est pas arrive jusqu'a l'histoire. Toutes les taupes ne sont pas prises par le taupier. Barkilphedro, ancien candidat clergyman, avait un peu etudie tout; tout effleure donne pour resultat rien. On peut etre victime de l'_omnis res scibilis_. Avoir sous le crane le tonneau des Danaides, c'est le malheur de toute une race de savants qu'on peut appeler les steriles. Ce que Barkilphedro avait mis dans son cerveau l'avait laisse vide. L'esprit, comme la nature, a horreur du vide. Dans le vide, la nature met l'amour; l'esprit, souvent, y met la haine. La haine occupe. La haine pour la haine existe. L'art pour l'art est dans la nature, plus qu'on ne croit. On hait. Il faut bien faire quelque chose. La haine gratuite, mot formidable. Cela veut dire la haine qui est a elle-meme son propre paiement. L'ours vit de se lecher la griffe. Indefiniment, non. Cette griffe, il faut la ravitailler. Il faut mettre quelque chose dessous. Hair indistinctement est doux et suffit quelque temps; mais il faut finir par avoir un objet. Une animosite diffuse sur la creation epuise, comme toute jouissance solitaire. La haine sans objet ressemble au tir sans cible. Ce qui interesse le jeu, c'est un coeur a percer. On ne peut pas hair uniquement pour l'honneur. Il faut un assaisonnement, un homme, une femme, quelqu'un a detruire. Ce service d'interesser le jeu, d'offrir un but, de passionner la haine en la fixant, d'amuser le chasseur par la vue de la proie vivante, de faire esperer au guetteur le bouillonnement tiede et fumant du sang qui va couler, d'epanouir l'oiseleur par la credulite inutilement ailee de l'alouette, d'etre une bete couvee a son insu pour le meurtre par un esprit, ce service exquis et horrible dont n'a pas conscience celui qui le rend, Josiane le rendit a Barkilphedro. La pensee est un projectile. Barkilphedro, des le premier jour, s'etait mis a viser Josiane avec les mauvaises intentions qu'il avait dans l'esprit. Une intention et une escopette, cela se ressemble. Barkilphedro se tenait en arret, dirigeant contre la duchesse toute sa mechancete secrete. Cela vous etonne? Que vous a fait l'oiseau a qui vous tirez un coup de fusil? C'est pour le manger, dites-vous. Barkilphedro aussi. Josiane ne pouvait guere etre frappee au coeur, l'endroit ou est une enigme est difficilement vulnerable mais elle pouvait etre atteinte a la tete, c'est-a-dire a l'orgueil. C'est par la qu'elle se croyait forte et qu'elle etait faible. Barkilphedro s'en etait rendu compte. Si Josiane avait pu voir clair dans la nuit de Barkilphedro, si elle avait pu distinguer ce qui etait embusque derriere ce sourire, cette fiere personne, si haut situee, eut probablement tremble. Heureusement pour la tranquillite de ses sommeils, elle ignorait absolument ce qu'il y avait dans cet homme. L'inattendu fuse on ne sait d'ou. Les profonds dessous de la vie sont redoutables. Il n'y a point de haine petite. La haine est toujours enorme. Elle conserve sa stature dans le plus petit etre, et reste monstre. Une haine est toute la haine. Un elephant que hait une fourmi est en danger. Meme avant d'avoir frappe, Barkilphedro sentait avec joie un commencement de saveur de l'action mauvaise qu'il voulait commettre. Il ne savait encore ce qu'il ferait contre Josiane. Mais il etait decide a faire quelque chose. C'etait deja beaucoup qu'un tel parti pris. Aneantir Josiane, c'eut ete trop de succes. Il ne l'esperait point. Mais l'humilier, l'amoindrir, la desoler, rougir de larmes de rage ces yeux superbes, voila une reussite. Il y comptait. Tenace, applique, fidele au tourment d'autrui, inarrachable, la nature ne l'avait pas fait ainsi pour rien. Il entendait bien trouver le defaut de l'armure d'or de Josiane, et faire ruisseler le sang de celte olympienne. Quel benefice, insistons-y, y avait-il la pour lui? Un benefice enorme. Faire du mal a qui nous a fait du bien. Qu'est-ce qu'un envieux? C'est un ingrat. Il deteste la lumiere qui l'eclaire et le rechauffe. Zoile hait ce bienfait, Homere. Faire subir a Josiane ce qu'on appellerait aujourd'hui une vivisection, l'avoir, toute convulsive, sur sa table d'anatomie, la dissequer, vivante, a loisir dans une chirurgie quelconque, la dechiqueter en amateur pendant qu'elle hurlerait, ce reve charmait Barkilphedro. Pour arriver a ce resultat, il eut fallu souffrir un peu, qu'il l'eut trouve bon. On peut se pincer a sa tenaille. Le couteau en se reployant vous coupe les doigts; qu'importe! Etre un peu pris dans la torture de Josiane lui eut ete egal. Le bourreau, manieur de fer rouge, a sa part de brulure, et n'y prend pas garde. Parce que l'autre souffre davantage, on ne sent rien. Voir le supplicie se tordre vous ote votre douleur. Fais ce qui nuit, advienne que pourra. La construction du mal d'autrui se complique d'une acceptation de responsabilite obscure. On se risque soi-meme dans le danger qu'on fait courir a un autre, tant les enchainements de tout peuvent amener d'ecroulements inattendus. Ceci n'arrete point le vrai mechant. Il ressent en joie ce que le patient eprouve en angoisse. Il a le chatouillement de ce dechirement; l'homme mauvais ne s'epanouit qu'affreusement. Le supplice se reverbere sur lui en bien-etre. Le duc d'Albe se chauffait les mains aux buchers. Foyer, douleur; reflet, plaisir. Que de telles transpositions soient possibles, cela fait frissonner. Notre cote tenebres est insondable. _Supplice exquis_, l'expression est dans Bodin[1], ayant peut-etre ce triple sens terrible: recherche du tourment, souffrance du tourmente, volupte du tourmenteur. Ambition, appetit, tous ces mots signifient quelqu'un sacrifie a quelqu'un satisfait. Chose triste, que l'esperance puisse etre perverse. En vouloir a une creature, c'est lui vouloir du mal. Pourquoi pas du bien? Serait-ce que le principal versant de notre volonte serait du cote du mal? Un des plus rudes labeurs du juste, c'est de s'extraire continuellement de l'ame une malveillance difficilement epuisable. Presque toutes nos convoitises, examinees, contiennent de l'inavouable. Pour le mechant complet, et cette perfection hideuse existe, Tant pis pour les autres signifie Tant mieux pour moi. Ombre de l'homme. Cavernes. [1] Livre IV, page 100. Josiane avait cette plenitude de securite que donne l'orgueil ignorant, fait du mepris de tout. La faculte feminine de dedaigner est extraordinaire. Un dedain inconscient, involontaire et confiant, c'etait la Josiane. Barkilphedro etait pour elle a peu pres une chose. On l'eut bien etonnee, si on lui eut dit que Barkilphedro, cela existait. Elle allait, venait et riait, devant cet homme qui la contemplait obliquement. Lui, pensif, il epiait une occasion. A mesure qu'il attendait, sa determination de jeter dans la vie de celte femme un desespoir quelconque, augmentait. Affut inexorable. D'ailleurs il se donnait a lui-meme d'excellentes raisons. Il ne faut pas croire que les coquins ne s'estiment pas. Ils se rendent des comptes dans des monologues altiers, et ils le prennent de tres haut. Comment! cette Josiane lui avait fait l'aumone! Elle avait emiette sur lui, comme sur un mendiant, quelques liards de sa colossale richesse! Elle l'avait rive et cloue a une fonclion inepte! Si, lui Barkilphedro, presque homme d'eglise, capacite variee et profonde, personnage docte, ayant l'etoffe d'un reverend, il avait pour emploi d'enregistrer des tessons bons a racler les pustules de Job, s'il passait sa vie dans un galetas de greffe a deboucher gravement de stupides bouteilles incrustees de toutes les saletes de la mer, et a dechiffrer des parchemins moisis, des pourritures de grimoires, des ordures de testaments, on ne sait quelles balivernes illisibles, c'etait la faute de cette Josiane! Comment! cette creature le tutoyait! Et il ne se vengerait pas! Et il ne punirait pas cette espece! Ah ca mais! il n'y aurait donc plus de justice ici-bas! X FLAMBOIEMENTS QU'ON VERRAIT SI L'HOMME ETAIT TRANSPARENT Quoi! cette femme, cette extravagante, cette songeuse lubrique, vierge jusqu'a l'occasion, ce morceau de chair n'ayant pas encore fait sa livraison, cette effronterie a couronne princiere, cette Diane par orgueil, pas encore prise par le premier venu, soit, peut-etre, on le dit, j'y consens, faute d'un hasard, cete batarde d'une canaille de roi qui n'avait pas eu l'esprit de rester en place, cette duchesse de raccroc, qui, grande dame, jouait a la deesse, et qui, pauvre, eut ete fille publique, cette lady a peu pres, cette voleuse des biens d'un proscrit, cette hautaine gueuse, parce qu'un jour, lui Barkilphedro, n'avait pas de quoi diner, et qu'il etait sans asile, avait eu l'impudence de l'asseoir chez elle a un bout de table, et de le nicher dans un trou quelconque de son insupportable palais, ou ca? n'importe ou, peut-etre au grenier, peut-etre a la cave, qu'est-ce que cela fait? un peu mieux que les valets, un peu plus mal que les chevaux! Elle avait abuse de sa detresse, a lui, Barkilphedro, pour se depecher de lui rendre traitreusement service, ce que font les riches afin d'humilier les pauvres, et de se les attacher comme des bassets qu'on mene en laisse! Qu'est-ce que ce service lui coutait d'ailleurs? Un service vaut ce qu'il coute. Elle avait des chambres de trop dans sa maison. Venir en aide a Barkilphedro! le bel effort qu'elle avait fait la! avait-elle mange une cuilleree de soupe a la tortue de moins? s'elait-elle privee de quelque chose dans le debordement haissable de son superflu? Non. Elle avait ajoute a ce superflu une vanite, un objet de luxe, une bonne action en bague au doigt, un homme d'esprit secouru, un clergyman patronne! Elle pouvait prendre des airs, dire: je prodigue les bienfaits, je donne la becquee a des gens de lettres, faire sa protectrice! Est-il heureux de m'avoir trouvee, ce miserable! Quelle amie des arts je suis! Le tout pour avoir dresse un lit de sangle dans un mechant bouge sous les combles! Quant a la place a l'amiraute, Barkilphedro la tenait de Josiane, parbleu! jolie fonction! Josiane avait fait Barkilphedro ce qu'il etait. Elle l'avait cree, soit. Oui, cree rien. Moins que rien. Car il se sentait, dans cette charge ridicule, ploye, ankylose et contrefait. Que devait-il a Josiane? La reconnaissance du bossu pour sa mere qui l'a fait difforme. Voila ces privilegies, ces gens combles, ces parvenus, ces preferes de la hideuse maratre fortune! Et l'homme a talents, et Barkilphedro, etait force de se ranger dans les escaliers, de saluer des laquais, de grimper le soir un tas d'etages, et d'etre courtois, empresse, gracieux, deferent, agreable, et d'avoir toujours sur le museau une grimace respectueuse! S'il n'y a pas de quoi grincer de rage! Et pendant ce temps-la elle se mettait des perles au cou, et elle prenait des poses d'amoureuse avec son imbecile de lord David Dirry-Moir, la drolesse! Ne vous laissez jamais rendre service. On en abusera. Ne vous laissez pas prendre en delit d'inanition, On vous soulagerait. Parce qu'il etait sans pain, cette femme avait trouve le pretexte suffisant pour lui donner a manger! Desormais il etait son domestique! Une defaillance d'estomac, et vous voila a la chaine pour la vie! Etre oblige, c'est etre exploite. Les heureux, les puissants, profitent du moment ou vous tendez la main pour vous mettre un sou dedans, et de la minute ou vous etes lache pour vous faire esclave, et esclave de la pire espece, esclave d'une charite, esclave force d'aimer! quelle infamie! quelle indelicatesse, quelle surprise a notre fierte! Et c'est fini, vous voila condamne, a perpetuite, a trouver bon cet homme, a trouver belle cette femme, a rester au second plan du subalterne, a approuver, a applaudir, a admirer, a encenser, a vous prosterner, a mettre a vos rotules le calus de l'agenouillement, a sucrer vos paroles, quand vous etes ronge de colere, quand vous machez des cris de fureur, et quand vous avez, en vous plus de soulevement sauvage et plus d'ecume amere que l'ocean. C'est ainsi que les riches font prisonnier le pauvre. Cette glu de la bonne action commise sur vous vous barbouille et vous embourbe pour toujours. Une aumone est irremediable. Reconnaissance, c'est paralysie. Le bienfait a une adherence visqueuse et repugnante qui vous ote vos libres mouvements. Les odieux etres opulents et gaves dont la pitie a sevi sur vous le savent. C'est dit. Vous etes leur chose. Ils vous ont achete. Combien? un os, qu'ils ont retire a leur chien pour vous l'offrir. Ils vous ont lance cet os a la tete. Vous avez ete lapide autant que secouru. C'est egal. Avez-vous ronge l'os, oui ou non? Vous avez eu aussi votre part de la niche. Donc remerciez. Remerciez a jamais. Adorez, vos maitres. Genuflexion indefinie. Le bienfait implique un sous-entendu d'inferiorite acceptee par vous. Ils exigent que vous vous sentiez pauvre diable et que vous les sentiez dieux. Votre diminution les augmente. Votre courbure les redresse. Il y a dans leur son de voix une douce pointe impertinente. Leurs evenements de famille, mariages, baptemes, la femelle pleine, les petits qu'on met bas, cela vous regarde. Il leur nait un louveteau, bien, vous composerez un sonnet. Vous etes poete pour etre plat. Si ce n'est pas a faire crouler les astres! Un peu plus, ils vous feraient user leurs vieux souliers! --Qu'est-ce que vous avez donc la chez vous, ma chere? qu'il est laid! qu'est-ce que c'est que cet homme?--Je ne sais pas, c'est un grimaud que je nourris.--Ainsi dialoguent ces dindes. Sans meme baisser la voix. Vous entendez, et vous restez mecaniquement aimable. Du reste, si vous etes malade, vos maitres vous envoient le medecin. Pas le leur. Dans l'occasion, ils s'informent. N'etant pas de la meme espece que vous, et l'inaccessible etant de leur cote, ils sont affables. Leur escarpement les fait abordables. Ils savent que le plain-pied est impossible. A force de dedain, ils sont polis. A table, ils vous font un petit signe de tete. Quelquefois ils savent l'orthographe de votre nom. Ils ne vous font pas sentir qu'ils sont vos protecteurs autrement qu'en marchant naivement sur tout ce que vous avez de susceptible et de delicat. Ils vous traitent avec bonte! Est-ce assez abominable? Certes, il etait urgent de chatier la Josiane. Il fallait lui apprendre a qui elle avait eu affaire! Ah! messieurs les riches, parce que vous ne pouvez pas tout consommer, parce que l'opulence aboutirait a l'indigestion, vu la petitesse de vos estomacs egaux aux notres, apres tout, parce qu'il vaut mieux distribuer les restes que les perdre, vous erigez, cette patee jetee aux pauvres en magnificence! Ah! vous nous donnez du pain, vous nous donnez, un asile, vous nous donnez, des vetements, vous nous donnez un emploi, et vous poussez l'audace, la folie, la cruaute, l'ineptie et l'absurdite jusqu'a croire que nous sommes vos obliges! Ce pain, c'est un pain de servitude, cet asile, c'est une chambre de valet, ces vetements, c'est une livree, cet emploi, c'est une derision, payee, soit, mais abrutissante! Ah! vous vous croyez le droit de nous fletrir avec du logement et de la nourriture, vous vous imaginez, que nous vous sommes redevables, et vous comptez sur de la reconnaissance! Eh bien! nous vous mangerons le ventre! Eh bien! nous vous detripaillerons, belle madame, et nous vous devorerons toute en vie, et nous vous couperons les attaches du coeur avec nos dents! Cette Josiane! n'etait-ce pas monstrueux? quel merite avait-elle? Elle avait fait ce chef-d'oeuvre de venir au monde en temoignage de la betise de son pere et de la honte de sa mere, elle nous faisait la grace d'exister, et cette complaisance qu'elle avait d'etre un scandale public, on la lui payait des millions, elle avait des terres et des chateaux, des garennes, des chasses, des lacs, des forets, est-ce que je sais, moi? et avec cela elle faisait sa sotte! et on lui adressait des vers! et lui, Barkilphedro, qui avait etudie et travaille, qui s'etait donne de la peine, qui s'etait fourre de gros livres dans les yeux et dans la cervelle, qui avait pourri dans les bouquins et dans la science, qui avait enormement d'esprit, qui commanderait tres bien des armees, qui ecrirait des tragedies comme Otway et Dryden, s'il voulait, lui qui etait fait pour etre empereur, il avait ete reduit a permettre a cette rien du tout de l'empecher de crever de faim! L'usurpation de ces riches, execrables elus du hasard, peut-elle aller plus loin! Faire semblant d'etre genereux avec nous, et nous proteger, et nous sourire a nous qui boirions leur sang et qui nous lecherions les levres ensuite! Que la basse femme de cour ait l'odieuse puissance d'etre bienfaitrice, et que l'homme superieur puisse etre condamne a ramasser de telles bribes tombant d'une telle main, quelle plus epouvantable iniquite! Et quelle sociele que celle qui a a ce point pour base la disproportion et l'injustice! Ne serait-ce pas le cas de tout prendre par les quatre coins, et d'envoyer pele-mele au plafond la nappe et le festin et l'orgie, et l'ivresse et l'ivrognerie, et les convives, et ceux qui sont a deux coudes sur la table, et ceux qui sont a quatre pattes dessous, et les insolents qui donnent et les idiots qui acceptent, et de recracher tout au nez de Dieu, et de jeter au ciel toute la terre! En attendant, enfoncons nos griffes dans Josiane. Ainsi songeait Barkilphedro. C'etaient la les rugissements qu'il avait dans l'ame. C'est l'habitude de l'envieux de s'absoudre en amalgamant a son grief personnel le mal public. Toutes les formes farouches des passions haineuses allaient et venaient dans cette intelligence feroce. A l'angle des vieilles mappemondes du quinzieme siecle, on trouve un large espace vague sans forme et sans nom ou sont ecrits ces trois mots: _Hic sunt leones_. Ce coin sombre est aussi dans l'homme. Les passions rodent et grondent quelque part en nous, et l'on peut dire aussi d'un cote obscur de notre ame: Il y a ici des lions. Cet echafaudage de raisonnements fauves etait-il absolument absurde? cela manquait-il d'un certain jugement? Il faut bien le dire, non. Il est effrayant de penser que cette chose qu'on a en soi, le jugement, n'est pas la justice. Le jugement, c'est le relatif. La justice, c'est l'absolu. Reflechissez a la difference entre un juge et un juste. Les mechants malmenent la conscience avec autorite. Il y a une gymnastique du faux. Un sophiste est un faussaire, et dans l'occasion ce faussaire brutalise le bon sens. Une certaine logique tres souple, tres implacable et tres agile est au service du mal et excelle a meurtrir la verite dans les tenebres. Coups de poing sinistres de Satan a Dieu. Tel sophiste, admire des niais, n'a pas d'autre gloire que d'avoir fait des "bleus" a la conscience humaine. L'affligeant, c'est que Barkilphedro pressentait un avortemcnt. Il entreprenait un vaste travail, et en somme, il le craignait du moins, pour peu de ravage. Etre un homme corrosif, avoir en soi une volonte d'acier, une haine de diamant, une curiosite ardente de la catastrophe, et ne rien bruler, ne rien decapiter, ne rien exterminer! Etre ce qu'il etait, une force de devastation, une animosite vorace, un rongeur du bonheur d'autrui, avoir ete cree--(car il y a un createur, le diable ou Dieu, n'importe qui!) avoir ete cree de toutes pieces Barkilphedro pour ne realiser peut-etre qu'une chiquenaude; est-ce possible! Barkilphedro manquerait son coup! Etre un ressort a lancer des quartiers de rocher, et lacher toute sa detente pour faire a une mijauree une bosse au front! une catapulte faisant le degat d'une pichenette! accomplir une besogne de Sisyphe pour un resultat de fourmi! suer toute la haine pour a peu pres rien! Est-ce assez humiliant quand on est un mecanisme d'hostilite a broyer le monde! Mettre en mouvement tous ses engrenages, faire dans l'ombre un fracas de machine de Marly, pour reussir peut-etre a pincer le bout d'un petit doigt rose! Il allait tourner et retourner des blocs pour arriver, qui sait? a rider un peu la surface plate de la cour! Dieu a cette manie de depenser grandement les forces. Un remuement de montagne aboutit au deplacement d'une taupiniere. En outre, la cour etant donnee, terrain bizarre, rien n'est plus dangereux que de viser son ennemi, et de le manquer. D'abord cela vous demasque a votre ennemi, et cela l'irrite; ensuite, et surtout, cela deplait au maitre. Les rois goutent peu les maladroits. Pas de contusions; pas de gourmades laides. Egorgez, tout le monde, ne faites saigner du nez a personne. Qui tue est habile, qui blesse est inepte. Les rois n'aiment pas qu'on ecloppe leurs domestiques. Ils vous en veulent si vous felez une porcelaine sur leur cheminee ou un courtisan dans leur cortege. La cour doit rester propre. Cassez, et remplacez; c'est bien. Ceci se concilie du reste parfaitement avec le gout des medisances qu'ont les princes. Dites du mal, n'en faites point. Ou, si vous en faites, que ce soit en grand. Poignardez, mais n'egratignez pas. A moins que l'epingle ne soit empoisonnee. Circonstance attenuante. C'etait, rappelons-le, le cas de Barkilphedro. Tout pygmee haineux est la fiole ou est enferme le dragon de Salomon. Fiole microscopique, dragon demesure. Condensation formidable attendant l'heure gigantesque de la dilatation. Ennui console par la premeditation de l'explosion. Le contenu est plus grand que le contenant. Un geant latent, quelle chose etrange! un acarus dans lequel il y a une hydre! Etre cette affreuse boite a surprise, avoir en soi Leviathan, c'est pour le nain une torture et une volupte. Aussi rien n'eut fait lacher prise a Barkilphedro. Il attendait son heure. Viendrait-elle? Qu'importe? il l'attendait. Quand on est tres mauvais, l'amour-propre s'en mele. Faire des trous et des sapes a une fortune de cour, plus haute que nous, la miner a ses risques et perils, tout souterrain et tout cache qu'on est, insistons-y, c'est interessant. On se passionne a un tel jeu. On s'eprend de cela comme d'un poeme epique qu'on ferait. Etre tres petit et s'attaquer a quelqu'un de tres grand est une action d'eclat. C'est beau d'etre la puce d'un lion. L'altiere bete se sent piquee et depense son enorme colere contre l'atome. Un tigre rencontre l'ennuierait moins. Et voila les roles changes. Le lion humilie a dans sa chair le dard de l'insecte, et la puce peut dire: j'ai en moi du sang de lion. Pourtant, ce n'etaient la pour l'orgueil de Barkilphedro que de demi-apaisements. Consolations. Palliatifs. Taquiner est une chose, torturer vaudrait mieux. Barkilphedro, pensee desagreable qui lui revenait sans cesse, n'aurait vraisemblablement pas d'autre succes que d'entamer chetivement l'epiderme de Josiane. Que pouvait-il esperer de plus, lui si infime contre elle si radieuse? Une egratignure, que c'est peu, a qui voudrait toute la pourpre de l'ecorchure vive, et les rugissements de la femme plus que nue, n'ayant meme plus cette chemise, la peau! avec de telles envies, que c'est facheux d'etre impuissant! Helas! rien n'est parfait. En somme il se resignait. Ne pouvant mieux, il ne revait que la moitie de son reve. Faire une farce noire, c'est la un but apres tout. Celui qui se venge d'un bienfait, quel homme! Barkilphedro etait ce colosse. Ordinairement l'ingratitude est de l'oubli; chez ce privilegie du mal, elle etait de la fureur. L'ingrat vulgaire est rempli de cendre. De quoi etait plein Barkilphedro? d'une fournaise. Fournaise muree de haine, de colere, de silence, de rancune, attendant pour combustible Josiane. Jamais un homme n'avait a ce point abhorre une femme sans raison. Quelle chose terrible! Elle etait son insomnie, sa preoccupation, son ennui, sa rage. Peut-etre en etait-il un peu amoureux. XI BARKILPHEDRO EN EMBUSCADE Trouver l'endroit sensible de Josiane et la frapper la; telle etait, pour toutes les causes que nous venons de dire, la volonte imperturbable de Barkilphedro. Vouloir ne suffit pas; il faut pouvoir. Comment s'y prendre? La etait la question. Les chenapans vulgaires font soigneusement le scenario de la coquinerie qu'ils veulent commettre. Ils ne se sentent pas assez forts pour saisir l'incident au passage, pour en prendre possession de gre ou de force, et pour le contraindre a les servir. De la des combinaisons preliminaires que les mechants profonds dedaignent. Les mechants profonds ont pour tout _a priori_ leur mechancete; ils se bornent a s'armer de toutes pieces, preparent plusieurs en-cas varies, et, comme Barkilphedro, epient tout bonnement l'occasion. Ils savent qu'un plan faconne d'avance court risque de mal s'emboiter dans l'evenement qui se presentera. On ne se rend pas comme cela maitre du possible et l'on n'en fait point ce qu'on veut. On n'a point de pourparler prealable avec la destinee. Demain ne nous obeit pas. Le hasard a une certaine indiscipline. Aussi le guettent-ils pour lui demander sans preambule, d'autorite, et sur-le-champ, sa collaboration. Pas de plan, pas d'epure, pas de maquette, pas de soulier tout fait chaussant mal l'inattendu. Ils plongent a pic dans la noirceur. La mise a profit immediate et rapide du fait quelconque qui peut aider, c'est la l'habilete qui distingue le mechant efficace, et qui eleve le coquin a la dignite de demon. Brusquer le sort, c'est le genie. Le vrai scelerat vous frappe comme une fronde, avec le premier caillou venu. Les malfaiteurs capables comptent sur l'imprevu, cet auxiliaire stupefait de tant de crimes. Empoigner l'incident, sauter dessus; il n'y a pas d'autre Art poetique pour ce genre de talent. Et, en attendant, savoir a qui l'on a affaire. Sonder le terrain. Pour Barkilphedro, le terrain etait la reine Anne. Barkilphedro approchait la reine. De si pres que, parfois, il s'imaginait entendre les monologues de sa majeste. Quelquefois, il assistait, point compte, aux conversations des deux soeurs. On ne lui defendait pas le glissement d'un mot. Il en profitait pour s'amoindrir. Facon d'inspirer confiance. C'est ainsi qu'un jour, a Hampton-Court, dans le jardin, etant derriere la duchesse, qui etait derriere la reine, il entendit Anne, se conformant lourdement a la mode, emettre des sentences. --Les betes sont heureuses, disait la reine, elles ne risquent pas d'aller en enfer. --Elles y sont, repondit Josiane. Cette reponse, qui substituait brusquement la philosophie a la religion, deplut. Si par hasard c'etait profond, Anne se sentait choquee. --Ma chere, dit-elle a Josiane, nous parlons de l'enfer comme deux sottes. Demandons a Barkilphedro ce qu'il en est. Il doit savoir ces choses-la. --Comme diable? demanda Josiane. --Comme bete, repondit Barkilphedro. Et il salua. --Madame, dit la reine a Josiane, il a plus d'esprit que nous. Pour un homme comme Barkilphedro, approcher la reine, c'etait la tenir. Il pouvait dire: Je l'ai. Maintenant il lui fallait la maniere de s'en servir. Il avait pied en cour. Etre poste, c'est superbe. Aucune chance ne pouvait lui echapper. Plus d'une fois il avait fait sourire mechamment la reine. C'etait avoir un permis de chasse. Mais n'y avait-il aucun gibier reserve? Ce permis de chasse allait-il jusqu'a casser l'aile ou la patte a quelqu'un comme la propre soeur de sa majeste? Premier point a eclaircir. La reine aimait-elle sa soeur? Un faux pas peut tout perdre. Barkilphedro observait. Avant d'entamer la partie, le joueur regarde ses cartes. Quels atouts a-t-il? Barkilphedro commenca par examiner l'age des deux femmes: Josiane, vingt-trois ans; Anne, quarante et un ans. C'etait bien. Il avait du jeu. Le moment ou la femme cesse de compter par printemps et commence a compter par hivers, est irritant. Sourde rancune contre le temps, qu'on a en soi. Les jeunes belles epanouies, parfums pour les autres, sont pour vous epines, et de toutes ces roses vous sentez la piqure. Il semble que toute cette fraicheur vous est prise, et que la beaute ne decroit en vous que paree qu'elle croit chez les autres. Exploiter cette mauvaise humeur secrete, creuser la ride d'une femme de quarante ans qui est reine, cela etait indique a Barkilphedro. L'envie excelle a exciter la jalousie comme le rat a faire sortir le crocodile. Barkilphedro attachait sur Anne son regard magistral. Il voyait dans la reine comme on voit dans une stagnation. Le marecage a sa transparence. Dans une eau sale on voit des vices; dans une eau trouble on voit des inepties. Anne n'etait qu'une eau trouble. Des embryons de sentiments et des larves d'idees se mouvaient dans cette cervelle epaisse. C'etait peu distinct. Cela avait a peine des contours. C'etaient des realites pourtant, mais informes. La reine pensait ceci. La reine desirait cela. Preciser quoi etait difficile. Les transformations confuses qui s'operent dans l'eau croupissante sont malaisees a etudier. La reine, habituellement obscure, avait par instants des echappees betes et brusques. C'etait la ce qu'il fallait saisir. Il fallait la prendre sur le fait. Qu'est-ce que la reine Anne, dans son for interieur, voulait a la duchesse Josiane? Du bien, ou du mal? Probleme. Barkilphedro se le posa. Ce probleme resolu, on pourrait aller plus loin. Divers hasards servirent Barkilphedro. Et surtout sa tenacite au guet. Anne etait, du cote de son mari, un peu parente de la nouvelle reine de Prusse, femme du roi aux cent chambellans, de laquelle elle avait un portrait peint sur email d'apres le procede de Turquet de Mayerne. Cette reine de Prusse avait, elle aussi, une soeur cadette illegitime, la baronne Drika. Un jour, Barkilphedro present, Anne fit a l'ambassadeur de Prusse des questions sur cette Drika. --On la dit riche? --Tres riche, repondit l'ambassadeur. --Elle a des palais? --Plus magnifiques que ceux de la reine sa soeur. --Qui doit-elle epouser? --Un tres grand seigneur, le comte Gormo. --Joli? --Charmant. --Elle est jeune? --Toute jeune. --Aussi belle que la reine. L'ambassadeur baissa la voix et repondit: --Plus belle. --Ce qui est insolent, murmura Barkilphedro. La reine eut un silence, puis s'ecria: --Ces batardes! Barkilphedro nota ce pluriel. Une autre fois, a une sortie de chapelle ou Barkilphedro se tenait assez pres deja reine derriere les deux grooms de l'aumonerie, lord David Dirry-Moir, traversant des rangees de femmes, fit sensation par sa bonne mine. Sur son passage eclatait un brouhaha d'exclamations feminines:--Qu'il est elegant!--Qu'il est galant!--Qu'il a grand air!--Qu'il est beau! --Comme c'est desagreable! grommela la reine. Barkilphedro entendit. Il etait fixe. On pouvait nuire a la duchesse sans deplaire a la reine. Le premier probleme etait resolu. Maintenant le deuxieme se presentait. Comment faire pour nuire a la duchesse? Quelle ressource pouvait, pour un but si ardu, lui offrir son miserable emploi? Aucune, evidemment. XII ECOSSE, IRLANDE ET ANGLETERRE Indiquons un detail: Josiane "avait le tour". On le comprendra en reflechissant qu'elle etait, quoique du petit cote, soeur de la reine, c'est-a-dire personne princiere. Avoir le tour. Qu'est cela? Le vicomte de Saint-John--prononcez Bolingbroke--ecrivait a Thomas Lennard, comte de Sussex: "Deux choses font qu'on est grand. En Angleterre avoir le tour; en France avoir le pour." Le pour, en France, c'etait ceci: quand le roi etait en voyage, le fourrier de la cour, le soir venu, au debotte a l'etape, assignait leur logement aux personnes suivant sa majeste. Parmi ces seigneurs, quelques-uns avaient un privilege immense: "Ils ont le _pour_, dit le Journal historique de l'annee 1694, page 6, c'est-a-dire que le fourrier qui marque les logis met _Pour_ avant leur nom, comme: _Pour M. le prince de Soubise_, au lieu que, quand il marque le logis d'une personne qui n'est point prince, il ne met point de _Pour_, mais simplement son nom, par exemple: _Le duc de Gesvres, le duc de Mazarin_, etc." Ce _Pour_ sur une porte indiquait un prince ou un favori. Favori, c'est pire que prince. Le roi accordait le _pour_ comme le cordon bleu ou la pairie. "Avoir le tour" en Angleterre etait moins vaniteux, mais plus reel. C'etait un signe de veritable approche de la personne regnante. Quiconque etait, par naissance ou faveur, en posture de recevoir des communications directes de sa majeste, avait dans le mur de sa chambre de lit un tour ou etait ajuste un timbre. Le timbre sonnait, le tour s'ouvrait, une missive royale apparaissait sur une assiette d'or ou sur un coussin de velours, puis le tour se refermait. C'etait intime et solennel. Le mysterieux dans le familier. Le tour ne servait a aucun autre usage. Sa sonnerie annoncait un message royal. On ne voyait pas qui l'apportait. C'etait du reste tout simplement un page de la reine ou du roi. Leicester avait le tour sous Elisabeth, et Buckingham sous Jacques Ier. Josiane l'avait sous Anne, quoique peu favorite. Qui avait le tour etait comme quelqu'un qui serait en relation directe avec la petite poste du ciel, et chez qui Dieu enverrait de temps en temps son facteur porter une lettre. Pas d'exception plus enviee. Ce privilege entrainait plus de servilite. On en etait un peu plus valet. A la cour, ce qui eleve abaisse. "Avoir le tour", cela se disait en francais; ce detail d'etiquette anglaise etant probablement une ancienne platitude francaise. Lady Josiane, vierge pairesse comme Elisabeth avait ete vierge reine, menait, tantot a la ville, tantot a la campagne, selon la saison, une existence quasi princiere, et tenait a peu pres une cour dont lord David etait courtisan, avec plusieurs. N'etant pas encore maries, lord David et lady Josiane pouvaient sans ridicule se montrer ensemble en public, ce qu'ils faisaient volontiers. Ils allaient souvent aux spectacles et aux courses dans le meme carrosse et dans la meme tribune. Le mariage, qui leur etait permis et meme impose, les refroidissait; mais en somme leur attrait etait de se voir. Les privautes permises aux "engaged" ont une frontiere aisee a franchir. Ils s'en abstenaient, ce qui est facile etant de mauvais gout. Les plus belles boxes d'alors avaient lieu a Lambeth, paroisse ou le lord archeveque de Cantorbery a un palais, quoique l'air y soit malsain, et une riche bibliotheque ouverte a de certaines heures aux honnetes gens. Une fois, c'etait en hiver, il y eut la, dans une prairie fermee a clef, un assaut de deux hommes auquel assista Josiane, menee par David. Elle avait demande: Est-ce que les femmes sont admises? et David avait repondu: _Sunt faeminae magnates_. Traduction libre: _Pas les bourgeoises_. Traduction litterale: _Les grandes dames existent_. Une duchesse entre partout. C'est pourquoi lady Josiane vit la boxe. Lady Josiane fit seulement la concession de se vetir en cavalier, chose fort usitee alors. Les femmes ne voyageaient guere autrement. Sur six personnes que contenait le coach de Windsor, il etait rare qu'il n'y eut point une ou deux femmes habillees en hommes. C'etait signe de gentry. Lord David, etant en compagnie d'une femme, ne pouvait figurer dans le match, et devait rester simple assistant. Lady Josiane ne trahissait sa qualite que par ceci, qu'elle regardait a travers une lorgnette, ce qui etait acte de gentilhomme. La "noble rencontre" etait presidee par lord Germaine, arriere-grand-pere ou grand-oncle de ce lord Germaine qui, vers la fin du dix-huitieme siecle, fut colonel, lacha pied dans une bataille, puis fut ministre de la guerre, et n'echappa aux biscayens de l'ennemi que pour tomber sous les sarcasmes de Sheridan, mitraille pire. Force gentilshommes pariaient; Harry Belew de Carleton, ayant des pretentions a la pairie eteinte de Bella-Aqua, contre Henry, lord Hyde, membre du parlement pour le bourg de Dunhivid, qu'on appelle aussi Launceston; l'honorable Peregrine Bertie, membre pour le bourg de Truro, contre sir Thomas Colepeper, membre pour Maidstone; le laird de Lamyrbau, qui est de la marche de Lothian, contre Samuel Trefusis, du bourg de Penryn; sir Bartholomew Gracedieu, du bourg Saint-Yves, contre le tres honorable Charles Bodville, qui s'appelle lord Robartes, et qui est Custos Rotulorum du comte de Cornouailles. D'autres encore. Les deux boxeurs etaient un irlandais de Tipperary nomme du nom de sa montagne natale Phelem-ghe-madone, et un ecossais appele Helmsgail. Cela mettait deux orgueils nationaux en presence. Irlande et Ecosse allaient se cogner; Erin allait donner des coups de poing a Gajothel. Aussi les paris depassaient quarante mille guinees, sans compter les jeux fermes. Les deux champions etaient nus avec une culotte tres courte bouclee aux hanches, et des brodequins a semelles cloutees, laces aux chevilles. Helmsgail, l'ecossais, etait un petit d'a peine dix-neuf ans, mais il avait deja le front recousu; c'est pourquoi on tenait pour lui deux et un tiers. Le mois precedent il avait enfonce une cote et creve les deux yeux au boxeur Sixmileswater; ce qui expliquait l'enthousiasme. Il y avait eu pour ses parieurs gain de douze mille livres sterling. Outre son front recousu, Helmsgail avait la machoire ebrechee. Il etait leste et alerte. Il etait haut comme une femme petite, ramasse, trapu, d'une stature basse et menacante, et rien n'avait ete perdu de la pate dont il avait ete fait; pas un muscle qui n'allat au but, le pugilat. Il y avait de la concision dans son torse ferme, luisant et brun comme l'airain. Il souriait, et trois dents qu'il avait de moins s'ajoutaient a son sourire. Son adversaire etait vaste et large, c'est-a-dire faible. C'etait un homme de quarante ans. Il avait six pieds de haut, un poitrail d'hippopotame, et l'air doux. Son coup de poing fendait le pont d'un navire, mais il ne savait pas le donner. L'irlandais Phelem-ghe-madone etait surtout une surface et semblait etre dans les boxes plutot pour recevoir que pour rendre. Seulement on sentait qu'il durerait longtemps. Espece de rostbeef pas assez cuit, difficile a mordre et impossible a manger. Il etait ce qu'on appelle, en argot local, de la viande crue, _raw flesh_. Il louchait. Il semblait resigne. Ces deux hommes avaient passe la nuit precedente cote a cote dans le meme lit, et dormi ensemble. Ils avaient bu dans le meme verre chacun trois doigts de vin de Porto. Ils avaient l'un et l'autre leur groupe de souteneurs, gens de rude mine, menacant au besoin les arbitres. Dans le groupe pour Helmsgail, on remarquait John Gromane, fameux pour porter un boeuf sur son dos, et un nomme John Bray qui un jour avait pris sur ses epaules dix boisseaux de farine a quinze gallons par boisseau, plus le meunier, et avait marche avec cette charge plus de deux cents pas plus loin. Du cote de Phelem-ghe-madone, lord Hyde avait amene de Launceston un certain Kilter, lequel demeurait au Chateau-Vert, et lancait par-dessus son epaule une pierre de vingt livres plus haut que la plus haute tour du chateau. Ces trois hommes, Kilter, Bray et Gromane, etaient de Cornouailles, ce qui honore le comte. D'autres souteneurs etaient des garnements brutes, au rable solide, aux jambes arquees, aux grosses pattes noueuses, a la face inepte, en haillons, et ne craignant rien, etant presque tous repris de justice. Beaucoup s'entendaient admirablement a griser les gens de police. Chaque profession doit avoir ses talents. Le pre choisi etait plus loin que le Jardin des Ours, ou l'on faisait autrefois battre les ours, les taureaux et les dogues, au dela des dernieres batisses en construction, a cote de la masure du prieure de Sainte-Marie Over Ry, ruine par Henri VIII. Vent du nord et givre etait le temps; une pluie fine tombait, vite figee en verglas. On reconnaissait dans les gentlemen presents ceux qui etaient peres de famille, parce qu'ils avaient ouvert leurs parapluies. Du cote de Phelem-ghe-madone, colonel Moncreif, arbitre, et Kilter, pour tenir le genou. Du cote de Helmsgail, l'honorable Pughe Beaumaris, arbitre, et lord Desertum, qui est de Kilcarry, pour tenir le genou. Les deux boxeurs furent quelques instants immobiles dans l'enceinte pendant qu'on reglait les montres. Puis ils marcherent l'un a l'autre et se donnerent la main. Phelem-ghe-madone dit a Helmsgail:--J'aimerais m'en aller chez moi. Helmsgail repondit avec honnetete:--Il faut que la gentry se soit derangee pour quelque chose. Nus comme ils etaient, ils avaient froid. Phelem-ghe-madone tremblait. Ses machoires claquaient. Docteur Eleanor Sharp, neveu de l'archeveque d'York, leur cria: Tapez-vous, mes droles. Ca vous rechauffera. Cette parole d'amenite les degela. Ils s'attaquerent. Mais ni l'un ni l'autre n'etaient en colere. On compta trois reprises molles. Reverend Docteur Gumdraith, un des quarante associes d'All Souls Colleges[1], cria: Qu'on leur entonne du gin! [1] College de Toutes-les-Ames Mais les deux referees et les deux parrains, juges tous quatre, maintinrent la regle. Il faisait pourtant bien froid. On entendit le cri: _first blood!_ Le premier sang etait reclame. On les replaca bien en face l'un de l'autre. Ils se regarderent, s'approcherent, allongerent les bras, se toucherent les poings, puis reculerent. Tout a coup, Helmsgail, le petit homme, bondit. Le vrai combat commenca. Phelem-ghe-madone fut frappe en plein front entre les deux sourcils. Tout son visage ruissela de sang. La foule cria: _Helmsgail a fait couler le bordeaux[2]!_ On applaudit. Phelem-ghe-madone, tournant ses bras comme un moulin ses ailes, se mit a demener ses deux poings au hasard. [2] _Hemlsgail has tapped his claret._ L'honorable Peregrine Berti dit:--Aveugle. Mais pas encore aveugle. Alors Helmsgail entendit de toutes parts eclater cet encouragement:--_Bung his peepers[3]!_ [3] Creve-lui les quinquets. En somme, les deux champions etaient vraiment bien choisis, et, quoique le temps fut peu favorable, on comprit que le match reussirait. Le quasi-geant Phelem-ghe-madone avait les inconvenients de ses avantages; il se mouvait pesamment. Ses bras etaient massue, mais son corps etait masse. Le petit courait, frappait, sautait, grincait, doublait la vigueur par la vitesse, savait les ruses. D'un cote le coup de poing primitif, sauvage, inculte, a l'etat d'ignorance; de l'autre le coup de poing de la civilisation, Helmsgail combattait autant avec ses nerfs qu'avec ses muscles et avec sa mechancete qu'avec sa force; Phelem-ghe-madone etait une espece d'assommeur inerte, un peu assomme au prealable. C'etait l'art contre la nature. C'etait le feroce contre le barbare. Il etait clair que le barbare serait battu. Mais pas tres vite. De la l'interet. Un petit contre un grand. La chance est pour le petit. Un chat a raison d'un dogue. Les Goliath sont toujours vaincus par les David. Une grele d'apostrophes tombait sur les combattants:--_Bravo, Helmsgail! good! well done, highlander!--Now, Phelem[4]!_ [4] Bravo, Helmsgail! bon! c'est bien, montagnard! A ton tour Phelem! Et, les amis de Helmsgail lui repetaient avec bienveillance l'exhortation:--Creve-lui les quinquets! Helmsgail fit mieux, brusquement baisse et redresse avec une ondulation de reptile, il frappa Phelem-ghe-madone au sternum. Le colosse chancela. --Mauvais coup! cria le vicomte Barnard, Phelem-ghe-madone s'affaissa sur le genou de Kilter en disant:--Je commence a me rechauffer. Lord Desertum consulta les referees, et dit:--Il y aura cinq minutes de rond[5]. [5] Suspension. Phelem-ghe-madone defaillait. Kilter lui essuya le sang des yeux et la sueur du corps avec une flanelle et lui mit un goulot dans la bouche. On etait a la onzieme passe. Phelem-ghe-madone, outre sa plaie au front, avait les pectoraux deformes de coups, le ventre tumefie et le sinciput meurtri. Helmsgail n'avait rien. Un certain tumulte eclatait parmi les gentlemen. Lord Barnard repetait:--Mauvais coup. --Pari nul, dit le laird de Lamyrbau. --Je reclame mon enjeu, reprit sir Thomas Colepeper. Et l'honorable membre pour le bourg Sainl-Yves, sir Bartholomew Gracedieu, ajouta: --Qu'on me rende mes cinq cents guinees, je m'en vais. --Cessez le match, cria l'assistance. Mais Phelem-ghe-madone se leva presque aussi branlant qu'un homme ivre, et dit: --Continuons le match, a une condition. J'aurai aussi, moi, le droit de donner un mauvais coup. On cria de toutes parts:--Accorde. Helmsgail haussa les epaules. Les cinq minutes passees, la reprise se fit. Le combat, qui etait une agonie pour Phelem-ghe-madone, etait un jeu pour Helmsgail. Ce que c'est que la science! le petit homme trouva moyen de mettre le grand en chancery, c'est-a-dire que tout a coup Helmsgail prit sous son bras gauche courbe comme un croissant d'acier la grosse tete de Phelem-ghe-madone, et le tint la sous son aisselle, cou ploye et nuque basse, pendant que de son poing droit, tombant et retombant comme un marteau sur un clou, mais de bas en haut et en dessous, il lui ecrasait a l'aise la face. Quand Phelem-ghe-madone, enfin lache, releva la tete, il n'avait plus de visage. Ce qui avait ete un nez, des yeux et une bouche, n'etait plus qu'une apparence d'eponge noire trempee dans le sang. Il cracha. On vit a terre quatre dents. Puis il tomba. Kilter le recut sur son genou. Helmsgail etait a peine touche. Il avait quelques bleus insignifiants et une egratignure a une clavicule. Personne n'avait plus froid. On faisait seize et un quart pour Helmsgail contre Phelem-ghe-madone. Harry de Carleton cria: --Il n'y a plus de Phelem-ghe-madone. Je parie pour Helmsgail ma pairie de Bella-Aqua et mon titre de lord Bellew contre une vieille perruque de l'archeveque de Cantorbery. --Donne ton mufle, dit Kilter a Phelem-ghe-madone, et, fourrant sa flanelle sanglante dans la bouteille, il le debarbouilla avec du gin. On revit la bouche, et Phelem-ghe-madone ouvrit une paupiere. Les tempes semblaient felees. --Encore une reprise, ami, dit Kilter. Et il ajouta:--Pour l'honneur de la basse ville. Les gallois et les irlandais s'entendent; pourtant Phelem-ghe-madone, ne fit aucun signe pouvant indiquer qu'il avait encore quelque chose dans l'esprit. Phelem-ghe-madone se releva, Kilter le soutenant. C'etait la vingt-cinquieme reprise. A la maniere dont ce cyclope, car il n'avait plus qu'un oeil, se remit en posture, on comprit que c'etait la fin et personne ne douta qu'il ne fut perdu. Il posa sa garde au-dessus du menton, gaucherie de moribond. Helmsgail, a peine en sueur, cria: Je parie pour moi. Mille contre un. Helmsgail, levant le bras, frappa, et, ce fut etrange, tous deux tomberent. On entendit un grognement gai. C'etait Phelem-ghe-madone qui etait content. Il avait profite du coup terrible qu'Helmsgail lui avait donne sur le crane pour lui en donner un, mauvais, au nombril. Helmsgail, gisant, ralait. L'assistance regarda Helmsgail a terre et dit:--Rembourse. Tout le monde battit des mains, meme les perdants. Phelem-ghe-madone avait rendu mauvais coup pour mauvais coup, et agi dans son droit. On emporta Helmsgail sur une civiere. L'opinion etait qu'il n'en reviendrait point. Lord Robartes s'ecria: Je gagne douze cents guinees. Phelem-ghe-madone etait evidemment estropie pour la vie. En sortant, Josiane prit le bras de lord David, ce qui est tolere entre "engaged". Elle lui dit: --C'est tres beau. Mais... --Mais quoi? --J'aurais cru que cela m'oterait mon ennui. Eh bien, non. Lord David s'arreta, regarda Josiane, ferma la bouche et enfla les joues en secouant la tete, ce qui signifie: attention! et dit a la duchesse: --Pour l'ennui il n'y a qu'un remede. --Lequel? --Gwynplaine. La duchesse demanda: --Qu'est-ce que c'est que Gwynplaine? LIVE DEUXIEME GWINPLAINE ET DEA I OU L'ON VOIT LE VISAGE DE CELUI DONT ON N'A ENCORE VU QUE LES ACTIONS La nature avait ete prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donne une bouche s'ouvrant jusqu'aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez informe fait pour l'oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu'on ne pouvait regarder sans rire. Nous venons de le dire, la nature avait comble Gwynplaine de ses dons. Mais etait-ce la nature? Ne l'avait-on pas aidee? Deux yeux pareils a des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une protuberance camuse avec deux trous qui etaient les narines, pour face un ecrasement, et tout cela ayant pour resultante le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefs-d'oeuvre. Seulement, le rire est-il synonyme de la joie? Si, en presence de ce bateleur,--car c'etait un bateleur,--on laissait se dissiper la premiere impression de gaite, et si l'on observait cet homme avec attention, on y reconnaissait la trace de l'art. Un pareil visage n'est pas fortuit, mais voulu. Etre a ce point complet n'est pas dans la nature. L'homme ne peut rien sur sa beaute, mais peut tout sur sa laideur. D'un profil hottentot vous ne ferez pas un profil romain, mais d'un nez grec vous pouvez faire un nez kalmouck. Il suffit d'obliterer la racine du nez et d'epater les narines. Le bas latin du moyen age n'a pas cree pour rien le verbe _denasare_. Gwynplaine enfant avait-il ete assez digne d'attention pour qu'on s'occupat de lui au point de modifier son visage? Pourquoi pas? ne fut-ce que dans un but d'exhibition et de speculation. Selon toute apparence, d'industrieux manieurs d'enfants avaient travaille a cette figure. Il semblait evident qu'une science mysterieuse, probablement occulte, qui etait a la chirurgie ce que l'alchimie est a la chimie, avait cisele cette chair, a coup sur dans le tres bas age, et cree, avec premeditation, ce visage. Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux ligatures, avait fendu la bouche, debride les levres, denude les gencives, distendu les oreilles, decloisonne les cartilages, desordonne les sourcils et les joues, elargi le muscle zygomatique, estompe les coutures et les cicatrices, ramene la peau sur les lesions, tout en maintenant la face a l'etat beant, et de cette sculpture puissante et profonde etait sorti ce masque, Gwynplaine. On ne nait pas ainsi. Quoi qu'il en fut, Guynplaine etait admirablement reussi. Gwynplaine etait un don fait par la providence a la tristesse des hommes. Par quelle providence? Y a-t-il une providence Demon comme il y a une providence Dieu? Nous posons la question sans la resoudre. Gwynplaine etait saltimbanque. Il se faisait voir en public. Pas d'effet comparable au sien. Il guerissait les hypocondries rien qu'en se montrant. Il etait a eviter pour des gens en deuil, confus et forces, s'ils l'apercevaient, de rire indecemment. Un jour le bourreau vint, et Gwynplaine le fit rire. On voyait Gwynplaine, on se tenait les cotes; il parlait, on se roulait a terre. Il etait le pole oppose du chagrin. Spleen etait a un bout, et Gwynplaine a l'autre. Aussi etait-il parvenu rapidement, dans les champs de foire et dans les carrefours, a une fort satisfaisante renommee d'homme horrible. C'est en riant que Guynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensee non. L'espece de visage inoui que le hasard ou une industrie bizarrement speciale lui avait faconne, riait tout seul. Gwynplaine ne s'en melait pas. Le dehors ne dependait pas du dedans. Ce rire qu'il n'avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l'en oter. On lui avait a jamais applique le rire sur le visage. C'etait un rire automatique, et d'autant plus irresistible qu'il etait petrifie. Personne ne se derobait a ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le baillement. Par la vertu de la mysterieuse operation probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties de son visage contribuaient a ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu; toutes ses emotions, quelles qu'elles fussent, augmentaient cette etrange figure de joie, disons mieux, l'aggravaient. Un etonnement qu'il aurait eu, une souffrance qu'il aurait ressentie, une colere qui lui serait survenue, une pitie qu'il aurait eprouvee, n'eussent fait qu'accroitre cette hilarite des muscles; s'il eut pleure, il eut ri; et, quoi que fit Gwynplaine, quoi qu'il voulut, quoi qu'il pensat, des qu'il levait la tete, la foule, si la foule etait la, avait devant les yeux cette apparition, l'eclat de rire foudroyant. Qu'on se figure une tete de Meduse gaie. Tout ce qu'on avait dans l'esprit etait mis en deroute par cet inattendu, et il fallait rire. L'art antique appliquait jadis au fronton des theatres de la Grece une face d'airain joyeuse. Cette face s'appelait la Comedie. Ce bronze semblait rire et faisait rire, et etait pensif. Toute la parodie, qui aboutit a la demence, toute l'ironie, qui aboutit a la sagesse, se condensaient et s'amalgamaient sur cette figure; la somme des soucis, des desillusions, des degouts et des chagrins se faisait sur ce front impassible, et donnait ce total lugubre, la gaite; un coin de la bouche etait releve, du cote du genre humain, par la moquerie, et l'autre coin, du cote des dieux, par le blaspheme; les hommes venaient confronter a ce modele du sarcasme ideal l'exemplaire d'ironie que chacun a en soi; et la foule, sans cesse renouvelee autour de ce rire fixe, se pamait d'aise devant l'immobilite sepulcrale du ricanement. Ce sombre masque mort de la comedie antique ajuste a un homme vivant, on pourrait presque dire que c'etait la Gwynplaine. Cette tete infernale de l'hilarite implacable, il l'avait sur le cou. Quel fardeau pour les epaules d'un homme, le rire eternel! Rire eternel. Entendons-nous, et expliquons-nous. A en croire les manicheens, l'absolu plie par moments, et Dieu lui-meme a des intermittences. Entendons-nous aussi sur la volonte. Qu'elle puisse jamais etre tout a fait impuissante, nous ne l'admettons pas. Toute existence ressemble a une lettre, que modifie le post-scriptum. Pour Gwynplaine, le post-scriptum etait ceci: a force de volonte, en y concentrant toute son attention, et a la condition qu'aucune emotion ne vint le distraire et detendre la fixite de son effort, il pouvait parvenir a suspendre l'eternel rictus de sa face et a y jeter une sorte de voile tragique, et alors on ne riait plus devant lui, on frissonnait. Cet effort, Gwyynplaine, disons-le, ne le faisait presque jamais, car c'etait une fatigue douloureuse et une tension insupportable. Il suffisait d'ailleurs de la moindre distraction et de la moindre emotion pour que, chasse un moment, ce rire, irresistible comme un reflux, reparut sur sa face, et il etait d'autant plus intense que l'emotion, quelle qu'elle fut, etait plus forte. A cette restriction pres, le rire de Gwynplaine etait eternel. On voyait Gwynplaine, on riait. Quand on avait ri, on detournait la tete. Les femmes surtout avaient horreur. Cet homme etait effroyable. La convulsion bouffonne etait comme un tribut paye; on la subissait joyeusement, mais presque mecaniquement. Apres quoi, une fois le rire refroidi, Gwynplaine, pour une femme, etait insupportable a voir et impossible a regarder. Il etait du reste grand, bien fait, agile, nullement difforme, si ce n'est de visage. Ceci etait une indication de plus parmi les presomptions qui laissaient entrevoir dans Gwynplaine plutot une creation de l'art qu'une oeuvre de la nature. Gwynplaine, beau de corps, avait probablement ete beau de figure. En naissant, il avait du etre un enfant comme un autre. On avait conserve le corps intact et seulement retouche la face. Gwynplaine avait ete fait expres. C'etait la du moins la vraisemblance. On lui avait laisse les dents. Les dents sont necessaires au rire. La tete de mort les garde. L'operation faite sur lui avait du etre affreuse. Il ne s'en souvenait pas, ce qui ne prouvait point qu'il ne l'eut pas subie. Cette sculpture chirurgicale n'avait pu reussir que sur un enfant tout petit, et par consequent ayant peu conscience de ce qui lui arrivait, et pouvant aisement prendre une plaie pour une maladie. En outre, des ce temps-la, on se le rappelle, les moyens d'endormir le patient et de supprimer la souffrance etaient connus. Seulement, a cette epoque, on les appelait magie. Aujourd'hui on les appelle anesthesie. Outre ce visage, ceux qui l'avaient eleve lui avaient donne des ressources de gymnaste et d'athlete; ses articulations, utilement disloquees, et propres a des flexions en sens inverse, avaient recu une education de clown et pouvaient, comme des gonds de porte, se mouvoir dans tous les sens. Dans son appropriation au metier de saltimbanque rien n'avait ete neglige. Ses cheveux avaient ete teints couleur d'ocre une fois pour toutes; secret qu'on a retrouve de nos jours. Les jolies femmes en usent; ce qui enlaidissait autrefois est aujourd'hui juge bon pour embellir. Gwynplaine avait les cheveux jaunes. Cette peinture des cheveux, apparemment corrosive, les avait laisses laineux et bourrus au toucher. Ce herissement fauve, plutot criniere que chevelure, couvrait et cachait un profond crane fait pour contenir de la pensee, L'operation quelconque, qui avait ote l'harmonie au visage et mis toute cette chair en desordre, n'avait pas eu prise sur la boite osseuse. L'angle facial de Gwynplaine etait puissant et surprenant. Derriere ce rire il y avait une ame, faisant, comme nous tous, un songe. Du reste, ce rire etait pour Gwynplaine tout un talent. Il n'y pouvait rien, et il en tirait parti. Au moyen de ce rire, il gagnait sa vie. Gwynplaine--on l'a sans doute deja reconnu--etait cet enfant abandonne un soir d'hiver sur la cote de Portland, et recueilli dans une pauvre cahute roulante a Weymouth. II DEA L'enfant etait a cette heure un homme. Quinze ans s'etaient ecoules. On etait en 1705. Gwynplaine touchait a ses vingt-cinq ans. Ursus avait garde avec lui les deux enfants. Cela avait fait un groupe nomade. Ursus et Homo avaient vieilli. Ursus etait devenu tout a fait chauve. Le loup grisonnait. L'age des loups n'est pas fixe comme l'age des chiens. Selon Molin, il y a des loups qui vivent quatrevingts ans, entre autres le petit koupara, _caviae vorus_, et le loup odorant, _canis nubilus_ de Say. La petite fille trouvee sur la femme morte etait maintenant une grande creature de seize ans, pale avec des cheveux bruns, mince, frele, presque tremblante a force de delicatesse et donnant la peur de la briser, admirablement belle, les yeux pleins de lumiere, aveugle. La fatale nuit d'hiver, qui avait renverse la mendiante et son enfant dans la neige, avait fait coup double. Elle avait tue la mere et aveugle la fille. La goutte sereine avait a jamais paralyse les prunelles de cette fille, devenue femme a son tour. Sur son visage, a travers lequel le jour ne passait point, les coins des levres tristement abaisses exprimaient ce desappointement amer. Ses yeux, grands et clairs, avaient cela d'etrange qu'eteints pour elle, pour les autres ils brillaient. Mysterieux flambeaux allumes n'eclairant que le dehors. Elle donnait de la lumiere, elle qui n'en avait pas. Ces yeux disparus resplendissaient. Cette captive des tenebres blanchissait le milieu sombre ou elle etait. Du fond de son obscurite incurable, de derriere ce mur noir qu'on nomme la cecite, elle jetait un rayonnement. Elle ne voyait pas hors d'elle le soleil et l'on voyait en elle son ame. Son regard mort avait on ne sait quelle fixite celeste. Elle etait la nuit, et de cette ombre irremediable amalgamee a elle-meme, elle sortait astre. Ursus, maniaque de noms latins, l'avait baptisee Dea. Il avait un peu consulte son loup; il lui avait dit: Tu representes l'homme, je represente la bete; nous sommes le monde d'en bas; cette petite representera le monde d'en haut. Tant de faiblesse, c'est la toute-puissance. De cette facon l'univers complet, humanite, bestialite, divinite, sera dans notre cahute.--Le loup n'avait pas fait d'objection. Et c'est ainsi que l'enfant trouve s'appelait Dea. Quant a Gwynplaine, Ursus n'avait pas eu la peine de lui inventer un nom. Le matin meme du jour ou il avait constate le defigurement du petit garcon et la cecite de la petite fille, il avait demande:--Boy, comment t'appelles-tu? Et le garcon avait repondu:--On m'appelle Gwynplaine. --Va pour Gwynplaine, avait dit Ursus. Dea assistait Gwynplaine dans ses exercices. Si la misere humaine pouvait etre resumee, elle l'eut ete par Gwynplaine et Dea. Ils semblaient etre nes chacun dans un compartiment du sepulcre; Gwynplaine dans l'horrible, Dea dans le noir. Leurs existences etaient faites avec des tenebres d'espece differente, prises dans les deux cotes formidables de la vie. Ces tenebres, Dea les avait en elle et Gwynplaine les avait sur lui. Il y avait du fantome dans Dea et du spectre dans Gwynplaine. Dea etait dans le lugubre, et Gwynplaine dans le pire. Il y avait pour Gwynplaine voyant, une possibilite poignante qui n'existait pas pour Dea aveugle, se comparer aux autres hommes. Or, dans une situation comme celle de Gwynplaine, en admettant qu'il cherchat a s'en rendre compte, se comparer, c'etait ne plus se comprendre. Avoir, comme Dea, un regard vide d'ou le monde est absent, c'est une supreme detresse, moindre pourtant que celle-ci: etre sa propre enigme; sentir aussi quelque chose d'absent qui est soi-meme; voir l'univers et ne pas se voir. Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c'etait avec sa propre chair que Gwynplaine etait masque. Quel etait son visage, il l'ignorait. Sa figure etait dans l'evanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-meme. Il avait pour face une disparition. Sa tete vivait et son visage etait mort. Il ne se souvenait pas de l'avoir vu. Le genre humain, pour Dea comme pour Gwynplaine, etait un fait exterieur; ils en etaient loin; elle etait seule, il etait seul; l'isolement de Dea etait funebre, elle ne voyait rien; l'isolement de Gwynplaine etait sinistre, il voyait tout. Pour Dea, la creation ne depassait point l'ouie et le toucher; le reel etait borne, limite, court, tout de suite perdu; elle n'avait pas d'autre infini que l'ombre. Pour Gwynplaine, vivre, c'etait avoir a jamais la foule devant soi et hors de soi. Dea etait la proscrite de la lumiere; Gwynplaine etait le banni de la vie. Certes, c'etaient la deux desesperes. Le fond de la calamite possible etait touche. Ils y etaient, lui comme elle. Un observateur qui les eut vus eut senti sa reverie s'achever en une incommensurable pitie. Que ne devaient-ils pas souffrir? Un decret de malheur pesait visiblement sur ces deux creatures humaines, et jamais la fatalite, autour de deux etres qui n'avaient rien fait, n'avait mieux arrange la destinee en torture et la vie en enfer. Ils etaient dans un paradis. Ils s'aimaient. Gwynplaine adorait Dea. Dea idolatrait Gwynplaine. --Tu es si beau! lui disait-elle. III "OCULOS NON HABET ET VIDET" Une seule femme sur la terre voyait Gwynplaiae. C'etait cette aveugle. Ce que Gwynplaine avait ete pour elle, elle le savait par Ursus, a qui Gwynplaine avait raconte sa rude marche de Portland a Weymouth, et les agonies melees a son abandon, Elle savait que, toute petite, expirante sur sa mere expiree, tetant un cadavre, un etre, un peu moins petit qu'elle, l'avait ramassee; que cet etre, elimine et comme enseveli sous le sombre refus universel, avait entendu son cri; que, tous etant sourds pour lui, il n'avait pas ete sourd pour elle; que cet enfant, isole, faible, rejete, sans point d'appui ici-bas, se trainant dans le desert, epuise de fatigue, brise, avait accepte des mains de la nuit ce fardeau, un autre enfant; que lui, qui n'avait point de part a attendre dans cette distribution obscure qu'on appelle le sort, il s'etait charge d'une destinee; que, denument, angoisse et detresse, il s'etait fait providence; que, le ciel se fermant, il avait ouvert son coeur; que, perdu, il avait sauve; que, n'ayant pas de toit ni d'abri, il avait ete asile; qu'il s'etait fait mere et nourrice; que, lui qui etait seul au monde, il avait repondu au delaissement par une adoption; que, dans les tenebres, il avait donne cet exemple; que, ne se trouvant pas assez accable, il avait bien voulu de la misere d'un autre par surcroit; que sur cette terre ou il semblait qu'il n'y eut rien pour lui, il avait decouvert le devoir; que la ou tous eussent hesite, il avait avance; que la ou tous eussent recule, il avait consenti; qu'il avait mis sa main dans l'ouverture du sepulcre et qu'il l'en avait retiree, elle, Dea; que, demi-nu, il lui avail donne son baillon, parce qu'elle avait froid; qu'affame, il avait songe a la faire boire et manger; que pour cette petite, ce petit avait combattu la mort; qu'il l'avait combattue sous toutes les formes, sous la forme hiver et neige, sous la forme solitude, sous la forme terreur, sous la forme froid, faim et soif, sous la forme ouragan; que pour elle, Dea, ce titan de dix ans avait livre bataille a l'immensite nocturne. Elle savait qu'il avait fait cela, enfant, et que maintenant, homme, il etait sa force a elle debile, sa richesse a elle indigente, sa guerison a elle malade, son regard a elle aveugle. A travers les epaisseurs inconnues par qui elle se sentait tenue a distance, elle distinguait nettement ce devouement, cette abnegalion, ce courage. L'heroisme, dans la region immaterielle, a un contour. Elle saisissait ce contour sublime; dans l'inexprimable abstraction ou vit une pensee que n'eclaire pas le soleil, elle percevait ce mysterieux lineament de la vertu. Dans cet entourage de choses obscures mises en mouvement qui etait la seule impression que lui fit la realite, dans cette stagnation inquiete de la creature passive toujours au guet du peril possible, dans cette sensation d'etre la sans defense qui est toute la vie de l'aveugle, elle constatait au-dessus d'elle Gwynplaine, Guynplaine jamais refroidi, jamais absent, jamais eclipse, Gwynplaine attendri, secourable et doux; Dea tressaillait de certitude et de reconnaissance, son anxiete rassuree aboutissait a l'extase, et de ses yeux pleins de tenebres elle contemplait au zenith de son abime cette bonte, lumiere profonde. Dans l'ideal, la bonte, c'est le soleil; et Gwynplaine eblouissait Dea. Pour la foule, qui a trop de tetes pour avoir une pensee et trop d'yeux pour avoir un regard, pour la foule qui, surface elle-meme, s'arrete aux surfaces, Gwynplaine etait un clown, un bateleur, un saltimbanque, un grotesque, un peu plus et un peu moins qu'une bete. La foule ne connaissait que le visage. Pour Dea, Gwynplaine etait le sauveur qui l'avait ramassee dans la tombe et emportee dehors, le consolateur qui lui faisait la vie possible, le liberateur dont elle sentait la main dans la sienne en ce labyrinthe qui est la cecite; Gwynplaine etait le frere, l'ami, le guide, le soutien, le semblable d'en haut, l'epoux aile et rayonnant, et la ou la multitude voyait le monstre, elle voyait l'archange. C'est que Dea, aveugle, apercevait l'ame. IV LES AMOUREUX ASSORTIS Ursus, philosophe, comprenait. Il approuvait la fascination de Dea. --L'aveugle voit l'invisible. Il disait: --La conscience est vision. Il regardait Gwynplaine, et il grommelait: --Demi-monstre, mais demi-dieu. Gwynplaine, de son cote, etait enivre de Dea. Il y a l'oeil invisible, l'esprit, et l'oeil visible, la prunelle. Lui, c'est avec l'oeil visible qu'il la voyait. Dea avait l'eblouissement ideal, Gwynplaine avait l'eblouissement reel. Gwynplaine n'etait pas laid, il etait effrayant; il avait devant lui son contraste. Autant il etait terrible, autant Dea etait suave. Il etait l'horreur, elle etait la grace. Il y avait du reve en Dea. Elle semblait un songe ayant un peu pris corps. Il y avait dans toute sa personne, dans sa structure eolienne, dans sa fine et souple taille inquiete comme le roseau, dans ses epaules peut-etre invisiblement ailees, dans les rondeurs discretes de son contour indiquant le sexe, mais a l'ame plutot qu'aux sens, dans sa blancheur qui etait presque de la transparence, dans l'auguste occlusion sereine de son regard divinement ferme a la terre, dans l'innocence sacree de son sourire, un voisinage exquis de l'ange, et elle etait tout juste assez femme. Gwynplaine, nous l'avons dit, se comparait, et il comparait Dea. Son existence, telle qu'elle etait, etait le resultat d'un double choix inoui. C'etait le point d'intersection des deux rayons d'en bas et d'en haut, du rayon noir et du rayon blanc. La meme miette peut etre becquetee a la fois par les deux becs du mal et du bien, l'un donnant la morsure, l'autre le baiser. Gwynplaine etait cette miette, atome meurtri et caresse. Gwynplaine etait le produit d'une fatalite, compliquee d'une providence. Le malheur avait mis le doigt sur lui, le bonheur aussi. Deux destinees extremes composaient son sort etrange. Il y avait sur lui un anatheme et une benediction. Il etait le maudit elu. Qui etait-il? Il ne le savait. Quand il se regardait, il voyait un inconnu. Mais cet inconnu etait monstrueux. Gwynplaine vivait dans une sorte de decapitation, ayant un visage qui n'etait pas lui. Ce visage etait epouvantable, si epouvantable qu'il amusait. Il faisait tant peur qu'il faisait rire. Il etait infernalement bouffon. C'etait le naufrage de la figure humaine dans un mascaron bestial. Jamais on n'avait vu plus totale eclipse de l'homme sur le visage humain, jamais parodie n'avait ete plus complete, jamais ebauche plus affreuse n'avait ricane dans un cauchemar, jamais tout ce qui peut repousser une femme n'avait ete plus hideusement amalgame dans un homme; l'infortune coeur, masque et calomnie par cette face, semblait a jamais condamne a la solitude sous ce visage comme sous un couvercle de tombe. Eh bien, non! ou s'etait epuisee la mechancete inconnue, la bonte invisible a son tour se depensait. Dans ce pauvre dechu, tout a coup releve, a cote de tout ce qui repousse elle mettait ce qui attire, dans l'ecueil elle mettait l'aimant, elle faisait accourir a tire d'aile vers cet abandonne une ame, elle chargeait la colombe de consoler le foudroye, et elle faisait adorer la difformite par la beaule. Pour que cela fut possible, il fallait que la belle ne vit pas le defigure. Pour ce bonheur, il fallait ce malheur. La providence avait fait Dea aveugle. Gwynplaine se sentait vaguement l'objet d'une redemption. Pourquoi la persecution? il l'ignorait. Pourquoi le rachat? il l'ignorait. Une aureole etait venue se poser sur sa fletrissure; c'est tout ce qu'il savait. Ursus, quand Gwynplaine avait ete en age de comprendre, lui avait lu et explique le texte du docteur Conquest _de Denasatis_, et, dans un autre in-folio, _Hugo Plagon[1]_, le passage _nares habens mutilas_; mais Ursus s'etait prudemment abstenu "d'hypotheses", et s'etait bien garde de conclure quoi que ce soit. Des suppositions etaient possibles, la probabilite d'une voie de fait sur l'enfance de Gwynplaine etait entrevue; mais pour Gwynplaine il n'y avait qu'une evidence, le resultat. Sa destinee etait de vivre sous un stigmate. Pourquoi ce stigmate? pas de reponse. Silence et solitude autour de Gwynplainwe. Tout etait fuyant dans les conjectures qu'on pouvait ajuster a cette realite tragique, et, excepte le fait terrible, rien n'etait certain. Dans cet accablement, Dea intervenait; sorte d'interposition celeste entre Gwynplaine et le desespoir. Il percevait, emu et comme rechauffe, la douceur de cette fille exquise tournee vers son horreur; l'etonnement paradisiaque attendrissait sa face draconienne; fait pour l'effroi, il avait cette exception prodigieuse d'etre admire et adore dans l'ideal par la lumiere, et, monstre, il sentait sur lui la contemplation d'une etoile. [1] _Versio Gallica Will, Tyrii,_ bb. II, cap. xxiii. Gwynplaine et Dea, c'etait un couple, et ces deux coeurs pathetiques s'adoraient. Un nid, et deux oiseaux; c'etait la leur histoire. Ils avaient fait leur rentree dans la loi universelle qui est de se plaire, de se chercher et de se trouver. De sorte que la haine s'etait trompee. Les persecuteurs de Gwynplaine, quels qu'ils fussent, l'enigmatique acharnement, de quelque part qu'il vint, avaient manque leur but. On avait voulu faire un desespere, on avait fait un enchante. On l'avait d'avance fiance a une plaie guerissante. On l'avait predestine a etre console par une affliction. La tenaille de bourreau s'etait doucement faite main de femme. Gwynplaine etait horrible, artificiellement horrible, horrible de la main des hommes; on avait espere l'isoler a jamais, de la famille d'abord, s'il avait une famille, de l'humanite ensuite; enfant, on avait fait de lui une ruine, mais cette ruine, la nature l'avait reprise comme elle reprend toutes les ruines; cette solitude, la nature l'avait consolee comme elle console toutes les solitudes; la nature vient au secours de tous les abandons; la ou tout manque, elle se redonne tout entiere; elle refleurit et reverdit sur tous les ecroulements; elle a le lierre pour les pierres et l'amour pour les hommes. Generosite profonde de l'ombre. V LE BLEU DANS LE NOIR Ainsi vivaient l'un par l'autre ces infortunes, Dea appuyee, Gwynplaine accepte. Cette orpheline avait cet orphelin. Cette infirme avait ce difforme. Ces veuvages s'epousaient. Une ineffable action de graces se degageait de ces deux detresses. Elles remerciaient. Qui? L'immensite obscure. Remercier devant soi, c'est assez. L'action de graces a des ailes et va ou elle doit aller. Votre priere en sait plus long que vous. Que d'hommes ont cru prier Jupiter et ont prie Jehovah! Que de croyants aux amulettes sont ecoutes par l'infini! Combien d'athees ne s'apercoivent pas que, par le seul fait d'etre bons et tristes, ils prient Dieu! Gwynplaine et Dea etaient reconnaissants. La difformite, c'est l'expulsion. La cecite, c'est le precipice. L'expulsion etait adoptee; le precipice etait habitable. Gwynplaine voyait descendre vers lui en pleine lumiere, dans un arrangement de destinee qui ressemblait a la mise en perspective d'un songe, une blanche nuee de beaute ayant la forme d'une femme, une vision radieuse dans laquelle il y avait un coeur, et cette apparition, presque nuage et pourtant femme, l'etreignait, et cette vision l'embrassait, et ce coeur voulait bien de lui; Gwynplaine n'etait plus difforme, etant aime; une rose demandait la chenille en mariage, sentant dans cette chenille le papillon divin; Gwynplaine, le rejete, etait choisi. Avoir son necessaire, tout est la. Gwynplaine avait le sien. Dea avait le sien. L'abjection du defigure, allegee et comme sublimee, se dilatait en ivresse, en ravissement, en croyance; et une main venait au-devant de la sombre hesitation de l'aveugle dans la nuit. C'etait la penetration de deux detresses dans l'ideal, celle-ci absorbant celle-la. Deux exclusions s'admettaient. Deux lacunes se combinaient pour se completer. Ils se tenaient par ce qui leur manquait. Par ou l'un etait pauvre, l'autre etait riche. Le malheur de l'un faisait le tresor de l'autre. Si Dea n'eut pas ete aveugle, eut-elle choisi Gwynplaine? Si Gwynplaine n'eut pas ete defigure, eut-il prefere Dea? Elle probablement n'eut pas plus voulu du difforme que lui de l'infirme. Quel bonheur pour Dea que Gwynplaine fut hideux! Quelle chance pour Gwynplaine que Dea fut aveugle! En dehors de leur appareillement providentiel, ils etaient impossibles. Un prodigieux besoin l'un de l'autre etait au fond de leur amour. Gwynplaine sauvait Dea. Dea sauvait Gwynplaine. Rencontre de miseres produisant l'adherence. Embrassement d'engloutis dans le gouffre. Rien de plus etroit, rien de plus desespere, rien de plus exquis. Gwynplaine avait une pensee: --Que serais-je sans elle? Dea avait une pensee: --Que serais-je sans lui? Ces deux exils aboutissaient a une patrie; ces deux fatalites incurables, le stigmate de Gwynplaine, la cecite de Dea, operaient leur jonction dans le contentement. Ils se suffisaient, ils n'imaginaient rien au dela d'eux-memes; se parler etait un delice, s'approcher etait une beatitude; a force d'intuition reciproque, ils en etaient venus a l'unite de reverie; ils pensaient a deux la meme pensee. Quand Gwynplaine marchait, Dea croyait entendre un pas d'apotheose, Ils se serraient l'un contre l'autre dans une sorte de clair-obscur sideral plein de parfums, de lueurs, de musiques, d'architectures lumineuses, de songes; ils s'appartenaient; ils se savaient ensemble a jamais dans la meme joie et dans la meme extase; et rien n'etait etrange comme cette construction d'un eden par deux damnes. Ils etaient inexprimablement heureux. Avec leur enfer ils avaient fait du ciel; telle est votre puissance, amour! Dea entendait rire Gwynplaine. Et Gwynplaine voyait Dea sourire. Ainsi la felicite ideale etait trouvee, la joie parfaite de la vie etait realisee, le mysterieux probleme du bonheur etait resolu. Et par qui? par deux miserables. Pour Gwynplaine Dea etait la splendeur. Pour Dea Gwynplaine etait la presence. La presence, profond mystere qui divinise l'invisible et d'ou resulte cet autre mystere, la confiance. Il n'y a dans les religions que cela d'irreductible. Mais cet irreductible suffit. On ne voit pas l'immense etre necessaire; on le sent. Gwynplaine etait la religion de Dea. Parfois, eperdue d'amour, elle se mettait a genoux devant lui, sorte de belle pretresse adorant un gnome de pagode, epanoui. Figurez-vous l'abime, et au milieu de l'abime une oasis de clarte, et dans cette oasis ces deux etres hors de la vie, s'eblouissant. Pas de purete comparable a ces amours. Dea ignorait ce que c'etait qu'un baiser, bien que peut-etre elle le desirat; car la cecite, surtout d'une femme, a ses reves, et, quoique tremblante devant les approches de l'inconnu, ne les hait pas toutes. Quant a Gwynplaine, la jeunesse frissonnante le rendait pensif; plus il se sentait ivre, plus il etait timide; il eut pu tout oser avec cette compagne de son premier age, avec cette ignorante de la faute comme de la lumiere, avec cette aveugle qui voyait une chose, c'est qu'elle l'adorait. Mais il eut cru voler ce qu'elle lui eut donne; il se resignait avec une melancolie satisfaite a aimer angeliquement, et le sentiment de sa difformite se resolvait en une pudeur auguste. Ces heureux habitaient l'ideal. Ils y etaient epoux a distance comme les spheres. Ils echangeaient dans le bleu l'effluve profond qui dans l'infini est l'attraction et sur la terre le sexe. Ils se donnaient des baisers d'ame. Ils avaient toujours eu la vie commune. Ils ne se connaissaient pas autrement qu'ensemble. L'enfance de Dea avait coincide avec l'adolescence de Gwynplaine. Ils avaient grandi cote a cote. Ils avaient longtemps dormi dans le meme lit, la cahute n'etant point une vaste chambre a coucher. Eux sur le coffre, Ursus sur le plancher; voila quel etait l'arrangement. Puis un beau jour, Dea etant encore petite, Gwynplaine s'etait vu grand, et c'est du cote de l'homme qu'avait commence la honte. Il avait dit a Ursus: Je veux dormir a terre, moi aussi. Et, le soir venu, il s'etait etendu pres du vieillard, sur la peau d'ours. Alors Dea avait pleure. Elle avait reclame son camarade de lit. Mais Gwynplaine, devenu inquiet, car il commencait a aimer, avait tenu bon. A partir de ce moment, il s'etait mis a coucher sur le plancher avec Ursus. L'ete, dans les belles nuits, il couchait dehors, avec Homo. Dea avait treize ans qu'elle n'etait pas encore resignee. Souvent le soir elle disait; Gwynplaine, viens pres de moi; cela me fera dormir. Un homme a cote d'elle etait un besoin du sommeil de l'innocente. La nudite, c'est de se voir nu; aussi ignorait-elle la nudite. Ingenuite d'Arcadie ou d'Otaiti. Dea sauvage faisait Gwynplaine farouche. Il arrivait parfois a Dea, etant deja presque jeune fille, de se peigner ses longs cheveux, assise sur son lit, sa chemise defaite et a demi tombante, laissant voir la statue feminine ebauchee et un vague commencement d'Eve, et d'appeler Gwynplaine. Gwynplaine rougissait, baissait les yeux, ne savait que devenir devant cette chair naive, balbutiait, detournait la tete, avait peur, et s'en allait, et ce Daphnis des tenebres prenait la fuite devant cette Chloe de l'ombre. Telle etait cette idylle eclose dans une tragedie. Ursus leur disait: --Vieilles brutes, adorez-vous. VI URSUS INSTITUTEUR, ET URSUS TUTEUR Ursus ajoutait: --Je leur ferai un de ces jours un mauvais tour. Je les marierai. Ursus faisait a Gwynplaine la theorie de l'amour. Il lui disait: --L'amour, sais-tu comment le bon Dieu allume ce feu-la? Il met la femme en bas, le diable entre deux; l'homme sur le diable. Une allumette, c'est-a-dire un regard, et voila que tout flambe. --Un regard n'est pas necessaire, repondait Guynplaine, songeant a Dea. Et Ursus repliquait: --Dadais! est-ce que les ames, pour se regarder, ont besoin des yeux? Parfois Ursus etait bon diable. Gwynplaine, par moments, eperdu de Dea jusqu'a en devenir sombre, se garait d'Ursus comme d'un temoin. Un jour Ursus lui dit: --Bah! ne te gene pas. En amour le coq se montre. --Mais l'aigle se cache, repondit Gwynplaine. Dans d'autres instants, Ursus se disait en aparte: --Il est sage de mettre des batons dans les roues du char de Cytheree. Ils s'aiment trop. Cela peut avoir des inconvenients. Obvions a l'incendie. Moderons ces coeurs. Et Ursus avait recours a des avertissements de ce genre, parlant a Gwynplaine quand Dea dormait, et a Dea quand Gwynplaine avait le dos tourne: --Dea, il ne faut pas trop t'attacher a Gwynplaine. Vivre dans un autre est perilleux. L'egoisme est une bonne racine du bonheur. Les hommes, ca echappe aux femmes. Et puis, Gwynplaine peut finir par s'infatuer. Il a tant de succes! tu ne le figures pas le succes qu'il a! --Gwynplaine, les disproportions ne valent rien. Trop de laideur d'un cote, trop de beaute de l'autre, cela doit donner a reflechir. Tempere ton ardeur, mon boy. Ne t'enthousiasme pas trop de Dea. Te crois-tu serieusement fait pour elle? Mais considere donc ta difformite et sa perfection. Vois la distance entre elle et toi. Elle a tout, cette Dea! quelle peau blanche, quels cheveux, des levres qui sont des fraises, et son pied! quant a sa main! Ses epaules sont d'une courbe exquise, le visage est sublime, elle marche, il sort d'elle de la lumiere, et ce parler grave avec ce son de voix charmant! et avec tout cela songer que c'est une femme! elle n'est pas si sotte que d'etre un ange. C'est la beaute absolue. Dis-toi tout cela pour te calmer. De la des redoublements d'amour entre Dea et Gwynplaine, et Ursus s'etonnait de son insucces, un peu comme quelqu'un qui dirait: --C'est singulier, j'ai beau jeter de l'huile sur le feu, je ne parviens pas a l'eteindre. Les eteindre, moins meme, les refroidir, le voulait-il? non certes. Il eut ete bien attrape s'il avait reussi. Au fond, cet amour, flamme pour eux, chaleur pour lui, le ravissait. Mais il faut bien taquiner un peu ce qui nous charme. Cette taquinerie-la, c'est ce que les hommes appellent la sagesse, Ursus avait ete pour Gwynplaine et Dea a peu pres pere et mere. Tout en murmurant, il les avait eleves; tout en grondant, il les avait nourris. Cette adoption ayant fait la cahute roulante plus lourde, il avait du s'atteler plus frequemment avec Homo pour la trainer. Disons que, les premieres annees passees, quand Gywnplaine fut presque grand et Ursus tout a fait vieux, c'avait ete le tour de Gwynplaine de trainer Ursus. Ursus, en voyant grandir Gwynplaine, avait tire l'horoscope de sa difformite.--_On a fait ta fortune_, lui avait-il dit. Cette famille d'un vieillard, de deux enfants et d'un loup, avait forme, tout en rodant, un groupe de plus en plus etroit. La vie errante n'avait pas empeche l'education. Errer, c'est croitre, disait Ursus. Gwynplaine etant evidemment fait pour etre "montre dans les foires", Ursus avait cultive en lui le saltimbanque, et dans ce saltimbanque il avait incruste de son mieux la science et la sagesse. Ursus, en arret devant le masque ahurissant de Gwynplaine, grommelait: Il a ete bien commence. C'est pourquoi il l'avait complete par tous les ornements de la philosophie et du savoir. Il repetait souvent a Gwynplaine:--Sois un philosophe. Etre sage, c'est etre invulnerable. Tel que tu me vois, je n'ai jamais pleure. Force de ma sagesse. Crois-tu que, si j'avais voulu pleurer, j'aurais manque d'occasion? Ursus, dans ses monologues ecoutes par le loup, disait:--J'ai enseigne a Gwynplaine Tout, y compris le latin, et a Dea Rien, y compris la musique.--Il leur avait appris a tous deux a chanter. Il avait lui-meme un joli talent sur la muse de ble, une petite flute de ce temps-la. Il en jouait agreablement, ainsi que de la chiffonie, sorte de vielle de mendiant, que la chronique de Bertrand Duguesclin qualifie "instrument truand", et qui est le point de depart de la symphonie. Ces musiques attiraient le monde. Ursus montrait a la foule sa chiffonie et disait:--En latin _organistrum_. Il avait enseigne a Dea et a Gwynplaine le chant selon la methode d'Orphee et d'Egide Binchois. Il lui etait arrive plus d'une fois de couper les lecons de ce cri d'enthousiasme:--Orphee, musicien de la Grece! Binchois, musicien de la Picardie! Ces complications d'education soignee n'avaient pas occupe les deux enfants au point de les empecher de s'adorer. Ils avaient grandi en melant leurs coeurs, comme deux arbrisseaux plantes pres, en devenant arbres, melent leurs branches. --C'est egal, murmurait Ursus, je les marierai. Et il bougonnait en aparte: --Il m'ennuient avec leur amour, Le passe, le peu qu'ils en avaient du moins, n'existait point pour Guynplaine et Dea. Ils en savaient ce qu'Ursus leur en avait dit. Ils appelaient Ursus "Pere". Gwynplaine n'avait souvenir de son enfance que comme d'un passage de demons sur son berceau. Il en avait une impression comme d'avoir ete trepigne dans l'obscurite sous des pieds difformes. Etait-ce expres, ou sans le vouloir? il l'ignorait. Ce qu'il se rappelait nettement, et dans les moindres details, c'etait la tragique aventure de son abandon. La trouvaille de Dea faisait pour lui de cette nuit lugubre une date radieuse. La memoire de Dea etait, plus encore que celle de Gwynplaine, dans la nuee. Si petite, tout s'etait dissipe. Elle se rappelait sa mere comme une chose froide. Avait-elle vu le soleil? Peut-etre. Elle faisait effort pour replonger son esprit dans cet evanouissement qui etait derriere elle. Le soleil? qu'etait-ce? Elle se souvenait d'on ne sait quoi de lumineux et de chaud que Gwynplaine avait remplace. Ils se disaient des choses a voix basse. Il est certain que roucouler est ce qu'il y a de plus important sur la terre. Dea disait a Gwynplaine: La lumiere, c'est quand tu parles. Une fois, n'y tenant plus, Gwynplaine, apercevant a travers une manche de mousseline le bras de Dea, effleura de ses levres cette transparence. Bouche difforme, baiser ideal. Dea sentit un ravissement profond. Elle devint toute rose. Ce baiser d'un monstre fit l'aurore sur ce beau front plein de nuit. Cependant Gwynplaine soupirait avec une sorte de terreur, et, comme la gorgere de Dea s'entre-baillait, il ne pouvait s'empecher de regarder des blancheurs visibles par cette ouverture de paradis. Dea releva sa manche et tendit a Gwynplaine son bras nu en disant: Encore! Gwynplaine se tira d'affaire par l'evasion. Le lendemain ce jeu recommencait, avec des variantes. Glissement celeste dans ce doux abime qui est l'amour. Ce sont la des choses auxquelles le bon Dieu, en sa qualite de vieux philosophe, sourit. VII LA CECITE DONNE DES LECONS DE CLAIRVOYANCE Parfois Gwynplaine s'adressait des reproches. Il se faisait de son bonheur un cas de conscience. Il s'imaginait que se laisser aimer par cette femme qui ne pouvait le voir, c'etait la tromper. Que dirait-elle si ses yeux s'ouvraient tout a coup? comme ce qui l'attire la repousserait! comme elle reculerait devant son effroyable amant! quel-cri! quelles mains voilant son visage! quelle fuite! Un penible scrupule le harcelait. Il se disait que, monstre, il n'avait pas droit a l'amour. Hydre idolatree par l'astre, il etait de son devoir d'eclairer cette etoile aveugle. Une fois il dit a Dea: --Tu sais que je suis tres laid. --Je sais que tu es sublime, repondit-elle. Il reprit: --Quand tu entends tout le monde rire, c'est de moi qu'on rit, parce que je suis horrible. --Je t'aime, lui dit Dea. Apres un silence, elle ajouta: --J'etais dans la mort; tu m'as remise dans la vie. Toi la, c'est le ciel a cote de moi. Donne-moi ta main, que je touche Dieu! Leurs mains se chercherent et s'etreignirent, et ils ne dirent plus une parole, rendus silencieux par la plenitude de s'aimer. Ursus, bourru, avait entendu. Le lendemain, comme ils etaient tous trois ensemble, il dit: --D'ailleurs Dea est laide aussi. Le mot manqua son effet. Dea et Gwynplaine n'ecoutaient pas. Absorbes l'un dans l'autre, ils percevaient rarement les epiphonemes d'Ursus. Ursus etait profond en pure perte. Cette fois pourtant la precaution d'Ursus "Dea est laide aussi" indiquait chez cet homme docte une certaine science de la femme. Il est certain que Gwynplaine avait fait, loyalement, une imprudence. Dit a une toute autre femme et a une toute autre aveugle que Dea, le mot: Je suis laid eut pu etre dangereux. Etre aveugle et amoureux, c'est etre deux fois aveugle. Dans cette situation-la on fait des songes; l'illusion est le pain du songe; oter l'illusion a l'amour, c'est lui oter l'aliment. Tous les enthousiasmes entrent utilement dans sa formation; aussi bien l'admiration physique que l'admiration morale. D'ailleurs, il ne faut jamais dire a une femme de mot difficile a comprendre. Elle reve la-dessus. Et souvent elle reve mal. Une enigme dans une reverie fait du degat. La percussion d'un mot qu'on a laisse tomber desagrege ce qui adherait. Il arrive parfois que, sans qu'on sache comment, parce qu'il a recu le choc obscur d'une parole en l'air, un coeur se vide insensiblement. L'etre qui aime s'apercoit d'une baisse dans son bonheur. Rien n'est redoutable comme cette exsudation lente de vase fele. Heureusement Dea n'etait point de cette argile. La pate a faire toutes les femmes n'avait point servi pour elle. C'etait une nature rare que Dea. Le corps etait fragile, le coeur non. Ce qui etait le fond de son etre, c'etait une divine perseverance d'amour. Tout le creusement que produisit en elle le mot de Gwynplaine aboutit a lui faire dire un jour cette parole: --Etre laid, qu'est-ce que cela? c'est faire du mal. Gwynplaine ne fait que du bien. Il est beau. Puis, toujours sous cette forme d'interrogation familiere aux enfants et aux aveugles, elle reprit: --Voir? qu'appelez-vous voir, vous autres! moi, je ne vois pas, je sais. Il parait que voir, cela cache. --Que veux-tu dire? demanda Gwynplaine. Dea repondit: --Voir est une chose qui cache le vrai. --Non, dit Gwynplaine. --Mais si! repliqua Dea, puisque tu dis que tu es laid! Elle songea un moment, et ajouta: --Menteur! Et Gwynplaine avait cette joie d'avoir avoue et de n'etre pas cru. Sa conscience etait en repos, son amour aussi. Ils etaient arrives ainsi, elle a seize ans, lui a pres de vingt-cinq. Ils n'etaient pas, comme on dirait aujourd'hui, "plus avances" que le premier jour. Moins; puisque, l'on s'en souvient, ils avaient eu leur nuit de noces, elle agee de neuf mois, lui de dix ans. Une sorte de sainte enfance continuait dans leur amour; c'est ainsi qu'il arrive parfois que le rossignol attarde prolonge son chant de nuit jusque dans l'aurore. Leurs caresses n'allaient guere au dela des mains pressees, et parfois du bras nu effleure. Une volupte doucement begayante leur suffisait. Vingt-quatre ans, seize ans. Cela fit qu'un matin, Ursus, ne perdant pas de vue son "mauvais tour", leur dit: --Un de ces jours vous choisirez une religion. --Pourquoi faire? demanda Gwynplaine. --Pour vous marier. --Mais c'est fait, repondit Dea. Dea ne comprenait point qu'on put etre mari et femme plus qu'ils ne l'etaient. Au fond, ce contentement chimerique et virginal, ce naif assouvissement de l'ame par l'ame, ce celibat pris pour mariage, ne deplaisait point a Ursus. Ce qu'il en disait, c'etait parce qu'il faut bien parler. Mais le medecin qu'il y avait en lui trouvait Dea, sinon trop jeune, du moins trop delicate et trop frele pour ce qu'il appelait "l'hymenee en chair et en os". Cela viendrait toujours assez tot. D'ailleurs, maries, ne l'etaient-ils point? Si l'indissoluble existait quelque part, n'etait-ce pas dans cette cohesion, Gwynplaine et Dea? Chose admirable, ils etaient adorablement jetes dans les bras l'un de l'autre par le malheur. Et comme si ce n'etait pas assez de ce premier lien, sur le malheur etait venu se rattacher, s'enrouler et se serrer l'amour. Quelle force peut jamais rompre la chaine de fer consolidee par le noeud de fleurs? Certes, les inseparables etaient la. Dea avait la beaute; Gwynplaine avait la lumiere. Chacun apportait sa dot; et ils faisaient plus que le couple, ils faisaient la paire; separes seulement par l'innocence, interposition sacree. Cependant Gwynplaine avait beau rever et s'absorber le plus qu'il pouvait dans la contemplation de Dea et dans le for interieur de son amour, il etait homme. Les lois fatales ne s'eludent point. Il subissait, comme toute l'immense nature, les fermentations obscures voulues par le createur. Cela parfois, quand il paraissait en public, lui faisait regarder les femmes qui etaient dans la foule; mais il detournait tout de suite ce regard en contravention, et il se hatait de rentrer, repentant, dans son ame. Ajoutons que l'encouragement manquait. Sur le visage de toutes les femmes qu'il regardait il voyait l'aversion, l'antipathie, la repugnance, le rejet. Il etait clair qu'aucune autre que Dea n'etait possible pour lui. Cela l'aidait a se repentir. VIII NON SEULEMENT LE BONHEUR, MAIS LA PROSPERITE Que de choses vraies dans les contes! La brulure du diable invisible qui vous touche, c'est le remords d'une mauvaise pensee. Chez Gwynplaine, la mauvaise pensee ne parvenait point a eclore, et il n'y avait jamais de remords. Mais il y avait parfois regret. Vagues brumes de la conscience. Qu'etait-ce? Rien. Leur bonheur etait complet. Tellement complet qu'ils n'etaient meme plus pauvres. De 1689 a 1704 une transfiguration avait eu lieu. Il arrivait parfois, en cette annee 1704, qu'a la nuit tombante, dans telle ou telle petite ville du littoral, un vaste et lourd fourgon, traine par deux chevaux robustes, faisait son entree. Cela ressemblait a une coque de navire qu'on aurait renversee, la quille pour toit, le pont pour plancher, et mise sur quatre roues. Les roues etaient egales toutes quatre et hautes comme des roues de fardier. Roues, timon et fourgon, tout etait badigeonne en vert, avec une gradation rhythmique de nuances qui allait du vert bouteille pour les roues au vert pomme pour la toiture. Cette couleur verte avait fini par faire remarquer cette voiture, et elle etait connue dans les champs de foire; on l'appelait la Green-Box, ce qui veut dire la Boite-Verte. Cette Green-Box n'avait que deux fenetres, une a chaque extremite, et a l'arriere une porte avec marchepied. Sur le toit, d'un tuyau peint en vert comme le reste, sortait une fumee. Cette maison en marche etait toujours vernie a neuf et lavee de frais. A l'avant, sur un strapontin adherent au fourgon, et ayant pour porte la fenetre, au-dessus de la croupe des chevaux, a cote d'un vieillard qui tenait les guides et dirigeait l'attelage, deux femmes brehaignes, c'est-a-dire bohemiennes, vetues en deesses, sonnaient de la trompette. L'ebahissement des bourgeois contemplait et commentait cette machine, fierement cahotante. C'etait l'ancien etablissement d'Ursus, amplifie par le succes, et de treteau promu theatre. Une espece d'etre entre chien et loup etait enchaine sous le fourgon. C'etait Homo. Le vieux cocher qui menait les hackneys etait la personne meme du philosophe. D'ou venait cette croissance de la cahute miserable en berlingot olympique? De ceci: Gwynplaine etait celebre. C'etait avec un flair vrai de ce qui est la reussite parmi les hommes qu'Ursus avait dit a Gwynplaine: On a fait ta fortune. Ursus, on s'en souvient, avait fait de Gwynplaine son eleve. Des inconnus avaient travaille le visage. Il avait, lui, travaille l'intelligence, et derriere ce masque si bien reussi il avait mis le plus qu'il avait pu de pensee. Des que l'enfant grandi lui en avait paru digne, il l'avait produit sur la scene, c'est-a-dire sur le devant de la cahute. L'effet de cette apparition avait ete extraordinaire. Tout de suite les passants avaient admire. Jamais on n'avait rien vu de comparable a ce surprenant mime du rire. On ignorait comment ce miracle d'hilarite communicable etait obtenu, les uns le croyaient naturel, les autres le declaraient artificiel, et, les conjectures s'ajoutant a la realite, partout, dans les carrefours, dans les marches, dans toutes les stations de foire et de fete, la foule se ruait vers Gwynplaine. Grace a cette "great attraction", il y avait eu dans la pauvre escarcelle du groupe nomade pluie de liards d'abord, ensuite de gros sous, et enfin de shellings. Un lieu de curiosite epuise, on passait a l'autre. Rouler n'enrichit pas une pierre, mais enrichit une cahute; et d'annee en annee, de ville en ville, avec l'accroissement de la taille et de la laideur de Gwynplaine, la fortune predite par Ursus etait venue. --Quel service on t'a rendu la, mon garcon! disait Ursus. Cette "fortune" avait permis a Ursus, administrateur du succes de Gwynplaine, de faire construire la charrette de ses reves, c'est-a-dire un fourgon assez vaste pour porter un theatre et semer la science et l'art dans les carrefours. De plus, Ursus avait pu ajouter au groupe compose de lui, d'Homo, de Gwynplaine et de Dea, deux chevaux et deux femmes, lesquelles etaient dans la troupe deesses, nous venons de le dire, et servantes. Un frontispice mythologique etait utile alors a une baraque de bateleurs.--Nous sommes un temple errant, disait Ursus. Ces deux brehaignes, ramassees par le philosophe dans le pele-mele nomade des bourgs et faubourgs, etaient laides et jeunes, et s'appelaient, par la volonte d'Ursus, l'une Phoebe et l'autre Venus. Lisez: _Fibi_ et _Vinos._ Attendu qu'il est convenable de se conformer a la prononciation anglaise. Phoebe faisait la cuisine et Venus scrobait le temple. De plus, les jours de performance, elles habillaient Dea. En dehors de ce qui est, pour les bateleurs comme pour les princes, "la vie publique", Dea etait comme Fibi et Vinos, vetue d'une jupe florentine en toile fleurie et d'un capingot de femme qui, n'ayant pas de manches, laissait les bras libres. Ursus et Gwynplaine portaient des capingots d'hommes, et, comme les matelots de guerre, de grandes chausses a la marine. Gwynplaine avait en outre, pour les travaux et les exercices de force, autour du cou et sur les epaules une esclavine de cuir. Il soignait les chevaux. Ursus et Homo avaient soin l'un de l'autre. Dea, a force d'etre habituee a la Green-Box, allait et venait dans l'interieur de la maison roulante presque avec aisance, et comme si elle y voyait. L'oeil qui eut pu penetrer dans la structure intime et dans l'arrangement de cet edifice ambulant eut apercu dans un angle, amarree aux parois et immobile sur ses quatre roues, l'antique cahute d'Ursus mise a la retraite, ayant permission de se rouiller, et desormais dispensee de rouler comme Homo de trainer. Celte cahute, rencognee a l'arriere a droite de la porte, servait de chambre et de vestiaire a Ursus et a Gwynplaine. Elle contenait maintenant deux lits. Dans le coin vis-a-vis etait la cuisine. Un amenagement de navire n'est pas plus concis et plus precis que ne l'etait l'appropriation interieure de la Green-Box. Tout y etait case, range, prevu, voulu. Le berlingot etait coupe en trois compartiments cloisonnes. Les compartiments communiquaient par des baies libres et sans porte. Une piece d'etoffe tombante les fermait a peu pres. Le compartiment d'arriere etait le logis des hommes, le compartiment d'avant etait le logis des femmes, le compartiment du milieu, separant les deux sexes, etait le theatre. Les effets d'orchestre et de machines etaient dans la cuisine. Une soupente sous la voussure du toit contenait les decors, et en ouvrant une trappe a cette soupente on demasquait des lampes qui produisaient des magies d'eclairage. Ursus etait le poete de ces magies. C'etait lui qui faisait les pieces. Il avait des talents divers, il faisait des tours de passe-passe tres particuliers. Outre les voix qu'il faisait entendre, il produisait toules sortes de choses inattendues, des chocs de lumiere et d'obscurite, des formations spontanees de chiffres ou de mots a volonte sur une cloison, des clairs-obscurs meles d'evanouissements de figures, force bizarreries parmi lesquelles, inattentif a la foule qui s'emerveillait, il semblait mediter. Un jour, Gwynplaine lui avait dit: --Pere, vous avez l'air d'un sorcier. Et Ursus avait repondu: --Cela tient peut-etre a ce que je le suis. La Green-Box, fabriquee sur la savante epure d'Ursus, offrait ce raffinement ingenieux qu'entre les deux roues de devant et de derriere, le panneau central de la facade de gauche tournait sur charniere a l'aide d'un jeu de chaines et de poulies, et s'abattait a volonte comme un pont-levis. En s'abattant il mettait en liberte trois supports fleaux a gonds qui, gardant la verticale pendant que le panneau s'abaissait, venaient se poser droits sur le sol comme les pieds d'une table, et soutenaient au-dessus du pave, ainsi qu'une estrade, le panneau devenu plateau. En meme temps le theatre apparaissait, augmente du plateau qui en faisait l'avant-scene. Celle ouverture ressemblait absolument a une bouche de l'enfer, au dire des precheurs puritains en plein vent qui s'en detournaient avec horreur. Il est probable que c'est pour une invention impie de ce genre que Solon donna des coups de baton a Thespis. Thespis du reste a dure plus longtemps qu'on ne croit. La charrette-theatre existe encore. C'est sur des theatres roulants de ce genre qu'au seizieme et au dix-septieme siecle on a joue en Angleterre les ballets et ballades d'Amner et de Pilkington, en France les pastorales de Gilbert Colin, en Flandre, aux kermesses, les doubles-choeurs de Clement, dit Non Papa, en Allemagne l'Adam et Eve de Theiles, et en Italie les parades venitiennes d'Animuccia et de Ca-Fossis, les sylves de Gesualdo, prince de Venouse, _le Satyre_ de Laura Guidiccioni, _le Desespoir de Philene, la Mort d'Ugolin_ de Vincent Galilee, pere de l'astronome, lequel Vincent Galilee chantait lui-meme sa musique en s'accompagnant de la viole de gambe, et tous ces premiers essais d'opera italien qui, des 1580, ont substitue l'inspiration libre au genre madrigalesque. Le chariot couleur d'esperance qui portait Ursus, Gwynplaine et leur fortune, et en tete duquel Fibi et Vinos trompettaient comme deux renommees, faisait partie de tout ce grand ensemble bohemien et litteraire. Thespis n'eut pas plus desavoue Ursus que Congrio n'eut desavoue Gwynplaine. A l'arrivee, sur les places des villages et des villes, dans les intervalles de la fanfare de Fibi et de Vinos, Ursus commentait les trompettes par des revelations instructives. --Cette symphonie est gregorienne, s'ecriait-il. Citoyens bourgeois, le sacramentaire gregorien, ce grand progres, s'est heurte en Italie contre le rit ambrosien, et en Espagne contre le rit mozarabique, et n'en a triomphe que difficilement. Apres quoi, la Green-Box s'arretait dans un lieu quelconque du choix d'Ursus, et, le soir venu, le panneau avant-scene s'abaissait, le theatre s'ouvrait, et la performance commencait. Le theatre de la Green-Box representait un paysage peint par Ursus qui ne savait pas peindre, ce qui fait qu'au besoin le paysage pouvait representer un souterrain. Le rideau, ce que nous appelons la toile, etait une triveline de soie a carreaux contrastes. Le public etait dehors, dans la rue, sur la place, arrondi en demi-cercle devant le spectacle, sous le soleil, sous les averses, disposition qui faisait la pluie moins desirable pour les theatres de ce temps-la que pour les theatres d'a present. Quand on le pouvait, on donnait les representations dans une cour d'auberge, ce qui faisait qu'on avait autant de rangs de loges que d'etages de fenetres. De cette maniere, le theatre etant plus clos, le public etait plus payant. Ursus etait de tout, de la piece, de la troupe, de la cuisine, de l'orchestre. Vinos battait du carcaveau, dont elle maniait a merveille les baguettes, et Fibi pincait de la morache, qui est une sorte de guiterne. Le loup avait ete promu utilite. Il faisait decidement partie de "la compagnie", et jouait dans l'occasion des bouts de role. Souvent, quand ils paraissaient cote a cote sur le theatre, Ursus et Homo, Ursus dans sa peau d'ours bien lacee, Homo dans sa peau de loup mieux ajustee encore, on ne savait lequel des deux etait la bete; ce qui flattait Ursus. IX EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOUT APPELLENT POESIE Les pieces d'Ursus etaient des interludes, genre un peu passe de mode aujourd'hui. Une de ces pieces, qui n'est pas venue jusqu'a nous, etait intitulee _Ursus Rursus_. Il est probable qu'il y jouait le principal role. Une fausse sortie suivie d'une rentree, c'etait vraisemblablement le sujet, sobre et louable. Le titre des interludes d'Ursus etait quelquefois en latin, comme on le voit, et la poesie quelquefois en espagnol. Les vers espagnols d'Ursus etaient rimes comme presque tous les sonnets castillans de ce temps-la. Cela ne genait point le peuple. L'espagnol etait alors une langue courante, et les marins anglais parlaient castillan de meme que les soldats romains parlaient carthaginois. Voyez Plaute. D'ailleurs, au spectacle comme a la messe, la langue latine ou autre que l'auditoire ne comprenait pas, n'embarrassait personne. On s'en tirait en l'accompagnant gaiment de paroles connues. Notre vieille France gauloise particulierement avait cette maniere-la d'etre devote. A l'eglise, sur un _Immolatus_ les fideles chantaient _Liesse prendrai_, et sur un _Sanctus_, _Baise-moi, ma mie_. Il fallut le concile de Trente pour mettre fin a ces familiarites. Ursus avait fait specialement pour Gwynplaine un interlude, dont il etait content. C'etait son oeuvre capitale. Il s'y etait mis tout entier. Donner sa somme dans son produit, c'est le triomphe de quiconque cree. La crapaude qui fait un crapaud fait un chef-d'oeuvre. Vous doutez? Essayez d'en faire autant. Ursus avait heaucoup leche cet interlude. Cet ourson etait intitule: _Chaos vaincu_. Voici ce que c'etait: Un effet de nuit. Au moment ou la triveline s'ecartait, la foule massee devant la Green-Box ne voyait que du noir. Dans ce noir se mouvaient, a l'etat reptile, trois formes confuses, un loup, un ours et un homme. Le loup etait le loup, Ursus etait l'ours, Gwynplaine etait l'homme. Le loup et l'ours representaient les forces feroces de la nature, les faims inconscientes, l'obscurite sauvage, et tous deux se ruaient sur Gwynplaine, et c'etait le chaos combattant l'homme. On ne distinguait la figure d'aucun. Gwynplaine se debatait couvert d'un linceul, et son visage etait cache par ses epais cheveux tombants. D'ailleurs tout etait tenebres. L'ours grondait, le loup grincait, l'homme criait. L'homme avait le dessous, les deux betes l'accablaient; il demandait aide et secours, il jetait dans l'inconnu un profond appel. Il ralait. On assistait a cette agonie de l'homme ebauche, encore a peine distinct des brutes; c'etait lugubre, la foule regardait haletante; une minute de plus, les fauves triomphaient, et le chaos allait resorber l'homme. Lutte, cris, hurlements, et tout a coup silence. Un chant dans l'ombre. Un souffle avait passe, on entendait une voix. Des musiques mysterieuses flottaient, accompagnant ce chant de l'invisible, et subitement, sans qu'on sut d'ou ni comment, une blancheur surgissait. Cette blancheur etait une lumiere, cette lumiere etait une femme, cette femme etait l'esprit. Dea, calme, candide, belle, formidable de serenite et de douceur, apparaissait au centre d'un nimbe. Silhouette de clarte dans de l'aurore. La voix, c'etait elle. Voix legere, profonde, ineffable. D'invisible faite visible, dans cette aube elle chantait. On croyait entendre une chanson d'ange ou un hymne d'oiseau. A cette apparition, l'homme, dresse dans un sursaut d'eblouissement, abattait ses deux poings sur les deux brutes terrassees. Alors la vision, portee sur un glissement difficile a comprendre et d'autant plus admire, chantait ces vers, d'une purete espagnole suffisante pour les matelots anglais qui ecoutaient: Ora! Hora! De palabra Nace razon, Da luze el son[1]. [1] Prie! pleure! Du verbe nait la raison. Le chant cree la lumiere. Puis elle baissait les yeux au-dessous d'elle comme si elle eut vu un gouffre, et reprenait: Noche quitta te de alli El alba canta hallali[2]. [2] Nuit! va-t'en! L'aube chante hallali! A mesure qu'elle chantait, l'homme se levait de plus en plus, et, de gisant, il etait maintenant agenouille, les mains levees vers la vision, ses deux genoux poses sur les deux betes immobiles et comme foudroyees. Elle continuait, tournee vers lui: Es menester a cielos ir, Y tu que llorabas reir[3]. [3] Il faut aller au ciel,--et rire, toi qui pleurais. Et s'approchant, avec une majeste d'astre, elle ajoutait: Gebra barzon! Dexa, monstro, A tu negro Caparazon[4]. [4] Brise le joug!--quitte, monstre,--ta noire--carapace. Et elle lui posait la main sur le front. Alors une autre voix s'elevait, plus profonde et par consequent plus douce encore, voix navree et ravie, d'une gravite tendre et farouche, et c'etait le chant humain repondant au chant sideral. Gwynplaine, toujours agenouille dans l'obscurite sur l'ours et le loup vaincus, la tete sous la main de Dea, chantait: O ven! ama! Eres alma, Soy corazon[5]. [5] Oh! viens! aime!--tu es ame,--je suis coeur. Et brusquement, dans cette ombre, un jet de lumiere frappait Gwynplaine en pleine face, On voyait dans ces tenebres le monstre epanoui. Dire la commotion de la foule est impossible. Un soleil de rire surgissant, tel etait l'effet. Le rire nait de l'inattendu, et rien de plus inattendu que ce denoument. Pas de saisissement comparable a ce soufflet de lumiere sur ce masque bouffon et terrible. On riait autour de ce rire; partout, en haut, en bas, sur le devant, au fond, les hommes, les femmes, les vieilles faces chauves, les roses figures d'enfants, les bons, les mechants, les gens gais, les gens tristes, tout le monde; et meme dans la rue, les passants, ceux qui ne voyaient pas, en entendant rire, riaient. Et ce rire s'achevait en battements de mains et en trepignements. La triveline refermee, on rappelait Gwynplaine avec frenesie. De la un succes enorme. Avez-vous vu _Chaos vaincu?_ On courait a Gwynplaine. Les insouciances venaient rire, les melancolies venaient rire, les mauvaises consciences venaient rire. Rire si irresistible que par moments il pouvait sembler maladif. Mais s'il y a une peste que l'homme ne fuit pas, c'est la contagion de la joie. Le succes au surplus ne depassait point la populace. Grosse foule, c'est petit peuple. On voyait _Chaos vaincu_ pour un penny. Le beau monde ne va pas ou l'on va pour un sou. Ursus ne haissait point cette oeuvre, longtemps couvee par lui. --C'est dans le genre d'un nomme Shakespeare, disait-il avec modestie. La juxtaposition de Dea ajoutait a l'inexprimable effet de Gwynplaine. Cette blanche figure a cote de ce gnome representait ce qu'on pourrait appeler l'etonnement divin. Le peuple regardait Dea avec une sorte d'anxiete mysterieuse. Elle avait ce je ne sais quoi de supreme de la vierge et de la pretresse, qui ignore l'homme et connait Dieu. On voyait qu'elle etait aveugle et l'on sentait qu'elle etait voyante. Elle semblait debout sur le seuil du surnaturel. Elle paraissait etre a moitie dans notre lumiere et a moitie dans l'autre clarte. Elle venait travailler sur la terre, et travailler de la facon dont travaille le ciel, avec de l'aurore. Elle trouvait une hydre et faisait une ame. Elle avait l'air de la puissance creatrice, satisfaite et stupefaite de sa creation; on croyait voir sur son visage adorablement effare la volonte de la cause et la surprise du resultat. On sentait qu'elle aimait son monstre. Le savait-elle monstre? Oui, puisqu'elle le touchait. Non, puisqu'elle l'acceptait. Toute cette nuit et tout ce jour meles se resolvaient dans l'esprit du spectateur en un clair-obscur ou apparaissaient des perspectives infinies. Comment la divinite adhere a l'ebauche, de quelle facon s'accomplit la penetration de l'ame dans la matiere, comment le rayon solaire est un cordon ombilical, comment le defigure se transfigure, comment l'informe devient paradisiaque, tous ces mysteres entrevus compliquaient d'une emotion presque cosmique la convulsion d'hilarite soulevee par Gwynplaine. Sans aller au fond, car le spectateur n'aime point la fatigue de l'approfondissement, on comprenait quelque chose au dela de ce qu'on apercevait, et ce spectacle etrange avait une transparence d'avatar. Quant a Dea, ce qu'elle eprouvait echappe a la parole humaine. Elle se sentait au milieu d'une foule, et ne savait ce que c'etait qu'une foule. Elle entendait une rumeur, et c'est tout. Pour elle une foule etait un souffle; et au fond ce n'est que cela. Les generations sont des baleines qui passent. L'bomme respire, aspire et expire. Dans cette foule, Dea se sentait seule, et avait le frisson d'une suspension au-dessus d'un precipice. Tout a coup, dans ce trouble de l'innocent en detresse pret a accuser l'inconnu, dans ce mecontentement de la chute possible, Dea, sereine pourtant, et superieure a la vague angoisse du peril, mais interieurement fremissante de son isolement, retrouvait sa certitude et son support; elle ressaisissait son fil de sauvetage dans l'univers des tenebres, elle posait sa main sur la puissante tete de Gwynplaine. Joie inouie! elle appuyait ses doigts roses sur cette foret de cheveux crepus. La laine touchee eveille une idee de douceur. Dea touchait un mouton qu'elle savait etre un lion. Tout son coeur se fondait en un ineffable amour. Elle se sentait hors de danger, elle trouvait le sauveur. Le public croyait voir le contraire. Pour les spectateurs, l'etre sauve, c'etait Gwynplaine, et l'etre sauveur, c'etait Dea. Qu'importe! pensait Ursus, pour qui le coeur de Dea etait visible. Et Dea, rassuree, consolee, ravie, adorait l'ange, pendant que le peuple contemplait le monstre, et subissait, fascine lui aussi, mais en sens inverse, cet immense rire prometheen. L'amour vrai ne se blase point. Etant tout ame, il ne peut s'attiedir. Une braise se couvre de cendre, une etoile non. Ces impressions exquises se renouvelaient tous les soirs pour Dea, et elle etait prete a pleurer de tendresse pendant qu'on se tordait de rire. Autour d'elle, on n'etait que joyeux; elle, elle etait heureuse. Du reste l'effet de gaite, du au rictus imprevu et stupefiant de Gwynplaine, n'etait evidemment pas voulu par Ursus. Il eut prefere plus de sourire et moins de rire, et une admiration plus litteraire. Mais triomphe console. Il se reconciliait tous les soirs avec son succes excessif, en comptant combien les piles de farthings faisaient de shellings, et combien les piles de shellings faisaient de pounds. Et puis il se disait qu'apres tout, ce rire passe, _Chaos vaincu_ se retrouvait au fond des esprits et qu'il leur en restait quelque chose. Il ne se trompait peut-etre point tout a fait; le tassement d'une oeuvre se fait dans le public. La verite est que cette populace, attentive a ce loup, a cet ours, a cet homme, puis a cette musique, a ces hurlements domptes par l'harmonie, a cette nuit dissipee par l'aube, a ce chant degageant la lumiere, acceptait avec une sympathie confuse et profonde, et meme avec un certain respect attendri, ce drame-poeme de _Chaos vaincu_, cette victoire de l'esprit sur la matiere, aboutissant a la joie de l'homme. Tels etaient les plaisirs grossiers du peuple. Ils lui suffisaient. Le peuple n'avait pas le moyen d'aller aux "nobles matches" de la gentry, et ne pouvait, comme les seigneurs et gentilshommes, parier mille guinees pour Helmsgail contre Phelem-ghe-madone. X COUP D'OEIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET SUR LES HOMMES L'homme a une pensee, se venger du plaisir qu'on lui fait. De la le mepris pour le comedien. Cet etre me charme, me divertit, m'enseigne, m'enchante, me console, me verse l'ideal, m'est agreable et utile, quel mal puis-je lui rendre? L'humiliation. Le dedain, c'est le soufflet a distance. Souffletons-le. Il me plait, donc il est vil. Il me sert, donc je le hais. Ou y a-t-il une pierre que je la lui jette? Pretre, donne la tienne. Philosophe, donne la tienne. Bossuet, excommunie-le. Rousseau, insulte-le. Orateur, crache-lui les cailloux de ta bouche. Ours, lance-lui ton pave. Lapidons l'arbre, meurtrissons le fruit, et mangeons-le. Bravo! et A bas! Dire les vers des poetes, c'est etre pestifere. Histrion, va! mettons-le au carcan dans son succes. Achevons-lui son triomphe en huee. Qu'il amasse la foule et qu'il cree la solitude. Et c'est ainsi que les classes riches, dites hautes classes, ont invente pour le comedien cette forme d'isolement, l'applaudissement. La populace est moins feroce. Elle ne haissait point Gwynplaine. Elle ne le meprisait pas non plus. Seulement le dernier calfat du dernier equipage de la derniere caraque amarree dans le dernier des ports d'Angleterre se considerait comme incommensurablement superieur a cet amuseur de "la canaille", et estimait qu'un calfat est autant audessus d'un saltimbanque qu'un lord est au-dessus d'un calfat. Gwynplaine etait donc, comme tous les comediens, applaudi et isole. Du reste, ici-bas tout succes est crime, et s'expie. Qui a la medaille a le revers. Pour Gwynplaine il n'y avait point de revers. En ce sens que les deux cotes de son succes lui agreaient. Il etait satisfait de l'applaudissement, et content de l'isolement. Par l'applaudissement, il etait riche; par l'isolement, il etait heureux. Etre riche, dans ces bas-fonds, c'est n'etre plus miserable. C'est n'avoir plus de trous a ses vetements, plus de froid dans son atre, plus de vide dans son estomac. C'est manger a son appetit et boire a sa soif. C'est avoir tout le necessaire, y compris un sou a donner a un pauvre. Cette richesse indigente, suffisante a la liberte, Gwynplaine l'avait. Du cote de l'ame, il etait opulent. Il avait l'amour. Que pouvait-il desirer? Il ne desirait rien. La difformite de moins, il semble que ce pouvait etre la une offre a lui faire. Comme il l'eut repoussee! Quitter ce masque et reprendre son visage, redevenir ce qu'il avait ete peut-etre, beau et charmant, certes, il n'eut pas voulu! Et avec quoi eut-il nourri Dea? que fut devenue la pauvre et douce aveugle qui l'aimait? Sans ce rictus qui faisait de lui un clown unique, il ne serait plus qu'un saltimbanque comme un autre, le premier equilibriste venu, un ramasseur de liards entre les fentes des paves, et Dea n'aurait peut-etre pas du pain tous les jours! Il se sentait avec un profond orgueil de tendresse le protecteur de cette infirme celeste. Nuit, Solitude, Denument, Impuissance, Ignorance, Faim et Soif, les sept gueules beantes de la misere se dressaient autour d'elle, et il etait le saint Georges combattant ce dragon. Et il triomphait de la misere. Comment? par sa difformite. Par sa difformite, il etait utile, secourable, victorieux, grand. Il n'avait qu'a se montrer, et l'argent venait. Il etait le maitre des foules; il se constatait le souverain des populaces. Il pouvait tout pour Dea. Ses besoins, il y pourvoyait; ses desirs, ses envies, ses fantaisies, dans la sphere limitee des souhaits possibles a un aveugle, il les contentait. Gwynplaine et Dea etaient, nous l'avons montre deja, la providence l'un de l'autre. Il se sentait enleve sur ses ailes, elle se sentait portee dans ses bras. Proteger qui vous aime, donner le necessaire a qui vous donne les etoiles, il n'est rien de plus doux. Gwynplaine avait cette felicite supreme. Et il la devait a sa difformite. Cette difformite le faisait superieur a tout. Par elle il gagnait sa vie, et la vie des autres; par elle il avait l'independance, la liberte, la celebrite, la satisfaction intime, la fierte. Dans cette difformite il etait inaccessible. Les fatalites ne pouvaient rien contre lui au dela de ce coup ou elles s'etaient epuisees, et qui lui avait tourne en triomphe. Ce fond du malheur etait devenu un sommet elyseen. Gwynplaine etait emprisonne dans sa difformite, mais avec Dea. C'etait, nous l'avons dit, etre au cachot dans le paradis. Il y avait entre eux et le monde des vivants une muraille. Tant mieux. Cette muraille les parquait, mais les defendait. Que pouvait-on contre Dea, que pouvait-on contre Gwynplaine, avec une telle fermeture de la vie autour d'eux? Lui oter le succes? impossible. Il eut fallu lui oter sa face. Lui oter l'amour? impossible. Dea ne le voyait point. L'aveuglement de Dea etait divinement incurable. Quel inconvenient avait pour Gwynplaine sa difformite? Aucun. Quel avantage avait-elle? Tous. Il etait aime malgre cette horreur, et peut-etre a cause d'elle. Infirmite et difformite s'etaient, d'instinct, rapprochees et accouplees. Etre aime, est-ce que ce n'est pas tout? Gwynplaine ne songeait a sa defiguration qu'avec reconnaissance. Il etait beni dans ce stigmate. Il le sentait avec joie imperdable et eternel, Quelle chance que ce bienfait fut irremediable! Tant qu'il y aurait des carrefours, des champs de foire, des routes ou aller devant soi, du peuple en bas, du ciel en haut, on serait sur de vivre, Dea ne manquerait de rien, on aurait l'amour! Gwynplaine n'eut pas change de visage avec Apollon. Etre monstre etait pour lui la forme du bonheur. Aussi disions-nous en commencant que la destinee l'avait comble. Ce reprouve etait un prefere. Il etait si heureux qu'il en venait a plaindre les hommes autour de lui. Il avait de la pitie de reste. C'etait d'ailleurs son instinct de regarder un peu dehors, car aucun homme n'est tout d'une piece et une nature n'est pas une abstraction; il etait ravi d'etre mure, mais de temps en temps il levait la tete par-dessus le mur. Il n'en rentrait qu'avec plus de joie dans son isolement pres de Dea, apres avoir compare. Que voyait-il autour de lui? Qu'etait-ce que ces vivants dont son existence nomade lui montrait tous les echantillons, chaque jour remplaces par d'autres? Toujours de nouvelles foules, et toujours la meme multitude. Toujours de nouveaux visages et toujours les memes infortunes. Une promiscuite de ruines. Chaque soir toutes les fatalites sociales venaient faire cercle autour de sa felicite. La Green-Box etait populaire. Le bas prix appelle la basse classe. Ce qui venait a lui c'etaient les faibles, les pauvres, les petits. On allait a Gwynplaine comme on va au gin. On venait acheter pour deux sous d'oubli. Du haut de son treteau, Gwynplaine passait en revue le sombre peuple. Son esprit s'emplissait de toutes ces apparitions successives de l'immense misere. La physionomie humaine est faite par la conscience et par la vie, et est la resultante d'une foule de creusements mysterieux. Pas une souffrance, pas une colere, pas une ignominie, pas un desespoir, dont Gwynplaine ne vit la ride. Ces bouches d'enfants n'avaient pas mange. Cet homme etait un pere, cette femme etait une mere, et derriere eux on devinait des familles en perdition. Tel visage sortait du vice et entrait au crime; et l'on comprenait le pourquoi: ignorance et indigence. Tel autre offrait une empreinte de bonte premiere raturee par l'accablement social et devenue haine. Sur ce front de vieille femme on voyait la famine; sur ce front de jeune fille on voyait la prostitution. Le meme fait, offrant chez la jeune la ressource, et plus lugubre la. Dans cette cohue il y avait des bras, mais pas d'outils; ces travailleurs ne demandaient pas mieux, mais le travail manquait. Parfois pres de l'ouvrier un soldat venait s'asseoir, quelquefois un invalide, et Gwynplaine apercevait ce spectre, la guerre. Ici Gwynplaine lisait chomage, la exploitation, la servitude. Sur certains fronts il constatait on ne sait quel refoulement vers l'animalite, et ce lent retour de l'homme a la bete produit en bas par la pression des pesanteurs obcures du bonheur d'en haut. Dans ces tenebres, il y avait pour Gwynplaine un soupirail. Ils avaient, lui et Dea, du bonheur par un jour de souffrance. Tout le reste etait damnation. Gwynplaine sentait au-dessus de lui le pietinement inconscient des puissants, des opulents, des magnifiques, des grands, des elus du hasard; au-dessous, il distinguait le tas de faces pales des desherites; il se voyait, lui et Dea, avec leur tout petit bonheur, si immense, entre deux mondes; en haut le monde allant et venant, libre, joyeux, dansant, foulant aux pieds; en haut, le monde qui marche; en bas, le monde sur qui l'on marche. Chose fatale, et qui indique un profond mal social, la lumiere ecrase l'ombre! Gwynplaine constatait ce deuil. Quoi! une destinee si reptile! L'homme se trainant ainsi! une telle adherence a la poussiere et a la fange, un tel degout, une telle abdication, et une telle abjection, qu'on a envie de mettre le pied dessus! de quel papillon cette vie terrestre est-elle donc la chenille? Quoi! dans cette foule qui a faim et qui ignore, partout, devant tous, le point d'interrogation du crime ou de la honte! l'inflexibilite des lois produisant l'amollissement des consciences! pas un enfant qui ne croisse pour le rapetissement! pas une vierge qui ne grandisse pour l'offre! pas une rose qui ne naisse pour la bave! Ses yeux parfois, curieux d'une curiosite emue, cherchaient a voir jusqu'au fond de cette obscurite ou agonisaient tant d'efforts inutiles et ou luttaient tant de lassitudes, familles devorees par la societe, moeurs torturees par les lois, plaies faites gangrenes par la penalite, indigences rongees par l'impot, intelligences a vau-l'eau dans un engloutissement d'ignorance, radeaux en detresse couverts d'affames, guerres, disettes, rales, cris, disparitions; et il sentait le vague saisissement de cette poignante angoisse universelle. Il avait la vision de toute cette ecume du malheur sur le sombre pele-mele humain. Lui, il etait au port, et il regardait autour de lui ce naufrage. Par moment, il prenait dans ses mains sa tete defiguree, et songeait. Quelle folie que d'etre heureux! comme on reve! il lui venait des idees. L'absurde lui traversait le cerveau. Parce qu'il avait autrefois secouru un enfant, il sentait des velleites de secourir le monde. Des nuages de reverie lui obscurcissaient parfois sa propre realite; il perdait le sentiment de la proportion jusqu'a se dire: Que pourrait-on faire pour ce pauvre peuple? Quelquefois son absorption etait telle qu'il le disait tout haut. Alors Ursus haussait les epaules et le regardait fixement. Et Gwynplaine continuait de rever:--Oh! si j'etais puissant, comme je viendrais en aide aux malheureux! Mais que suis-je? un atome. Que puis-je? rien. Il se trompait. Il pouvait beaucoup pour les malheureux. Il les faisait rire. Et, nous l'avons dit, faire rire, c'est faire oublier. Quel bienfaiteur sur la terre, qu'un distributeur d'oubli! XI GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI Un philosophe est un espion. Ursus, guetteur de reves, etudiait son eleve. Nos monologues ont sur notre front une vague reverberation distincte au regard du physionomiste. C'est pourquoi ce qui se passait en Gwynplaine n'echappait point a Ursus. Un jour que Gwynplaine meditait, Ursus, le tirant par son capingot, s'ecria: --Tu me fais l'effet d'un observateur, imbecile! Prends-y garde, cela ne te regarde pas. Tu as une chose a faire, aimer Dea. Tu es heureux de deux bonheurs: le premier, c'est que la foule voit ton museau, le second, c'est que Dea ne le voit pas. Ce bonheur que tu as, tu n'y as pas droit Nulle femme, voyant ta bouche, n'acceptera ton baiser. Et cette bouche qui fait ta fortune, cette face qui fait ta richesse, ca n'est pas a toi. Tu n'etais pas ne avec ce visage-la. Tu l'as pris a la grimace qui est au fond de l'infini. Tu as vole son masque au diable. Tu es hideux, contente-toi de ce quine. Il y a dans ce monde, qui est une chose tres bien faite, les heureux de droit et les heureux de raccroc. Tu es un heureux de raccroc. Tu es dans une cave ou se trouve prise une etoile. La pauvre etoile est a toi. N'essaie pas de sortir de ta cave, et garde ton astre, araignee! Tu as dans la toile l'escarboucle Venus. Fais-moi le plaisir d'etre satisfait. Je te vois revasser, c'est idiot. Ecoute, je vais te parler le langage de la vraie poesie: que Dea mange des tranches de boeuf et des cotelelles de mouton, dans six mois elle sera forte comme une turque; epouse-la tout net, et fais-lui un enfant, deux enfants, trois enfants, une ribambelle d'enfants. Voila ce que j'appelle philosopher. De plus, on est heureux, ce qui n'est pas bete. Avoir des petits, c'est la le bleu. Aie des mioches, torche-les, mouche-les, couche-les, barbouille-les et debarbouille-les, que tout cela grouille autour de toi; s'ils rient, c'est bien; s'ils gueulent, c'est mieux; crier, c'est vivre; regarde-les teter a six mois, ramper a un an, marcher a deux ans, grandir a quinze ans, aimer a vingt ans. Qui a ces joies, a tout. Moi, j'ai manque cela, c'est ce qui fait que je suis une brute. Le bon Dieu, un faiseur de beaux poemes, et qui est le premier des hommes de lettres, a dicte a son collaborateur Moise: _Multipliez_! Tel est le texte. Multiplie, animal. Quant au monde, il est ce qu'il est; il n'a pas besoin de toi pour aller mal. N'en prends pas souci. Ne t'occupe pas de ce qui est dehors. Laisse l'horizon tranquille. Un comedien est fait pour etre regarde, non pour regarder. Sais-tu ce qu'il y a dehors? les heureux de droit. Toi, je te le repete, tu es l'heureux du hasard. Tu es le filou du bonheur dont ils sont les proprietaires. Ils sont les legitimes, tu es l'intrus, tu vis en concubinage avec la chance. Que veux-tu de plus que ce que tu as? Que Schiboleth me soit en aide! ce polisson est un maroufle. Se multiplier par Dea, c'est pourtant agreable. Une telle felicite ressemble a une escroquerie. Ceux qui ont le bonheur ici-bas par privilege de la-haut n'aiment pas qu'on se permette d'avoir tant de joie audessous d'eux. S'ils te demandaient: de quel droit es-tu heureux? tu ne saurais que repondre. Tu n'as pas de patente, eux ils en ont une. Jupiter, Allah, Vishnou, Sabaoth, n'importe, leur a donne le visa pour etre heureux. Crains-les. Ne te mele pas d'eux afin qu'ils ne se melent pas de toi. Sais-tu ce que c'est, miserable, que l'heureux de droit? C'est un etre terrible, c'est le lord. Ah! le lord, en voila un qui a du intriguer dans l'inconnu du diable avant d'etre au monde, pour entrer dans la vie par cette porte-la! Comme il a du lui etre difficile de naitre! Il ne s'est donne que cette peine-la, mais, juste ciel! c'en est une! obtenir du destin, ce butor aveugle, qu'il vous fasse d'emblee au berceau maitre des hommes! corrompre ce buraliste pour qu'il vous donne la meilleure place au spectacle! Lis le memento qui est dans la cahute que j'ai mise a la retraite, lis ce breviaire de ma sagesse, et tu verras ce que c'est que le lord. Un lord, c'est celui qui a tout et qui est tout. Un lord est celui qui existe au-dessus de sa propre nature; un lord est celui qui a, jeune, les droits du vieillard, vieux, les bonnes fortunes du jeune homme, vicieux, le respect des gens de bien, poltron, le commandement des gens de coeur, faineant, le fruit du travail, ignorant, le diplome de Cambridge et d'Oxford, bete, l'admiration des poetes, laid, le sourire des femmes, Thersite, le casque d'Achille, lievre, la peau du lion. N'abuse pas de mes paroles, je ne dis pas qu'un lord soit necessairement ignorant, poltron, laid, bete et vieux; je dis seulement qu'il peut etre tout cela sans que cela lui fasse du tort. Au contraire. Les lords sont les princes. Le roi d'Angleterre n'est qu'un lord, le premier seigneur de la seigneurie; c'est tout, c'est beaucoup. Les rois jadis s'appelaient lords; le lord de Danemark, le lord d'Irlande, le lord des Iles. Le lord de Norvege ne s'est appele roi que depuis trois cents ans. Lucius, le plus ancien roi d'Angleterre, etait qualifie par saint Telesphore _milord Lucius_. Les lords sont pairs, c'est-a-dire egaux. De qui? du roi. Je ne fais pas la faute de confondre les lords avec le parlement. L'assemblee du peuple, que les saxons, avant la conquete, intitulaient _wittenagemot_, les normands, apres la conquete, l'ont intitulee _parliamentum_. Peu a peu on a mis le peuple a la porte. Les lettres closes du roi convoquant les communes portaient jadis _ad consilium impendendum_, elles portent aujourd'hui _ad consentiendum_. Les communes ont le droit de consentement. Dire oui est leur liberte. Les pairs peuvent dire non. Et la preuve, c'est qu'ils l'ont dit. Les pairs peuvent couper la tete au roi, le peuple point. Le coup de hache a Charles Ier est un empietement, non sur le roi, mais sur les pairs, et l'on a bien fait de mettre aux fourches la carcasse de Cromwell. Les lords ont la puissance, pourquoi? parce qu'ils ont la richesse. Qui est-ce qui a feuillete le Doomsday-book? C'est la preuve que les lords possedent l'Angleterre, c'est le registre des biens des sujets dresse sous Guillaume le Conquerant, et il est sous la garde du chancelier de l'echiquier. Pour y copier quelque chose, on paie quatre sous par ligne. C'est un fier livre. Sais-tu que j'ai ete docteur domestique chez un lord qui s'appelait Marmaduke et qui avait neuf cent mille francs de France de rente par an? Tire-toi de la, affreux cretin. Sais-tu que rien qu'avec les lapins des garennes du comte Lindsey on nourrirait toute la canaille des Cinq-ports? Aussi frottez-vous-y. On y met bon ordre. Tout braconnier est pendu. Pour deux longues oreilles poilues qui passaient hors de sa gibeciere, j'ai vu accrocher a la potence un pere de six enfants. Telle est la seigneurie. Le lapin d'un lord est plus que l'homme du bon Dieu. Les seigneurs sont, entends-tu, maraud? et nous devons le trouver bon. Et puis si nous le trouvons mauvais, qu'est-ce que cela leur fait? Le peuple faisant des objections! Plante lui-meme n'approcherait pas de ce comique. Un philosophe serait plaisant s'il conseillait a cette pauvre diablesse de multitude de se recrier contre la largeur et la lourdeur des lords. Autant faire discuter par la chenille la patte de l'elephant. J'ai vu un jour un hippopotame marcher sur une taupiniere; il ecrasait tout; il etait innocent. Il ne savait meme pas qu'il y eut des taupes, ce gros bonasse de mastodonte. Mon cher, des taupes qu'on ecrase, c'est le genre humain. L'ecrasement est une loi. Et crois-tu que la taupe elle-meme n'ecrase rien? Elle est le mastodonte du ciron, qui est le mastodonte du volvoce. Mais ne raisonnons pas. Mon garcon, les carrosses existent. Le lord est dedans, le peuple est sous la roue, le sage se range. Mets-toi de cote, et laisse passer. Quant a moi, j'aime les lords, et je les evite. J'ai vecu chez un. Cela suffit a la beaute de mes souvenirs. Je me rappelle son chateau, comme une gloire dans un nuage. Moi, mes reves sont en arriere. Rien de plus admirable que Marmaduke-Lodge pour la grandeur, la belle symetrie, les riches revenus, les ornements et les accompagnements de l'edifice. Du reste, les maisons, hotels et palais des lords offrent un recueil de ce qu'il y a de plus grand et magnifique dans ce florissant royaume. J'aime nos seigneurs. Je les remercie d'etre opulents, puissants et prosperes. Moi qui suis vetu de tenebres, je vois avec interet et plaisir cet echantillon de l'azur celeste qu'on appelle un lord. On entrait a Marmaduke-Lodge par une cour extremement spacieuse, qui faisait un carre long partage en huit carreaux, fermes de balustrades, laissant de tous cotes un large chemin ouvert, avec une superbe fontaine hexagone au milieu, a deux bassins, couverte d'un dome d'un ouvrage exquis a jour, qui etait suspendu sur six colonnes. C'est la que j'ai connu un docte francais, M. l'abbe du Cros, qui etait de la maison des Jacobins de la rue Saint-Jacques. Il y avait a Marmaduke-Lodge une moitie de la bibliotheque d'Erpenius, dont l'autre moitie est a l'auditoire de theologie de Cambridge. J'y lisais des livres, assis sous le portail qui est enjolive. Ces choses-la ne sont ordinairement vues que par un petit nombre de voyageurs curieux. Sais-tu, ridicule boy, que monseigneur William North, qui est lord Gray de Rolleston, et qui siege le quartorzieme au banc des barons, a plus d'arbres de haute futaie dans sa montagne que tu n'as de cheveux sur ton horrible caboche? Sais-tu que lord Norreys de Rycott, qui est la meme chose que le comte d'Abingdon, a un donjon carre de deux cents pieds de haut portant cette devise _Virtus ariete fortior_, ce qui a l'air de vouloir dire _la vertu est plus forte qu'un belier_, mais ce qui veut dire, imbecile! _le courage est plus fort qu'une machine de guerre?_ Oui, j'honore, accepte, respecte et revere nos seigneurs. Ce sont les lords qui, avec la majeste royale, travaillent a procurer et a conserver les avantages de la nation. Leur sagesse consommee eclate dans les conjonctures epineuses. La preseance sur tous, je voudrais bien voir qu'ils ne l'eussent pas. Ils l'ont. Ce qui s'appelle en Allemagne principaute et en Espagne grandesse, s'appelle pairie en Angleterre et en France. Comme on etait en droit de trouver ce monde assex, miserable, Dieu a senti ou le bat le blessait, il a voulu prouver qu'il savait faire des gens heureux, et il a cree les lords pour donner satisfaction aux philosophes. Cette creation-la corrige l'autre, et tire d'affaire le bon Dieu. C'est pour lui une sortie decente d'une fausse position. Les grands sont grands. Un pair en parlant de lui-meme dit _nos_. Un pair est un pluriel. Le roi qualifie les pairs _consanguinei nostri_. Les pairs ont fait une foule de lois sages, entre autres celle qui condamne a mort l'homme qui coupe un peuplier de trois ans. Leur suprematie est telle qu'ils ont une langue a eux. En style heraldique, le noir, qui s'appelle _sable_ pour le peuple des nobles, s'appelle _saturne_ pour les princes et _diamant_ pour les pairs. Poudre de diamant, nuit etoilee, c'est le noir des heureux. Et, meme entre eux, ils ont des nuances, ces hauts seigneurs. Un baron ne peut laver avec un vicomte sans sa permission. Ce sont la des choses excellentes, et qui conservent les nations. Que c'est beau pour un peuple d'avoir vingt-cinq ducs, cinq marquis, soixante-seize comtes, neuf vicomtes et soixante et un barons, qui font cent soixante-seize pairs, qui les uns sont grace et les autres seigneurie! Apres cela, quand il y aurait quelques haillons par-ci par-la! Tout ne peut pas etre en or. Haillons, soit; est-ce que ne voila pas de la pourpre? L'un achete l'autre. Il faut bien que quelque chose soit construit avec quelque chose. Eh bien, oui, il y a des indigents, la belle affaire! Ils etoffent le bonheur des opulents. Morbleu! nos lords sont notre gloire. La meute de Charles Mohun, baron Mohun, coute a elle seule autant que l'hopital des lepreux de Mooregate, et que l'hopital de Christ, fonde pour les enfants en 1553 par Edouard VI. Thomas Osborne, duc de Leeds, depense par an, rien que pour ses livrees, cinq mille guinees d'or. Les grands d'Espagne ont un gardien nomme par le roi qui les empeche de se ruiner. C'est pleutre. Nos lords, a nous, sont extravagants et magnifiques. J'estime cela. Ne deblaterons pas comme des envieux. Je sais gre a une belle vision qui passe. Je n'ai pas la lumiere, mais j'ai le reflet. Reflet sur mon ulcere, diras-tu. Va-t'en au diable. Je suis un Job heureux de contempler Trimalcion. Oh! la belle planete radieuse la-haut! c'est quelque chose que d'avoir ce clair de lune. Supprimer les lords, c'est une opinion qu'Oreste n'oserait soutenir, tout insense qu'il etait. Dire que les lords sont nuisibles ou inutiles, cela revient a dire qu'il faut ebranler les etats, et que les hommes ne sont pas faits pour vivre comme les troupeaux, broutant l'herbe et mordus par le chien. Le pre est tondu par le mouton, le mouton est tondu par le berger. Quoi de plus juste? A tondeur, tondeur et demi. Moi, tout m'est egal; je suis un philosophe, et je tiens a la vie comme une mouche. La vie n'est qu'un pied a terre. Quand je pense que Henry Bowes Howard, comte de Berkshire, a dans ses ecuries vingt-quatre carrosses de gala, dont un a harnais d'argent et un autre a harnais d'or! Mon Dieu, je sais bien que tout le monde n'a pas vingt-quatre carrosses de gala, mais il ne faut point declamer. Parce que tu as eu froid une nuit, ne voila-t-il pas! Il n'y a pas que toi. D'autres aussi ont froid et faim. Sais-tu que sans ce froid Dea ne serait pas aveugle, et que si Dea n'etait pas aveugle, elle ne t'aimerait pas! raisonne, buse! Et puis, si tous les gens qui sont epars se plaignaient, ce serait un beau vacarme. Silence, voila la regle. Je suis convaincu que le bon Dieu ordonne aux damnes de se taire, sans quoi ce serait Dieu qui serait damne, d'entendre un cri eternel. Le bonheur de l'Olympe est au prix du silence du Cocyte. Donc, peuple, tais-toi. Je fais mieux, moi, j'approuve et j'admire. Tout a l'heure, j'enumerais les lords, mais il faut y ajouter deux archeveques et vingt-quatre eveques! En verite, je suis attendri quand j'y songe. Je me rappelle avoir vu, chez le dimeur du reverend doyen de Raphoe, lequel doyen fait partie de la seigneurie et de l'eglise, une vaste meule du plus beau ble prise aux paysans d'alentour et que le doyen n'avait pas eu la peine de faire pousser. Cela lui laissait le temps de prier Dieu. Sais-tu que lord Marmaduke mon maitre etait lord grand tresorier d'Irlande, et haut senechal de la souverainete de Knaresburg dans le comte d'York! Sais-tu que le lord haut chambellan, qui est un office hereditaire dans la famille des ducs d'Ancaster, habille le roi le jour du couronnement, et recoit pour sa peine quarante aunes de velours cramoisi, plus le lit ou le roi a dormi; et que l'huissier de la verge noire est son depute! Je voudrais bien te voir faire resistance a ceci, que le plus ancien vicomte d'Angleterre est le sire Robert Brent, cree vicomte par Henri V. Tous les titres des lords indiquent une souverainete sur une terre, le comte Rivers excepte, qui a pour titre son nom de famille. Comme c'est admirable ce droit qu'ils ont de taxer les autres, et de prelever, par exemple, comme en ce moment-ci, quatre shellings par livre sterling de rente, ce qu'on vient de continuer pour un an, et tous ces beaux impots sur les esprits distilles, sur les accises du vin et de la biere, sur le tonnage et le pondage, sur le cidre, le poire, le mum, le malt et l'orge prepare, et sur le charbon de terre et cent autres semblables! Venerons ce qui est. Le clerge lui-meme releve des lords. L'eveque de Man est le sujet du comte de Derby. Les lords ont des betes feroces a eux qu'ils mettent dans leurs armoiries. Comme Dieu n'en a pas fait assez, ils en inventent. Ils ont cree le sanglier heraldique qui est autant au-dessus du sanglier que le sanglier est au-dessus du porc, et que le seigneur est au-dessus du pretre. Ils ont cree le griffon, qui est aigle aux lions et lion aux aigles, et qui fait peur aux lions par ses ailes et aux aigles par sa criniere. Ils ont la guivre, la licorne, la serpente, la salamandre, la tarasque, la dree, le dragon, l'hippogriffe. Tout cela, terreur pour nous, leur est ornement et parure. Ils ont une menagerie qui s'appelle le blason, et ou rugissent les monstres inconnus. Pas de foret comparable pour l'inattendu des prodiges a leur orgueil. Leur vanite est pleine de fantomes qui s'y promenent comme dans une nuit sublime, armes, casques, cuirasses, eperonnes, le baton d'empire a la main, et disant d'une voix grave: Nous sommes les aieux! Les scarabees mangent les racines, et les panoplies mangent le peuple. Pourquoi pas? Allons-nous changer les lois? La seigneurie fait partie de l'ordre. Sais-tu qu'il y a un duc en Ecosse qui galope trente lieues sans sortir de chez lui? Sais-lu que le lord archeveque de Canterbury a un million de France de revenu? Sais-tu que sa majeste a par an sept cent mille livres sterling de liste civile, sans compter les chateaux, forets, domaines, fiefs, tenances, alleux, prebendes, dimes et redevances, confiscations et amendes, qui depassent un million sterling? Ceux qui ne sont pas contents sont difficiles. --Oui, murmura Gwynplaine pensif, c'est de l'enfer des pauvres qu'est fait le paradis des riches. XII URSUS LE POETE ENTRAINE URSUS LE PHILOSOPHE Puis Dea entra; il la regarda, et ne vit plus qu'elle. L'amour est ainsi; on peut etre envahi un moment par une obsession de pensees quelconques; la femme qu'on aime arrive, et fait brusquement evanouir tout ce qui n'est pas sa presence, sans se douter qu'elle efface peut-etre en nous un monde. Disons ici un detail. Dans _Chaos vaincu_, un mot, _monstre_, adresse a Gwynplaine, deplaisait a Dea. Quelquefois, avec le peu d'espagnol que tout le monde savait dans ce temps-la, elle faisait le petit coup de tete de le remplacer par _quiero_, qui signifie _je le veux_, Ursus tolerait, non sans quelque impatience, ces alterations du texte. Il eut volontiers dit a Dea, comme de nos jours Moessard a Vissot: _Tu manques de respect au repertoire_. "L'Homme qui rit". Telle etait la forme qu'avait prise la celebrite de Gwynplaine. Son nom, Gwynplaine, a peu pres ignore, avait disparu sous ce sobriquet, de meme que sa face sous le rire. Sa popularite etait comme son visage un masque. Son nom pourtant se lisait sur un large ecriteau placarde a l'avant de la Green-Box, lequel offrait a la foule cette redaction due a Ursus: "Ici l'on voit Gwynplaine, abandonne a l'age de dix ans, la nuit du 29 janvier 1690, par les scelerats comprachicos, au bord de la mer a Portland, de petit devenu grand, et aujourd'hui appele "L'HOMME QUI RIT." L'existence de ces saltimbanques etait une existence de lepreux dans une ladrerie et de bienheureux dans une atlanlide. C'etait chaque jour un brusque passage de l'exhibition foraine la plus bruyante a l'abstraction la plus complete. Tous les soirs ils faisaient leur sortie de ce monde. C'etaient comme des morts qui s'en allaient, quitte a renaitre le lendemain. Le comedien est un phare a eclipses, apparition, puis disparition, et il n'existe guere pour le public que comme fantome et lueur dans cette vie a feux tournants. Au carrefour succedait la claustration. Sitot le spectacle fini, pendant que l'auditoire se desagregeait et que le brouhaha de satisfaction de la foule se dissipait dans la dispersion des rues, la Green-Box redressait son panneau comme une forteresse son pont-levis, et la communication avec le genre humain etait coupee. D'un cote l'univers et de l'autre cette baraque; et dans cette baraque il y avait la liberte, la bonne conscience, le courage, le devouement, l'innocence, le bonheur, l'amour, toutes les constellations. La cecite voyante et la difformite aimee s'asseyaient cote a cote, la main pressant la main, le front touchant le front, et, ivres, se parlaient tout bas. Le compartiment du milieu etait a deux fins; pour le public theatre, pour les acteurs salle a manger. Ursus, toujours satisfait de placer une comparaison, profitait de celle diversite de destination pour assimiler le compartiment central de la Green-Box a l'arradash d'une hutte abyssinienne. Ursus comptait la recette, puis l'on soupait. Pour l'amour tout est de l'ideal, et boire et manger ensemble quand on aime, cela admet toutes sortes de douces promiscuites furtives qui font qu'une bouchee devient un baiser. On boit l'ale ou le vin au meme verre, comme on boirait la rosee au meme lys. Deux ames, dans l'agape, ont la meme grace que deux oiseaux. Gwynplaine servait Dea, lui coupait les morceaux, lui versait a boire, s'approchait trop pres. --Hum! disait Ursus, et il detournait son grondement acheve malgre lui en sourire. Le loup, sous la table, soupait, inattentif a ce qui n'etait point son os. Vinos et Fibi partageaient le repas, mais genaient peu. Ces deux vagabondes, a demi sauvages et restees effarees, parlaient brehaigne entre elles. Ensuite Dea rentrait au gynecee avec Fibi et Vinos. Ursus allait mettre Homo a la chaine sous la Green-Box, et Gwynplaine s'occupait des chevaux, et d'amant devenait palefrenier, comme s'il eut ete un heros d'Homere ou un paladin de Charlemagne. A minuit, tout dormait, le loup excepte, qui de temps en temps, penetre de sa responsabilite, ouvrait un oeil. Le lendemain, au reveil, on se retrouvait; on dejeunait ensemble, habituellement de jambon et de the; le the, en Angleterre, date de 1678. Puis Dea, a la mode espagnole, et par le conseil d'Ursus qui la trouvait delicate, dormait quelques heures, pendant que Gwynplaine et Ursus faisaient tous les petits travaux du dehors et du dedans qu'exige la vie nomade. Il etait rare que Gwynplaine rodat hors de la Green-Box, excepte dans les routes desertes et les lieux solitaires. Dans les villes, il ne sortait qu'a la nuit, cache par un large chapeau rabattu, afin de ne point user son visage dans la rue. On ne le voyait a face decouverte que sur le theatre. Du reste la Green-Box avait peu frequente les villes; Gwynplaine, a vingt-quatre ans, n'avait guere vu de plus grandes cites que les Cinq-ports. Sa renommee cependant croissait. Elle commencait a deborder la populace, et elle montait plus haut. Parmi les amateurs de bizarreries foraines et les coureurs de curiosites et de prodiges, on savait qu'il existait quelque part, a l'etat de vie errante, tantot ici, tantot la, un masque extraordinaire. On en parlait, on le cherchait, on se demandait: Ou est-ce? L'Homme qui Rit devenait decidement fameux. Un certain lustre, en rejaillissait sur _Chaos vaincu_. Tellement qu'un jour Ursus, ambitieux, dit --Il faut aller a Londres. LIVRE TROISIEME COMMENCEMENT DE LA FELURE I L'INN TADCASTER Londres n'avait a cette epoque qu'un pont, le Pont de Londres, avec des maisons dessus. Ce pont reliait a Londres Southwark, faubourg pave et cailloute avec des galets de la Tamise, tout en ruettes et ruelles, ayant des lieux fort serres et, comme la cite, quantite de batisses, logis et cahutes de bois, pele-mele combustible ou l'incendie a ses aises. 1666 l'avait prouve. Southwark alors se prononcait _Soudric_; aujourd'hui on prononce _Sousouorc_, a peu pres. Du reste, une excellente maniere de prononcer les noms anglais, c'est de ne pas les prononcer du tout. Ainsi, Southampton, dites _Stpntn_. C'etait le temps ou _Chatam_ se prononcait _Je t'aime_. Le Southwark de ce temps-la ressemble au Southwark d'aujourd'hui comme Vaugirard ressemble a Marseille. C'etait un bourg; c'est une ville. Pourtant il s'y faisait un grand mouvement de navigation. Dans un long vieux mur cyclopeen sur la Tamise etaient scelles des anneaux ou s'amarraient les coches de riviere. Ce mur s'appelait le mur d'Effroc ou Effroc-Stone. York, quand elle etait saxonne, s'appelait Effroc. La legende contait qu'un duc d'Effroc s'etait noye au pied de ce mur. L'eau en effet y etait assez profonde pour un duc. A mer basse il y avait encore six bonnes brasses. L'excellence de ce petit mouillage attirait les navires de mer, et la vieille panse de Hollande, dite la Vograat, venait s'amarrer a l'Effroc-Stone. La Vograat faisait directement une fois par semaine la traversee de Londres a Rotterdam et de Rotterdam a Londres. D'autres coches partaient deux fois par jour, soit pour Deptfort, soit pour Greenwich, soit pour Gravesend, descendant par une maree et remontant par l'autre. Le trajet jusqu'a Gravesend, quoique de vingt milles, se faisait en six heures. La Vograat etait d'un modele qu'on ne voit plus aujourd'hui que dans les musees de marine. Cette panse etait un peu une jonque. En ce temps-la, pendant que la France copiait la Grece, la Hollande copiait la Chine. La Vograat, lourde coque a deux mats, etait cloisonnee etanche perpendiculairement, avec une chambre tres creuse au milieu du batiment et deux tillacs, l'un a l'avant, l'autre a l'arriere, pontes ras, comme les vaisseaux de fer a tourelle d'aujourd'hui, ce qui avait l'avantage de diminuer la prise du flot sur le navire dans les gros temps, et l'inconvenient d'exposer l'equipage aux coups de mer, a cause de l'absence de parapet. Rien n'arretait au bord celui qui allait tomber. De la de frequentes chutes et des pertes d'hommes qui ont fait abandonner ce gabarit. La pause _Vograat_ allait droit en Hollande et ne faisait meme pas escale a Gravesend. Une antique corniche de pierre, roche autant que maconnerie, longeait le bas de l'Effroc-Stone, et, praticable a toute mer, facilitait l'abord des bateaux amarres au mur. Le mur etait de distance en distance coupe d'escaliers. Il marquait la pointe sud de Southwark. Un remblai permettait aux passants de s'accouder au haut de l'Effroc-Stone comme au parapet d'un quai. De la on voyait la Tamise. De l'autre cote de l'eau, Londres cessait. Il n'y avait plus que des champs. En amont de l'Effroc-Stone, au coude de la Tamise, presque vis-a-vis le palais de Saint-James, derriere Lambeth-House, non loin de la promenade appelee alors Foxhall (_vaux-hall_ probablement), il y avait, entre une poterie ou l'on faisait de la porcelaine et une verrerie ou l'on faisait des bouteilles peintes, un de ces vastes terrains vagues ou l'herbe pousse, appeles autrefois en France cultures et mails, et en Angleterre bowling-greens. De bowling-green, tapis vert a rouler une boule, nous avons fait boulingrin. On a aujourd'hui ce pre-la dans sa maison; seulement on le met sur une table, il est en drap au lieu d'etre en gazon, et on l'appelle billard. Du reste, on ne voit pas pourquoi, ayant _boulevard_ (boule-vert), qui est le meme mot que _bowling-green_, nous nous sommes donne _boulingrin_. Il est surprenant qu'un personnage grave comme le dictionnaire ait de ces luxes inutiles. Le bowling-green de Southwark s'appelait Tarrinzeau-field, pour avoir appartenu jadis aux barons Hastings, qui sont barons Tarrinzeau and Mauchline. Des lords Hastings, le Tarrinzeau-field avait passe aux lords Tadcaster, lesquels l'avaient exploite en lieu public, ainsi que plus tard un duc d'Orleans a exploite le Palais-Royal. Puis le Tarrinzeau-field etait devenu vaine pature et propriete paroissiale. Le Tarrinzeau-field etait une sorte de champ de foire permanent, encombre d'escamoteurs, d'equilibristes, de bateleurs, et de musiques sur des treteaux, et toujours plein d'imbeciles qui "viennent regarder le diable", comme disait l'archeveque Sharp. Regarder le diable, c'est aller au spectacle. Plusieurs inns, qui prenaient et envoyaient du public a ces theatres forains, s'ouvraient sur cette place feriee toute l'annee et y prosperaient. Ces inns etaient de simples echoppes, habitees seulement le jour. Le soir le tavernier mettait dans sa poche la clef de la taverne, et s'en allait. Un seul de ces inns etait une maison. Il n'y avait pas d'autre logis dans tout le bowling-green, les baraques du champ de foire pouvant toujours disparaitre d'un moment a l'autre, vu l'absence d'attache et le vagabondage de tous ces saltimbanques. Les bateleurs ont une vie deracinee. Cet inn, appele l'inn Tadcaster, du nom des anciens seigneurs, plutot auberge que taverne, et plutot hotellerie qu'auberge, avait une porte cochere et une assez grande cour. La porte cochere, ouvrant de la cour sur la place, etait la porte legitime de l'auberge Tadcaster, et avait a cote d'elle une porte batarde par ou l'on entrait. Qui dit batarde dit preferee. Cette porte basse etait la seule par ou l'on passat. Elle donnait dans le cabaret proprement dit, qui etait un large galetas enfume, garni de tables et bas de plafond. Elle etait surmontee d'une fenetre au premier etage, aux ferrures de laquelle etait ajustee et pendue l'enseigne de l'inn. La grande porte, barree et verrouillee a demeure, restait fermee. Il fallait traverser le cabaret pour entrer dans la cour. Il y avait dans l'inn Tadcaster un maitre et un boy. Le maitre s'appelait maitre Nicless. Le boy s'appelait Govicum. Maitre Nicless,--Nicolas sans doute, qui devient par la prononciation anglaise Nicless,--etait un veuf avare et tremblant et ayant le respect des lois. Du reste, poilu aux sourcils et sur les mains. Quant au garcon de quatorze ans qui versait a boire et repondait au nom de Govicum, c'etait une grosse tete joyeuse avec un tablier. Il etait tondu ras, signe de servitude. Il couchait au rez-de-chaussee, dans un reduit ou l'on avait jadis mis un chien. Ce reduit avait pour fenetre une lucarne ouvrant sur le bowling-green. II ELOQUENCE EN PLEIN VENT Un soir qu'il faisait grand vent, et assez froid, et qu'on avait toutes les raisons du monde de se hater dans la rue, un homme qui cheminait dans le Tarrinzeau-field, sous le mur de l'auberge Tadcaster, s'arreta brusquement. On etait dans les derniers mois de l'hiver de 1704 a 1705. Cet homme, dont les vetements indiquaient un matelot, etait de bonne mine et de belle taille, ce qui est prescrit aux gens de cour et n'est pas defendu aux gens du peuple. Pourquoi s'etait-il arrete? Pour ecouter. Qu'ecoutait-il? Une voix qui parlait probablement dans une cour, de l'autre cote du mur, voix un peu senile, mais pourtant si haute, qu'elle venait jusqu'aux passants dans la rue. En meme temps, on entendait, dans l'enclos ou la voix perorait, un bruit de foule. Cette voix disait: --Hommes et femmes de Londres, me voici. Je vous felicite cordialement d'etre anglais. Vous etes un grand peuple. Je dis plus, vous etes une grande populace. Vos coups de poing sont encore plus beaux que vos coups d'epee. Vous avez de l'appetit. Vous etes la nation qui mange les autres. Fonction magnifique. Cette succion du monde classe a part l'Angleterre. Comme politique et philosophie, et maniement des colonies, populations, et industries, et comme volonte de faire aux autres du mal qui est pour soi du bien, vous etes particuliers et surprenants. Le moment approche ou il y aura sur la terre deux ecriteaux; sur l'un on lira: _Cote des hommes;_ sur l'autre on lira: _Cote des anglais._ Je constate ceci a votre gloire, moi qui ne suis ni anglais, ni homme, ayant l'honneur d'etre un docteur. Cela va ensemble. Gentlemen, j'enseigne. Quoi? Deux especes de choses, celles que je sais et celles que j'ignore. Je vends des drogues et je donne des idees. Approchez, et ecoutez. La science vous y convie. Ouvrez votre oreille. Si elle est petite, elle tiendra peu de verite; si elle est grande, beaucoup de stupidite y entrera. Donc, attention. J'enseigne la Pseudodoxia Epidemica. J'ai un camarade qui fait rire, moi je fais penser. Nous habitons la meme boite, le rire etant d'aussi bonne famille que le savoir. Quand on demandait a Democrite: Comment savez-vous? il repondait: Je ris. Et moi, si l'on me demande: Pourquoi riez-vous? je repondrai: Je sais. Du reste, je ne ris pas. Je suis le rectificateur des erreurs populaires. J'entreprends le nettoyage de vos intelligences. Elles sont malpropres. Dieu permet que le peuple se trompe et soit trompe. Il ne faut pas avoir de pudeurs betes; j'avoue franchement que je crois en Dieu, meme quand il a tort. Seulement, quand je vois des ordures,--les erreurs sont des ordures,--je les balaie. Comment sais-je ce que je sais? Cela ne regarde que moi. Chacun prend la science comme il peut. Lactance faisait des questions a une tete de Virgile en bronze qui lui repondait; Sylvestre II dialoguait avec les oiseaux; les oiseaux parlaient-ils? le pape gazouillait-il? Questions. L'enfant mort du rabbin Eleazar causait avec saint Augustin. Entre nous, je doute de tous ces faits, excepte du dernier. L'enfant mort parlait, soit; mais il avait sous la langue une lame d'or, ou etaient gravees diverses constellations. Donc il trichait. Le fait s'explique. Vous voyez ma moderation. Je separe le vrai du faux. Tenez, voici d'autres erreurs que vous partagez sans doute, pauvres gens du peuple, et dont je desire vous degager. Dioscoride croyait qu'il y avait un dieu dans la jusquiame, Chrysippe dans le cynopaste, Josephe dans la racine bauras, Homere dans la plante moly. Tous se trompaient. Ce qui est dans ces herbes, ce n'est pas un dieu, c'est un demon. Je l'ai verifie. Il n'est pas vrai que le serpent qui tenta Eve eut, comme Cadmus, une face humaine. Garcias de Horto, Cadamosto et Jean Hugo, archeveque de Treves, nient qu'il suffise de scier un arbre pour prendre un elephant. J'incline a leur avis. Citoyens, les efforts de Lucifer sont la cause des fausses opinions. Sous le regne d'un tel prince, il doit paraitre des meteores d'erreur et de perdition. Peuple, Claudius Pulcher ne mourut pas parce que les poulets refuserent de sortir du poulailler; la verite est que Lucifer ayant prevu la mort de Claudius Pulcher prit soin d'empecher ces animaux de manger. Que Belzebuth ait donne a l'empereur Vespasien la vertu de redresser les boiteux et de rendre la vue aux aveugles en les touchant, c'etait une action louable en soi, mais dont le motif etait coupable. Gentlemen, defiez-vous des faux savants qui exploitent la racine de brioine et la couleuvree blanche, et qui font des collyres avec du miel et du sang de coq. Sachez voir clair dans les mensonges. Il n'est point exact qu'Orion soit ne d'un besoin naturel de Jupiter; la verite est que ce fut Mercure qui produisit cet astre de cette facon. Il n'est pas vrai qu'Adam eut un nombril. Quand saint Georges a tue un dragon, il n'avait pas pres de lui la fille d'un saint. Saint Jerome dans son cabinet n'avait pas sur sa cheminee une pendule; premierement, parce qu'etant dans une grotte, il n'avait pas de cabinet; deuxiemement, parce qu'il n'avait pas de cheminee; troisiemement, parce que les pendules n'existaient pas. Rectifions. Rectifions. O gentils qui m'ecoutez, si l'on vous dit que quiconque flaire l'herbe valeriane, il lui nait un lezard dans le cerveau, que dans sa putrefaction le boeuf se change en abeilles et le cheval en frelons, que l'homme pese plus mort que vivant, que le sang de bouc dissout l'emeraude, qu'une chenille, une mouche et une araignee apercues sur le meme arbre annoncent la famine, la guerre et la peste, qu'on guerit le mal caduc au moyen d'un ver qu'on trouve dans la tete du chevreuil, n'en croyez rien, ce sont des erreurs. Mais voici des verites: la peau de veau marin garantit du tonnerre; le crapaud se nourrit de terre, ce qui lui fait venir une pierre dans la tete; la rose de Jericho fleurit la veille de Noel; les serpents ne peuvent supporter l'ombre du frene; l'elephant n'a pas de jointures et est force de dormir debout contre un arbre; faites couver par un crapaud un oeuf de coq, vous aurez un scorpion qui vous fera une salamandre; un aveugle recouvre la vue en mettant une main sur le cote gauche de l'autel et l'autre main sur ses yeux; la virginite n'exclut pas la maternite. Braves gens, nourrissez-vous de ces evidences. Sur ce, vous pouvez croire en Dieu de deux facons, ou comme la soif croit a l'orange, ou comme l'ane croit au fouet. Maintenant je vais vous presenter mon personnel. Ici un coup de vent assez violent secoua les chambranles, et les volets de l'inn, qui etait une maison isolee. Cela fit une espece de long murmure celeste. L'orateur attendit un moment, puis reprit le dessus. --Interruption. Soit. Parle, aquilon. Gentlemen, je ne me fache pas. Le vent est loquace, comme tous les solitaires. Personne ne lui tient compagnie la-haut. Alors il bavarde. Je reprends mon fil. Vous contemplez ici des artistes associes. Nous sommes quatre. _A lupo principium._ Je commence par mon ami qui est un loup. Il ne s'en cache pas. Voyez-le. Il est instruit, grave et sagace. La providence a probablement eu un moment l'idee d'en faire un docteur d'universite; mais il faut pour cela etre un peu bete, et il ne l'est pas. J'ajoute qu'il est sans prejuges et point aristocrate. Il cause dans l'occasion avec une chienne, lui qui aurait droit a une louve. Ses dauphins, s'il en a eu, melent probablement avec grace le jappement de leur mere au hurlement de leur pere. Car il hurle. Il faut hurler avec les hommes. Il aboie aussi, par condescendance pour la civilisation. Adoucissement magnanime. Homo est un chien perfectionne. Venerons le chien. Le chien,--quelle drole de bete!--a sa sueur sur sa langue et son sourire dans sa queue. Gentlemen, Homo egale en sagesse et surpasse en cordialite le loup sans poil du Mexique, l'admirable xoloitzeniski. J'ajoute qu'il est humble. Il a la modestie d'un loup utile aux humains. Il est secourable et charitable, silencieusement. Sa patte gauche ignore la bonne action qu'a faite sa patte droite. Tels sont ses merites. De cet autre, mon deuxieme ami, je ne dis qu'un mot; c'est un monstre. Vous l'admirerez. Il fut jadis abandonne par des pirates sur les bords du sauvage ocean. Celle-ci est une aveugle. Est-ce une exception? Non. Nous sommes tous des aveugles. L'avare est un aveugle; il voit l'or et ne voit pas la richesse. Le prodigue est un aveugle; il voit le commencement et ne voit pas la fin. La coquette est une aveugle; elle ne voit pas ses rides. Le savant est un aveugle; il ne voit pas son ignorance. L'honnete homme est un aveugle; il ne voit pas le coquin. Le coquin est un aveugle; il ne voit pas Dieu. Dieu est un aveugle; le jour ou il a cree le monde, il n'a pas vu que le diable se fourrait dedans. Moi je suis un aveugle; je parle, et je ne vois pas que vous etes des sourds. Cette aveugle-ci, qui nous accompagne, est une pretresse mysterieuse. Vesta lui eut confie son tison. Elle a dans le caractere des obscurites douces comme les hiatus qui s'ouvrent dans la laine d'un mouton. Je la crois fille de roi, sans l'affirmer. Une louable defiance est l'attribut du sage. Quant a moi, je ratiocine et je medicamente. Je pense et je panse. _Chirurgus sum_. Je gueris les fievres, miasmes et pestes. Presque toutes nos phlegmasies et souffrances sont des exutoires, et, bien soignees, nous debarrassent gentiment d'autres maux qui seraient pires. Nonobstant, je ne vous conseille pas d'avoir un anthrax, autrement dit carbuncle. C'est une maladie bete qui ne sert a rien. On en meurt, mais c'est tout. Je ne suis pas inculte ni rustique. J'honore l'eloquence et la poesie, et je vis avec ces deesses dans une intimite innocente. Et je termine par un avis. Gentlemen et gentlewomen, en vous, du cote d'ou vient la lumiere, cultivez la vertu, la modestie, la probite, la justice et l'amour. Chacun ici-bas peut, comme cela, avoir son petit pot de fleurs sur sa fenetre. Milords et messieurs, j'ai dit. Le spectacle va commencer. L'homme, matelot probable, qui ecoutait du dehors, entra dans la salle basse de l'inn, la traversa, paya quelque monnaie qu'on lui demanda, penetra dans une cour pleine de public, apercut au fond de la cour une baraque a roues, toute grande ouverte, et vit sur ce treteau un homme vieux vetu d'une peau d'ours, un homme jeune qui avait l'air d'un masque, une fille aveugle, et un loup. --Vivedieu! s'ecria-t-il, voila d'admirables gens. III OU LE PASSANT REPARAIT La Green-Box, on vient de la reconnaitre, etait arrivee a Londres. Elle s'etait etablie a Southwark. Ursus avait ete attire par le bowling-green, lequel avait cela d'excellent, que la foire n'y chomait jamais; pas meme en hiver. Voir le dome de Saint-Paul avait ete agreable a Ursus. Londres, a tout prendre, est une ville qui a du bon. Avoir dedie une cathedrale a saint Paul, c'est de la bravoure. Le vrai saint cathedral est saint Pierre. Saint Paul est suspect d'imagination, et, en matiere ecclesiastique, imagination signifie heresie. Saint Paul n'est saint qu'avec des circonstances attenuantes. Il n'est entre au ciel que par la porte des artistes. Une cathedrale est une enseigne. Saint Pierre indique Rome, la ville du dogme; saint Paul signale Londres, la ville du schisme. Ursus, dont la philosophie avait de si grands bras qu'elle contenait tout, etait homme a apprecier ces nuances, et son attrait pour Londres venait peut-etre d'un certain gout pour saint Paul. La grande cour de l'inn Tadcaster avait fixe le choix d'Ursus. La Green-Box semblait prevue par cette cour; c'etait un theatre tout construit. Cette cour etait carree, et batie de trois cotes, avec un mur faisant vis-a-vis aux etages, et auquel on adossa la Green-Box, introduite grace aux vastes dimensions de la porte cochere. Un grand balcon de bois, couvert d'un auvent et porte sur poteaux, lequel desservait les chambres du premier etage, s'appliquait sur les trois pans de la facade interieure de cette cour, avec deux retours en equerre. Les fenetres du rez-de-chaussee firent les baignoires, le pave de la cour fit le parterre, et le balcon fit le balcon. La Green-Box, rangee contre le mur, avait devant elle cette salle de spectacle. Cela ressemblait beaucoup au Globe, ou furent joues _Othello_, le _Roi Lear_ et la _Tempete_. Dans un recoin, en arriere de la Green-Box, il y avait une ecurie. Ursus avait pris ses arrangements avec le tavernier, maitre Nicless, qui, vu le respect des lois, n'admit le loup qu'en payant plus cher. L'ecriteau "GWYNPLAINE--L'HOMME QUI RIT", decroche de la Green-Box, avait ete accroche pres de l'enseigne de l'inn. La salle-cabaret avait, on le sait, une porte interieure qui donnait sur la cour. A cote de cette porte fut improvisee, au moyen d'un tonneau eventre, une logette pour "la buraliste", qui etait tantot Fibi, tantot Vinos. C'etait a peu pres comme aujourd'hui. Qui entre paie. Sous l'ecriteau L'HOMME QUI RIT fut pendue a deux clous une planche peinte en blanc, portant, charbonne en grosses lettres, le titre de la grande piece d'Ursus, _Chaos vaincu_. Au centre du balcon, precisement en face de la Green-Box, un compartiment, qui avait pour entree principale une porte-fenetre, avait ete reserve entre deux cloisons "pour la noblesse". Il etait assez large pour contenir, sur deux rangs, dix spectateurs. --Nous sommes a Londres, avait dit Ursus. Il faut s'attendre a de la gentry. Il avait fait meubler cette "loge" des meilleures chaises de l'inn, et placer au centre un grand fauteuil de velours d'Utrecht bouton d'or a dessins cerise pour le cas ou quelque femme d'alderman viendrait. Les representations avaient commence. Tout de suite, la foule vint. Mais le compartiment pour la noblesse resta vide. A cela pres, le succes fut tel que de memoire de saltimbanque on n'en avait pas vu de pareil. Tout Southwark accourut en cohue admirer l'Homme qui Rit. Les baladins et bateleurs de Tarrinzeau-field furent effares de Gwynplaine. Un epervier s'abattant dans une cage de chardonnerets et leur becquetant leur mangeoire, tel fut l'effet. Gwynplaine leur devora leur public. Outre le menu peuple des avaleurs de sabres et des grimaciers, il y avait sur le bowling-green de vrais spectacles. Il y avait un circus a femmes retentissant du matin au soir d'une sonnerie magnifique de toutes sortes d'instruments, psalterions, tambours, rubebes, micamons, timbres, chalumelles, dulcaynes, gingues, chevrettes, cornemuses, cornets d'Allemagne, eschaqueils d'Angleterre, pipes, fistules, flajos et flageolets. Il y avait sous une large tente ronde des sauteurs que n'eussent point egales nos coureurs actuels des Pyrenees, Dulma, Bordenave et Meylonga, lesquels du pic de Pierrefitte descendent au plateau du Limacon, ce qui est presque tomber. Il y avait une menagerie ambulante ou l'on voyait un tigre bouffe, qui, fouaille par un belluaire, tachait de lui happer son fouet et d'en avaler la meche. Ce comique a gueules et a griffes fut lui-meme eclipse. Curiosite, applaudissements, recettes, foule, l'Homme qui Rit prit tout. En un clin d'oeil ce fut fait. Il n'y eut plus que la Green-Box. --Chaos vaincu est Chaos vainqueur, disait Ursus, se mettant de moitie dans le succes de Gwynplaine, et tirant la nappe a lui, comme on dit en langue cabotine. Le succes de Gwynplaine fut prodigieux. Pourtant il resta local. Passer l'eau est difficile pour une renommee. Le nom de Shakespeare a mis cent trente ans a venir d'Angleterre en France; l'eau est une muraille, et si Voltaire, ce qu'il a bien regrette plus tard, n'avait pas fait a Shakespeare la courte echelle, Shakespeare, a l'heure qu'il est, serait peut-etre encore de l'autre cote du mur, en Angleterre, captif d'une gloire insulaire. La gloire de Gwynplaine ne passa point le pont de Londres. Elle ne prit point les dimensions d'un echo de grande ville. Du moins dans les premiers temps. Mais Southwark peut suffire a l'ambition d'un clown. Ursus disait:--La sacoche des recettes, comme une fille qui a fait une faute, grossit a vue d'oeil. On jouait _Ursus Rursus_, puis _Chaos vaincu_. Dans les entr'actes, Ursus justifiait sa qualite d'engastrimythe et faisait de la ventriloquie transcendante; il imitait toute voix qui s'offrait dans l'assistance, un chant, un cri, a ebahir par la ressemblance le chanteur ou le crieur lui-meme, et parfois il copiait le brouhaha du public, et il soufflait comme s'il eut ete a lui seul un tas de gens. Talents remarquables. En outre, il haranguait, on vient de le voir, comme Ciceron, vendait des drogues, soignait les maladies et meme guerissait les malades. Southwark etait captive. Ursus etait satisfait des applaudissements de Southwark, mais il n'en etait point etonne. --Ce sont les anciens trinobantes, disait-il. Et il ajoutait: --Que je ne confonds point, pour la delicatesse du gout, avec les atrobates qui ont peuple Berks, les belges qui ont habite le Somerset, et les parisiens qui ont fonde York. A chaque representation, la cour de l'inn, transformee en parterre, s'emplissait d'un auditoire deguenille et enthousiaste. C'etaient des bateliers, des porte-chaises, des charpentiers de bord, des cochers de coches de riviere, des matelots frais debarques depensant leur solde en ripailles et en filles. Il y avait des estafiers, des ruffians, et des gardes noirs, qui sont des soldats condamnes pour quelque faute disciplinaire a porter leur habit rouge retourne du cote de la doublure noire, et nommes pour cela blackquards, d'ou nous avons fait _blagueurs_. Tout cela affluait de la rue dans le theatre et refluait du theatre dans la salle a boire. Les chopes bues ne nuisaient pas au succes. Parmi ces gens qu'on est convenu d'appeler "la lie", il y en avait un plus haut que les autres, plus grand, plus fort, moins pauvre, plus carre d'epaules, vetu comme le commun du peuple, mais pas dechire, admirateur a tout rompre, se faisant place a coups de poing, ayant une perruque a la diable, jurant, criant, gouaillant, point malpropre, et au besoin pochant un oeil et payant bouteille. Cet habitue etait le passant dont on a entendu tout a l'heure le cri d'enthousiasme. Ce connaisseur immediatement fascine avait tout de suite adopte l'Homme qui Rit. Il ne venait pas a toutes les representations. Mais quand il venait, il etait le "trainer" du public; les applaudissements se changeaient en acclamations; le succes allait, non aux frises, il n'y en avait pas, mais aux nues, il y en avait. Mais ces nues, vu l'absence de plafond, pleuvaient quelquefois sur le chef-d'oeuvre d'Ursus. Si bien qu'Ursus remarqua cet homme et que Gwynplaine le regarda. C'etait un fier ami inconnu qu'on avait la! Ursus et Gwynplaine voulurent le connaitre, ou du moins savoir qui c'etait. Ursus un soir, de la coulisse, qui etait la porte de la cuisine de la Green-Box, ayant par hasard maitre Nicless l'hotelier pres de lui, lui montra l'homme mele a la foule, et lui demanda: --Connaissez-vous cet homme? --Sans doute. --Qu'est-ce? --Un matelot. --Comment s'appelle-t-il? dit Gwynplaine, intervenant. --Tom-Jim-Jack, repondit l'hotelier. Puis, tout en redescendant l'escalier marchepied de l'arriere de la Green-Box pour rentrer dans l'inn, maitre Nicless laissa tomber cette reflexion, profonde a perte de vue: --Quel dommage qu'il ne soit pas lord! ce serait une fameuse canaille. Du reste, quoique installe dans une hotellerie, le groupe de la Green-Box n'avait rien modifie de ses moeurs, et maintenait son isolement. A cela pres de quelques mots echanges ca et la avec le tavernier, ils ne se melaient point aux habitants, permanents ou passagers, de l'auberge, et ils continuaient de vivre entre eux. Depuis qu'on etait a Southwark, Gwynplaine avait pris l'habitude, apres le spectacle, apres le souper des gens et des chevaux, d'aller, pendant qu'Ursus et Dea se couchaient chacun de son cote, respirer un peu le grand air dans le bowling-green entre onze heures et minuit. Un certain vague qu'on a dans l'esprit pousse aux promenades nocturnes et aux flaneries etoilees; la jeunesse est une attente mysterieuse; c'est pourquoi on marche volontiers la nuit, sans but. A cette heure-la, il n'y avait plus personne dans le champ de foire, tout au plus quelques titubations d'ivrognes faisant des silhouettes chancelantes dans les coins obscurs; les tavernes vides se fermaient, la salle basse de l'auberge Tadcaster s'eteignait, ayant a peine dans quelque angle une derniere chandelle eclairant un dernier buveur, une lueur indistincte sortait entre les chambranles de l'inn entr'ouvert, et Gwynplaine, pensif, content, songeant, heureux d'un divin bonheur trouble, allait et venait devant cette porte entre-baillee. A quoi pensait-il? a Dea, a rien, a tout, aux profondeurs. Il s'ecartait peu de l'auberge, retenu, comme par un fil, pres de Dea. Faire quelques pas dehors lui suffisait. Puis il rentrait, trouvait toute la Green-Box endormie, et s'endormait. IV LES CONTRAIRES FRATERNISENT DANS LA HAINE Le succes n'est pas aime, surtout par ceux dont il est la chute. Il est rare que les manges adorent les mangeurs. L'Homme qui Rit, decidement, faisait evenement. Les bateleurs d'alentour etaient indignes. Un succes de theatre est un siphon, pompe la foule, et fait le vide autour de lui. La boutique en face est eperdue. A la hausse des recettes de la Green-Box avait tout de suite correspondu, nous l'avons dit, une baisse dans les recettes environnantes. Brusquement, les spectacles, jusqu'alors fetes, chomerent. Ce fut comme un etiage se marquant en sens inverse, mais avec une concordance parfaite, la crue ici, la diminution la. Tous les theatres connaissent ces effets de maree; elle n'est haute chez celui-ci qu'a la condition d'etre basse chez celui-la. La fourmiliere foraine, qui exhibait ses talents et ses fanfares sur les treteaux circonvoisins, se voyant ruinee par l'Homme qui Rit, entra en desespoir, mais fut eblouie. Tous les grimes, tous les clowns, tous les bateleurs enviaient Gwynplaine. En voila un qui est heureux d'avoir un mufle de bete feroce! Des meres baladines et danseuses de cordes, qui avaient de jolis enfants, les regardaient avec colere en montrant Gwynplaine et en disant: Quel dommage que tu n'aies pas une figure comme cela! Quelques-unes battaient leurs petits de fureur de les trouver beaux. Plus d'une, si elle eut su le secret, eut arrange son fils "a la Gwynplaine". Une tete d'ange qui ne rapporte rien ne vaut pas une face de diable lucrative. On entendit un jour la mere d'un petit qui etait un cherubin de gentillesse et qui jouait les cupidons, s'ecrier:--On nous a manque nos enfants. Il n'y a que ce Gwynplaine de reussi. Et, montrant le poing a son fils, elle ajouta:--Si je connaissais ton pere, je lui ferais une scene! Gwynplaine etait une poule aux oeufs d'or. Quel merveilleux phenomene! Ce n'etait qu'un cri dans toutes les baraques. Les saltimbanques, enthousiasmes et exasperes, contemplaient Gwynplaine en grincant des dents. La rage admire, cela s'appelle l'envie. Alors elle hurle. Ils essayerent de troubler _Chaos vaincu_, firent cabale, sifflerent, grognerent, huerent. Cela fut pour Ursus un motif de harangues hortensiennes a la populace, et pour l'ami Tom-Jim-Jack une occasion de donner quelques-uns de ces coups de poing qui retablissent l'ordre. Les coups de poing de Tom-Jim-Jack acheverent de le faire remarquer par Gwynplaine et estimer par Ursus. De loin, du reste; car le groupe de la Green-Box se suffisait a lui-meme et se tenait a distance de tout, et quant a Tom-Jim-Jack, ce leader de la canaille faisait l'effet d'une sorte d'estafier supreme, sans liaison, sans intimite, casseur de vitres, meneur d'hommes, paraissant, disparaissant, camarade de tout le monde et compagnon de personne. Ce dechainement d'envie contre Gwynplaine ne se tint pas pour battu, pour quelques giffles de Tom-Jim-Jack. Les huees ayant avorte, les saltimbanques du Tarrinzeau-field redigerent une supplique. Ils s'adresserent a l'autorite. C'est la marche ordinaire. Contre un succes qui nous gene, on ameute la foule, puis on implore le magistrat. Aux bateleurs se joignirent les reverends. L'Homme qui Rit avait porte coup aux preches. Le vide ne s'etait pas fait seulement dans les baraques, mais dans les eglises. Les chapelles des cinq paroisses de Southwark n'avaient plus d'auditoire. On delaissait le sermon pour aller a Gwynplaine. _Chaos vaincu,_ la Green-Box, l'Homme qui Rit, toutes ces abominations de Baal l'emportaient sur l'eloquence de la chaire. La voix qui harangue dans le desert, _vox clamantis in deserto,_ n'est pas contente, et adjure volontiers le gouvernement. Les pasteurs des cinq paroisses se plaignirent a l'eveque de Londres, lequel se plaignit a sa majeste. La plainte des bateleurs se fondait sur la religion. Ils la declaraient outragee. Ils signalaient Gwynplaine comme sorcier et Ursus comme impie. Les reverends, eux, invoquaient l'ordre social. Ils prenaient fait et cause pour les actes du parlement violes, laissant l'orthodoxie de cote. C'etait plus malin. Car on etait a l'epoque de M. Locke, mort depuis six mois a peine, le 28 octobre 1704, et le scepticisme, que Bolingbroke allait insuffler a Voltaire, commencait. Wesley devait plus tard venir restaurer la bible comme Loyola a restaure le papisme. De cette facon, la Green-Box etait battue en breche des deux cotes, par les bateleurs au nom du pentateuque, par les chapelains au nom des reglements de police. D'une part le ciel, d'autre part la voirie, les reverends tenant pour la voirie, et les saltimbanques pour le ciel. La Green-Box etait denoncee par les pretres comme encombrante, et par les baladins comme sacrilege. Y avait-il pretexte? donnait-elle prise? Oui. Quel etait son crime? Ceci: elle avait un loup. Un loup en Angleterre est un proscrit. Le dogue, soit; le loup, point. L'Angleterre admet le chien qui aboie et non le chien qui hurle; nuance entre la basse-cour et la foret. Les recteurs et vicaires des cinq paroisses de Southwark rappelaient dans leurs requetes les nombreux statuts royaux et parlementaires mettant le loup hors la loi. Ils concluaient a quelque chose comme l'incarceration de Gwynplaine et la mise en fourriere du loup, ou tout au moins l'expulsion. Question d'interet public, de risque pour les passants, etc. Et la-dessus, ils faisaient appel a la Faculte. Ils citaient le verdict du college des Quatrevingts medecins de Londres, corps docte qui date de Henri VIII, qui a un sceau comme l'etat, qui eleve les malades a la dignite de justiciables, qui a le droit d'emprisonner ceux qui enfreignent ses lois et contreviennent a ses ordonnances, et qui, entre autres constatations utiles a la sante des citoyens, a mis hors de doute ce fait acquis a la science:--Si un loup voit un homme le premier, l'homme est enroue pour la vie.--De plus, on peut etre mordu. Donc Homo etait le pretexte. Ursus, par l'hotelier, avait vent de ces menees. Il etait inquiet. Il craignait ces deux griffes, police et justice. Pour avoir peur de la magistrature, il suffit d'avoir peur; il n'est pas necessaire d'etre coupable. Ursus souhaitait peu le contact des sheriffs, prevots, baillis et coroners. Son empressement de contempler de pres ces visages officiels etait nul. Il avait de voir des magistrats la meme curiosite que le lievre de voir des chiens d'arret. Il commencait a regretter d'etre venu a Londres. --Le mieux est ennemi du bien, murmurait-il en aparte. Je croyais ce proverbe deconsidere, j'ai eu tort. Les verites betes sont les verites vraies. Contre tant de puissances coalisees, saltimbanques prenant en main la cause de la religion, chapelains s'indignant au nom de la medecine, la pauvre Green-Box, suspecte de sorcellerie en Gwynplaine et d'hydrophobie en Homo, n'avait pour elle qu'une chose, mais qui est une grande force en Angleterre, l'inertie municipale. C'est du laisser-faire local qu'est sortie la liberte anglaise. La liberte en Angleterre se comporte comme la mer autour de l'Angleterre. C'est une maree. Peu a peu les moeurs montent sur les lois. Une epouvantable legislation engloutie, l'usage dessus, un code feroce encore visible sous la transparence de l'immense liberte, c'est la l'Angleterre. L'Homme qui Rit, _Chaos vaincu,_ Homo, pouvaient avoir contre eux les bateleurs, les predicants, les eveques, la chambre des communes, la chambre des lords, sa majeste, et Londres, et toute l'Angleterre, et rester tranquilles tant que Southwark serait pour eux. La Green-Box etait l'amusement prefere du faubourg, et l'autorite locale semblait indifferente. En Angleterre, indifference, c'est protection. Tant que le sheriff du comte de Surrey, a qui ressortit Southwark, ne bougerait pas, Ursus respirait, et Homo pouvait dormir sur ses deux oreilles de loup. A la condition de ne point aboutir au coup de pouce, ces haines servaient le succes. La Green-Box pour l'instant ne s'en portait pas plus mal. Au contraire. Il transpirait dans le public qu'il y avait des intrigues. L'Homme qui Rit en devenait plus populaire. La foule a le flair des choses denoncees, et les prend en bonne part. Etre suspect recommande. Le peuple adopte d'instinct ce que l'index menace. La chose denoncee, c'est un commencement de fruit defendu; on se hate d'y mordre. Et puis un applaudissement qui taquine quelqu'un, surtout quand ce quelqu'un est l'autorite, c'est doux. Faire, en passant une soiree agreable, acte d'adhesion a l'opprime et d'opposition a l'oppresseur, cela plait. On protege en meme temps qu'on s'amuse. Ajoutons que les baraques theatrales du bowling-green continuaient de huer et de cabaler contre l'Homme qui Rit. Rien de meilleur pour le succes. Les ennemis font un bruit efficace qui aiguise et avive le triomphe. Un ami est plus vite las de louer qu'un ennemi d'injurier. Injurier n'est pas nuire. Voila ce que les ennemis ignorent. Ils ne peuvent pas ne point insulter, et c'est la leur utilite. Ils ont une impossibilite de se taire qui entretient l'eveil public. La foule grossissait a _Chaos vaincu._ Ursus gardait pour lui ce que lui disait maitre Nicless des intrigues et des plaintes en haut lieu, et n'en parlait pas a Gwynplaine, pour ne point troubler la serenite des representations par des preoccupations. S'il arrivait malheur, on le saurait toujours assez tot. V LE WAPENTAKE Une fois pourtant il crut devoir deroger a cette prudence, par prudence meme, et il jugea utile de tacher d'inquieter Gwynplaine. Il est vrai qu'il s'agissait d'une chose beaucoup plus grave encore, dans la pensee d'Ursus, que les cabales de foire et d'eglise. Gwynplaine, en ramassant un farthing tombe a terre dans un moment ou l'on comptait la recette, s'etait mis a l'examiner, et, en presence de l'hotelier, avait tire du contraste entre le farthing, representant la misere du peuple, et l'empreinte representant, sous la figure d'Anne, la magnificence parasite du trone, un propos mal sonnant. Ce propos, repete par maitre Nicless, avait fait tant de chemin qu'il etait revenu a Ursus par Fibi et Vinos. Ursus en eut la fievre. Paroles seditieuses. Lese-majeste. Il admonesta rudement Gwynplaine. --Veille sur ton abominable gueule. Il y a une regle pour les grands, ne rien faire; et une regle pour les petits, ne rien dire. Le pauvre n'a qu'un ami, le silence. Il ne doit prononcer qu'un monosyllabe: oui. Avouer et consentir, c'est tout son droit. Oui, au juge. Oui, au roi. Les grands, si bon leur semble, nous donnent des coups de baton, j'en ai recu, c'est leur prerogative, et ils ne perdent nullement de leur grandeur en nous rompant les os. L'ossifrage est une espece d'aigle. Venerons le sceptre qui est le premier des batons. Respect, c'est prudence, et platitude, c'est egoisme. Qui outrage son roi se met en meme danger qu'une fille coupant temerairement la jube a un lion. On m'informe que tu as jase sur le compte du farthing, qui est la meme chose que le liard, et que tu as medit de cette medaille auguste moyennant laquelle on nous octroie au marche le demi-quart d'un hareng sale. Prends garde. Deviens serieux. Apprends qu'il existe des punitions. Impregne-toi des verites legislatives. Tu es dans un pays ou celui qui scie un petit arbre de trois ans est paisiblement mene au gibet. Les jureurs, on leur met les pieds aux ceps. L'ivrogne est enferme dans une barrique defoncee par en bas pour qu'il marche, avec un trou en haut du tonneau par ou passe sa tete et deux trous dans la bonde par ou passent ses mains, de sorte qu'il ne peut se coucher. Qui frappe quelqu'un dans la salle de Westminster est en prison pour sa vie, et ses biens confisques. Qui frappe quelqu'un dans le palais du roi a la main droite tranchee. Une chiquenaude sur un nez qui saigne, et te voila manchot. Le convaincu d'heresie en cour d'eveque est brule vif. C'est pour pas grand'chose que Cuthbert Simpson a ete ecartele au tourniquet. Voila trois ans, en 1702, ce n'est pas loin, comme tu vois, on a tourne au pilori un scelerat appele Daniel de Foe, lequel avait eu l'audace d'imprimer les noms des membres des communes qui avaient parle la veille au parlement. Celui qui est felon a sa majeste, on l'eventre vivant et on lui arrache le coeur dont on lui soufflette les deux joues. Inculque-toi ces notions de droit et de justice. Ne jamais se permettre un mot, et, a la plus petite inquietude, prendre sa volee; telle est la bravoure que je pratique et que je conseille. En fait de temerite, imite les oiseaux, et en fait de bavardage, imite les poissons. Du reste, l'Angleterre a cela d'admirable que sa legislation est fort douce. Son admonition faite, Ursus fut inquiet quelque temps; Gwynplaine point. L'intrepidite de la jeunesse se compose de defaut d'experience. Toutefois il sembla que Gwynplaine avait eu raison d'etre tranquille, car les semaines s'ecoulerent pacifiquement, et il ne parut pas que le propos sur la reine eut des suites. Ursus, on le sait, manquait d'apathie, et, comme le chevreuil au guet, etait en eveil de tous les cotes. Un jour, peu de temps apres sa semonce a Gwynplaine, en regardant par la lucarne du mur qui avait vue sur le dehors, Ursus devint pale. --Gwynplaine? --Quoi? --Regarde. --Ou? --Dans la place. --Et puis? --Vois-tu ce passant? --Cet homme en noir? --Oui. --Qui a une espece de masse au poing? --Oui. --Eh bien? --Eh bien, Gwynplaine, cet homme est le wapentake. --Qu'est-ce que c'est que le wapentake? --C'est le bailli de la centaine. --Qu'est-ce que c'est que le bailli de la centaine? --C'est le _praepositus hundredi._ --Qu'est-ce que c'est que le _praepositus hundredi_? --C'est un officier terrible. --Qu'est-ce qu'il a a la main? --C'est l'iron-weapon. --Qu'est-ce que l'iron-weapon? --C'est une chose en fer. --Qu'est-ce qu'il fait de ca? --D'abord il jure dessus. Et c'est pour cela qu'on l'appelle le wapentake. --Ensuite? --Ensuite il vous touche avec. --Avec quoi? --Avec l'iron-weapon. --Le wapentake vous touche avec l'iron-weapon? --Oui. --Qu'est-ce que cela veut dire? --Cela veut dire: suivez-moi. --Et il faut le suivre? --Oui. --Ou? --Est-ce que je sais, moi? --Mais il vous dit ou il vous mene? --Non. --Mais on peut bien le lui demander? --Non. --Comment? --Il ne vous dit rien, et vous ne lui dites rien. --Mais... --Il vous touche de l'iron-weapon, tout est dit. Vous devez marcher. --Mais ou? --Derriere lui. --Mais ou? --Ou bon lui semble, Gwynplaine. --Et si l'on resiste? --On est pendu. Ursus remit la tete a la lucarne, respira largement, et dit: --Dieu merci, le voila passe! ce n'est pas chez nous qu'il vient. Ursus s'effrayait probablement plus que de raison des indiscretions et des rapports possibles au sujet des paroles inconsiderees de Gwynplaine. Maitre Nicless, qui les avait entendues, n'avait aucun interet a compromettre les pauvres gens de la Green-Box. Il tirait lateralement de l'Homme qui Rit une bonne petite fortune. _Chaos vaincu_ avait deux reussites; en meme temps qu'il faisait triompher l'art dans la Green-Box, il faisait prosperer l'ivrognerie dans la taverne. VI LA SOURIS INTERROGEE PAR LES CHATS Ursus eut encore une autre alerte, assez terrible. Cette fois, c'etait lui qui etait en question. Il fut mande a Bishopsgate devant une commission composee de trois visages desagreables. Ces trois visages etaient trois docteurs, qualifies preposes; l'un etait un docteur en theologie, delegue du doyen de Westminster, l'autre etait un docteur en medecine, delegue du college des Quatrevingts, l'autre etait un docteur en histoire et droit civil, delegue du college de Gresham. Ces trois experts _in onmi re scibili_ avaient la police des paroles prononcees en public dans tout le territoire des cent trente paroisses de Londres, des soixante-treize de Middlesex, et, par extension, des cinq de Southwark. Ces juridictions theologales subsistent encore en Angleterre, et sevissent utilement. Le 23 decembre 1868, par sentence de la cour des Arches, confirmee par arret des lords du conseil prive, le reverend Mackonochie a ete condamne au blame, plus aux depens, pour avoir allume des chandelles sur une table. La liturgie ne plaisante pas. Ursus donc un beau jour recut des docteurs delegues un ordre de comparution qui, heureusement, lui fut remis en mains propres et qu'il put tenir secret. Il se rendit, sans mot dire, a la sommation, fremissant a la pensee qu'il pouvait etre considere comme donnant prise jusqu'au point d'avoir l'air de pouvoir etre soupconne d'etre peut-etre, dans une certaine mesure, temeraire. Lui qui recommandait tant le silence aux autres, il avait la une rude lecon. _Garrule, sana te ipsum_. Les trois docteurs preposes et delegues siegeaient a Bishopsgate au fond d'une salle de rez-de-chaussee, sur trois chaises a bras en cuir noir, avec les trois bustes de Minos, d'Eaque et de Rhadamante au-dessus de leur tete dans la muraille, une table devant eux, et a leurs pieds une sellette. Ursus, introduit par un estafier paisible et severe, entra, les apercut, et, sur-le-champ, dans sa pensee, donna a chacun d'eux le nom d'un juge d'enfer que le personnage avait au-dessus de sa tete. Minos, le premier des trois, le prepose a la theologie, lui fit signe de s'asseoir sur la sellette. Ursus salua correctement, c'est-a-dire jusqu'a terre, et, sachant qu'on enchante les ours avec du miel et les docteurs avec du latin, dit, en restant a demi courbe par respect: --_Tres faciunt capitulum_. Et tete basse, la modestie desarme, il vint s'asseoir sur le tabouret. Chacun des trois docteurs avait devant lui sur la table un dossier de notes qu'il feuilletait. Minos commenca: --Vous parlez en public. --Oui, repondit Ursus. --De quel droit? --Je suis philosophe. --Ce n'est pas la un droit. --Je suis aussi saltimbanque, fit Ursus. --C'est different. Ursus respira, mais humblement. Minos reprit: --Comme saltimbanque, vous pouvez parler, mais comme philosophe, vous devez vous taire. --Je tacherai, dit Ursus. Et il songea en lui-meme:--Je puis parler, mais je dois me taire. Complication. Il etait fort effraye. Le prepose a Dieu continua: --Vous dites des choses mal sonnantes. Vous outragez la religion. Vous niez les verites les plus evidentes. Vous propagez de revoltantes erreurs. Par exemple, vous avez dit que la virginite excluait la maternite. Ursus leva doucement les yeux. --Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que la maternite excluait la virginite. Minos fut pensif et grommela: --Au fait, c'est le contraire. C'etait la meme chose. Mais Ursus avait pare le premier coup. Minos, meditant la reponse d'Ursus, s'enfonca dans la profondeur de son imbecillite, ce qui fit un silence. Le prepose a l'histoire, celui qui pour Ursus etait Rhadamante, masqua la deroute de Minos par cette interpellation: --Inculpe, vos hardiesses et vos erreurs sont de toutes sortes. Vous avez nie que la bataille de Pharsale eut ete perdue parce que Brutus et Cassius avaient rencontre un negre. --J'ai dit, murmura Ursus, que cela tenait aussi a ce que Cesar etait un meilleur capitaine. L'homme de l'histoire passa sans transition a la mythologie. --Vous avez excuse les infamies d'Acteon. --Je pense, insinua Ursus, qu'un homme n'est pas deshonore pour avoir vu une femme nue. --Et vous avez tort, dit le juge severement. Rhadamante rentra dans l'histoire. --A propos des accidents arrives a la cavalerie de Mithridate, vous avez conteste les vertus des herbes et des plantes. Vous avez nie qu'une herbe, comme la securiduca, put faire tomber les fers des chevaux. --Pardon, repondit Ursus. J'ai dit que cela n'etait possible qu'a l'herbe sferra-cavallo. Je ne nie la vertu d'aucune herbe. Et il ajouta a demi-voix: --Ni d'aucune femme. Par ce hors-d'oeuvre ajoute a sa reponse, Ursus se prouvait a lui-meme que, si inquiet qu'il fut, il n'etait pas desarconne. Ursus etait compose de terreur et de presence d'esprit. --J'insiste, reprit Rhadamante. Vous avez declare que ce fut une simplicite a Scipion, quand il voulut ouvrir les portes de Carthage, de prendre pour clef l'herbe Aethiopis, parce que l'herbe Aethiopis n'a pas la propriete de rompre les serrures. --J'ai simplement dit qu'il eut mieux fait de se servir de l'herbe Lunaria. --C'est une opinion, murmura Rhadamante touche a son tour. Et l'homme de l'histoire se tut. L'homme de la theologie, Minos, revenu a lui, questionna de nouveau Ursus. Il avait eu le temps de consulter le cahier de notes. --Vous avez classe l'orpiment parmi les produits arsenicaux, et vous avez dit qu'on pouvait empoisonner avec de l'orpiment. La bible le nie. --La bible le nie, soupira Ursus, mais l'arsenic l'affirme. Le personnage en qui Ursus voyait Eaque, qui etait le prepose a la medecine et qui n'avait pas encore parle, intervint, et, les yeux superbement fermes a demi, appuya Ursus de tres haut. Il dit: --La reponse n'est pas inepte. Ursus remercia de son sourire le plus avili. Minos fit une moue affreuse. --Je continue, reprit Minos. Repondez. Vous avez dit qu'il etait faux que le basilic soit roi des serpents sous le nom de Cocatrix. --Tres reverend, dit Ursus, j'ai si peu voulu nuire au basilic que j'ai dit qu'il etait certain qu'il avait une tete d'homme. --Soit, repliqua severement Minos, mais vous avez ajoute que Poerius en avait vu un qui avait une tete de faucon. Pourriez-vous le prouver? --Difficilement, dit Ursus. Ici il perdit un peu de terrain. Minos, ressaisissant l'avantage, poussa. --Vous avez dit qu'un juif qui se fait chretien ne sent pas bon. --Mais j'ai ajoute qu'un chretien qui se fait juif sent mauvais. Minos jeta un regard sur le dossier denonciateur. --Vous affirmez et propagez des choses invraisemblables. Vous avez dit qu'Elien avait vu un elephant ecrire des sentences. --Non pas, tres reverend. J'ai simplement dit qu'Oppien avait entendu un hippopotame discuter un probleme philosophique. --Vous avez declare qu'il n'est pas vrai qu'un plat de bois de hetre se couvre de lui-meme de tous les mets qu'on peut desirer. --J'ai dit que, pour qu'il eut cette vertu, il faut qu'il vous ait ete donne par le diable. --Donne a moi! --Non, a moi, reverend!--Non! a personne! a tout le monde! Et, a part, Ursus songea: Je ne sais plus ce que je dis. Mais son trouble exterieur, bien qu'extreme, n'etait pas trop visible. Ursus luttait. --Tout ceci, repartit Minos, implique une certaine foi au diable. Ursus tint bon. --Tres reverend, je ne suis pas impie au diable. La foi au diable est l'envers de la foi en Dieu. L'une prouve l'autre. Qui ne croit pas un peu au diable ne croit pas beaucoup en Dieu. Qui croit au soleil doit croire a l'ombre. Le diable est la nuit de Dieu. Qu'est-ce que la nuit? la preuve du jour. Ursus improvisait ici une insondable combinaison de philosophie et de religion. Minos redevint pensif et refit un plongeon dans le silence. Ursus respira de nouveau. Une brusque attaque eut lieu. Eaque, le delegue de la medecine, qui venait de proteger dedaigneusement Ursus contre le prepose a la theologie, se fit subitement d'auxiliaire assaillant. Il posa son poing ferme sur son dossier, qui etait epais et charge. Ursus recut de lui en plein torse cette apostrophe: --Il est prouve que le cristal est de la glace sublimee et que le diamant est du cristal sublime; il est avere que la glace devient cristal en mille ans, et que le cristal devient diamant en mille siecles. Vous l'avez nie. --Point, repliqua Ursus avec melancolie. J'ai seulement dit qu'en mille ans la glace avait le temps de fondre, et que mille siecles, c'etait malaise a compter. L'interrogatoire continua, les demandes et les reponses faisant comme un cliquetis d'epees. --Vous avez nie que les plantes pussent parler. --Nullement. Mais il faut pour cela qu'elles soient sous un gibet. --Avouez-vous que la mandragore crie? --Non, mais elle chante. --Vous avez nie que le quatrieme doigt de la main gauche eut une vertu cordiale. --J'ai seulement dit qu'eternuer a gauche etait un signe malheureux. --Vous avez temerairement et injurieusement parle du phenix. --Docte juge, j'ai simplement dit que, lorsqu'il a ecrit que le cerveau du phenix etait un morceau delicat, mais qui causait des maux de tete, Plutarque s'etait fort avance, attendu que le phenix n'a jamais existe. --Parole detestable. Le cinnamalque qui fait son nid avec des batons de cannelle, le rhintace que Parysatis employait a ses empoisonnements, le manucodiate qui est l'oiseau de paradis, et la semenda dont le bec a trois tuyaux, ont passe a tort pour le phenix; mais le phenix a existe. --Je ne m'y oppose pas. --Vous etes une bourrique. --Je ne demande pas mieux. --Vous avez confesse que le sureau guerissait l'esquinancie, mais vous avez ajoute que ce n'etait pas parce qu'il avait dans sa racine une excroissance fee. --J'ai dit que c'etait parce que Judas s'etait pendu a un sureau. --Opinion plausible, grommela le theologien Minos, satisfait de rendre son coup d'epingle au medecin Eaque. L'arrogance froissee est tout de suite colere. Eaque s'acharna. --Homme nomade, vous errez par l'esprit autant que par les pieds. Vous avez des tendances suspectes et surprenantes. Vous cotoyez la sorcellerie. Vous etes en relation avec des animaux inconnus. Vous parlez aux populaces d'objets qui n'existent que pour vous seul, et qui sont d'une nature ignoree, tels que l'hoemorrhous. --L'hoemorrhous est une vipere qu'a vue Tremellius. Cette riposte produisit un certain desarroi dans la science irritee du docteur Eaque. Ursus ajouta: --L'hoemorrhous est tout aussi reel que l'hyene odoriferante et que la civette decrite par Castellus. Eaque s'en tira par une charge a fond. --Voici des paroles textuelles de vous, et tres diaboliques. Ecoutez. L'oeil sur le dossier, Eaque lut: --"Deux plantes, la thalagssigle et l'aglaphotis sont lumineuses le soir. Fleurs le jour, etoiles la nuit." Et regardant fixement Ursus: --Qu'avez-vous a dire? Ursus repondit: --Toute plante est lampe. Le parfum est de la lumiere. Eaque feuilleta d'autres pages. --Vous avez nie que les vesicules de loutre fussent equivalentes au castoreum. --Je me suis borne a dire qu'il fallait peut-etre se defier d'Aetius sur ce point. Eaque devint farouche. --Vous exercez la medecine? --Je m'exerce a la medecine, soupira timidement Ursus. --Sur les vivants? --Plutot que sur les morts, fit Ursus. Ursus ripostait avec solidite, mais avec platitude; melange admirable ou la suavite dominait. Il parlait avec tant de douceur que le docteur Eaque sentit le besoin de l'insulter. --Que nous roucoulez-vous la? dit-il rudement. Ursus fut ebahi et se borna a repondre: --Le roucoulement est pour les jeunes et le gemissement pour les vieux. Helas! je gemis. Eaque repliqua: --Soyez averti de ceci: si un malade est soigne par vous, et s'il meurt, vous serez puni de mort. Ursus hasarda une question. --Et s'il guerit? --En ce cas-la, repondit le docteur, adoucissant sa voix, vous serez puni de mort. --C'est peu varie, dit Ursus. Le docteur reprit: --S'il y a mort, on punit l'anerie. S'il y a guerison, on punit l'outrecuidance. La potence dans les deux cas. --J'ignorais ce detail, murmura Ursus. Je vous remercie de me renseigner. On ne connait pas toutes les beautes de la legislation. --Prenez garde a vous. --Religieusement, dit Ursus. --Nous savons ce que vous faites. --Moi, pensa Ursus, je ne le sais pas toujours. --Nous pouvons vous envoyer en prison. --Je l'entrevois, messeigneurs. --Vous ne pouvez nier vos contraventions et vos empietements. --Ma philosophie demande pardon. --On vous attribue des audaces. --On a enormement tort. --On dit que vous guerissez les malades? --Je suis victime des calomnies. La triple paire de sourcils horrifiques braquee sur Ursus se fronca; les trois savantes faces se rapprocherent et chuchoterent. Ursus eut la vision d'un vague bonnet d'ane s'esquissant au-dessus de ces trois tetes autorisees; le bougonnement intime et competent de cette trinite dura quelques minutes, pendant lesquelles Ursus sentit toutes les glaces et toutes les braises de l'angoisse; enfin Minos, qui etait le praeses, se tourna vers lui et lui dit d'un air furieux: --Allez-vous-en. Ursus eut un peu la sensation de Jonas sortant du ventre de la baleine. Minos continua: --On vous relaxe! Ursus se dit: --Si l'on m'y reprend!--Bonsoir la medecine! Et il ajouta dans son for interieur: --Desormais je laisserai soigneusement crever les gens. Ploye en deux, il salua tout, les docteurs, les bustes, la table et les murs, et se dirigea vers la porte a reculons, disparaissant presque comme de l'ombre qui se dissipe. Il sortit de la salle lentement, comme un innocent, et de la rue rapidement, comme un coupable. Les gens de justice sont d'une approche si singuliere et si obscure, que, meme absous, on s'evade. Tout en s'enfuyant, il grommelait: --Je l'ai echappe belle. Je suis le savant sauvage, eux sont les savants domestiques. Les docteurs tracassent les doctes. La fausse science est l'excrement de la vraie; et on l'emploie a la perte des philosophes. Les philosophes, en produisant les sophistes, produisent leur propre malheur. De la fiente de la grive nait le gui, avec lequel on fait la glu, avec laquelle on prend la grive. _Turdus sibi malum cacat_. Nous ne donnons pas Ursus pour un delicat. Il avait l'effronterie de se servir des mots qui rendaient sa pensee. Il n'avait pas plus de gout que Voltaire. Ursus rentra a la Green-Box, raconta a maitre Nicless qu'il s'etait attarde a suivre une jolie femme, et ne souffla mot de son aventure. --Seulement le soir il dit tout bas a Homo: --Sache ceci. J'ai vaincu les trois tetes de Cerbere. VII QUELLES RAISONS PEUT AVOIR UN QUADRUPLE POUR VENIR S'ENCANAILLER PARMI LES GROS SOUS? Une diversion survint. L'inn Tadcaster etait de plus en plus une fournaise de joie et de rire. Pas de plus gai tumulte. L'hotelier et son boy ne suffisaient pas a verser l'ale, le stout et le porter. Le soir, la salle basse, toutes vitres eclairees, n'avait pas une table vide. On chantait, on criait; le grand vieil atre en cul de four, grille de fer et gorge de houille, flambait. C'etait comme une maison de feu et de bruit. Dans la cour, c'est-a-dire dans le theatre, plus de foule encore. Tout le public de faubourg que pouvait donner Southwark abondait a tel point aux representations de _Chaos vaincu_ que, sitot le rideau leve, c'est-a-dire sitot le panneau de la Green-Box abaisse, il etait impossible de trouver une place. Les fenetres regorgeaient de spectateurs; le balcon etait envahi. On ne voyait plus un seul des paves de la cour, tous remplaces par des visages. Seulement le compartiment pour la noblesse restait toujours vide. Cela faisait, a cet endroit, qui etait le centre du balcon, un trou noir, ce qu'on appelle, en metaphore d'argot "un four". Personne. Foule partout, excepte la. Un soir, il y eut quelqu'un. C'etait un samedi, jour ou les anglais se depechent de s'amuser, ayant a s'ennuyer le dimanche. La salle etait comble. Nous disons _salle_. Shakespeare aussi n'a eu longtemps pour theatre qu'une cour d'hotellerie, et il l'appelait salle. _Hall_. Au moment ou la triveline s'ecarta sur le prologue de _Chaos vaincu_, Ursus, Homo et Gwynplaine etant en scene, Ursus jeta, comme d'habitude, un coup d'oeil sur l'assistance, et eut une commotion. Le compartiment "pour la noblesse" etait occupe. Une femme etait assise, seule, au milieu de la loge, sur le fauteuil de velours d'Utrecht. Elle etait seule, et elle emplissait la loge. De certains etres ont de la clarte. Cette femme, comme Dea, avait sa lueur a elle, mais autre. Dea etait pale, cette femme etait vermeille. Dea etait l'aube, cette femme etait l'aurore. Dea etait belle, cette femme etait superbe. Dea etait l'innocence, la candeur, la blancheur, l'albatre; cette femme etait la pourpre, et l'on sentait qu'elle ne craignait pas la rougeur. Son irradiation debordait la loge, et elle siegeait au centre, immobile, dans on ne sait quelle plenitude d'idole. Au milieu de cette foule sordide, elle avait le rayonnement superieur de l'escarboucle, elle inondait ce peuple de tant de lumiere qu'elle le noyait d'ombre, et toutes ces faces obscures subissaient son eclipse. Sa splendeur etait l'effacement de tout. Tous les yeux la regardaient. Tom-Jim-Jack etait mele a la cohue. Il disparaissait comme les autres dans le nimbe de cette personne eclatante. Cette femme absorba d'abord l'attention du public, fit concurrence au spectacle, et nuisit un peu aux premiers effets de _Chaos vaincu_. Quel que fut son air de reve, pour ceux qui etaient pres d'elle, elle etait reelle. C'etait bien une femme. C'etait peut-etre meme trop une femme. Elle etait grande et forte, et se montrait magnifiquement le plus nue qu'elle pouvait. Elle portait de volumineux pendants d'oreilles en perles ou etaient meles ces bijoux bizarres dits _clefs d'Angleterre_. Sa robe de dessus etait de mousseline de Siam brodee en or passe, grand luxe, car telle de ces robes de mousseline valait alors six cents ecus. Une large agrafe de diamants fermait sa chemise qu'on voyait a fleur de gorge, mode lascive du temps, et qui etait de cette toile de Frise dont Anne d'Autriche avait des draps si fins qu'ils passaient a travers une bague. Cette femme avait comme une cuirasse de rubis, quelques-uns cabochons, et des pierreries cousues partout a son corps de jupe. De plus, les deux sourcils noircis a l'encre de Chine, et les bras, les coudes, les epaules, le menton, le dessous des narines, le dessus des paupieres, le lambeau des oreilles, la paume des mains, le bout des doigts, touches avec le fard et ayant on ne sait quelle pointe rouge et provocante. Et sur tout cela une implacable volonte d'etre belle. Elle l'etait au point d'etre farouche. C'etait la panthere, pouvant etre chatte, et caresser. Un de ses yeux etait bleu, l'autre etait noir. Gwynplaine, comme Ursus, considerait cette femme. La Green-Box etait un peu un spectacle fantasmagorique, _Chaos vaincu_ etait plutot un songe qu'une piece, ils etaient habitues a faire sur le public un effet de vision; cette fois l'effet de vision revenait sur eux, la salle renvoyait au theatre la surprise, et c'etait leur tour d'etre effares. Ils avaient le ricochet de la fascination. Cette femme les regardait, et ils la regardaient. Pour eux, a la distance ou ils etaient, et dans la brume lumineuse que fait la penombre theatrale, les details s'effacaient; et c'etait comme une hallucination. C'etait une femme sans doute, mais n'etait-ce pas aussi une chimere? Cette entree d'une lumiere dans leur obscurite les stupefiait. C'etait comme l'arrivee d'une planete inconnue. Cela venait du monde des heureux. L'irradiation amplifiait cette figure. Cette femme avait sur elle des scintillations nocturnes, comme une voie lactee. Ces pierreries semblaient des etoiles. Cette agrafe de diamants etait peut-etre une pleiade. Le modele splendide de son sein semblait surnaturel. On sentait, en voyant cette creature astrale, l'approche momentanee et glaciale des regions de felicite. C'etait des profondeurs d'un paradis que se penchait sur la chetive Green-Box et sur son miserable public cette face de serenite inexorable. Curiosite supreme qui se satisfaisait, et qui, en meme temps, donnait pature a la curiosite populaire. En haut permettait a En bas de le regarder. Ursus, Gwynplaine, Vinos, Fibi, la foule, tous, avaient la secousse de cet eblouissemcnt, excepte Dea, ignorante dans sa nuit. Il y avait, dans cette presence, de l'apparition, mais aucune des idees qu'eveille ordinairement ce mot n'etait realisee par cette figure; elle n'avait rien de diaphane, rien d'indecis, rien de flottant; aucune vapeur; c'etait une apparition rose et fraiche, bien portante. Et pourtant, dans les conditions d'optique ou etaient places Ursus et Gwynplaine, c'etait visionnaire. Les fantomes gras, qu'on nomme les vampires, existent. Telle belle reine qui, elle aussi, est pour la foule une vision, et qui mange trente millions par an au peuple des pauvres, a cette sante-la. Derriere cette femme, dans la penombre, on apercevait son mousse, _el mozo_, un petit homme enfantin, blanc et joli, a l'air serieux. Un groom tres jeune et tres grave etait la mode de ce temps-la. Ce mousse etait vetu, chausse et coiffe de velours couleur feu, et avait sur sa calotte galonnee d'or un bouquet de plumes de tisserin, ce qui est le signe d'une haute domesticite, et indique qu'on est le valet d'une tres grande dame. Le laquais fait partie du seigneur, et il etait impossible de ne pas remarquer dans l'ombre de cette femme ce page porte-queue. La memoire prend des notes souvent a notre insu; et, sans que Gwynplaine s'en doutat, les joues rondes, la mine serieuse, la calotte galonnee et le bouquet de plumes du mousse de la dame laisserent une trace quelconque dans son esprit. Ce groom du reste ne faisait rien pour se faire regarder; attirer l'attention, c'est manquer de respect; il se tenait debout et passif au fond de la loge, et recule aussi loin que le permettait la porte fermee. Quoique son muchacho porte-queue fut la, cette femme n'en etait pas moins seule dans le compartiment, attendu qu'un valet ne compte pas. Si puissante que fut la diversion produite par cette personne qui faisait l'effet d'un personnage, le denoument de _Chaos vaincu_ fut plus puissant encore. L'impression fut, comme toujours, irresistible. Peut-etre meme y eut-il dans la salle, a cause de la radieuse spectatrice, car quelquefois le spectateur s'ajoute au spectacle, un surcroit d'electricite. La contagion du rire de Gwynplaine fut plus triomphante que jamais. Toute l'assistance se pama dans une indescriptible epilepsie d'hilarite, ou l'on distinguait le rictus sonore et magistral de Tom-Jim-Jack. Seule, la femme inconnue qui regardait ce spectacle dans une immobilite de statue et avec des yeux de fantome, ne rit pas. Spectre, mais solaire. La representation finie, le panneau releve, l'intimite refaite dans la Green-Box, Ursus ouvrit et vida sur la table du souper le sac de la recette. C'etait une cohue de gros sous parmi laquelle ruissela subitement une once d'or d'Espagne. --Elle! s'ecria Ursus. Cette once d'or au milieu de ces sous vert-de-grises, c'etait en effet cette femme au milieu de ce peuple. --Elle a paye sa place un quadruple! reprit Ursus enthousiasme. En ce moment l'hotelier entra dans la Green-Box, passa son bras par la fenetre de l'arriere, ouvrit dans le mur auquel la Green-Box s'adossait un vasistas dont nous avons parle, qui permettait de voir dans la place, et qui etait a la hauteur de cette fenetre, puis fit silencieusement signe a Ursus de regarder dehors. Un carrosse empanache de laquais a plumes portant des torches, et magnifiquement attele, s'eloignait au grand trot. Ursus prit respectueusement le quadruple entre son pouce et son index, le montra a maitre Nicless et dit: --C'est une deesse. Puis ses yeux tomberent sur le carrosse pret a tourner le coin de la place, et sur l'imperiale duquel les torches des valets eclairaient une couronne d'or a huit fleurons. Et il s'ecria: --C'est plus. C'est une duchesse. Le carrosse disparut. Le bruit du roulement s'eteignit. Ursus demeura quelques instants extatique, faisant entre ses deux doigts, devenus ostensoir, l'elevation du quadruple comme on ferait l'elevation de l'hostie. Puis il le posa sur la table, et, tout en le contemplant, se mit a parler de "la madame". L'hotelier lui donnait la replique. C'etait une duchesse. Oui. On savait le titre. Mais le nom? on l'ignorait. Maitre Nicless avait vu de pres le carrosse, tout armorie, et les laquais, tout galonnes. Le cocher avait une perruque a croire voir un lord chancelier. Le carrosse etait de cette forme rare nommee en Espagne _coche-tumbonu_, variete splendide qui a un couvercle de tombe, ce qui est un support magnifique pour une couronne. Le mousse etait un echantillon d'homme si mignon qu'il pouvait se tenir assis sur l'etrier du carrosse en dehors de la portiere. On emploie ces jolis etres-la a porter les queues des dames; ils portent aussi leurs messages. Et avait-on remarque le bouquet de plumes de tisserin de ce mousse? Voila qui est grand. On paie l'amende si l'on porte ces plumes-la sans droit. Maitre Nicless avait aussi regarde la dame de pres. Une espece de reine. Tant de richesse donne de la beaute. La peau est plus blanche, l'oeil est plus fier, la demarche est plus noble, la grace est plus insolente. Rien n'egale l'elegance impertinente de ces mains qui ne travaillent pas. Maitre Nicless racontait cette magnificence de la chair blanche avec des veines bleues, ce cou, ces epaules, ces bras, ce fard partout, ces pendeloques de perles, cette coiffure poudree d'or, ces profusions de pierreries, ces rubis, ces diamants. --Moins brillants que les yeux, murmura Ursus. Gwynplaine se taisait. Dea ecoutait. --Et savez-vous, dit le tavernicr, le plus etonnant? --Quoi? demanda Ursus. --C'est que je l'ai vue monter en carrosse. --Apres? --Elle n'y est pas montee seule. --Bah! --Quelqu'un est monte avec elle. --Qui? --Devinez. --Le roi? dit Ursus. --D'abord, fit maitre Nicless, il n'y a pas de roi pour le moment. Nous ne sommes pas sous un roi. Devinez qui est monte dans le carrosse de cette duchesse. --Jupiter, dit Ursus. L'hotelier repondit: --Tom-Jim-Jack. Gwynplaine, qui n'avait pas articule un mot, rompit le silence. --Tom-Jim-Jack! s'ecria-t-il. Il y eut une pause d'etonnement pendant laquelle on put entendre Dea dire a voix basse: --Est-ce qu'on ne pourrait pas empecher cette femme-la de venir? VIII SYMPTOMES D'EMPOISONNEMENT "L'apparition" ne revint pas. Elle ne revint pas dans la salle, mais elle revint dans l'esprit de Gwynplaine. Gwynplaine fut, dans une certaine mesure, trouble. Il lui sembla que, pour la premiere fois de sa vie, il venait de voir une femme. Il fit tout de suite cette demi-chute de songer etrangement. Il faut prendre garde a la reverie qui s'impose. La reverie a le mystere et la subtilite d'une odeur. Elle est a la pensee ce que le parfum est a la tubereuse. Elle est parfois la dilatation d'une idee veneneuse, et elle a la penetration d'une fumee. On peut s'empoisonner avec des reveries comme avec des fleurs. Suicide enivrant, exquis et sinistre. Le suicide de l'ame, c'est de penser mal. C'est la l'empoisonnement. La reverie attire, enjole, leurre, enlace, puis fait de vous son complice. Elle vous met de moitie dans les tricheries qu'elle fait a la conscience. Elle vous charme. Puis vous corrompt. On peut dire de la reverie ce qu'on dit du jeu. On commence par etre dupe, on finit par etre fripon. Gwynplaine songea. Il n'avait jamais vu la Femme. Il en avait vu l'ombre dans toutes les femmes du peuple, et il en avait vu l'ame dans Dea. Il venait d'en voir la realite. Une peau tiede et vivante, sous laquelle on sentait couler un sang passionne, des contours ayant la precision du marbre et l'ondulation de la vague, un visage hautain et impassible, melant le refus a l'attrait, et se resumant en un resplendissement, des cheveux colores comme d'un reflet d'incendie, une galanterie de parure ayant et donnant le frisson des voluptes, la nudite ebauchee trahissant le souhait dedaigneux d'etre possedee a distance par la foule, une coquetterie inexpugnable, l'impenetrable ayant du charme, la tentation assaisonnee de perdition entrevue, une promesse aux sens et une menace a l'esprit, double anxiete, l'une qui est le desir, l'autre qui est la crainte. Il venait de voir cela. Il venait de voir une femme. Il venait de voir plus et moins qu'une femme, une femelle. Et en meme temps une olympienne. Une femelle de dieu. Ce mystere, le sexe, venait de lui apparaitre. Et ou? dans l'inaccessible. A une distance infinie. Destinee ironique, l'ame, cette chose celeste, il la tenait, il l'avait dans sa main, c'etait Dea; le sexe, cette chose terrestre, il l'apercevait au plus profond du ciel, c'etait cette femme. Une duchesse. Plus qu'une deesse, avait dit Ursus. Quel escarpement! Le reve lui-meme reculerait devant une telle escalade. Allait-il faire la folie de songer a cette inconnue? Il se debattait. Il se rappelait tout ce qu'Ursus lui avait dit de ces hautes existences quasi royales; les divagations du philosophe, qui lui avaient semble inutiles, devenaient pour lui des jalons de meditation; nous n'avons souvent dans la memoire qu'une couche d'oubli tres mince, laquelle, dans l'occasion, laisse tout a coup voir ce qui est dessous; il se representait ce monde auguste, la seigneurie, dont etait cette femme, inexorablement superpose au monde infime, le peuple, dont il etait. Et meme etait-il du peuple? N'etait-il pas, lui bateleur, au-dessous de ce qui est au-dessous? Pour la premiere fois, depuis qu'il avait l'age de reflexion, il eut vaguement le coeur serre de sa bassesse, que nous appellerions aujourd'hui abaissement. Les peintures et les enumerations d'Ursus, ses inventaires lyriques, ses dithyrambes de chateaux, de parcs, de jets d'eau et de colonnades, ses etalages de la richesse et de la puissance, revivaient dans la pensee de Gwynplaine avec le relief d'une realite melee aux nuees. Il avait l'obsession de ce zenith. Qu'un homme put etre un lord, cela lui semblait chimerique. Cela etait pourtant. Chose incroyable! il y avait des lords! mais etaient-ils de chair et d'os, comme nous? C'etait douteux. Il se sentait, lui, au fond de l'ombre, avec de la muraille tout autour lui, et il apercevait dans un lointain supreme, au-dessus de sa tete, comme par l'ouverture d'un puits au fond duquel il serait, cet eblouissant pele-mele d'azur, de figures et de rayons qui est l'olympe. Au milieu de cette gloire resplendissait la duchesse. Il sentait de cette femme on ne sait quel besoin bizarre complique d'impossible. Et ce contre-sens poignant se retournait sans cesse malgre lui dans son esprit: voir aupres de lui, a sa portee, dans la realite etroite et tangible, l'ame, et dans l'insaisissable, au fond de l'ideal, la chair. Aucune de ces pensees ne lui arrivait a l'etat de precision. C'etait du brouillard qu'il avait en lui. Cela changeait a chaque instant de contour et flottait. Mais c'etait un profond obscurcissement. Du reste, l'idee qu'il y eut la quoi que ce soit d'abordable n'effleura pas un instant son esprit. Il n'ebaucha, pas meme en songe, aucune ascension vers la duchesse. Heureusement. Le tremblement de ces echelles-la, une fois qu'on a mis le pied dessus, peut vous rester a jamais dans le cerveau; on croit monter a l'olympe, et l'on arrive a Bedlam. Une convoitise distincte, qui eut pris forme en lui, l'eut terrifie. Il n'eprouva rien de pareil. D'ailleurs reverrait-il jamais cette femme? probablement non. S'eprendre d'une lueur qui passe a l'horizon, la demence ne va point jusque-la. Faire les yeux doux a une etoile, a la rigueur, cela se comprend, on la revoit, elle reparait, elle est fixe. Mais est-ce qu'on peut etre amoureux d'un eclair? Il avait un va-et-vient de reves. L'idole au fond de la loge, majestueuse et galante, s'estompait lumineusement dans la diffusion de ses idees, puis s'effacait. Il y pensait, n'y pensait pas, s'occupait d'autre chose, y retournait. Il subissait un bercement, rien de plus. Cela l'empecha de dormir plusieurs nuits. L'insomnie est aussi pleine de songes que le sommeil. Il est presque impossible d'exprimer dans leurs limites exactes les evolutions abstruses qui se font dans le cerveau. L'inconvenient des mots, c'est d'avoir plus de contour que les idees. Toutes les idees se melent par les bords; les mots, non. Un certain cote diffus de l'ame leur echappe toujours. L'expression a des frontieres, la pensee n'en a pas. Notre sombre immensite interieure est telle que ce qui se passait en Gwynplaine touchait a peine, dans sa pensee, a Dea. Dea etait au centre de son esprit, sacree. Rien ne pouvait approcher d'elle. Et pourtant, ces contradictions sont toute l'ame humaine, il y avait en lui un conflit. En avait-il conscience? tout au plus. Il sentait dans son for interieur, a l'endroit des felures possibles, nous avons tous cet endroit-la, un choc de velleites. Pour Ursus, c'eut ete clair; pour Gwynplaine, c'etait indistinct. Deux instincts, l'un l'ideal, l'autre le sexe, combattaient en lui. Il y a de ces luttes entre l'ange blanc et l'ange noir sur le pont de l'abime. Enfin l'ange noir fut precipite. Un jour, tout a coup, Gwynplaine ne pensa plus a la femme inconnue. Le combat entre les deux principes, le duel entre son cote terrestre et son cote celeste, s'etait passe au plus obscur de lui-meme, et a de telles profondeurs qu'il ne s'en etait que tres confusement apercu. Ce qui est certain, c'est qu'il n'avait pas cesse une minute d'adorer Dea. Il y avait eu en lui, et tres avant, un desordre, son sang avait eu une fievre, mais c'etait fini. Dea seule demeurait. On eut meme bien etonne Gwynplaine si on lui eut dit que Dea avait pu etre un moment en danger. En une semaine ou deux le fantome qui avait semble menacer ces ames s'effaca. Il n'y eut plus dans Gwynplaine que le coeur, foyer, et l'amour, flamme. Du reste, nous l'avons dit, "la duchesse" n'etait pas revenue. Ce qu'Ursus trouva tout simple. "La dame au quadruple" est un phenomene. Cela entre, paie, et s'evanouit. Ce serait trop beau si cela revenait. Quant a Dea, elle ne fit meme pas allusion a cette femme qui avait passe. Elle ecoutait probablement, et etait suffisamment renseignee par des soupirs d'Ursus, et, ca et la, par quelque exclamation significative comme: _on n'a pas des onces d'or tous les jours!_ Elle ne parla plus de "la femme". C'est la un instinct profond. L'ame prend de ces precautions obscures, dans le secret desquelles elle n'est pas toujours elle-meme. Se taire sur quelqu'un, il semble que c'est l'eloigner. En s'informant, on craint d'appeler. Ou met du silence de son cote comme on fermerait une porte. L'incident s'oublia. Etait-ce meme quelque chose? Cela avait-il existe? Pouvait-on dire qu'une ombre eut flotte entre Gwynplaine et Dea? Dea ne le savait pas, et Gwynplaine ne le savait plus. Non. Il n'y avait rien eu. La duchesse elle-meme s'estompa dans la perspective lointaine comme une illusion. Ce ne fut rien qu'une minute de songe traversee par Gwynplaine, et dont il etait hors. Une dissipation de reverie, comme une dissipation de brume, ne laisse point trace, et, le nuage passe, l'amour n'est pas plus diminue dans le coeur que le soleil dans le ciel. IX ABYSSUS ABYSSUM VOCAT Une autre figure disparue, ce fut Tom-Jim-Jack. Brusquement il cessa de venir dans l'inn Tadcaster. Les personnes situees de facon a voir les deux versants de la vie elegante des grands seigneurs de Londres purent noter peut-etre qu'a la meme epoque la Gazette de la Semaine, entre deux extraits de registres de paroisses, annonca le "depart de lord David Dirry-Moir, sur l'ordre de sa majeste d'aller reprendre, dans l'escadre blanche en croisiere sur les cotes de Hollande, le commandement de sa fregate". Ursus s'apercut que Tom-Jim-Jack ne venait plus; il en fut tres preoccupe. Tom-Jim-Jack n'avait point reparu depuis le jour ou il etait parti dans le meme carrosse que la dame au quadruple. C'etait, certes, une enigme que ce Tom-Jim-Jack qui enlevait des duchesses a bras tendu! Quel approfondissement interessant a faire! que de questions a poser! que de choses a dire! C'est pourquoi Ursus ne dit pas un mot. Ursus, qui avait vecu, savait quelles cuissons donnent les curiosites temeraires. La curiosite doit toujours etre proportionnee au curieux. A ecouter, on risque l'oreille; a guetter, on risque l'oeil. Ne rien entendre et ne rien voir est prudent. Tom-Jim-Jack etait monte dans ce carrosse princier, l'hotelier avait ete temoin de cette ascension. Ce matelot s'asseyant a cote de cette lady avait un aspect de prodige qui rendait Ursus circonspect. Les caprices de la vie d'en haut doivent etre sacres pour les personnes basses. Tous ces reptiles qu'on appelle les pauvres n'ont rien de mieux a faire que de se tapir dans leur trou quand ils apercoivent quelque chose d'extraordinaire. Se tenir coi est une force. Fermez vos yeux, si vous n'avez pas le bonheur d'etre aveugle; bouchez vos oreilles, si vous n'avez pas la chance d'etre sourd; paralysez votre langue, si vous n'avez pas la perfection d'etre muet. Les grands sont ce qu'ils veulent, les petits sont ce qu'ils peuvent, laissons passer l'inconnu. N'importunons point la mythologie; n'ennuyons point les apparences; ayons un profond respect pour les simulacres. Ne dirigeons pas nos commerages vers les rapetissements ou les grossissements qui s'operent dans les regions superieures pour des motifs que nous ignorons. Ce sont la plupart du temps, pour nous chetifs, des illusions d'optique. Les metamorphoses sont l'affaire des dieux; les transformations et les desagregations des grands personnages eventuels qui flottent au-dessus de nous, sont des nuages impossibles a comprendre et perilleux a etudier. Trop d'attention impatiente les olympiens dans leurs evolutions d'amusement et de fantaisie, et un coup de tonnerre pourrait bien vous apprendre que ce taureau trop curieusement examine par vous est Jupiter. N'entre-baillons pas les plis du manteau couleur de muraille des puissants terribles. Indifference, c'est intelligence. Ne bougez point, cela est salubre. Faites le mort, on ne vous tuera pas. Telle est la sagesse de l'insecte. Ursus la pratiquait. L'hotelier, intrigue de son cote, interpella un jour Ursus. --Savez-vous qu'on ne voit plus Tom-Jim-Jack? --Tiens, dit Ursus, je ne l'avais pas remarque. Maitre Nicless fit a demi-voix une reflexion, sans doute sur la promiscuite du carrosse ducal avec Tom-Jim-Jack, observation probablement irreverente et dangereuse, qu'Ursus eut soin de ne pas ecouter. Ursus neanmoins etait trop artiste pour ne point regretter Tom-Jim-Jack. Il eut un certain desappointement. Il ne fit part de son impression qu'a Homo, seul confident de la discretion duquel il fut sur. Il dit tout bas a l'oreille du loup: --Depuis que Tom-Jim-Jack ne vient plus, je sens un vide comme homme et un froid comme poete. Cet epanchement dans le coeur d'un ami soulagea Ursus. Il resta mure vis-a-vis de Gwynplaine qui, de son cote, ne fit aucune allusion a Tom-Jim-Jack. Au fait, Tom-Jim-Jack de plus ou de moins importait peu a Gwynplaine, absorbe en Dea. L'oubli s'etait fait de plus en plus dans Gwynplaine. Dea, elle, ne se doutait meme pas qu'un vague ebranlement eut eu lieu. En meme temps, on n'entendait plus parler de cabales et de plaintes contre l'Homme qui Rit. Les haines semblaient avoir lache prise. Tout s'etait apaise dans la Green-Box et autour de la Green-Box. Plus de cabotinage, ni des cabotins, ni des pretres. Plus de grondement exterieur. On avait le succes sans la menace. La destinee a de ces serenites subites. La splendide felicite de Gwynplaine et de Dea etait, pour l'instant, absolument sans ombre. Elle etait peu a peu montee jusqu'a ce point ou rien ne peut plus croitre. Il y a un mot qui exprime ces situations-la, l'apogee. Le bonheur, comme la mer, arrive a faire son plein. Ce qui est inquietant pour les parfaitement heureux, c'est que la mer redescend. Il y a deux facons d'etre inaccessible, c'est d'etre tres haut et d'etre tres bas. Au moins autant peut-etre que la premiere, la deuxieme est souhaitable. Plus surement que l'aigle n'echappe a la fleche, l'infusoire echappe a l'ecrasement. Cette securite de la petitesse, nous l'avons dit deja, si quelqu'un l'avait sur la terre, c'etaient ces deux etres, Gwynplaine et Dea; mais jamais elle n'avait ete si complete. Ils vivaient de plus en plus l'un par l'autre, l'un en l'autre, extatiquement. Le coeur se sature d'amour comme d'un sel divin qui le conserve; de la l'incorruptible adherence de ceux qui se sont aimes des l'aube de la vie, et la fraicheur des vieilles amours prolongees. Il existe un embaumement d'amour. C'est de Daphnis et Chloe que sont faits Philemon et Baucis. Cette vieillesse-la, ressemblance du soir avec l'aurore, etait evidemment reservee a Gwynplaine et a Dea. En attendant, ils etaient jeunes. Ursus regardait cet amour comme un medecin fait sa clinique. Du reste il avait ce qu'on appelait en ce temps-la "le regard hippocratique". Il attachait sur Dea, frele et pale, sa prunelle sagace, et il gromme-lait:--C'est bien heureux qu'elle soit heureuse!--D'autres fois il disait:--Elle est heureuse pour sa sante. Il hochait la tete, et parfois lisait attentivement Avicenne, traduit par Vopiscus Fortunatus, Louvain, 1650, un bouquin qu'il avait, a l'endroit des "troubles cardiaques". Dea, aisement fatiguee, avait des sueurs et des assoupissements, et faisait, on s'en souvient, sa sieste dans le jour. Une fois qu'elle etait ainsi endormie, etendue sur la peau d'ours, et que Gwynplaine n'etait pas la, Ursus se pencha doucement et appliqua son oreille contre la poitrine de Dea, du cote du coeur. Il sembla ecouter quelques instants, et en se redressant il murmura:--Il ne lui faudrait pas une secousse. La felure grandirait bien vite. La foule continuait d'affluer aux representations de _Chaos vaincu_. Le succes de l'Homme qui Rit paraissait inepuisable. Tout accourait; ce n'etait plus seulement Southwark, c'etait deja un peu Londres. Le public commencait meme a se melanger; ce n'etaient plus de purs matelots et cochers; dans l'opinion de maitre Nicless, connaisseur en canaille, il y avait maintenant dans cette populace des gentilshommes et des baronnets, deguises en gens du peuple. Le deguisement est un des bonheurs de l'orgueil, et c'etait la grande mode d'alors. Cette aristocratie melee a la mob etait bon signe et indiquait une extension de succes gagnant Londres. La gloire de Gwynplaine avait decidement fait son entree dans le grand public. Et le fait etait reel. Il n'etait plus question dans Londres que de l'Homme qui Rit. On en parlait jusque chez le Mohock-Club, hante des lords. Dans la Green-Box on ne s'en doutait pas; on se contentait d'etre heureux. L'enivrement de Dea, c'etait de toucher tous les soirs le front crepu et fauve de Gwynplaine. En amour, rien n'est tel qu'une habitude. Toute la vie s'y concentre. La reapparition de l'astre est une habitude de l'univers. La creation n'est pas autre chose qu'une amoureuse, et le soleil est un amant. La lumiere est une cariatide eblouissante qui porte le monde. Tous les jours, pendant une minute sublime, la terre couverte de nuit s'appuie sur le soleil levant. Dea, aveugle, sentait la meme rentree de chaleur et d'esperance en elle dans le moment ou elle posait sa main sur la tete de Gwynplaine. Etre deux tenebreux qui s'adorent, s'aimer dans la plenitude du silence, on s'accommoderait de l'eternite passee ainsi. Un soir, Gwynplaine, ayant en lui cette surcharge de felicite qui, pareille a l'ivresse des parfums, cause une sorte de divin malaise, rodait, comme il faisait d'ordinaire apres le spectacle termine, dans le pre, a quelque cent pas de la Green-Box. On a de ces heures de dilatation ou l'on degorge le trop-plein de son coeur. La nuit etait noire et transparente; il faisait clair d'etoiles. Tout le champ de foire etait desert, et il n'y avait que du sommeil et de l'oubli dans les baraques eparses autour du Tarrinzeau-field. Une seule lumiere n'etait pas eteinte; c'etait la lanterne de l'inn Tadcaster, entr'ouvert et attendant la rentree de Gwynplaine. Minuit venait de sonner aux cinq paroisses de Southwark avec les intermittences et les differences de voix d'un clocher a l'autre. Gwynplaine songeait a Dea. A quoi eut-il songe? Mais ce soir-la, singulierement confus, plein d'un charme ou il y avait de l'angoisse, il songeait a Dea comme un homme songe a une femme. Il se le reprochait. C'etait une diminution. La sourde attaque de l'epoux commencait en lui. Douce et imperieuse impatience. Il franchissait la frontiere invisible; en deca il y a la vierge, au dela il y a la femme. Il se questionnait avec anxiete; il avait ce qu'on pourrait nommer la rougeur interieure. Le Gwynplaine des premieres annees s'etait peu a peu transforme dans l'inconscience d'une croissance mysterieuse. L'ancien adolescent pudique se sentait devenir trouble et inquietant. Nous avons l'oreille de lumiere ou parle l'esprit, et l'oreille d'obscurite ou parle l'instinct. Dans cette oreille amplifiante des voix inconnues lui faisaient des offres. Si pur que soit le jeune homme qui reve d'amour, un certain epaississement de chair finit toujours par s'interposer entre son reve et lui. Les intentions perdent leur transparence. L'inavouable voulu par la nature fait son entree dans la conscience. Gwynplaine eprouvait on ne sait quel appetit de cette matiere ou sont toutes les tentations, et qui manquait presque a Dea. Dans sa fievre, qui lui semblait malsaine, il transfigurait Dea, du cote perilleux peut-etre, et il tachait d'exagerer cette forme seraphique jusqu'a la forme feminine. C'est de toi, femme, que nous avons besoin. Trop de paradis, l'amour en arrive a ne pas vouloir cela. Il lui faut la peau fievreuse, la vie emue, le baiser electrique et irreparable, les cheveux denoues, l'etreinte ayant un but. Le sideral gene. L'ethere pese. L'exces de ciel dans l'amour, c'est l'exces de combustible dans le feu; la flamme en souffre. Dea saisissable et saisie, la vertigineuse approche qui mele en deux etres l'inconnu de la creation, Gwynplaine, eperdu, avait ce cauchemar exquis. Une femme! Il entendait en lui ce profond cri de la nature. Comme un Pygmalion du reve modelant une Galatee de l'azur, il faisait temerairement, au fond de son ame, des retouches a ce contour chaste de Dea; contour trop celeste et pas assez edenique; car l'eden, c'est Eve; et Eve etait une femelle, une mere charnelle, une nourrice terrestre, le ventre sacre des generations, la mamelle du lait inepuisable, la berceuse du monde nouveau-ne; et le sein exclut les ailes. La virginite n'est que l'esperance de la maternite. Pourtant, dans les mirages de Gwynplaine, Dea jusqu'alors avait ete au-dessus de la chair. En ce moment, egare, il essayait dans sa pensee de l'y faire redescendre, et il tirait ce fil, le sexe, qui tient toute jeune fille liee a la terre. Pas un seul de ces oiseaux n'est lache. Dea, pas plus qu'une autre, n'etait hors la loi, et Gwynplaine, tout en ne l'avouant qu'a demi, avait une vague volonte qu'elle s'y soumit. Il avait cette volonte malgre lui, et dans une rechute continuelle. Il se figurait Dea humaine. Il en etait a concevoir une idee inouie: Dea, creature, non plus seulement d'extase, mais de volupte; Dea la tete sur l'oreiller. Il avait honte de cet empietement visionnaire; c'etait comme un effort de profanation; il resistait a cette obsession; il s'en detournait, puis il y revenait; il lui semblait commettre un attentat a la pudeur. Dea etait pour lui un nuage. Fremissant, il ecartait ce nuage comme il eut souleve une chemise. On etait en avril. La colonne vertebrale a ses reveries. Il faisait des pas au hasard avec cette oscillation distraite qu'on a dans la solitude. N'avoir personne autour de soi, cela aide a divaguer. Ou allait sa pensee? il n'eut ose se le dire a lui-meme. Dans le ciel? Non. Dans un lit. Vous le regardiez, astres. Pourquoi dit-on un amoureux? On devrait dire un possede. Etre possede du diable, c'est l'exception; etre possede de la femme, c'est la regle. Tout homme subit cette alienation de soi-meme. Quelle sorciere qu'une jolie femme! Le vrai nom de l'amour, c'est captivite. On est fait prisonnier par l'ame d'une femme. Par sa chair aussi. Quelquefois plus encore par la chair que par l'ame. L'ame est l'amante; la chair est la maitresse. On calomnie le demon. Ce n'est pas lui qui a tente Eve. C'est Eve qui l'a tente. La femme a commence. Lucifer passait tranquille. Il a apercu la femme. Il est devenu Satan. La chair, c'est le dessus de l'inconnu. Elle provoque, chose etrange, par la pudeur. Rien de plus troublant. Elle a honte, cette effrontee. En cet instant-la, ce qui agitait Gwynplaine et ce qui le tenait, c'etait cet effrayant amour de surface. Moment redoutable que celui ou l'on veut la nudite. Un glissement dans la faute est possible. Que de tenebres dans cette blancheur de Venus! Quelque chose en Gwynplaine appelait a grands cris Dea, Dea fille, Dea moitie d'un homme, Dea chair et flamme, Dea gorge nue. Il chassait presque l'ange. Crise mysterieuse que tout amour traverse, et ou l'ideal est en danger. Ceci est la premeditation de la creation. Moment de corruption celeste. L'amour de Gwynplaine pour Dea devenait nuptial. L'amour virginal n'est qu'une transition. Le moment etait arrive. Il fallait a Gwynplaine cette femme. Il lui fallait une femme. Pente dont on ne voit que le premier plan. L'appel indistinct de la nature est inexorable. Toute la femme, quel gouffre! Heureusement, pour Gwynplaine, il n'y avait d'autre femme que Dea. La seule dont il voulut. La seule qui put vouloir de lui. Gwynplaine avait ce grand frisson vague qui est la reclamation vitale de l'infini. Ajoutez l'aggravation du printemps. Il aspirait les effluves sans nom de l'obscurite siderale. Il allait devant lui, delicieusement hagard. Les parfums errants de la seve en travail, les irradiations capiteuses qui flottent dans l'ombre, l'ouverture lointaine des fleurs nocturnes, la complicite des petits nids caches, les bruissements d'eaux et de feuilles, les soupirs sortant des choses, la fraicheur, la tiedeur, tout ce mysterieux eveil d'avril et de mai, c'est l'immense sexe epars proposant a voix basse la volupte, provocation vertigineuse qui fait begayer l'ame. L'ideal ne sait plus ce qu'il dit. Qui eut vu marcher Gwynplaine eut pense: Tiens! un ivrogne! Il chancelait presque en effet sous le poids de son coeur, du printemps et de la nuit. La solitude dans le bowling-green etait si paisible que, par instants, il parlait haut. Se sentir pas ecoute fait qu'on parle. Il se promenait a pas lents, la tete baissee, les mains derriere le dos, la gauche dans la droite, les doigts ouverts. Tout a coup il sentit comme le glissement de quelque chose dans l'entre-baillement inerte de ses doigts. Il se retourna vivement. Il avait dans la main un papier et devant lui un homme. C'etait cet homme venu jusqu'a lui par derriere avec la precaution d'un chat, qui lui avait mis ce papier entre les doigts. Le papier etait une lettre. L'homme, suffisamment eclaire par la penombre stellaire, etait petit, joufflu, jeune, grave, et vetu d'une livree couleur feu, visible du haut en bas par la fente verticale d'un long surtout gris qu'on appelait alors capenoche, mot espagnol contracte qui veut dire cape de nuit. Il etait coiffe d'une gorra cramoisie, pareille a une calotte de cardinal ou la domesticite serait accentuee par un galon. Sur cette calotte on apercevait un bouquet de plumes de tisserin. Il etait immobile devant Gwynplaine. On eut dit une silhouette de reve. Gwynplaine reconnut le mousse de la duchesse. Avant que Gwynplaine eut pu jeter un cri de surprise, il entendit la voix grele, a la fois enfantine et feminine, du mousse qui lui disait: --Trouvez-vous demain a pareille heure a l'entree du pont de Londres. J'y serai. Je vous conduirai. --Ou? demanda Gwynplaine. --Ou vous etes attendu. Gwynplaine abaissa ses yeux sur la lettre qu'il tenait machinalement dans sa main. Quand il les releva, le mousse n'etait plus la. On distinguait dans la profondeur du champ de foire une vague forme obscure qui decroissait rapidement. C'etait le petit laquais qui s'en allait. Il tourna un coin de rue, et il n'y eut plus personne. Gwynplaine regarda le mousse disparaitre, puis il regarda la lettre. Il est des moments dans la vie ou ce qui vous arrive ne vous arrive pas; la stupeur vous maintient quelque temps a une certaine distance du fait. Gwynplaine approcha la lettre de ses yeux comme quelqu'un qui veut lire; alors, il s'apercut qu'il ne pouvait la lire pour deux raisons: premierement, parce qu'il ne l'avait pas decachetee; deuxiemement, parce qu'il faisait nuit. Il fut plusieurs minutes avant de se rendre compte qu'il y avait une lanterne dans l'inn. Il fit quelques pas, mais de cote, et comme s'il ne savait ou aller. Un somnambule a qui un fantome a remis une lettre marche de la sorte. Enfin il se decida, courut plutot qu'il n'avanca vers l'inn, se placa dans le rayon de la porte entr'ouverte, et considera encore une fois, a cette clarte, la lettre fermee. On ne voyait aucune empreinte sur le cachet, et sur l'enveloppe il y avait: A _Gwynplaine_. Il brisa le cachet, dechira l'enveloppe, deplia la lettre, la mit en plein sous la lumiere, et voici ce qu'il lut: "Tu es horrible, et je suis belle. Tu es histrion, et je suis duchesse. Je suis la premiere, et tu es le dernier. Je veux de toi. Je t'aime. Viens." LIVRE QUATRIEME LA CAVE PENALE I LA TENTATION DE SAINT GWYNPLAINE Tel jet de flamme fait a peine une piqure aux tenebres; tel autre met le feu a un volcan. Il y a des etincelles enormes. Gwynplaine lut la lettre, puis la relut. Il y avait bien ce mot: Je t'aime! Les epouvantes se succederent dans son esprit. La premiere, ce fut de se croire fou. Il etait fou. C'etait certain. Ce qu'il venait de voir n'existait pas. Les simulacres crepusculaires jouaient de lui, miserable. Le petit homme ecarlate etait une lueur de vision. Quelquefois, la nuit, rien condense en une flamme vient rire de vous. Apres s'etre moque, l'etre illusoire avait disparu, laissant derriere lui Gwynplaine fou. L'ombre fait de ces choses-la. La seconde epouvante, ce fut de constater qu'il avait toute sa raison. Une vision? mais non. Eh bien! et cette lettre? Est-ce qu'il n'avait pas une lettre entre les mains? Est-ce que ne voila pas une enveloppe, un cachet, du papier, une ecriture? Est-ce qu'il ne sait pas de qui cela vient? Rien d'obscur dans cette aventure. On a pris une plume et de l'encre, et l'on a ecrit. On a allume une bougie, et l'on a cachete avec de la cire. Est-ce que son nom n'est pas ecrit sur la lettre? _A Gwynplaine_. Le papier sent bon. Tout est clair. Le petit homme, Gwynplaine le connait. Ce nain est un groom. Cette lueur est une livree. Ce groom a donne rendez-vous a Gwynplaine pour le lendemain a la meme heure, a l'entree du pont de Londres. Est-ce que le pont de Londres est une illusion? Non, non, tout cela se tient. Il n'y a la dedans aucun delire. Tout est realite. Gwynplaine est parfaitement lucide. Ce n'est pas une fantasmagorie tout de suite decomposee au-dessus de sa tete, et dissipee en evanouissement; c'est une chose qui lui arrive. Non, Gwynplaine n'est pas fou. Gwynplaine ne reve pas. Et il relisait la lettre. Eh bien, oui. Mais alors? Alors c'est formidable. Il y a une femme qui veut de lui. Une femme veut de lui! En ce cas que personne ne prononce plus jamais ce mot: incroyable. Une femme veut de lui! une femme qui a vu son visage! une femme qui n'est pas aveugle! Et qui est cette femme? Une laide? non. Une belle. Une bohemienne? non. Une duchesse. Qu'y avait-il la dedans, et qu'est-ce que cela voulait dire? Quel peril qu'un tel triomphe! mais comment ne pas s'y jeter a tete perdue? Quoi! cette femme! la sirene, l'apparition, la lady, la spectatrice de la loge visionnaire, la tenebreuse eclatante! Car c'etait elle. C'etait bien elle. Le petillement de l'incendie commencant eclatait en lui de toutes parts. C'etait cette etrange inconnue! la meme qui l'avait tant trouble! Et ses premieres pensees tumultueuses sur cette femme reparaissaient, comme chauffees a tout ce feu sombre. L'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste. Qu'un accident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la memoire etonnee. Gwynplaine croyait avoir retire cette figure de son esprit, et il l'y retrouvait, et elle y etait empreinte, et elle avait fait son creux dans ce cerveau inconscient, coupable d'un songe. A son insu, la profonde gravure de la reverie avait mordu tres avant. Maintenant un certain mal etait fait. Et toute cette reverie, desormais peut-etre irreparable, il la reprenait avec emportement. Quoi! on voulait de lui! Quoi! la princesse descendait de son trone, l'idole de son autel, la statue de son piedestal, le fantome de sa nuee! Quoi! du fond de l'impossible, la chimere arrivait! Quoi! cette deite du plafond, quoi! cette irradiation, quoi! cette nereide toute mouillee de pierreries, quoi! cette beaute inabordable et supreme, du haut de son escarpement de rayons, elle se penchait vers Gwynplaine! Quoi! son char d'aurore, attele a la fois de tourterelles et de dragons, elle l'arretait au-dessus de Gwynplaine, et elle disait a Gwynplaine: Viens! Quoi! lui, Gwynplaine, il avait cette gloire terrifiante d'etre l'objet d'un tel abaissement de l'empyree! Cette femme, si l'on peut donner ce nom a une forme siderale et souveraine, cette femme se proposait, se donnait, se livrait! Vertige! L'olympe se prostituait! a qui? a lui, Gwynplaine! Des bras de courtisane s'ouvraient dans un nimbe pour le serrer contre un sein de deesse! Et cela sans souillure. Ces majestes-la ne noircissent pas. La lumiere lave les dieux. Et cette deesse qui venait a lui savait ce qu'elle faisait. Elle n'etait pas ignorante de l'horreur incarnee en Gwynplaine. Elle avait vu ce masque qui etait le visage de Gwynplaine! et ce masque ne la faisait pas reculer. Gwynplaine etait aime quoique! Chose qui depassait tous les songes, il etait aime parce que! Loin de faire reculer la deesse, ce masque l'attirait! Gwynplaine etait plus qu'aime, il etait desire. Il etait mieux qu'accepte, il etait choisi. Lui, choisi! Quoi! la ou etait cette femme, dans ce royal milieu du resplendissement irresponsable et de la puissance en plein libre arbitre, il y avait des princes, elle pouvait prendre un prince; il y avait des lords, elle pouvait prendre un lord; il y avait des hommes beaux, charmants, superbes, elle pouvait prendre Adonis. Et qui prenait-elle? Gnafron! Elle pouvait choisir au milieu des meteores et des foudres l'immense seraphin a six ailes, et elle choisissait la larve rampant dans la vase. D'un cote, les altesses et les seigneuries, toute la grandeur, toute l'opulence, toute la gloire; de l'autre, un saltimbanque. Le saltimbanque l'emportait! Quelle balance y avait-il donc dans le coeur de cette femme? a quel poids pesait-elle son amour? Cette femme otait de son front le chapeau ducal et le jetait sur le treteau du clown! Cette femme otait de sa tete l'aureole olympienne et la posait sur le crane herisse du gnome! On ne sait quel renversement du monde, le fourmillement d'insectes en haut, les constellations en bas, engloutissait Gwynplaine eperdu sous un ecroulement de lumiere, et lui faisait un nimbe dans le cloaque. Une toute-puissante, en revolte contre la beaute et la splendeur, se donnait au damne de la nuit, preferait Gwynplaine a Antinous, entrait en acces de curiosite devant les tenebres, et y descendait, et, de cette abdication de la deesse, sortait, couronnee et prodigieuse, la royaute du miserable. "Tu es horrible. Je t'aime." Ces mots atteignaient Gwynplaine a l'endroit hideux de l'orgueil. L'orgueil, c'est la le talon ou tous les heros sont vulnerables. Gwynplaine etait flatte dans sa vanite de monstre. C'etait comme etre difforme qu'il etait aime. Lui aussi, autant et plus peut-etre que les Jupiters et les Apollons, il etait l'exception. Il se sentait surhumain, et tellement monstre qu'il etait dieu. Eblouissement epouvantable. Maintenant, qu'etait-ce que cette femme? que savait-il d'elle? Tout et rien. C'etait une duchesse, il le savait; il savait qu'elle etait belle, qu'elle etait riche, qu'elle avait des livrees, des laquais, des pages, et des coureurs a flambeaux autour de son carrosse a couronne. Il savait qu'elle etait amoureuse de lui, ou du moins qu'elle le lui disait. Le reste, il l'ignorait. Il savait son titre, et ne savait pas son nom. Il savait sa pensee, et ne savait pas sa vie. Etait-elle mariee, veuve, fille? etait-elle libre? etait-elle sujette a des devoirs quelconques? A quelle famille appartenait-elle? Y avait-il autour d'elle des pieges, des embuches, des ecueils? Ce qu'est la galanterie dans les hautes regions oisives, qu'il y ait sur ces sommets des antres ou revent des charmeuses feroces ayant pele-mele autour d'elles des ossements d'amour deja devores, a quels essais tragiquement cyniques peut aboutir l'ennui d'une femme qui se croit au-dessus de l'homme, Gwynplaine ne soupconnait rien de cela; il n'avait pas meme dans l'esprit de quoi echafauder une conjecture, on est mal renseigne dans le sous-sol social ou il vivait; pourtant il voyait de l'ombre. Il se rendait compte que toute cette clarte etait obscure. Comprenait-il? Non. Devinait-il? Encore moins. Qu'y avait-il derriere cette lettre? Une ouverture a deux battants, et en meme temps une fermeture inquietante. D'un cote l'aveu. De l'autre l'enigme. L'aveu et l'enigme, ces deux bouches, l'une provocante, l'autre menacante, prononcent la meme parole: Ose! Jamais la perfidie du hasard n'avait mieux pris ses mesures, et n'avait fait arriver plus a point une tentation. Gwynplaine, remue par le printemps et par la montee de la seve universelle, etait en train de faire le reve de la chair. Le vieil homme insubmersible dont aucun de nous ne triomphe, s'eveillait en cet ephebe attarde, reste adolescent a vingt-quatre ans. C'est a ce moment-la, c'est a la minute la plus trouble de cette crise, que l'offre lui etait faite, et que se dressait devant lui, eblouissante, la gorge nue du sphinx. La jeunesse est un plan incline. Gwynplaine penchait, on le poussait. Qui? la saison. Qui? la nuit. Qui? cette femme. S'il n'y avait pas le mois d'avril, on serait bien plus vertueux. Les buissons en fleur, tas de complices! l'amour est le voleur, le printemps est le receleur. Gwynplaine etait bouleverse. Il y a une certaine fumee du mal qui precede la faute, et qui n'est pas respirable a la conscience. L'honnetete tentee a la nausee obscure de l'enfer. Ce qui s'entr'ouvre degage une exhalaison qui avertit les forts et etourdit les faibles. Gwynplaine avait ce mysterieux malaise. Des dilemmes, a la fois fugaces et opiniatres, flottaient devant lui. La faute, obstinee a s'offrir, prenait forme. Le lendemain, minuit, le pont de Londres, le page! irait-il? Oui! criait la chair. Non! criait l'ame. Pourtant, disons-le, si singulier que cela semble au premier abord, cette question:--Irait-il?--il ne se l'adressa pas une seule fois distinctement. Les actions reprochables ont des endroits reserves. Comme les eaux-de-vie trop fortes, on ne les boit pas tout d'un trait. On pose le verre, on verra plus tard, la premiere goutte est deja bien etrange. Ce qui est sur, c'est qu'il se sentait pousse par derriere vers l'inconnu. Et il fremissait. Et il entrevoyait un bord d'ecroulement. Et il se rejetait en arriere, ressaisi de tous cotes par l'effroi. Il fermait les yeux. Il faisait effort pour se nier a lui-meme cette aventure, et pour se remettre a douter de sa raison. Evidemment c'etait le mieux. Ce qu'il avait de plus sage a faire, c'etait de se croire fou. Fievre fatale. Tout homme surpris par l'imprevu a eu dans sa vie de ces pulsations tragiques. L'observateur ecoute toujours avec anxiete le retentissement des sombres coups de belier du destin contre une conscience. Helas! Gwynplaine s'interrogeait. La ou le devoir est net, se poser des questions, c'est deja la defaite. Du reste, detail a noter, l'effronterie de l'aventure qui peut-etre eut choque un homme corrompu, ne lui apparaissait point. Ce que c'est que le cynisme, il l'ignorait. L'idee de prostitution, indiquee plus haut, ne l'approchait pas. Il n'etait pas de force a la concevoir. Il etait trop pur pour admettre les hypotheses compliquees. De cette femme, il ne voyait que la grandeur. Helas! il etait flatte. Sa vanite ne constatait que sa victoire. Qu'il fut l'objet d'une impudeur plutot que d'un amour, il lui eut fallu, pour conjecturer cela, beaucoup plus d'esprit que n'en a l'innocence. Pres de: _Je t'aime_, il n'apercevait pas ce correctif effrayant: _Je veux de toi_. Le cote bestial de la deesse lui echappait. L'esprit peut subir des invasions. L'ame a ses vandales, les mauvaises pensees, qui viennent devaster notre vertu. Mille idees en sens inverse se precipitaient sur Gwynplaine l'une apres l'autre, quelquefois toutes ensemble. Puis il se faisait en lui des silences. Alors il prenait sa tete entre ses mains, dans une sorte d'attention lugubre, pareille a la contemplation d'un paysage de la nuit. Tout a coup il s'apercut d'une chose, c'est qu'il ne pensait plus. Sa reverie etait arrivee a ce moment noir ou tout disparait. Il remarqua aussi qu'il n'etait pas rentre. Il pouvait etre deux heures du matin. Il mit la lettre apportee par le page dans sa poche de cote, mais s'apercevant qu'elle etait sur son coeur, il l'ota de la, et la fourra toute froissee dans le premier gousset venu de son haut-de-chausses, puis il se dirigea vers l'hotellerie, y penetra silencieusement, ne reveilla pas le petit Govicum qui l'attendait tombe de sommeil sur une table avec ses deux bras pour oreiller, referma la porte, alluma une chandelle a la lanterne de l'auberge, tira les verrous, donna un tour de clef a la serrure, prit machinalement les precautions d'un homme qui rentre tard, remonta l'escalier de la Green-Box, se glissa dans l'ancienne cahute qui lui servait de chambre, regarda Ursus qui dormait, souffla sa chandelle, et ne se coucha pas. Une heure passa ainsi. Enfin, las, se figurant que le lit c'est le sommeil, il posa sa tete sur son oreiller, sans se deshabiller, et il fit a l'obscurite la concession de fermer les yeux; mais l'orage d'emotions qui l'assaillait n'avait pas discontinue un instant. L'insomnie est un sevice de la nuit sur l'homme. Gwynplaine souffrait beaucoup. Pour la premiere fois de sa vie, il n'etait pas content de lui. Intime douleur melee a sa vanite satisfaite. Que faire? Le jour vint. Il entendit Ursus se lever, et n'ouvrit pas les paupieres. Aucune treve cependant. Il songeait a cette lettre. Tous les mots lui revenaient dans une sorte de chaos. Sous de certains souffles violents du dedans de l'ame, la pensee est un liquide. Elle entre en convulsions, elle se souleve, et il en sort quelque chose de semblable au rugissement sourd de la vague. Flux, reflux, secousses, tournoiements, hesitations du flot devant l'ecueil, greles et pluies, nuages avec des trouees ou sont des lueurs, arrachements miserables d'une ecume inutile, folles ascensions tout de suite ecroulees, immenses efforts perdus, apparition du naufrage de toutes parts, ombre et dispersion, tout cela, qui est dans l'abime, est dans l'homme. Gwynplaine etait en proie a cette tourmente. Au plus fort de cette angoisse, les paupieres toujours fermees, il entendit une voix exquise qui disait:--Est-ce que tu dors, Gwynplaine?--Il ouvrit les yeux en sursaut et se leva sur son seant, la porte de la cahute vestiaire etait entr'ouverte, Dea apparaissait dans l'entre-baillement. Elle avait dans les yeux et sur les levres son ineffable sourire. Elle se dressait charmante, dans la serenite inconsciente de son rayonnement. Il y eut une sorte de minute sacree. Gwynplaine la contempla, tressaillant, ebloui, reveille; reveille de quoi? du sommeil? non, de l'insomnie. C'etait elle, c'etait Dea; et tout a coup il sentit au plus profond de son etre l'indefinissable evanouissement de la tempete et la sublime descente du bien sur le mal; le prodige du regard d'en haut s'opera, la douce aveugle lumineuse, sans autre effort que sa presence, dissipa toute l'ombre en lui, le rideau de nuage s'ecarta de cet esprit comme tire par une main invisible, et Gwynplaine, enchantement celeste, eut dans la conscience une rentree d'azur. Il redevint subitement, par la vertu de cet ange, le grand et bon Gwynplaine innocent. L'ame, comme la creation, a de ces confrontations mysterieuses; tous deux se taisaient, elle la clarte, lui le gouffre, elle divine, lui apaise; et audessus du coeur orageux de Gwynplaine, Dea resplendissait avec on ne sait quel inexprimable effet d'etoile de la mer. II DU PLAISANT AU SEVERE Comme c'est simple un miracle! C'etait dans la Green-Box l'heure du dejeuner, et Dea venait tout bonnement savoir pourquoi Gwynplaine n'arrivait pas a leur petite table du matin. --Toi! cria Gwynplaine, et tout fut dit. Il n'eut plus d'autre horizon et d'autre vision que ce ciel ou etait Dea. Qui n'a pas vu, apres l'ouragan, le sourire immediat de la mer, ne peut se rendre compte de ces apaisements-la. Rien ne se calme plus vite que les gouffres. Cela tient a leur facilite d'engloutissement. Ainsi est le coeur humain. Pas toujours, pourtant. Dea n'avait qu'a se montrer, toute la lumiere qui etait en Gwynplaine sortait et allait a elle, et il n'y avait plus derriere Gwynplaine ebloui qu'une fuite de fantomes. Quelle pacificatrice que l'adoration! Quelques instants apres, tous deux etaient assis l'un devant l'autre, Ursus entre eux, Homo a leurs pieds. La theiere, sous laquelle flambait une petite lampe, etait sur la table. Fibi et Vinos etaient dehors et vaquaient au service. Le dejeuner, comme le souper, se faisait dans le compartiment du centre. De la facon dont la table tres etroite etait placee, Dea tournait le dos a la baie de la cloison qui repondait a la porte d'entree de la Green-Box. Leurs genoux se touchaient. Gwynplaine versait le the a Dea. Dea soufflait gracieusement sur sa tasse. Tout a coup, elle eternua. Il y avait en ce moment-la, audessus de la flamme de la lampe, une fumee qui se dissipait, et quelque chose comme du papier qui tombait en cendre. Cette fumee avait fait eternuer Dea. --Qu'est cela? demanda-t-elle. --Rien, repondit Gwynplaine. Et il se mit a sourire. Il venait de bruler la lettre de la duchesse. L'ange gardien de la femme aimee, c'est la conscience de l'homme qui aime. Cette lettre de moins sur lui le soulagea etrangement, et Gwynplaine sentit son honnetete comme l'aigle sent ses ailes. Il lui sembla qu'avec cette fumee la tentation s'en allait, et qu'en meme temps que ce papier, la duchesse tombait en cendre. Tout en melant leurs tasses, buvant l'un apres l'autre dans la meme, ils parlaient. Babil d'amoureux, caquetage de moineaux. Enfantillages dignes de la Mere l'Oie et d'Homere. Deux coeurs qui s'aiment, n'allez pas chercher plus loin la poesie; et deux baisers qui dialoguent, n'allez pas chercher plus loin la musique. --Sais-tu une chose? --Non. --Gwynplaine, j'ai reve que nous etions des betes, et que nous avions des ailes. --Ailes, cela veut dire oiseaux, murmura Gwynplaine. --Betes, cela veut dire anges, grommela Ursus. La causerie continuait. --Si tu n'existais pas, Gwynplaine... --Eh bien? --C'est qu'il n'y aurait pas de bon Dieu. --Le the est trop chaud. Tu vas te bruler, Dea. --Souffle sur ma tasse. --Que tu es belle ce matin! --Figure-toi qu'il y a toutes sortes de choses que je veux te dire. --Dis. --Je t'aime! --Je t'adore! Et Ursus faisait cet aparte: --Par le ciel, voila d'honnetes gens. Quand on s'aime, ce qui est exquis, ce sont les silences. Il se fait comme des amas d'amour, qui eclatent ensuite doucement. Il y eut une pause apres laquelle Dea s'ecria: --Si tu savais! le soir, quand nous jouons la piece, a l'instant ou ma main touche ton front...--Oh! tu as une noble tete, Gwynplaine!--... a l'instant ou je sens tes cheveux sous mes doigts, c'est un frisson, j'ai une joie du ciel, je me dis: Dans tout ce monde de noirceur qui m'enveloppe, dans cet univers de solitude, dans cet immense ecroulement obscur ou je suis, dans cet effrayant tremblement de moi et de tout, j'ai un point d'appui, le voila. C'est lui.--C'est toi. --Oh! tu m'aimes, dit Gwynplaine. Moi aussi je n'ai que toi sur la terre. Tu es tout pour moi. Dea, que veux-tu que je fasse? Desires-tu quelque chose? que te faut-il? Dea repondit: --Je ne sais pas. Je suis heureuse. --Oh! reprit Gwynplaine, nous sommes heureux! Ursus eleva la voix severement: --Ah! vous etes heureux. C'est une contravention. Je vous ai deja avertis. Ah! vous etes heureux! Alors, tachez qu'on ne vous voie pas. Tenez le moins de place possible. Ca doit se fourrer dans des trous, le bonheur. Faites-vous encore plus petits que vous n'etes, si vous pouvez. Dieu mesure la grandeur du bonheur a la petitesse des heureux. Les gens contents doivent se cacher comme des malfaiteurs. Ah! vous rayonnez, mechants vers luisants que vous etes, morbleu, on vous marchera dessus, et l'on fera bien. Qu'est-ce que c'est que toutes ces mamours-la? Je ne suis pas une duegne, moi, dont l'etat est de regarder les amoureux se becqueter. Vous me fatiguez, a la fin! Allez au diable! Et sentant que son accent reveche mollissait jusqu'a l'attendrissement, il noya cette emotion dans un fort souffle de bougonnement. --Pere, dit Dea, comme vous faites votre grosse voix! --C'est que je n'aime pas qu'on soit trop heureux, repondit Ursus. Ici Homo fit echo a Ursus. On entendit un grondement sous les pieds des amoureux. Ursus se pencha et mit la main sur le crane d'Homo. --C'est cela, toi aussi, tu es de mauvaise humeur. Tu grognes. Tu herisses ta meche sur ta caboche de loup. Tu n'aimes pas les amourettes. C'est que tu es sage. C'est egal, tais-toi. Tu as parle, tu as dit ton avis, soit; maintenant silence. Le loup gronda de nouveau. Ursus le regarda sous la table. --Paix donc, Homo! Allons, n'insiste pas, philosophe! Mais le loup se dressa et montra les dents du cote de la porte. --Qu'est-ce que tu as donc? dit Ursus. Et il empoigna Homo par la peau du cou. Dea, inattentive aux grincements du loup, toute a sa pensee, et savourant en elle-meme le son de voix de Gwynplaine, se taisait, dans cette sorte d'extase propre aux aveugles, qui semble parfois leur donner interieurement un chant a ecouter et leur remplacer par on ne sait quelle musique ideale la lumiere qui leur manque. La cecite est un souterrain d'ou l'on entend la profonde harmonie eternelle. Pendant qu'Ursus, apostrophant Homo, baissait le front, Gwynplaine avait leve les yeux. Il allait boire une tasse de the, et ne la but pas; il la posa sur la table avec la lenteur d'un ressort qui se detend, ses doigts resterent ouverts, et il demeura immobile, l'oeil fixe, ne respirant plus. Un homme etait debout derriere Dea, dans l'encadrement de la porte. Cet homme etait vetu de noir avec une cape de justice. Il avait une perruque jusqu'aux sourcils, et il tenait a la main un baton de fer sculpte en couronne aux deux bouts. Ce baton etait court et massif. Qu'on se figure Meduse passant sa tete entre deux branches du paradis. Ursus, qui avait senti la commotion d'un nouveau venu et qui avait dresse la tete sans lacher Homo, reconnut ce personnage redoutable. Il eut un tremblement de la tete aux pieds. Il dit bas a l'oreille de Gwynplaine: --C'est le wapentake. Gwynplaine se souvint. Une parole de surprise allait lui echapper. Il la retint. Le baton de fer termine en couronne aux deux extremites etait l'iron-weapon. C'etait de l'iron-weapon, sur lequel les officiers de justice urbaine pretaient serment en entrant en charge, que les anciens wapentakes de la police anglaise tiraient leur qualification. Au dela de l'homme a la perruque, dans la penombre, on entrevoyait l'hotelier consterne. L'homme, sans dire une parole, et personnifiant cette _muta Themis_ des vieilles chartes, abaissa son bras droit par-dessus Dea rayonnante, et toucha du baton de fer l'epaule de Gwynplaine, pendant que, du pouce de sa main gauche, il montrait derriere lui la porte de la Green-Box. Ce double geste, d'autant plus imperieux qu'il etait silencieux, voulait dire: Suivez-moi. _Pro signo exeundi, sursum trahe_, dit le cartulaire normand. L'individu sur lequel venait se poser l'iron-weapon n'avait d'autre droit que le droit d'obeir. Nulle replique a cet ordre muet. Les rudes penalites anglaises menacaient le refractaire. Sous ce rigide attouchement de la loi, Gwynplaine eut une secousse, puis fut comme petrifie. Au lieu d'etre simplement effleure du baton de fer sur l'epaule, il en eut ete violemment frappe sur la tete, qu'il n'eut pas ete plus etourdi. Il se voyait somme de suivre l'officier de police. Mais pourquoi? Il ne comprenait pas. Ursus, jete lui aussi de son cote dans un trouble poignant, entrevoyait quelque chose d'assez distinct. Il songeait aux bateleurs et aux predicateurs, ses concurrents, a la Green-Box denoncee, au loup, ce delinquant, a son propre demele avec les trois inquisitions de Bishops'gate; et qui sait? peut-etre, mais ceci etait effrayant, aux bavardages malseants et factieux de Gwynplaine touchant l'autorite royale. Il tremblait profondement. Dea souriait. Ni Gwynplaine, ni Ursus ne prononcerent une parole. Tous deux eurent la meme pensee: ne pas inquieter Dea. Le loup l'eut peut-etre aussi, car il cessa de gronder. Il est vrai qu'Ursus ne le lachait point. D'ailleurs Homo, dans l'occasion, avait ses prudences. Qui n'a remarque certaines anxietes intelligentes des animaux? Peut-etre, dans la mesure de ce qu'un loup peut comprendre des hommes, se sentait-il proscrit. Gwynplaine se leva. Aucune resistance n'etait possible, Gwynplaine le savait, il se rappelait les paroles d'Ursus, et aucune question n'etait faisable. Il demeura debout devant le wapentake. Le wapentake lui retira le weapon de dessus l'epaule, et ramena a lui le baton de fer qu'il tint droit dans la posture du commandement, attitude de police comprise alors de tout le peuple, et qui intimait l'ordre que voici: --Que cet homme me suive, et personne autre. Restez tous ou vous etes. Silence. Pas de curieux. La police a, de tout temps, eu le gout de ces clotures-la. Ce genre de saisie etait qualifie "sequestre de la personne". Le wapentake, d'un seul mouvement, et comme une piece mecanique qui pivote sur elle-meme, tourna le dos et se dirigea d'un pas magistral et grave vers l'issue de la Green-Box. Gwynplaine regarda Ursus. Ursus eut cette pantomime composee d'un haussement d'epaules, des deux coudes aux hanches avec les mains ecartees, et des sourcils fronces en chevrons, laquelle signifie: soumission a l'inconnu. Gwynplaine regarda Dea. Elle songeait. Elle continuait de sourire. Il posa l'extremite de ses doigts sur ses levres, et lui envoya un inexprimable baiser. Ursus, soulage d'une certaine quantite de terreur par le dos tourne du wapentake, saisit ce moment pour glisser dans l'oreille de Gwynplaine ce murmure: --Sur ta vie, ne parle pas avant qu'on t'interroge! Gwynplaine, avec ce soin de ne pas faire de bruit qu'on a dans la chambre d'un malade, decrocha de la cloison son chapeau et son manteau, s'enveloppa du manteau jusqu'aux yeux, et se rabattit le chapeau sur le front; ne s'etant pas couche, il avait encore ses vetements de travail et au cou son esclavine de cuir; il regarda encore une fois Dea; le wapentake, arrive a la porte exterieure de la Green-Box, eleva son baton et commenca a descendre le petit escalier de sortie; alors Gwynplaine se mit en marche comme si cet homme le tirait avec une chaine invisible; Ursus regarda Gwynplaine sortir de la Green-Box; le loup, a ce moment-la, ebaucha un grondement plaintif, mais Ursus le tint en respect, et lui dit tout bas: Il va revenir. Dans la cour, maitre Nicless, d'un geste servile et imperieux, refoulait les cris d'effarement dans les bouches de Vinos et de Fibi qui consideraient avec detresse Gwynplaine emmene, et les vetements couleur deuil et le baton de fer du wapentake. Deux petrifications, c'etaient ces deux filles. Elles avaient des attitudes de stalactites. Govicum, abasourdi, ecarquillait sa face dans une fenetre entre baillee. Le wapentake precedait Gwynplaine de quelques pas sans se retourner et sans le regarder, avec cette tranquillite glaciale que donne la certitude d'etre la loi. Tous deux, dans un silence de sepulcre, franchirent la cour, traverserent la salle obscure du cabaret et deboucherent sur la place. Il y avait la quelques passants groupes devant la porte de l'auberge, et le justicier-quorum a la tete d'une escouade de police. Ces curieux, stupefaits, et sans souffler mot, s'ecarterent et se rangerent avec la discipline anglaise devant le baton du constable; le wapentake prit la direction des petites rues, dites alors Little Strand, qui longeaient la Tamise; et Gwynplaine, ayant a sa droite et a sa gauche les gens du justicier-quorum alignes en double haie, pale, sans un geste, sans autre mouvement que les pas qu'il faisait, couvert de son manteau ainsi que d'un suaire, s'eloigna lentement de l'inn, marchant muet derriere l'homme taciturne, comme une statue qui suit un spectre. III LEX, REX, FEX L'arrestation sans explication, qui etonnerait fort un anglais d'aujourd'hui, etait un procede de police fort usite alors dans la Grande-Bretagne. On y eut recours, particulierement pour les choses delicates auxquelles pourvoyaient en France les lettres de cachet, et en depit de l'_habeas corpus_, jusque sous Georges II, et une des accusations dont Walpole eut a se defendre, ce fut d'avoir fait ou laisse arreter Neuhoff de cette facon. L'accusation etait probablement peu fondee, car Neuhoff, roi de Corse, fut incarcere par ses creanciers. Les prises de corps silencieuses, dont la Sainte-Voehme en Allemagne avait fort use, etaient admises par la coutume germanique qui regit une moitie des vieilles lois anglaises, et recommandees, en certain cas, par la coutume normande qui regit l'autre moitie. Le maitre de police du palais de Justinien s'appelait "le silentiaire imperial", _silentiarius imperialis_. Les magistrats anglais qui pratiquaient cette sorte de prise de corps, s'appuyaient sur de nombreux textes normands:--_Canes latrant, sergentes silent_.--_Sergenter agere, ici est tacere_.--Ils citaient Lundulphus Sagax, paragraphe 16:--_Facit imperator silentium._--Ils citaient la charte du roi Philippe, de 1307:--_Multos tenebimus bastonerios qui, obmutescentes, sergentare valeant_.--Ils citaient les statuts de Henri Ier d'Angleterre, chapitre LIII:--_Surge signa jussus. Taciturnior esto. Hoc est esse in captione regis_.--Ils se prevalaient specialement de cette prescription consideree comme faisant partie des antiques franchises feodales de l'Angleterre:--"Sous les viscomtes sont les serjans de l'espee, lesquels doivent justicier vertueusement a l'espee tous ceux qui suient malveses compagnies, gens diffamez d'aucuns crimes, et gens fuitis et forbannis..... et les doivent si vigoureusement et si discretement apprehender, que la bonne gent qui sont paisibles soient gardez paisiblement, et que les malfeteurs soient espoantes." Etre arrete de la sorte, c'etait etre saisi "o le glaive de l'espee" (_Vetus Consuetudo Normanniae_, MS. I. part. Sect. I, cap. II). Les jurisconsultes invoquaient en outre, _in Charta Ludovici Hutini pro normannis_, le chapitre _servientes spathae_. Les _servientes spathae_, dans l'approche graduelle de la basse latinite jusqu'a nos idiomes, sont devenus _sergentes spadae_. Les arrestations silencieuses etaient le contraire de la clameur de haro, et indiquaient qu'il convenait de se taire jusqu'a ce que de certaines obscurites fussent eclaircies. Elles signifiaient: Questions reservees. Elles indiquaient, dans l'operation de police, une certaine quantite de raison d'etat. Le terme de droit _private_, qui veut dire _a huis clos_, s'appliquait a ce genre d'arrestations. C'est de cette maniere qu'Edouard III avait, selon quelques annalistes, fait saisir Mortimer dans le lit de sa mere Isabelle de France. Ici encore on peut douter, car Mortimer soutint un siege dans sa ville avant d'etre pris. Warwick, le Faiseur de rois, pratiquait volontiers ce mode "d'attraire les gens". Cromwell l'employait, surtout dans le Connaugh; et ce fut avec cette precaution du silence que Trailie-Arcklo, parent du comte d'Ormond, fut arrete dans Kilmacaugh. Ces prises de corps par le simple geste de justice representaient plutot le mandat de comparution que le mandat d'arret. Elles n'etaient parfois qu'un procede d'information, et impliquaient meme, par le silence impose a tous, un certain menagement pour la personne saisie. Pour le peuple, peu au fait de ces nuances, elles etaient particulierement terrifiantes. L'Angleterre, qu'on ne l'oublie pas, n'etait pas en 1705, ni meme beaucoup plus tard, ce qu'elle est de nos jours. L'ensemble etait tres confus et parfois tres oppressif; Daniel de Foe, qui avait tate du pilori, caracterise quelque part l'ordre social anglais par ces mots: "les mains de fer de la loi". Il n'y avait pas seulement la loi, il y avait l'arbitraire. Qu'on se rappelle Steele chasse du parlement, Locke chasse de sa chaire; Hobbes et Gibbon, forces de fuir; Charles Curchill, Hume, Priestley persecutes; John Wilkes mis a la Tour. Qu'on enumere, le compte sera long, les victimes du statut _seditious libel_. L'inquisition avait un peu fuse par toute l'Europe; ses pratiques de police faisaient ecole. Un attentat monstrueux a tous les droits etait possible en Angleterre; qu'on se souvienne du _Gazetier cuirasse_. En plein dix-huitieme siecle, Louis XV faisait enlever dans Piccadilly les ecrivains qui lui deplaisaient. Il est vrai que Georges III empoignait en France le pretendant au beau milieu de la salle de l'Opera. C'etaient deux bras tres longs; celui du roi de France allait jusque dans Londres, et celui du roi d'Angleterre jusque dans Paris. Telles etaient les libertes. Ajoutons qu'on executait volontiers les gens dans l'interieur des prisons; escamotage mele au supplice; expedient hideux, auquel l'Angleterre revient en ce moment; donnant ainsi au monde le singulier spectacle d'un grand peuple qui, voulant ameliorer, choisit le pire, et qui, ayant devant lui, d'un cote le passe, de l'autre le progres, se trompe de visage, et prend la nuit pour le jour. IV URSUS ESPIONNE LA POLICE Ainsi que nous l'avons dit, selon les tres rigides lois de la police d'alors, la sommation de suivre le wapentake, adressee a un individu, impliquait pour toute autre personne presente le commandement de ne point bouger. Quelques curieux pourtant s'obstinerent, et accompagnerent de loin le cortege qui emmenait Gwynplaine. Ursus fut du nombre. Ursus avait ete petrifie autant qu'on a le droit de l'etre. Mais Ursus, tant de fois assailli par les surprises de la vie errante et par les mechancetes de l'inattendu, avait, comme un navire de guerre, son branle-bas de combat qui appelle au poste de bataille tout l'equipage, c'est-a-dire toute l'intelligence. Il se depecha de n'etre plus petrifie, et se mit a reflechir. Il ne s'agit pas d'etre emu, il s'agit de faire face. Faire face a l'incident, c'est le devoir de quiconque n'est pas imbecile. Ne pas chercher a comprendre, mais agir. Tout de suite. Ursus s'interrogea. Qu'y avait-il a faire? Gwynplaine parti, Ursus se trouvait place entre deux craintes: la crainte pour Gwynplaine, qui lui disait de suivre; la crainte pour lui-meme, qui lui disait de rester. Ursus avait l'intrepidite d'une mouche et l'impassibilite d'une sensitive. Son tremblement fut indescriptible. Pourtant il prit heroiquement son parti, et se decida a braver la loi et a suivre le wapentake, tant il etait inquiet de ce qui pouvait arriver a Gwynplaine. Il fallait qu'il eut bien peur pour avoir tant de courage. A quels actes de vaillance l'epouvante peut pousser un lievre! Le chamois eperdu saute les precipices. Etre effraye jusqu'a l'imprudence, c'est une des formes de l'effroi. Gwynplaine avait ete enleve plutot qu'arrete. L'operation de police s'etait executee si rapidement que le champ de foire, d'ailleurs peu frequente a cette heure matinale, avait ete a peine emu. Presque personne ne se doutait dans les baraques du Tarrinzeau-field que le wapentake etait venu chercher l'Homme qui Rit. De la le peu de foule. Gwynplaine, grace a son manteau et a son feutre, qui se rejoignaient presque sur son visage, ne pouvait etre reconnu des passants. Avant de sortir a la suite de Gwynplaine, Ursus eut une precaution. Il prit a part maitre Nicless, le boy Govicum, Fibi et Vinos, et leur prescrivit le plus absolu silence vis-a-vis de Dea, ignorante de tout; qu'on eut soin de ne pas souffler un mot qui put lui faire soupconner ce qui s'etait passe; qu'on lui expliquat par les soins de menage de la Green-Box l'absence de Gwynplaine et d'Ursus; que d'ailleurs c'etait bientot l'heure de son sommeil au milieu du jour, et qu'avant que Dea fut eveillee, il serait de retour, lui Ursus, avec Gwynplaine, tout cela n'etant qu'un malentendu, un mistake, comme on dit en Angleterre; qu'il leur serait bien facile a Gwynplaine et a lui d'eclairer les magistrats et la police; qu'ils feraient toucher du doigt la meprise, et que tout a l'heure ils allaient revenir tous deux. Surtout que personne ne dit rien a Dea. Ces recommandations faites, il partit. Ursus put, sans etre remarque, suivre Gwynplaine. Quoiqu'il se tint a la plus grande distance possible, il s'arrangea de facon a ne pas le perdre de vue. La hardiesse dans le guet, c'est la bravoure des timides. Apres tout, et si solennel que fut l'appareil, Gwynplaine n'etait peut-etre que cite a comparaitre devant le magistrat de simple police pour quelque infraction sans gravite. Ursus se disait que cette question allait etre tout de suite resolue. L'eclaircissement se ferait, sous ses yeux memes, par la direction que prendrait l'escouade emmenant Gwynplaine au moment ou, parvenue aux limites du Tarrinzeau-field, elle atteindrait l'entree des ruelles du Little Strand. Si elle tournait a gauche, c'etait qu'elle conduisait Gwynplaine a la maison de ville de Southwark. Peu de chose a craindre alors; quelque mechant delit municipal, une admonition du magistrat, deux ou trois shellings d'amende, puis Gwynplaine serait lache, et la representation de _Chaos vaincu_ aurait lieu le soir meme comme a l'ordinaire. Personne ne se serait apercu de rien. Si l'escouade tournait a droite, c'etait serieux. Il y avait de ce cote la des lieux severes. A l'instant ou le wapentake, menant les deux files d'argousins entre lesquelles marchait Gwynplaine, arriva aux petites rues, Ursus, haletant, regarda. Il existe des moments ou tout l'homme passe dans les yeux. De quel cote allait-on tourner? On tourna a droite. Ursus, chancelant d'effroi, s'appuya contre un mur pour ne point tomber. Rien d'hypocrite comme ce mot qu'on se dit a soi-meme: _Je veux savoir a quoi m'en tenir_. Au fond, on ne le veut pas du tout. On a une peur profonde. L'angoisse se complique d'un effort obscur pour ne point conclure. On ne se l'avoue pas, mais on reculerait volontiers, et quand on a avance, on se le reproche. C'est ce que fit Ursus. Il pensa avec frisson:--Voila qui tourne mal. J'aurais toujours su cela assez tot. Qu'est-ce que je fais la a suivre Gwynplaine? Cette reflexion faite, comme l'homme n'est que contradiction, il doubla le pas, et maitrisant son anxiete, il se hata, afin de se rapprocher de l'escouade et de ne pas laisser se rompre dans le dedale des rues de Southwark le fil entre Gwynplaine et lui Ursus. Le cortege de police ne pouvait aller vite, a cause de sa solennite. Le wapentake l'ouvrait. Le justicier-quorum le fermait. Cet ordre impliquait une certaine lenteur. Toute la majeste possible au recors eclatait dans le justicier-quorum. Son costume tenait le milieu entre le splendide accoutrement du docteur en musique d'Oxford et l'ajustement sobre et noir du docteur en divinite de Cambridge. Il avait des habits de gentilhomme sous un long godebert qui est une mante fourree de dos de lievre de Norvege. Il etait mi-parti gothique et moderne, ayant une perruque comme Lamoignon et des manches mahoitres comme Tristan l'Hermite. Son gros oeil rond couvait Gwynplaine avec une fixite de hibou. Il marchait en cadence. Impossible de voir un bonhomme plus farouche. Ursus, un moment deroute dans l'echeveau brouille des ruelles, parvint a rejoindre pres de Sainte-Marie Over-Ry le cortege qui, heureusement, avait ete retarde dans le preau de l'eglise par une batterie d'enfants et de chiens, incident habituel des rues de Londres, _dogs and boys_, disent les vieux registres de police, lesquels font passer les chiens avant les enfants. Un homme conduit au magistrat par les gens de police etant, apres tout, un evenement fort vulgaire, et chacun ayant ses affaires, les curieux s'etaient disperses. Il n'etait reste, sur la piste de Gwynplaine, qu'Ursus. On passa devant les deux chapelles, qui se faisaient face, des Recreative Religionists et de la Ligue Halleluiah, deux sectes d'alors qui subsistent encore aujourd'hui. Puis le cortege serpenta de ruelle en ruelle, choisissant de preference les roads non encore batis, les rows ou poussait l'herbe et les lanes deserts, et fit force zigzags. Enfin il s'arreta. On etait dans une ruette exigue. Pas de maisons, si ce n'est a l'entree deux ou trois masures. Cette ruette etait composee de deux murs, l'un a gauche, bas; l'autre a droite, haut. La muraille haute etait noire et maconnee a la saxonne, avec des creneaux, des scorpions et des carres de grosses grilles sur des soupiraux etroits. Aucune fenetre; ca et la seulement des fentes, qui etaient d'anciennes embrasures de pierriers et d'archegayes. On voyait, au pied de ce grand mur, comme le trou au bas de la ratiere, un tout petit guichet, tres surbaisse. Ce guichet, emboite dans un lourd plein cintre de pierre, avait un judas grille, un marteau massif, une large serrure, des gonds noueux et robustes, un enchevetrement de clous, une cuirasse de plaques et de peintures, et etait fait de fer plus que de bois. Personne dans la ruette. Pas de boutiques, pas de passants. Mais on entendait tout pres un bruit continu comme si la ruette eut ete parallele a un torrent. C'etait un vacarme de voix et de voitures. Il etait probable qu'il y avait de l'autre cote de l'edifice noir une grande rue, sans doute la rue principale de Southwark, laquelle se reliait d'un bout a la route de Cantorbery et de l'autre bout au pont de Londres. Dans toute la longueur de la ruette un guetteur, en dehors du cortege enveloppant Gwynplaine, n'eut vu d'autre face humaine que le bleme profil d'Ursus, risque et a demi avance dans la penombre d'un coin de mur, regardant et ayant peur de voir. Il s'etait poste dans le repli que faisait un zigzag de la rue. L'escouade se groupa devant le guichet. Gwynplaine etait au centre, mais avait maintenant derriere lui le wapentake et son baton de fer. Le justicier-quorum leva le marteau et frappa trois coups. Le judas s'ouvrit. Le justicier-quorum dit: --De par sa majeste. La pesante porte de chene et de fer tourna sur ses gonds, et une ouverture livide et froide s'offrit, pareille a une bouche d'antre. Une voute hideuse se prolongeait dans l'ombre. Ursus vit Gwynplaine disparaitre la-dessous. V MAUVAIS LIEU Le wapentake entra apres Gwynplaine. Puis le justicier-quorum. Puis toute l'escouade. Le guichet se referma. La pesante porte revint s'appliquer hermetiquement sur ses chambranles de pierre sans qu'on vit qui l'avait ouverte ni qui la refermait. Il semblait que les verrous rentrassent d'eux-memes dans leurs alveoles. Quelques-uns de ces mecanismes inventes par l'antique intimidation existent encore dans les tres vieilles maisons de force. Porte dont on ne voyait pas le portier. Cela faisait ressembler le seuil de la prison au seuil de la tombe. Ce guichet etait la porte basse de la geole de Southwark. Rien dans cet edifice vermoulu et reveche ne dementait la mine discourtoise propre a une prison. Un temple paien, construit par les vieux cattieuchlans pour les Mogons qui sont d'anciens dieux anglais, devenu palais pour Ethelulfe et forteresse pour saint Edouard, puis eleve a la dignite de prison en 1199 par Jean sans Terre, c'etait la la geole de Southwark. Cette geole, d'abord traversee par une rue, comme Chenonceaux l'est par une riviere, avait ete pendant un siecle ou deux une _gate_, c'est-a-dire une porte de faubourg; puis on avait mure le passage. Il reste en Angleterre quelques prisons de ce genre; ainsi, a Londres, Newgate; a Cantorbery, Westgate; a Edimbourg, Canongate. En France la Bastille a d'abord ete une porte. Presque toutes les geoles d'Angleterre offraient le meme aspect, grand mur au dehors, au dedans une ruche de cachots. Rien de funebre comme ces gothiques prisons ou l'araignee et la justice tendaient leurs toiles, et ou John Howard, ce rayon, n'avait pas encore penetre. Toutes, comme l'antique gehenne de Bruxelles, eussent pu etre appelees Treurenberg, _maison des pleurs_. On eprouvait, en presence de ces constructions inclementes et sauvages, la meme angoisse que ressentaient les navigateurs antiques devant les enfers d'esclaves dont parle Plaute, iles ferricrepitantes, _ferricrepiditae insulae_, lorsqu'ils passaient assez pres pour entendre le bruit des chaines. La geole de Southwark, ancien lieu d'exorcismes et de tourments, avait d abord eu pour specialite les sorciers, ainsi que l'indiquaient ces deux vers graves sur une pierre fruste au-dessus du guichet: Sunt arreptitii vexati daemone multo. Est energumenus quem daemon possidet unus.[1] [1] Dans le demoniaque un enfer se demene. Avec un simple diable, on n'est qu'energumene. Vers qui fixent la nuance delicate entre le demoniaque et l'energumene. Au-dessus de cette inscription etait clouee a plat contre le mur, signe de haute justice, une echelle de pierre, laquelle avait ete de bois jadis, mais changee en pierre par l'enfouissement dans la terre petrifiante du lieu nomme Aspley-Gowis, pres l'abbaye de Woburn. La prison de Southwark, aujourd'hui demolie, donnait sur deux rues, auxquelles, comme _gate_, elle avait autrefois servi de communication, et avait deux portes; sur la grande rue, la porte d'apparat, destinee aux autorites, et, sur la ruette, la porte de souffrance, destinee au reste des vivants. Et aux trepasses aussi; car lorsqu'il mourait un prisonnier dans la geole, c'etait par la que le cadavre sortait. Une liberation comme une autre. La mort, c'est l'elargissement dans l'infini. C'est par l'entree de souffrance que Gwynplaine venait d'etre introduit dans la prison. La ruette, nous l'avons dit, n'etait autre chose qu'un petit chemin cailloute, serre entre deux murs se faisant face. Il y a en ce genre a Bruxelles le passage dit: _Rue d'une personne_. Les deux murs etaient inegaux; le haut mur etait la prison, le mur bas etait le cimetiere. Ce mur bas, cloture du pourrissoir mortuaire de la geole, ne depassait guere la stature d'un homme. Il etait perce d'une porte, vis-a-vis le guichet de la geole. Les morts n'avaient que la peine de traverser la rue. Il suffisait de longer le mur une vingtaine de pas pour entrer au cimetiere. Sur la muraille haute etait appliquee une echelle patibulaire, en face sur la muraille basse etait sculptee une tete de mort. L'un de ces murs n'egayait pas l'autre. VI QUELLES MAGISTRATURES IL Y AVAIT SOUS LES PERRUQUES D'AUTREFOIS Quelqu'un qui, en ce moment-la, eut regarde de l'autre cote de la prison, du cote de la facade, eut apercu la grande rue de Southwark, et eut pu remarquer, en station devant la porte monumentale et officielle de la geole, une voiture de voyage, reconnaissable a sa "loge de carrosse" qu'on appellerait aujourd'hui cabriolet. Un cercle de curieux entourait cette voiture. Elle etait armoriee, et l'on en avait vu descendre un personnage qui etait entre dans la prison; probablement un magistrat, conjecturait la foule; les magistrats en Angleterre etant souvent nobles et ayant presque toujours "droit d'ecuage". En France, blason et robe s'excluaient presque; le duc de Saint-Simon dit en parlant des magistrats: "Les gens de cet etat." En Angleterre un gentilhomme n'etait point deshonore parce qu'il etait juge. Le magistrat ambulant existe en Angleterre; il s'appelle _juge de circuit_, et rien n'etait plus simple que de voir dans ce carrosse le vehicule d'un magistrat en tournee. Ce qui etait moins simple, c'est que le personnage suppose magistrat etait descendu, non de la voiture meme, mais de la loge de devant, place qui n'est pas habituellement celle du maitre. Autre particularite: on voyageait a cette epoque, en Angleterre, de deux facons, par "le carrosse de diligence" a raison d'un shelling tous les cinq milles, et en poste a franc etrier moyennant trois sous par mille et quatre sous au postillon apres chaque poste; une voiture de maitre, qui se passait la fantaisie de voyager par relais, payait par cheval et par mille autant de shellings que le cavalier courant la poste payait de sous; or la voiture arretee devant la geole de Southwark etait attelee de quatre chevaux et avait deux postillons, luxe de prince. Enfin, ce qui achevait d'exciter et de deconcerter les conjectures, cette voiture etait minutieusement fermee. Les panneaux pleins etaient leves. Les vitres etaient bouchees avec des volets; toutes les ouvertures par ou l'oeil eut pu penetrer etaient masquees; du dehors on ne pouvait rien voir dedans, et il est probable que du dedans on ne pouvait rien voir dehors. Du reste, il ne semblait pas qu'il y eut quelqu'un dans cette voiture. Southwark etant dans le Surrey, c'est au sheriff du comte de Surrey que ressortissait la prison de Southwark. Ces juridictions distinctes etaient tres frequentes en Angleterre. Ainsi, par exemple, la Tour de Londres n'etait supposee situee dans aucun comte; c'est-a-dire que, legalement, elle etait en quelque sorte en l'air. La Tour ne reconnaissait d'autre autorite juridique que son constable, qualifie _custos turris_. La Tour avait sa juridiction, son eglise, sa cour de justice et son gouvernement a part. L'autorite du _custos_, ou constable, s'etendait hors de Londres sur vingt et un _hamlets_, traduisez: _hameaux_. Comme en Grande-Bretagne les singularites legales se greffent les unes sur les autres, l'office de maitre canonnier d'Angleterre relevait de la Tour de Londres. D'autres habitudes legales semblent plus bizarres encore. Ainsi la cour de l'amiraute anglaise consulte et applique les lois de Rhodes et d'Oleron (ile francaise qui a ete anglaise). Le sheriff d'une province etait tres considerable. Il etait toujours ecuyer, et quelquefois chevalier. Il etait qualifie _spectabilis_ dans les vieilles chartes; "homme a regarder". Titre intermediaire entre _illustris_ et _clarissimus_, moins que le premier, plus que le second. Les sheriffs des comtes etaient jadis choisis par le peuple; mais Edouard II, et apres lui Henri VI, ayant repris cette nomination pour la couronne, les sheriffs etaient devenus une emanation royale. Tous recevaient leur commission de sa majeste, excepte le sheriff du Westmoreland qui etait hereditaire, et les sheriffs de Londres et de Midlesex qui etaient elus par la livery dans le Commonhall. Les sheriffs de Galles et de Chester possedaient de certaines prerogatives fiscales. Toutes ces charges subsistent encore en Angleterre, mais, usees peu a peu au frottement des moeurs et des idees, elles n'ont plus la meme physionomie qu'autrefois. Le sheriff du comte avait la fonction d'escorter et de proteger les "juges itinerants". Comme on a deux bras, il avait deux officiers, son bras droit, le sous-sheriff, et son bras gauche, le justicier-quorum. Le justicier-quorum, assiste du bailli de la centaine, qualifie wapentake, apprehendait, interrogeait, et, sous la responsabilite du sheriff, emprisonnait, pour etre juges par les juges de circuit, les voleurs, meurtriers, seditieux, vagabonds, et tous gens de felonie. La nuance entre le sous-sheriff et le justicier-quorum, dans leur service hierarchique vis-a-vis du sheriff, c'est que le sous-sheriff accompagnait, et que le justicier-quorum assistait. Le sheriff tenait deux cours, une cour sedentaire et centrale, la County-court, et une cour voyageante, la Sheriff-turn. Il representait ainsi l'unite et l'ubiquite. Il pouvait comme juge se faire aider et renseigner, dans les questions litigieuses, par un sergent de la coiffe, dit _sergens coifae_, qui est un sergent en droit et qui porte, sous la calotte noire, une coiffe de toile blanche de Cambrai. Le sheriff desencombrait les maisons de justice; quand il arrivait dans une ville de sa province, il avait le droit d'expedier sommairement les prisonniers, ce qui aboutissait soit a leur renvoi, soit a leur pendaison, et ce qui s'appelait "delivrer la geole", _goal delivery_. Le sheriff presentait le bill de mise en cause aux vingt-quatre jures d'accusation; s'ils l'approuvaient, ils ecrivaient dessus: _billa vera_; s'ils le desapprouvaient, ils ecrivaient: _ignoramus_; alors l'accusation etait annulee et le sheriff avait le privilege de dechirer le bill. Si, pendant la deliberation, un jure mourait, ce qui, de droit, acquittait l'accuse et le faisait innocent, le sheriff, qui avait eu le privilege d'arreter l'accuse, avait le privilege de le mettre en liberte. Ce qui faisait singulierement estimer et craindre le sheriff, c'est qu'il avait pour charge d'executer _tous les ordres de sa majeste_; latitude redoutable. L'arbitraire se loge dans ces redactions-la. Les officiers qualifies verdeors, et les coroners faisaient cortege au sheriff, et les clercs du marche lui pretaient main-forte, et il avait une tres belle suite de gens a cheval et de livrees. Le sheriff, dit Chamberlayne, est "la vie de la Justice, de la Loi et de la Comte". En Angleterre, une demolition insensible pulverise et desagrege perpetuellement les lois et les coutumes. De nos jours, insistons-y, ni le sheriff, ni le wapentake, ni le justicier-quorum, ne pratiqueraient leurs charges comme ils les pratiquaient en ce temps-la. Il y avait dans l'ancienne Angleterre une certaine confusion de pouvoirs, et les attributions mal definies se resolvaient en empietements, qui seraient impossibles aujourd'hui. La promiscuite de la police et de la justice a cesse. Les noms sont restes, les fonctions se sont modifiees. Nous croyons meme que le mot _wapentake_ a change de sens. Il signifiait une magistrature, maintenant il signifie une division territoriale; il specifiait le centenier, il specifie le canton (_centum_). Du reste, a cette epoque, le sheriff de comte combinait, avec quelque chose de plus et quelque chose de moins, et condensait dans son autorite, a la fois royale et municipale, les deux magistrats qu'on appelait jadis en France Lieutenant civil de Paris et Lieutenant de police. Le lieutenant civil de Paris est assez bien qualifie par cette vieille note de police: "M. le lieutenant civil ne hait pas les querelles domestiques, parce que le pillage est toujours pour lui." (22 juillet 1704.) Quant au lieutenant de police, personnage inquietant, multiple et vague, il se resume en l'un de ses meilleurs types, Rene d'Argenson, qui, au dire de Saint-Simon, avait sur son visage les trois juges d'enfer meles. Ces trois juges d'enfer etaient, on l'a vu, a la Bishopsgate de Londres. VII FREMISSEMENT Quand Gwynplaine entendit le guichet, grincant de tous ses verrous, se refermer, il tressaillit. Il lui sembla que cette porte, qui venait de se clore, etait la porte de communication de la lumiere avec les tenebres, donnant d'un cote sur le fourmillement terrestre, et de l'autre sur le monde mort, et que maintenant toutes les choses qu'eclaire le soleil etaient derriere lui, qu'il avait franchi la frontiere de ce qui est la vie, et qu'il etait dehors. Ce fut un profond serrement de coeur. Qu'allait-on faire de lui? Qu'est-ce que tout cela voulait dire? Ou etait-il? Il ne voyait rien autour de lui; il se trouvait dans du noir. La porte en se fermant l'avait fait momentanement aveugle. Le vasistas etait ferme comme la porte. Pas de soupirail, pas de lanterne. C'etait une precaution des vieux temps. Il etait defendu d'eclairer l'abord interieur des geoles, afin que les nouveaux venus ne pussent faire aucune remarque. Gwynplaine etendit les mains et toucha le mur a sa droite et a sa gauche; il etait dans un couloir. Peu a peu, ce jour de cave qui suinte on ne sait d'ou et qui flotte dans les lieux obscurs, et auquel s'ajuste la dilatation des pupilles, lui fit distinguer ca et la un lineament, et le couloir s'ebaucha vaguement devant lui. Gwynplaine, qui n'avait jamais entrevu les severites penales qu'a travers les grossissements d'Ursus, se sentait saisi par une sorte de main enorme et obscure. Etre manie par l'inconnu de la loi, c'est effrayant. On est brave en presence de tout, et l'on se deconcerte en presence de la justice. Pourquoi? c'est que la justice de l'homme n'est que crepusculaire, et que le juge s'y meut a tatons. Gwynplaine se rappelait ce qu'Ursus lui avait dit de la necessite du silence; il voulait revoir Dea; il y avait dans sa situation on ne sait quoi de discretionnaire qu'il ne voulait pas irriter. Parfois vouloir eclaircir, c'est empirer. Pourtant, d'un autre cote, la pesee de cette aventure etait si forte qu'il finit par y ceder, et qu'il ne put retenir une question. --Messieurs, demanda-t-il, ou me conduisez-vous? On ne lui repondit pas. C'etait la loi des prises de corps silencieuses, et le texte normand est formel: _A silentiariis ostio proepositis introducti sunt._ Ce silence glaca Gwynplaine. Jusque-la il s'etait cru fort; il se suffisait; se suffire, c'est etre puissant. Il avait vecu isole, s'imaginant qu'etre isole, c'est etre inexpugnable. Et voila que tout a coup il se sentait sous la pression de la hideuse force collective. De quelle facon se debattre avec cet anonyme horrible, la loi? Il defaillait sous l'enigme. Une peur d'une espece inconnue avait trouve le defaut de son armure. Et puis il n'avait pas dormi, il n'avait pas mange; a peine avait-il trempe ses levres dans une tasse de the. Il avait eu toute la nuit une sorte de delire, et il lui restait de la fievre. Il avait soif, il avait faim peut-etre. L'estomac mecontent derange tout. Depuis la veille, il etait assailli d'incidents. Les emotions qui le tourmentaient le soutenaient; sans l'ouragan, la voile serait chiffon. Mais cette faiblesse profonde du haillon que le vent gonfle jusqu'a ce qu'il le dechire, il la sentait en lui. Il sentait venir l'affaissement. Allait-il tomber sans connaissance sur le pave? Se trouver mal, c'est la ressource de la femme et l'humiliation de l'homme. Il se roidissait, mais il tremblait. Il avait la sensation de quelqu'un qui perd pied. VIII GEMISSEMENT On se mit en marche. On avanca dans le couloir. Aucun greffe prealable. Aucun bureau avec registres. Les prisons de ce temps-la n'etaient point paperassieres. Elles se contentaient de se fermer sur vous, souvent sans savoir pourquoi. Etre une prison, et avoir des prisonniers, cela leur suffisait. Le cortege avait du s'allonger et prendre la forme du corridor. On marchait presque un a un; d'abord le wapentake, ensuite Gwynplaine, ensuite le justicier-quorum; puis les gens de police, avancant en bloc et bouchant le corridor derriere Gwynplaine comme un tampon. Le couloir se resserrait; maintenant Gwynplaine touchait le mur de ses deux coudes; la voute en caillou noye de ciment avait d'intervalle en intervalle des voussures de granit en saillie faisant etranglement; il fallait baisser le front pour passer; pas de course possible dans ce corridor; la fuite eut ete forcee de marcher lentement; ce boyau faisait des detours; toutes les entrailles sont tortueuses, celles d'une prison comme celles d'un homme; ca et la, tantot a droite, tantot a gauche, des coupures dans le mur, carrees et closes de grosses grilles, laissaient apercevoir des escaliers, ceux-ci montant, ceux-la plongeant. On arriva a une porte fermee, elle s'ouvrit, on passa, elle se referma. Puis on rencontra une deuxieme porte, qui livra passage, puis une troisieme, qui tourna de meme sur ses gonds. Ces portes s'ouvraient et se refermaient comme toutes seules. On ne voyait personne. En meme temps que le couloir se retrecissait, la voute s'abaissait, et l'on en etait a ne plus pouvoir marcher que la tete courbee. Le mur suintait; il tombait de la voute des gouttes d'eau; le dallage qui pavait le corridor avait la viscosite d'un intestin. L'espece de paleur diffuse qui tenait lieu de clarte devenait de plus en plus opaque; l'air manquait. Ce qu'il y avait de singulierement lugubre, c'est que cela descendait. Il fallait y faire attention pour s'apercevoir qu'on descendait. Dans les tenebres, une pente douce, c'est sinistre. Rien n'est redoutable comme les choses obscures auxquelles on arrive par des pentes insensibles. Descendre, c'est l'entree dans l'ignore terrible. Combien de temps marcha-t-on ainsi? Gwynplaine n'eut pu le dire. Passees a ce laminoir, l'angoisse, les minutes s'allongent demesurement. Subitement on fit halte. L'obscurite etait epaisse. Il y avait un certain elargissement du corridor. Gwynplaine entendit tout pres de lui un bruit dont le gong chinois pourrait seul donner une idee; quelque chose comme un coup frappe sur le diaphragme de l'abime. C'etait le wapentake qui venait de heurter de son baton une lame de fer. Cette lame etait une porte. Non une porte qui tourne, mais une porte qui se leve et s'abat. A peu pres comme une herse. Il y eut un froissement strident dans une rainure, et Gwynplaine eut subitement devant les yeux un morceau de jour carre. C'etait la lame qui venait de se hisser dans une fente de la voute de la facon dont se leve le panneau d'une souriciere. Une ouverture s'etait faite. Ce jour n'etait pas du jour; c'etait de la lueur. Mais, pour la prunelle tres dilatee de Gwynplaine, cette clarte pale et brusque fut d'abord comme le choc d'un eclair. Il fut quelque temps avant de rien voir. Discerner dans l'eblouissement est aussi difficile que dans la nuit. Puis, par degres, sa pupille se proportionna a la lumiere comme elle s'etait proportionnee a l'obscurite; il finit par distinguer; la clarte, qui lui avait d'abord paru trop vive, s'apaisa dans sa prunelle et se refit livide; il hasarda son regard dans l'ouverture beante devant lui, et ce qu'il apercut etait effroyable. A ses pieds, une vingtaine de marches, hautes, etroites, frustes, presque a pic, sans rampe a droite ni a gauche, sorte de crete de pierre pareille a un pan de mur biseaute en escalier, entraient et s'enfoncaient dans une cave tres creuse. Elles allaient jusqu'en bas. Cette cave etait ronde, a voute ogive en arc rampant, a cause du defaut de niveau des impostes, dislocation propre a tous les souterrains sur lesquels se sont tasses de tres lourds edifices. L'espece de coupure tenant lieu de porte que la lame de fer venait de demasquer et a laquelle aboutissait l'escalier etait entaillee dans la voute, de sorte que de cette hauteur l'oeil plongeait dans la cave comme dans un puits. La cave etait vaste, et, si c'etait le fond d'un puits, c'etait le fond d'un puits cyclopeen. L'idee qu'eveille l'ancien mot "cul de basse-fosse" ne pouvait s'appliquer a cette cave qu'a la condition de se figurer une fosse a lions ou a tigres. La cave n'etait pas dallee ni pavee. Elle avait pour sol la terre mouillee et froide des lieux profonds. Au milieu de la cave, quatre colonnes basses et difformes soutenaient un porche lourdement ogival dont les quatre nervures en se rejoignant a l'interieur du porche dessinaient a peu pres le dedans d'une mitre. Ce porche, pareil aux pinacles sous lesquels jadis on mettait des sarcophages, montait jusqu'a la voute et faisait dans la cave une sorte de chambre centrale, si l'on peut appeler du nom de chambre un compartiment ouvert de tous les cotes, ayant, au lieu de quatre murs, quatre piliers. A la clef de voute du porche pendait une lanterne de cuivre, ronde et grillee comme une fenetre de prison. Cette lanterne jetait autour d'elle, sur les piliers, sur les voutes et sur le mur circulaire entrevu vaguement en arriere des piliers, une clarte blafarde, coupee de barres d'ombre. C'etait cette clarte qui avait d'abord ebloui Gwynplaine. Maintenant ce n'etait plus pour lui qu'une rougeur presque confuse. Pas d'autre jour dans cette cave. Ni fenetre, ni porte, ni soupirail. Entre les quatre piliers, precisement au-dessous de la lanterne, a l'endroit ou il y avait le plus de lumiere, etait appliquee a plat sur le sol une silhouette blanche et terrible. C'etait couche sur le clos. On voyait une tete dont les yeux etaient fermes, un corps dont le torse disparaissait sous on ne sait quel monceau informe, quatre membres se rattachant au torse en croix de saint Andre et tires vers les quatre piliers par quatre chaines liees aux pieds et aux mains. Ces chaines aboutissaient a un anneau de fer au bas de chaque colonne. Cette forme, immobilisee dans l'atroce posture de l'ecartelememt, avait la lividite glacee du cadavre. C'etait nu; c'etait un homme. Gwynplaine, petrifie, debout au haut de l'escalier, regardait. Tout a coup il entendit un rale. Ce cadavre etait vivant. Tout pres de ce spectre, dans une des ogives du porche, des deux cotes d'un grand fauteuil a bras exhausse par une large pierre plate, se tenaient droits deux hommes vetus de longs suaires noirs, et dans le fauteuil un vieillard enveloppe d'une robe rouge etait assis, bleme, immobile, sinistre, un bouquet de roses a la main. Ce bouquet de roses eut renseigne un moins ignorant que Gwynplaine. Le droit de juger en tenant une touffe de fleurs caracterisait le magistrat a la fois royal et municipal. Le lord-maire de Londres juge encore ainsi. Aider les juges a juger, c'etait la fonction des premieres roses de la saison. Le vieillard assis dans le fauteuil etait le sheriff du comte de Surrey. Il avait la rigidite majestueuse d'un romain revetu de l'augustat. Le fauteuil etait le seul siege qu'il y eut das la cave. A cote du fauteuil, on voyait une table couverte de papiers et de livres et sur laquelle etait posee la longue baguette blanche du sheriff. Les hommes debout a gauche et a droite du sheriff etaient deux docteurs, l'un en medecine, l'autre en lois; celui-ci reconnaissable a sa coiffe de sergent en droit sur sa perruque. Tous deux avaient la robe noire, l'un de juge, l'autre de medecin. Ces deux sortes d'hommes portent le deuil des morts qu'ils font. Derriere le sheriff, au rebord de la marche que faisait la pierre plate, se tenait accroupi avec une ecritoire pres de lui sur la dalle, un dossier de carton sur ses genoux, et une feuille de parchemin sur le dossier, un greffier en perruque ronde, la plume a la main, dans l'attitude d'un homme pret a ecrire. Ce greffier etait de l'espece dite _greffier garde-sacs_; ce qu'indiquait une sacoche qui etait devant lui a ses pieds. Ces sacoches, jadis employees dans les proces, etaient qualifiees "sacs de justice". A l'un des piliers etait adosse, croisant les bras, un homme tout vetu de cuir. C'etait un valet de bourreau. Ces hommes semblaient enchantes dans leur posture funebre autour de l'homme enchaine. Pas un ne remuait ni ne parlait. Il y avait sur tout cela un calme monstrueux. Ce que Gwynplaine voyait la, c'etait une cave penale. Ces caves abondaient en Angleterre. La crypte de la Beauchamp Tower a longtemps servi a cet usage, de meme que le souterrain de la Lollard's Prison. Il y avait, et l'on peut voir encore a Londres, en ce genre, le lieu bas dit "les vault de Lady Place". Dans cette derniere chambre, il y a une cheminee en-cas pour la chauffe des fers. Toutes les prisons du temps du King-John, et la geole de Southwark en etait une, avaient leur cave penale. Ce qui va suivre se pratiquait alors frequemment en Angleterre, et pourrait, a la rigueur, en procedure criminelle, s'y executer meme aujourd'hui; car toutes ces lois-la existent toujours. L'Angleterre offre ce curieux spectacle d'un code barbare vivant en bonne intelligence avec la liberte. Le menage, disons-le, est excellent. Quelque defiance pourtant ne serait pas hors de propos. Si une crise survenait, un reveil penal n'est pas impossible. La legislation anglaise est un tigre apprivoise. Elle fait patte de velours, mais elle a toujours ses griffes. Couper les ongles aux lois, cela est sage. La loi ignore presque le droit. Il y a d'un cote la penalite, de l'autre l'humanite. Les philosophes protestent; mais il se passera du temps encore avant que la justice des hommes ait fait sa jonction avec la justice. Respect de la loi; c'est le mot anglais. En Angleterre on venere tant les lois qu'on ne les abroge jamais. On se tire de cette veneration en ne les executant point. Une vieille loi tombe en desuetude comme une vieille femme; mais on ne tue pas plus l'une de ces vieilles que l'autre. On cesse de les pratiquer, voila tout. Libre a elles de se croire toujours belles et jeunes. On les laisse rever qu'elles existent. Cette politesse s'appelle respect. La coutume normande est bien ridee; cela n'empeche pas plus d'un juge anglais de lui faire encore les yeux doux. On conserve amoureusement une antiquaille atroce, si elle est normande. Quoi de plus feroce que la potence? En 1867 on a condamne un homme[1] a etre coupe en quatre quartiers qui seraient offerts a une femme, la reine. [1] Le fenian Burke, mai 1867. Du reste, la torture n'a jamais existe en Angleterre. C'est l'histoire qui le dit. L'aplomb de l'histoire est beau. Mathieu de Westminster prend acte de ce que "la loi saxonne, fort clemente et debonnaire", ne punissait pas de mort les criminels, et il ajoute: "On se bornait a leur couper le nez, a leur crever les yeux, et a leur arracher les parties qui distinguent le sexe." Seulement! Gwynplaine, hagard au haut de l'escalier, commencait a trembler de tous ses membres. Il avait toutes sortes de frissons. Il cherchait a se rappeler quel crime il pouvait avoir commis. Au silence du wapentake venait de succeder la vision d'un supplice. C'etait un pas de fait, mais un pas tragique. Il voyait s'obscurcir de plus en plus la sombre enigme legale sous laquelle il se sentait pris. La forme humaine couchee a terre rala une deuxieme fois. Gwynplaine eut l'impression qu'on lui poussait doucement l'epaule. Cela venait du wapentake. Gwynplaine comprit qu'il fallait descendre. Il obeit. Il s'enfonca de marche en marche dans l'escalier. Les degres avaient un plat-bord tres mince, et huit ou neuf pouces de haut. Avec cela pas de rampe. On ne pouvait descendre qu'avec precaution. Derriere Gwynplaine descendait, le suivant a la distance de deux degres, le wapentake, tenant droit l'iron-weapon, et derriere le wapentake descendait, a la meme distance, le justicier-quorum. Gwynplaine en descendant ces marches sentait on ne sait quel engloutissement de l'esperance. C'etait une sorte de mort pas a pas. Chaque degre franchi eteignait en lui de la lumiere. Il arriva, de plus en plus palissant, au bas de l'escalier. L'espece de larve terrassee et enchainee aux quatre piliers continuait de raler. Une voix dans la penombre dit: --Approchez. C'etait le sheriff qui s'adressait a Gwynplaine. Gwynplaine fit un pas. --Plus pres, dit la voix. Gwynplaine fit encore un pas. --Tout pres, reprit le sheriff. Le justicier-quorum murmura a l'oreille de Gwynplaine, si gravement que ce chuchotement etait solennel: --Vous etes devant le sheriff du comte de Surrey. Gwynplaine avanca jusqu'au supplicie qu'il voyait etendu au centre de la cave. Le wapentake et le justicier-quorum resterent ou ils etaient et laisserent Gwynplaine avancer seul. Quand Gwynplaine, parvenu jusque sous le porche, vit de pres cette chose miserable qu'il n'avait encore apercue qu'a distance, et qui etait un homme vivant, son effroi devint epouvante. L'homme lie sur le sol etait absolument nu, a cela pres de ce haillon hideusement pudique qu'on pourrait nommer la feuille de vigne du supplice, et qui etait le _succingulum_ des romains et le _christipannus_ des gothiques, duquel notre vieux jargon gaulois a fait le _cripagne_. Jesus, nu sur la croix, n'avait que ce lambeau. L'effrayant patient que considerait Gwynplaine semblait un homme de cinquante a soixante ans. Il etait chauve. Des poils blancs de barbe lui herissaient le menton. Il fermait les yeux et ouvrait la bouche. On voyait toutes ses dents. Sa face maigre et osseuse etait voisine de la tete de mort. Ses bras et ses jambes, assujettis par les chaines aux quatre poteaux de pierre, faisaient un X. Il avait sur la poitrine et le ventre une plaque de fer, et sur cette plaque etaient posees en tas cinq ou six grosses pierres. Son rale etait tantot un souffle, tantot un rugissement. Le sheriff, sans quitter son bouquet de roses, prit sur la table, de la main qu'il avait libre, sa verge blanche et la dressa en disant: --Obedience a sa majeste. Puis il reposa la verge sur la table. Ensuite, avec la lenteur d'un glas, sans un geste, aussi immobile que le patient, le sheriff eleva la voix. Il dit: --Homme qui etes ici lie de chaines, ecoutez pour la derniere fois la voix de justice. Vous avez ete extrait de votre cachot et amene dans cette geole. Dument interpelle et dans les formes voulues, _formaliis verbis pressus_, sans egard aux lectures et communications qui vous ont ete faites et qui vous vont etre renouvelees, inspire par un esprit de tenacite mauvaise et perverse, vous vous etes enferme dans le silence, et vous avez refuse de repondre au juge. Ce qui est un libertinage detestable, et ce qui constitue, parmi les faits punissables du cashlit, le crime et delit d'oversenesse. Le sergent de la coiffe debout a droite du sheriff interrompit et dit avec une indifference qui avait on ne sait quoi de funebre: --_Overhernessa_, Lois d'Alfred et de Godrun. Chapitre six. Le sheriff reprit: --La loi est veneree de tous, excepte des larrons qui infestent les bois ou les biches font leurs petits. Comme une cloche apres une cloche, le sergent dit: --_Qui faciunt vastum in foresta ubi damae solent founinare._ --Celui qui refuse de repondre au magistrat, dit le sheriff, est suspect de tous les vices. Il est repute capable de tout le mal. Le sergent intervint: --_Prodigus, devorator, profusus, salax, ruffianus, ebriosus, luxuriosus, simulator, consumptor patrimonii, elluo, ambro, et gluto._ --Tous les vices, dit le sheriff, supposent tous les crimes. Qui n'avoue rien confesse tout. Celui qui se tait devant les questions du juge est de fait menteur et parricide. --_Mendax et parricida_, fit le sergent. Le sheriff dit: --Homme, il n'est point permis de se faire absent par le silence. Le faux contumace fait une plaie a la loi. Il ressemble a Diomede blessant une deesse. La taciturnite devant la justice est une forme de la rebellion. Lese-justice, c'est lese-majeste. Rien de plus haissable et de plus temeraire. Qui se soustrait a l'interrogatoire vole la verite. La loi y a pourvu. Pour des cas semblables, les anglais ont de tout temps joui du droit de fosse, de fourche et de chaines. --_Anglica charta_, annee 1088, dit le sergent. Et, toujours avec la meme gravite mecanique, le sergent ajouta: --_Ferrum, et fossam, et furcas, cum aliis libertalibus._ Le sheriff continua: --C'est pourquoi, homme, puisque vous n'avez pas voulu vous departir du silence, bien que sain d'esprit et parfaitement informe de ce que vous demande la justice, puisque vous etes diaboliquement refractaire, vous avez du etre gehenne, et vous avez ete, aux termes des statuts criminels, mis a l'epreuve du tourment dit "la peine forte et dure". Voici ce qui vous a ete fait. La loi exige que je vous en informe authentiquement. Vous avez ete amene dans cette basse-fosse, vous avez ete depouille de vos vetements, vous avez ete couche tout nu a terre sur le dos, vos quatre membres ont ete tendus et lies aux quatre colonnes de la loi, une planche de fer vous a ete appliquee au ventre, et l'on vous a mis sur le corps autant de pierres que vous en pouvez porter. "Et davantage", dit la loi. --_Plusque_, affirma le sergent. Le sheriff poursuivit: --En cette situation, et avant de prolonger l'epreuve, il vous a ete fait, par moi sheriff du comte de Surrey, sommation iterative de repondre et de parler, et vous avez sataniquement persevere dans le silence, bien qu'etant au pouvoir des genes, chaines, ceps, entraves et ferrements. --_Attachiamenta legalia_, dit le sergent. --Sur votre refus et endurcissement, dit le sheriff, etant equitable que l'obstination de la loi soit egale a l'obstination du criminel, l'epreuve a continue, telle que la commandent les edits et textes. Le premier jour on ne vous a donne ni a boire ni a manger. --_Hoc est superjejunare_, dit le sergent. Il y eut un silence. On entendait l'affreuse respiration sifflante de l'homme sous le tas de pierres. Le sergent en droit completa son interruption: --_Adde augmentum abstinentiae ciborum diminutione. Consuetudo brttannica_, article cinq cent quatre. Ces deux hommes, le sheriff et le sergent, alternaient; rien de plus sombre que cette monotonie imperturbable; la voix lugubre repondait a la voix sinistre; on eut dit le pretre et le diacre du supplice, celebrant la messe feroce de la loi. Le sheriff recommenca: --Le premier jour on ne vous a donne ni a boire ni a manger. Le deuxieme jour on vous a donne a manger et pas a boire; on vous a mis entre les dents trois bouchees de pain d'orge. Le troisieme jour on vous a donne a boire et pas a manger. On vous a verse dans la bouche, en trois fois et en trois verres, une pinte d'eau prise au ruisseau d'egout de la prison. Le quatrieme jour est venu. C'est aujourd'hui. Maintenant, si vous continuez a ne pas repondre, vous serez laisse la jusqu'a ce que vous mouriez. Ainsi le veut justice. Le sergent, toujours a sa replique, approuva: --_Mors rei homagium est bonae legi._ --Et tandis que vous vous sentirez trepasser lamentablement, repartit le sheriff, nul ne vous assistera, quand meme le sang vous sortirait de la gorge, de la barbe et des aisselles, et de toutes les ouvertures du corps depuis la bouche jusqu'aux reins. --_A throtebolla_, dit le sergent, _et pabus et subhircis, et a grugno usque ad crupponum_. Le sheriff continua: --Homme, faites attention. Car les suites vous regardent. Si vous renoncez a votre silence execrable, et si vous avouez, vous ne serez que pendu, et vous aurez droit au meldefeoh qui est une somme d'argent. --_Damnum confitens_, dit le sergent, _habeat le meldefeoh. Leges Inae_, chapitre vingt. --Laquelle somme, insista le sheriff, vous sera payee en doitkins, suskins et galihalpens, seul cas ou cette monnaie puisse etre employee, aux termes du statut d'abolition, au troisieme de Henri cinquieme, et aurez le droit et jouissance de _scortum ante mortem_, et serez ensuite etrangle au gibet. Tels sont les avantages de l'aveu. Vous plait-il repondre a justice? Le sheriff se tut et attendit. Le patient demeura sans mouvement. Le sheriff reprit: --Homme, le silence est un refuge ou il y a plus de risque que de salut. L'opiniatrete est damnable et scelerate. Qui se tait devant justice est felon a la couronne. Ne persistez point dans cette desobeissance non filiale. Songez a sa majeste. Ne resistez point a notre gracieuse reine. Quand je vous parle, repondez-lui. Soyez loyal sujet. Le patient rala. Le sheriff repartit: --Donc, apres les soixante-douze premieres heures de l'epreuve, nous voici au quatrieme jour. Homme, c'est le jour decisif. C'est au quatrieme jour que la loi fixe la confrontation. --_Quarta die, frontem ad frontem adduce_, grommela le sergent. --La sagesse de la loi, reprit le sheriff, a choisi cette heure extreme, afin d'avoir ce que nos ancetres appelaient "le jugement par le froid mortel", attendu que c'est le moment ou les hommes sont crus sur leur oui et sur leur non. Le sergent en droit reprit: --_Judicium pro frodmortell, quod homines credensi sint per suum ya et per suum na_. Charte du roi Adelstan. Tome premier, page cent soixante-treize. Il y eut un instant d'attente, puis le sheriff inclina vers le patient sa face severe. --Homme qui etes la couche a terre... Et il fit une pause. --Homme, cria-t-il, m'entendez-vous? L'homme ne bougea pas. --Au nom de la loi, dit le sheriff, ouvrez les yeux. Les paupieres de l'homme resterent closes. Le sheriff se tourna vers le medecin debout a sa gauche. --Docteur, donnez votre diagnostic. --_Probe, da diagnosticum_, dit le sergent. Le medecin descendit de la dalle avec la raideur magistrale, s'approcha de l'homme, se pencha, mit son oreille pres de la bouche du patient, lui tata le pouls au poignet, a l'aisselle et a la cuisse, et se redressa. --Eh bien? dit le sheriff. --Il entend encore, dit le medecin. --Voit-il? demanda le sheriff. Le medecin repondit: --Il peut voir. Sur un signe du sheriff, le justicier-quorum et le wapentake s'avancerent. Le wapentake se placa pres de la tete du patient; le justicier-quorum s'arreta derriere Gwynplaine. Le medecin recula d'un pas entre les piliers. Alors le sheriff, elevant le bouquet de roses comme un pretre son goupillon, interpella le patient d'une voix haute, et devint formidable: --O miserable, parle! la loi te supplie avant de t'exterminer. Tu veux sembler muet, songe a la tombe qui est muette; tu veux paraitre sourd, songe a la damnation qui est sourde. Pense a la mort qui est pire que toi. Reflechis, tu vas etre abandonne dans ce cachot. Ecoute, mon semblable, car je suis un homme! Ecoute, mon frere, car je suis un chretien! Ecoute, mon fils, car je suis un vieillard! Prends garde a moi, car je suis le maitre de ta souffrance, et je vais tout a l'heure etre horrible. L'horreur de la loi fait la majeste du juge. Songe que moi-meme je tremble devant moi. Mon propre pouvoir me consterne. Ne me pousse pas a bout. Je me sens plein de la sainte mechancete du chatiment. Aie donc, o infortune, la salutaire et honnete crainte de la justice, et obeis-moi. L'heure de la confrontation est venue et tu dois repondre. Ne t'obstine point dans la resistance. N'entre pas dans l'irrevocable. Pense que l'achevement est mon droit. Cadavre commence, ecoute! A moins qu'il ne te plaise expirer ici pendant des heures, des jours et des semaines, et agoniser longtemps d'une epouvantable agonie affamee et fecale, sous le poids de ces pierres, seul dans ce souterrain, delaisse, oublie, aboli, donne a manger aux rats et aux belettes, mordu par les betes des tenebres, tandis qu'on ira et viendra, et qu'on achetera et qu'on vendra, et que les voitures rouleront dans la rue au-dessus de ta tete; a moins qu'il ne te convienne de raler sans remission au fond de ce desespoir, grincant, pleurant, blasphemant, sans un medecin pour apaiser tes plaies, sans un pretre pour offrir le verre d'eau divin a ton ame; oh! a moins que tu ne veuilles sentir lentement eclore a tes levres l'ecume affreuse du sepulcre, oh! je t'adjure et te conjure, entends-moi! je t'appelle a ton propre secours, aie pitie de toi-meme, fais ce qui t'est demande, cede a la justice, obeis, tourne la tete, ouvre les yeux, et dis si tu reconnais cet homme! Le patient ne tourna pas la tete et n'ouvrit pas les yeux. Le sheriff jeta un coup d'oeil tour a tour au justicier-quorum et au wapentake. Le justicier-quorum ota a Gwynplaine son chapeau et son manteau, le prit par les epaules et lui fit faire face a la lumiere du cote de l'homme enchaine. Le visage de Gwynplaine se detacha dans toute cette ombre, avec son relief etrange, pleinement eclaire. En meme temps le wapentake se courba, saisit par les tempes entre ses deux mains la tete du patient, tourna cette tete inerte vers Gwynplaine, et de ses deux pouces et de ses deux index ecarta les paupieres fermees. Les yeux farouches de l'homme apparurent. Le patient vit Gwynplaine. Alors, soulevant lui-meme sa tete et ouvrant ses paupieres toutes grandes, il le regarda. Il tressaillit autant qu'on peut tressaillir quand on a une montagne sur la poitrine, et il cria: --C'est lui! oui! c'est lui! Et, terrible, il eclata de rire. --C'est lui! repeta-t-il. Puis il laissa retomber sa tete sur le sol, et il referma les yeux. --Greffier, ecrivez, dit le sheriff. Gwynplaine, quoique terrifie, avait fait jusqu'a ce moment-la a peu pres bonne contenance. Le cri du patient: _C'est lui!_ le bouleversa. Ce: _Greffier, ecrivez,_ la glaca. Il lui sembla comprendre qu'un scelerat l'entrainait dans sa destinee, sans que lui, Gwynplaine, put deviner pourquoi, et que l'inintelligible aveu de cet homme se fermait sur lui comme la charniere d'un carcan. Il se figura cet homme et lui attaches au meme pilori a deux poteaux jumeaux. Gwynplaine perdit pied dans cette epouvante, et se debattit. Il se mit a balbutier des begaiements incoherents, avec le trouble profond de l'innocence, et, fremissant, effare, eperdu, il jeta au hasard les premiers cris qui lui vinrent et toutes ces paroles de l'angoisse qui ont l'air de projectiles insenses. --Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas moi. Je ne connais pas cet homme. Il ne peut pas me connaitre, puisque je ne le connais pas. J'ai ma representation de ce soir qui m'attend. Qu'est-ce qu'on me veut? Je demande ma liberte. Ce n'est pas tout ca. Pourquoi m'a-t-on amene dans cette cave? Alors il n'y a plus de lois. Dites tout de suite qu'il n'y a plus de lois. Monsieur le juge, je repete que ce n'est pas moi. Je suis innocent de tout ce qu'on peut dire. Je le sais bien, moi. Je veux m'en aller. Cela n'est pas juste. Il n'y a rien entre cet homme et moi. On peut s'informer. Ma vie n'est pas une chose cachee. On est venu me prendre comme un voleur. Pourquoi est-on venu comme cela? Cet homme-la, est-ce que je sais ce que c'est? Je suis un garcon ambulant qui joue des farces dans les foires et les marches. Je suis l'Homme qui Rit. Il y a assez de monde qui sont venus me voir. Nous sommes dans le Tarrinzeau-field. Voila quinze ans que je fais mon etat honnetement. J'ai vingt-cinq ans. Je loge a l'inn Tadcaster. Je m'appelle Gwynplaine. Faites-moi la grace de me faire mettre hors d'ici, monsieur le juge. Il ne faut pas abuser de la petitesse des malheureux. Ayez compassion d'un homme qui n'a rien fait, et qui est sans protection et sans defense. Vous avez devant vous un pauvre saltimbanque. --J'ai devant moi, dit le sheriff, lord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, pair d'Angleterre. Et se levant, et montrant son fauteuil a Gwynplaine, le sheriff ajouta: --Milord, que votre seigneurie daigne s'asseoir. LIVRE CINQUIEME LA MER ET LE SORT REMUENT SOUS LE MEME SOUFFLE I SOLIDITE DES CHOSES FRAGILES La destinee nous tend parfois un verre de folie a boire. Une main sort du nuage et nous offre brusquement la coupe sombre ou est l'ivresse inconnue. Gwynplaine ne comprit pas. Il regarda derriere lui pour voir a qui l'on parlait, Le son trop aigu n'est plus perceptible a l'oreille; l'emotion trop aigue n'est plus perceptible a l'intelligence. Il y a une limite pour comprendre comme pour entendre. Le wapentake et le justicier-quorum s'approcherent de Gwynplaine et le prirent sous le bras, et il sentit qu'on l'asseyait dans le fauteuil d'ou le sheriff s'etait leve. Il se laissa faire, sans s'expliquer comment cela se pouvait. Quand Gwynplaine fut assis, le justicier-quorum et le wapentake reculerent de quelques pas et se tinrent droits et immobiles en arriere du fauteuil. Alors le sheriff posa son bouquet de roses sur la dalle, mit des lunettes que lui presenta le greffier, tira de dessous les dossiers qui encombraient la table une feuille de parchemin tachee, jaunie, verdie, rongee et cassee par places, qui semblait avoir ete pliee a plis tres etroits, et dont un cote etait couvert d'ecriture, et, debout sous la lumiere de la lanterne, rapprochant de ses yeux cette feuille, de sa voix la plus solennelle, il lut ceci: "Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit, "Ce jourd'hui vingt-neuvieme de janvier mil six cent quatrevingt-dix de Notre Seigneur, "A ete mechamment abandonne, sur la cote deserte de Portland, dans l'intention de l'y laisser perir de faim, de froid et de solitude, un enfant age de dix ans. "Cet enfant a ete vendu a l'age de deux ans par ordre de sa tres gracieuse majeste le roi Jacques deuxieme. "Cet enfant est lord Fermain Clancharlie, fils legitime unique de lord Linnaeus Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Italie, pair du royaume d'Angleterre, defunt, et d'Ann Bradshaw, son epouse, defunte. "Cet enfant est heritier des biens et titres de son pere. C'est pourquoi il a ete vendu, mutile, defigure et disparu par la volonte de sa tres gracieuse majeste. "Cet enfant a ete eleve et dresse pour etre bateleur dans les marches et foires. "Il a ete vendu a l'age de deux ans apres la mort du seigneur son pere, et dix livres sterling ont ete donnees au roi pour l'achat de cet enfant, ainsi que pour diverses concessions, tolerances et immunites. "Lord Fermain Clancharlie, age de deux ans, a ete achete par moi soussigne qui ecris ces lignes, et mutile et defigure par un flamand de Flandre nomme Hardquanonne, lequel est seul en possession des secrets et procedes du docteur Conquest. "L'enfant etait destine par nous a etre un masque de rire. _Masca ridens._ "A cette intention, Hardquanonne lui a pratique l'operation _Bucca fissa usque ad aures_, qui met sur la face un rire eternel. "L'enfant, par un moyen connu de Hardquanonne seul, ayant ete endormi et fait insensible pendant ce travail, ignore l'operation qu'il a subie. "Il ignore qu'il est lord Clancharlie. "Il repond au nom de _Gwynplaine_. "Cela tient a la bassesse de l'age et a la petitesse de memoire qu'il avait quand il a ete vendu et achete, etant a peine age de deux ans. "Hardquanonne est le seul qui sache faire l'operation _Bucca fissa_, et cet enfant est le seul vivant a qui elle ait ete faite. "Cette operation est unique et singuliere a ce point que, meme apres de longues annees, cet enfant, fut-il un vieillard au lieu d'etre un enfant, et ses cheveux noirs fussent-ils devenus des cheveux blancs, serait immediatement reconnu par Hardquanonne. "A l'heure ou nous ecrivons ceci, Hardquanonne, lequel sait pertinemment tous ces faits et y a participe comme auteur principal, est detenu dans les prisons de son altesse le prince d'Orange, vulgairement appele le roi Guillaume III. Hardquanonne a ete apprehende et saisi comme etant de ceux dits les Comprachicos ou Cheylas. Il est enferme dans le donjon de Chatham. "C'est en Suisse, pres du lac de Geneve, entre Lausanne et Vevey, dans la maison meme ou son pere et sa mere etaient morts, que l'enfant nous a ete, conformement aux commandements du roi, vendu et livre par le dernier domestique du feu lord Linnaeus, lequel domestique a trepasse peu apres comme ses maitres, de sorte que cette affaire delicate et secrete n'est plus connue a cette heure de personne ici-bas, si ce n'est de Hardquanonne, qui est au cachot dans Chatham, et de nous, qui allons mourir. "Nous soussignes, avons eleve et garde huit ans, pour en tirer parti dans notre industrie, le petit seigneur achete par nous au roi. "Ce jour d'huy, fuyant l'Angleterre pour ne point partager le mauvais sort de Hardquanonne, nous avons, par timidite et crainte, a cause des inhibitions et fulminations penales edictees en parlement, abandonne, a la nuit tombante, sur la cote de Portland, ledit enfant Gwynplaine, qui est lord Fermain Clancharlie. "Or, avons jure le secret au roi, mais pas a Dieu. "Cette nuit, en mer, assaillis d'une severe tempete par la volonte de la providence, en plein desespoir et detresse, agenouilles devant celui qui peut sauver nos vies et qui voudra peut-etre sauver nos ames, n'ayant plus rien a attendre des hommes et tout a craindre de Dieu, ayant pour ancre et ressource le repentir de nos actions mauvaises, resignes a mourir, et contents si la justice d'en haut se satisfait, humbles et penitents et nous frappant la poitrine, faisons cette declaration et la confions et remettons a la mer furieuse pour qu'elle en use selon le bien a l'obeissance de Dieu. Et que la Tres Sainte Vierge nous soit en aide. Ainsi soit-il. Et avons signe." Le sheriff, s'interrompant, dit: --Voici les signatures. Toutes d'ecritures diverses. Et il se remit a lire: --"Doctor Gernardus Geestemunde.--Asuncion.--Une croix, et a cote: Barbara Fermoy, de l'ile Tyrryf, dans les Ebudes.--Gaizdorra, captal.--Giangirate.--Jacques Quatourze, dit le Narbonnais.--Luc-Pierre Capgaroupe, du bagne de Mahon." Le sheriff, s'arretant encore, dit: --Note ecrite de la meme main que le texte et que la premiere signature. Et il lut: --"De trois hommes d'equipage, le patron ayant ete enleve par un coup de mer, il ne reste que deux. Et ont signe.--Galdeazun.--Ave-Maria, voleur." Le sheriff, melant la lecture et les interruptions, continua: --Au bas de la feuille est ecrit: "En mer, a bord de la _Matutina_, ourque de Biscaye, du golfe de Pasages." --Cette feuille, ajouta le sheriff, est un parchemin de chancellerie qui porte le filigrane du roi Jacques deuxieme. En marge de la declaration, et de la meme ecriture, il y a cette note: --"La presente declaration est ecrite par nous au verso de l'ordre royal qui nous a ete remis pour notre decharge d'avoir achete l'enfant. Qu'on retourne la feuille, on verra l'ordre." Le sheriff retourna le parchemin, et l'eleva dans sa main droite en l'exposant a la lumiere. On vit une page blanche, si le mot page blanche peut s'appliquer a une telle moisissure, et au milieu de la page trois mots ecrits: deux mots latins, _jussu regis_, et une signature, _Jeffreys_. --_Jussu regis. Jeffreys_, dit le sheriff, passant de la voix grave a la voix haute. Un homme a qui il vient de tomber sur la tete une tuile du palais des reves, c'etait la Gwynplaine. Il se mit a parler comme on parle dans l'inconscience: --Gernardus, oui, le docteur. Un homme vieux et triste. J'en avais peur. Gaizdorra, captal, cela veut dire le chef. Il y avait des femmes, Asuncion, et l'autre. Et puis le provencal. C'etait Capgaroupe. Il buvait dans une bouteille plate sur laquelle il y avait un nom ecrit en rouge. --La voici, dit le sheriff. Et il posa sur la table une chose que le greffier venait de tirer du sac de justice. C'etait une gourde a oreillons, revetue d'osier. Cette bouteille avait visiblement eu des aventures. Elle avait du sejourner dans l'eau. Des coquillages et des conferves y adheraient. Elle etait incrustee et damasquinee de toutes les rouilles de l'ocean. Le goulot avait un collet de goudron indiquant qu'elle avait ete hermetiquement bouchee. Elle etait decachetee et ouverte. On avait toutefois replace dans le goulot une sorte de tampon de funin goudronne qui avait ete le bouchon. --C'est dans cette bouteille, dit le sheriff, qu'avait ete enfermee, par les gens qui allaient mourir, la declaration dont il vient d'etre donne lecture. Ce message adresse a la justice lui a ete fidelement remis par la mer. Le sheriff augmenta la majeste de son intonation, et continua: --De meme que la montagne Harrow est excellente au ble et fournit la fine fleur de farine dont on cuit le pain pour la table royale, de meme la mer rend a l'Angleterre tous les services qu'elle peut, et, quand un lord se perd, elle le retrouve et le rapporte. Puis il reprit: --Sur cette gourde il y a en effet un nom ecrit en rouge. Et haussant la voix, il se tourna vers le patient immobile: --Votre nom a vous, malfaiteur qui etes ici. Car telles sont les voies obscures par ou la verite, engloutie dans le gouffre des actions humaines, arrive du fond a la surface. Le sheriff prit la gourde et presenta a la lumiere un des cotes de l'epave qui avait ete nettoye, probablement pour les besoins de la justice. On y voyait serpenter dans les entrelacements de l'osier un mince ruban de jonc rouge, devenu noir par endroits, travail de l'eau et du temps. Ce jonc, malgre quelques cassures, tracait distinctement dans l'osier ces douze lettres: Hardquanonne. Alors le sheriff, reprenant ce son de voix particulier qui ne ressemble a rien et qu'on pourrait qualifier l'accent de justice, se tourna vers le patient: --Hardquanonne! quand, par nous, sheriff, cette gourde, sur laquelle est votre nom, vous a ete, pour la premiere fois, montree, exhibee et presentee, vous l'avez tout d'abord et de bonne grace reconnue comme vous ayant appartenu; puis, lecture vous ayant ete faite, en sa teneur, du parchemin qui y etait ploye et enferme, vous n'avez pas voulu en dire davantage, et, dans l'espoir sans doute que l'enfant perdu ne serait pas retrouve et que vous echapperiez au chatiment, vous avez refuse de repondre. A la suite duquel refus, vous avez ete applique a la peine forte et dure, et deuxieme lecture dudit parchemin, ou est consignee la declaration et confession de vos complices, vous a ete donnee. Inutilement. Aujourd'hui, qui est le jour quatrieme et le jour legalement voulu de la confrontation, ayant ete mis en presence de celui qui a ete abandonne a Portland le vingt-neuf janvier mil six cent quatrevingt-dix, l'esperance diabolique s'est evanouie en vous, et vous avez rompu le silence et reconnu votre victime... Le patient ouvrit les yeux, dressa la tete, et d'une voix ou il y avait la sonorite etrange de l'agonie, avec on ne sait quel calme mele a son rale, prononcant tragiquement sous cet amas de pierres des mots pour chacun desquels il lui fallait soulever l'espece de couvercle de tombe pose sur lui, il se mit a parler: --J'ai jure le secret, et je l'ai garde le plus que j'ai pu. Les hommes sombres sont les hommes fideles, et il existe une honnetete dans l'enfer. Aujourd'hui le silence est devenu inutile. Soit. C'est pourquoi je parle. Eh bien, oui. C'est lui. Nous l'avons fait a nous deux le roi; le roi par sa volonte, moi par mon art. Et, regardant Gwynplaine, il ajouta: --Maintenant ris a jamais. Et lui-meme il se mit a rire. Ce second rire, plus farouche encore que le premier, aurait pu etre pris pour un sanglot. Le rire cessa, et l'homme se recoucha. Ses paupieres se refermerent. Le sheriff, qui avait laisse la parole au supplicie, poursuivit: --De tout quoi il est pris acte. Il donna au greffier le temps d'ecrire, puis il dit: --Hardquanonne, aux termes de la loi, apres confrontation suivie d'effet, apres troisieme lecture de la declaration de vos complices, desormais confirmee par votre reconnaissance et confession, apres votre aveu iteratif, vous allez etre degage de ces entraves, et remis au bon plaisir de sa majeste pour etre pendu comme plagiaire. --Plagiaire, fit le sergent de la coiffe. C'est-a-dire acheteur et vendeur d'enfants. Loi visigothe, livre sept, titre trois, paragraphe _Usurpaverit_; et Loi salique, titre quarante et un, paragraphe deux; et Loi des Frisons, titre vingt et un, _De Plagio_. Et Alexandre Nequam dit: _Qui pueros vendis, plagiarius est tibi nomen[1]._ [1] Toi qui vends des enfants, ton nom est plagiaire. Le sheriff posa le parchemin sur la table, ota ses lunettes, ressaisit le bouquet, et dit: --Fin de la peine forte et dure. Hardquanonne, remerciez sa majeste. D'un signe, le justicier-quorum mit en mouvement l'homme habille de cuir. Cet homme, qui etait un valet de bourreau, "groom du gibet", disent les vieilles chartes, alla au patient, lui ota l'une apres l'autre les pierres qu'il avait sur le ventre, enleva la plaque de fer qui laissa voir les cotes deformees du miserable, puis lui defit des poignets et des chevilles les quatre carcans qui le liaient aux piliers. Le patient, decharge des pierres et delivre des chaines, resta a plat sur la terre, les yeux fermes, les bras et les jambes ecartes, comme un crucifie decloue. --Hardquanonne, dit le sheriff, levez-vous. Le patient ne remua point. Le groom du gibet lui prit une main et la lacha; la main retomba. L'autre main, soulevee, retomba de meme. Le valet de bourreau saisit un pied, puis l'autre, les talons revinrent frapper le sol. Les doigts resterent inertes et les orteils immobiles. Les pieds nus d'un corps gisant ont on ne sait quoi de herisse. Le medecin s'approcha, tira d'une poche de sa robe un petit miroir d'acier et le mit devant la bouche beante de Hardquanonne; puis du doigt il lui ouvrit les paupieres. Elle ne s'abaisserent point. Les prunelles vitreuses demeurerent fixes. Le medecin se redressa et dit: --Il est mort. Et il ajouta: --Il a ri, cela l'a tue. --Peu importe, dit le sheriff. Apres l'aveu, vivre ou mourir n'est plus qu'une formalite. Puis, designant Hardquanonne d'un geste de son bouquet de roses, le sheriff jeta cet ordre au wapentake: --Carcasse a emporter d'ici cette nuit. Le wapentake adhera d'un hochement de tete. Et le sheriff ajouta: --Le cimetiere de la prison est en face. Le wapentake fit un nouveau signe d'adhesion. Le greffier ecrivait. Le sheriff, ayant dans sa main gauche le bouquet, prit dans l'autre main sa baguette blanche, se placa droit devant Gwynplaine toujours assis, lui fit une reverence profonde, puis, autre attitude de solennite, renversa sa tete en arriere, et, regardant Gwynplaine en face, lui dit: --A vous qui etes ici present, nous Philippe Deuzill Parsons, chevalier, sheriff du comte de Surrey, assiste d'Aubrie Docminique, ecuyer, notre clerc et greffier, et de nos officiers ordinaires, dument pourvu de commandements directs et speciaux de sa majeste, en vertu de notre commission, et des droits et devoirs de notre charge, et avec le conge du lord chancelier d'Angleterre, proces-verbaux dresses et actes pris, vu les pieces communiquees par l'amiraute, apres verification des attestations et signatures, apres declarations lues et ouies, apres confrontation faite, toutes les constatations et informations legales etant completees, epuisees, et menees a bonne et juste fin, nous vous signifions et declarons, afin qu'il en advienne ce que de droit, que vous etes Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, pair d'Angleterre, et que Dieu garde votre seigneurie. Et il salua. Le sergent en droit, le docteur, le justicier-quorum, le wapentake, le greffier, tous les assistants, excepte le bourreau, repeterent ce salut plus profondement encore, et s'inclinerent jusqu'a terre devant Gwynplaine. --Ah ca, cria Gwynplaine, reveillez-moi! Et il se dressa debout, tout pale. --Je viens vous reveiller en effet, dit une voix qu'on n'avait pas encore entendue. Un homme sortit de derriere un des piliers. Comme personne n'avait penetre dans la cave depuis que la lame de fer avait livre passage a l'arrivee du cortege de police, il etait visible que cet homme etait dans cette ombre avant l'entree de Gwynplaine, qu'il avait un role regulier d'observation, et qu'il avait mission et fonction de se tenir la. Cet homme etait gros et replet, en perruque de cour et en manteau de voyage, plutot vieux que jeune, et tres correct. Il salua Gwynplaine avec respect et aisance, avec l'elegance d'un gentleman domestique, et sans gaucherie de magistrat. --Oui, dit-il, je viens vous reveiller. Depuis vingt-cinq ans, vous dormez. Vous faites un songe, et il faut en sortir. Vous vous croyez Gwynplaine, vous etes Clancharlie. Vous vous croyez du peuple, vous etes de la seigneurie. Vous vous croyez au dernier rang, vous etes au premier. Vous vous croyez histrion, vous etes senateur. Vous vous croyez pauvre, vous etes opulent. Vous vous croyez petit, vous etes grand. Reveillez-vous, milord! Gwynplaine, d'une voix tres basse, et ou il y avait une certaine terreur, murmura: --Qu'est-ce que tout cela veut dire? --Cela veut dire, milord, repondit le gros homme, que je m'appelle Barkilphedro, que' je suis officier de l'amiraute, que cette epave, la gourde de Hardquanonne, a ete trouvee au bord de la mer, qu'elle m'a ete apportee pour etre decachetee par moi, comme c'est la sujetion et la prerogative de ma charge, que je l'ai ouverte en presence des deux jures assermentes de l'office Jetson, lesquels sont tous deux membres du parlement, William Blathwaith, pour la ville de Bath, et Thomas Jervoise pour Southampton, que les deux jures ont decrit et certifie le contenu de la gourde, et signe le proces-verbal d'ouverture, conjointement avec moi, que j'ai fait mon rapport a sa majeste, que, par l'ordre de la reine, toutes les formalites legales necessaires ont ete remplies avec la discretion que commande une si delicate matiere, et que la derniere, la confrontation, vient d'avoir lieu; cela veut dire que vous avez un million de rentes; cela veut dire que vous etes lord du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne, legislateur et juge, juge supreme, legislateur souverain, vetu de la pourpre et de l'hermine, egal aux princes, semblable aux empereurs, que vous avez sur la tete la couronne de pair, et que vous allez epouser une duchesse, fille d'un roi. Sous cette transfiguration croulant sur lui a coups de tonnerre, Gwynplaine s'evanouit. II CE QUI ERRE NE SE TROMPE PAS Toute cette aventure etait venue d'un soldat qui avait trouve une bouteille au bord de la mer. Racontons le fait. A tout fait se rattache un engrenage. Un jour un des quatre canonniers composant la garnison du chateau de Calshor avait ramasse dans le sable a maree basse une gourde d'osier jetee la par le flux. Cette gourde, toute moisie, etait bouchee d'un bouchon goudronne. Le soldat avait porte l'epave au colonel du chateau, et le colonel l'avait transmise a l'amiral d'Angleterre. L'amiral, c'etait l'amiraute; pour les epaves, l'amiraute, c'etait Barkilphedro. Barkilphedro avait ouvert et debouche la gourde, et l'avait portee a la reine. La reine avait immediatement avise. Deux conseillers considerables avaient ete informes et consultes, le lord-chancelier, qui est, de par la loi, "gardien de la conscience du roi d'Angleterre", et le lord-marechal, qui est "juge des armes et de la descente de la noblesse". Thomas Howard, duc de Norfolk, pair catholique, qui etait hereditairement haut-marechal d'Angleterre, avait fait dire par son depute-comte-marechal Henri Howard, comte de Bindon, qu'il serait de l'avis du lord-chancelier. Quant au lord-chancelier, c'etait William Cowper. Il ne faut point confondre ce chancelier avec son homonyme et son contemporain William Cowper, l'anatomiste commentateur de Bidloo, qui publia en Angleterre le _Traite des muscles_ presque au moment ou Etienne Abeille publiait en France l'_Histoire des os_; un chirurgien est distinct d'un lord. Lord William Cowper etait celebre pour avoir, a propos de l'affaire de Talbot Yelverton, vicomte Longueville, emis cette sentence: "qu'au respect de la constitution d'Angleterre, la restauration d'un pair importait plus que la restauration d'un roi". La gourde trouvee a Calshor avait eveille au plus haut point son attention. L'auteur d'une maxime aime les occasions de l'appliquer. C'etait un cas de restauration d'un pair. Des recherches avaient ete faites. Gwynplaine, ayant ecriteau sur rue, etait facile a trouver. Hardquanonne aussi. Il n'etait pas mort. La prison pourrit l'homme, mais le conserve, si garder c'est conserver. Les gens confies aux bastilles y etaient rarement deranges. On ne changeait guere plus de cachot qu'on ne change de cercueil. Hardquanonne etait encore dans le donjon de Chatham. On n'eut qu'a mettre la main dessus. On le transfera de Chatham a Londres. En meme temps on s'informait en Suisse. Les faits furent reconnus exacts. On leva, dans les greffes locaux, a Vevey, a Lausanne, l'acte de mariage de lord Linnaeus en exil, l'acte de naissance de l'enfant, les actes de deces du pere et de la mere, et l'on en eut "pour servir ce que de besoin" de doubles expeditions, dument certifiees. Tout cela s'executa dans le plus severe secret, avec ce qu'on appelait alors _la promptitude royale_, et avec le "silence de taupe" recommande et pratique par Bacon, et plus tard erige en loi par Blackstone, pour les affaires de chancellerie et d'etat, et pour les choses qualifiees senatoriales. Le _jussu regis_ et la signature _Jeffreys_ furent verifies. Pour qui a etudie pathologiquement les cas de caprice dits "bon plaisir", ce _jussu regis_ est tout simple. Pourquoi Jacques II, qui, ce semble, eut du cacher de tels actes, en laissait-il, au risque meme de compromettre la reussite, des traces ecrites? Cynisme. Indifference hautaine. Ah! vous croyez qu'il n'y a que les filles d'impudiques! la raison d'etat l'est aussi. _Et se cupit ante videri._ Commettre un crime et s'en blasonner, c'est la toute l'histoire. Le roi se tatoue, comme le forcat. On a interet a echapper au gendarme et a l'histoire, on en serait bien fache, on tient a etre connu et reconnu. Voyez mon bras, remarquez ce dessin, un temple de l'amour et un coeur enflamme perce d'une fleche, c'est moi qui suis Lacenaire. _Jussu regis._ C'est moi qui suis Jacques II. On accomplit une mauvaise action, on met sa marque dessus. Se completer par l'effronterie, se denoncer soi-meme, faire imperdable son mefait, c'est la bravade insolente du malfaiteur. Christine saisit Monaldeschi, le fait confesser et assassiner, et dit: _Je suis reine de Suede chez le roi de France_. Il y a le tyran qui se cache, comme Tibere, et le tyran qui se vante, comme Philippe II. L'un est plus scorpion, l'autre est plus leopard. Jacques II etait de cette derniere variete. Il avait, on le sait, le visage ouvert et gai, different en cela de Philippe II. Philippe etait lugubre, Jacques etait jovial. On est tout de meme feroce. Jacques II etait le tigre bonasse. Il avait, comme Philippe II, la tranquillite de ses forfaits. Il etait monstre par la grace de Dieu. Donc il n'avait rien a dissimuler et a attenuer, et ses assassinats etaient de droit divin. Il eut volontiers, lui aussi, laisse derriere lui ses archives de Simancas avec tous ses attentats numerotes, dates, classes, etiquetes et mis en ordre, chacun dans son compartiment, comme les poisons dans l'officine d'un pharmacien. Signer ses crimes, c'est royal. Toute action commise est une traite tiree sur le grand payeur ignore. Celle-ci venait d'arriver a echeance avec l'endos sinistre _Jussu regis_. La reine Anne, point femme d'un cote, en ce qu'elle excellait a garder un secret, avait demande, sur cette grave affaire, au lord-chancelier un rapport confidentiel du genre qualifie "rapport a l'oreille royale". Les rapports de cette sorte ont toujours ete usites dans les monarchies. A Vienne, il y avait le _conseiller de l'oreille_, personnage aulique. C'etait une ancienne dignite carlovingienne, l'_auricularius_ des vieilles chartes palatines. Celui qui parle bas a l'empereur. William, baron Cowper, chancelier d'Angleterre, que la reine croyait, parce qu'il etait myope comme elle et plus qu'elle, avait redige un memoire commencant ainsi: "Deux oiseaux etaient aux ordres de Salomon, une huppe, la hudbud, qui parlait toutes les langues, et un aigle, le simourganka, qui couvrait d'ombre avec ses ailes une caravane de vingt mille hommes. De meme, sous une autre forme, la providence", etc. Le lord-chancelier constatait le fait d'un heritier de pairie enleve et mutile, puis retrouve. Il ne blamait point Jacques II, pere de la reine apres tout. Il donnait meme des raisons. Premierement, il y a les anciennes maximes monarchiques. _E senioratu eripimus. In roturagio cadat_. Deuxiemement, le droit royal de mutilation existe. Chamberlayne l'a constate. _Corpora et bona nostrorum subjectorum nostra sunt[1]_, a dit Jacques Ier, de glorieuse et docte memoire. Il a ete creve les yeux a des ducs de sang royal pour le bien du royaume. Certains princes, trop voisins du trone, ont ete utilement etouffes entre deux matelas, ce qui a passe pour apoplexie. Or, etouffer, c'est plus que mutiler. Le roi de Tunis a arrache les yeux a son pere, Muley-Assem, et ses ambassadeurs n'en ont pas moins ete recus par l'empereur. Donc le roi peut ordonner une suppression de membre comme une suppression d'etat, etc., c'est legal, etc. Mais une legalite ne detruit pas l'autre. "Si le noye revient sur l'eau et n'est pas mort, c'est Dieu qui retouche l'action du roi. Si l'heritier se retrouve, que la couronne lui soit rendue. Ainsi il fut fait pour lord Alla, roi de Northumbre, qui lui aussi avait ete bateleur. Ainsi il doit etre fait pour Gwynplaine, qui lui aussi est roi, c'est-a-dire lord. La bassesse du metier, traversee et subie par force majeure, ne ternit point le blason; temoin Abdolonyme; qui etait roi et qui fut jardinier; temoin Joseph, qui etait saint et qui fut menuisier; temoin Apollon, qui etait dieu et qui fut berger." Bref, le savant chancelier concluait a la reintegration en tous ses biens et dignites de Fermain, lord Clancharlie, faussement appele Gwynplaine, "a la seule condition qu'il fut confronte avec le malfaiteur Hardquanonne, et reconnu par ledit". Et sur ce, le chancelier, garde constitutionnel de la conscience royale, rassurait cette conscience. [2] "La vie et les membres des sujets dependent du roi." (Chamberlayne, 2e partie, chap. iv, p. 76.) Le lord-chancelier rappelait, en post-scriptum, que, au cas ou Hardquanonne refuserait de repondre, il devait etre applique a "la peine forte et dure", auquel cas, pour atteindre la periode dite de _frodmortell_ voulue par la charte du roi Adelstan, la confrontation devait avoir lieu le quatrieme jour; ce qui a bien un peu l'inconvenient que, si le patient murte le second ou le troisieme jour, la confrontation devient difficile; mais la loi doit etre executee. L'inconvenient de la loi fait partie de la loi. Du reste, dans l'esprit du lord-chancelier, la reconnaissance de Gwynplaine par Hardquanonne ne faisait aucun doute. Anne, suffisamment informee de la difformite de Gwynplaine, ne voulant point faire tort a sa soeur, a laquelle avaient ete substitues les biens des Clancharlie, decida avec bonheur que la duchesse Josiane serait epousee par le nouveau lord, c'est-a-dire par Gwynplaine. La reintegration de lord Fermain Clancharlie etait du reste un cas tres simple, l'heritier etant legitime et direct. Pour les filiations douteuses ou pour les pairies "in abeyance" revendiquees par des collateraux, la chambre des lords doit etre consultee. Ainsi, sans remonter plus haut, elle le fut en 1782 pour la baronnie de Sidney, reclamee par Elisabeth Perry; en 1798, pour la baronnie de Beaumont, reclamee par Thomas Stapleton; en 1803, pour la baronnie de Chandos, reclamee par le reverend Tymewell Brydges; en 1813, pour la pairie-comte de Banbury, reclamee par le lieutenant general Knollys, etc.; mais ici rien de pareil. Aucun litige; une legitimite evidente; un droit clair et certain; il n'y avait point lieu a saisir la chambre, et la reine, assistee du lord-chancelier, suffisait pour reconnaitre et admettre le nouveau lord. Barkilphedro mena tout. L'affaire, grace a lui, resta tellement souterraine, le secret fut si hermetiquement garde, que ni Josiane, ni lord David n'eurent vent du prodigieux fait qui se creusait sous eux. Josiane, tres altiere, avait un escarpement qui la rendait aisee a bloquer. Elle s'isolait d'elle-meme. Quant a lord David, on l'envoya en mer, sur les cotes de Flandre. Il allait perdre la lordship et ne s'en doutait pas. Notons ici un detail. Il advint qu'a dix lieues du mouillage de la station navale commandee par lord David, un capitaine nomme Halyburton forca la flotte francaise. Le comte de Pembroke, president du conseil, porta sur une proposition de promotion de contre-amiraux ce capitaine Halyburton. Anne raya Halyburton et mit lord David Dirry-Moir a sa place, afin que lord David eut au moins, lorsqu'il apprendrait qu'il n'etait plus pair, la consolation d'etre contre-amiral. Anne se sentit contente. Un mari horrible a sa soeur, un beau grade a lord David. Malice et bonte. Sa majeste allait se donner la comedie. En outre, elle se disait qu'elle reparait un abus de pouvoir de son auguste pere, qu'elle restituait un membre a la pairie, qu'elle agissait en grande reine, qu'elle protegeait l'innocence selon la volonte de Dieu, que la providence dans ses saintes et impenetrables voies, etc. C'est bien doux de faire une action juste, qui est desagreable a quelqu'un qu'on n'aime pas. Du reste, savoir que le futur mari de sa soeur etait difforme avait suffi a la reine. De quelle facon ce Gwynplaine etait-il difforme, quel genre de laideur etait-ce? Barkilphedro n'avait pas tenu a en informer la reine, et Anne n'avait pas daigne s'en enquerir. Profond dedain royal. Qu'importait d'ailleurs? La chambre des lords ne pouvait qu'etre reconnaissante. Le lord-chancelier, l'oracle, avait parle. Restaurer un pair, c'est restaurer toute la pairie. La royaute, en cette occasion, se montrait bonne et respectueuse gardienne du privilege de la pairie. Quel que fut le visage du nouveau lord, un visage n'est pas une objection contre un droit. Anne se dit plus ou moins tout cela, et alla simplement a son but, a ce grand but feminin et royal, se satisfaire. La reine etait alors a Windsor, ce qui mettait une certaine distance entre les intrigues de cour et le public. Les personnes seules d'absolue necessite furent dans le secret de ce qui allait se passer. Quant a Barkilphedro, il fut joyeux, ce qui ajouta a son visage une expression lugubre. La chose en ce monde qui peut le plus etre hideuse, c'est la joie. Il eut cette volupte de deguster le premier la gourde de Hardquanonne. Il eut l'air peu surpris, l'etonnement etant d'un petit esprit. D'ailleurs, n'est-ce pas? cela lui etait bien du, a lui qui depuis si longtemps faisait faction a la porte du hasard. Puisqu'il attendait, il fallait bien que quelque chose arrivat. Ce _nil mirari_ faisait partie de sa contenance. Au fond, disons-le, il avait ete emerveille. Quelqu'un qui eut pu lui oter le masque qu'il mettait sur sa conscience devant Dieu meme, eut trouve ceci: Precisement, en cet instant-la, Barkilphedro commencait a etre convaincu qu'il lui serait decidement impossible, a lui ennemi intime et infime, de faire une fracture a cette haute existence de la duchesse Josiane. De la un acces frenetique d'animosite latente. Il etait parvenu a ce paroxysme qu'on appelle le decouragement. D'autant plus furieux qu'il desesperait. Ronger son frein, expression tragique et vraie! un mechant rongeant l'impuissance. Barkilphedro etait peut-etre au moment de renoncer, non a vouloir du mal a Josiane, mais a lui en faire; non a la rage, mais a la morsure. Pourtant, quelle chute, lacher prise! garder desormais sa haine dans le fourreau, comme un poignard de musee! Rude humiliation. Tout a coup, a point nomme,--l'immense aventure universelle se plait a ces coincidences,--la gourde de Hardquanonne vient, de vague en vague, se placer entre ses mains. Il y a dans l'inconnu on ne sait quoi d'apprivoise qui semble etre aux ordres du mal. Barkilphedro, assiste des deux temoins quelconques, jures indifferents de l'amiraute, debouche la gourde, trouve le parchemin, le deploie, lit...--Qu'on se represente cet epanouissement monstrueux! Il est etrange de penser que la mer, le vent, les espaces, les flux et les reflux, les orages, les calmes, les souffles, peuvent se donner beaucoup de peine pour arriver a faire le bonheur d'un mechant. Cette complicite avait dure quinze ans. Oeuvre mysterieuse. Pendant ces quinze annees, l'ocean n'avait pas ete une minute sans y travailler. Les flots s'etaient transmis de l'un a l'autre la bouteille surnageante, les ecueils avaient esquive le choc du verre, aucune felure n'avait lezarde la gourde, aucun frottement n'avait use le bouchon, les algues n'avaient point pourri l'osier, les coquillages n'avaient point ronge le mot _Hardquanonne_, l'eau n'avait pas penetre dans l'epave, la moisissure n'avait pas dissous le parchemin, l'humidite n'avait pas efface l'ecriture, que de soins l'abime avait du se donner! Et de cette facon, ce que Gernardus avait jete a l'ombre, l'ombre l'avait remis a Barkilphedro, et le message envoye a Dieu etait parvenu au demon. Il y avait eu abus de confiance dans l'immensite, et l'ironie obscure melee aux choses s'etait arrangee de telle sorte qu'elle avait complique ce triomphe loyal, l'enfant perdu Gwynplaine redevenant lord Clancharlie, d'une victoire venimeuse, qu'elle avait fait mechamment une bonne action, et qu'elle avait mis la justice au service de l'iniquite. Retirer sa victime a Jacques II, c'etait donner une proie a Barkilphedro. Relever Gwynplaine, c'etait livrer Josiane. Barkilphedro reussissait; et c'etait pour cela que pendant tant d'annees les vagues, les lames, les rafales, avaient ballotte, secoue, pousse, jete, tourmente et respecte cette bulle de verre ou il y avait tant d'existences melees! c'etait pour cela qu'il y avait eu entente cordiale entre les vents, les marees et les tempetes! La vaste agitation du prodige complaisante pour un miserable! l'infini collaborateur d'un ver de terre! la destinee a de ces volontes sombres. Barkilphedro eut un eclair d'orgueil titanique. Il se dit que tout cela avait ete execute a son intention. Il se sentit centre et but. Il se trompait. Rehabilitons le hasard. Ce n'etait point la le vrai sens du fait remarquable dont profitait la haine de Barkilphedro. L'ocean se faisant pere et mere d'un orphelin, envoyant la tourmente a ses bourreaux, brisant la barque qui a repousse l'enfant, engloutissant les mains jointes des naufrages, refusant toutes leurs supplications et n'acceptant d'eux que leur repentir, la tempete recevant un depot des mains de la mort, le robuste navire ou etait le forfait remplace par la fiole fragile ou est la reparation, la mer changeant de role, comme une panthere qui se ferait nourrice, et se mettant a bercer, non l'enfant, mais sa destinee, pendant qu'il grandit ignorant de tout ce que le gouffre fait pour lui, les vagues, a qui a ete jetee la gourde, veillant sur ce passe dans lequel il y a un avenir, l'ouragan soufflant dessus avec bonte, les courants dirigeant la frele epave a travers l'insondable itineraire de l'eau, les menagements des algues, des houles, des rochers, toute la vaste ecume de l'abime prenant sous sa protection un innocent, l'onde imperturbable comme une conscience, le chaos retablissant l'ordre, le monde des tenebres aboutissant a une clarte, toute l'ombre employee a cette sortie d'astre, la verite; le proscrit console dans sa tombe, l'heritier rendu a l'heritage, le crime du roi casse, la premeditation divine obeie, le petit, le faible, l'abandonne, ayant l'infini pour tuteur; voila ce que Barkilphedro eut pu voir dans l'evenement dont il triomphait; voila ce qu'il ne vit pas. Il ne se dit point que tout avait ete fait pour Gwynplaine; il se dit que tout avait ete fait pour Barkilphedro; et qu'il en valait la peine. Tels sont les satans. Du reste, pour s'etonner qu'une epave fragile ait pu nager quinze ans sans etre avariee, il faudrait peu connaitre la profonde douceur de l'ocean. Quinze ans, ce n'est rien. Le 4 octobre 1867, dans le Morbihan, entre l'ile de Groix, la pointe de la presqu'ile de Gavres et le rocher des Errants, des pecheurs de Port-Louis ont trouve une amphore romaine du quatrieme siecle, couverte d'arabesques par les incrustations de la mer. Cette amphore avait flotte quinze cents ans. Quelque apparence flegmatique que voulut garder Barkilphedro, sa stupefaction avait egale sa joie. Tout s'offrait; tout etait comme prepare. Les troncons de l'aventure qui allait satisfaire sa haine etaient d'avance epars a sa portee. Il n'y avait qu'a les rapprocher et a faire les soudures. Ajustage amusant a executer. Ciselure. Gwynplaine! il connaissait ce nom. _Masca ridens!_ Comme tout le monde, il avait ete voir l'Homme qui Rit. Il avait lu l'enseigne-ecriteau accrochee a l'inn Tadcaster ainsi qu'on lit une affiche de spectacle qui attire la foule; il l'avait remarquee; il se la rappela sur-le-champ dans les moindres details, quitte d'ailleurs a verifier ensuite; cette affiche, dans l'evocation electrique qui se fit en lui, reparut devant son oeil profond et vint se placer a cote du parchemin des naufrages, comme la reponse a cote de la question, comme le mot a cote de l'enigme, et ces lignes: "Ici l'on voit Gwynplaine abandonne a l'age de dix ans, la nuit du 29 janvier 1690, au bord de la mer, a Portland", prirent brusquement sous son regard un resplendissement d'apocalyse. Il eut cette vision, le flamboiement de _Mane Thecel Phares_ sur un boniment de la foire. C'en etait fait de tout cet echafaudage qui etait l'existence de Josiane. Ecroulement subit. L'enfant perdu etait retrouve. Il y avait un lord Clancharlie. David Dirry-Moir etait vide. La pairie, la richesse, la puissance, le rang, tout cela sortait de lord David et entrait dans Gwynplaine. Tout, chateaux, chasses, forets, hotels, palais, domaines, y compris Josiane, etait a Gwynplaine. Et Josiane, quelle solution! Qui maintenant avait-elle devant elle? Illustre et hautaine, un histrion; belle et precieuse, un monstre. Eut-on jamais espere cela? La verite est que Barkilphedro etait dans l'enthousiasme. Toutes les combinaisons les plus haineuses peuvent etre depassees par la munificence infernale de l'imprevu. Quand la realite veut, elle fait des chefs-d'oeuvre. Barkilphedro trouvait betes tous ses reves. Il avait mieux. Le changement qui allait se faire par lui se fut-il fait contre lui, il ne l'eut pas moins voulu. Il existe de feroces insectes desinteresses qui piquent sachant qu'ils mourront de la piqure. Barkilphedro etait cette vermine-la. Mais cette fois, il n'avait pas le merite du desinteressement. Lord David Dirry-Moir ne lui devait rien, et lord Fermain Clancharlie allait lui devoir tout. De protege, Barkilphedro allait devenir protecteur. Et protecteur de qui? d'un pair d'Angleterre. Il aurait un lord a lui! un lord qui serait sa creature! Le premier pli, Barkilphedro comptait bien le lui donner. Et ce lord serait le beau-frere morganatique de la reine! Etant si laid, il plairait a la reine de toute la quantite dont il deplairait a Josiane. Pousse par cette faveur, et en mettant des habits graves et modestes, Barkilphedro pouvait devenir un personnage. Il s'etait toujours destine a l'eglise. Il avait une vague envie d'etre eveque. En attendant, il etait heureux. Quel beau succes! et comme toute cette quantite de besogne du hasard etait bien faite! Sa vengeance, car il appelait cela sa vengeance, lui etait mollement apportee par le flot. Il n'avait pas ete vainement embusque. L'ecueil, c'etait lui. L'epave, c'etait Josiane. Josiane venait s'echouer sur Barkilphedro! Profonde extase scelerate. Il etait habile a cet art qu'on appelle la suggestion, et qui consiste a faire dans l'esprit des autres une petite incision ou l'on met une idee a soi; tout en se tenant a l'ecart, et sans avoir l'air de s'en meler, il s'arrangea de facon a ce que Josiane allat a la baraque Green-Box et vit Gwynplaine. Cela ne pouvait pas nuire. Le saltimbanque vu en sa bassesse, bon ingredient dans la combinaison. Plus tard, cela assaisonnerait. Il avait silencieusement tout apprete d'avance. Ce qu'il voulait, c'etait on ne sait quoi de soudain. Le travail qu'il avait execute ne pourrait etre exprime que par ces mots etranges: construire un coup de foudre. Les preliminaires acheves, il avait veille a ce que toutes les formalites voulues fussent accomplies dans les formes legales. Le secret n'en avait point souffert, le silence faisant partie de la loi. La confrontation de Hardquanonne avec Gwynplaine avait eu lieu; Barkilphedro y avait assiste. On vient d'en voir le resultat. Le meme jour, un carrosse de poste de la reine vint brusquement, de la part de sa majeste, chercher lady Josiane a Londres pour la conduire a Windsor ou Anne en ce moment passait la saison. Josiane, pour quelque chose qu'elle avait dans l'esprit, eut bien souhaite desobeir, ou du moins retarder d'un jour son obeissance et remettre ce depart au lendemain, mais la vie de cour ne comporte point ces resistances-la. Elle dut se mettre immediatement en route, et abandonner sa residence de Londres, Hunkerville-house, pour sa residence de Windsor, Corleone-lodge. La duchesse Josiane avait quitte Londres au moment meme ou le wapentake se presentait a l'inn Tadcaster pour enlever Gwynplaine et le mener a la cave penale de Southwark. Quand elle arriva a Windsor, l'huissier de la verge noire, qui garde la porte de la chambre de presence, l'informa que sa majeste etait enfermee avec le lord chancelier, et ne pourrait la recevoir que le lendemain; qu'elle eut en consequence a se tenir, a Corleone-lodge, a la disposition de sa majeste, et que sa majeste lui enverrait directement ses ordres le lendemain matin a son reveil. Josiane rentra chez elle fort depitee, soupa de mauvaise humeur, eut la migraine, congedia tout le monde, son mousse excepte, puis le congedia lui-meme, et se coucha qu'il faisait encore jour. En arrivant elle avait appris que, ce meme lendemain, lord David Dirry-Moir, ayant recu en mer l'ordre de venir immediatement prendre les ordres de la reine, etait attendu a Windsor. III AUCUN HOMME NE PASSERAIT BRUSQUEMENT DE LA SIBERIE AU SENEGAL SANS PERDRE CONNAISSANCE. (Humboldt.) L'evanouissement d'un homme, meme le plus ferme et le plus energique, sous un brusque coup de massue de la fortune, n'a rien qui doive surprendre. Un homme s'assomme par l'imprevu comme un boeuf par le merlin. Francois d'Albescola, le meme qui arrachait aux ports turcs leur chaine de fer, demeura, quand on le fit pape, un jour entier sans connaissance. Or, du cardinal au pape l'enjambee est moindre que du saltimbanque au pair d'Angleterre. Rien de violent comme les ruptures d'equilibre. Quand Gwynplaine revint a lui et rouvrit les yeux, il etait nuit. Gwynplaine etait dans un fauteuil au milieu d'une vaste chambre toute tendue de velours pourpre, murs, plafond et plancher. On marchait sur du velours. Pres de lui se tenait debout, tete nue, l'homme au gros ventre et au manteau de voyage qui etait sorti de derriere un pilier dans la cave de Southwark. Gwynplaine etait seul dans cette chambre avec cet homme. De son fauteuil, en etendant le bras, il pouvait toucher deux tables, portant chacune une girandole de six chandelles de cire allumees. Sur l'une de ces tables, il y avait des papiers et une cassette; sur l'autre un en-cas, volaille froide, vin, brandy, servi sur un plateau de vermeil. Par le vitrage d'une longue fenetre allant du plancher au plafond, un clair ciel nocturne d'avril faisait entrevoir au dehors un demi-cercle de colonnes autour d'une cour d'honneur fermee d'un portail a trois portes, une fort large et deux basses; la porte cochere, tres grande, au milieu; a droite, la porte chevaliere, moindre; a gauche, la porte pietonne, petite. Ces portes etaient fermees de grilles dont les pointes brillaient; une haute sculpture couronnait la porte centrale. Les colonnes etaient probablement en marbre blanc, ainsi que le pavage de la cour, qui faisait un effet de neige et qui encadrait de sa nappe de lames plates une mosaique confusement distincte dans l'ombre; cette mosaique, sans doute, vue le jour, eut offert au regard, avec tous ses emaux et toutes ses couleurs, un gigantesque blason, selon la mode florentine. Des zigzags de balustres montaient et descendaient, indiquant des escaliers de terrasses. Au-dessus de la cour se dressait une immense architecture brumeuse et vague a cause de la nuit. Des intervalles de ciel, pleins d'etoiles, decoupaient une silhouette de palais. On apercevait un toit demesure, des pignons a volutes, des mansardes a visieres comme des casques, des cheminees pareilles a des tours, et des entablements couverts de dieux et de deesses immobiles. A travers la colonnade jaillissait dans la penombre une de ces fontaines de feerie, doucement bruyantes, qui se versent de vasque en vasque, melent la pluie a la cascade, ressemblent a une dispersion d'ecrin, et font au vent une folle distribution de leurs diamants et de leurs perles comme pour desennuyer les statues qui les entourent. De longues rangees de fenetres se profilaient, separees par des panoplies en ronde bosse, et par des bustes sur des piedouches. Sur les acroteres, des trophees et des morions a panaches de pierre alternaient avec les dieux. Dans la chambre ou etait Gwynplaine, au fond, en face de la fenetre, on voyait d'un cote une cheminee aussi haute que la muraille, et de l'autre, sous un dais, un de ces spacieux lits feodaux ou l'on monte avec une echelle et ou l'on peut se coucher en travers. L'escabeau du lit etait a cote. Un rang de fauteuils au bas des murs et un rang de chaises en avant des fauteuils completaient l'ameublement. Le plafond etait de forme tumbon; un grand feu de bois a la francaise flambait dans la cheminee; a la richesse des flammes et a leurs stries roses et vertes, un connaisseur eut constate que ce feu etait de bois de frene, tres grand luxe; la chambre etait si grande que les deux girandoles la laissaient obscure. Ca et la, des portieres, baissees et flottantes, indiquaient des communications avec d'autres chambres. Cet ensemble avait l'aspect carre et massif du temps de Jacques Ier, mode vieillie et superbe. Comme le tapis et la tenture de la chambre, le dais, le baldaquin, le lit, l'escabeau, les rideaux, la cheminee, les housses des tables, les fauteuils, les chaises, tout etait velours cramoisi. Pas d'or, si ce n'est au plafond. La, a egale distance des quatre angles, luisait, applique a plat, un enorme bouclier rond de metal repousse, ou etincelait un eblouissant relief d'armoiries; dans ces armoiries, sur deux blasons accostes, on distinguait un tortil de baron et une couronne de marquis; etait-ce du cuivre dore? etait-ce du vermeil? on ne savait. Cela semblait de l'or. Et au centre de ce plafond seigneurial, magnifique ciel obscur, ce flamboyant ecusson avait le sombre resplendissement d'un soleil dans de la nuit. Un homme sauvage dans lequel est amalgame un homme libre est a peu pres aussi inquiet dans un palais que dans une prison. Ce lieu superbe etait troublant. Toute magnificence degage de l'effroi. Quel pouvait etre l'habitant de cette demeure auguste? A quel colosse toute cette grandeur appartenait-elle? De quel lion ce palais etait-il l'antre? Gwynplaine, encore mal eveille, avait le coeur serre. --Ou est-ce que je suis? dit-il. L'homme qui etait debout devant lui, repondit: --Vous etes dans votre maison, milord. IV FASCINATION II faut du temps pour revenir a la surface. Gwynplaine avait ete jete au fond de la stupefaction. On ne prend pas tout de suite pied dans l'inconnu. Il y a des deroutes d'idees comme il y a des deroutes d'armees; le ralliement ne se fait point immediatement. On se sent en quelque sorte epars. On assiste a une bizarre dissipation de soi-meme. Dieu est le bras, le hasard est la fronde, l'homme est le caillou. Resistez donc, une fois lance. Gwynplaine, qu'on nous passe le mot, ricochait d'un etonnement sur l'autre. Apres la lettre d'amour de la duchesse, la revelation de la cave de Southwark. Dans une destinee, quand l'inattendu commence, preparez-vous a ceci: coup sur coup. Cette farouche porte une fois ouverte, les surprises s'y precipitent. La breche faite a votre mur, le pele-mele des evenement s'y engouffre. L'extraordinaire ne vient pas pour une fois. L'extraordinaire, c'est une obscurite. Cette obscurite etait sur Gwynplaine. Ce qui lui arrivait lui semblait inintelligible. Il percevait tout a travers ce brouillard qu'une commotion profonde laisse dans l'intelligence comme la poussiere d'un ecroulement. La secousse avait ete de fond en comble. Rien de net ne s'offrait a lui. Pourtant la transparence se retablit toujours peu a peu. La poussiere tombe. D'instant en instant, la densite de l'etonnement decroit. Gwynplaine etait comme quelqu'un qui aurait l'oeil ouvert et fixe dans un songe, et qui tacherait de voir ce qu'il y a dedans. Il decomposait ce nuage, puis le recomposait. Il avait des intermittences d'egarement. Il subissait cette oscillation de l'esprit dans l'imprevu, laquelle, tour a tour, vous pousse du cote ou l'on comprend, puis vous ramene du cote ou l'on ne comprend plus. A qui n'est-il pas arrive d'avoir ce balancier dans le cerveau? Par degre la dilatation se faisait en sa pensee dans les tenebres de l'incident comme elle s'etait faite en sa pupille dans les tenebres du souterrain de Southwark. Le difficile, c'etait de parvenir a mettre un certain espacement entre tant de sensations accumulees. Pour que cette combustion des idees troubles, dite comprehension, puisse s'operer, il faut de l'air entre les emotions. Ici l'air manquait. L'evenement, pour ainsi dire, n'etait pas respirable. En entrant dans la terrifiante cave de Southwark, Gwynplaine s'etait attendu au carcan du forcat; on lui avait mis sur la tete la couronne de pair. Comment etait-ce possible? Il n'y avait point assez de place entre ce que Gwynplaine avait redoute et ce qui lui arrivait, cela s'etait succede trop vite, son effroi se changeait en autre chose trop brusquement pour que ce fut clair. Les deux contrastes etaient trop serres l'un contre l'autre. Gwynplaine faisait effort pour retirer son esprit de cet etau. Il se taisait. C'est l'instinct des grandes stupeurs qui sont sur la defensive plus qu'on ne croit. Qui ne dit rien fait face a tout. Un mot qui vous echappe, saisi par l'engrenage inconnu, peut vous tirer tout entier sous on ne sait quelles roues. L'ecrasement, c'est la peur des petits. La foule craint toujours qu'on ne lui mette le pied dessus. Or Gwynplaine avait ete de la foule bien longtemps. Un etat singulier de l'inquietude humaine se traduit par ce mot: voir venir. Gwynplaine etait dans cet etat. On ne se sent pas encore en equilibre avec une situation qui surgit. On surveille quelque chose qui doit avoir une suite. On est vaguement attentif. On voit venir. Quoi? on ne sait. Qui? on regarde. L'homme au gros ventre repeta: --Vous etes dans votre maison, milord. Gwynplaine se tata. Dans les surprises, on regarde, pour s'assurer que les choses existent, puis on se tate, pour s'assurer qu'on existe soi-meme. C'etait bien a lui qu'on parlait; mais lui-meme etait autre. Il n'avait plus son capingot et son esclavine de cuir. Il avait un gilet de drap d'argent, et un habit de satin qu'en le touchant il sentait brode; il sentait une grosse bourse pleine dans la poche du gilet. Un large haut-de-chausses de velours recouvrait son etroite culotte collante de clown; il avait des souliers a hauts talons rouges. De meme qu'on l'avait transporte dans ce palais, on lui avait change ses vetements. L'homme reprit: --Que votre seigneurie daigne se souvenir de ceci: C'est moi qui me nomme Barkilphedro. Je suis clerc de l'amiraute. C'est moi qui ai ouvert la gourde de Hardquanonne et qui en ai fait sortir votre destinee. Ainsi, dans les contes arabes, un pecheur fait sortir d'une bouteille un geant. Gwynplaine fixa ses yeux sur le visage souriant qui lui parlait. Barkilphedro continua: --Outre ce palais, milord. vous avez Hunkerville-house, qui est plus grand. Vous avez Clancharlie-castle, ou est assise votre pairie, et qui est une forteresse du temps d'Edouard le Vieux. Vous avez dix-neuf baillis a vous, avec leurs villages et leurs paysans. Ce qui met sous votre banniere de lord et de nobleman environ quatrevingt mille vassaux et fiscalins. A Clancharlie, vous etes juge, juge de tout, des biens et des personnes, et vous tenez votre cour de baron. Le roi n'a de plus que vous que le droit de frapper monnaie. Le roi, que la loi normande qualifie chief-signor, a justice, cour et coin. Coin, c'est monnaie. A cela pres, vous etes roi dans votre seigneurie comme lui dans son royaume. Vous avez droit, comme baron, a un gibet de quatre piliers en Angleterre, et, comme marquis, a une potence de sept poteaux en Sicile; la justice du simple seigneur ayant deux piliers, celle du chatelain trois, et celle du duc huit. Vous etes qualifie prince dans les anciennes chartres de Northumbre. Vous etes allie aux vicomtes Valentia en Irlande, qui sont Power, et aux comtes d'Umfraville en Ecosse, qui sont Angus. Vous etes chef de clan comme Campbell, Ardmannach, et Mac-Callummore. Vous avez huit chatellenies, Reculver, Buxton, Hell-Kerters, Homble, Moricambe, Gumdraith, Trenwardraith et d'autres. Vous avez un droit sur les tourbieres de Pillinmore et sur les carrieres d'albatre de Trent; de plus vous avez tout le pays de Penneth-chase, et vous avez une montagne avec une ancienne ville qui est dessus. La ville s'appelle Vinecaunton; la montagne s'appelle Moil-enlli. Tout cela vous fait un revenu de quarante mille livres sterling, c'est-a-dire quarante fois les vingt-cinq mille francs de rente dont se contente un francais. Pendant que Barkilphedro parlait, Gwynplaine, dans un crescendo de stupeur, se souvenait. Le souvenir est un engloutissement qu'un mot peut remuer jusqu'au fond. Tous ces noms prononces par Barkilphedro, Gwynplaine les connaissait. Ils etaient inscrits aux dernieres lignes de ces deux placards qui tapissaient la cahute ou s'etait ecoulee son enfance, et, a force d'y avoir laisse machinalement errer ses yeux, il les savait par coeur. En arrivant, orphelin abandonne, dans la baraque roulante de Weymouth, il y avait trouve son heritage inventorie qui l'attendait, et le matin, quand le pauvre petit s'eveillait, la premiere chose qu'epelait son regard insouciant et distrait, c'etait sa seigneurie et sa pairie. Detail etrange qui s'ajoutait a toutes ses surprises, pendant quinze ans, rodant de carrefour en carrefour, clown d'un treteau nomade, gagnant son pain au jour le jour, ramassant des liards et vivant de miettes, il avait voyage avec sa fortune affichee sur sa misere. Barkilphedro toucha de l'index la cassette qui etait sur la table: --Milord, cette cassette contient deux mille guinees que sa gracieuse majeste la reine vous envoie pour vos premiers besoins. Gwynplaine fit un mouvement. --Ce sera pour mon pere Ursus, dit-il. --Soit, milord, fit Barkilphedro. Ursus, a l'inn Tadcaster. Le sergent de la coiffe, qui nous a accompagnes jusqu'ici et qui va repartir tout a l'heure, les lui portera. Peut-etre irai-je a Londres. En ce cas, ce serait moi. Je m'en charge. --Je les lui porterai moi-meme, repartit Gwynplaine. Barkilphedro cessa de sourire, et dit: --Impossible. Il y a une inflexion de voix qui souligne. Barkilphedro eut cet accent. Il s'arreta comme pour mettre un point apres le mot qu'il venait de dire. Puis il continua, avec ce ton respectueux et particulier du valet qui se sent le maitre: --Milord, vous etes ici a vingt-trois milles de Londres, a Corleone-lodge, dans votre residence de cour, contigue au chateau royal de Windsor. Vous y etes sans que personne le sache. Vous y avez ete transporte dans une voiture fermee qui vous attendait a la porte de la geole de Southwark. Les gens qui vous ont introduit dans ce palais ignorent qui vous etes, mais me connaissent, et cela suffit. Vous avez pu etre amene jusqu'a cet appartement, au moyen d'une clef secrete que j'ai. Il y a dans la maison des personnes endormies, et ce n'est pas l'heure de reveiller les gens. C'est pourquoi nous avons le temps d'une explication, qui sera courte d'ailleurs. Je vais vous la faire. J'ai commission de sa majeste. Barkilphedro se mit a feuilleter tout en parlant une liasse de dossiers qui etait pres de la cassette. --Milord, voici votre patente de pair. Voici le brevet de votre marquisat sicilien. Voici les parchemins et diplomes de vos huit baronnies avec les sceaux de onze rois, depuis Baldret, roi de Kent, jusqu'a Jacques VI et Ier, roi d'Angleterre et d'Ecosse. Voici vos lettres de preseance. Voici vos baux a rentes, et les titres et descriptions de vos fiefs, alleux, mouvances, pays et domaines. Ce que vous avez au-dessus de votre tete dans ce blason qui est au plafond, ce sont vos deux couronnes, le tortil a perles de baron et le cercle a fleurons de marquis. Ici, a cote, dans votre vestiaire, est votre robe de pair de velours rouge a bandes d'hermine. Aujourd'hui meme, il y a quelques heures, le lord-chancelier, et le depute-comte-marechal d'Angleterre, informes du resultat de votre confrontation avec le comprachicos Hardquanonne, ont pris les ordres de sa majeste. Sa majeste a signe selon son bon plaisir qui est la meme chose que la loi. Toutes les formalites sont remplies. Demain, pas plus tard que demain, vous serez admis a la chambre des lords; on y delibere depuis quelques jours sur un bill presente par la couronne ayant pour objet d'augmenter de cent mille livres sterling, qui sont deux millions cinq cent mille livres de France, la dotation annuelle du duc de Cumberland, mari de la reine; vous pourrez prendre part a la discussion. Barkilphedro s'interrompit, respira lentement, et reprit: --Pourtant rien n'est fait encore. On n'est pas pair d'Angleterre malgre soi. Tout peut s'annuler et disparaitre, a moins que vous ne compreniez. Un evenement qui se dissipe avant d'eclore, cela se voit dans la politique. Milord, le silence a cette heure est encore sur vous. La chambre des lords ne sera mise au fait que demain. Le secret de toute votre affaire a ete garde, par raison d'etat, laquelle est d'une consequence tellement considerable que les personnes graves, seules informees en ce moment de votre existence et de vos droits, les oublieront immediatement, si la raison d'etat leur commande de les oublier. Ce qui est dans la nuit peut rester dans la nuit. Il est aise de vous effacer. Cela est d'autant plus facile que vous avez un frere, fils naturel de votre pere et d'une femme qui depuis, pendant l'exil de votre pere, a ete la maitresse du roi Charles II, ce qui fait que votre frere est bien en cour; or c'est a ce frere, tout batard qu'il est, que reviendrait votre pairie. Voulez-vous cela? je ne le suppose pas. Eh bien, tout depend de vous. Il faut obeir a la reine. Vous ne quitterez cette residence que demain, dans une voiture de sa majeste, et pour aller a la chambre des lords. Milord, voulez-vous etre pair d'Angleterre, oui ou non? La reine a des vues sur vous. Elle vous destine a une alliance quasi royale. Lord Fermain Clancharlie, ceci est l'instant decisif. Le destin n'ouvre point une porte sans en fermer une autre. Apres de certains pas en avant, un pas en arriere n'est plus possible. Qui entre dans la transfiguration a derriere lui un evanouissement. Milord, Gwynplaine est mort. Comprenez-vous? Gwynplaine eut un tremblement de la tete aux pieds, puis il se remit. --Oui, dit-il. Barkilphedro sourit, salua, prit la cassette sous son manteau, et sortit. V ON CROIT SE SOUVENIR, ON OUBLIE Qu'est-ce que ces etranges changements a vue qui se font dans l'ame humaine? Gwynplaine avait ete en meme temps enleve sur un sommet et precipite dans un abime. Il avait le vertige. Le vertige double. Le vertige de l'ascension et le vertige de la chute. Melange fatal. Il s'etait senti monter et ne s'etait pas senti tomber. Voir un nouvel horizon, c'est redoutable. Une perspective, cela donne des conseils. Pas toujours bons. Il avait eu devant lui la trouee feerique, piege peut-etre, d'un nuage qui se dechire et qui montre le bleu profond. Si profond qu'il est obscur. Il etait sur la montagne d'ou l'on voit les royaumes de la terre. Montagne d'autant plus terrible qu'elle n'existe pas. Ceux qui sont sur cette cime sont dans un reve. La tentation y est gouffre, et si puissante, que l'enfer sur ce sommet espere corrompre le paradis, et que le diable y apporte Dieu. Fasciner l'eternite, quelle etrange esperance! La ou Satan tente Jesus, comment un homme lutterait-il? Des palais, des chateaux, la puissance, l'opulence, toutes les felicites humaines a perte de vue autour de soi, une mappemonde des jouissances etalees a l'horizon, une sorte de geographie radieuse dont on est le centre; mirage perilleux. Et qu'on se figure le trouble d'une telle vision pas amenee, sans echelons prealables franchis, sans precaution, sans transition. Un homme qui s'est endormi dans un trou de taupe et qui se reveille sur la pointe du clocher de Strasbourg; c'etait la Gwynplaine. Le vertige est une espece de lucidite formidable. Surtout celui qui, vous emportant a la fois vers le jour et vers la nuit, se compose de deux tournoiements en sens inverse. On voit trop, et pas assez. On voit tout, et rien. On est ce que l'auteur de ce livre a appele quelque part "l'aveugle ebloui". Gwynplaine, reste seul, se mit a marcher a grands pas. Un bouillonnement precede l'explosion. A travers cette agitation, dans cette impossibilite de se tenir en place, il meditait. Ce bouillonnement etait une liquidation. Il faisait l'appel de ses souvenirs. Chose surprenante qu'on ait toujours si bien ecoute ce qu'on croit a peine avoir entendu! la declaration des naufrages lue par le sheriff dans la cave de Southwark lui revenait parfaitement nette et intelligible; il s'en rappelait chaque mot; il revoyait dessous toute son enfance. Brusquement il s'arreta, les mains derriere le dos, regardant le plafond, le ciel, n'importe, ce qui est en haut. --Revanche! dit-il. Il fut comme celui qui met sa tete hors de l'eau. Il lui sembla qu'il voyait tout, le passe, l'avenir, le present, dans le saisissement d'une clarte subite. Ah! cria-t-il,--car il y a des cris au fond de la pensee,--ah! c'etait donc cela! j'etais lord. Tout se decouvre. Ah! l'on m'a vole, trahi, perdu, desherite, abandonne, assassine! le cadavre de ma destinee a flotte quinze ans sur la mer, et tout a coup il a touche la terre, et il s'est dresse debout et vivant! Je renais. Je nais! Je sentais bien sous mes haillons palpiter autre chose qu'un miserable, et, quand je me tournais du cote des hommes, je sentais bien qu'ils etaient le troupeau, et que je n'etais pas le chien, mais le berger! Pasteurs des peuples, conducteurs d'hommes, guides et maitres, c'est la ce qu'etaient mes peres; et ce qu'ils etaient, je le suis! Je suis gentilhomme, et j'ai une epee; je suis baron, et j'ai un casque; je suis marquis, et j'ai un panache; je suis pair, et j'ai une couronne. Ah! l'on m'avait pris tout cela! J'etais l'habitant de la lumiere, et l'on m'avait fait l'habitant des tenebres. Ceux qui avaient proscrit le pere ont vendu l'enfant. Quand mon pere a ete mort, ils lui ont retire de dessous la tete la pierre de l'exil qu'il avait pour oreiller, et ils me l'ont mise au cou, et ils m'ont jete dans l'egout. Oh! ces bandits qui ont torture mon enfance, oui, ils remuent et se dressent au plus profond de ma memoire, oui, je les revois. J'ai ete le morceau de chair becquete sur une tombe par une troupe de corbeaux. J'ai saigne et crie sous toutes ces silhouettes horribles. Ah! c'est donc la qu'on m'avait precipite, sous l'ecrasement de ceux qui vont et viennent, sous le trepignement de tous, au-dessous du dernier dessous du genre humain, plus bas que le serf, plus bas que le valet, plus bas que le goujat, plus bas que l'esclave, a l'endroit ou le chaos devient le cloaque, au fond de la disparition! Et c'est de la que je sors! c'est de la que je remonte! c'est de la que je ressuscite! Et me voila. Revanche! Il s'assit, se releva, prit sa tete dans ses mains, se remit a marcher, et ce monologue d'une tempete continua en lui: --Ou suis-je? sur le sommet! Ou est-ce que je viens m'abattre? sur la cime! Ce faite, la grandeur, ce dome du monde, la toute-puissance, c'est ma maison. Ce temple en l'air, j'en suis un des dieux! l'inaccessible, j'y loge. Cette hauteur que je regardais d'en bas, et d'ou il tombait tant de rayons que j'en fermais les yeux, cette seigneurie inexpugnable, cette forteresse imprenable des heureux, j'y entre. J'y suis. J'en suis. Ah! tour de roue definitif! j'etais en bas, je suis en haut. En haut, a jamais! me voila lord, j'aurai un manteau d'ecarlate, j'aurai des fleurons sur la tete, j'assisterai au couronnement des rois, ils preteront serment entre mes mains, je jugerai les ministres et les princes, j'existerai. Des profondeurs ou l'on m'avait jete, je rejaillis jusqu'au zenith. J'ai des palais de ville et de campagne, des hotels, des jardins, des chasses, des forets, des carrosses, des millions, je donnerai des fetes, je ferai des lois, j'aurai le choix des bonheurs et des joies, et le vagabond Gwynplaine, qui n'avait pas le droit de prendre une fleur dans l'herbe, pourra cueillir des astres dans le ciel! Funebre rentree de l'ombre dans une ame. Ainsi s'operait, en ce Gwynplaine qui avait ete un heros, et qui, disons-le, n'avait peut-etre pas cesse de l'etre, le remplacement de la grandeur morale par la grandeur materielle. Transition lugubre. Effraction d'une vertu par une troupe de demons qui passe. Surprise faite au cote faible de l'homme. Toutes les choses inferieures qu'on appelle superieures, les ambitions, les volontes louches de l'instinct, les passions, les convoitises, chassees loin de Gwynplaine par l'assainissement du malheur, reprenaient tumultueusement possession de ce genereux coeur. Et a quoi cela avait-il tenu? a la trouvaille d'un parchemin dans une epave charriee par la mer. Le viol d'une conscience par un hasard, cela se voit. Gwynplaine buvait a pleine gorgee l'orgueil, ce qui lui faisait l'ame obscure. Tel est ce vin tragique. Cet etourdissement l'envahissait; il faisait plus qu'y consentir, il le savourait. Effet d'une longue soif. Est-on complice de la coupe ou l'on perd sa raison? Il avait toujours vaguement desire cela. Il regardait sans cesse du cote des grands; regarder, c'est souhaiter. L'aiglon ne nait pas impunement dans l'aire. Etre lord. Maintenant, a de certains moments, il trouvait cela tout simple. Peu d'heures s'etaient ecoulees, comme le passe d'hier etait deja loin! Gwynplaine avait rencontre l'embuscade du mieux, ennemi du bien. Malheur a celui dont on dit: A-t-il du bonheur! On resiste a l'adversite mieux qu'a la prosperite. On se tire de la mauvaise fortune plus entier que de la bonne. Charybde est la misere, mais Scylla est la richesse. Ceux qui se dressaient sous la foudre sont terrasses par l'eblouissement. Toi qui ne t'etonnais pas du precipice, crains d'etre emporte sur les legions d'ailes de la nuee et du songe. L'ascension t'elevera et t'amoindrira. L'apotheose a une sinistre puissance d'abattre. Se connaitre en bonheur, ce n'est pas facile. Le hasard n'est autre chose qu'un deguisement. Rien ne trompe comme ce visage-la. Est-il la Providence? Est-il la Fatalite? Une clarte peut ne pas etre une clarte. Car la lumiere est verite, et une lueur peut etre une perfidie. Vous croyez qu'elle eclaire, non, elle incendie. Il fait nuit; une main pose une chandelle, vil suif devenu etoile, au bord d'une ouverture dans les tenebres. Le phalene y va. Dans quelle mesure est-il responsable? Le regard du feu fascine le phalene de meme que le regard du serpent fascine l'oiseau. Que le phalene et l'oiseau n'aillent point la, cela leur est-il possible? Est-il possible a la feuille de refuser obeissance au vent? Est-il possible a la pierre de refuser obeissance a la gravitation? Questions materielles, qui sont aussi des questions morales. Apres la lettre de la duchesse, Gwynplaine s'etait redresse. Il y avait en lui de profondes attaches qui avaient resiste. Mais les bourrasques, apres avoir epuise le vent d'un cote de l'horizon, recommencent de l'autre, et la destinee, comme la nature, a ses acharnements. Le premier coup ebranle, le second deracine. Helas! comment tombent les chenes? Ainsi, celui qui, enfant de dix ans, seul sur la falaise de Portland, pret a livrer bataille, regardait fixement les combattants a qui il allait avoir affaire, la rafale qui emportait le navire ou il comptait s'embarquer, le gouffre qui lui derobait cette planche de salut, le vide beant dont la menace est de reculer, la terre qui lui refusait un abri, le zenith qui lui refusait une etoile, la solitude sans pitie, l'obscurite sans regard, l'ocean, le ciel, toutes les violences dans un infini et toutes les enigmes dans l'autre; celui qui n'avait pas tremble ni defailli devant l'enormite hostile de l'inconnu; celui qui, tout petit, avait tenu tete a la nuit comme l'ancien Hercule avait tenu tete a la mort, celui qui, dans ce conflit demesure, avait fait ce defi de mettre toutes les chances contre lui en adoptant un enfant, lui enfant, et en s'embarrassant d'un fardeau, lui fatigue et fragile, rendant ainsi plus faciles les morsures a sa faiblesse, et otant lui-meme les muselieres aux monstres de l'ombre embusques autour de lui; celui qui, belluaire avant l'age, avait, tout de suite, des ses premiers pas hors du berceau, pris corps a corps la destinee; celui que sa disproportion avec la lutte n'avait pas empeche de lutter; celui qui, voyant tout a coup se faire autour de lui une occultation effrayante du genre humain, avait accepte cette eclipse et continue superbement sa marche; celui qui avait su avoir froid, avoir soif, avoir faim, vaillamment; celui qui, pygmee par la stature, avait ete colosse par l'ame; ce Gwynplaine qui avait vaincu l'immense vent de l'abime sous sa double forme, tempete et misere, chancelait sous ce souffle, une vanite! Ainsi, quand elle a epuise les detresses, les denuments, les orages, les rugissements, les catastrophes, les agonies, sur un homme reste debout, la Fatalite se met a sourire, et l'homme, brusquement devenu ivre, trebuche. Le sourire de la Fatalite. S'imagine-t-on rien de plus terrible? C'est la derniere ressource de l'impitoyable essayeur d'ames qui eprouve les hommes. Le tigre qui est dans le destin fait parfois patte de velours. Preparation redoutable. Douceur hideuse du monstre. La coincidence d'un affaiblissement avec un agrandissement, tout homme a pu l'observer en soi. Une croissance soudaine disloque et donne la fievre. Gwynplaine avait dans le cerveau le tourbillonnement vertigineux d'une foule de nouveautes, tout le clair-obscur de la metamorphose, on ne sait quelles confrontations etranges, le choc du passe contre l'avenir, deux Gwynplaines, lui-meme double; en arriere, un enfant en guenilles, sorti de la nuit, rodant, grelottant, affame, faisant rire, en avant, un seigneur eclatant, fastueux, superbe, eblouissant Londres. Il se depouillait de l'un et s'amalgamait a l'autre. Il sortait du saltimbanque et entrait dans le lord. Changements de peau qui sont parfois des changements d'ame. Par instants cela ressemblait trop au songe. C'etait complexe, mauvais et bon. Il pensait a son pere. Chose poignante, un pere qui est un inconnu. Il essayait de se le figurer. Il pensait a ce frere dont on venait de lui parler. Ainsi, une famille! Quoi! une famille, a lui Gwynplaine! Il se perdait dans des echafaudages fantastiques. Il avait des apparitions de magnificences; des solennites inconnues s'en allaient en nuage devant lui; il entendait des fanfares. --Et puis, disait-il, je serai eloquent. Et il se representait une entree splendide a la chambre des lords. Il arrivait gonfle de choses nouvelles. Que n'avait-il pas a dire? Quelle provision il avait faite! Quel avantage d'etre, au milieu d'eux, l'homme qui a vu, touche, subi, souffert, et de pouvoir leur crier: J'ai ete pres de tout ce dont vous etes loin! A ces patriciens repus d'illusions, il leur jettera la realite a la face, et ils trembleront, car il sera vrai, et ils applaudiront, car il sera grand. Il surgira parmi ces tout-puissants, plus puissant qu'eux; il leur apparaitra comme le porte-flambeau, car il leur montrera la verite, et comme le porte-glaive, car il leur montrera la justice. Quel triomphe! Et tout en faisant ces constructions dans son esprit, lucide et trouble a la fois, il avait des mouvements de delire, des accablements dans le premier fauteuil venu, des sortes d'assoupissements, des sursauts. Il allait, venait, regardait le plafond, examinait les couronnes, etudiait vaguement les hieroglyphes du blason, palpait le velours du mur, remuait les chaises, retournait les parchemins, lisait les noms, epelait les titres, Buxton, Homble, Gumdraith, Hunkerville, Clancharlie, comparait les cires et les cachets, tatait les tresses de soie des sceaux royaux, s'approchait de la fenetre, ecoutait le jaillissement de la fontaine, constatait les statues, comptait avec une patience de somnambule les colonnes de marbre, et disait: Cela est. Et il touchait son habit de satin, et il s'interrogeait: --Est-ce que c'est moi? Oui. Il etait en pleine tempete interieure. Dans cette tourmente, sentit-il sa defaillance et sa fatigue? But-il, mangea-t-il, dormit-il? S'il le fit, ce fut sans le savoir. Dans de certaines situations violentes, les instincts se satisfont comme bon leur semble sans que la pensee s'en mele. D'ailleurs sa pensee etait moins une pensee qu'une fumee. Au moment ou le flamboiement noir de l'eruption se degorge a travers son puits plein de tourbillons, le cratere a-t-il conscience des troupeaux qui paissent l'herbe au pied de sa montagne? Les heures passerent. L'aube parut et fit le jour. Un rayon blanc penetra dans la chambre et en meme temps entra dans l'esprit de Gwynplaine. --Et Dea! lui dit la clarte. LIVRE SIXIEME ASPECTS VARIES D'URSUS I CE QUE DIT LE MISANTHROPE Apres qu'Ursus eut vu Gwynplaine s'enfoncer sous la porte de la geole de Southwark, il demeura, hagard, dans le recoin ou il s'etait mis en observation. Il eut longtemps dans l'oreille ce grincement de serrures et de verrous qui semble le hurlement de joie de la prison devorant un miserable. Il attendit. Quoi? Il epia. Quoi? Ces inexorables portes, une fois fermees, ne se rouvrent pas tout de suite; elles sont ankylosees par leur stagnation dans les tenebres et elles ont les mouvements difficiles, surtout lorsqu'il s'agit de delivrer; entrer, soit; sortir, c'est different. Ursus le savait. Mais attendre est une chose qu'on n'est pas libre de cesser a volonte; on attend malgre soi; les actions que nous faisons degagent une force acquise qui persiste meme lorsqu'il n'y a plus d'objet, qui nous possede et nous tient, et qui nous oblige pendant quelque temps a continuer ce qui est desormais sans but. Le guet inutile, posture inepte que nous avons tous eue dans l'occasion, perte de temps que fait machinalement tout homme attentif a une chose disparue. Personne n'echappe a ces fixites-la. On s'obstine avec une sorte d'acharnement distrait. On ne sait pourquoi l'on reste a cet endroit ou l'on est, mais on y reste. Ce qu'on a commence activement, on le continue passivement. Tenacite epuisante d'ou l'on sort accable. Ursus, different des autres hommes, fut pourtant, comme le premier venu, cloue sur place par cette reverie melee de surveillance ou nous plonge un evenement qui peut tout sur nous et sur lequel nous ne pouvons rien. Il considerait tour a tour les deux murailles noires, tantot la basse, tantot la haute, tantot la porte ou il y avait une echelle de potence, tantot la porte ou il y avait une tete de mort; il etait comme pris dans cet etau compose d'une prison et d'un cimetiere. Cette rue evitee et impopulaire avait si peu de passants qu'on ne remarquait point Ursus. Enfin il sortit de l'encoignure quelconque qui l'abritait, espece de guerite de hasard ou il etait en vedette, et il s'en alla a pas lents. Le jour baissait, tant sa faction avait ete longue. De temps en temps il tournait le cou et regardait l'affreux guichet bas ou etait entre Gwynplaine. Il avait l'oeil vitreux et stupide. Il arriva au bout de la ruelle, prit une autre rue, puis une autre, retrouvant vaguement l'itineraire par ou il avait passe quelques heures auparavant. Par intervalles il se retournait, comme s'il pouvait encore voir la porte de la prison, quoiqu'il ne fut plus dans la rue ou etait la geole. Peu a peu il se rapprochait du Tarrinzeau-field. Les lanes qui avoisinaient le champ de foire etaient des sentiers deserts entre des clotures de jardins. Il marchait courbe le long des haies et des fosses. Tout a coup il fit halte, et se redressa, et il cria:--Tant mieux! En meme temps il se donna deux coups de poing sur la tete, puis deux coups de poing sur les cuisses, ce qui indique l'homme qui juge les choses comme il faut les juger. Et il se mit a grommeler entre cuir et chair, par moments avec des eclats de voix: --C'est bien fait! Ah! le gueux! le brigand! le chenapan! le vaurien! le seditieux! Ce sont ses propos sur le gouvernement qui l'ont mene la. C'est un rebelle. J'avais chez moi un rebelle. J'en suis delivre. J'ai de la chance. Il nous compromettait. Fourre au bagne! Ah! tant mieux! Excellence des lois. Ah! l'ingrat! moi qui l'avais eleve! Donnez-vous donc de la peine! Quel besoin avait-il de parler et de raisonner? Il s'est mele des questions d'etat! Je vous demande un peu! En maniant des sous, il a deblatere sur l'impot, sur les pauvres, sur le peuple, sur ce qui ne le regardait pas! il s'est permis des reflexions sur les pence! il a commente mechamment et malicieusement le cuivre de la monnaie du royaume! il a insulte les liards de sa majeste! un farthing, c'est la meme chose que la reine! l'effigie sacree, morbleu, l'effigie sacree. A-t-on une reine, oui ou non? respect a son vert-de-gris. Tout se tient dans le gouvernement. Il faut connaitre cela. J'ai vecu, moi. Je sais les choses. On me dira: Mais vous renoncez donc a la politique? La politique, mes amis, je m'en soucie autant que du poil bourru d'un ane. J'ai recu un jour un coup de canne d'un baronnet. Je me suis dit: Cela suffit, je comprends la politique. Le peuple n'a qu'un liard, il le donne, la reine le prend, le peuple remercie. Rien de plus simple. Le reste regarde les lords. Leurs seigneuries les lords spirituels et temporels. Ah! Gwynplaine est sous clef! Ah! il est aux galeres! c'est juste. C'est equitable, excellent, merite et legitime. C'est sa faute. Bavarder est defendu. Es-tu un lord, imbecile? Le wapentake l'a saisi, le justicier-quorum l'a emmene, le sheriff le tient. Il doit etre en ce moment-ci epluche par quelque sergent de la coiffe. Comme ca vous plume les crimes, ces habiles gens-la! Coffre, mon drole! Tant pis pour lui, tant mieux pour moi! Je suis, ma foi, bien content. J'avoue ingenument que j'ai de la chance. Quelle extravagance j'avais faite de ramasser ce petit et cette petite! Nous etions si tranquilles auparavant, Homo et moi! Qu'est-ce qu'ils venaient faire dans ma baraque, ces gredins-la? Les ai-je assez couves quand ils etaient mioches! les ai-je assez traines avec ma bricole! joli sauvetage! lui sinistrement laid, elle borgne des deux yeux! Privez-vous donc de tout! Ai-je assez tete pour eux les mamelles de la famine! Ca grandit, ca fait l'amour! Des flirtations d'infirmes, c'est la que nous en etions. Le crapaud et la taupe, idylle. J'avais ca dans mon intimite. Tout cela devait finir par la justice. Le crapaud a parle politique, c'est bon. M'en voila delivre. Quand le wapentake est venu, j'ai d'abord ete bete, on doute toujours du bonheur, j'ai cru que je ne voyais pas ce que je voyais, que c'etait impossible, que c'etait un cauchemar, que c'etait une farce que me faisait le reve. Mais non, il n'y a rien de plus reel. C'est plastique. Gwynplaine est bellement en prison. C'est un coup de la providence. Merci, bonne madame. C'est ce monstre qui, avec le tapage qu'il faisait, a attire l'attention sur mon etablissement, et a denonce mon pauvre loup! Parti, le Gwynplaine! Et me voila debarrasse des deux. D'un caillou deux bosses. Car Dea en mourra. Quand elle ne verra plus Gwynplaine--elle le voit, l'idiote!--elle n'aura plus de raison d'etre, elle se dira: Qu'est-ce que je fais en ce monde? Et elle partira, elle aussi. Bon voyage. Au diable tous les deux. Je les ai toujours detestes, ces etres! Creve, Dea. Ah! que je suis content! II CE QU'IL FAIT Il rejoignit l'inn Tadcaster. Six heures et demie sonnaient, la demie passe six, comme disent les anglais. C'etait un peu avant le crepuscule. Maitre Nicless etait sur le pas de sa porte. Sa face consternee n'avait point reussi depuis le matin a se detendre, et l'effarement y etait reste fige. Du plus loin qu'il apercut Ursus: --Eh bien? cria-t-il. --Eh bien quoi? --Gwynplaine va-t-il revenir? Il serait grand temps. Le public ne tardera pas a arriver. Aurons-nous ce soir la representation de l'Homme qui Rit? --L'Homme qui Rit, c'est moi, dit Ursus. Et il regarda le tavernier avec un ricanement eclatant. Puis il monta droit au premier, ouvrit la fenetre voisine de l'enseigne de l'inn, se pencha, allongea le poing, fit une pesee sur l'ecriteau de Gwynplaine--l'Homme qui Rit, et sur le panneau affiche de Chaos vaincu, decloua l'un, arracha l'autre, mit ces deux planches sous son bras, et redescendit. Maitre Nicless le suivait des yeux. --Pourquoi decrochez-vous ca? Ursus partit d'un second eclat de rire. --Pourquoi riez-vous? reprit l'hotelier. --Je rentre dans la vie privee. Maitre Nicless comprit, et donna ordre a son lieutenant, le boy Govicum, d'annoncer a quiconque se presenterait qu'il n'y aurait pas de representation le soir. Il ota de la porte la futaille-niche ou se faisait la recette, et la rencogna dans un angle de la salle basse. Un moment apres, Ursus montait dans la Green-Box. Il posa dans un coin les deux ecriteaux, et penetra dans ce qu'il appelait "le pavillon des femmes". Dea dormait. Elle etait sur son lit, tout habillee et son corps de jupe defait, comme dans les siestes. Pres d'elle, Vinos et Fibi, assises, l'une sur un escabeau, l'autre a terre, songeaient. Malgre l'heure avancee, elles n'avaient point revetu leur tricot de deesses, signe de profond decouragement. Elles etaient restees empaquetees dans leur guimpe de bure et dans leur robe de grosse toile. Ursus considera Dea. --Elle s'essaie a un plus long sommeil, murmura-t-il. Il apostropha Fibi et Vinos. --Vous savez, vous autres. C'est fini la musique. Vous pouvez mettre vos trompettes dans votre tiroir. Vous avez bien fait de ne pas vous harnacher en deites. Vous etes bien laides comme ceci, mais vous avez bien fait. Gardez vos cotillons de torchon. Pas de representation ce soir. Ni demain, ni apres-demain, ni apres apres-demain. Plus de Gwynplaine. Pas plus de Gwynplaine que sur ma patte. Et il se remit a regarder Dea. --Quel coup ca va lui donner! Ce sera comme une chandelle qu'on souffle. Il enfla ses joues. --Fouhh!--Plus rien. Il eut un petit rire sec. --Gwynplaine de moins, c'est tout de moins. Ce sera comme si je perdais Homo. Ce sera pire. Elle sera plus seule qu'une autre. Les aveugles, ca patauge dans plus de tristesse que nous. Il alla a la lucarne du fond. --Comme les jours allongent! on y voit encore a sept heures. Pourtant allumons le suif. Il battit le briquet et alluma la lanterne du plafond de la Green-Box. Il se pencha sur Dea. --Elle va s'enrhumer. Les femmes, vous lui avez trop delace son capingot. Il y a le proverbe francais: On est en avril, N'ote pas un fil. Il vit briller a terre une epingle, la ramassa et la piqua sur sa manche. Puis il arpenta la Green-Box en gesticulant. --Je suis en pleine possession de mes facultes. Je suis lucide, archilucide. Je trouve cet evenement tres correct, et j'approuve ce qui se passe. Quand elle va se reveiller, je lui dirai tout net l'incident. La catastrophe ne se fera pas attendre. Plus de Gwynplaine. Bonsoir, Dea. Comme tout ca est bien arrange! Gwynplaine dans la prison. Dea au cimetiere. Ils vont se faire vis-a-vis. Danse macabre. Deux destinees qui rentrent dans la coulisse. Serrons les costumes. Bouclons la valise. Valise, lisez cercueil. C'etait manque, ces deux creatures-la. Dea sans yeux, Gwynplaine sans visage. La-haut le bon Dieu rendra la clarte a Dea et la beaute a Gwynplaine. La mort est une mise en ordre. Tout est bien. Fibi, Vinos, accrochez vos tambourins au clou. Vos talents pour le vacarme vont se rouiller, mes belles. On ne jouera plus, on ne trompettera plus. Chaos vaincu est vaincu. L'Homme qui Rit est flambe. Taratantara est mort. Cette Dea dort toujours. Elle fait aussi bien. A sa place, je ne me reveillerais pas. Bah! elle sera vite rendormie. C'est tout de suite mort, une mauviette comme ca. Voila ce que c'est que de s'occuper de politique. Quelle lecon! Et comme les gouvernements ont raison! Gwynplaine au sheriff. Dea au fossoyeur. C'est parallele. Symetrie instructive. J'espere bien que le tavernier a barricade la porte. Nous allons mourir ce soir entre nous, en famille. Pas moi, ni Homo. Mais Dea. Moi, je continuerai de faire rouler le berlingot. J'appartiens aux meandres de la vie vagabonde. Je congedierai les deux filles. Je n'en garderai pas meme une. J'ai de la tendance a etre un vieux debauche. Une servante chez un libertin, c'est du pain sur la planche. Je ne veux pas de tentation. Ce n'est plus de mon age. _Turpe senilis amor_. Je poursuivrai ma route tout seul avec Homo. C'est Homo qui va etre etonne! Ou est Gwynplaine? ou est Dea? Mon vieux camarade, nous revoila ensemble. Par la peste, je suis ravi. Ca m'encombrait, leurs bucoliques. Ah! ce garnement de Gwynplaine qui ne revient meme pas! Il nous plante la. C'est bon. Maintenant c'est le tour de Dea. Ce ne sera pas long. J'aime les choses finies. Je ne donnerais pas une chiquenaude sur le bout du nez du diable pour l'empecher de crever. Creve, entends-tu! Ah! elle se reveille! Dea ouvrit les paupieres; car beaucoup d'aveugles ferment les yeux pour dormir. Son doux visage ignorant avait tout son rayonnement. --Elle sourit, murmura Ursus, et moi je ris. Ca va bien. Dea appela. --Fibi! Vinos! Il doit etre l'heure de la representation. Je crois avoir dormi longtemps. Venez m'habiller. Ni Fibi, ni Vinos ne bougerent. Cependant cet ineffable regard d'aveugle qu'avait Dea venait de rencontrer la prunelle d'Ursus. Il tressaillit. --Eh bien! cria-t-il, qu'est-ce que vous faites donc? Vinos, Fibi, vous n'entendez pas votre maitresse? Est-ce que vous etes sourdes? Vite! la representation va commencer. Les deux femmes regarderent Ursus, stupefaites. Ursus vocifera. --Vous ne voyez pas le public qui entre. Fibi, habille Dea. Vinos, tambourine. Obeissance, c'etait Fibi. Passive, c'etait Vinos. A elles deux elles personnifiaient la soumission. Leur maitre Ursus avait toujours ete pour elle une enigme. N'etre jamais compris est une raison pour etre toujours obei. Elles penserent simplement qu'il devenait fou, et executerent l'ordre. Fibi decrocha le costume et Vinos le tambour. Fibi commenca a habiller Dea. Ursus baissa la portiere du gynecee et, de derriere le rideau, continua: --Regarde donc, Gwynplaine! la cour est deja plus qu'a moitie remplie de multitude. On se bouscule dans les vomitoires. Quelle foule! que dis-tu de Fibi et de Vinos qui n'avaient pas l'air de s'en apercevoir? que ces femmes brehaignes sont stupides! qu'on est bete en Egypte! Ne souleve pas la portiere. Sois pudique, Dea s'habille. Il fit une pause, et tout a coup on entendit cette exclamation: --Que Dea est belle! C'etait la voix de Gwynplaine. Fibi et Vinos eurent une secousse et se retournerent. C'etait la voix de Gwynplaine, mais dans la bouche d'Ursus. Ursus, d'un signe, par l'entre-baillement de la portiere, leur fit defense de s'etonner. Il reprit avec la voix de Gwynplaine: --Ange! Puis il repliqua avec la voix d'Ursus: --Dea, un ange! tu es fou, Gwynplaine. Il n'y a de mammifere volant que la chauve-souris. Et il ajouta: --Tiens, Gwynplaine, va detacher Homo. Ce sera plus raisonnable. Et il descendit l'escalier d'arriere de la Green-Box, tres vite, a la facon leste de Gwynplaine. Tapage imitatif que Dea put entendre. Il avisa dans la cour le boy que toute cette aventure faisait oisif et curieux. --Tends tes deux mains, lui dit-il tout bas. Et il lui vida dedans une poignee de sous. Govicum fut attendri de cette munificence. Ursus lui chuchota a l'oreille: --Boy, installe-toi dans la cour, saute, danse, cogne, gueule, braille, siffle, roucoule, hennis, applaudis, trepigne, eclate de rire, casse quelque chose. Maitre Nicless, humilie et depite de voir les gens venus pour l'Homme qui Rit rebrousser chemin et refluer vers les autres baraques du champ de foire, avait ferme la porte de l'inn; il avait meme renonce a donner a boire ce soir-la, afin d'eviter l'ennui des questions; et, dans le desoeuvrement de la representation manquee, chandelle au poing, il regardait dans la cour du haut du balcon. Ursus, avec la precaution de mettre sa voix entre parentheses dans les paumes de ses deux mains ajustees a sa bouche, lui cria: --Gentleman, faites comme votre boy, glapissez, jappez, hurlez. Il remonta dans la Green-Box et dit au loup: --Parle le plus que tu pourras. Et, haussant la voix: --Il y a trop de foule. Je crois que nous allons avoir une representation cahotee. Cependant Vinos tapait du tambour. Ursus poursuivit: --Dea est habillee. On va pouvoir commencer. Je regrette qu'on ait laisse entrer tant de public. Comme ils sont tasses! Mais vois donc, Gwynplaine! y en a-t-il de la tourbe effrenee! je gage que nous ferons notre plus grosse recette aujourd'hui. Allons, drolesses, toutes deux a la musique! Arrive ici, Fibi, saisis ton clairon. Bon, Vinos, rosse ton tambour. Flanque-lui une raclee. Fibi, prends une pose de Renommee. Mesdemoiselles, je ne vous trouve pas assez nues comme cela. Otez-moi ces jaquettes. Remplacez la toile par la gaze. Le public aime les formes de la femme. Laissons tonner les moralistes. Un peu d'indecence, morbleu. Soyons voluptueuses. Et ruez-vous dans des melodies eperdues. Ronflez, cornez, crepitez, fanfarez, tambourinez! Que de monde, mon pauvre Gwynplaine! Il s'interrompit: --Gwynplaine, aide-moi. Baissons le panneau. Cependant il deploya son mouchoir. --Mais d'abord laisse-moi mugir dans mon haillon. Et il se moucha energiquement, ce que doit toujours faire un engastrimythe. Son mouchoir remis dans sa poche, il retira les clavettes du jeu de poulies qui fit son grincement ordinaire. Le panneau s'abaissa. --Gwynplaine, il est inutile d'ecarter la triveline. Gardons le rideau jusqu'a ce que la representation commence. Nous ne serions pas chez nous. Vous, venez sur l'avant-scene toutes deux. Musique, mesdemoiselles! Poum! Poum! Poum! La chambree est bien composee. C'est la lie du peuple. Que de populace, mon Dieu! Les deux brehaignes, abruties d'obeissance, s'installerent avec leurs instruments a leur place habituelle aux deux angles du panneau abaisse. Alors Ursus devint extraordinaire. Ce ne fut plus un homme, ce fut une foule. Force de faire la plenitude avec le vide, il appela a son secours une ventriloquie prodigieuse. Tout l'orchestre de voix humaines et bestiales qu'il avait en lui entra en branle a la fois. Il se fit legion. Quelqu'un qui eut ferme les yeux eut cru etre dans une place publique un jour de fete ou un jour d'emeute. Le tourbillon de begaiements et de clameurs qui sortait d'Ursus chantait, clabaudait, causait, toussait, crachait, eternuait, prenait du tabac, dialoguait, faisait les demandes et les reponses, tout cela a la fois. Les syllabes ebauchees rentraient les unes dans les autres. Dans cette cour ou il n'y avait rien, on entendait des hommes, des femmes, des enfants. C'etait la confusion claire du brouhaha. A travers ce fracas, serpentaient, comme dans une fumee, des cacophonies etranges, des gloussements d'oiseaux, des jurements de chats, des vagissements d'enfants qui tettent. On distinguait l'enrouement des ivrognes. Le mecontentement des dogues sous les pieds des gens bougonnait. Les voix venaient de loin et de pres, d'en haut et d'en bas, du premier plan et du dernier. L'ensemble etait une rumeur, le detail etait un cri. Ursus cognait du poing, frappait du pied, jetait sa voix tout au fond de la cour, puis la faisait venir de dessous terre. C'etait orageux et familier. Il passait du murmure au bruit, du bruit au tumulte, du tumulte a l'ouragan. Il etait lui et tous. Soliloque et polyglotte. De meme qu'il y a le trompe-l'oeil, il y a le trompe-l'oreille. Ce que Protee faisait pour le regard, Ursus le faisait pour l'ouie. Rien de merveilleux comme ce fac-simile de la multitude. De temps en temps il ecartait la portiere du gynecee et regardait Dea. Dea ecoutait. De son cote dans la cour le boy faisait rage. Vinos et Fibi s'essoufflaient consciencieusement dans les trompettes et se demenaient sur les tambourins. Maitre Nicless, spectateur unique, se donnait, comme elles, l'explication tranquille qu'Ursus etait fou, ce qui du reste n'etait qu'un detail grisatre ajoute a sa melancolie. Le brave hotelier grommelait: Quel desordres! Il etait serieux comme quelqu'un qui se souvient qu'il y a des lois. Govicum, ravi d'etre utile a du desordre, se demenait presque autant qu'Ursus. Cela l'amusait. De plus, il gagnait ses sous. Homo etait pensif. A son vacarme, Ursus melait des paroles. --C'est comme a l'ordinaire, Gwynplaine, il y a de la cabale. Nos concurrents sapent nos succes. La huee, assaisonnement du triomphe. Et puis les gens sont trop nombreux. Ils sont mal a leur aise. L'angle des coudes du voisin ne dispose pas a la bienveillance. Pourvu qu'ils ne cassent pas les banquettes! Nous allons etre en proie a une population insensee. Ah! si notre ami Tom-Jim-Jack etait la! mais il ne vient plus. Vois donc toutes ces tetes les unes sur les autres. Ceux qui sont debout n'ont pas l'air content, quoique se tenir debout soit, selon Galien, un mouvement, que ce grand homme appelle "le mouvement tonique". Nous abregerons le spectacle. Comme il n'y a que _Chaos vaincu_ d'affiche, nous ne jouerons pas _Ursus rursus_. C'est toujours ca de gagne. Quel hourvari! O turbulence aveugle des masses! Ils nous feront quelque degat! Ca ne peut pourtant pas continuer comme ca. Nous ne pourrions pas jouer. On ne saisirait pas un mot de la piece. Je vais les haranguer. Gwynplaine, ecarte un peu la triveline. Citoyens... Ici Ursus se cria a lui-meme d'une voix febrile et pointue: --A bas le vieux! Et il reprit, de sa voix a lui: --Je crois que le peuple m'insulte. Ciceron a raison: _plebs, fex urbis_. N'importe, admonestons la mob. J'aurai beaucoup de peine a me faire entendre. Je parlerai pourtant. Homme, fais ton devoir. Gwynplaine, vois donc cette megere qui grince la-bas. Ursus fit une pause ou il placa un grincement. Homo, provoque, en ajouta un second, et Govicum un troisieme. Ursus poursuivit. --Les femmes sont pires que les hommes. Moment peu propice. C'est egal, essayons le pouvoir d'un discours. Il est toujours l'heure d'etre disert.--Ecoute ca, Gwynplaine, exorde insinuant.--Citoyennes et citoyens, c'est moi qui suis l'ours. J'ote ma tete pour vous parler. Je reclame humblement le silence. Ursus preta a la foule ce cri: --Grumphll! Et continua: --Je venere mon auditoire. Grumphll est un epiphoneme comme un autre. Salut, population grouillante. Que vous soyez tous de la canaille, je n'en fais nul doute. Cela n'ote rien a mon estime. Estime reflechie. J'ai le plus profond respect pour messieurs les sacripants qui m'honorent de leur pratique. Il y a parmi vous des etres difformes, je ne m'en offense point. Messieurs les boiteux et messieurs les bossus sont dans la nature. Le chameau est gibbeux; le bison est enfle du dos; le blaireau a les jambes plus courtes a gauche qu'a droite; le fait est determine par Aristote dans son traite du marcher des animaux. Ceux d'entre vous qui ont deux chemises en ont une sur le torse et l'autre chez l'usurier. Je sais que cela se fait. Albuquerque mettait en gage sa moustache et saint Denis son aureole. Les juifs pretaient, meme sur l'aureole. Grands exemples. Avoir des dettes, c'est avoir quelque chose. Je revere en vous des gueux. Ursus se coupa par cette interruption en basse profonde: --Triple baudet! Et il repondit de son accent le plus poli: --D'accord. Je suis un savant. Je m'en excuse comme je peux. Je meprise scientifiquement la science. L'ignorance est une realite dont on se nourrit; la science est une realite dont on jeune. En general on est force d'opter: etre un savant, et maigrir; brouter, et etre un ane. O citoyens, broutez! La science ne vaut pas une bouchee de quelque chose de bon. J'aime mieux manger de l'aloyau que de savoir qu'il s'appelle le muscle psoas. Je n'ai, moi, qu'un merite. C'est l'oeil sec. Tel que vous me voyez, je n'ai jamais pleure. Il faut dire que je n'ai jamais ete content. Jamais content. Pas meme de moi. Je me dedaigne. Mais, je soumets ceci aux membres de l'opposition ici presents, si Ursus n'est qu'un savant, Gwynplaine est un artiste. Il renifla de nouveau: --Grumphll! Et il reprit: --Encore Grumphll! c'est une objection. Neanmoins je passe outre. Et Gwynplaine, o messieurs, mesdames! a pres de lui un autre artiste, c'est ce personnage distingue et velu qui nous accompagne, le seigneur Homo, ancien chien sauvage, aujourd'hui loup civilise, et fidele sujet de sa majeste. Homo est un mime d'un talent fondu et superieur. Soyez attentifs et recueillis. Vous allez tout a l'heure voir jouer Homo, ainsi que Gwynplaine, et il faut honorer l'art. Cela sied aux grandes nations. Etes-vous des hommes des bois? J'y souscris. En ce cas, _sylvae sint consule dignae_. Deux artistes valent bien un consul. Bon. Ils viennent de me jeter un trognon de chou. Mais je n'ai pas ete touche. Cela ne m'empechera pas de parler. Au contraire. Le danger esquive est bavard. _Garrula pericula_, dit Juvenal. Peuple, il y a parmi vous des ivrognes, il y a aussi des ivrognesses. C'est tres bien. Les hommes sont infects, les femmes sont hideuses. Vous avez toutes sortes d'excellentes raisons pour vous entasser ici sur ces bancs de cabaret, le desoeuvrement, la paresse, l'intervalle entre deux vols, le porter, l'ale, le stout, le malt, le brandy, le gin, et l'attrait d'un sexe pour l'autre sexe. A merveille. Un esprit tourne au badinage aurait ici un beau champ. Mais je m'abstiens. Luxure, soit. Pourtant il faut que l'orgie ait de la tenue. Vous etes gais, mais bruyants. Vous imitez avec distinction les cris des betes; mais que diriez-vous si, quand vous parlez d'amour avec une lady dans un bouge, je passais mon temps a aboyer apres vous? Cela vous generait. Eh bien, cela nous gene. Je vous autorise a vous taire. L'art est aussi respectable que la debauche. Je vous parle un langage honnete. Il s'apostropha: --Que la fievre t'etrangle avec tes sourcils en epis de seigle! Et il repliqua: --Honorables messieurs, laissons les epis de seigle tranquilles. C'est une impiete de faire violence aux vegetables pour leur trouver une ressemblance humaine ou animale. En outre, la fievre n'etrangle pas. Fausse metaphore. De grace, faites silence! souffrez qu'on vous le dise, vous manquez un peu de cette majeste qui caracterise le vrai gentilhomme anglais! Je constate que, parmi vous, ceux qui ont des souliers a travers lesquels passent leurs orteils en profitent pour poser leurs pieds sur les epaules des spectateurs qui sont devant eux, ce qui expose les dames a faire la remarque que les semelles se crevent toujours au point ou est la tete des os metatarsiens. Montrez un peu moins vos pieds, et montrez un peu plus vos mains. J'apercois d'ici des fripons qui plongent leurs griffes ingenieuses dans les goussets de leurs voisins imbeciles. Chers pick-pockets, de la pudeur! Boxez le prochain, si vous voulez, ne le devalisez pas. Vous facherez moins les gens en leur pochant un oeil qu'en leur chipant un sou. Endommagez les nez, soit. Le bourgeois tient a son argent plus qu'a sa beaute. Du reste, agreez mes sympathies. Je n'ai point le pedantisme de blamer les filous. Le mal existe. Chacun l'endure, et chacun le fait. Nul n'est exempt de la vermine de ses peches. Je ne parle que de celle-la. N'avons-nous pas tous nos demangeaisons? Dieu se gratte a l'endroit du diable. Moi-meme j'ai fait des fautes. _Plaudite, cives_. Ursus executa un long groan qu'il domina par ces paroles finales: --Milords et messieurs, je vois que mon discours a eu le bonheur de vous deplaire. Je prends conge de vos huees pour un moment. Maintenant je vais remettre ma tete, et la representation va commencer. Il quitta l'accent oratoire pour le ton intime. --Referme la triveline. Respirons. J'ai ete mielleux. J'ai bien parle. Je les ai appeles milords et messieurs. Langage veloute, mais inutile. Que dis-tu de toute cette crapule, Gwynplaine? Comme on se rend bien compte des maux que l'Angleterre a soufferts depuis quarante ans par l'emportement de ces esprits aigres et malicieux! Les anciens anglais etaient belliqueux, ceux-ci sont melancoliques et illumines, et ils se font gloire de mepriser les lois et de meconnaitre l'autorite royale. J'ai fait tout ce que peut faire l'eloquence humaine. Je leur ai prodigue des metonymies gracieuses comme la joue en fleur d'un adolescent. Sont-ils adoucis? J'en doute. Qu'attendre d'un peuple qui mange si extraordinairement, et qui se bourre de tabac, au point qu'en ce pays les gens de lettres eux-memes composent souvent leurs ouvrages avec une pipe a la bouche! C'est egal, jouons la piece. On entendit glisser sur leur tringle les anneaux de la triveline. Le tambourinage des brehaignes cessa. Ursus decrocha sa chiffonie, executa son prelude, dit a demi-voix: Hein! Gwynplaine, comme c'est mysterieux! puis se bouscula avec le loup. Cependant, en meme temps que la chiffonie, il avait ote du clou une perruque tres bourrue qu'il avait, et il l'avait jetee sur le plancher dans un coin a sa portee. La representation de _Chaos vaincu_ eut lieu presque comme a l'ordinaire, moins les effets de lumiere bleue et les feeries d'eclairage. Le loup jouait de bonne foi. Au moment voulu, Dea fit son apparition et de sa voix tremblante et divine evoqua Gwynplaine. Elle etendit le bras, cherchant cette tete... Ursus se rua sur la perruque, l'ebouriffa, s'en coiffa, et avanca doucement, en retenant son souffle, sa tete ainsi herissee sous la main de Dea. Puis, appelant a lui tout son art et copiant la voix de Gwynplaine, il chanta avec un ineffable amour la reponse du monstre a l'appel de l'esprit. L'imitation fut si parfaite que, cette fois encore, les deux brehaignes chercherent des yeux Gwynplaine, effrayees de l'entendre sans le voir. Govicum, emerveille, trepigna, applaudit, battit des mains, produisit un vacarme olympien, et rit a lui tout seul comme une troupe de dieux. Ce boy, disonsle, deploya un rare talent de spectateur. Fibi et Vinos, automates dont Ursus poussait les ressorts, firent le tohu-bohu habituel d'instruments, cuivre et peau d'ane meles, qui marquait la fin de la representation et accompagnait le depart du public. Ursus se releva en sueur. Il dit tout bas a Homo:--Tu comprends qu'il s'agissait de gagner du temps. Je crois que nous avons reussi. Je ne m'en suis point mal tire, moi qui avais pourtant le droit d'etre assez eperdu. Gwynplaine peut encore revenir d'ici a demain. Il etait inutile de tuer tout de suite Dea. Je t'explique la chose, a toi. Il ota la perruque et s'essuya le front. --Je suis un ventriloque de genie, murmura-t-il. Quel talent j'ai eu! J'ai egale Brabant, l'engastrimythe du roi de France Francois Ier. Dea est convaincue que Gwynplaine est ici. --Ursus, dit Dea, ou est Gwynplaine? Ursus se retourna, en sursaut. Dea etait restee au fond du theatre, debout sous la lanterne du plafond. Elle etait pale, d'une paleur d'ombre. Elle reprit avec un ineffable sourire desespere: --Je sais. Il nous a quittes. Il est parti. Je savais bien qu'il avait des ailes. Et, levant vers l'infini ses yeux blancs, elle ajouta: --A quand moi? III COMPLICATIONS Ursus demeura interdit. Il n'avait pas fait illusion. Etait-ce la faute de sa ventriloquie? Non certes. Il avait reussi a tromper Fibi et Vinos, qui avaient des yeux, et non a tromper Dea, qui etait aveugle. C'est que les prunelles seules de Fibi et de Vinos etaient lucides, tandis que, chez Dea, c'etait le coeur qui voyait. Il ne put repondre un mot. Et il pensa a part lui: _Bos in lingua_. L'homme interdit a un boeuf sur la langue. Dans les emotions complexes, l'humiliation est le premier sentiment qui se fasse jour. Ursus songea: --J'ai gaspille mes onomatopees. Et, comme tout reveur accule au pied du mur de l'expedient, il s'injuria: --Chute a plat. J'ai epuise en pure perte l'harmonie imitative. Mais qu'allons-nous devenir maintenant? Il regarda Dea. Elle se taisait, de plus en plus palissante, sans faire un mouvement. Son oeil perdu restait fixe dans les profondeurs. Un incident vint a propos. Ursus apercut dans la cour maitre Nicless, sa chandelle en main, qui lui faisait signe. Maitre Nicless n'avait point assiste a la fin de l'espece de comedie fantome jouee par Ursus. Cela tenait a ce qu'on avait frappe a la porte de l'inn. Maitre Nicless etait alle ouvrir. Deux fois on avait frappe, ce qui avait fait deux eclipses de maitre Nicless. Ursus, absorbe par son monologue a cent voix, ne s'en etait point apercu. Sur l'appel muet de maitre Nicless, Ursus descendit. Il s'approcha de l'hotelier. Ursus mit un doigt sur sa bouche. Maitre Nicless mit un doigt sur sa bouche. Tous deux se regarderent ainsi. Chacun d'eux semblait dire a l'autre: Causons, mais taisons-nous. Le tavernier, silencieusement, ouvrit la porte de la salle basse de l'inn. Maitre Nicless entra, Ursus entra. Il n'y avait personne qu'eux deux. La devanture sur la rue, porte et volets, etait close. Le tavernier poussa derriere lui la porte de la cour, qui se ferma au nez de Govicum curieux. Maitre Nicless posa la chandelle sur une table. Le dialogue s'engagea. A demi-voix, comme un chuchotement. --Maitre Ursus... --Maitre Nicless? --J'ai fini par comprendre. --Bah! --Vous avez voulu faire croire a la pauvre aveugle que tout etait ici comme a l'ordinaire. --Aucune loi ne defend d'etre ventriloque. --Vous avez du talent. --Non. --C'est prodigieux a quel point vous faites ce que vous voulez faire. --Je vous dis que non. --Maintenant j'ai a vous parler. --Est-ce de la politique? --Je n'en sais rien. --C'est que je n'ecouterais pas. --Voici. Pendant que vous faisiez la piece et le public a vous tout seul, on a frappe a la porte de la taverne. --On a frappe a la porte? --Oui. --Je n'aime pas ca. --Moi non plus. --Et puis? --Et puis j'ai ouvert. --Qui est-ce qui frappait? --Quelqu'un qui m'a parle. --Qu'est-ce qu'il a dit? --Je l'ai ecoute. --Qu'est-ce que vous avez repondu? --Rien. Je suis revenu vous voir jouer. --Et?... --Et l'on a frappe une seconde fois. --Qui? le meme? --Non. Un autre. --Quelqu'un encore qui vous a parle? --Quelqu'un qui ne m'a rien dit. --Je le prefere. --Moi pas. --Expliquez-vous, maitre Nicless. --Devinez qui avait parle la premiere fois. --Je n'ai pas le temps d'etre Oedipe. --C'etait le maitre du circus. --D'a cote? --D'a cote. --Ou il y a toute cette musique enragee? --Enragee. --Eh bien? --Eh bien, maitre Ursus, il vous fait des offres. --Des offres? --Des offres. --Pourquoi? --Parce que. --Vous avez sur moi un avantage, maitre Nicless, c'est que vous, tout a l'heure, vous avez compris mon enigme, et que moi, maintenant, je ne comprends pas la votre. --Le maitre du circus m'a charge de vous dire qu'il avait vu ce matin passer le cortege de police, et que lui, le maitre du circus, voulant vous prouver qu'il est votre ami, il vous offrait de vous acheter, moyennant cinquante livres sterling payees comptant, votre berlingot, la Green-Box, vos deux chevaux, vos trompettes avec les femmes qui y soufflent, votre piece avec l'aveugle qui chante dedans, votre loup, et vous avec. Ursus eut un hautain sourire. --Maitre de l'inn Tadcaster, vous direz au maitre du circus que Gwynplaine va revenir. Le tavernier prit sur une chaise quelque chose qui etait dans l'obscurite, et se retourna vers Ursus, les deux bras leves, laissant pendre de l'une de ses mains un manteau et de l'autre une esclavine de cuir, un chapeau de feutre et un capingot. Et maitre Nicless dit: --L'homme qui a frappe la seconde fois, et qui etait un homme de police, et qui est entre et sorti sans prononcer une parole, a apporte ceci. Ursus reconnut l'esclavine, le capingot, le chapeau et le manteau de Gwynplaine. IV MOENIBUS SURDIS CAMPANA MUTA Ursus palpa le feutre du chapeau, le drap du manteau, la serge du capingot, le cuir de l'esclavine, ne put douter de cette defroque, et d'un geste bref et imperatif, sans dire un mot, designa a maitre Nicless la porte de l'inn. Maitre Nicless ouvrit. Ursus se precipita hors de la taverne. Maitre Nicless le suivit des yeux, et vit Ursus courir, autant que le lui permettaient ses vieilles jambes, dans la direction prise le matin par le wapentake emmenant Gwynplaine. Un quart d'heure apres, Ursus essouffle arrivait dans la petite rue ou etait l'arriere-guichet de la geole de Southwark et ou il avait passe deja tant d'heures d'observation. Cette ruelle n'avait pas besoin de minuit pour etre deserte. Mais, triste le jour, elle etait inquietante la nuit. Personne ne s'y hasardait passe une certaine heure. Il semblait qu'on craignit que les deux murs ne se rapprochassent, et qu'on eut peur, s'il prenait fantaisie a la prison et au cimetiere de s'embrasser, d'etre ecrase par l'embrassement. Effets nocturnes. Les saules tronques de la ruelle Vauvert a Paris etaient de la sorte mal fames. On pretendait que la nuit ces moignons d'arbres se changeaient en grosses mains et empoignaient les passants. D'instinct le peuple de Southwark evitait, nous l'avons dit, cette rue entre prison et cimetiere. Jadis elle avait ete barree la nuit d'une chaine de fer. Tres inutile; car la meilleure chaine pour fermer cette rue, c'etait la peur qu'elle faisait. Ursus y entra resolument. Quelle idee avait-il? Aucune. Il venait dans cette rue aux informations. Allait-il frapper a la porte de la geole? Non certes. Cet expedient effroyable et vain ne germait pas dans son cerveau. Tenter de s'introduire la pour demander un renseignement? Quelle folie! Les prisons n'ouvrent pas plus a qui veut entrer qu'a qui veut sortir. Leurs gonds ne tournent que sur la loi. Ursus le savait. Que venait-il donc faire dans cette rue? Voir. Voir quoi? Rien. On ne sait pas. Le possible. Se retrouver en face de la porte ou Gwynplaine avait disparu, c'etait deja quelque chose. Quelquefois le mur le plus noir et le plus bourru parle, et d'entre les pierres une lueur sort. Une vague transsudation de clarte se degage parfois d'un entassement ferme et sombre. Examiner l'enveloppe d'un fait, c'est etre utilement aux ecoutes. Nous avons tous cet instinct de ne laisser, entre le fait qui nous interesse et nous, que le moins d'epaisseur possible. C'est pourquoi Ursus etait retourne dans la ruelle ou etait l'entree basse de la maison de force. Au moment ou il s'engagea dans la ruelle, il entendit un coup de cloche, puis un second. --Tiens, pensa-t-il, serait-ce deja minuit? Machinalement, il se mit a compter: --Trois, quatre, cinq. Il songea: --Comme les coups de cette cloche sont espaces! quelle lenteur!--Six. Sept. Et il fit cette remarque: --Quel son lamentable!--Huit, neuf.--Ah! rien de plus simple. Etre dans une prison, cela attriste une horloge.--Dix.--Et puis, le cimetiere est la. Cette cloche sonne l'heure aux vivants et l'eternite aux morts.--Onze.--Helas! sonner une heure a qui n'est pas libre, c'est aussi sonner une eternite!--Douze. Il s'arreta. --Oui, c'est minuit. La cloche sonna un treizieme coup. Ursus tressaillit. --Treize! Il y eut un quatorzieme coup. Puis un quinzieme. --Qu'est-ce que cela veut dire? Les coups continuerent a longs intervalles. Ursus ecoutait. --Ce n'est pas une cloche d'horloge. C'est la cloche Muta. Aussi je disais: Comme minuit sonne longtemps! cette cloche ne sonne pas, elle tinte. Que se passe-t-il de sinistre? Toute prison autrefois, comme tout monastere, avait sa cloche dite muta, reservee aux occasions melancoliques. La muta, "la muette", etait une cloche tintant tres bas, qui avait l'air de faire son possible pour n'etre pas entendue. Ursus avait regagne l'encoignure commode au guet, d'ou il avait pu, pendant une grande partie de la journee, epier la prison. Les tintements se suivaient, a une lugubre distance l'un de l'autre. Un glas fait dans l'espace une vilaine ponctuation. Il marque dans les preoccupations de tout le monde des alineas funebres. Un glas de cloche ressemble a un rale d'homme. Annonce d'agonie. Si, dans les maisons, ca et la, aux environs de cette cloche en branle, il y a des reveries eparses et en attente, ce glas les coupe en troncons rigides. La reverie indecise est une sorte de refuge; on ne sait quoi de diffus dans l'angoisse permet a quelque esperance de percer; le glas, desolant, precise. Cette diffusion, il la supprime, et, dans ce trouble, ou l'inquietude tache de rester en suspens, il determine des precipites. Un glas parle a chacun dans le sens de son chagrin ou de son effroi. Une cloche tragique, cela vous regarde. Avertissement. Rien de sombre comme un monologue sur lequel tombe cette cadence. Les retours egaux indiquent une intention. Qu'est-ce que ce marteau, la cloche, forge sur cette enclume, la pensee? Ursus, confusement, comptait, bien que cela n'eut aucun but, les tintements du glas. Se sentant sur un glissement, il faisait effort pour ne point ebaucher de conjectures. Les conjectures sont un plan incline ou l'on va inutilement trop loin. Neanmoins, que signifiait cette cloche? Il regardait l'obscurite a l'endroit ou il savait qu'etait la porte de la prison. Tout a coup, a cet endroit meme qui faisait une sorte de trou noir, il y eut une rougeur. Cette rougeur grandit et devint une clarte. Cette rougeur n'avait rien de vague. Elle eut tout de suite une forme et des angles. La porte de la geole venait de tourner sur ses gonds. Cette rougeur en dessinait le cintre et les chambranles. C'etait plutot un entre-baillement qu'une ouverture. Une prison, cela ne s'ouvre pas, cela baille. D'ennui peut-etre. La porte du guichet donna passage a un homme qui avait une torche a la main. La cloche ne discontinuait pas. Ursus se sentit saisi par deux attentes; il se mit en arret, l'oreille au glas, l'oeil a la torche. Apres cet homme, la porte, qui n'etait qu'entrebaillee, s'elargit tout a fait, et donna issue a deux autres hommes, puis a un quatrieme. Ce quatrieme etait le wapentake, visible a la lumiere de la torche. Il avait au poing son baton de fer. A la suite du wapentake, defilerent, debouchant de dessous le guichet, en ordre, deux par deux, avec la rigidite d'une serie de poteaux qui marcheraient, des hommes silencieux. Ce cortege nocturne franchissait la porte basse couple par couple, comme les bini d'une procession de penitents, sans solution de continuite, avec un soin lugubre de ne faire aucun bruit, gravement, presque doucement. Un serpent qui sort d'un trou a cette precaution. La torche faisait saillir les profils et les attitudes. Profils farouches, attitudes mornes. Ursus reconnut tous les visages de police qui, le matin, avaient emmene Gwynplaine. Nul doute. C'etaient les memes. Ils reparaissaient. Evidemment Gwynplaine aussi allait reparaitre. Ils l'avaient amene la; ils le ramenaient. C'etait clair. La prunelle d'Ursus redoubla de fixite. Mettrait-on Gwynplaine en liberte? La double file des gens de police s'ecoulait de la voute basse tres lentement, et comme goutte a goutte. La cloche, qui ne s'interrompait point, semblait leur marquer le pas. En sortant de la prison, le cortege, montrant le dos a Ursus, tournait a droite dans le troncon de la rue oppose a celui ou il etait poste. Une deuxieme torche brilla sous le guichet. Ceci annoncait la fin du cortege. Ursus allait voir ce qu'ils emmenaient. Le prisonnier. L'homme. Ursus allait voir Gwynplaine. Ce qu'ils emmenaient apparut. C'etait une biere. Quatre hommes portaient une biere couverte d'un drap noir. Derriere eux venait un homme ayant une pelle sur l'epaule. Une troisieme torche allumee, tenue par un personnage lisant dans un livre, qui devait etre un chapelain, fermait le cortege. La biere prit la file a la suite des gens de police qui avaient tourne a droite. En meme temps la tete du cortege s'arreta. Ursus entendit le grincement d'une clef. Vis-a-vis la prison, dans le mur bas qui longeait l'autre cote de la rue, une deuxieme ouverture de porte s'eclaira par une torche qui passa dessous. Cette porte, sur laquelle on distinguait une tete de mort, etait la porte du cimetiere. Le wapentake s'engagea dans cette ouverture, puis les hommes, puis la deuxieme torche apres la premiere; le cortege y decrut comme le reptile rentrant; la file entiere des gens de police penetra dans cette autre obscurite qui etait au dela de cette porte, puis la biere, puis l'homme a la pelle, puis le chapelain avec sa torche et son livre, et la porte se referma. Il n'y eut plus rien qu'une lueur au-dessus d'un mur. On entendit un chuchotement, puis des coups sourds. C'etaient sans doute le chapelain et le fossoyeur qui jetaient sur le cercueil, l'un, des versets de priere, l'autre, des pelletees de terre. Le chuchotement cessa, les coups sourds cesserent. Un mouvement se fit, les torches brillerent, le wapentake repassa, tenant haut le weapon, sous la porte rouverte du cimetiere, le chapelain revint avec son livre, le fossoyeur avec sa pelle, le cortege reparut, sans le cercueil, la double file d'hommes refit le meme trajet entre les deux portes avec la meme taciturnite et en sens inverse, la porte du cimetiere se referma, la porte de la prison se rouvrit, la voute sepulcrale du guichet se decoupa en lueur, l'obscurite du corridor devint vaguement visible, l'epaisse et profonde nuit de la geole s'offrit au regard, et toute cette vision rentra dans toute cette ombre. Le glas s'eteignit. Le silence vint tout clore, sinistre serrure des tenebres. De l'apparition evanouie, ce ne fut plus que cela. Un passage de spectres qui se dissipe. Des rapprochements qui coincident logiquement finissent par construire quelque chose qui ressemble a l'evidence. A Gwynplaine arrete, au mode silencieux de son arrestation, a ses vetements rapportes par l'homme de police, a ce glas de la prison ou il avait ete conduit, venait s'ajouter, disons mieux, s'ajuster cette chose tragique, un cercueil porte en terre. --Il est mort! cria Ursus. Il tomba assis sur une borne. --Mort! Ils l'ont tue! Gwynplaine! mon enfant! mon fils! Et il eclata en sanglots. V LA RAISON D'ETAT TRAVAILLE EN PETIT COMME EN GRAND Ursus, il s'en vantait, helas! n'avait jamais pleure. Le reservoir des pleurs etait plein. Une telle plenitude, ou s'est accumulee goutte a goutte, douleur a douleur, toute une longue existence, ne se vide pas en un instant. Ursus sanglota longtemps. La premiere larme est une ponction. Il pleura sur Gwynplaine, sur Dea, sur lui Ursus, sur Homo. Il pleura comme un enfant. Il pleura comme un vieillard. Il pleura de tout ce dont il avait ri. Il acquitta l'arriere. Le droit de l'homme aux larmes ne se perime pas. Du reste, le mort qu'on venait de mettre en terre, c'etait Hardquanonne; mais Ursus n'etait pas force de le savoir. Plusieurs heures s'ecoulerent. Le jour commenca a poindre; la pale nappe du matin s'etala, vaguement plissee d'ombre, sur le bowling-green. L'aube vint blanchir la facade de l'inn Tadcaster. Maitre Nicless ne s'etait pas couche; car parfois le meme fait produit plusieurs insomnies. Les catastrophes rayonnent en tout sens. Jetez une pierre dans l'eau, et comptez les eclaboussures. Maitre Nicless se sentait atteint. C'est fort desagreable, des aventures chez vous. Maitre Nicless, peu rassure et entrevoyant des complications, meditait. Il regrettait d'avoir recu chez lui "ces gens-la".--S'il avait su!--Ils finiront par lui attirer quelque mauvaise affaire. Comment les mettre dehors maintenant?--Il avait bail avec Ursus.--Quel bonheur s'il en etait debarrasse!--Comment s'y prendre pour les chasser? Brusquement il y eut a la porte de l'inn un de ces frappements tumultueux qui, en Angleterre, annoncent "quelqu'un". La gamme du frappement correspond a l'echelle de la hierarchie. Ce n'etait point tout a fait le frappement d'un lord, mais c'etait le frappement d'un magistrat. Le tavernier, fort tremblant, entre-bailla son vasistas. Il y avait magistrat en effet. Maitre Nicless apercut a sa porte, dans le petit jour, un groupe de police, en tete duquel se detachaient deux hommes, dont l'un etait le justicier-quorum. Maitre Nicless avait vu le matin le justicier-quorum, et il le connaissait. Il ne connaissait pas l'autre homme. C'etait un gentleman gras, au visage couleur cire, en perruque mondaine et en cape de voyage. Maitre Nicless avait grand'peur du premier de ces personnages, le justicier-quorum. Si maitre Nicless eut ete de la cour, il eut eu plus peur encore du second, car c'etait Barkilphedro. Un des hommes du groupe cogna une seconde fois la porte, violemment. Le tavernier, avec une grosse sueur d'anxiete au front, ouvrit. Le justicier-quorum, du ton d'un homme qui a charge de police et qui est tres au fait du personnel des vagabonds, eleva la voix et demanda severement: --Maitre Ursus? L'hotelier, bonnet bas, repondit: --Votre honneur, c'est ici. --Je le sais, dit le justicier. --Sans doute, votre honneur, --Qu'il vienne. --Votre honneur, il n'est pas la, --Ou est-il? --Je l'ignore. --Comment? --Il n'est pas rentre. --Il est donc sorti de bien bonne heure? --Non. Mais il est sorti bien tard. --Ces vagabonds! reprit le justicier. --Votre honneur, dit doucement maitre Nicless. le voila. Ursus, en effet, venait de paraitre a un detour de mur. Il arrivait a l'inn. Il avait passe presque toute la nuit entre la geole ou, a midi, il avait vu entrer Gwynplaine, et le cimetiere ou, a minuit, il avait entendu combler une fosse. Il etait pale de deux paleurs, de sa tristesse et du crepuscule. Le petit jour, qui est de la lueur a l'etat de larve, laisse les formes, meme celles qui se meuvent, melees a la diffusion de la nuit. Ursus, bleme et vague, marchant lentement, ressemblait a une figure de songe. Dans cette distraction farouche que donne l'angoisse, il s'en etait alle de l'inn tete nue. Il ne s'etait pas meme apercu qu'il n'avait point de chapeau. Ses quelques cheveux gris remuaient au vent. Ses yeux ouverts ne paraissaient pas regarder. Souvent, eveille on est endormi, de meme qu'il arrive qu'endormi on est eveille. Ursus avait un air fou. --Maitre Ursus, cria le tavernier, venez. Leurs honneurs desirent vous parler. Maitre Nicless, occupe uniquement d'amadouer l'incident, lacha, et en meme temps eut voulu retenir ce pluriel, "leurs honneurs", respectueux pour le groupe, mais blessant peut-etre pour le chef, confondu de la sorte avec ses subordonnes. Ursus eut le sursaut d'un homme precipite a bas d'un lit ou il dormirait profondement. --Qu'est-ce? dit-il. Et il apercut la police, et en tete de la police le magistrat. Nouvelle et rude secousse. Tout a l'heure le wapentake, maintenant le justicier-quorum. L'un semblait le jeter a l'autre. Il y a de vieilles histoires d'ecueils comme cela. Le justicier-quorum lui fit signe d'entrer dans la taverne. Ursus obeit. Govicum, qui venait de se lever et qui balayait la salle, s'arreta, se rencogna derriere les tables, mit son balai au repos, et retint son souffle. Il plongea son poing dans ses cheveux et se gratta vaguement, ce qui indique l'attention aux evenements. Le justicier-quorum s'assit sur un banc, devant une table; Barkilphedro prit une chaise. Ursus et maitre Nicless demeurerent debout. Les gens de police, laisses dehors, se masserent devant la porte refermee. Le justicier-quorum fixa sa prunelle legale sur Ursus, et dit: --Vous avez un loup. Ursus repondit: --Pas tout a fait. --Vous avez un loup, reprit le justicier, en soulignant "loup" d'un accent decisif. Ursus repondit: --C'est que... Et il se tut. --Delit, repartit le justicier. Ursus hasarda cette plaidoirie: --C'est mon domestique. Le justicier posa sa main a plat sur la table les cinq doigts ecartes, ce qui est un tres beau geste d'autorite. --Baladin, demain, a pareille heure, vous et votre loup; vous aurez quitte l'Angleterre. Sinon, le loup sera saisi, mene au greffe, et tue. Ursus pensa:--Continuation des assassinats.--Mais il ne souffla mot et se contenta de trembler de tous ses membres. --Vous entendez? reprit le justicier. Ursus adhera d'un hochement de tete. Le justicier insista. --Tue. Il y eut un silence. --Etrangle, ou noye. Le justicier-quorum regarda Ursus. --Et vous en prison. Ursus murmura: --Mon juge... --Soyez parti avant demain matin. Sinon, tel est l'ordre. --Mon juge... --Quoi? --Il faut que nous quittions l'Angleterre, lui et moi? --Oui. --Aujourd'hui? --Aujourd'hui. --Comment faire? Maitre Nicless etait heureux. Ce magistrat, qu'il avait redoute, venait a son aide. La police se faisait l'auxiliaire de lui, Nicless. Elle le delivrait de ces "gens-la". Le moyen qu'il cherchait, elle le lui apportait. Cet Ursus qu'il voulait congedier, la police le chassait. Force majeure. Rien a objecter. Il etait ravi. Il intervint: --Votre honneur, cet homme... Il designait Ursus du doigt. --... Cet homme demande comment faire pour quitter l'Angleterre aujourd'hui? Rien de plus simple. Il y a, tous les jours et toutes les nuits, aux amarrages de la Tamise, de ce cote-ci du pont de Londres comme de l'autre cote, des bateaux qui partent pour les pays. On va d'Angleterre en Danemark, en Hollande, en Espagne, pas en France, a cause de la guerre, mais partout. Cette nuit, plusieurs navires partiront, vers une heure du matin, qui est l'heure de la maree. Entre autres, la panse _Vograat_ de Rotterdam. Le justicier-quorum fit un mouvement d'epaule du cote d'Ursus: --Soit. Partez par le premier bateau venu. Par la _Vograat_. --Mon juge... fit Ursus. --Eh bien? --Mon juge, si je n'avais, comme autrefois, que ma petite baraque a roues, cela se pourrait. Elle tiendrait sur un bateau. Mais... --Mais quoi? --Mais c'est que j'ai la Green-Box, qui est une grande machine avec deux chevaux, et, si large que soit un navire, jamais cela n'entrera. --Qu'est-ce que cela me fait? dit le justicier. On tuera le loup. Ursus, fremissant, se sentait manie comme par une main de glace.--Les monstres! pensa-t-il. Tuer les gens! c'est leur expedient. Le tavernier sourit, et s'adressa a Ursus. --Maitre Ursus, vous pouvez vendre la Green-Box. Ursus regarda Nicless. --Maitre Ursus, vous avez offre. --De qui? --Offre pour la voiture. Offre pour les deux chevaux. Offre pour les deux femmes brehaignes. Offre... --De qui? repeta Ursus. --Du maitre du circus voisin. --C'est juste. Ursus se souvint. Maitre Nicless se tourna vers le justicier-quorum. --Votre honneur, le marche peut etre conclu aujourd'hui meme. Le maitre du circus d'a cote desire acheter la grande voiture et les deux chevaux. --Le maitre de ce circus a raison, dit le justicier, car il va en avoir besoin. Une voiture et des chevaux, cela lui sera utile. Lui aussi partira aujourd'hui. Les reverends des paroisses de Southwark se sont plaints des vacarmes obscenes du Tarrinzeau-field. Le sheriff a pris des mesures. Ce soir, il n'y aura plus une seule baraque de bateleur sur cette place. Fin des scandales. L'honorable gentleman qui daigne etre ici present... Le justicier-quorum s'interrompit par un salut a Barkilphedro, que Barkilphedro lui rendit. --... L'honorable gentleman qui daigne etre ici present est arrive cette nuit de Windsor. Il apporte des ordres. Sa majeste a dit: II faut nettoyer cela. Ursus, dans sa longue meditation de toute la nuit, n'avait pas ete sans se poser quelques questions. Apres tout, il n'avait vu qu'une biere. Etait-il bien sur que Gwynplaine fut dedans? Il pouvait y avoir sur la terre d'autres morts que Gwynplaine. Un cercueil qui passe n'est pas un trepasse qui se nomme. A la suite de l'arrestation de Gwynplaine, il y avait eu un enterrement. Cela ne prouvait rien. _Post hoc, nonpropter hoc_,--etc.--Ursus en etait revenu a douter. L'esperance brule et luit sur l'angoisse comme le naphte sur l'eau. Cette flamme surnageante flotte eternellement sur la douleur humaine. Ursus avait fini par se dire: Il est probable que c'est Gwynplaine qu'on a enterre, mais ce n'est pas certain. Qui sait? Gwynplaine est peut-etre encore vivant. Ursus s'inclina devant le justicier. --Honorable juge, je partirai. Nous partirons. On partira. Par la _Vograat_. Pour Rotterdam. J'obeis. Je vendrai la Green-Box, les chevaux, les trompettes, les femmes d'Egypte. Mais il y a quelqu'un qui est avec moi, un camarade, et que je ne puis laisser derriere moi. Gwynplaine... --Gwynplaine est mort, dit une voix. Ursus eut l'impression du froid d'un reptile sur sa peau. C'etait Barkilphedro qui venait de parler. La derniere lueur s'evanouissait. Plus de doute. Gwynplaine etait mort. Ce personnage devait le savoir. Il etait assez sinistre pour cela. Ursus salua. Maitre Nicless etait tres bon homme en dehors de la lachete. Mais, effraye, il etait atroce. La supreme ferocite, c'est la peur. Il grommela: --Simplification. Et il eut, derriere Ursus, ce frottement de mains, particulier aux egoistes, qui signifie: M'en voila quitte! et qui semble fait au-dessus de la cuvette de Ponce-Pilate. Ursus accable baissait la tete. La sentence de Gwynplaine etait executee, la mort; et, quant a lui, son arret lui etait signifie, l'exil. Il n'y avait plus qu'a obeir. Il songeait. Il sentit qu'on lui touchait le coude. C'etait l'autre personnage, l'acolyte du justicier-quorum. Ursus tressaillit. La voix qui avait dit: _Gwynplaine est mort_, lui chuchota a l'oreille: --Voici dix livres sterling que vous envoie quelqu'un qui vous veut du bien. Et Barkilphedro posa une petite bourse sur une table devant Ursus. On se rappelle la cassette que Barkilphedro avait emportee. Dix guinees sur deux mille, c'etait tout ce que pouvait faire Barkilphedro. En conscience, c'etait assez. S'il eut donne davantage, il y eut perdu. Il avait pris la peine de faire la trouvaille d'un lord, il en commencait l'exploitation, il etait juste que le premier rendement de la mine lui appartint. Ceux qui verraient la une petitesse seraient dans leur droit, mais auraient tort de s'etonner. Barkilphedro aimait l'argent, surtout vole. Un envieux contient un avare. Barkilphedro n'etait pas sans defauts. Commettre des crimes, cela n'empeche pas d'avoir des vices. Les tigres ont des poux. D'ailleurs, c'etait l'ecole de Bacon. Barkilphedro se tourna vers le justicier-quorum, et lui dit: --Monsieur, veuillez terminer. Je suis tres presse. Une chaise attelee des propres relais de sa majeste m'attend. Il faut que je reparte ventre a terre pour Windsor, et que j'y sois avant deux heures d'ici. J'ai des comptes a rendre et des ordres a prendre. Le justicier-quorum se leva. Il alla a la porte qui n'etait fermee qu'au pene, l'ouvrit, regarda, sans dire un mot, les gens de police, et il lui jaillit de l'index un eclair d'autorite. Tout le groupe entra avec ce silence ou l'on entrevoit l'approche de quelque chose de severe. Maitre Nicless, satisfait du denoument rapide qui coupait court aux complications, charme d'etre hors de cet echeveau brouille, craignit, en voyant ce deploiement d'exempts, qu'on n'apprehendat Ursus chez lui. Deux arrestations coup sur coup dans sa maison, celle de Gwynplaine, puis celle d'Ursus, cela pouvait nuire a la taverne, les buveurs n'aimant point les derangements de police. C'etait le cas d'une intervention convenablement suppliante et genereuse. Maitre Nicless tourna vers le justicier-quorum sa face souriante ou la confiance etait temperee par le respect: --Votre honneur, je fais observer a votre honneur que ces honorables messieurs les sergents ne sont point indispensables du moment que le loup coupable va etre emmene hors d'Angleterre, et que ce nomme Ursus ne fait point de resistance, et que les ordres de votre honneur sont ponctuellement suivis. Votre honneur considerera que les actions respectables de la police, si necessaires au bien du royaume, font du tort a un etablissement, et que ma maison est innocente. Les saltimbanques de la Green-Box etant nettoyes, comme dit sa majeste la reine, je ne vois plus personne ici de criminel, car je ne suppose pas que la fille aveugle et les deux brehaignes soient delinquantes, et j'implorerais votre honneur de daigner abreger son auguste visite et de congedier ces dignes messieurs qui viennent d'entrer, car ils n'ont rien a faire en ma maison, et si votre honneur me permettait de prouver la justesse de mon dire sous la forme d'une humble question, je rendrais evidente l'inutilite de la presence de ces venerables messieurs en demandant a votre honneur: Puisque le nomme Ursus s'execute et part, qui peuvent-ils avoir a arreter ici? --Vous, dit le justicier. On ne discute pas avec un coup d'epee qui vous perce de part en part. Maitre Nicless s'affaissa sur n'importe quoi, sur une table, sur un banc, sur ce qui se trouva la, altere. Le justicier haussa la voix tellement que, s'il y avait des gens sur la place, ils pouvaient l'entendre. --Maitre Nicless Plumptre, tavernier de cette taverne, ceci est le dernier point a regler. Ce baladin et ce loup sont des vagabonds. Ils sont chasses. Mais le plus coupable, c'est vous. C'est chez vous, et de votre consentement, que la loi a ete violee, et vous, homme patente, investi d'une responsabilite publique, vous avez installe le scandale dans votre maison. Maitre Nicless, votre licence vous est retiree, vous payerez l'amende, et vous irez en prison. Les gens de police entourerent le tavernier. Le justicier continua, designant Govicum: --Ce garcon, votre complice, est saisi. Le poignet d'un exempt s'abattit sur le collet de Govicum, qui considera l'exempt avec curiosite. Le boy, pas tres effraye, comprenait peu, avait deja vu plus d'une chose singuliere, et se demandait si c'etait la suite de la comedie. Le justicier-quorum enfonca son chapeau sur son chef, croisa ses deux mains sur son ventre, ce qui est le comble de la majeste, et ajouta: --C'est dit, maitre Nicless, vous serez attrait en prison, et mis en geole. Vous et ce boy. Et cette maison, l'inn Tadcaster, demeurera fermee, condamnee et close. Pour l'exemple. Sur ce, vous allez nous suivre. LIVRE SEPTIEME LA TITANE I REVEIL --Et Dea! Il sembla a Gwynplaine, regardant poindre le jour a Corleone-lodge pendant ces aventures de l'inn Tadcaster, que ce cri venait du dehors; ce cri etait en lui. Qui n'a entendu les profondes clameurs de l'ame? D'ailleurs le jour se levait. L'aurore est une voix. A quoi servirait le soleil si ce n'est a reveiller la sombre endormie, la conscience? La lumiere et la vertu sont de meme espece. Que le dieu s'appelle Christ ou qu'il s'appelle Amour, il y a toujours une heure ou il est oublie, meme par le meilleur; nous avons tous, meme les saints, besoin d'une voix qui nous fasse souvenir, et l'aube fait parler en nous l'avertisseur sublime. La conscience crie devant le devoir comme le coq chante devant le jour. Le coeur humain, ce chaos, entend le _Fiat lux_. Gwynplaine--nous continuerons a le nommer ainsi; Clancharlie est un lord, Gwynplaine est un homme;--Gwynplaine fut comme ressuscite. Il etait temps que l'artere fut liee. Il y avait en lui une fuite d'honnetete. --Et Dea! dit-il. Et il sentit dans ses veines comme une transfusion genereuse. Quelque chose de salubre et de tumultueux se precipitait en lui. L'irruption violente des bonnes pensees, c'est un retour au logis de quelqu'un qui n'a pas sa clef, et qui force honnetement son propre mur. Il y a escalade, mais du bien. Il y a effraction, mais du mal. --Dea! Dea! Dea! repeta-t-il. Il s'affirmait a lui-meme son propre coeur. Et il fit cette question a haute voix: --Ou es-tu? Presque etonne qu'on ne lui repondit pas. Il reprit, regardant le plafond et les murs, avec un egarement ou la raison revenait: --Ou es-tu? ou suis-je? Et dans cette chambre, dans cette cage, il recommenca sa marche de bete farouche enfermee. --Ou suis-je? a Windsor. Et toi? a Southwark. Ah! mon Dieu! voila la premiere fois qu'il y a une distance entre nous. Qui donc a creuse cela? moi ici, toi la! Oh! cela n'est pas. Cela ne sera pas. Qu'est-ce donc qu'on m'a fait? Il s'arreta. --Qui donc m'a parle de la reine? est-ce que je connais cela? Change! moi change! pourquoi? parce que je suis lord. Sais-tu ce qui se passe, Dea? tu es lady. C'est etonnant les choses qui arrivent. Ah ca! il s'agit de retrouver mon chemin. Est-ce qu'on m'aurait perdu? Il y a un homme qui m'a parle avec un air obscur. Je me rappelle les paroles qu'il m'a adressees:--Milord, une porte qui s'ouvre ferme une autre porte. Ce qui est derriere vous n'est plus.--Autrement dit: Vous etes un lache! Cet homme-la, le miserable! il me disait cela pendant que je n'etais pas encore reveille. Il abusait de mon premier moment etonne. J'etais comme une proie qu'il avait. Ou est-il, que je l'insulte! Il me parlait avec le sombre sourire du reve. Ah! voici que je redeviens moi! C'est bon. On se trompe si l'on croit qu'on fera de lord Clancharlie ce qu'on voudra! Pair d'Angleterre, oui, avec une pairesse, qui est Dea. Des conditions! est-ce que j'en accepte? La reine? que m'importe la reine! je ne l'ai jamais vue. Je ne suis pas lord pour etre esclave. J'entre libre dans la puissance. Est-ce qu'on se figure m'avoir dechaine pour rien? On m'a demusele, voila tout. Dea! Ursus! nous sommes ensemble. Ce que vous etiez, je l'etais. Ce que je suis, vous l'etes. Venez! Non. J'y vais! Tout de suite. Tout de suite! J'ai deja trop attendu. Que doivent-ils penser de ne pas me voir revenir? Cet argent! quand je pense que je leur ai envoye de l'argent! C'etait moi qu'il fallait. Je me rappelle, cet homme, il m'a dit que je ne pouvais pas sortir d'ici. Nous allons voir. Allons, une voiture! une voiture! qu'on attelle. Je veux aller les chercher. Ou sont les valets? Il doit y avoir des valets, puisqu'il y a un seigneur. Je suis le maitre ici. C'est ma maison. Et j'en tordrai les verrous, et j'en briserai les serrures, et j'en enfoncerai les portes a coups de pied. Quelqu'un qui me barre le passage, je lui passe mon epee au travers du corps, car j'ai une epee maintenant. Je voudrais bien voir qu'on me resistat. J'ai une femme, qui est Dea. J'ai un pere, qui est Ursus. Ma maison est un palais et je le donne a Ursus. Mon nom est un diademe et je le donne a Dea. Vite! Tout de suite! Dea, me voici! Ah! j'aurai vite enjambe l'intervalle, va! Et, levant la premiere portiere venue, il sortit de la chambre impetueusement. Il se trouva dans un corridor. Il alla devant lui. Un deuxieme corridor se presenta. Toutes les portes etaient ouvertes. Il se mit a marcher au hasard, de chambre en chambre, de couloir en couloir, cherchant la sortie. II RESSEMBLANCE D'UN PALAIS AVEC UN BOIS Dans les palais a l'italienne, Corleone-lodge etait de cette sorte, il y avait tres peu de portes. Tout etait rideau, portiere, tapisserie. Pas de palais a cette epoque qui n'eut, a l'interieur, un singulier fouillis de chambres et de corridors ou abondait le faste; dorures, marbres, boiseries ciselees, soies d'orient; avec des recoins pleins de precaution et d'obscurite, d'autres pleins de lumiere. C'etaient des galetas riches et gais, des reduits vernis, luisants, revetus de faiences de Hollande ou d'azulejos de Portugal, des embrasures de hautes fenetres coupees en soupentes, et des cabinets tout en vitres, jolies lanternes logeables. Les epaisseurs de mur, evidees, etaient habitables. Ca et la, des bonbonnieres, qui etaient des garde-robes. Cela s'appelait "les petits appartements". C'est la qu'on commettait les crimes. Si l'on avait a tuer le duc de Guise ou a fourvoyer la jolie presidente de Sylvecane, ou, plus tard, a etouffer les cris des petites qu'amenait Lebel, c'etait commode. Logis complique, inintelligible a un nouveau venu. Lieu des rapts; fond ignore ou aboutissaient les disparitions. Dans ces elegantes cavernes les princes et les seigneurs deposaient leur butin; le comte de Charolais y cachait madame Courchamp, la femme du maitre des requetes; M. de Monthule y cachait la fille de Haudry, le fermier de la Croix Saint-Lenfroy; le prince de Conti y cachait les deux belles boulangeres de l'Ile-Adam; le duc de Buckingham y cachait la pauvre Pennywell, etc. Les choses qui s'accomplissaient la etaient de celles qui se font, comme dit la loi romaine, _vi, clam et precario_, par force, en secret, et pour peu de temps. Qui etait la y restait selon le bon plaisir du maitre. C'etaient des oubliettes, dorees. Cela tenait du cloitre et du serail. Des escaliers tournaient, montaient, descendaient. Une spirale de chambres s'emboitant vous ramenait a votre point de depart. Une galerie s'achevait en oratoire. Un confessionnal se greffait sur une alcove. Les ramifications des coraux et les percees des eponges avaient probablement servi de modeles aux architectes des "petits appartements" royaux et seigneuriaux. Les embranchements etaient inextricables. Des portraits pivotant sur des ouvertures offraient des entrees et des sorties. C'etait machine. Il le fallait bien; il s'y jouait des drames. Les etages de cette ruche allaient des caves aux mansardes. Madrepore bizarre incruste dans tous les palais, a commencer par Versailles, et qui etait comme l'habitation des pygmees dans la demeure des titans. Couloirs, reposoirs, nids, alveoles, cachettes. Toutes sortes de trous ou se fourraient les petitesses des grands. Ces lieux, serpentants et mures, eveillaient des idees de jeux, d'yeux bandes, de mains a tatons, de rires contenus, colin-maillard, cache-cache; et en meme temps faisaient songer aux Atrides, aux Plantagenets, aux Medicis, aux sauvages chevaliers d'Elz, a Rizzio, a Monaldeschi, aux epees poursuivant un fuyard de chambre en chambre. L'antiquite avait, elle aussi, de mysterieux logis de ce genre, ou le luxe etait approprie aux horreurs. L'echantillon en a ete conserve sous terre dans certains sepulcres d'Egypte, par exemple dans la crypte du roi Psammeticus, decouverte par Passalacqua. On trouve dans les vieux poetes l'effroi de ces constructions suspectes. _Error circumflexus, locus implicitus gyris_. Gwynplaine etait dans les petits appartements de Corleone-lodge. Il avait la fievre de partir, d'etre dehors, de revoir Dea. Cet enchevetrement de corridors et de cellules, de portes derobees, de portes imprevues, l'arretait et le ralentissait. Il eut voulu y courir, il etait force d'y errer. Il croyait n'avoir qu'une porte a pousser, il avait un echeveau a debrouiller. Apres une chambre, une autre. Puis des carrefours de salons. Il ne rencontrait rien de vivant. Il ecoutait. Aucun mouvement. Il lui semblait parfois revenir sur ses pas. Par moments il croyait voir quelqu'un venir a lui. Ce n'etait personne. C'etait lui, dans une glace, en habit de seigneur. C'etait lui, invraisemblable. Il se reconnaissait, mais pas tout de suite. Il allait, prenant tous les passages qui s'offraient. Il s'engageait dans des meandres d'architecture intime; la un cabinet coquettement peint et sculpte, un peu obscene et tres discret; la une chapelle equivoque tout ecaillee de nacres et d'emaux, avec des ivoires faits pour etre vus a la loupe, comme des dessus de tabatieres; la un de ces precieux retraits florentins accommodes pour les hypocondries feminines, et qu'on appelait des lors _boudoirs_. Partout, sur les plafonds, sur les murs, sur les planchers meme, il y avait des figurations veloutees ou metalliques d'oiseaux et d'arbres, des vegetations extravagantes enroulees de perles, des bossages de passementerie, des nappes de jais, des guerriers, des reines, des tritonnes cuirassees d'un ventre d'hydre. Les biseaux des cristaux tailles ajoutaient des effets de prismes a des effets de reflets. Les verroteries jouaient les pierreries. On voyait etinceler des encoignures sombres. On ne savait si toutes ces facettes lumineuses, ou des verres d'emeraudes s'amalgamaient a des ors de soleil levant et ou flottaient des nuees gorge de pigeon, etaient des miroirs microscopiques ou des aigues-marines demesurees. Magnificence a la fois delicate et enorme. C'etait le plus mignon des palais, a moins que ce ne fut le plus colossal des ecrins. Une maison pour Mab ou un bijou pour Geo. Gwynplaine cherchait l'issue. Il ne la trouvait pas. Impossible de s'orienter. Rien de capiteux comme l'opulence quand on la voit pour la premiere fois. Mais en outre c'etait un labyrinthe. A chaque pas, une magnificence lui faisait obstacle. Cela semblait resister a ce qu'il s'en allat. Cela avait l'air de ne pas vouloir le lacher. Il etait comme dans une glu de merveilles. Il se sentait saisi et retenu. --Quel horrible palais! pensait-il. Il rodait dans ce dedale, inquiet, se demandant ce que cela voulait dire, s'il etait en prison, s'irritant, aspirant a l'air libre. Il repetait: Dea! Dea! comme on tient le fil qu'il ne faut pas laisser rompre et qui vous fera sortir. Par moments il appelait. --He! quelqu'un! Rien ne repondait. Ces chambres n'en finissaient pas. C'etait desert, silencieux, splendide, sinistre. On se figure ainsi les chateaux enchantes. Des bouches de chaleur cachees entretenaient dans ces corridors et dans ces cabinets une temperature d'ete. Le mois de juin semblait avoir ete pris par quelque magicien et enferme dans ce labyrinthe. Par moments cela sentait bon. On traversait des bouffees de parfums comme s'il y avait la des fleurs invisibles. On avait chaud. Partout des tapis. On eut pu se promener nu. Gwynplaine regardait par les fenetres. L'aspect changeait. Il voyait tantot des jardins, remplis des fraicheurs du printemps et du matin, tantot de nouvelles facades avec d'autres statues, tantot des patios a l'espagnole, qui sont de petites cours quadrangulaires entre de grands batiments, dallees, moisies et froides; parfois une riviere qui etait la Tamise, parfois une grosse tour qui etait Windsor. Dehors, de si grand matin, il n'y avait point de passants. Il s'arretait. Il ecoutait. --Oh! je m'en irai, disait-il. Je rejoindrai Dea. On ne me gardera pas de force. Malheur a qui voudrait m'empecher de sortir! Qu'est-ce que c'est que cette grande tour-la? S'il y a un geant, un dogue d'enfer, une tarasque, pour barrer la porte dans ce palais ensorcele, je l'exterminerai. Une armee, je la devorerais. Dea! Dea! Tout a coup il entendit un petit bruit, tres faible. Cela ressemblait a de l'eau qui coule. Il etait dans une galerie etroite, obscure, fermee a quelques pas devant lui par un rideau fendu. Il alla a ce rideau, l'ecarta, entra. Il penetra dans de l'inattendu. III EVE Une salle octogone, voutee en anse de panier, sans fenetres, eclairee d'un jour d'en haut, toute revetue, mur, pavage et voute, de marbre fleur de pecher; au milieu de la salle un baldaquin pinacle en marbre drap mortuaire, a colonnes torses, dans le style pesant et charmant d'Elisabeth, couvrant d'ombre une vasque-baignoire du meme marbre noir; au milieu de la vasque un fin jaillissement d'eau odorante et tiede remplissant doucement et lentement la cuve; c'est la ce qu'il avait devant les yeux. Bain noir fait pour changer la blancheur en resplendissement. C'etait cette eau qu'il avait entendue. Une fuite menagee dans la baignoire a un certain niveau ne la laissait pas deborder. La vasque fumait, mais si peu qu'il y avait a peine quelque buee sur le marbre. Le grele jet d'eau etait pareil a une souple verge d'acier flechissante au moindre souffle. Aucun meuble. Si ce n'est, pres de la baignoire, une de ces chaises-lits a coussins assez longues pour qu'une femme, qui y est etendue, puisse avoir a ses pieds son chien, ou son amant; d'ou _can-al-pie_, dont nous avons fait canape. C'etait une chaise longue d'Espagne, vu que le bas etait en argent. Les coussins et le capiton etaient de soie glacee blanc. De l'autre cote de la baignoire, se dressait, adossee au mur, une haute etagere de toilette en argent massif avec tous ses ustensiles, ayant a son milieu huit petites glaces de Venise ajustees daans un chassis d'argent et figurant une fenetre. Dans le pan coupe de muraille le plus voisin du canape, etait entaillee une baie carree qui ressemblait a une lucarne et qui etait bouchee d'un panneau fait d'une lame d'argent rouge. Ce panneau avait des gonds comme un volet. Sur l'argent rouge brillait, niellee et doree, une couronne royale. Au-dessus du panneau etait suspendu et scelle au mur un timbre qui etait en vermeil, a moins qu'il ne fut en or. Vis-a-vis l'entree de cette salle, en-face de Gwynplaine qui s'etait arrete court, le pan coupe de marbre manquait. Il etait remplace par une ouverture de meme dimension, allant jusqu'a la voute et fermee d'une large et haute toile d'argent. Cette toile, d'une tenuite feerique, etait transparente. On voyait au travers. Au centre de la toile, a l'endroit ou est d'ordinaire l'araignee, Gwynplaine apercut une chose formidable, une femme nue. Nue a la lettre, non. Cette femme etait vetue. Et vetue de la tete aux pieds. Le vetement etait une chemise, tres longue, comme les robes d'anges dans les tableaux de saintete, mais si fine qu'elle semblait mouillee. De la un a peu pres de femme nue, plus traitre et plus perilleux que la nudite franche. L'histoire a enregistre des processions de princesses et de grandes dames entre deux files de moines, ou, sous pretexte de pieds nus et d'humilite, la duchesse de Montpensier se montrait ainsi a tout Paris dans une chemise de dentelle. Correctif: un cierge a la main. La toile d'argent, diaphane comme une vitre, etait un rideau. Elle n'etait fixee que du haut, et pouvait se soulever. Elle separait la salle de marbre, qui etait une salle de bain, d'une chambre, qui etait une chambre a coucher. Cette chambre, tres petite, etait une espece de grotte de miroirs. Partout des glaces de Venise, contigues, ajustees polyedriquement, reliees par des baguettes dorees, reflechissaient le lit qui etait au centre. Sur ce lit, d'argent comme la toilette et le canape, etait couchee la femme. Elle dormait. Elle dormait la tete renversee, un de ses pieds refoulant ses couvertures, comme la succube au-dessus de laquelle le reve bat des ailes. Son oreiller de guipure etait tombe a terre sur le tapis. Entre sa nudite et le regard il y avait deux obstacles, sa chemise et le rideau de gaze d'argent, deux transparences. La chambre, plutot alcove que chambre, etait eclairee avec une sorte de retenue par le reflet de la salle de bain. La femme peut-etre n'avait pas de pudeur, mais la lumiere en avait. Le lit n'avait ni colonnes, ni dais, ni ciel, de sorte que la femme, quand elle ouvrait les yeux, pouvait se voir mille fois nue dans les miroirs au-dessus de sa tete. Les draps avaient le desordre d'un sommeil agite. La beaute des plis indiquait la finesse de la toile. C'etait l'epoque ou une reine, songeant qu'elle serait damnee, se figurait l'enfer ainsi: un lit avec de gros draps. Du reste, cette mode du sommeil nu venait d'Italie, et remontait aux romains. _Sub clara nuda lucerna_, dit Horace. Une robe de chambre en soie singuliere, de Chine sans doute, car dans les plis on entrevoyait un grand lezard d'or, etait jetee sur le pied du lit. Au dela du lit, au fond de l'alcove, il y avait probablement une porte, masquee et marquee par une assez grande glace sur laquelle etaient peints des paons et des cygnes. Dans cette chambre faite d'ombre tout reluisait. Les espacements entre les cristaux et les dorures etaient enduits de cette matiere etincelante qu'on appelait a Venise "fiel de verre". Au chevet du lit etait fixe un pupitre en argent a tasseaux tournants et a flambeaux fixes sur lequel on pouvait voir un livre ouvert portant au haut des pages ce titre en grosses lettres rouges: _Alcoramus Mahumedis_. Gwynplaine ne percevait aucun de ces details. La femme, voila ce qu'il voyait. Il etait a la fois petrifie et bouleverse; ce qui s'exclut, mais ce qui existe. Cette femme, il la reconnaissait. Elle avait les yeux fermes et le visage tourne vers lui. C'etait la duchesse. Elle, cet etre mysterieux en qui se melangeaient tous les resplendissements de l'inconnu, celle qui lui avait fait faire tant de songes inavouables, celle qui lui avait ecrit une si etrange lettre! La seule femme au monde dont il put dire: Elle m'a vu, et elle veut de moi! Il avait chasse les songes, il avait brule la lettre. Il l'avait releguee, elle; le plus loin qu'il avait pu hors de sa reverie et de sa memoire; il n'y pensait plus; il l'avait oubliee... Il la revoyait! Il la revoyait terrible. La femme nue, c'est la femme armee. Il ne respirait plus. Il se sentait souleve comme dans un nimbe, et pousse. Il regardait. Cette femme devant lui! Etait-ce possible? Au theatre, duchesse. Ici, nereide, naiade, fee. Toujours apparition. Il essaya de fuir et sentit que cela ne se pouvait pas. Ses regards etaient devenus deux chaines, et l'attachaient a cette vision. Etait-ce une fille? Etait-ce une vierge? Les deux. Messaline, presente peut-etre dans l'invisible, devait sourire, et Diane devait veiller. Il y avait sur cette beaute la clarte de l'inaccessible. Pas de purete comparable a cette forme chaste et altiere. Certaines neiges qui n'ont jamais ete touchees sont reconnaissables. Les blancheurs sacrees de la Yungfrau, cette femme les avait. Ce qui se degageait de ce front inconscient, de cette vermeille chevelure eparse, de ces cils abaisses, de ces veines bleues vaguement visibles, de ces rondeurs sculpturales des seins, des hanches et des genoux modelant les affleurements roses de la chemise, c'etait la divinite d'un sommeil auguste. Cette impudeur se dissolvait en rayonnement. Cette creature etait nue avec autant de calme que si elle avait droit au cynisme divin, elle avait la securite d'une olympienne qui se fait fille du gouffre, et qui peut dire a l'ocean: Pere! et elle s'offrait, inabordable et superbe, a tout ce qui passe, aux regards, aux desirs, aux demences, aux songes, aussi fierement assoupie sur ce lit de boudoir que Venus dans l'immensite de l'ecume. Elle s'etait endormie la nuit et prolongeait son sommeil au grand jour; confiance commencee dans les tenebres et continuee dans la lumiere. Gwynplaine fremissait. Il admirait. Admiration malsaine, et qui interesse trop. Il avait peur. La boite a surprises du sort ne s'epuise point. Gwynplaine avait cru etre au bout. Il recommencait. Qu'etait-ce que tous ces eclairs, s'abattant sur sa tete sans relache, et enfin, foudroiement supreme, lui jetant, a lui, homme frissonnant, une deesse endormie? Qu'etait-ce que toutes ces ouvertures de ciel successives d'ou finissait par sortir, desirable et redoutable, son reve? Qu'etait-ce que ces complaisances du tentateur inconnu lui apportant, l'une apres l'autre, ses aspirations vagues, ses velleites confuses, jusqu'a ses mauvaises pensees devenues chair vivante, et l'accablant sous une enivrante serie de realites tirees de l'impossible? Y avait-il conspiration de toute l'ombre contre lui, miserable, et qu'allait-il devenir avec tous ces sourires de la fortune sinistre autour de lui? Qu'etait-ce que ce vertige arrange expres? Cette femme! la! pourquoi? comment? Nulle explication. Pourquoi lui? Pourquoi elle? Etait-il fait pair d'Angleterre expres pour cette duchesse? Qui les amenait ainsi l'un a l'autre? qui etait dupe? qui etait victime? De qui abusait-on la bonne foi? etait-ce Dieu qu'on trompait? Toutes ces choses, il ne les precisait pas, il les entrevoyait a travers une suite de nuages noirs dans son cerveau. Ce logis magique et malveillant, cet etrange palais, tenace comme une prison, etait-il du complot? Gwynplaine subissait une sorte de resorption. Des forces obscures le garrottaient mysterieusement. Une gravitation l'enchainait. Sa volonte, soutiree, s'en allait de lui. A quoi se retenir? Il etait hagard et charme. Cette fois, il se sentait irremediablement insense. La sombre chute a pic dans le precipice d'eblouissement continuait. La femme dormait. Pour lui, l'etat de trouble s'aggravant, ce n'etait meme plus la lady, la duchesse, la dame; c'etait la femme. Les deviations sont dans l'homme a l'etat latent. Les vices ont dans notre organisme un trace invisible tout prepare. Meme innocents, et en apparence purs, nous avons cela en nous. Etre sans tache, ce n'est pas etre sans defaut. L'amour est une loi. La volupte est un piege. Il y a l'ivresse, et il y a l'ivrognerie. L'ivresse, c'est de vouloir une femme; l'ivrognerie, c'est de vouloir la femme. Gwynplaine, hors de lui, tremblait. Que faire contre cette rencontre? Pas de flots d'etoffes, pas d'ampleurs soyeuses, pas de toilette prolixe et coquette, pas d'exageration galante cachant et montrant, pas de nuage. La nudite dans sa concision redoutable. Sorte de sommation mysterieuse, effrontement edenique. Tout le cote tenebreux de l'homme mis en demeure. Eve pire que Satan. L'humain et le surhumain amalgames. Extase inquietante, aboutissant au triomphe brutal de l'instinct sur le devoir. Le contour souverain de la beaute est imperieux. Quand il sort de l'ideal et quand il daigne etre reel, c'est pour l'homme une proximite funeste. Par instants la duchesse se deplacait mollement sur le lit, et avait les vagues mouvements d'une vapeur dans l'azur, changeant d'attitude comme la nuee change de forme. Elle ondulait, composant et decomposant des courbes charmantes. Toutes les souplesses de l'eau, la femme les a. Comme l'eau, la duchesse avait on ne sait quoi d'insaisissable. Chose bizarre a dire, elle etait la, chair visible, et elle restait chimerique. Palpable, elle semblait lointaine. Gwynplaine, effare et pale, contemplait. Il ecoutait ce sein palpiter et croyait entendre une respiration de fantome. Il etait attire, il se debattait. Que faire contre elle? que faire contre lui? Il s'etait attendu a tout, excepte a cela. Un gardien feroce en travers de la porte, quelque furieux monstre geolier a combattre, voila sur quoi il avait compte. Il avait prevu Cerbere; il trouvait Hebe. Une femme nue. Une femme endormie. Quel sombre combat! Il fermait les paupieres. Trop d'aurore dans l'oeil est une souffrance. Mais, a travers ses paupieres fermees, tout de suite il la revoyait. Plus tenebreuse, aussi belle. Prendre la fuite, ce n'est pas facile. Il avait essaye, et n'avait pu. Il etait enracine comme on est dans le reve. Quand nous voulons retrograder, la tentation cloue nos pieds au pave. Avancer reste possible, reculer non. Les invisibles bras de la faute sortent de terre et nous tirent dans le glissement. Une banalite acceptee de tout le monde, c'est que l'emotion s'emousse. Rien n'est plus faux. C'est comme si l'on disait que, sous de l'acide nitrique tombant goutte a goutte, une plaie s'apaise et s'endort, et que l'ecartelement blase Damiens. La verite est qu'a chaque redoublement, la sensation est plus aigue. D'etonnement en etonnement, Gwynplaine etait arrive au paroxysme. Ce vase, sa raison, sous cette stupeur nouvelle, debordait. Il sentait en lui un eveil effrayant. De boussole, il n'en avait plus. Une seule certitude etait devant lui, cette femme. On ne sait quel irremediable bonheur s'entr'ouvrait, ressemblant a un naufrage. Plus de direction possible. Un courant irresistible, et l'ecueil. L'ecueil, ce n'est pas le rocher, c'est la sirene. Un aimant est au fond de l'abime. S'arracher a cette attraction, Gwynplaine le voulait, mais comment faire? Il ne sentait plus de point d'attache. La fluctuation humaine est infinie. Un homme peut etre desempare comme un navire. L'ancre, c'est la conscience. Chose lugubre, la conscience peut casser. Il n'avait meme pas cette ressource:--Je suis defigure et terrible. Elle me repoussera.--Cette femme lui avait ecrit qu'elle l'aimait. Il y a dans les crises un instant de porte-a-faux. Quand nous debordons sur le mal plus que nous ne nous appuyons sur le bien, cette quantite de nous-meme qui est en suspens sur la faute finit par l'emporter et nous precipite. Ce moment triste etait-il venu pour Gwynplaine? Comment echapper? Ainsi c'etait elle! la duchesse! cette femme! Il l'avait devant lui, dans cette chambre, dans ce lieu desert, endormie, livree, seule. Elle etait a sa discretion, et il etait en son pouvoir! La duchesse! On a apercu une etoile au fond des espaces. On l'a admiree. Elle est si loin! que craindre d'une etoile fixe? Un jour,--une nuit,--on la voit se deplacer. On distingue un frisson de lueur autour d'elle. Cet astre, qu'on croyait impassible, remue. Ce n'est pas l'etoile, c'est la comete. C'est l'immense incendiaire du ciel. L'astre marche, grandit, secoue une chevelure de pourpre, devient enorme. C'est de votre cote qu'il se dirige. O terreur, il vient a vous! La comete vous connait, la comete vous desire, la comete vous veut. Epouvantable approche celeste. Ce qui arrive sur vous, c'est le trop de lumiere, qui est l'aveuglement; c'est l'exces de vie, qui est la mort. Cette avance que vous fait le zenith, vous la refusez. Cette offre d'amour du gouffre, vous la rejetez. Vous mettez votre main sur vos paupieres, vous vous cachez, vous vous derobez, vous vous croyez sauve. Vous rouvrez les yeux...--L'etoile redoutable est la. Elle n'est plus etoile, elle est monde. Monde ignore. Monde de lave et de braise. Devorant prodige des profondeurs. Elle emplit le ciel. Il n'y a plus qu'elle. L'escarboucle du fond de l'infini, diamant de loin, de pres est fournaise. Vous etes dans sa flamme. Et vous sentez commencer votre combustion par une chaleur de paradis. IV SATAN Tout a coup la dormeuse se reveilla. Elle se dressa sur son seant avec une majeste brusque et harmonieuse; ses cheveux de blonde soie floche se repandirent avec un doux tumulte sur ses reins; sa chemise tombante laissa voir son epaule tres bas; elle toucha de sa main delicate son orteil rose, et regarda quelques instants son pied nu, digne d'etre adore par Pericles et copie par Phidias; puis elle s'etira et bailla comme une tigresse au soleil levant. Il est probable que Gwynplaine respirait, comme lorsqu'on retient son souffle, avec effort. --Est-ce qu'il y a la quelqu'un? dit-elle. Elle dit cela tout en baillant, et c'etait plein de grace. Gwynplaine entendit cette voix qu'il ne connaissait pas. Voix de charmeuse; accent delicieusement hautain; l'intonation de la caresse temperant l'habitude du commandement. En meme temps, se dressant sur ses genoux, il y a une statue antique ainsi agenouillee dans mille plis transparents, elle tira a elle la robe de chambre et se jeta a bas du lit, nue et debout, le temps de voir passer une fleche, et tout de suite enveloppee. En un clin d'oeil la robe de soie la couvrit. Les manches, tres longues, lui cachaient les mains. On ne voyait plus que le bout des doigts de ses pieds, blancs avec de petits ongles, comme des pieds d'enfant. Elle s'ota du dos un flot de cheveux qu'elle rejeta sur sa robe, puis elle courut derriere le lit, au fond de l'alcove, et appliqua son oreille au miroir peint qui vraisemblablement recouvrait une porte. Elle frappa contre la glace avec le petit coude que fait l'index replie. --Y a-t-il quelqu'un? Lord David! est-ce que ce serait deja vous? Quelle heure est-il donc? Est-ce toi, Barkilphedro? Elle se retourna. --Mais non. Ce n'est pas de ce cote-ci. Est-ce qu'il y a quelqu'un dans la chambre de bain? Mais repondez donc! Au fait, non, personne ne peut venir par la. Elle alla au rideau de toile d'argent, l'ouvrit du bout de son pied, l'ecarta d'un mouvement d'epaule, et entra dans la chambre de marbre. Gwynplaine sentit comme un froid d'agonie. Nul abri. Il etait trop tard pour fuir. D'ailleurs il n'en avait pas la force. Il eut voulu que le pave se fendit, et tomber sous terre. Aucun moyen de ne pas etre vu. Elle le vit. Elle le regarda, prodigieusement etonnee, mais sans aucun tressaillement, avec une nuance de bonheur et de mepris: --Tiens, dit-elle, Gwynplaine! Puis, subitement, d'un bond violent, car cette chatte etait une panthere, elle se jeta a son cou. Elle lui pressa la tete entre ses bras nus dont les manches, dans cet emportement, s'etaient relevees. Et tout a coup le repoussant, abattant sur les deux epaules de Gwynplaine ses petites mains comme des serres, elle debout devant lui, lui debout devant elle, elle se mit a le regarder etrangement. Elle regarda, fatale, avec ses yeux d'Aldebaran, rayon visuel mixte, ayant on ne sait quoi de louche et de sideral. Gwynplaine contemplait cette prunelle bleue et cette prunelle noire, eperdu sous la double fixite de ce regard de ciel et de ce regard d'enfer. Cette femme et cet homme se renvoyaient l'eblouissement sinistre. Ils se fascinaient l'un l'autre, lui par la difformite, elle par la beaute, tous deux par l'horreur. Il se taisait, comme sous un poids impossible a soulever. Elle s'ecria: --Tu as de l'esprit. Tu es venu. Tu as su que j'avais ete forcee de partir de Londres. Tu m'as suivie. Tu as bien fait. Tu es extraordinaire d'etre ici. Une prise de possession reciproque, cela jette une sorte d'eclair. Gwynplaine, confusement averti par une vague crainte sauvage et honnete, recula, mais les ongles roses crispes sur son epaule le tenaient. Quelque chose d'inexorable s'ebauchait. Il etait dans l'antre de la femme fauve, homme fauve lui-meme. Elle reprit: --Anne, cette sotte,--tu sais? la reine,--elle m'a fait venir a Windsor sans savoir pourquoi. Quand je suis arrivee, elle etait enfermee avec son idiot de chancelier. Mais comment as-tu fait pour penetrer jusqu'a moi? Voila ce que j'appelle etre un homme. Des obstacles. Il n'y en a pas. On est appele, on accourt. Tu t'es renseigne? Mon nom, la duchesse Josiane, je pense que tu le savais. Qui est-ce qui t'a introduit? C'est le mousse sans doute. Il est intelligent. Je lui donnerai cent guinees. Comment t'y es-tu pris? dis-moi cela. Non, ne me le dis pas. Je ne veux pas le savoir. Expliquer rapetisse. Je t'aime mieux surprenant. Tu es assez monstrueux pour etre merveilleux. Tu tombes de l'empyree, voila, ou tu montes du troisieme dessous, a travers la trappe de l'Erebe. Rien de plus simple, le plafond s'est ecarte ou le plancher s'est ouvert. Une descente par les nuees ou une ascension dans un flamboiement de soufre, c'est ainsi que tu arrives. Tu merites d'entrer comme les dieux. C'est dit, tu es mon amant. Gwynplaine, egare, ecoutait, sentant de plus en plus sa pensee osciller. C'etait fini. Et impossible de douter. La lettre de la nuit, cette femme la confirmait. Lui, Gwynplaine, amant d'une duchesse, amant aime! l'immense orgueil aux mille tetes sombres remua dans ce coeur infortune. La vanite, force enorme en nous, contre nous. La duchesse continua: --Puisque tu es la, c'est que c'est voulu. Je n'en demande pas davantage. Il y a quelqu'un en haut, ou en bas, qui nous jette l'un a l'autre. Fiancailles du Styx et de l'Aurore. Fiancailles effrenees hors de toutes les lois! Le jour ou je t'ai vu, j'ai dit:--C'est lui. Je le reconnais. C'est le monstre de mes reves. Il sera a moi.--Il faut aider le destin. C'est pourquoi je t'ai ecrit. Une question, Gwynplaine? crois-tu a la predestination? J'y crois, moi, depuis que j'ai lu le Songe de Scipion dans Ciceron. Tiens, je ne remarquais pas. Un habit de gentilhomme. Tu t'es habille en seigneur. Pourquoi pas? Tu es saltimbanque. Raison de plus. Un bateleur vaut un lord. D'ailleurs, qu'est-ce que les lords? des clowns. Tu as une noble taille, tu es tres bien fait. C'est inoui que tu sois ici! Quand es-tu arrive? Depuis combien de temps es-tu la? Est-ce que tu m'as vue nue? je suis belle, n'est-ce pas? J'allais prendre mon bain. Oh! je t'aime. Tu as lu ma lettre! L'as-tu lue toi-meme? Te l'a-t-on lue? Sais-tu lire? Tu dois etre ignorant. Je te fais des questions, mais n'y reponds pas. Je n'aime pas ton son de voix. Il est doux. Un etre incomparable comme toi ne devrait pas parler, mais grincer. Tu chantes, c'est harmonieux. Je hais cela. C'est la seule chose en toi qui me deplaise. Tout le reste est formidable, tout le reste est superbe. Dans l'Inde, tu serais dieu. Est-ce que tu es ne avec ce rire epouvantable sur la face? Non, n'est-ce pas? C'est sans doute une mutilation penale. J'espere bien que tu as commis quelque crime. Viens dans mes bras. Elle se laissa tomber sur le canape et le fit tomber pres d'elle. Ils se trouverent l'un pres de l'autre sans savoir comment. Ce qu'elle disait passait sur Gwynplaine comme un grand vent. Il percevait a peine le sens de ce tourbillon de mots forcenes. Elle avait l'admiration dans les yeux. Elle parlait en tumulte, frenetiquement, d'une voix eperdue et tendre. Sa parole etait une musique, mais Gwynplaine entendait cette musique comme une tempete. Elle appuya de nouveau sur lui son regard fixe. --Je me sens degradee pres de toi, quel bonheur! Etre altesse, comme c'est fade! Je suis auguste, rien de plus fatigant. Dechoir repose. Je suis si saturee de respect que j'ai besoin de mepris. Nous sommes toutes un peu des extravagantes, a commencer par Venus, Cleopatre, mesdames de Chevreuse et de Longueville, et a finir par moi. Je t'afficherai, je le declare. Voila une amourette qui fera une contusion a la royale famille Stuart dont je suis. Ah! je respire! J'ai trouve l'issue. Je suis hors de la majeste. Etre declassee, c'est etre delivree. Tout rompre, tout braver, tout faire, tout defaire, c'est vivre. Ecoute, je t'aime. Elle s'interrompit, et eut un effrayant sourire. --Je t'aime non seulement parce que tu es difforme, mais parce que tu es vil. J'aime le monstre, et j'aime l'histrion. Un amant humilie, bafoue, grotesque, hideux, expose aux rires sur ce pilori qu'on appelle un theatre, cela a une saveur extraordinaire. C'est mordre au fruit de l'abime. Un amant infamant, c'est exquis. Avoir sous la dent la pomme, non du paradis, mais de l'enfer, voila ce qui me tente, j'ai cette faim et cette soif, et je suis cette Eve-la. L'Eve du gouffre. Tu es probablement, sans le savoir, un demon. Je me suis gardee a un masque du songe. Tu es un pantin dont un spectre tient les fils. Tu es la vision du grand rire infernal. Tu es le maitre que j'attendais. Il me fallait un amour comme en ont les Medees et les Canidies. J'etais sure qu'il m'arriverait une de ces immenses aventures de la nuit. Tu es ce que je voulais. Je te dis la un tas de choses que tu ne dois pas comprendre. Gwynplaine, personne ne m'a possedee, je me donne a toi pure comme la braise ardente. Tu ne me crois evidemment pas, mais si tu savais comme cela m'est egal! Ses paroles avaient le pele-mele de l'eruption. Une piqure au flanc de l'Etna donnerait l'idee de ce jet de flamme. Gwynplaine balbutia: --Madame... Elle lui mit la main sur la bouche. --Silence! je te contemple. Gwynplaine, je suis l'immaculee effrenee. Je suis la vestale bacchante. Aucun homme ne m'a connue, et je pourrais etre Pythie a Delphes, et avoir sous mon talon nu le trepied de bronze ou les pretres, accoudes sur la peau de Python, chuchotent des questions au dieu invisible. Mon coeur est de pierre, mais il ressemble a ces cailloux mysterieux que la mer roule au pied du rocher Huntly Nabb, a l'embouchure de la Thees, et dans lesquels, si on les casse, on trouve un serpent. Ce serpent, c'est mon amour. Amour tout-puissant, car il t'a fait venir. La distance impossible etait entre nous. J'etais dans Sirius et tu etais dans Allioth. Tu as fait la traversee demesuree, et te voila. C'est bien. Tais-toi. Prends-moi. Elle s'arreta. Il frissonnait. Elle se remit a sourire. --Vois-tu, Gwynplaine, rever, c'est creer. Un souhait est un appel. Construire une chimere, c'est provoquer la realite. L'ombre toute-puissante et terrible ne se laisse pas defier. Elle nous satisfait. Te voila. Oserai-je me perdre? oui. Oserai-je etre ta maitresse, ta concubine, ton esclave, ta chose? avec joie. Gwynplaine, je suis la femme. La femme, c'est de l'argile qui desire etre fange. J'ai besoin de me mepriser. Cela assaisonne l'orgueil. L'alliage de la grandeur, c'est la bassesse. Rien ne se combine mieux. Meprise-moi, toi qu'ou meprise. L'avilissement sous l'avilissement, quelle volupte! la fleur double de l'ignominie! je la cueille. Foule-moi aux pieds. Tu ne m'en aimeras que mieux. Je le sais, moi. Sais-tu pourquoi je t'idolatre? parce que je te dedaigne. Tu es si au-dessous de moi que je te mets sur un autel. Meler le haut et le bas, c'est le chaos, et le chaos me plait. Tout commence et finit par le chaos. Qu'est-ce que le chaos? une immense souillure. Et avec cette souillure, Dieu a fait la lumiere, et avec cet egout, Dieu a fait le monde. Tu ne sais pas a quel point je suis perverse. Petris un astre dans de la boue, ce sera moi. Ainsi parlait cette femme formidable, montrant nu, par sa robe defaite, son torse de vierge. Elle poursuivit: --Louve pour tous, chienne pour toi. Comme on va s'etonner! l'etonnement des imbeciles est doux. Moi, je me comprends. Suis-je une deesse? Amphitrite s'est donnee au Cyclope. _Fluctivoma Amphitrite._ Suis-je une fee? Urgele s'est livree a Bugryx, l'androptere aux huit mains palmees. Suis-je une princesse? Marie Stuart a eu Rizzio. Trois belles, trois monstres. Je suis plus grande qu'elles, car tu es pire qu'eux. Gwynplaine, nous sommes faits l'un pour l'autre. Le monstre que tu es dehors, je le suis dedans. De la mon amour. Caprice, soit. Qu'est-ce que l'ouragan? un caprice. Il y a entre nous une affinite siderale; l'un et l'autre nous sommes de la nuit, toi par la face, moi par l'intelligence. A ton tour tu me crees. Tu arrives, voila mon ame dehors. Je ne la connaissais pas. Elle est surprenante. Ton approche fait sortir l'hydre de moi, deesse. Tu me reveles ma vraie nature. Tu me fais faire la decouverte de moi-meme. Vois comme je te ressemble. Regarde dans moi comme dans un miroir. Ton visage, c'est mon ame. Je ne savais pas etre a ce point terrible. Moi aussi je suis donc un monstre! O Gwynplaine, tu me desennuies. Elle eut un etrange rire d'enfant, s'approcha de son oreille et lui dit tout bas: --Veux-tu voir une femme folle? c'est moi. Son regard entrait dans Gwynplaine. Un regard est un philtre. Sa robe avait des derangements redoutables. L'extase aveugle et bestiale envahissait Gwynplaine. Extase ou il y avait de l'agonie. Pendant que cette femme parlait, il sentait comme des eclaboussures de feu. Il sentait sourdre l'irreparable. Il n'avait pas la force de dire un mot. Elle s'interrompait, elle le considerait: O monstre! murmurait-elle. Elle etait farouche. Brusquement, elle lui saisit les mains. --Gwynplaine, je suis le trone, tu es le treteau. Mettons-nous de plain-pied. Ah! je suis heureuse, me voila tombee. Je voudrais que tout le monde put savoir a quel point je suis abjecte. Ou s'en prosternerait davantage, car plus on abhorre, plus on rampe. Ainsi est fait le genre humain. Hostile, mais reptile. Dragon, mais ver. Oh! je suis depravee comme les dieux. On ne peut toujours pas m'oter cela d'etre la batarde d'un roi. J'agis en reine. Qu'etait-ce que Rhodope? Une reine qui aima Phteh, l'homme a la tete de crocodile. Elle a bati en son honneur la troisieme pyramide. Penthesilee a aime le centaure, qui s'appelle le Sagittaire, et qui est une constellation. Et que dis-tu d'Anne d'Autriche? Mazarin etait-il assez laid! Tu n'es pas laid, toi, tu es difforme. Le laid est petit, le difforme est grand. Le laid, c'est la grimace du diable derriere le beau. Le difforme est l'envers du sublime. C'est l'autre cote. L'Olympe a deux versants; l'un, dans la clarte, donne Apollon; l'autre, dans la nuit, donne Polypheme. Toi, tu es Titan. Tu serais Behemoth dans la foret, Leviathan dans l'ocean, Typhon dans le cloaque. Tu es supreme. Il y a de la foudre dans ta difformite. Ton visage a ete derange par un coup de tonnerre. Ce qui est sur ta face, c'est la torsion courroucee du grand poing de flamme. Il t'a petri et il a passe. La vaste colere obscure a, dans un acces de rage, englue ton ame sous cette effroyable figure surhumaine. L'enfer est un rechaud penal ou chauffe ce fer rouge qu'on appelle la Fatalite; tu es marque de ce fer-la. T'aimer, c'est comprendre le grand. J'ai ce triomphe. Etre amoureuse d'Apollon, le bel effort! La gloire se mesure a l'etonnement. Je t'aime. J'ai reve de toi des nuits, des nuits, des nuits! C'est ici un palais a moi. Tu verras mes jardins. Il y a des sources sous les feuilles, des grottes ou l'on peut s'embrasser, et de tres beaux groupes de marbre qui sont du cavalier Bernin. Et des fleurs! Il y en a trop. Au printemps, c'est un incendie de roses. T'ai-je dit que la reine etait ma soeur? Fais de moi ce que tu voudras. Je suis faite pour que Jupiter baise mes pieds et pour que Satan me crache au visage. As-tu une religion? Moi je suis papiste. Mon pere Jacques II est mort en France avec un tas de jesuites autour de lui. Jamais je n'ai ressenti ce que j'eprouve aupres de toi. Oh! je voudrais etre le soir avec toi, pendant qu'on ferait de la musique, tous deux adosses au meme coussin, sous le tendelet de pourpre d'une galere d'or, au milieu des douceurs infinies de la mer. Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une creature. Je t'adore. Les caresses peuvent rugir. En doutez-vous? entrez chez les lions. L'horreur etait dans cette femme et se combinait avec la grace. Rien de plus tragique. On sentait la griffe, on sentait le velours. C'etait l'attaque feline, melee de retraite. Il y avait du jeu et du meurtre dans ce va-et-vient. Elle idolatrait, insolemment. Le resultat, c'etait la demence communiquee. Fatal langage, inexprimablement violent et doux. Ce qui insultait n'insultait pas. Ce qui adorait outrageait. Ce qui souffletait deifiait. Son accent imprimait a ses paroles furieuses et amoureuses on ne sait quelle grandeur prometheenne. Les fetes de la Grande Deesse, chantees par Eschyle, donnaient aux femmes cherchant les satyres sous les etoiles cette sombre rage epique. Ces paroxysmes compliquaient les danses obscures sous les branches de Dodone. Cette femme etait comme transfiguree, s'il est possible qu'on se transfigure du cote oppose au ciel. Ses cheveux avaient des frissons de criniere; sa robe se refermait, puis se rouvrait; rien de charmant comme ce sein plein de cris sauvages, les rayons de son oeil bleu se melaient aux flamboiements de son oeil noir, elle etait surnaturelle. Gwynplaine, defaillant, se sentait vaincu par la penetration profonde d'une telle approche. --Je t'aime! cria-t-elle. Et elle le mordit d'un baiser. Homere a des nuages qui peut-etre allaient devenir necessaires sur Gwynplaine et Josiane comme sur Jupiter et Junon. Pour Gwynplaine, etre aime par une femme qui avait un regard et qui le voyait, avoir sur sa bouche informe une pression de levres divines, c'etait exquis et fulgurant. Il sentait devant cette femme pleine d'enigmes tout s'evanouir en lui. Le souvenir de Dea se debattait dans cette ombre avec de petits cris. Il y a un bas-relief antique qui represente le sphinx mangeant un amour; les ailes du doux etre celeste saignent entre ces dents feroces et souriantes. Est-ce que Gwynplaine aimait cette femme? Est-ce que l'homme a, comme le globe, deux poles? Sommes-nous, sur notre axe inflexible, la sphere tournante, astre de loin, boue de pres, ou alternent le jour et la nuit? Le coeur a-t-il deux cotes, l'un qui aime dans la lumiere, l'autre qui aime dans les tenebres? Ici la femme rayon; la la femme cloaque. L'ange est necessaire. Est-ce qu'il serait possible que le demon, lui aussi, fut un besoin? Y a-t-il pour l'ame l'aile de chauve-souris? l'heure crepusculaire sonne-t-elle fatalement pour tous? la faute fait-elle partie integrante de notre destinee non refusable? le mal, dans notre nature, est-il a prendre en bloc, avec le reste? est-ce que la faute est une dette a payer? Fremissements profonds. Et une voix pourtant nous dit que c'est un crime d'etre faible. Ce que Gwynplaine eprouvait etait indicible, la chair, la vie, l'effroi, la volupte, une ivresse accablee, et toute la quantite de honte qu'il y a dans l'orgueil. Est-ce qu'il allait tomber? Elle repeta:--Je t'aime! Et, frenetique, elle l'etreignit contre sa poitrine. Gwynplaine haletait. Tout a coup, tout pres d'eux, une petite sonnerie ferme et claire vibra. C'etait le timbre scelle dans le mur qui tintait. La duchesse tourna la tete, et dit: --Qu'est-ce qu'elle me veut? Et brusquement, avec le bruit d'une trappe a ressort, le panneau d'argent incruste d'une couronne royale s'ouvrit. L'interieur d'un tour, tapisse de velours bleu prince, apparut avec une lettre sur une assiette d'or. Cette lettre etait volumineuse et carree et posee de facon a montrer le cachet, qui etait une grande empreinte sur de la cire vermeille. Le timbre continuait de sonner. Le panneau ouvert touchait presque au canape ou tous deux etaient assis. La duchesse, penchee et se retenant d'un bras au cou de Gwynplaine, etendit l'autre bras, prit la lettre sur l'assiette, et repoussa le panneau. Le tour se referma et le timbre se tut. La duchesse cassa la cire entre ses doigts, defit l'enveloppe, en tira deux plis qu'elle contenait, et jeta l'enveloppe a terre aux pieds de Gwynplaine. Le sceau de cire brise restait dechiffrable, et Gwynplaine put y distinguer une couronne royale et au-dessous la lettre A. L'enveloppe dechiree etalait ses deux cotes, de sorte qu'on pouvait en meme temps lire la suscription: A sa grace la duchesse Josiane. Les deux plis qu'avait contenus l'enveloppe etaient un parchemin et un velin. Le parchemin etait grand, le velin etait petit. Sur le parchemin etait empreint un large sceau de chancellerie, en cette cire verte dite cire de seigneurie. La duchesse, toute palpitante et les yeux noyes d'extase, fit une imperceptible moue d'ennui. --Ah! dit-elle, qu'est-ce qu'elle m'envoie la? Une paperasse! Quel trouble-fete que cette femme! Et, laissant de cote le parchemin, elle entr'ouvrit le velin. --C'est de son ecriture. C'est de l'ecriture de ma soeur. Cela me fatigue. Gwynplaine, je t'ai demande si tu savais lire. Sais-tu lire? Gwynplaine fit de la tete signe que oui. Elle s'etendit sur le canape, presque comme une femme couchee, cacha soigneusement ses pieds sous sa robe et ses bras sous ses manches, avec une pudeur bizarre, tout en laissant voir son sein, et, couvrant Gwynplaine d'un regard passionne, elle lui tendit le velin. --Eh bien, Gwynplaine, tu es a moi. Commence ton service. Mon bien-aime, lis-moi ce que m'ecrit la reine. Gwynplaine prit le velin, il defit le pli, et, d'une voix ou il y avait toutes sortes de tremblements, il lut: "Madame, "Nous vous envoyons gracieusement la copie ci-jointe d'un proces-verbal, certifie et signe par notre serviteur William Cowper, lord chancelier de ce royaume d'Angleterre, et duquel il resulte cette particularite considerable que le fils legitime de lord Linnaeus Clancharlie vient d'etre constate et retrouve, sous le nom de Gwynplaine, dans la bassesse d'une existence ambulante et vagabonde et parmi des saltimbanques et bateleurs. Cette suppression d'etat remonte a son plus bas age. En consequence des lois du royaume, et en vertu de son droit hereditaire, lord Fermain Clancharlie, fils de lord Linnaeus, sera, ce jourd'hui meme, admis et reintegre dans la chambre des lords. C'est pourquoi, voulant vous bien traiter et vous conserver la transmission des biens et domaines des lords Clancharlie Hunkerville, nous le substituons dans vos bonnes graces a lord David Dirry-Moir. Nous avons fait amener lord Fermain dans votre residence de Corleone-lodge; nous commandons et voulons, comme reine et soeur, que notre dit lord Fermain Clancharlie, nomme jusqu'a ce jour Gwynplaine, soit votre mari, et vous l'epouserez, et c'est notre plaisir royal." Pendant que Gwynplaine lisait, avec des intonations qui chancelaient presque a chaque mot, la duchesse, soulevee du coussin du canape, ecoutait, l'oeil fixe. Comme Gwynplaine achevait, elle lui arracha la lettre. --ANNE, REINE, dit-elle, lisant la signature, avec une intonation de reverie. Puis elle ramassa a terre le parchemin qu'elle avait jete, et y promena son regard. C'etait la declaration des naufrages de la _Matutina_, copiee sur un proces-verbal signe du sheriff de Southwark et du lord-chancelier. Le proces-verbal lu, elle relut le message de la reine. Puis elle dit: --Soit. Et, calme, montrant du doigt a Gwynplaine la portiere de la galerie par ou il etait entre: --Sortez, dit-elle. Gwynplaine, petrifie, demeura immobile. Elle reprit, glaciale: --Puisque vous etes mon mari, sortez. Gwynplaine, sans parole, les yeux baisses comme un coupable, ne bougeait pas. Elle ajouta: --Vous n'avez pas le droit d'etre ici. C'est la place de mon amant. Gwynplaine etait comme cloue. --Bien, dit-elle. Ce sera moi, je m'en vais. Ah! vous etes mon mari! Rien de mieux. Je vous hais. Et se levant, jetant a on ne sait qui dans l'espace un hautain geste d'adieu, elle sortit. La portiere de la galerie se referma sur elle. V ON SE RECONNAIT, MAIS ON NE SE CONNAIT PAS Gwynplaine demeura seul. Seul en presence de cette baignoire tiede et de ce lit defait. La pulverisation des idees etait en lui a son comble. Ce qu'il pensait ne ressemblait pas a de la pensee. C'etait une diffusion, une dispersion, l'angoisse d'etre dans l'incomprehensible. Il avait en lui quelque chose comme le sauve-qui-peut d'un reve. L'entree dans les mondes inconnus n'est pas une chose simple. A partir de la lettre de la duchesse, apportee par le mousse, une serie d'heures surprenantes avait commence pour Gwynplaine, de moins en moins intelligibles. Jusqu'a cet instant il etait dans le songe, mais il y voyait clair. Maintenant il y tatonnait. Il ne pensait pas. Il ne songeait meme plus. Il subissait. Il restait assis sur le canape, a l'endroit ou la duchesse l'avait laisse. Tout a coup il y eut dans cette ombre un bruit de pas. C'etait un pas d'homme. Ce pas venait du cote oppose a la galerie par ou etait sortie la duchesse. Il approchait, et on l'entendait sourdement, mais nettement. Gwynplaine, quelle que fut son absorption, preta l'oreille. Subitement, au dela du rideau de toile d'argent que la duchesse avait laisse entr'ouvert, derriere le lit, la porte qu'il etait aise de soupconner sous la glace peinte s'ouvrit toute grande, et une voix male et joyeuse, chantant a pleine gorge, jeta dans la chambre aux miroirs ce refrain d'une vieille chanson francaise: Trois petits gorets sur leur fumier Juraient comme des porteurs de chaise. Un homme entra. Cet homme avait l'epee au cote et a la main un chapeau a plumes avec ganse et cocarde, et etait vetu d'un magnifique habit de mer, galonne. Gwynplaine se dressa, comme si un ressort le mettait debout. Il reconnut cet homme et cet homme le reconnut. De leurs deux bouches stupefaites s'echappa en meme temps ce double cri: --Gwynplaine! --Tom-Jim-Jack! L'homme au chapeau a plumes marcha sur Gwynplaine, qui croisa les bras. --Comment es-tu ici, Gwynplaine? --Et toi, Tom-Jim-Jack, comment y viens-tu? --Ah! je comprends. Josiane! un caprice. Un saltimbanque qui est un monstre, c'est trop beau pour qu'on y resiste. Tu t'es deguise pour venir ici, Gwynplaine. --Et toi aussi, Tom-Jim-Jack. --Gwynplaine, que signifie cet habit de seigneur? --Tom-Jim-Jack, que signifie cet habit d'officier? --Gwynplaine, je ne reponds pas aux questions. --Ni moi, Tom-Jim-Jack. --Gwynplaine, je ne m'appelle pas Tom-Jim-Jack. --Tom-Jim-Jack, je ne m'appelle pas Gwynplaine. --Gwynplaine, je suis ici chez moi. --Je suis ici chez moi, Tom-Jim-Jack. --Je te defends de me faire echo. Tu as l'ironie, mais j'ai ma canne. Treve a tes parodies, miserable drole. Gwynplaine devint pale. --Drole toi-meme! et tu me rendras raison de cette insulte. --Dans ta baraque, tant que tu voudras. A coups de poing. --Ici, et a coups d'epee. --L'ami Gwynplaine, l'epee est affaire de gentilshommes. Je ne me bats qu'avec mes pareils. Nous sommes egaux devant le poing, inegaux devant l'epee. A l'inn Tadcaster, Tom-Jim-Jack peut boxer Gwynplaine. A Windsor, c'est different. Apprends ceci: je suis contre-amiral. --Et moi, je suis pair d'Angleterre. L'homme en qui Gwynplaine voyait Tom-Jim-Jack eclata de rire. --Pourquoi pas roi? Au fait, tu as raison. Un histrion est tous ses roles. Dis-moi que tu es Theseus, duc d'Athenes. --Je suis pair d'Angleterre, et nous nous battrons. --Gwynplaine, ceci devient long. Ne joue pas avec quelqu'un qui peut te faire fouetter. Je m'appelle lord David Dirry-Moir. --Et moi, je m'appelle lord Clancharlie. Lord David eut un second eclat de rire. --Bien trouve. Gwynplaine est lord Clancharlie. C'est en effet le nom qu'il faut avoir pour posseder Josiane. Ecoute, je te pardonne. Et sais-tu pourquoi? C'est que nous sommes les deux amants. La portiere de la galerie s'ecarta, et une voix dit: --Vous etes les deux maris, messeigneurs. Tous deux se retournerent. --Barkilphedro! s'ecria lord David. C'etait Barkilphedro, en effet. Il saluait profondement les deux lords avec un sourire. Derriere lui, a quelques pas, on apercevait un gentilhomme au visage respectueux et severe qui avait une baguette noire a la main. Ce gentilhomme s'avanca, fit trois reverences a Gwynplaine, et lui dit: --Milord, je suis l'huissier de la verge noire. Je viens chercher votre seigneurie, conformement aux ordres de sa majeste. LIVRE HUITIEME LE CAPITOLE ET SON VOISINAGE I DISSECTION DES CHOSES MAJESTUEUSES La redoutable ascension qui, depuis tant d'heures deja, variait ses eblouissements sur Gwynplaine, et qui l'avait emporte a Windsor, le remporta a Londres. Les realites visionnaires se succederent devant lui, sans solution de continuite. Nul moyen de s'y soustraire. Quand une le quittait, l'autre le reprenait. Il n'avait pas le temps de respirer. Qui a vu un jongleur a vu le sort. Ces projectiles tombant, montant et retombant, ce sont les hommes dans la main du destin. Projectiles et jouets. Le soir de ce meme jour, Gwynplaine etait dans un lieu extraordinaire. Il etait assis sur un banc fleurdelyse. Il avait par-dessus ses habits de soie une robe de velours ecarlate doublee de taffetas blanc avec rochet d'hermine, et aux epaules deux bandes d'hermine bordees d'or. Il avait autour de lui des hommes de tout age, jeunes et vieux, assis comme lui sur les fleurs de lys et comme lui vetus d'hermine et de pourpre. Devant lui, il apercevait d'autres hommes, a genoux. Ces hommes avaient des robes de soie noire. Quelques-uns de ces hommes agenouilles ecrivaient. En face de lui, a quelque distance, il apercevait des marches, une estrade, un dais, un large ecusspn etincelant entre un lion et une licorne, et, sous ce dais, sur cette estrade, au haut de ces marches, adosse a cet ecusson, un fauteuil dore et couronne. C'etait un trone. Le trone de la Grande Bretagne. Gwynplaine etait, pair lui-meme, dans la chambre des pairs d'Angleterre. De quelle facon avait eu lieu cette introduction de Gwynplaine a la chambre des lords? Disons-le. Toute la journee, depuis le matin jusqu'au soir, depuis Windsor jusqu'a Londres, depuis Corleone-lodge jusqu'a Westminster-hall, avait ete une montee d'echelon en echelon. A chaque echelon nouvel etourdissement. Il avait ete emmene de Windsor dans les voitures de la reine, avec l'escorte due a un pair. La garde qui honore ressemble beaucoup a la garde qui garde. Ce jour-la, les riverains de la route de Windsor a Londres virent galoper une cavalcade de gentilshommes pensionnaires de sa majeste accompagnant deux chaises menees grand train en poste royale. Dans la premiere etait assis l'huissier de la verge noire, sa baguette a la main. Dans la seconde on distinguait un large chapeau a plumes blanches couvrant d'ombre un visage qu'on ne voyait pas. Qui est-ce qui passait la? etait-ce un prince? etait-ce un prisonnier? C'etait Gwynplaine. Cela avait l'air de quelqu'un qu'on mene a la tour de Londres, a moins que ce ne fut quelqu'un qu'on menat a la chambre des pairs. La reine avait bien fait les choses. Comme il s'agissait du futur mari de sa soeur, elle avait donne une escorte de son propre service. L'officier de l'huissier de la verge noire etait a cheval en tete du cortege. L'huissier de la verge noire avait dans sa chaise, sur un strapontin, un coussin de drap d'argent. Sur ce coussin etait pose un portefeuille noir timbre d'une couronne royale. A Brentford, dernier relais avant Londres, les deux chaises et l'escorte firent halte. Un carrosse d'ecaille attele de quatre chevaux attendait, avec quatre laquais derriere, deux postillons devant, et un cocher en perruque. Roues, marchepieds, soupentes, timon, tout le train de ce carrosse etait dore. Les chevaux etaient harnaches d'argent. Ce coche de gala etait d'un dessin allier et surprenant, et eut magnifiquement figure parmi les cinquante et un carrosses celebres, dont Roubo nous a laisse les portraits. L'huissier de la verge noire mit pied a terre, ainsi que son officier. L'officier de l'huissier retira du strapontin de la chaise de poste le coussin de drap d'argent sur lequel etait le portefeuille a couronne, le prit sur ses deux mains, et se tint debout derriere l'huissier. L'huissier de la verge noire ouvrit la portiere du carrosse, qui etait vide, puis la portiere de la chaise ou etait Gwynplaine, et, baissant les yeux, invita respectueusement Gwynplaine a prendre place dans le carrosse. Gwynplaine descendit de la chaise et monta dans le carrosse. L'huissier portant la verge et l'officier portant le coussin y entrerent apres lui, et y occuperent la banquette basse destinee aux pages dans les anciens coches de ceremonie. Le carrosse etait tendu a l'interieur de satin blanc garni d'entoilage de Binche avec cretes et glands d'argent. Le plafond etait armorie. Les postillons des deux chaises qu'on venait de quitter etaient vetus du hoqueton royal. Le cocher, les postillons et les laquais du carrosse ou l'on entrait avaient une autre livree, tres magnifique. Gwynplaine, a travers le somnambulisme ou il etait comme aneanti, remarqua cette fastueuse valetaille et demanda a l'huissier de la verge noire: --Quelle est cette livree? L'huissier de la verge noire repondit: --La votre, milord. Ce jour-la, la chambre des lords devait sieger le soir. _Curia erat serena_, disent les vieux proces-verbaux. En Angleterre, la vie parlementaire est volontiers une vie nocturne. On sait qu'il arriva une fois a Sheridan de commencer a minuit un discours et de le terminer au lever du soleil. Les deux chaises de poste retournerent a vide a Windsor; le carrosse ou etait Gwynplaine se dirigea vers Londres. Le carrosse d'ecaille a quatre chevaux alla au pas de Brentford a Londres. La dignite de la perruque du cocher l'exigeait. Sous la figure de ce cocher solennel, le ceremonial prenait possession de Gwynplaine. Ces retards, du reste, etaient, selon toute apparence, calcules. On en verra plus loin le motif probable. Il n'etait pas encore nuit, mais il s'en fallait de peu, quand le carrosse d'ecaille s'arreta devant la King's Gate, lourde porte surbaissee entre deux tourelles qui communiquait de White-Hall a Westminster. La cavalcade des gentilshommes pensionnaires fit groupe autour du carrosse. Un des valets de pied de l'arriere sauta sur le pave, et ouvrit la portiere. L'huissier de la verge noire, suivi de son officier portant le coussin, sortit du carrosse, et dit a Gwynplaine: --Milord, daignez descendre. Que votre seigneurie garde son chapeau sur sa tete. Gwynplaine etait vetu, sous son manteau de voyage, de l'habit de soie qu'il n'avait pas quitte depuis la veille. Il n'avait pas d'epee. Il laissa son manteau dans le carrosse. Sous la voute carrossiere de la King's Gate, il y avait une porte laterale petite et exhaussee de quelques degres. Dans les choses d'apparat, le respect est de preceder. L'huissier de la verge noire, ayant derriere lui son officier, marchait devant. Gwynplaine suivait. Ils monterent le degre, et entrerent sous la porte laterale. Quelques instants apres, ils etaient dans une chambre ronde et large avec pilier au centre, un bas de tourelle, salle de rez-de-chaussee, eclairee d'ogives etroites comme des lancettes d'abside, et qui devait etre obscure meme en plein midi. Peu de lumiere fait parfois partie de la solennite. L'obscur est majestueux. Dans cette chambre treize hommes se tenaient debout. Trois en avant, six au deuxieme rang, quatre en arriere. Des trois premiers un avait une cotte de velours incarnat, et les deux autres des cottes vermeilles aussi, mais de satin. Tous trois avaient les armes d'Angleterre brodees sur l'epaule. Les six du second rang etaient vetus de vestes dalmatiques en moire blanche, chacun avec un blason different sur la poitrine. Les quatre derniers, tous en moire noire, etaient distincts les uns des autres, le premier par une cape bleue, le deuxieme par un saint Georges ecarlate sur l'estomac, le troisieme par deux croix cramoisies brodees sur sa poitrine et sur son dos, le quatrieme par un collet de fourrure noire appelee peau de sabelline. Tous etaient en perruque, nu-tete, et avaient l'epee au cote. On distinguait a peine leurs visages dans la penombre. Eux ne pouvaient voir la figure de Gwynplaine. L'huissier de la verge noire eleva sa baguette et dit: --Milord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, moi huissier de la verge noire, premier officier de la chambre de presence, je remets votre seigneurie a Jarretiere, roi d'armes d'Angleterre. Le personnage a cotte de velours, laissant les autres derriere lui, salua Gwynplaine jusqu'a terre et dit: --Milord Fermain Clancharlie, je suis Jarretiere, premier roi d'armes d'Angleterre. Je suis l'officier cree et couronne par sa grace le duc de Norfolk, comte-marechal hereditaire. J'ai jure obeissance au roi, aux pairs et aux chevaliers de la Jarretiere. Le jour de mon couronnement, ou le comte-marechal d'Angleterre m'a verse un gobelet de vin sur la tete, j'ai solennellement promis d'etre officieux a la noblesse, d'eviter la compagnie des personnes de mauvaise reputation, d'excuser plutot que de blamer les gens de qualite, et d'assister les veuves et les vierges. C'est moi qui ai charge de regler les ceremonies de l'enterrement des pairs et qui ai le soin et la garde de leurs armoiries. Je me mets aux ordres de votre seigneurie. Le premier des deux autres en cottes de satin fit une reverence, et dit: --Milord, je suis Clarence, deuxieme roi d'armes d'Angleterre. Je suis l'officier qui regle l'enterrement des nobles au-dessous des pairs. Je me mets aux ordres de votre seigneurie. L'autre homme a cotte de satin salua, et dit: --Milord, je suis Norroy, troisieme roi d'armes d'Angleterre. Je me mets aux ordres de votre seigneurie. Les six du second rang, immobiles et sans saluer, firent un pas. Le premier a la droite de Gwynplaine, dit: --Milord, nous sommes les six ducs d'armes d'Angleterre. Je suis York. Puis chacun des herauts ou ducs d'armes prit la parole a son tour, et se nomma. --Je suis Lancastre. --Je suis Richmond. --Je suis Chester. --Je suis Somerset. --Je suis Windsor, Les blasons qu'ils avaient sur la poitrine etaient ceux des comtes et des villes dont ils portaient les noms. Les quatre qui etaient habilles de noir, derriere les herauts, gardaient le silence. Le roi d'armes Jarretiere les montra du doigt a Gwynplaine et dit: --Milord, voici les quatre poursuivants d'armes.--Manteau-Bleu. L'homme a la cape bleue salua de la tete. --Dragon-Rouge. L'homme au saint Georges salua. --Rouge-Croix. L'homme aux croix ecarlates salua. --Porte-coulisse. L'homme a la fourrure de sabelline salua. Sur un signe du roi d'armes, le premier des poursuivants, Manteau-Bleu, s'avanca, et prit des mains de l'officier de l'huissier le coussin de drap d'argent et le portefeuille a couronne. Et le roi d'armes dit a l'huissier de la verge noire: --Ainsi soit. Je donne a votre honneur reception de sa seigneurie. Ces pratiques d'etiquette et d'autres qui vont suivre etaient le vieux ceremonial anterieur a Henri VIII, qu'Anne essaya, pendant un temps, de faire revivre. Rien de tout cela ne se fait plus aujourd'hui. Pourtant la chambre des lords se croit immuable; et si l'immemorial existe quelque part, c'est la. Elle change toutefois. _E pur si muove._ Qu'est devenu, par exemple, le _may pole_, ce mat de mai que la ville de Londres plantait sur le passage des pairs allant au parlement? Le dernier qui ait fait figure a ete arbore en 1713. Depuis, le "may pole" a disparu. Desuetude. L'apparence, c'est l'immobilite; la realite, c'est le changement. Ainsi prenez ce titre, Albemarle. Il semble eternel. Sous ce titre ont passe six familles, Odo, Mandeville, Bethune, Plantagenet, Beauchamp, Monk. Sous ce titre, Leicester, se sont succede cinq noms differents, Beaumont, Brewose, Dudley, Sidney, Coke. Sous Lincoln, six. Sous Pembroke, sept, etc. Les familles changent sous les titres qui ne bougent pas. L'historien superficiel croit a l'immuabilite. Au fond, nulle duree. L'homme ne peut etre que flot. L'onde, c'est l'humanite. Les aristocraties ont pour orgueil ce que les femmes ont pour humiliation, vieillir; mais femmes et aristocraties ont la meme illusion, se conserver. Il est probable que la chambre des lords ne se reconnaitra point dans ce qu'on vient de lire et dans ce qu'on va lire, un peu comme la jolie femme d'autrefois qui ne veut pas avoir de rides. Le miroir est un vieil accuse; il en prend son parti. Faire ressemblant, c'est la tout le devoir de l'historien. Le roi d'armes s'adressa a Gwynplaine. --Veuillez me suivre, milord. Il ajouta: --On vous saluera. Votre seigneurie soulevera seulement le bord de son chapeau. Et l'on se dirigea en cortege vers une porte qui etait au fond de la salle ronde. L'huissier de la verge noire ouvrait la marche. Puis Manteau-Bleu, portant le coussin; puis le roi d'armes; derriere le roi d'armes etait Gwynplaine, le chapeau sur la tete. Les autres rois d'armes, herauts, poursuivants, resterent dans la salle ronde. Gwynplaine, precede de l'huissier de la verge noire et sous la conduite du roi d'armes, suivit de salle en salle un itineraire qu'il serait impossible de retrouver aujourd'hui, le vieux logis du parlement d'Angleterre ayant ete demoli, Il traversa entre autres cette gothique chambre d'etat ou avait eu lieu la rencontre supreme de Jacques II et de Monmouth, et qui avait vu l'agenouillement inutile du neveu lache devant l'oncle feroce. Autour de cette chambre etaient ranges sur le mur, par ordre de dates, avec leurs noms et leurs blasons, neuf portraits en pied d'anciens pairs: lord Nansladron, 1305. Lord Baliol, 1306. Lord Benestede, 1314. Lord Cantilupe, 1356. Lord Montbegon, 1357. Lord Tibotot, 1372. Lord Zouch of Codnor, 1615. Lord Bella-Aqua, sans date. Lord Harren and Surrey, comte de Blois, sans date. La nuit etant venue, il y avait des lampes de distance en distance dans les galeries. Des lustres de cuivre a chandelles de cire etaient allumes dans les salles, eclairees a peu pres comme des bas cotes d'eglise. On n'y rencontrait que les personnes necessaires. Dans une chambre que le cortege traversa se tenaient debout, la tete respectueusement inclinee, les quatre clercs du signet, et le clerc des papiers d'etat. Dans une autre etait l'honorable Philip Sydenham, chevalier banneret, seigneur de Brympton en Somerset. Le chevalier banneret est le chevalier fait en guerre par le roi sous la banniere royale deployee. Dans une autre etait le plus ancien baronnet d'Angleterre, sir Edmund Bacon de Suffolk, heritier de sir Nicholas, et qualifie _primus baronetorum Angliae_. Sir Edmund avait derriere lui son arcifer portant son arquebuse et son ecuyer portant les armes d'Ulster, les baronnets etant les defenseurs nes du comte d'Ulster en Irlande. Dans une autre etait le chancelier de l'echiquier, accompagne de ses quatre maitres des comptes et des deux deputes du lord-chambellan charges de fendre les tailles. Plus le maitre des monnaies, ayant dans sa main ouverte une livre sterling, faite, comme c'est l'usage pour les pounds, au moulinet. Ces huit personnages firent la reverence au nouveau lord. A l'entree du corridor tapisse d'une natte qui etait la communication de la chambre basse a la chambre haute, Gwynplaine fut salue par sir Thomas Mansell de Margam, controleur de la maison de la reine et membre du parlement pour Glamorgan; et, a la sortie, par une deputation "d'un sur deux" des barons des Cinq-Ports, ranges a sa droite et a sa gauche, quatre par quatre, les Cinq-Ports etant huit. William Ashburnham le salua pour Hastings, Matthew Aylmor pour Douvres, Josias Burchett pour Sandwich, sir Philip Boteler pour Hyeth, John Brewer pour New Rumney, Edward Southwell pour la ville de Rye, James Hayes pour la ville de Winchelsea, et Georges Nailor pour la ville de Seaford. Le roi d'armes, comme Gwynplaine allait rendre le salut, lui rappela a voix basse le ceremonial. --Seulement le bord du chapeau, milord. Gwynplaine fit comme il lui etait indique. Il arriva a la chambre peinte, ou il n'y avait pas de peinture, si ce n'est quelques figures de saints, entre autres saint Edouard, sous les voussures des longues fenetres ogives coupees en deux par le plancher, desquelles Westminster-Hall avait le bas, et la chambre peinte le haut. En deca de la barriere de bois qui traversait de part en part la chambre peinte, se tenaient les trois secretaires d'etat, hommes considerables. Le premier de ces officiers avait dans ses attributions le sud de l'Angleterre, l'Irlande et les colonies, plus la France, la Suisse, l'Italie, l'Espagne, le Portugal et la Turquie. Le deuxieme dirigeait le nord de l'Angleterre, avec surveillance sur les Pays-Bas, l'Allemagne, le Danemark, la Suede, la Pologne et la Moscovie. Le troisieme, ecossais, avait l'Ecosse. Les deux premiers etaient anglais. L'un d'eux etait l'honorable Robert Harley, membre du parlement pour la ville de New-Radnor. Un depute d'Ecosse, Mungo Graham, esquire, parent du duc de Montrose, etait present. Tous saluerent Gwynplaine en silence. Gwynplaine toucha le bord de son chapeau. Le garde-barriere leva le bras de bois sur charniere qui donnait entree sur l'arriere de la chambre peinte ou etait la longue table verte drapee, reservee aux seuls lords. Il y avait sur la table un candelabre allume. Gwynplaine, precede de l'huissier de la verge noire, de Manteau-Bleu et de Jarretiere, penetra dans ce compartiment privilegie. Le garde-barriere referma l'entree derriere Gwynplaine. Le roi d'armes, sitot la barriere franchie, s'arreta. La chambre peinte etait spacieuse. On apercevait au fond, debout au-dessous de l'ecusson royal qui etait entre les deux fenetres, deux vieillards vetus de robes de velours rouge avec deux bandes d'hermine ourlees de galons d'or sur l'epaule et des chapeaux a plumes blanches sur leurs perruques. Par la fente des robes on voyait leur habit de soie et la poignee de leur epee. Derriere eux etait immobile un homme habille en moire noire, portant haute une grande masse d'or surmontee d'un lion couronne. C'etait le massier des pairs d'Angleterre. Le lion est leur insigne: _Et les lions ce sont les Barons et li Per_, dit la chronique manuscrite de Bertrand Duguesclin. Le roi d'armes montra a Gwynplaine les deux personnages en robes de velours, et lui dit a l'oreille: --Milord, ceux-ci sont vos egaux. Vous rendrez le salut exactement comme il vous sera fait. Ces deux seigneuries ici presentes sont deux barons et vos parrains designes par le lord-chancelier. Ils sont tres vieux, et presque aveugles. Ce sont eux qui vous vont introduire dans la chambre des lords. Le premier est Charles Mildmay, lord Fitzwalter, sixieme seigneur du banc des barons, le second est Augustus Arundel, lord Arundel de Trerice, trente-huitieme seigneur du banc des barons. Le roi d'armes, faisant un pas vers les deux vieillards, eleva la voix: --Fermain Clancharlie, baron Clancharlie, baron Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, salue vos seigneuries. Les deux lords souleverent leurs chapeaux au-dessus de leur tete de toute la longueur du bras, puis se recoifferent. Gwynplaine leur rendit le salut de la meme maniere. L'huissier de la verge noire avanca, puis Manteau-Bleu, puis Jarretiere. Le massier vint se placer devant Gwynplaine, et les deux lords a ses cotes, lord Fitzwalter a sa droite et lord Arundel de Trerice a sa gauche. Lord Arundel etait fort casse, et le plus vieux des deux. Il mourut l'annee d'apres, leguant a son petit-fils John, mineur, sa pairie qui, du reste, devait s'eteindre en 1768. Ce cortege sortit de la chambre peinte et s'engagea dans une galerie a pilastres ou alternaient en sentinelle, de pilastre en pilastre, des pertuisaniers d'Angleterre et des hallebardiers d'Ecosse. Les hallebardiers ecossais etaient cette magnifique troupe aux jambes nues digne de faire face, plus tard, a Fontenoy, a la cavalerie francaise et a ces cuirassiers du roi auxquels leur colonel disait: _Messieurs les maitres, assurez vos chapeaux, nous allons avoir l'honneur de charger_. Le capitaine des pertuisaniers et le capitaine des hallebardiers firent a Gwynplaine et aux deux lords parrains le salut de l'epee. Les soldats saluerent, les uns de la pertuisane, les autres de la hallebarde. Au fond de la galerie resplendissait une grande porte, si magnifique que les deux battants semblaient deux lames d'or. Des deux cotes de la porte deux hommes etaient immobiles. A leur livree on pouvait reconnaitre les _door-keepers_, "garde-portes". Un peu avant d'arriver a cette porte, la galerie s'elargissait et il y avait un rond-point vitre. Dans ce rond-point etait assis sur un fauteuil a dossier demesure un personnage auguste par l'enormite de sa robe et de sa perruque. C'etait William Cowper, lord-chancelier d'Angleterre. C'est une qualite d'etre infirme plus que le roi. William Cowper etait myope, Anne l'etait aussi, mais moins. Cette vue basse de William Cowper plut a la myopie de sa majeste et le fit choisir par la reine pour chancelier et garde de la conscience royale. William Cowper avait la levre superieure mince et la levre inferieure epaisse, signe de demi-bonte. Le rond-point vitre etait eclaire d'une lampe au plafond. Le lord-chancelier, grave dans son haut fauteuil, avait a sa droite une table ou etait assis le clerc de la couronne, et a sa gauche une table ou etait assis le clerc du parlement. Chacun des deux clercs avait devant soi un registre ouvert et une ecritoire. Derriere le fauteuil du lord-chancelier se tenait son massier, portant la masse a couronne. Plus le porte-queue et le porte-bourse, en grande perruque. Toutes ces charges existent encore. Sur une credence pres du fauteuil il y avait une epee a poignee d'or, avec fourreau et ceinturon de velours feu. Derriere le clerc de la couronne etait debout un officier soutenant tout ouverte de ses deux mains une robe, qui etait la robe de couronnement. Derriere le clerc du parlement un autre officier tenait deployee une autre robe, qui etait la robe de parlement. Ces robes, toutes deux de velours cramoisi double de taffetas blanc avec deux bandes d'hermine galonnees d'or a l'epaule, etaient pareilles, a cela pres que la robe de couronnement avait un plus large rochet d'hermine. Un troisieme officier qui etait le "librarian" portait sur un carreau de cuir de Flandre le _red-book_, petit livre relie en maroquin rouge, contenant la liste des pairs et des communes, plus des pages blanches et un crayon qu'il etait d'usage de remettre a chaque nouveau membre entrant au parlement. La marche en procession que fermait Gwynplaine entre les deux pairs ses parrains s'arreta devant le fauteuil du lord-chancelier. Les deux lords parrains oterent leurs chapeaux. Gwynplaine fit comme eux. Le roi d'armes recut des mains de Manteau-Bleu le coussin de drap d'argent, se mit a genoux, et presenta le portefeuille noir sur le coussin au lord-chancelier. Le lord-chancelier prit le portefeuille et le tendit au clerc du parlement. Le clerc vint le recevoir avec ceremonie, puis alla se rasseoir. Le clerc du parlement ouvrit le portefeuille, et se leva. Le portefeuille contenait les deux messages usites, la patente royale adressee a la chambre des lords, et la sommation de sieger[1] adressee au nouveau pair. [1] Writ of summons. Le clerc, debout, lut tout haut les deux messages avec une lenteur respectueuse. La sommation de sieger intimee a lord Fermain Clancharlie se terminait par les formules accoutumees: "...Nous vous enjoignons etroitement[2], sous la foi et l'allegeance que vous nous devez, de venir prendre en personne votre place parmi les prelats et les pairs siegeant en notre parlement a Westminster, afin de donner votre avis, en tout honneur et conscience, sur les affaires du royaume et de l'eglise." [2] Strictly enjoin you. La lecture des messages terminee, le lord-chancelier eleva la voix. --Acte est donne a la couronne. Lord Fermain Clancharlie, votre seigneurie renonce a la transsubstantiation, a l'adoration des saints et a la messe? Gwynplaine s'inclina. --Acte est donne, dit le lord-chancelier. Et le clerc du parlement repartit: --Sa seigneurie a pris le test. Le lord-chancelier ajouta: --Milord Fermain Clancharlie, vous pouvez sieger. --Ainsi soit, dirent les deux parrains, Le roi d'armes se releva, prit l'epee sur la credence et en boucla le ceinturon autour de la taille de Gwynplaine. "Ce faict, disent les vieilles chartes normandes, le pair prend son espee et monte aux hauts sieges et assiste a l'audience." Gwynplaine entendit derriere lui quelqu'un qui lui disait: --Je revets votre seigneurie de la robe de parlement. Et en meme temps l'officier qui lui parlait et qui portait cette robe la lui passa et lui noua au cou le ruban noir du rochet d'hermine. Gwynplaine maintenant, la robe de pourpre sur le dos et l'epee d'or au cote, etait semblable aux deux lords qu'il avait a sa droite et a sa gauche. Le librarian lui presenta le red-book et le lui mit, dans la poche de sa veste. Le roi d'armes lui murmura a l'oreille: --Milord, en entrant, vous saluerez la chaise royale. La chaise royale, c'est le trone. Cependant les deux clercs ecrivaient, chacun a sa table, l'un sur le registre de la couronne, l'autre sur le registre du parlement. Tous deux, l'un apres l'autre, le clerc de la couronne le premier, apporterent leur livre au lord-chancelier, qui signa. Apres avoir signe sur les deux registres, le lord chancelier se leva: --Lord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie, baron Hunkerville, marquis de Corleone en Italie, soyez le bienvenu parmi vos pairs, les lords spirituels et temporels de la Grande-Bretagne. Les deux parrains de Gwynplaine lui toucherent l'epaule. Il se tourna. Et la grande porte doree du fond de la galerie s'ouvrit a deux battants. C'etait la porte de la chambre des pairs d'Angleterre. Il ne s'etait pas ecoule trente-six heures depuis que Gwynplaine, entoure d'un autre cortege, avait vu s'ouvrir devant lui la porte de fer de la geole de Southwark. Rapidite terrible de tous ces nuages sur sa tete; nuages qui etaient des evenements; rapidite qui etait une prise d'assaut. II IMPARTIALITE La creation d'une egalite avec le roi, dite pairie, fut aux epoques barbares une fiction utile. En France et en Angleterre, cet expedient politique rudimentaire produisit des resultats differents. En France, le pair fut un faux roi; en Angleterre, ce fut un vrai prince. Moins grand qu'en France, mais plus reel. On pourrait dire: moindre, mais pire. La pairie est nee en France. L'epoque est incertaine; sous Charlemague, selon la legende; sous Robert le Sage, selon l'histoire. L'histoire n'est pas plus sure de ce qu'elle dit que la legende. Favin ecrit: "le Roy de France voulut attirer a lui les grands de son etat par ce titre magnifique de Pairs, comme s'ils lui etaient egaux." La pairie se bifurqua tres vite et de France passa en Angleterre. La pairie anglaise a ete un grand fait, et presque une grande chose. Elle a eu pour precedent le wittenagemot saxon. Le thane danois et le vavasseur normand se fondirent dans le baron. Baron est le meme mot que _vir_; qui se traduit en espagnol par _varon_, et qui signifie, par excellence, homme. Des 1075 les barons se font sentir au roi. Et a quel roi! a Guillaume le Conquerant. En 1086 ils donnent une base a la feodalite, cette base est le _Doomsday-book_. "Livre du Jugement dernier." Sous Jean sans Terre, conflit; la seigneurie francaise le prend de haut avec la Grande-Bretagne, et la pairie de France mande a sa barre le roi d'Angleterre. Indignation des barons anglais. Au sacre de Philippe-Auguste, le roi d'Angleterre portait, comme duc de Normandie, la premiere banniere carree et le duc de Guyenne la seconde. Contre ce roi vassal de l'etranger, "la guerre des seigneurs" eclate. Les barons imposent au miserable roi Jean la Grande Charte d'ou sort la chambre des lords. Le pape prend fait et cause pour le roi, et excommunie les lords. La date, c'est 1215, et le pape, c'est Innocent III qui ecrivait le _Veni sancte Spiritus_ et qui envoyait a Jean sans Terre les quatre vertus cardinales sous la forme de quatre anneaux d'or. Les lords persistent. Long duel, qui durera plusieurs generations. Pembroke lutte. 1248 est l'annee des "Provisions d'Oxford". Vingt-quatre barons limitent le roi, le discutent, et appellent, pour prendre part a la querelle elargie, un chevalier par comte. Aube des communes. Plus tard, les lords s'adjoignirent deux citoyens par chaque cite et deux bourgeois par chaque bourg. C'est ce qui fait que, jusqu'a Elisabeth, les pairs furent juges de la validite des elections des communes. De leur juridiction naquit l'adage: "Les deputes doivent etre nommes sans les trois P; _sine Prece, sine Pretio, sine Poculo_. Ce qui n'empecha pas les bourgs-pourris. En 1293, la cour des pairs de France avait encore le roi d'Angleterre pour justiciable, et Philippe le Bel citait devant lui Edouard Ier. Edouard Ier etait ce roi qui ordonnait a son fils de le faire bouillir apres sa mort et d'emporter ses os en guerre. Sous les folies royales les lords sentent le besoin de fortifier le parlement; ils le divisent en deux chambres. Chambre haute et chambre basse. Les lords gardent arrogamment la suprematie. "S'il arrive qu'un des communes soit si hardy que de parler desavantageusement de la chambre des lords, on l'appelle au barreau (a la barre) pour recevoir correction et quelquefois on l'envoie a la Tour[1]." Meme distinction dans le vote. Dans la chambre des lords on vote un a un, en commencant par le dernier baron qu'on nomme "le puine". Chaque pair appele repond _content_ ou _non content_. Dans les communes on vote tous ensemble, par Oui ou Non, en troupeau. Les communes accusent, les pairs jugent. Les pairs, par dedain des chiffres, deleguent aux communes, qui en tireront parti, la surveillance de l'echiquier, ainsi nomme, selon les uns, du tapis de la table qui representait un _echiquier_, et, selon les autres, des tiroirs de la vieille armoire ou. etait, derriere une grille de fer, le tresor des rois d'Angleterre. De la fin du treizieme siecle date le Registre annuel, "Year-book". Dans la guerre des deux roses, on sent le poids des lords, tantot du cote de John de Gaunt, duc de Lancastre, tantot du cote d'Edmund, duc d'York. Wat-Tyler, les Lollards, Warwick, le faiseur de rois, toute cette anarchie-mere d'ou sortira l'affranchissement, a pour point d'appui, avoue ou secret, la feodalite anglaise. Les lords jalousent utilement le trone; jalouser, c'est surveiller; ils circonscrivent l'initiative royale, restreignent les cas de haute trahison, suscitent de faux Richards contre Henri IV, se font arbitres, jugent la question des trois couronnes entre le duc d'York et Marguerite d'Anjou, et, au besoin, levent des armees et ont leurs batailles, Shrewsbury, Tewkesbury, Saint-Alban, tantot perdues, tantot gagnees. Deja, au treizieme siecle, ils avaient eu la victoire de Lewes, et ils avaient chasse du royaume les quatre freres du roi, batards d'Isabelle et du comte de la Marche, usuriers tous quatre, et exploitant les chretiens par les juifs; d'un cote princes, de l'autre escrocs, chose qu'on a revue plus tard, mais qui etait peu estimee dans ce temps-la. Jusqu'au quinzieme siecle, le duc normand reste visible dans le roi d'Angleterre, et les actes du parlement se font en francais. A partir de Henri VII, par la volonte des lords, ils se font en anglais. L'Angleterre, bretonne sous Uther Pendragon, romaine sous Cesar, saxonne sous l'heptarchie, danoise sous Harold, normande apres Guillaume, devient, grace aux lords, anglaise. Puis elle devient anglicane. Avoir sa religion chez soi, c'est une grande force. Un pape exterieur soutire la vie nationale. Une mecque est une pieuvre. En 1534, Londres congedie Rome, la pairie adopte la reforme et les lords acceptent Luther. Replique a l'excommunication de 1215. Ceci convenait a Henri VIII, mais a d'autres egards les lords le genaient. Un bouledogue devant un ours, c'est la chambre des lords devant Henri VIII. Quand Wolsey vole White-Hall a la nation, et quand Henri VIII vole White-Hall a Wolsey, qui gronde? quatre lords, Darcie de Chichester, Saint-John de Bletso, et (deux noms normands) Mountjoye et Mounteagle. Le roi usurpe. La pairie empiete. L'heredite contient de l'incorruptibilite; de la l'insubordination des lords. Devant Elisabeth meme, les barons remuent. Il en resulte les supplices de Durham. Cette jupe tyrannique est teinte de sang. Un vertugadin sous lequel il y a un billot, c'est la Elisabeth. Elisabeth assemble le parlement le moins qu'elle peut, et reduit la chambre des lords a soixante-cinq membres, dont un seul marquis, Westminster, et pas un duc. Du reste, les rois en France avaient la meme jalousie et operaient la meme elimination. Sous Henri III, il n'y avait plus que huit duches-pairies, et c'etait au grand deplaisir du roi que le baron de Mantes, le baron de Coucy, le baron de Coulommiers, le baron de Chateauneuf en Timerais, le baron de la Fere en Tardenois, le baron de Mortagne, et quelques autres encore, se maintenaient barons pairs de France. En Angleterre, la couronne laissait volontiers les pairies s'amortir; sous Anne, pour ne citer qu'un exemple, les extinctions depuis le douzieme siecle avaient fini par faire un total de cinq cent soixante-cinq pairies abolies. La guerre des roses avait commence l'extirpation des ducs, que Marie Tudor, a coups de hache, avait achevee. C'etait decapiter la noblesse. Couper le duc, c'est couper la tete. Bonne politique sans doute, mais corrompre vaut mieux que couper. C'est ce que sentit Jacques Ier. Il restaura la duche. Il fit duc son favori Villiers, qui l'avait fait porc[2]. Transformation du duc feodal en duc courtisan. Cela pullulera. Charles II fera duchesses deux de ses maitresses, Barbe de Southampton et Louise de Querouel. Sous Anne, il y aura vingt-cinq ducs, dont trois etrangers, Cumberland, Cambridge et Schonberg. Ces procedes de cour, inventes par Jacques Ier, reussissent-ils? Non. La chambre des lords se sent maniee par l'intrigue et s'irrite. Elle s'irrite contre Jacques Ier, elle s'irrite contre Charles Ier, lequel, soit dit en passant, a peut-etre un peu tue son pere comme Marie de Medicis a peut-etre un peu tue son mari. Rupture entre Charles Ier et la pairie. Les lords, qui, sous Jacques Ier, avaient mande a leur barre la concussion dans la personne de Bacon, font, sous Charles Ier, le proces a la trahison dans la personne de Stafford. Ils avaient condamne Bacon, ils condamnent Stafford. L'un avait perdu l'honneur, l'autre perd la vie. Charles Ier est decapite une premiere fois en Stafford. Les lords pretent main-forte aux communes. Le roi convoque le parlement a Oxford, la revolution le convoque a Londres; quarante-trois pairs vont avec le roi, vingt-deux avec la republique. De cette acceptation du peuple par les lords sort le _bill des droits_, ebauche de nos _droits de l'homme_, vague ombre projetee du fond de l'avenir par la revolution de France sur la revolution d'Angleterre. [1] Chamberlayne, _Etat present de l'Angleterre_. Tome II, 2me partie, ch. iv, p. 64. 1688. [2] Villiers appelait Jacques Ier _Votre Cochonnerie_. Tels sont les services. Involontaires, soit. Et payes cher, car cette pairie est un parasite enorme. Mais considerables. L'oeuvre despotique de Louis XI, de Richelieu et de Louis XIV, la construction d'un sultan, l'aplatissement pris pour l'egalite, la bastonnade donnee par le sceptre, les multitudes nivelees par l'abaissement, ce travail turc fait en France, les lords l'ont empeche en Angleterre. Ils ont fait de l'aristocratie un mur, endiguant le roi d'un cote, abritant le peuple de l'autre. Ils rachetent leur arrogance envers le peuple par de l'insolence envers le roi. Simon, comte de Leicester, disait a Henri III: _Roi, tu as menti_. Les lords imposent a la couronne des servitudes; ils froissent le roi a l'endroit sensible, a la venerie. Tout lord, passant dans un parc royal, a le droit d'y tuer un daim. Chez le roi, le lord est chez lui. Le roi prevu a la tour de Londres, avec son tarif, pas plus qu'un pair, douze livres sterling par semaine, on doit cela a la chambre des lords. Plus encore. Le roi decouronne, on le lui doit. Les lords ont destitue Jean sans Terre, degrade Edouard II, depose Richard II, brise Henri VI, et ont rendu Cromwell possible. Quel Louis XIV il y avait dans Charles Ier! Grace a Cromwell, il est reste latent. Du reste, disons-le en passant, Cromwell lui-meme, aucun historien n'a pris garde a ce fait, pretendait a la pairie; c'est ce qui lui fait epouser Elisabeth Bourchier, descendante et heritiere d'un Cromwell, lord Bourchier, dont la pairie s'etait eteinte en 1471, et d'un Bourchier, lord Robesart, autre pairie eteinte en 1429. Partageant la croissance redoutable des evenements, il trouva plus court de dominer par le roi supprime que par la pairie reclamee. Le ceremonial des lords, parfois sinistre, atteignait le roi. Les deux porte-glaives de la Tour, debout, la hache sur l'epaule, a droite et a gauche du pair accuse comparaissant a la barre, etaient aussi bien pour le roi que pour tout autre lord. Pendant cinq siecles l'antique chambre des lords a eu un plan, et l'a suivi avec fixite. On compte ses jours de distraction et de faiblesse, comme par exemple ce moment etrange ou elle se laissa seduire par la galeasse chargee de fromages, de jambons et de vins grecs que lui envoya Jules II. L'aristocratie anglaise etait inquiete, hautaine, irreductible, attentive, patriotiquement defiante. C'est elle qui, a la fin du dix-septieme siecle, par l'acte dixieme de l'an 1694, etait au bourg de Stockbridge, en Southampton, le droit de deputer au parlement, et forcait les communes a casser l'election de ce bourg, entachee de fraude papiste. Elle avait impose le test a Jacques, duc d'York, et sur son refus l'avait exclu du trone. Il regna cependant, mais les lords finirent par le ressaisir et par le chasser. Cette aristocratie a eu dans sa longue duree quelque instinct de progres. Une certaine quantite de lumiere appreciable s'en est toujours degagee, excepte vers la fin, qui est maintenant. Sous Jacques II, elle maintenait dans la chambre basse la proportion de trois cent quarante-six bourgeois contre quatrevingt douze chevaliers; les seize barons de courtoisie des Cinq-Ports etant plus que contre-balances par les cinquante citoyens des vingt-cinq cites. Tout en etant tres corruptrice et tres egoiste, cette aristocratie avait, en certains cas, une singuliere impartialite. On la juge durement. Les bons traitements de l'histoire sont pour les communes; c'est a debattre. Nous croyons le role des lords tres grand. L'oligarchie, c'est de l'independance a l'etat barbare, mais c'est de l'independance. Voyez la Pologne, royaume nominal, republique reelle. Les pairs d'Angleterre tenaient le trone en suspicion et en tutelle. Dans mainte occasion, mieux que les communes, les lords savaient deplaire. Ils faisaient echec au roi. Ainsi, en 1694, annee remarquable, les parlements triennaux, rejetes par les communes parce que Guillaume III n'en voulait pas, avaient ete votes par les pairs. Guillaume III, irrite, ota le chateau de Pendennis au comte de Bath, et toutes ses charges au vicomte Mordaunt. La chambre des lords, c'etait la republique de Venise au coeur de la royaute d'Angleterre. Reduire le roi au doge, tel etait son but, et elle a fait croitre la nation de tout ce dont elle a fait decroitre le roi. La royaute le comprenait et haissait la pairie. Des deux cotes on cherchait a s'amoindrir. Ces diminutions profitaient au peuple en augmentation. Les deux puissances aveugles, monarchie et oligarchie, ne s'apercevaient pas qu'elles travaillaient pour un tiers, la democratie. Quelle joie ce fut pour la cour, au siecle dernier, de pouvoir pendre un pair, lord Ferrers! Du reste, on le pendit avec une corde de soie. Politesse. On n'eut pas pendu un pair de France. Remarque altiere que fit le duc de Richelieu. D'accord. On l'eut decapite. Politesse plus grande. Montmorency-Tancarville signait: _Pair de France et d'Angleterre_, rejetant ainsi la pairie anglaise au second rang. Les pairs de France etaient plus hauts et moins puissants, tenant au rang plus qu'a l'autorite, et a la preseance plus qu'a la domination. Il y avait entre eux et les lords la nuance qui separe la vanite de l'orgueil. Pour les pairs de France, avoir le pas sur les princes etrangers, preceder les grands d'Espagne, primer les patrices de Venise, faire asseoir sur les bas sieges du parlement les marechaux de France, le connetable et l'amiral de France, fut-il comte de Toulouse et fils de Louis XIV, distinguer entre les duches males et les duches femelles, maintenir l'intervalle entre une comte simple comme Armagnac ou Albret et une comte-pairie comme Evreux, porter de droit, dans certains cas, le cordon bleu ou la toison d'or a vingt-cinq ans, contrebalancer le duc de la Tremoille, le plus ancien pair chez le roi, par le duc d'Uzes, le plus ancien pair en parlement, pretendre a autant de pages et de chevaux au carrosse qu'un electeur, se faire dire _monseigneur_ par le premier president, discuter si le duc du Maine a rang de pair, comme comte d'Eu, des 1458, traverser la grande chambre diagonalement ou par les cotes; c'etait la grosse affaire. La grosse affaire pour les lords, c'etait l'acte de navigation, le test, l'enrolement de l'Europe au service de l'Angleterre, la domination des mers, l'expulsion des Stuarts, la guerre a la France. Ici, avant tout l'etiquette; la, avant tout l'empire. Les pairs d'Angleterre avaient la proie, les pairs de France avaient l'ombre. En somme, la chambre des lords d'Angleterre a ete un point de depart; en civilisation, c'est immense. Elle a eu l'honneur de commencer une nation. Elle a ete la premiere incarnation de l'unite d'un peuple. La resistance anglaise, cette obscure force toute-puissante, est nee dans la chambre des lords. Les barons, par une serie de voies de fait sur le prince, ont ebauche le detronement definitif. La chambre des lords aujourd'hui est un peu etonnee et triste de ce qu'elle a fait sans le vouloir et sans le savoir. D'autant plus que c'est irrevocable. Que sont les concessions? des restitutions. Et les nations ne l'ignorent point. J'octroie, dit le roi. Je recupere, dit le peuple. La chambre des lords a cru creer le privilege des pairs, elle a produit le droit des citoyens. L'aristocratie, ce vautour, a couve cet oeuf d'aigle, la liberte. Aujourd'hui l'oeuf est casse, l'aigle plane, le vautour meurt. L'aristocratie agonise, l'Angleterre grandit. Mais soyons justes envers l'aristocratie. Elle a fait equilibre a la royaute; elle a ete contre-poids. Elle a fait obstacle au despotisme; elle a ete barriere. Remercions-la, et enterrons-la. III LA VIEILLE SALLE Pres de l'abbaye de Westminster il y avait un antique palais normand qui fut brule sous Henri VIII. Il en resta deux ailes. Edouard VI mit dans l'une la chambre des lords, et dans l'autre la chambre des communes. Ni les deux ailes, ni les deux salles n'existent maintenant; on a rebati tout cela. Nous l'avons dit et il faut y insister, nulle ressemblance entre la chambre des lords d'aujourd'hui et la chambre des lords de jadis. On a demoli l'ancien palais, ce qui a un peu demoli les anciens usages. Les coups de pioche dans les monuments ont leurs contre-coups dans les coutumes et les chartes. Une vieille pierre ne tombe pas sans entrainer une vieille loi. Installez dans une salle ronde le senat d'une salle carree, il sera autre. Le coquillage change deforme le mollusque. Si vous voulez conserver une vieille chose, humaine ou divine, code ou dogme, patriciat ou sacerdoce, n'en refaites rien a neuf, pas meme l'enveloppe. Mettez des pieces, tout au plus. Par exemple, le jesuitisme est une piece mise au catholicisme. Traitez les edifices comme vous traitez les institutions. Les ombres doivent habiter les ruines. Les puissances decrepites sont mal a l'aise dans les logis fraichement decores. Aux institutions haillons il faut les palais masures. Montrer l'interieur de la chambre des lords d'autrefois, c'est montrer de l'inconnu. L'histoire, c'est la nuit. En histoire, il n'y a pas de second plan. La decroissance et l'obscurite s'emparent immediatement de tout ce qui n'est plus sur le devant du theatre. Decor enleve, effacement, oubli. Le Passe a un synonyme, l'Ignore. Les pairs d'Angleterre siegeaient, comme cour de justice, dans la grande salle de Westminster, et, comme haute chambre legislative, dans une salle speciale nommee "maison des lords", _house of the lords_. Outre la cour des pairs d'Angleterre, qui ne s'assemble que convoquee par la couronne, les deux grands tribunaux anglais, inferieurs a la cour des pairs, mais superieurs a toute autre juridiction, siegeaient dans la grande salle de Westminster. Au haut bout de cette salle, ils habitaient deux compartiments qui se touchaient. Le premier tribunal etait la cour du banc du roi, que le roi etait cense presider; le deuxieme etait la cour de chancellerie, que le chancelier presidait. L'un etait cour de justice, l'autre etait cour de misericorde. C'etait le chancelier qui conseillait au roi les graces; rarement. Ces deux cours, qui existent encore, interpretaient la legislation et la refaisaient un peu; l'art du juge est de menuiser le code en jurisprudence. Industrie d'ou l'equite se tire comme elle peut. La legislation se fabriquait et s'appliquait en ce lieu severe, la grande salle de Westminster. Cette salle avait une voute de chataignier ou ne pouvaient se mettre les toiles d'araignee; c'est bien assez qu'elles se mettent dans les lois. Sieger comme cour et sieger comme chambre, c'est deux. Cette dualite constitue le pouvoir supreme. Le long parlement, qui commenca le 3 novembre 1640, sentit le besoin revolutionnaire de ce double glaive. Aussi se declara-t-il, comme une chambre des pairs, pouvoir judiciaire en meme temps que pouvoir legislatif. Ce double pouvoir etait immemorial dans la chambre des lords. Nous venons de le dire, juges, les lords occupaient Westminster-Hall; legislateurs, ils avaient une autre salle. Cette autre salle, proprement dite chambre des lords, etait oblongue et etroite. Elle avait pour tout eclairage quatre fenetres profondement entaillees dans le comble et recevant le jour par le toit, plus, au-dessus du dais royal, un oeil-de-boeuf a six vitres, avec rideaux; le soir, pas d'autre lumiere que douze demi-candelabres appliques sur la muraille. La salle du senat de Venise etait moins eclairee encore. Une certaine ombre plait a ces hiboux de la toute-puissance. Sur la salle ou s'assemblaient les lords s'arrondissait avec des plans polyedriques une haute voute a caissons dores. Les communes n'avaient qu'un plafond plat; tout a un sens dans les constructions monarchiques. A une extremite de la longue salle des lords etait la porte; a l'autre, en face, le trone. A quelques pas de la porte, la barre, coupure transversale, sorte de frontiere, marquant l'endroit ou finit le peuple et ou commence la seigneurie. A droite du trone, une cheminee, blasonnee au pinacle, offrait deux bas-reliefs de marbre, figurant, l'un la victoire de Cuthwolph sur les bretons en 572, l'autre le plan geometral du bourg de Dunstable, lequel n'a que quatre rues, paralleles aux quatre parties du monde. Trois marches exhaussaient le trone. Le trone etait dit "chaise royale". Sur les deux murs se faisant vis-a-vis se deployait, en tableaux successifs, une vaste tapisserie donnee aux lords par Elisabeth et representant toute l'aventure de l'armada depuis son depart d'Espagne jusqu'a son naufrage devant l'Angleterre. Les hauts accastillages des navires etaient tissus en fils d'or et d'argent, qui, avec le temps, avaient noirci. A cette tapisserie, coupee de distance en distance par les candelabres-appliques, etaient adosses a droite du trone trois rangs de bancs pour les eveques, a gauche trois rangs de bancs pour les ducs, les marquis et les comtes, sur gradins et separes par desmontoirs. Sur les trois bancs de la premiere section s'asseyaient les ducs; sur les trois bancs de la deuxieme, les marquis; sur les trois bancs de la troisieme, les comtes. Le banc des vicomtes, en equerre, faisait face au trone, et derriere, entre les vicomtes et la barre, il y avait deux bancs pour les barons. Sur le haut banc, a droite du trone, etaient les deux archeveques, Canterbury et York; sur le banc intermediaire, trois eveques, Londres, Durham et Winchester; les autres eveques sur le banc d'en bas. Il y a entre l'archeveque de Canterbury et les autres eveques cette difference considerable qu'il est, lui, eveque _par la divine providence_, tandis que les autres ne le sont que _par la divine permission_. A droite du trone, on voyait une chaise pour le prince de Galles, et a gauche des pliants pour les ducs royaux, et en arriere de ces pliants un gradin pour les jeunes pairs mineurs, n'ayant point encore seance a la chambre. Force fleurs de lys partout; et le vaste ecusson d'Angleterre sur les quatre murs, au-dessus des pairs comme au-dessus du roi. Les fils de pairs et les heritiers de pairie assistaient aux deliberations, debout derriere le trone entre le dais et le mur. Le trone au fond, et, des trois cotes de la salle, les trois rangs des bancs des pairs laissaient libre un large espace carre. Dans ce carre, que recouvrait le tapis d'etat, armorie d'Angleterre, il y avait quatre sacs de laine, un devant le trone ou siegeait le chancelier entre la masse et le sceau, un devant les eveques ou siegeaient les juges conseillers d'etat, ayant seance et non voix, un devant les ducs, marquis et comtes, ou siegeaient les secretaires d'etat, un devant les vicomtes et barons, ou etaient assis le clerc de la couronne et le clerc du parlement, et sur lequel ecrivaient les deux sous-clercs, a genoux. Au centre du carre, on voyait une large table drapee chargee de dossiers, de registres, de sommiers, avec de massifs encriers d'orfevrerie et de hauts flambeaux aux quatre angles. Les pairs prenaient seance en ordre chronologique, chacun suivant la date de la creation de sa pairie. Ils avaient rang selon le titre, et, dans le titre, selon l'anciennete. A la barre se tenait l'huissier de la verge noire, debout, sa baguette a la main. En dedans de la porte, l'officier de l'huissier, et en dehors le crieur de la verge noire, ayant pour fonction d'ouvrir les seances de justice par le cri: _Oyez_! en francais, pousse trois fois en appuyant solennellement sur la premiere syllabe. Pres du crieur, le sergent porte-masse du chancelier. Dans les ceremonies royales, les pairs temporels avaient la couronne en tete, et les pairs spirituels la mitre. Les archeveques portaient la mitre a couronne ducale, et les eveques, qui ont rang apres les vicomtes, la mitre a tortil de baron. Remarque etrange et qui est un enseignement, ce carre forme par le trone, les eveques et les barons, et dans lequel sont des magistrats a genoux, c'etait l'ancien parlement de France sous les deux premieres races. Meme aspect de l'autorite en France et en Angleterre, Hincmar, dans le _de ordinatione sacri palatii_, decrit en 853 la chambre des lords en seance a Westminster au dix-huitieme siecle. Sorte de bizarre proces-verbal fait neuf cents ans d'avance. Qu'est l'histoire? Un echo du passe dans l'avenir. Un reflet de l'avenir sur le passe. L'assemblee du parlement n'etait obligatoire que tous les sept ans. Les lords deliberaient en secret, portes fermees. Les seances des communes etaient publiques. La popularite semblait diminution. Le nombre des lords etait illimite. Nommer des lords, c'etait la menace de la royaute. Moyen de gouvernement. Au commencement du dix-huitieme siecle, la chambre des lords offrait deja un tres fort chiffre. Elle a grossi encore depuis. Delayer l'aristocratie est une politique. Elisabeth fit peut-etre une faute en condensant la pairie dans soixante-cinq lords. La seigneurie moins nombreuse est plus intense. Dans les assemblees, plus il y a de membres, moins il y a de tetes. Jacques II l'avait senti en portant la chambre haute a cent-quatrevingt-huit lords; cent-quatrevingt-six, si l'on defalque de ces pairies les deux duchesses de l'alcove royale, Portsmouth et Cleveland. Sous Anne, le total des lords, y compris les eveques, etait de deux cent sept. Sans compter le duc de Cumberland, mari de la reine, il y avait vingt-cinq ducs dont le premier, Norfolk, ne siegeait point, etant catholique, et dont le dernier, Cambridge, prince electoral de Hanovre, siegeait, quoique etranger. Winchester, qualifie premier et seul marquis d'Angleterre, comme Astorga seul marquis d'Espagne, etant absent, vu qu'il etait jacobite, il y avait cinq marquis, dont le premier etait Lindsey et le dernier Lothian; soixante-dix-neuf comtes, dont le premier etait Derby et le dernier Islay; neuf vicomtes, dont le premier etait Hereford et le dernier Lonsdale; et soixante-deux barons, dont le premier etait Abergaveny et le dernier Hervey. Lord Hervey, etant le dernier baron, etait ce qu'on appelait "le puine" de la chambre. Derby, qui, etant prime par Oxford, Shrewsbury et Kent, n'etait que le quatrieme sous Jacques II, etait devenu sous Anne le premier des comtes. Deux noms de chanceliers avaient disparu de la liste des barons, Verulam, sous lequel l'histoire retrouve Bacon, et Wem, sous lequel l'histoire retrouve Jeffreys. Bacon, Jeffreys, noms diversement sombres. En 1705, les vingt-six eveques n'etaient que vingt-cinq, le siege de Chester etant vacant. Parmi les eveques, quelques-uns etaient de tres grands seigneurs; ainsi William Talbot eveque d'Oxford, chef de la branche protestante de sa maison. D'autres etaient des docteurs eminents, comme John Sharp, archeveque d'York, ancien doyen de Norwick, le poete Thomas Spratt, eveque de Rochester, bonhomme apoplectique, et cet eveque de Lincoln, qui devait mourir archeveque de Canterbury, Wake, l'adversaire de Bossuet. Dans les occasions importantes, et lorsqu'il y avait lieu de recevoir une communication de la couronne a la chambre haute, toute cette multitude auguste, en robes, en perruques, avec coiffes de prelature ou chapeaux a plumes, alignait et etageait ses rangees de tetes dans la salle de la pairie, le long des murs ou l'on voyait vaguement la tempete exterminer l'armada. Sous-entendu: Tempete aux ordres de l'Angleterre. IV LA VIEILLE CHAMBRE Toute la ceremonie de l'investiture de Gwynplaine, depuis l'entree sous le King's Gate jusqu'a la prise du test dans le rond-point vitre, s'etait passee dans une sorte de penombre. Lord William Cowper n'avait point permis qu'on lui donnat, a lui, chancelier d'Angleterre, des details trop circonstancies sur la defiguration du jeune lord Fermain Clancharlie, trouvant au-dessous de sa dignite de savoir qu'un pair n'etait pas beau, et se sentant amoindri par la hardiesse qu'aurait un inferieur de lui apporter des renseignements de cette nature. Il est certain qu'un homme du peuple dit avec plaisir: ce prince est bossu. Donc, etre difforme, pour un lord, c'est offensant. Aux quelques mots que lui en avait dits la reine, le lord chancelier s'etait borne a repondre: _Un seigneur a pour visage la seigneurie_. Sommairement, et sur les proces-verbaux qu'il avait du verifier et certifier, il avait compris. De la des precautions. Le visage du nouveau lord pouvait, a son entree dans la chambre, faire une sensation quelconque. Il importait d'obvier a cela. Le lord-chancelier avait pris ses mesures. Le moins d'evenement possible, c'est l'idee fixe et la regle de conduite des personnages serieux. La haine des incidents fait partie de la gravite. Il importait de faire en sorte que l'admission de Gwynplaine passat sans encombre, comme celle de tout autre heritier de pairie. C'est pourquoi le lord-chancelier avait fixe la reception de lord Fermain Clancharlie a une seance du soir. Le chancelier etant portier, _quodammodo ostiarius_, disent les chartes normandes, _januarum cancellorumque potestas_, dit Tertullien, il peut officier en dehors de la chambre sur le seuil, et lord William Cowper avait use de son droit en accomplissant dans le rond-point vitre les formalites d'investiture de lord Fermain Clancharlie. De plus, il avait avance l'heure pour que le nouveau pair fit son entree dans la chambre avant meme que la seance fut commencee. Quant a l'investiture d'un pair sur le seuil, et en dehors de la chambre meme, il y avait des precedents. Le premier baron hereditaire cree par patente, John de Beauchamp, de Holtcastle, fait par Richard II, en 1387, baron de Kidderminster, fut recu de cette facon. Du reste, en renouvelant ce precedent, le lord-chancelier se creait a lui-meme un embarras dont il vit l'inconvenient moins de deux ans apres, lors de l'entree du vicomte Newhaven a la chambre des lords. Myope, comme nous l'avons dit, lord William Cowper s'etait apercu a peine de la difformite de Gwynplaine; les deux lords parrains, pas du tout. C'etaient deux vieillards presque aveugles. Le lord-chancelier les avait choisis expres. Il y a mieux, le lord-chancelier, n'ayant vu que la stature et la prestance de Gwynplaine, lui avait trouve "fort bonne mine". Au moment ou les door-keepers avaient ouvert devant Gwynplaine la grande porte a deux battants, il y avait a peine quelques lords dans la salle. Ces lords etaient presque tous vieux. Les vieux, dans les assemblees, sont les exacts, de meme que, pres des femmes, ils sont les assidus. On ne voyait au banc des ducs que deux ducs, l'un tout blanc, l'autre gris, Thomas Osborne, duc de Leeds, et Schonberg, fils de ce Schonberg, allemand par la naissance, francais par le baton de marechal, et anglais par la pairie, qui, chasse par l'edit de Nantes, apres avoir fait la guerre a l'Angleterre comme francais, fit la guerre a la France comme anglais. Au banc des lords spirituels, il n'y avait que l'archeveque de Canterbury, primat d'Angleterre, tout en haut, et en bas le docteur Simon Patrick, eveque d'Ely, causant avec Evelyn Pierrepont, marquis de Dorchester, qui lui expliquait la difference entre un gabion et une courtine, et entre les palissades et les fraises, les palissades etant une rangee de poteaux devant les tentes, destinee a proteger le campement, et les fraises etant une collerette de pieux pointus sous le parapet d'une forteresse empechant l'escalade des assiegeants et la desertion des assieges, et le marquis enseignait a l'eveque de quelle facon on fraise une redoute, en mettant les pieux moitie dans la terre et moitie dehors. Thomas Thynne, vicomte Weymouth, s'etait approche d'un candelabre et examinait un plan de son architecte pour faire a son jardin de Long Leate, en Wiltshire, une pelouse dite "gazon coupe", moyennant des carreaux de sable jaune, de sable rouge, de coquilles de riviere et de fine poudre de charbon de terre. Au banc des vicomtes il y avait un pele-mele de vieux lords, Essex, Ossulstone, Peregrine, Osborn, William Zulestein, comte de Rochfort, parmi lesquels quelques jeunes, de la faction qui ne portait pas perruque, entourant Price Devereux, vicomte Hereford, et discutant la question de savoir si une infusion de houx des apalaches est du the.--A peu pres, disait Osborn.--Tout a fait, disait Essex. Ce qui etait attentivement ecoute par Pawlets de Saint-John, cousin du Bolingbroke dont Voltaire plus tard a ete un peu l'eleve, car Voltaire, commence par le pere Poree, a ete acheve par Bolingbroke. Au banc des marquis, Thomas de Grey, marquis de Kent, lord chambellan de la reine, affirmait a Robert Bertie, marquis de Lindsey, lord chambellan d'Angleterre, que c'etait par deux francais refugies, monsieur Lecoq, autrefois conseiller au parlement de Paris, et monsieur Ravenel, gentilhomme breton, qu'avait ete gagne le gros lot de la grande loterie anglaise en 1614. Le comte de Wymes lisait un livre intitule: _Pratique curieuse des oracles des sibylles_. John Campbell, comte de Greenwich, fameux par son long menton, sa gaite et ses quatrevingt-sept ans, ecrivait a sa maitresse. Lord Chandos se faisait les ongles. La seance qui allait suivre devant etre une seance royale ou la couronne serait representee par commissaires, deux assistants door-keepers disposaient en avant du trone un banc de velours couleur feu. Sur le deuxieme sac de laine etait assis le maitre des roles, _sacrorum scriniorum magister_, lequel avait alors pour logis l'ancienne maison des juifs convertis. Sur le quatrieme sac, les deux sous-clercs a genoux feuilletaient des registres. Cependant le lord-chancelier prenait place sur le premier sac de laine, les officiers de la chambre s'installaient, les uns assis, les autres debout, l'archeveque de Canterbury se levait et disait la priere, et la seance commencait. Gwynplaine etait deja entre depuis quelque temps, sans qu'on eut pris garde a lui; le deuxieme banc des barons, ou etait sa place, etant contigu a la barre, il n'avait eu que quelques pas a faire. Les deux lords ses parrains s'etaient assis a sa droite et a sa gauche, ce qui avait a peu pres masque la presence du nouveau venu. Personne n'etant averti, le clerc du parlement avait lu a demi-voix et, pour ainsi dire, chuchote les diverses pieces concernant le nouveau lord, et le lord-chancelier avait proclame son admission au milieu de ce qu'on appelle dans les comptes rendus "l'inattention generale". Chacun causait. Il y avait dans la chambre ce brouhaha pendant lequel les assemblees font toutes sortes de choses crepusculaires, qui quelquefois les etonnent plus tard. Gwynplaine s'etait assis, silencieusement, tete nue, entre les deux vieux pairs, lord Fitz Walter et lord Arundel. Ajoutons que Barkilphedro, renseigne a fond comme un espion qu'il etait, et determine a reussir dans sa machination, avait dans ses dires officiels, en presence du lord-chancelier, attenue dans une certaine mesure la difformite de lord Fermain Clancharlie, en insistant sur ce detail que Gwynplaine pouvait a volonte supprimer l'effet de rire et ramener au serieux sa face defiguree. Barkilphedro avait probablement meme exagere cette faculte. D'ailleurs, au point de vue aristocratique, qu'est-ce que cela faisait? Lord William Cowper n'etait-il pas le legiste auteur de la maxime: En Angleterre, la restauration d'un pair importe plus que la restauration d'un roi? Sans doute la beaute et la dignite devraient etre inseparables, il est facheux qu'un lord soit contrefait, et c'est la un outrage du hasard; mais, insistons-y, en quoi cela diminue-t-il le droit? Le lord-chancelier prenait des precautions et avait raison d'en prendre, mais, en somme, avec ou sans precautions, qui donc pouvait empecher un pair d'entrer a la chambre des pairs? La seigneurie et la royaute ne sont-elles pas superieures a la difformite et a l'infirmite? Un cri de bete fauve n'avait-il pas ete hereditaire comme la pairie elle-meme dans l'antique famille, eteinte en 1347, des Cumin, comtes de Buchan, au point que c'etait au cri de tigre qu'on reconnaissait le pair d'Ecosse? Ses hideuses taches de sang au visage empecherent-elles Cesar Borgia d'etre duc de Valentinois? La cecite empecha-t-elle Jean de Luxembourg d'etre roi de Boheme? La gibbosite empecha-t-elle Richard III d'etre roi d'Angleterre? A bien voir le fond des choses, l'infirmite et la laideur acceptees avec une hautaine indifference, loin de contredire la grandeur, l'affirment et la prouvent. La seigneurie a une telle majeste que la difformite ne la trouble point. Ceci est l'autre aspect de la question, et n'est pas le moindre. Comme on le voit, rien ne pouvait faire obstacle a l'admission de Gwynplaine, et les precautions prudentes du lord-chancelier, utiles au point de vue inferieur de la tactique, etaient de luxe au point de vue superieur du principe aristocratique. En entrant, selon la recommandation que lui avait faite le roi d'armes et que les deux lords parrains lui avaient renouvelee, il avait salue "la chaise royale". Donc c'etait fini. Il etait lord. Cette hauteur, sous le rayonnement de laquelle, toute sa vie, il avait vu son maitre Ursus se courber avec epouvante, ce sommet prodigieux, il l'avait sous ses pieds. Il etait dans le lieu eclatant et sombre de l'Angleterre. Vieille cime du mont feodal regardee depuis six siecles par l'Europe et l'histoire. Aureole effrayante d'un monde de tenebres. Son entree dans cette aureole avait eu lieu. Entree irrevocable. Il etait la chez lui. Chez lui sur son siege comme le roi sur le sien. Il y etait, et rien desormais ne pouvait faire qu'il n'y fut pas. Cette couronne royale qu'il voyait sous ce dais etait soeur de sa couronne a lui. Il etait le pair de ce trone. En face de la majeste, il etait la seigneurie. Moindre, mais semblable. Hier, qu'etait-il? histrion. Aujourd'hui, qu'etait-il? prince. Hier, rien. Aujourd'hui, tout. Confrontation brusque de la misere et de la puissance, s'abordant face a face au fond d'un esprit dans une destinee et devenant tout a coup les deux moities d'une conscience. Deux spectres, l'adversite et la prosperite, prenant possession de la meme ame, et chacun la tirant a soi. Partage pathetique d'une intelligence, d'une volonte, d'un cerveau, entre ces deux freres ennemis, le fantome pauvre et le fantome riche. Abel et Cain dans le meme homme. V CAUSERIES ALTIERES Peu a peu les bancs de la chambre se garnirent. Les lords commencerent a arriver. L'ordre du jour etait le vote du bill augmentant de cent mille livres sterling la dotation annuelle de Georges de Danemark, duc de Cumberland, mari de la reine. En outre, il etait annonce que divers bills consentis par sa majeste allaient etre apportes a la chambre par des commissaires de la couronne ayant pouvoir et charge de les sanctionner, ce qui erigeait la seance en seance royale. Les pairs avaient tous leur robe de parlement par-dessus leur habit de cour ou de ville. Cette robe, semblable a celle dont etait revetu Gwynplaine, etait la meme pour tous, sinon que les ducs avaient cinq bandes d'hermine avec bordure d'or, les marquis quatre, les comtes et les vicomtes trois, et les barons deux. Les lords entraient par groupes. On s'etait rencontre dans les couloirs, on continuait les dialogues commences. Quelques-uns venaient seuls. Les costumes etaient solennels, les attitudes point; ni les paroles. Tous, en entrant, saluaient le trone. Les pairs affluaient. Ce defile de noms majestueux se faisait a peu pres sans ceremonial, le public etant absent. Leicester entrait et serrait la main de Lichfield; puis Charles Mordaunt, comte de Peterborough et de Monmouth, l'ami de Locke, sur l'initiative duquel il avait propose la refonte des monnaies; puis Charles Campbell, comte de Loudoun, pretant l'oreille a Fulke Greville, lord Brooke; puis Dorme, comte de Caernarvon; puis Robert Sutton, baron Lexington, fils du Lexington qui avait conseille a Charles II de chasser Gregorio Leti, historiographe assez mal avise pour vouloir etre historien; puis Thomas Bellasyse, vicomte Falconberg, ce beau vieux; et ensemble les trois cousins Howard, Howard, comte de Bindon, Bower-Howard, comte de Berkshire, et Stafford-Howard, comte de Stafford; puis John Lovelace, baron Lovelace, dont la pairie eteinte en 1736 permit a Richardson d'introduire Lovelace dans son livre et de creer sous ce nom un type. Tous ces personnages diversement celebres dans la politique ou la guerre, et dont plusieurs honorent l'Angleterre, riaient et causaient. C'etait comme l'histoire vue en neglige. En moins d'une demi-heure, la chambre se trouva presque au complet. C'etait tout simple, la seance etant royale. Ce qui etait moins simple, c'etait la vivacite des conversations. La chambre, si assoupie tout a l'heure, etait maintenant en rumeur comme une ruche inquietee. Ce qui l'avait reveillee, c'etait l'arrivee des lords en retard. Ils apportaient du nouveau. Chose bizarre, les pairs qui, a l'ouverture de la seance, etaient dans la chambre, ne savaient point ce qui s'y etait passe, et ceux qui n'y etaient pas le savaient. Plusieurs lords arrivaient de Windsor. Depuis quelques heures, l'aventure de Gwynplaine s'etait ebruitee. Le secret est un filet; qu'une maille se rompe, tout se dechire. Des le matin, par suite des incidents racontes plus haut, toute cette histoire d'une pairie retrouvee sur un treteau et d'un bateleur reconnu lord, avait fait eclat a Windsor, dans les prives royaux. Les princes en avaient parle, puis les laquais. De la cour l'evenement avait gagne la ville. Les evenements ont une pesanteur, et la loi du carre des vitesses leur est applicable. Ils tombent dans le public et s'y enfoncent avec une rapidite inouie. A sept heures, on n'avait pas a Londres vent de cette histoire. A huit heures, Gwynplaine etait le bruit de la ville. Seuls, les quelques lords exacts qui avaient devance l'ouverture de la seance ignoraient la chose, n'etant point dans la ville ou l'on racontait tout et etant dans la chambre ou ils ne s'etaient apercus de rien. Sur ce, tranquilles sur leurs bancs, ils etaient apostrophes par les arrivants, tout emus. --Eh bien? disait Francis Brown, vicomte Mountacute, au marquis de Dorchester. --Quoi? --Est-ce que c'est possible? --Quoi? --L'Homme qui Rit! --Qu'est-ce que c'est que l'Homme qui Rit? --Vous ne connaissez pas l'Homme qui Rit? --Non. --C'est un clown. Un boy de la foire. Un visage impossible qu'on allait voir pour deux sous. Un saltimbanque. --Apres? --Vous venez de le recevoir pair d'Angleterre. --L'homme qui rit, c'est vous, milord Mountacute. --Je ne ris pas, milord Dorchester. Et le vicomte Mountacute faisait un signe au clerc du parlement, qui se levait de son sac de laine et confirmait a leurs seigneuries le fait de l'admission du nouveau pair. Plus les details. --Tiens, tiens, tiens, disait lord Dorchester, je causais avec l'eveque d'Ely. Le jeune comte d'Annesley abordait le vieux lord Eure, lequel n'avait plus que deux ans a vivre, car il devait mourir en 1707. --Milord Eure? --Milord Annesley? --Avez-vous connu lord Linnaeus Clancharlie? --Un homme d'autrefois. Oui. --Qui est mort en Suisse? --Oui. Nous etions parents. --Qui avait ete republicain sous Cromwell, et qui etait reste republicain sous Charles II? --Republicain? pas du tout. Il boudait. C'etait une querelle personnelle entre le roi et lui. Je tiens de source certaine que lord Clancharlie se serait rallie si on lui avait donne la place de chancelier qu'a eue lord Hyde. --Vous m'etonnez, milord Eure. On m'avait dit que ce lord Clancharlie etait un honnete homme. --Un honnete homme! Est-ce que cela existe? Jeune homme, il n'y a pas d'honnete homme. --Mais Caton? --Vous croyez a Caton, vous. --Mais Aristide? --On a bien fait de l'exiler. --Mais Thomas Morus? --On a bien fait de lui couper le cou. --Et a votre avis, lord Clancharlie?... --Etait de cette espece. D'ailleurs un homme qui reste en exil, c'est ridicule. --Il y est mort. --Un ambitieux decu. Oh! si je l'ai connu! je crois bien. J'etais son meilleur ami. --Savez-vous, milord Eure, qu'il s'etait marie en Suisse? --Je le sais a peu pres. --Et qu'il a eu de ce mariage un fils legitime? --Oui. Qui est mort. --Qui est vivant. --Vivant? --Vivant. --Pas possible. --Reel. Prouve. Constate. Homologue. Enregistre. --Mais alors ce fils va heriter de la pairie de Clancharlie? --Il ne va pas en heriter. --Pourquoi? --Parce qu'il en a herite. C'est fait. --C'est fait? --Tournez la tete, milord Eure. Il est assis derriere vous au banc des barons. Lord Eure se retournait; mais le visage de Gwynplaine se derobait sous sa foret de cheveux. --Tiens! disait le vieillard, ne voyant que ses cheveux, il a deja adopte la nouvelle mode. Il ne porte pas perruque. Grantham abordait Colepepper. --En voila un qui est attrape! --Qui ca? --David Dirry-Moir. --Pourquoi ca? --Il n'est plus pair. --Comment ca? Et Henry Auverquerque, comte de Grantham, racontait a John, baron Colepepper, toute "l'anecdote", la bouteille epave portee a l'amiraute, le parchemin des comprachicos, le _jussu regis_ contre-signe _Jeffreys_. la confrontation dans la cave penale de Southwark, l'acceptation de tous ces faits par le lord-chancelier et par la reine, la prise du test dans le rond-point vitre, et enfin l'admission de lord Fermain Clancharlie au commencement de la seance, et tous deux faisaient effort pour distinguer entre lord Fitz Walter et lord Arundel la figure, dont on parlait tant, du nouveau lord, mais sans y mieux reussir que lord Eure et lord Annesley. Gwynplaine, du reste, soit hasard, soit arrangement de ses parrains avertis par le lord-chancelier, etait place dans assez d'ombre pour echapper a la curiosite. --Ou ca? ou est-il? C'etait le cri de tous en arrivant, mais aucun ne parvenait a le bien voir. Quelques-uns, qui avaient vu Gwynplaine a la Green-Box, etaient passionnement curieux, mais perdaient leur peine. Comme il arrive quelquefois qu'on embastille prudemment une jeune fille dans un groupe de douairieres, Gwynplaine etait comme enveloppe par plusieurs epaisseurs de vieux lords infirmes et indifferents. Des bons hommes qui ont la goutte sont peu sensibles aux histoires d'autrui. On se passait de main en main des copies de la lettre en trois lignes que la duchesse Josiane avait, affirmait-on, ecrite a la reine sa soeur, en reponse a l'injonction que lui avait faite sa majeste d'epouser le nouveau pair, l'heritier legitime des Clancharlie, lord Fermain. Cette lettre etait ainsi concue: "Madame, "J'aime autant cela. Je pourrai avoir lord David pour amant." Signe _Josiane_. Ce billet, vrai ou faux, avait un succes d'enthousiasme. Un jeune lord, Charles d'Okehampton, baron Mohun, dans la faction qui ne portait pas perruque, le lisait et le relisait avec bonheur. Lewis de Duras, comte de Feversham, anglais qui avait de l'esprit francais, regardait Mohun et souriait. --Eh bien, s'ecriait lord Mohun, voila la femme que je voudrais epouser! Et les voisins des deux lords entendaient ce dialogue entre Duras et Mohun: --Epouser la duchesse Josiane, lord Mohun! --Pourquoi pas? --Peste! --On serait heureux! --On serait plusieurs. --Est-ce qu'on n'est pas toujours plusieurs? --Lord Mohun, vous avez raison. En fait de femmes, nous avons tous les restes les uns des autres. Qui est-ce qui a eu un commencement? --Adam, peut-etre. --Pas meme. --Au fait, Satan! --Mon cher, concluait Lewis de Duras, Adam n'est qu'un prete-nom. Pauvre dupe. Il a endosse le genre humain. L'homme a ete fait a la femme par le diable. Hugo Cholmley, comte de Cholmley, fort legiste, etait interroge du banc des eveques par Nathanael Crew, lequel etait deux fois pair, pair temporel, etant baron Crew, et pair spirituel, etant eveque de Durham. --Est-ce possible? disait Crew. --Est-ce regulier? disait Cholmley. --L'investiture de ce nouveau venu s'est faite hors de la chambre, reprenait l'eveque, mais on affirme qu'il y a des precedents. --Oui. Lord Beauchamp sous Richard II. Lord Chenay sous Elisabeth. --Et lord Broghill sous Cromwell. --Cromwell ne compte pas. --Que pensez-vous de tout cela? --Des choses diverses. --Milord, comte de Cholmley, quel sera le rang de ce jeune Fermain Clancharlie dans la chambre? --Milord eveque, l'interruption republicaine ayant deplace les anciens rangs, Clancharlie est aujourd'hui situe dans la pairie entre Barnard et Somers, ce qui fait que, dans un cas de tour d'opinions, lord Fermain Clancharlie parlerait le huitieme. --En verite! un bateleur de place publique! --L'incident en soi ne m'etonne point, milord eveque. Ces choses-la arrivent. Il en arrive de plus surprenantes. Est-ce que la guerre des deux roses n'a pas ete annoncee par l'assechement subit de la riviere Ouse en Bedford le 1er janvier 1399? Or, si une riviere peut tomber en secheresse, un seigneur peut tomber dans une condition servile. Ulysse, roi d'Ithaque, fit toutes sortes de metiers. Fermain Clancharlie est reste lord sous son enveloppe d'histrion. La bassesse de l'habit ne touche point la noblesse du sang. Mais la prise du test et l'investiture hors seance, quoique legale a la rigueur, peut soulever des objections. Je suis d'avis qu'il faudra s'entendre sur la question de savoir s'il y aurait lieu plus tard a questionner en conversation d'etat le lord-chancelier. On verra dans quelques semaines ce qu'il y aura a faire. Et l'eveque ajoutait: --C'est egal. C'est une aventure comme on n'en a pas vu depuis le comte Gesbodus. Gwynplaine, l'Homme qui Rit, l'inn Tadcaster, la Green-Box, _Chaos vaincu_, la Suisse, Chillon, les comprachicos, l'exil, la mutilation, la republique, Jeffreys, Jacques II, le _jussu regis_, la bouteille ouverte a l'amiraute, le pere, lord Linnaeus, le fils legitime, lord Fermain, le fils batard, lord David, les conflits probables, la duchesse Josiane, le lord-chancelier, la reine, tout cela courait de banc en banc. Une trainee de poudre, c'est le chuchotement. On s'en ressassait les details. Toute cette aventure etait l'immense murmure de la chambre. Gwynplaine, vaguement, au fond du puits de reverie ou il etait, entendait ce bourdonnement sans savoir que c'etait pour lui. Cependant il etait etrangement attentif, mais attentif aux profondeurs, non a la surface. L'exces d'attention se tourne en isolement. Une rumeur daus une chambre n'empeche point la seance d'aller son train, pas plus qu'une poussiere sur une troupe ne l'empeche de marcher. Les juges, qui ne sont a la chambre haute que de simples assistants ne pouvant parler qu'interroges, avaient pris place sur le deuxieme sac de laine, et les trois secretaires d'etat sur le troisieme. Les heritiers de pairie affluaient dans leur compartiment a la fois dehors et dedans, qui etait en arriere du trone. Les pairs mineurs etaient sur leur gradin special. En 1705, ces petits lords n'etaient pas moins de douze: Huntingdon, Lincoln, Dorset, Warwick, Bath, Burlington, Derwentwater, destine a une mort tragique, Longueville, Lonsdale, Dudley and Ward, et Carteret, ce qui faisait une marmaille de huit comtes, de deux vicomtes et de deux barons. Dans l'enceinte, sur les trois etages de bancs, chaque lord avait regagne son siege. Presque tous les eveques etaient la. Les ducs etaient nombreux, a commencer par Charles Seymour, duc de Somerset, et a finir par Georges Augustus, prince electoral de Hanovre, duc de Cambridge, le dernier en date et par consequent le dernier en rang. Tous etaient en ordre, selon les preseances; Cavendish, duc de Devonshire, dont le grand-pere avait abrite a Hardwick les quatrevingt-douze ans de Hobbes; Lennox, duc de Richmond; les trois Fitz-Roy, le duc de Southampton, le duc de Grafton et le duc de-Northumberland; Butler, duc d'Ormond; Somerset, duc de Beaufort; Beauclerk, duc de Saint-Albans; Pawlett, duc de Bolton; Osborne, duc de Leeds; Wriothesley Russell, duc de Bedford, ayant pour cri d'armes et pour devise: _Che sara sara_, c'est-a-dire l'acceptation des evenements; Sheffield, duc de Buckingham; Manners, duc de Rutland, et les autres. Ni Howard, duc de Norfolk, ni Talbot, duc de Shrewsbury, ne siegeaient, etant catholiques; ni Churchill, duc de Marlborough,--notre Malbrouck,--qui etait en guerre et battait la France en ce moment-la. Il n'y avait point alors de duc ecossais, Queensberry, Montrose et Roxburghe n'ayant ete admis qu'en 1707. VI LA HAUTE ET LA BASSE Tout a coup, il y eut dans la chambre une vive clarte. Quatre door-keepers apporterent et placerent des deux cotes du trone quatre hautes torcheres-candelabres chargees de bougies. Le trone, ainsi eclaire, apparut dans une sorte de pourpre lumineuse. Vide, mais auguste. La reine dedans n'y eut pas ajoute grand'chose. L'huissier de la verge noire entra, la baguette levee, et dit: --Leurs seigneuries les commissaires de sa majeste. Toutes les rumeurs tomberent. Un clerc en perruque et en simarre parut a la grande porte tenant un coussin fleurdelyse sur lequel on voyait des parchemins. Ces parchemins etaient des bills. A chacun pendait a une tresse de soie la bille ou bulle, d'or quelquefois, qui fait qu'on appelle les lois _bills_ en Angleterre et _bulles_ a Rome. A la suite du clerc marchaient trois hommes en robes de pairs, le chapeau a plumes sur la tete. Ces hommes etaient les commissaires royaux. Le premier etait le lord haut-tresorier d'Angleterre, Godolphin, le second etait le lord-president du conseil, Pembroke, le troisieme etait le lord du sceau prive, Newcastle. Ils marchaient l'un derriere l'autre, selon la preseance, non de leur titre, mais de leur charge, Godolphin en tete, Newcastle le dernier, quoique duc. Ils vinrent au banc devant le trone, firent la reverence a la chaise royale, oterent et remirent leurs chapeaux, et s'assirent sur le banc. Le lord-chancelier regarda l'huissier de la verge noire, et dit:--Mandez a la barre les communes. L'huissier de la verge noire sortit. Le clerc, qui etait un clerc de la chambre des lords, posa sur la table, dans le carre des sacs de laine, le coussin ou etaient les bills. Il y eut une interruption qui dura quelques minutes. Deux door-keepers poserent devant la barre un escabeau de trois degres. Cet escabeau etait de velours incarnat sur lequel des clous dorees dessinaient des fleurs de lys. La grande porte, qui s'etait refermee, se rouvrit, et une voix cria: --Les fideles communes d'Angleterre. C'etait l'huissier de la verge noire qui annoncait l'autre moitie du parlement. Les lords mirent leurs chapeaux. Les membres des communes entrerent, precedes du speaker, tous tete nue. Ils s'arreterent a la barre. Ils etaient en habit de ville, la plupart en noir, avec l'epee. Le speaker, tres honorable John Smyth, ecuyer, membre pour le bourg d'Andover, monta sur l'escabeau qui etait au milieu de la barre. L'orateur des communes avait une longue simarre de satin noir a larges manches et a fentes galonnees de brandebourgs d'or par derriere et par devant, et moins de perruque que le lord-chancelier. Il etait majestueux, mais inferieur. Tous ceux des communes, orateur et membres, demeurerent en attente, debout et nu-tete, devant les pairs assis et couverts. On remarquait dans les communes le chef-justice de Chester, Joseph Jekyll, plus trois sergents en loi de sa majeste, Hooper, Powys et Parker, et James Montagu, solliciteur general, et l'attorney general, Simon Harcourt. A part quelques baronnets et chevaliers, et neuf lords de courtoisie, Hartington, Windsor, Woodstock, Mordaunt, Gramby, Scudamore, Fitz-Harding, Hyde, et Burkeley, fils de pairs et heritiers de pairies, tout le reste etait du peuple. Sorte de sombre foule silencieuse. Quand le bruit de pas de toute cette entree eut cesse, le crieur de la verge noire, a la porte, dit: --Oyez! Le clerc de la couronne se leva. Il prit, deploya et lut le premier des parchemins poses sur le coussin. C'etait un message de la reine nommant, pour la representer en son parlement, avec pouvoir de sanctionner les bills, trois commissaires, savoir: Ici le clerc haussa la voix. --Sydney, comte de Godolphin. Le clerc salua lord Godolphin. Lord Godolphin souleva son chapeau. Le clerc continua: --... Thomas Herbert, comte de Pembroke et de Montgomery. Le clerc salua lord Pembroke. Lord Pembroke toucha son chapeau. Le clerc reprit: --... John Hollis, duc de Newcastle. Le clerc salua lord Newcastle. Lord Newcastle fit un signe de tete. Le clerc de la couronne se rassit. Le clerc du parlement se leva. Son sous-clerc, qui etait a genoux, se leva en arriere de lui. Tous deux faisant face au trone, et tournant le dos aux communes. Il y avait sur le coussin cinq bills. Ces cinq bills, votes par les communes et consentis par les lords, attendaient la sanction royale. Le clerc du parlement lut le premier bill. C'etait un acte des communes, qui mettait a la charge de l'etat les embellissements faits par la reine a sa residence de Hampton-Court, se montant a un million sterling. Lecture faite, le clerc salua profondement le trone. Le sous-clerc repeta le salut plus profondement encore, puis tournant a demi la tete vers les communes, dit: --La reine accepte vos benevolences et ainsi le veut. Le clerc lut le deuxieme bill. C'etait une loi condamnant a la prison et a l'amende quiconque se soustrairait au service des trainbands. Les trainbands (troupe qu'on traine ou l'on veut) sont cette milice bourgeoise qui sert gratis et qui, sous Elisabeth, a l'approche de l'armada, avait donne cent quatrevingt-cinq mille fantassins et quarante mille cavaliers. Les deux clercs firent a la chaise royale une nouvelle reverence; apres quoi le sous-clerc, de profil, dit a la chambre des communes: --La reine le veut. Le troisieme bill accroissait les dimes et prebendes de l'eveche de Lichfield et de Coventry, qui est une des plus riches prelatures d'Angleterre, faisait une rente a la cathedrale, augmentait le nombre des chanoines et grossissait le doyenne et les benefices, "afin de pourvoir, disait le preambule, aux necessites de notre sainte religion". Le quatrieme bill ajoutait au budget de nouveaux impots, un sur le papier marbre, un sur les carrosses de louage fixes au nombre de huit cents dans Londres et taxes cinquante-deux livres par an chaque, un sur les avocats, procureurs et solliciteurs, de quarante-huit livres par tete par an, un sur les peaux tannees, "nonobstant, disait le preambule, les doleances des artisans en cuir", un sur le savon, "nonobstant les reclamations de la ville d'Exeter et du Devonshire ou l'on fabrique quantite de serge et de drap", un sur le vin, de quatre schellings par barrique, un sur la farine, un sur l'orge et le houblon, et renouvellement pour quatre ans, _les besoins de l'etat_, disait le preambule, _devant passer avant les remontrances du commerce_, l'impot du tonnage, variant de six livres tournois par tonneau pour les vaisseaux venant d'occident a dix-huit cents livres pour ceux venant d'orient Enfin le bill, declarant insuffisante la capitation ordinaire deja levee pour l'annee courante, s'achevait par une surtaxe generale sur tout le royaume de quatre schellings ou quarante-huit sous tournois par tete de sujet, avec mention que ceux qui refuseraient de preter les nouveaux serments au gouvernement paieraient le double de la taxe. Le cinquieme bill faisait defense d'admettre a l'hopital aucun malade s'il ne deposait en entrant une livre sterling pour payer, en cas de mort, son enterrement. Les trois derniers bills, comme les deux premiers, furent, l'un apres l'autre, sanctionnes et faits lois par une salutation au trone et par les quatre mots du sous-clerc "la reine le veut" dits, par-dessus l'epaule, aux communes. Puis le sous-clerc se remit a genoux devant le quatrieme sac de laine, et le lord-chancelier dit: --Soit fait comme il est desire. Ceci terminait la seance royale. Le speaker, courbe en deux devant le chancelier, descendit a reculons de l'escabeau, en rangeant sa robe derriere lui; ceux des communes s'inclinerent jusqu'a terre, et, pendant que la chambre haute reprenait, sans faire attention a toutes ces reverences, son ordre du jour interrompu, la chambre basse s'en alla. VII LES TEMPETES D'HOMMES PIRES QUE LES TEMPETES D'OCEANS Les portes se refermerent; l'huissier de la verge noire rentra; les lords commissaires quitterent le banc d'etat et vinrent s'asseoir en tete du banc des ducs, aux places de leurs charges, et le lord-chancelier prit la parole: --Milords, la deliberation de la chambre etant depuis plusieurs jours sur le bill qui propose d'augmenter de cent mille livres sterling la provision annuelle de son altesse royale le prince mari de sa majeste, le debat ayant ete epuise et clos, il va etre procede au vote. Le vote sera pris, selon l'usage, a partir du puine du banc des barons. Chaque lord, a l'appel de son nom, se levera et repondra _content_ ou _non content_, et sera libre d'exposer ses motifs de vote, s'il le juge a propos. Clerc, appelez le vote. Le clerc du parlement, debout, ouvrit un large in-folio exhausse sur un pupitre dore, qui etait le Livre de la Pairie. Le puine de la chambre a cette epoque etait lord John Hervey, cree baron et pair en 1703, duquel sont issus les marquis de Bristol. Le clerc appela: --Milord John, baron Hervey. Un vieillard en perruque blonde se leva et dit: --Content. Puis se rassit. Le sous-clerc enregistra le vote. Le clerc continua: --Milord Francis Seymour, baron Conway de Kiltultagh. --Content, murmura en se soulevant a demi un elegant jeune homme a figure de page, qui ne se doutait point qu'il etait le grand-pere des marquis d'Hertford. --Milord John Leveson, baron Gower, reprit le clerc. Ce baron, d'ou devaient sortir les ducs de Sutherland, se leva et dit en se rasseyant: --Content. Le clerc poursuivit: --Milord Heneage Finch, baron Guernesey. L'aieul des comtes d'Aylesford, non moins jeune et non moins elegant que l'ancetre des marquis d'Hertford, justifia sa devise _Aperto vivere voto_ par la hauteur de son consentement. --Content, cria-t-il. Pendant qu'il se rasseyait, le clerc appelait le cinquieme baron: --Milord John, baron Granville. --Content, repondit, tout de suite leve et rassis, lord Granville de Potheridge, dont la pairie sans avenir devait s'eteindre en 1709. Le clerc passa au sixieme. --Milord Charles Mountague, baron Halifax. --Content, dit lord Halifax, porteur d'un titre sous lequel s'etait eteint le nom de Saville et devait s'eteindre le nom de Mountague. Mountague est distinct de Montagu et de Mountacute. Et lord Halifax ajouta: --Le prince Georges a une dotation comme mari de sa majeste; il en a une autre comme prince de Danemark, une autre comme duc de Cumberland, et une autre comme lord haut-amiral d'Angleterre et d'Irlande, mais il n'en a point comme generalissime. C'est la une injustice. Il faut faire cesser ce desordre, dans l'interet du peuple anglais. Puis lord Halifax fit l'eloge de la religion chretienne, blama le papisme, et vota le subside. Lord Halifax rassis, le clerc repartit: --Milord Christoph, baron Barnard. Lord Barnard, de qui devaient naitre les ducs de Cleveland, se leva a l'appel de son nom. --Content. Et il mit quelque lenteur a se rasseoir, ayant un rabat de dentelle qui valait la peine d'etre remarque. C'etait du reste un digne gentilhomme et un vaillant officier que lord Barnard. Tandis que lord Barnard se rasseyait, le clerc, qui lisait de routine, eut quelque hesitation. Il raffermit ses lunettes et se pencha sur le registre avec un redoublement d'attention, puis, redressant la tete, il dit: --Milord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville. Gwynplaine se leva: --Non content, dit-il. Toutes les tetes se tournerent. Gwynplaine etait debout. Les gerbes de chandelles placees des deux cotes du trone eclairaient vivement sa face, et la faisaient saillir dans la vaste salle obscure avec le relief qu'aurait un masque sur un fond de fumee. Gwynplaine avait fait sur lui cet effort qui, on s'en souvient, lui etait, a la rigueur, possible. Par une concentration de volonte egale a celle qu'il faudrait pour dompter un tigre, il avait reussi a ramener pour un moment au serieux le fatal rictus de son visage. Pour l'instant, il ne riait pas. Cela ne pouvait durer longtemps; les desobeissances a ce qui est notre loi, ou notre fatalite, sont courtes; parfois l'eau de la mer resiste a la gravitation, s'enfle en trombe et fait une montagne, mais a la condition de retomber. Cette lutte etait celle de Gwynplaine. Pour une minute qu'il sentait solennelle, par une prodigieuse intensite de volonte, mais pour pas beaucoup plus de temps qu'un eclair, il avait jete sur son front le sombre voile de son ame; il tenait en suspens son incurable rire; de cette face qu'on lui avait sculptee, il avait retire la joie. Il n'etait plus qu'effrayant. --Qu'est cet homme? ce fut le cri. Un fremissement indescriptible courut sur tous les bancs. Ces cheveux en foret, ces enfoncements noirs sous les sourcils, ce regard profond d'un oeil qu'on ne voyait pas, le modele farouche de cette tete melant hideusement l'ombre et la lumiere, ce fut surprenant. Cela depassait tout. On avait eu beau parler de Gwynplaine, le voir fut formidable. Ceux memes qui s'y attendaient ne s'y attendaient pas. Qu'on s'imagine, sur la montagne reservee aux dieux, dans la fete d'une soiree sereine, toute la troupe des tout-puissants reunie, et la face de Promethee, ravagee par les coups de bec du vautour, apparaissant tout a coup comme une lune sanglante a l'horizon. L'Olympe apercevant le Caucase, quelle vision! Vieux et jeunes, beants, regarderent Gwynplaine. Un vieillard venere de toute la chambre, qui avait vu beaucoup d'hommes et beaucoup de choses, et qui etait designe pour etre duc, Thomas, comte de Warton, se leva effraye. --Qu'est-ce que cela veut dire? cria-t-il. Qui a introduit cet homme dans la chambre? Qu'on mette cet homme dehors. Et apostrophant Gwynplaine avec hauteur: --Qui etes-vous? d'ou sortez-vous? Gwynplaine repondit: --Du gouffre. Et, croisant les bras, il regarda les lords. --Qui je suis? je suis la misere. Milords, j'ai a vous parler. II y eut un frisson, et un silence. Gwynplainc continua. --Milords, vous etes en haut. C'est bien. Il faut croire que Dieu a ses raisons pour cela. Vous avez le pouvoir, l'opulence, la joie, le soleil immobile a votre zenith, l'autorite sans borne, la jouissance sans partage, l'immense oubli des autres. Soit. Mais il y a au-dessous de vous quelque chose. Au-dessus peut-etre. Milords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe. Les assemblees sont comme les enfants; les incidents sont leur boite a surprises, et elles en ont la peur, et le gout. Il semble parfois qu'un ressort joue, et l'on voit jaillir du trou un diable. Ainsi en France Mirabeau, difforme lui aussi. Gwynplaine en ce moment sentait en lui un grandissement etrange. Un groupe d'hommes a qui l'on parle, c'est un trepied. On est, pour ainsi dire, debout sur une cime d'ames. On a sous son talon un tressaillement d'entrailles humaines. Gwynplaine n'etait plus l'homme qui, la nuit precedente, avait ete, un instant, presque petit. Les fumees de cette elevation subite, qui l'avaient trouble, s'etaient allegees et avaient pris de la transparence, et la ou Gwynplaine avait ete seduit par une vanite, il voyait maintenant une fonction. Ce qui l'avait d'abord amoindri, a present le rehaussait. Il etait illumine d'un de ces grands eclairs qui viennent du devoir. On cria de toutes parts autour de Gwynplaine: --Ecoutez! Ecoutez! Lui cependant, crispe et surhumain, reussissait a maintenir sur son visage la contraction severe et lugubre, sous laquelle se cabrait le rictus, comme un cheval sauvage pret a s'echapper. Il reprit: --Je suis celui qui vient des profondeurs. Milords, vous etes les grands et les riches. C'est perilleux. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l'aurore. L'aube ne peut etre vaincue. Elle arrivera. Elle arrive. Elle a en elle le jet du jour irresistible. Et qui empechera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel? Le soleil, c'est le droit. Vous, vous etes le privilege. Ayez peur. Le vrai maitre de la maison va frapper a la porte. Quel est le pere du privilege? le hasard. Et quel est son fils? l'abus. Ni le hasard ni l'abus ne sont solides. Ils ont l'un et l'autre un mauvais lendemain. Je viens vous avertir. Je viens vous denoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d'autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres. Milords, je suis l'avocat desespere, et je plaide la cause perdue. Cette cause, Dieu la regagnera. Moi, je ne suis rien, qu'une voix. Le genre humain est une bouche, et j'en suis le cri. Vous m'entendrez. Je viens ouvrir devant vous, pairs d'Angleterre, les grandes assises du peuple, ce souverain, qui est le patient, ce condamne, qui est le juge. Je plie sous ce que j'ai a dire. Par ou commencer? Je ne sais. J'ai ramasse dans la vaste diffusion des souffrances mon enorme plaidoirie eparse. Qu'en faire maintenant? elle m'accable, et je la jette pele-mele devant moi. Avais-je prevu ceci? non. Vous etes etonnes, moi aussi. Hier j'etais un bateleur, aujourd'hui je suis un lord. Jeux profonds. De qui? de l'inconnu. Tremblons tous. Milords, tout l'azur est de votre cote. De cet immense univers, vous ne voyez que la fete; sachez qu'il y a de l'ombre. Parmi vous je m'appelle lord Fermain Clancharlie, mais mon vrai nom est un nom de pauvre, Gwynplaine. Je suis un miserable taille dans l'etoffe des grands par un roi, dont ce fut le bon plaisir. Voila mon histoire. Plusieurs d'entre vous ont connu mon pere, je ne l'ai pas connu. C'est par son cote feodal qu'il vous touche, et moi je lui adhere par son cote proscrit. Ce que Dieu a fait est bien. J'ai ete jete au gouffre. Dans quel but? pour que j'en visse le fond. Je suis un plongeur, et je rapporte la perle, la verite. Je parle, parce que je sais. Vous m'entendrez, milords. J'ai eprouve. J'ai vu. La souffrance, non, ce n'est pas un mot, messieurs les heureux. La pauvrete, j'y ai grandi; l'hiver, j'y ai grelotte; la famine, j'en ai goute; le mepris, je l'ai subi; la peste, je l'ai eue; la honte, je l'ai bue. Et je la revomirai devant vous, et ce vomissement de toutes les miseres eclaboussera vos pieds et flamboiera. J'ai hesite avant de me laisser amener a cette place ou je suis, car j'ai ailleurs d'autres devoirs. Et ce n'est pas ici qu'est mon coeur. Ce qui s'est passe en moi ne vous regarde pas; quand l'homme que vous nommez l'huissier de la verge noire est venu me chercher de la part de la femme que vous nommez la reine, j'ai eu un moment l'idee de refuser. Mais il m'a semble que l'obscure main de Dieu me poussait de ce cote, et j'ai obei. J'ai senti qu'il fallait que je vinsse parmi vous. Pourquoi? a cause de mes haillons d'hier. C'est pour prendre la parole parmi les rassasies que Dieu m'avait mele aux affames. Oh! ayez pitie! Oh! ce fatal monde dont vous croyez etre, vous ne le connaissez point; si haut, vous etes dehors; je vous dirai moi, ce que c'est. De l'experience, j'en ai. J'arrive de dessous la pression. Je puis vous dire ce que vous pesez. O vous les maitres, ce que vous etes, le savez-vous? Ce que vous faites, le voyez-vous? Non. Ah! tout est terrible. Une nuit, une nuit de tempete, tout petit, abandonne, orphelin, seul dans la creation demesuree, j'ai fait mon entree dans cette obscurite que vous appelez la societe. La premiere chose que j'ai vue, c'est la loi, sous la forme d'un gibet; la deuxieme, c'est la richesse, c'est votre richesse, sous la forme d'une femme morte de froid et de faim; la troisieme, c'est l'avenir, sous la forme d'un enfant agonisant; la quatrieme, c'est le bon, le vrai, et le juste, sous la figure d'un vagabond n'ayant pour compagnon et pour ami qu'un loup. En ce moment, Gwynplaine, pris d'une emotion poignante, sentit lui monter a la gorge les sanglots. Ce qui fit, chose sinistre, qu'il eclata de rire. La contagion fut immediate. Il y avait sur l'assemblee un nuage; il pouvait crever en epouvante; il creva en joie. Le rire, cette demence epanouie, prit toute la chambre. Les cenacles d'hommes souverains ne demandent pas mieux que de bouffonner. Ils se vengent ainsi de leur serieux. Un rire de rois ressemble a un rire de dieux; cela a toujours une pointe cruelle. Les lords se mirent a jouer. Le ricanement aiguisa le rire. On battit des mains autour de celui qui parlait, et on l'outragea. Un pele-mele d'interjections joyeuses l'assaillit, grele gaie et meurtrissante. --Bravo, Gwynplaine!--Bravo, l'Homme qui Rit!--Bravo, le museau de la Green-Box!--Bravo, la hure du Tarrinzeau-field!--Tu viens nous donner une representation. C'est bon! bavarde!--En voila un qui m'amuse!--Mais rit-il bien, cet animal-la!--Bonjour, pantin!--Salut a lord Clown!--Harangue, va!--C'est un pair d'Angleterre, ca!--Continue!--Non! non!--Si! si! Le lord-chancelier etait assez mal a son aise. Un lord sourd, James Butler, duc d'Ormond, faisant de sa main a son oreille un cornet acoustique, demandait a Charles Beauclerk, duc de Saint-Albans: --Comment a-t-il vote? Saint-Albans repondait: --Non content. --Parbleu, disait Ormond, je le crois bien. Avec ce visage-la! Une foule echappee--et les assemblees sont des foules--ressaisissez-la donc. L'eloquence est un mors; si le mors casse, l'auditoire s'emporte, et rue jusqu'a ce qu'il ait desarconne l'orateur. L'auditoire hait l'orateur. On ne sait pas assez cela. Se raidir sur la bride semble une ressource, et n'en est pas une. Tout orateur l'essaie. C'est l'instinct. Gwynplaine l'essaya. Il considera un moment ces hommes qui riaient. --Alors, cria-t-il, vous insultez la misere. Silence, pairs d'Angleterre! juges, ecoutez la plaidoirie. Oh! je vous en conjure, ayez pitie! Pitie pour qui? Pitie pour vous. Qui est en danger? C'est vous. Est-ce que vous ne voyez pas que vous etes dans une balance et qu'il y a dans un plateau votre puissance et dans l'autre votre responsabilite? Dieu vous pese. Oh! ne riez pas. Meditez. Cette oscillation de la balance de Dieu, c'est le tremblement de la conscience. Vous n'etes pas mechants. Vous etes des hommes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous vous croyez des dieux, soyez malades demain, et regardez frissonner dans la fievre votre divinite. Nous nous valons tous. Je m'adresse aux esprits honnetes, il y en a ici; je m'adresse aux intelligences elevees, il y en a; je m'adresse aux ames genereuses, il y en a. Vous etes peres, fils et freres, donc vous etes souvent attendris. Celui de vous qui a regarde ce matin le reveil de son petit enfant est bon. Les coeurs sont les memes. L'humanite n'est pas autre chose qu'un coeur. Entre ceux qui oppriment et ceux qui sont opprimes, il n'y a de difference que l'endroit ou ils sont situes. Vos pieds marchent sur des tetes, ce n'est pas votre faute. C'est la faute de la Babel sociale. Construction manquee, toute en surplombs. Un etage accable l'autre. Ecoutez-moi, je vais vous dire. Oh! puisque vous etes puissants, soyez fraternels; puisque vous etes grands, soyez doux. Si vous saviez ce que j'ai vu! Helas! en bas, quel tourment! Le genre humain est au cachot. Que de damnes, qui sont des innocents! Le jour manque, l'air manque, la vertu manque; on n'espere pas; et, ce qui est redoutable, on attend. Rendez-vous compte de ces detresses. Il y a des etres qui vivent dans la mort. Il y a des petites filles qui commencent a huit ans par la prostitution et qui finissent a vingt ans par la vieillesse. Quant aux severites penales, elles sont epouvantables. Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas. Je dis ce qui me vient a l'esprit. Pas plus tard qu'hier, moi qui suis ici, j'ai vu un homme enchaine et nu, avec des pierres sur le ventre, expirer dans la torture. Savez-vous cela? non. Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n'oserait etre heureux. Qui est-ce qui est alle a Newcastle-on-Tyne? Il y a dans les mines des hommes qui machent du charbon pour s'emplir l'estomac et tromper la faim. Tenez, dans le comte de Lancastre, Ribblechester, a force d'indigence, de ville est devenue village. Je ne trouve pas que le prince Georges de Danemark ait besoin de cent mille guinees de plus. J'aimerais mieux recevoir a l'hopital l'indigent malade sans lui faire payer d'avance son enterrement. En Caernarvon, a Traith-maur comme a Traith-bichan, l'epuisement des pauvres est horrible. A Strafford, on ne peut dessecher le marais, faute d'argent. Les fabriques de draperie sont fermees dans tout le Lancashire. Chomage partout. Savez-vous que les pecheurs de hareng de Harlech mangent de l'herbe quand la peche manque? Savez-vous qu'a Burton-Lazers il y a encore des lepreux traques, et auxquels on tire des coups de fusil s'ils sortent de leurs tanieres? A Ailesbury, ville dont un de vous est lord, la disette est en permanence. A Penckridge en Coventry, dont vous venez de doter la cathedrale et d'enrichir l'eveque, on n'a pas de lits dans les cabanes, et l'on creuse des trous dans la terre pour y coucher les petits enfants, de sorte qu'au lieu de commencer par le berceau, ils commencent par la tombe. J'ai vu ces choses-la. Milords, les impots que vous votez, savez-vous qui les paie? Ceux qui expirent. Helas! vous vous trompez. Vous faites fausse route. Vous augmentez la pauvrete du pauvre pour augmenter la richesse du riche. C'est le contraire qu'il faudrait faire. Quoi, prendre au travailleur pour donner a l'oisif, prendre au deguenille pour donner au repu, prendre a l'indigent pour donner au prince! Oh, oui, j'ai du vieux sang republicain dans les veines. J'ai horreur de cela. Ces rois, je les execre! Et que les femmes sont effrontees! On m'a conte une triste histoire. Oh! je hais Charles II! Une femme que mon pere avait aimee s'est donnee a ce roi, pendant que mon pere mourait en exil, la prostituee! Charles II, Jacques II; apres un vaurien, un scelerat! Qu'y a-t-il dans le roi? un homme, un faible et chetif sujet des besoins et des infirmites. A quoi bon le roi? Cette royaute parasite, vous la gavez. Ce ver de terre, vous le faites boa. Ce tenia, vous le faites dragon. Grace pour les pauvres! Vous alourdissez l'impot au profit du trone. Prenez garde aux lois que vous decretez. Prenez garde au fourmillement douloureux que vous ecrasez. Baissez les yeux. Regardez a vos pieds. O grands, il y a des petits! ayez pitie. Oui! pitie de vous! car les multitudes agonisent, et le bas en mourant fait mourir le haut. La mort est une cessation qui n'excepte aucun membre. Quand la nuit vient, personne ne garde son coin de jour. Etes-vous egoistes? sauvez les autres. La perdition du navire n'est indifferente a aucun passager. Il n'y a pas naufrage de ceux-ci sans qu'il y ait engloutissement de ceux-la. Oh! sachez-le, l'abime est pour tous. Le rire redoubla, irresistible. Du reste, pour egayer une assemblee, il suffisait de ce que ces paroles avaient d'extravagant. Etre comique au dehors, et tragique au dedans, pas de souffrance plus humiliante, pas de colere plus profonde. Gwynplaine avait cela en lui. Ses paroles voulaient agir dans un sens, son visage agissait dans l'autre; situation affreuse. Sa voix eut tout a coup des eclats stridents. --Ils sont joyeux, ces hommes! C'est bon. L'ironie fait face a l'agonie. Le ricanement outrage le rale. Ils sont tout-puissants! C'est possible. Soit. On verra. Ah! je suis un des leurs. Je suis aussi un des votres, o vous les pauvres! Un roi m'a vendu, un pauvre m'a recueilli. Qui m'a mutile? Un prince. Qui m'a gueri et nourri? Un meurt-de-faim. Je suis lord Clancharlie, mais je reste Gwynplaine. Je tiens aux grands, et j'appartiens aux petits. Je suis parmi ceux qui jouissent et avec ceux qui souffrent. Ah! cette societe est fausse. Un jour viendra la societe vraie. Alors il n'y aura plus de seigneurs, il y aura des vivants libres. Il n'y aura plus de maitres, il y aura des peres. Ceci est l'avenir. Plus de prosternement, plus de bassesse, plus d'ignorance, plus d'hommes betes de somme, plus de courtisans, plus de valets, plus de rois, la lumiere! En attendant, me voici. J'ai un droit, j'en use. Est-ce un droit? Non, si j'en use pour moi. Oui, si j'en use pour tous. Je parlerai aux lords, en etant un. O mes freres d'en bas, je leur dirai votre denument. Je me dresserai avec la poignee des haillons du peuple dans la main, et je secouerai sur les maitres la misere des esclaves, et ils ne pourront plus, eux les favorises et les arrogants, se debarrasser du souvenir des infortunes, et se delivrer, eux les princes, de la cuisson des pauvres, et tant pis si c'est de la vermine, et tant mieux si elle tombe sur des lions! Ici Gwynplaine se tourna vers les sous-clercs agenouilles qui ecrivaient sur le quatrieme sac de laine. --Qu'est-ce que c'est que ces gens qui sont a genoux? Qu'est-ce que vous faites la? Levez-vous, vous etes des hommes. Cette brusque apostrophe a des subalternes qu'un lord ne doit pas meme apercevoir, mit le comble aux joies. On avait crie bravo, on cria hurrah! Du battement des mains on passa au trepignement. On eut pu se croire a la Green-Box. Seulement, a la Green-Box le rire fetait Gwynplaine, ici il l'exterminait. Tuer, c'est l'effort du ridicule. Le rire des hommes fait quelquefois tout ce qu'il peut pour assassiner. Le rire etait devenu une voie de fait. Les quolibets pleuvaient. C'est la betise des assemblees d'avoir de l'esprit. Leur ricanement ingenieux et imbecile ecarte les faits au lieu de les etudier et condamne les questions au lieu de les resoudre. Un incident est un point d'interrogation. En rire, c'est rire de l'enigme. Le sphinx, qui ne rit pas, est derriere. On entendait des clameurs contradictoires: --Assez! assez!--Encore! encore! William Farmer, baron Leimpster, jetait a Gwynplaine l'affront de Ryc-Quiney a Shakespeare: --_Histrio! mima!_ Lord Vaughan, homme sentencieux, le vingt-neuvieme du banc des barons, s'ecriait: --Nous revoici au temps ou les animaux peroraient. Au milieu des bouches humaines, une machoire bestiale a la parole. --Ecoutons l'ane de Balaam, ajoutait lord Yarmouth. Lord Yarmouth avait l'air sagace que donne un nez rond et une bouche de travers. --Le rebelle Linnaeus est chatie dans son tombeau. Le fils est la punition du pere, disait John Hough, eveque de Lichfield et de Coventry, dont Gwynplaine avait effleure la prebende. --Il ment, affirmait lord Cholmley, le legislateur legiste. Ce qu'il appelle la torture, c'est la peine forte et dure, tres bonne peine. La torture n'existe pas en Angleterre. Thomas Wentworth, baron Raby, apostrophait le chancelier. --Milord chancelier, levez la seance! --Non! non! non! qu'il continue! il nous amuse! hurrah! hep! hep! hep! Ainsi criaient les jeunes lords; leur gaite etait de la fureur. Quatre surtout etaient en pleine exasperation d'hilarite et de haine. C'etaient Laurence Hyde, comte de Rochester, Thomas Tufton, comte de Thanet, et le vicomte de Hatton, et le duc de Montagu. --A la niche, Gwynplaine! disait Rochester. --A bas! a bas! a bas! criait Thanet. Le vicomte Hatton tirait de sa poche un penny, et le jetait a Gwynplaine. Et John Campbell, comte de Greenwich, Savage, comte Rivers, Thompson, baron Haversham, Warrigton, Escrik, Rolleston, Rockingham, Carteret, Langdale, Banester Maynard, Hundson, Caernarvon, Cavendish, Burlington, Robert Darcy, comte de Holderness, Other Windsor, comte de Plymouth, applaudissaient. Tumulte de pandemonium ou de pantheon dans lequel se perdaient les paroles de Gwynplaine. On n'y distinguait que ce mot: Prenez garde! Ralph, duc de Montagu, recemment sorti d'Oxford et ayant encore sa premiere moustache, descendit du banc des ducs ou il siegeait dix-neuvieme, et alla se poser les bras croises en face de Gwynplaine. Il y a dans une lame l'endroit qui coupe le plus et dans une voix l'accent qui insulte le mieux. Montagu prit cet accent-la, et, ricanant au nez de Gwynplaine, lui cria: --Qu'est-ce que tu dis? --Je predis, repondit Gwynplaine. Le rire fit explosion de nouveau. Et sous ce rire grondait la colere en basse continue. Un des pairs mineurs, Lionel Cranseild Sackville, comte de Dorset et de Middlesex, se leva debout sur son banc, ne riant pas, grave comme il sied a un futur legislateur, et, sans dire un mot, regarda Gwynplaine avec son frais visage de douze ans en haussant les epaules. Ce qui fit que l'eveque de Saint-Asaph se pencha a l'oreille de l'eveque de Saint-David assis a cote de lui, et lui dit, en montrant Gwynplaine:--Voila le fou! et en montrant l'enfant: Voila le sage! Du chaos des ricanements se degageaient des exclamations confuses,--Face de gorgone!--Que signifie cette aventure?--Insulte a la Chambre!--Quelle exception qu'un tel homme!--Honte! honte!--Qu'on leve la seance!--Non! qu'il acheve!--Parle, bouffon! Lord Lewis de Duras, les mains sur les hanches, criait:--Ah! que c'est bon de rire! ma rate est heureuse. Je propose un vote d'actions de graces ainsi concu: La Chambre des lords remercie la Green-Box. Gwynplaine, on s'en souvient, avait reve un autre accueil. Qui a gravi dans le sable une pente a pic toute friable au-dessus d'une profondeur vertigineuse, qui a senti sous ses mains, sous ses ongles, sous ses coudes, sous ses genoux, sous ses pieds, fuir et se derober le point d'appui, qui, reculant au lieu d'avancer sur cet escarpement refractaire, en proie a l'angoisse du glissement, s'enfoncant au lieu de gravir, descendant au lieu de monter, augmentant la certitude du naufrage par l'effort vers le sommet, et se perdant un peu plus a chaque mouvement pour se tirer de peril, a senti l'approche formidable de l'abime, et a eu dans les os le froid sombre de la chute, gueule ouverte au-dessous de vous, celui-la a eprouve ce qu'eprouvait Gwynplaine. Il sentait son ascension crouler sous lui, et son auditoire etait un precipice. Il y a toujours quelqu'un qui dit le mot ou tout se resume. Lord Scarsdale traduisit en un cri l'impression de l'assemblee: --Qu'est-ce que ce monstre vient faire ici? Gwynplaine se dressa, eperdu et indigne, dans une sorte de convulsion supreme. Il les regarda tous fixement. --Ce que je viens faire ici? Je viens etre terrible. Je suis un monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une exception? Non, je suis tout le monde. L'exception, c'est vous. Vous etes la chimere, et je suis la realite. Je suis l'Homme. Je suis l'effrayant Homme qui Rit. Qui rit de quoi? De vous. De lui. De tout. Qu'est-ce que son rire? Votre crime, et son supplice. Ce crime, il vous le jette a la face; ce supplice, il vous le crache au visage. Je ris, cela veut dire: Je pleure. Il s'arreta. On se taisait. Les rires continuaient, mais bas. Il put croire a une certaine reprise d'attention. Il respira, et poursuivit: --Ce rire qui est sur mon front, c'est un roi qui l'y a mis. Ce rire exprime la desolation universelle. Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage, desespoir. Ce rire est un produit des tortures. Ce rire est un rire de force. Si Satan avait ce rire, ce rire condamnerait Dieu. Mais l'eternel ne ressemble point aux perissables; etant l'absolu, il est le juste; et Dieu hait ce que font les rois. Ah! vous me prenez pour une exception! Je suis un symbole. O tout-puissants imbeciles que vous etes, ouvrez les yeux. J'incarne tout. Je represente l'humanite telle que ses maitres l'ont faite. L'homme est un mutile. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a deforme le droit, la justice, la verite, la raison, l'intelligence, comme a moi les yeux, les narines et les oreilles; comme a moi, on lui a mis au coeur un cloaque de colere et de douleur, et sur la face un masque de contentement. Ou s'etait pose le doigt de Dieu, s'est appuyee la griffe du roi. Monstrueuse superposition. Eveques, pairs et princes, le peuple, c'est le souffrant profond qui rit a la surface. Milords, je vous le dis, le peuple, c'est moi. Aujourd'hui, vous l'opprimez, aujourd'hui vous me huez. Mais l'avenir, c'est le degel sombre. Ce qui etait pierre devient flot. L'apparence solide se change en submersion. Un craquement, et tout est dit. Il viendra une heure ou une convulsion brisera votre oppression, ou un rugissement repliquera a vos huees. Cette heure est deja venue,--tu en etais, o mon pere!--cette heure de Dieu est venue, et s'est appelee Republique, on l'a chassee, elle reviendra. En attendant, souvenez-vous que la serie des rois armes de l'epee est interrompue par Cromwell arme de la hache. Tremblez. Les incorruptibles solutions approchent, les ongles coupes repoussent, les langues arrachees s'envolent, et deviennent des langues de feu eparses au vent des tenebres, et hurlent dans l'infini; ceux qui ont faim montrent leurs dents oisives, les paradis batis sur les enfers chancellent, on souffre, on souffre, on souffre, et ce qui est en haut penche, et ce qui est en bas s'entr'ouvre, l'ombre demande a devenir lumiere, le damne discute l'elu, c'est le peuple qui vient, vous dis-je, c'est l'homme qui monte, c'est la fin qui commence, c'est la rouge aurore de la catastrophe, et voila ce qu'il y a dans ce rire, dont vous riez! Londres est une fete perpetuelle. Soit. L'Angleterre est d'un bout a l'autre une acclamation. Oui. Mais ecoutez: Tout ce que vous voyez, c'est moi. Vous avez des fetes, c'est mon rire. Vous avez des joies publiques, c'est mon rire. Vous avez des mariages, des sacres et des couronnements, c'est mon rire. Vous avez des naissances de princes, c'est mon rire. Vous avez au-dessus de vous le tonnerre, c'est mon rire. Le moyen de tenir a de telles choses! le rire recommenca, cette fois accablant. De toutes les laves que jette la bouche humaine, ce cratere, la plus corrosive, c'est la joie. Faire du mal joyeusement, aucune foule ne resiste a cette contagion. Toutes les executions ne se font pas sur des echafauds, et les hommes, des qu'ils sont reunis, qu'ils soient multitude ou assemblee, ont toujours au milieu d'eux un bourreau tout pret, qui est le sarcasme. Pas de supplice comparable a celui du miserable risible. Ce supplice, Gwynplaine le subissait. L'allegresse, sur lui, etait lapidation et mitraille. Il etait hochet et mannequin, tete de turc, cible. On bondissait, on criait bis, on se roulait. On battait du pied. On s'empoignait au rabat. La majeste du lieu, la pourpre des robes, la pudeur des hermines, l'in-folio des perruques, n'y faisait rien. Les lords riaient, les evoques riaient, les juges riaient. Le banc des vieillards se deridait, le banc des enfants se tordait. L'archeveque de Canterbury poussait du coude l'archeveque d'York. Henry Compton, eveque de Londres, frere du comte de Northampton, se tenait les cotes. Le lord-chancelier baissait les yeux pour cacher son rire probable. Et a la barre, la statue du respect, l'huissier de la verge noire, riait. Gwynplaine, pale, avait croise les bras; et, entoure de toutes ces figures, jeunes et vieilles, ou rayonnait la grande jubilation homerique, dans ce tourbillon de battements de mains, de trepignements et de hourras, dans cette frenesie bouffonne dont il etait le centre, dans ce splendide epanchement d'hilarite, au milieu de cette gaite enorme, il avait en lui le sepulcre. C'etait fini. Il ne pouvait plus maitriser ni sa face qui le trahissait, ni son auditoire que l'insultait. Jamais l'eternelle loi fatale, le grotesque cramponne au sublime, le rire repercutant le rugissement, la parodie en croupe du desespoir, le contre-sens entre ce qu'on semble et ce qu'on est, n'avait eclate avec plus d'horreur. Jamais lueur plus sinistre n'avait eclaire la profonde nuit humaine. Gwynplaine assistait a l'effraction definitive de sa destinee par un eclat de rire. L'irremediable etait la. On se releve tombe, on ne se releve pas pulverise. Cette moquerie inepte et souveraine le mettait en poussiere. Rien de possible desormais. Tout est selon le milieu. Ce qui etait triomphe a la Green-Box etait chute et catastrophe a la chambre des lords. L'applaudissement la-bas etait ici imprecation. Il sentait quelque chose comme le revers de son masque. D'un cote de ce masque, il y avait la sympathie du peuple acceptant Gwynplaine, de l'autre la haine des grands rejetant lord Fermain Clancharlie. D'un cote l'attraction, de l'autre la repulsion, toutes deux le ramenant vers l'ombre. Il se sentait comme frappe par derriere. Le sort a des coups de trahison. Tout s'expliquera plus tard, mais, en attendant, la destinee est piege et l'homme tombe dans des chausse-trapes. Il avait cru monter, ce rire l'accueillait; les apotheoses ont des aboutissements lugubres. Il y a un mot sombre, etre degrise. Sagesse tragique, celle qui nait de l'ivresse. Gwynplaine, enveloppe de cette tempete gaie et feroce, songeait. A vau-l'eau, c'est le fou rire. Une assemblee en gaite, c'est la boussole perdue. On ne savait plus ou l'on allait, ni ce qu'on faisait. Il fallut lever la seance. Le lord-chancelier, "attendu l'incident", ajourna la suite du vote au lendemain. La chambre se separa. Les lords firent la reverence a la chaise royale et s'en allerent. On entendit les rires se prolonger et se perdre dans les couloirs. Les assemblees, outre leurs portes officielles, ont dans les tapisseries, dans les reliefs et dans les moulures, toutes sortes de portes derobees par ou elles se vident comme un vase par des felures. En peu de temps, la salle fut deserte. Cela se fait tres vite, et presque sans transition. Ces lieux de tumulte sont tout de suite repris par le silence. L'enfoncement dans la reverie mene loin, et l'on finit, a force de songer, par etre comme dans une autre planete. Gwynplaine tout a coup eut une sorte de reveil. Il etait seul. La salle etait vide. Il n'avait pas meme vu que la seance avait ete levee. Tous les pairs avaient disparu, meme ses deux parrains. Il n'y avait plus ca et la que quelques bas officiers de la chambre attendant pour mettre les housses et eteindre les lampes que "sa seigneurie" fut partie. Il mit machinalement son chapeau sur sa tete, sortit de son banc, et se dirigea vers la grande porte ouverte sur la galerie. Au moment ou il franchit la coupure de la barre, un door-keeper le debarrassa de sa robe de pair. Il s'en apercut a peine. Un instant apres, il etait dans la galerie. Les hommes de service qui etaient la remarquerent avec etonnement que ce lord etait sorti sans saluer le trone. VIII SERAIT BON FRERE S'IL N'ETAIT BON FILS Il n'y avait plus personne dans la galerie. Gwynplaine traversa le rond-point, d'ou l'on avait enleve le fauteuil et les tables, et ou il ne restait plus trace de son investiture. Des candelabres et des lustres de distance en distance indiquaient l'itineraire de sortie. Grace a ce cordon de lumiere, il put aisement retrouver, dans l'enchainement des salons et des galeries, la route qu'il avait suivie en arrivant avec le roi d'armes et l'huissier de la verge noire. Il ne faisait aucune rencontre, si ce n'est ca et la quelque vieux lord tardigrade s'en allant pesamment et tournant le dos. Tout a coup, dans le silence de toutes ces grandes salles desertes, des eclats de parole indistincts arriverent jusqu'a lui, sorte de tapage nocturne singulier en un tel lieu. Il se dirigea du cote ou il entendait ce bruit, et brusquement il se trouva dans un spacieux vestibule faiblement eclaire qui etait une des issues de la chambre. On apercevait une large porte vitree ouverte, un perron, des laquais et des flambeaux; on voyait dehors une place; quelques carrosses attendaient au bas du perron. C'est de la que venait le bruit qu'il avait entendu. En dedans de la porte, sous le reverbere du vestibule, il y avait un groupe tumultueux et un orage de gestes et de voix. Gwynplaine, dans la penombre, approcha. C'etait une querelle. D'un cote il y avait dix ou douze jeunes lords voulant sortir, de l'autre un homme, le chapeau sur la tete comme eux, droit et le front haut, et leur barrant le passage. Qui etait cet homme? Tom-Jim-Jack. Quelques-uns de ces lords etaient encore en robe de pair; d'autres avaient quitte l'habit de parlement et etaient en habit de ville. Tom-Jim-Jack avait un chapeau a plumes, non blanches, comme les pairs, mais vertes et frisees d'orange; il etait brode et galonne de la tete aux pieds, avec des flots de rubans et de dentelles aux manches et au cou, et il maniait fievreusement de son poing gauche la poignee d'une epee qu'il portait en civadiere, et dont le baudrier et le fourreau etaient passementes d'ancres d'amiral. C'etait lui qui parlait, il apostrophait tous ces jeunes lords, et Gwynplaine entendit ceci: --Je vous ai dit que vous etiez des laches. Vous voulez que je retire mes paroles. Soit. Vous n'etes pas des laches. Vous etes des idiots. Vous vous etes mis tous contre un. Ce n'est pas couardise. Bon. Alors c'est ineptie. On vous a parle, vous n'avez pas compris. Ici, les vieux sont sourds de l'oreille, et les jeunes, de l'intelligence. Je suis assez un des votres pour vous dire vos verites. Ce nouveau venu est etrange, et il a debite un tas de folies, j'en conviens, mais dans ces folies il y avait des choses vraies. C'etait confus, indigeste, mal dit; soit; il a repete trop souvent savez-vous, savez-vous; mais un homme qui etait hier grimacier de la foire n'est pas force de parler comme Aristote et comme le docteur Gilbert Burnet eveque de Sarum. La vermine, les lions, l'apostrophe au sous-clerc, tout cela etait de mauvais gout. Parbleu! qui vous dit le contraire? C'etait une harangue insensee et decousue et qui allait tout de travers, mais il en sortait ca et la des faits reels. C'est deja beaucoup de parler comme cela quand on n'en fait pas son metier, je voudrais vous y voir, vous! Ce qu'il a raconte des lepreux de Burton-Lazers est incontestable; d'ailleurs il ne serait pas le premier qui aurait dit des sottises; enfin, moi, milords, je n'aime pas qu'on s'acharne plusieurs sur un seul, telle est mon humeur, et je demande a vos seigneuries la permission d'etre offense. Vous m'avez deplu, j'en suis fache. Moi, je ne crois pas beaucoup en Dieu, mais ce qui m'y ferait croire, c'est quand il fait de bonnes actions, ce qui ne lui arrive pas tous les jours. Ainsi je lui sais gre, a ce bon Dieu, s'il existe, d'avoir tire du fond de cette existence basse ce pair d'Angleterre, et d'avoir rendu son heritage a cet heritier, et, sans m'inquieter si cela arrange ou non mes affaires, je trouve beau de voir subitement le cloporte se changer en aigle et Gwynplaine en Clancharlie. Milords, je vous defends d'etre d'un autre avis que moi. Je regrette que Lewis de Duras ne soit pas la. Je l'insulterais avec plaisir. Milords, Fermain Clancharlie a ete le lord, et vous avez ete les saltimbanques. Quant a son rire, ce n'est pas sa faute. Vous avez ri de ce rire. On ne rit pas d'un malheur. Vous etes des niais. Et des niais cruels. Si vous croyez qu'on ne peut pas rire de vous aussi, vous vous trompez; vous etes laids, et vous vous habillez mal. Milord Haversham, j'ai vu l'autre jour ta maitresse, elle est hideuse. Duchesse, mais guenon. Messieurs les rieurs, je repete que je voudrais bien vous voir essayer de dire quatre mots de suite. Beaucoup d'hommes jasent, tres peu parlent. Vous vous imaginez savoir quelque chose parce que vous avez traine vos gregues faineantes a Oxford ou a Cambridge, et parce que, avant d'etre pairs d'Angleterre sur les bancs de Westminster-Hall, vous avez ete anes sur les bancs du college de Gonewill et de Caius! Moi, je suis ici, et je tiens a vous regarder en face. Vous venez d'etre impudents avec ce nouveau lord. Un monstre, soit. Mais livre aux betes. J'aimerais mieux etre lui que vous. J'assistais a la seance, a ma place, comme heritier possible de pairie, j'ai tout entendu. Je n'avais pas le droit de parler, mais j'ai le droit d'etre un gentilhomme. Vos airs joyeux m'ont ennuye. Quand je ne suis pas content, j'irais sur le Mont Pendlehill cueillir l'herbe des nuees, le clowdesbery, qui fait tomber la foudre sur qui l'arrache. C'est pourquoi je suis venu vous attendre a la sortie. Causer est utile, et nous avons des arrangements a prendre. Vous rendiez-vous compte que vous me manquiez un peu a moi-meme? Milords, j'ai le ferme dessein de tuer quelques-uns d'entre vous. Vous tous qui etes ici, Thomas Tufton, comte de Thanet, Savage, comte Rivers, Charles Spencer, comte de Sunderland, Laurence Hyde, comte de Rochester, vous barons, Gray de Rolleston, Cary Hunsdon, Escrick, Rockingham, toi, petit Carteret, toi, Robert Darcy, comte de Holderness, toi William, vicomte Halton, et toi, Ralph, duc de Montagu, et tous les autres qui voudront, moi, David Dirry-Moir, un des soldats de la flotte, je vous somme et je vous appelle, et je vous commande de vous pourvoir en diligence de seconds et de parrains, et je vous attends face contre face et poitrine contre poitrine, ce soir, tout de suite, demain, le jour, la nuit, en plein soleil, aux flambeaux, ou, quand et comme bon vous semblera, partout ou il y a assez de place pour deux longueurs d'epees, et vous ferez bien de visiter les batteries de vos pistolets et le tranchant de vos-estocs, attendu que j'ai l'intention de faire vos pairies vacantes. Ogle Cavendish, prends tes precautions et songe a ta devise: _Cavendo tutus_. Marmaduke Langdale, tu feras bien, comme ton ancetre Gundold, de te faire suivre d'un cercueil. Georges Rooth, comte de Warington, tu ne reverras pas le comte palatin de Chester et ton labyrinthe a la facon de Crete et les hautes tourelles de Dunham Massie. Quant a lord Vaughan, il est assez jeune pour dire des impertinences et trop vieux pour en repondre; je demanderai compte de ses paroles a son neveu Richard Vaughan, membre des communes pour le bourg de Merioneth. Toi, John Campbell, comte de Greemvich, je te tuerai comme Achon tua Matas, mais d'un coup franc, et non par derriere, ayant coutume de montrer mon coeur et non mon dos a la pointe de l'espadon. Et c'est dit, milords. Sur ce, usez de malefices, si bon vous semble, consultez des tireuses de cartes, graissez-vous la peau avec les onguents et les drogues qui font invulnerable, pendez-vous au cou des sachets du diable ou de la vierge, je vous combattrai benits ou maudits, et je ne vous ferai point tater pour savoir si vous avez sur vous des sorcelleries. A pied ou a cheval. En plein carrefour, si vous voulez, a Piccadilly ou a Charing-Cross, et l'on depavera la rue pour notre rencontre comme on a depave la cour du Louvre pour le duel de Guise et de Bassompierre. Tous, entendez-vous? je vous veux tous. Dorme, comte de Caernarvon, je te ferai avaler ma lame jusqu'a la coquille, comme fit Marolles a Lisle-Marivaux; et nous verrons ensuite, milord, si tu riras. Toi, Burlington, qui as l'air d'une fille avec tes dix-sept ans, tu auras le choix entre les pelouses de ta maison de Middlesex et ton beau jardin de Londesburg en Yorkshire pour te faire enterrer. J'informe vos seigneuries qu'il ne me convient pas qu'on soit insolent devant moi. Et je vous chatierai, milords. Je trouve mauvais que vous ayez bafoue lord Fermain Clancharlie. Il vaut mieux que vous. Comme Clancharlie, il a la noblesse, que vous avez, et comme Gwynplaine, il a l'esprit, que vous n'avez pas. Je fais de sa cause ma cause, de son injure mon injure, et de vos ricanements ma colere. Nous verrons qui sortira de cette affaire vivant, car je vous provoque a outrance, entendez-vous bien? et a toute arme et de toute facon, et choisissez la mort qui vous plaira, et puisque vous etes des manants en meme temps que des gentilshommes, je proportionne le defi a vos qualites, et je vous offre toutes les manieres qu'ont les hommes de se tuer, depuis l'epee comme les princes jusqu'a la boxe comme les goujats! A ce jet furieux de paroles tout le groupe hautain des jeunes lords repondit par un sourire.--Convenu, dirent-ils. --Je choisis le pistolet, dit Burlington. --Moi, dit Escrick, l'ancien combat de champ clos a la masse d'armes et au poignard. --Moi, dit Holderness, le duel aux deux couteaux, le long et le court, torses nus, et corps a corps. --Lord David, dit le comte de Thanet, tu es ecossais. Je prends la claymore. --Moi, l'epee, dit Rockingham. --Moi, dit le duc Ralph, je prefere la boxe. C'est plus noble. Gwynplaine sortit de l'ombre. Il se dirigea vers celui qu'il avait jusque-la nomme Tom-Jim-Jack, et en qui maintenant il commencait a entrevoir autre chose. --Je vous remercie, dit-il. Mais ceci me regarde. Toutes les tetes se tournerent. Gwynplaine avanca. Il se sentait pousse vers cet homme qu'il entendait appeler lord David, et qui etait son defenseur, et plus encore peut-etre. Lord David recula. --Tiens! dit lord David, c'est vous! vous voila! Cela se trouve bien. J'avais aussi un mot a vous dire. Vous avez tout a l'heure parle d'une femme qui, apres avoir aime lord Linnaeus Claucharlie, a aime le roi Charles II. --C'est vrai. --Monsieur, vous avez insulte ma mere. --Votre mere? s'ecria Gwynplaine. En ce cas, je le devinais, nous sommes... --Freres, repondit lord David. Et il donna un soufflet a Gwynplaine. --Nous sommes freres, reprit-il. Ce qui fait que nous pouvons nous battre. On ne se bat qu'entre egaux. Qui est plus notre egal que notre frere? Je vous enverrai mes parrains. Demain, nous nous couperons la gorge. LIVRE NEUVIEME EN RUINE I C'EST A TRAVERS L'EXCES DE GRANDEUR QU'ON ARRIVE A L'EXCES DE MISERE Comme minuit sonnait a Saint-Paul, un homme, qui venait de traverser le pont de Londres, entrait dans les ruelles de Southwark. Il n'y avait point de reverberes allumes, l'usage etant alors, a Londres comme a Paris, d'eteindre l'eclairage public a onze heures, c'est-a-dire de supprimer les lanternes au moment ou elles deviennent necessaires. Les rues, obscures, etaient desertes. Point de reverberes, cela fait peu de passants. L'homme marchait a grands pas. Il etait etrangement vetu pour aller dans la rue a pareille heure. Il avait un habit de soie brode, l'epee au cote et un chapeau a plumes blanches, et point de manteau. Les watchmen qui le voyaient passer disaient:--C'est un seigneur qui a fait un pari.--Et ils s'ecartaient avec le respect du a un lord et a une gageure. Cet homme etait Gwynplaine. Il avait pris la fuite. Ou en etait-il? il ne le savait pas. L'ame, nous l'avons dit, a ses cyclones, tournoiements epouvantables ou tout se mele, le ciel, la mer, le jour, la nuit, la vie, la mort, dans une sorte d'horreur inintelligible. Le reel cesse d'etre respirable. On est ecrase par des choses auxquelles on ne croit pas. Le neant s'est fait ouragan. Le firmament a blemi. L'infini est vide. On est dans l'absence. On se sent mourir. On desire un astre. Qu'eprouvait Gwynplaine? une soif, voir Dea. Il ne sentait plus que cela. Regagner la Green-Box, et l'inn Tadcaster, sonore, lumineux, plein de ce bon rire cordial du peuple; retrouver Ursus et Homo, revoir Dea, rentrer dans la vie! Les desillusions se detendent comme l'arc, avec une force sinistre, et jettent l'homme, cette fleche, vers le vrai. Gwynplaine avait hate. Il approchait du Tarrinzeau-field. Il ne marchait plus, il courait. Ses yeux plongeaient dans l'obscurite en avant. Il se faisait preceder par son regard; recherche avide du port a l'horizon. Quel moment que celui ou il allait apercevoir les fenetres eclairees de l'inn Tadcaster! Il deboucha sur le bowling-green. Il tourna un coin de mur, et eut, en face de lui, a l'autre bout du pre, a quelque distance, l'inn, qui etait, on s'en souvient, la seule maison du champ de foire. Il regarda. Pas de lumiere. Une masse noire. Il frissonna. Puis il se dit qu'il etait tard, que la taverne etait fermee, que c'etait tout simple, qu'on dormait, qu'il n'y avait qu'a reveiller Nicless ou Govicum, qu'il fallait aller a l'inn et frapper a la porte. Et il y alla. Il n'y courut pas. Il s'y precipita. Il arriva a l'inn, ne respirant plus. On est en pleine tourmente, on se debat dans les invisibles convulsions de l'ame, on ne sait plus si l'on est mort ou vivant, et l'on a pour ceux qu'on aime toutes sortes de delicatesses; c'est a cela que se reconnaissent les vrais coeurs. Dans l'engloutissement de tout, la tendresse surnage. Ne pas reveiller brusquement Dea, ce fut tout de suite la preoccupation de Gwynplaine. Il approcha de l'inn en faisant le moins de bruit possible. Il connaissait le reduit, ancienne niche de chien de garde, ou couchait Govicum; ce reduit, contigu a la salle basse, avait une lucarne sur la place, Gwynplaine gratta doucement la vitre. Reveiller Govicum suffisait. Il ne se fit aucun mouvement dans le bedroom de Govicum. A cet age, se dit Gwynplaine, on a le sommeil dur. Il frappa du revers de sa main un petit coup sur la lucarne. Rien ne remua. Il frappa plus vivement et deux coups. On ne bougea pas dans le reduit. Alors, avec quelque fremissement, il alla a la porte de l'inn, et cogna. Personne ne repondit. Il pensa, non sans ressentir le commencement d'un froid profond:--Maitre Nicless est vieux, les enfants dorment durement et les vieillards lourdement. Allons! plus fort! Il avait gratte. Il avait frappe. Il avait cogne. Il heurta. Ceci lui rappela un lointain souvenir, Weymouth, quand il avait, tout petit, Dea toute petite dans ses bras. Il heurta violemment, comme un lord, qu'il etait, helas! La maison demeura silencieuse. Il sentit qu'il devenait eperdu. Il ne garda plus de menagement. Il appela: Nicless! Govicum! En meme temps il regardait aux fenetres pour voir si quelque chandelle s'allumait. Rien dans l'inn. Pas une voix. Pas un bruit. Pas une lueur. Il alla a la porte cochere et la heurta, et la poussa, et la secoua frenetiquement, en criant: Ursus! Homo! Le loup n'aboya pas. Une sueur glacee perla sur son front. Il jeta les yeux autour de lui. La nuit etait epaisse, mais il y avait assez d'etoiles pour que le champ de foire fut distinct. Il vit une chose lugubre, l'evanouissement de tout. Il n'y avait plus une seule baraque sur le bowling-green. Le circus n'y etait plus. Pas une tente. Pas un treteau. Pas un chariot. Ce vagabondage aux mille vacarmes qui avait fourmille la avait fait place a on ne sait quelle farouche noirceur vide. Tout s'en etait alle. La folie de l'anxiete le prit. Qu'est-ce que cela voulait dire? Qu'etait-il donc arrive? Est-ce qu'il n'y avait plus personne? Est-ce que sa vie se serait ecroulee derriere lui? Qu'est-ce qu'on leur avait fait, a tous? Ah! mon Dieu! Il se rua comme une tempete sur la maison. Il frappa a la porte batarde, a la porte cochere, aux fenetres, aux volets, aux murs, des poings et des pieds, furieux d'effroi et d'angoisse. Il appela Nicless, Govicum, Fibi, Vinos, Ursus, Homo. Toutes les clameurs, tous les bruits, il les jeta sur cette muraille. Par instants il s'interrompait et ecoutait, la maison restait muette et morte. Alors, exaspere, il recommencait. Chocs, frappements, cris, roulements de coups faisant echo partout. On eut dit le tonnerre essayant de reveiller le sepulcre. A un certain degre d'epouvante, on devient terrible. Qui craint tout, ne craint plus rien. On donne des coups de pied au sphinx. On rudoie l'inconnu. Il renouvela le tumulte sous toutes les formes possibles, s'arretant, reprenant, inepuisable en cris et en appels, donnant l'assaut a ce tragique silence. Il appela cent fois tous ceux qui pouvaient etre la, et cria tous les noms, excepte Dea. Precaution, obscure pour lui-meme, dont il avait encore l'instinct dans son egarement. Les cris et les appels epuises, restait l'escalade. Il se dit: Il faut entrer dans la maison. Mais comment? Il cassa une vitre du reduit de Govicum, y fourra son poing en se dechirant la chair, tira le verrou du chassis et ouvrit la lucarne. Il s'apercut que son epee allait le gener; il l'arracha avec colere, fourreau, lame et ceinturon, et la jeta sur le pave. Puis il se hissa aux reliefs de la muraille, et, bien que la lucarne fut etroite, il put y passer. Il penetra dans l'inn. Le lit de Govicum, vaguement visible, etait dans le reduit, mais Govicum n'y etait pas. Pour que Govicum ne fut pas dans son lit, il fallait evidemment que Nicless ne fut pas dans le sien. Toute la maison etait noire. On sentait dans cet interieur tenebreux l'immobilite mysterieuse du vide, et cette vague horreur qui signifie: Il n'y a personne. Gwynplaine, convulsif, traversa la salle basse, se cogna aux tables, pietina sur les vaisselles, renversa les bancs, culbuta les brocs, enjamba les meubles, alla a la porte donnant sur la cour, et la defonca d'un coup de genou qui fit sauter le loquet. La porte tourna sur ses gonds. Il regarda dans la cour. La Green-Box n'y etait plus. II RESIDU Gwynplaine sortit de la maison, et se mit a explorer dans tous les sens le Tarrinzeau-fleld; il alla partout ou, la veille, on voyait un treteau, une tente, ou une cahute. Il n'y avait plus rien. Il frappa aux echoppes, quoique sachant tres bien qu'elles etaient inhabitees. Il cogna a tout ce qui ressemblait a une fenetre, ou a une porte. Pas une voix ne sortit de cette obscurite. Quelque chose comme la mort etait venu la. La fourmiliere avait ete ecrasee. Visiblement une mesure de police avait ete prise. Il y avait eu ce qu'on appellerait de nos jours une razzia. Le Tarrinzeau-field etait plus que desert, il etait desole, et l'on y sentait dans tous les recoins le grattement d'une griffe feroce. On avait pour ainsi dire retourne les poches de ce miserable champ de foire, et tout vide. Gwynplaine, apres avoir tout fouille, quitta le bowling-green, entra dans les rues tortueuses de l'extremite appelee l'East-point, et se dirigea vers la Tamise. Il franchit quelques zigzags de ce reseau de ruelles ou il n'y avait que des murs et des haies, puis il sentit dans l'air le frais de l'eau, il entendit le glissement sourd du fleuve, et brusquement il se trouva devant un parapet. C'etait le parapet de l'Effroc-stone. Ce parapet bordait un troncon de quai tres court et tres etroit. Sous le parapet la haute muraille Effroc-stone s'enfoncait a pic dans une eau obscure. Gwynplaine s'arreta a ce parapet, s'y accouda, prit sa tete dans ses mains, et se mit a penser, ayant cette eau au-dessous de lui. Regardait-il l'eau? Non. Que regardait-il? L'ombre. Non pas l'ombre hors de lui, mais l'ombre au dedans de lui. Dans le melancolique paysage de nuit auquel il ne faisait pas attention, dans cette profondeur exterieure ou son regard n'entrait point, on pouvait distinguer des silhouettes de vergues et de mats. Sous l'Effroc-stone, il n'y avait que le flot, mais le quai en aval s'abaissait en rampe insensible et aboutissait, a quelque distance, a une berge que longeaient plusieurs bateaux, les uns en arrivage, les autres en partance, communiquant avec la terre par de petits promontoires d'amarrage, construits expres, en pierre ou en bois, ou par des passerelles en planches. Ces navires, les uns amarres, les autres a l'ancre, etaient immobiles. On n'y entendait ni marcher ni parler; la bonne habitude des matelots etant de dormir le plus qu'ils peuvent et de ne se lever que pour la besogne. S'il y avait quelqu'un de ces batiments qui dut partir dans la nuit a l'heure de la maree, on n'y etait pas encore reveille. On voyait a peine les coques, grosses ampoules noires, et les agres, fils meles d'echelles. C'etait livide et confus. Ca et la un falot rouge piquait la brume. Gwynplaine ne percevait rien de tout cela. Ce qu'il considerait, c'etait la destinee. Il songeait, visionnaire eperdu devant la realite inexorable. Il lui semblait entendre derriere lui quelque chose comme un tremblement de terre. C'etait le rire des lords. Ce rire, il venait d'en sortir. Il en etait sorti soufflete. Soufflete par qui? Par son frere. Et en sortant de ce rire, avec ce soufflet, se refugiant, oiseau blesse, dans son nid, fuyant la haine et cherchant l'amour, qu'avait-il trouve? Les tenebres. Personne. Tout disparu. Ces tenebres, il les comparait au songe qu'il avait fait. Quel ecroulement! Gwynplaine venait d'arriver a ce bord sinistre, le vide. La Green-Box partie, c'etait l'univers evanoui. La fermeture de son ame venait de se faire. Il songeait. Qu'avait-il pu se passer? Ou etaient-ils? On les avait enleves evidemment. Sa destinee avait ete sur lui Gwynplaine un coup, la grandeur, et sur eux un contre-coup, l'aneantissement. Il etait clair qu'il ne les reverrait jamais. On avait pris des precautions pour cela. Et l'on avait fait en meme temps main basse sur tout ce qui habitait le champ de foire, a commencer par Nicless et Govicum, afin qu'aucun renseignement ne put lui etre donne. Dispersion inexorable. Cette redoutable force sociale, en meme temps qu'elle le pulverisait, lui, a la chambre des lords, les avait broyes, eux, dans leur pauvre cabane. Ils etaient perdus. Dea etait perdue. Perdue pour lui. A jamais. Puissances du ciel! ou etait-elle? Et il n'avait pas ete la pour la defendre! Faire des conjectures sur des absents qu'on aime, c'est se mettre a la question. Il s'infligeait cette torture. A chaque coin qu'il s'enfoncait, a chaque supposition qu'il faisait, il avait un sombre rugissement interieur. A travers une succession d'idees poignantes, il se souvenait de l'homme evidemment funeste qui lui avait dit se nommer Barkilphedro. Cet homme lui avait ecrit dans le cerveau quelque chose d'obscur qui a present reparaissait, et cela avait ete ecrit d'une encre si horrible que c'etait maintenant des lettres de feu, et Gwynplaine voyait flamboyer au fond de sa pensee ces paroles enigmatiques, aujourd'hui expliquees: _Le destin n'ouvre pas une porte sans en fermer une autre._ Tout etait consomme. Les dernieres ombres etaient sur lui. Tout homme peut avoir dans sa destinee une fin du monde pour lui seul. Cela s'appelle le desespoir. L'ame est pleine d'etoiles tombantes. Voila donc ou il en etait! Une fumee avait passe. Il avait ete mele a cette fumee. Elle s'etait epaissie sur ses yeux; elle etait entree dans son cerveau. Il avait ete, au dehors, aveugle; au dedans, enivre. Cela avait dure le temps qu'une fumee passe. Puis tout s'etait dissipe, la fumee et sa vie. Reveille de ce reve, il se retrouvait seul. Tout evanoui. Tout en alle. Tout perdu. La nuit. Rien. C'etait la son horizon. Il etait seul. Seul a un synonyme: mort. Le desespoir est un compteur. Il tient a faire son total. Rien ne lui echappe. Il additionne tout, il ne fait pas grace des centimes. Il reproche a Dieu les coups de tonnerre et les coups d'epingle. Il veut savoir a quoi s'en tenir sur le destin. Il raisonne, pese et calcule. Sombre refroidissement exterieur sous lequel continue de couler la lave ardente. Gwynplaine s'examina, et examina le sort. Le coup d'oeil en arriere; resume redoutable. Quand on est au haut de la montagne, on regarde le precipice. Quand on est au fond de la chute, on regarde le ciel. Et l'on se dit: J'etais la! Gwynplaine etait tout en bas du malheur. Et comme cela etait venu vite! Promptitude hideuse de l'infortune. Elle est si lourde qu'on la croirait lente. Point. Il semble que la neige doit avoir, etant froide, la paralysie de l'hiver, et, etant blanche, l'immobilite du linceul. Tout cela est dementi par l'avalanche! L'avalanche, c'est la neige devenue fournaise. Elle reste glacee, et devore. L'avalanche avait enveloppe Gwynplaine. Il avait ete arrache comme un haillon, deracine comme un arbre, precipite comme une pierre. Il recapitula sa chute. Il se fit des demandes et des reponses. La douleur est un interrogatoire. Aucun juge n'est minutieux comme la conscience instruisant son propre proces. Quelle quantite de remords y avait-il dans son desespoir? Il voulut s'en rendre compte et dissequa sa conscience; vivisection douloureuse. Son absence avait produit une catastrophe. Cette absence avait-elle dependu de lui? Dans tout ce qui venait de se passer, avait-il ete libre? Point. Il s'etait senti captif. Ce qui l'avait arrete et retenu, qu'etait-ce? Une prison? non. Une chaine? non. Qu'etait-ce donc? une glu. Il avait ete embourbe dans de la grandeur. A qui cela n'est-il pas arrive, d'etre libre en apparence, et de se sentir les ailes empetrees? Il y avait eu quelque chose comme un panneau tendu. Ce qui est d'abord tentation finit par etre captivite. Toutefois, et sur ce point sa conscience le pressait, ce qui s'etait offert, l'avait-il simplement subi? Non. Il l'avait accepte. Qu'il lui eut ete fait violence et surprise dans une certaine mesure, cela etait vrai; mais lui, de son cote, dans une certaine mesure, il s'etait laisse faire. S'etre laisse enlever, ce n'etait pas sa faute; s'etre laisse enivrer, c'avait ete sa defaillance. Il y avait eu un moment, moment decisif, ou la question avait ete posee; ce Barkilphedro l'avait mis en face d'un dilemme, et avait nettement donne a Gwynplaine l'occasion de resoudre son sort d'un mot. Gwynplaine pouvait dire non. Il avait dit oui. De ce oui, prononce dans l'etourdissement, tout avait decoule. Gwynplaine le comprenait. Arriere-gout amer du consentement. Cependant, car il se debattait, etait-ce donc un si grand tort de rentrer dans son droit, dans son patrimoine, dans son heritage, dans sa maison, et, patricien, dans le rang de ses aieux, et, orphelin, dans le nom de son pere? Qu'avait-il accepte? une restitution. Faite par qui? par la providence. Alors il sentait une revolte. Acceptation stupide! quel marche il avait fait! quel echange inepte! Il avait traite a perte avec cette providence. Quoi donc! pour avoir deux millions de rente, pour avoir sept ou huit seigneuries, pour avoir dix ou douze palais, pour avoir des hotels a la ville et des chateaux a la campagne, pour avoir cent laquais, et des meutes, et des carrosses, et des armoiries, pour etre juge et legislateur, pour etre couronne et en robe de pourpre comme un roi, pour etre baron et marquis, pour etre pair d'Angleterre, il avait donne la baraque d'Ursus et le sourire de Dea! Pour une immensite mouvante ou l'on s'engloutit et ou l'on naufrage, il avait donne le bonheur! Pour l'ocean, il avait donne la perle. O insense! o imbecile! o dupe! Mais pourtant, et ici l'objection renaissait sur un terrain solide, dans cette fievre de la haute fortune qui l'avait saisi, tout n'avait pas ete malsain. Peut-etre y aurait-il eu egoisme dans la renonciation, peut-etre y avait-il devoir dans l'acceptation. Brusquement transforme en lord, que devait-il faire? La complication de l'evenement produit la perplexite de l'esprit. C'est ce qui lui etait arrive. Le devoir donnant des ordres en sens inverse, le devoir de tous les cotes a la fois, le devoir multiple, et presque contradictoire, il avait eu cet effarement. C'etait cet effarement qui l'avait paralyse, notamment dans ce trajet de Corleone-lodge a la chambre des lords, auquel il n'avait pas resiste. Ce que, dans la vie, on appelle monter, c'est passer de l'itineraire simple a l'itineraire inquietant. Ou est desormais la ligne droite? Envers qui est le premier devoir? Est-ce envers ses proches? Est-ce envers le genre humain? Ne passe-t-on pas de la petite famille a la grande? On monte, et l'on sent sur son honnetete un poids qui s'accroit. Plus haut, on se sent plus oblige. L'elargissement du droit agrandit le devoir. On a l'obsession, l'illusion peut-etre, de plusieurs routes s'offrant en meme temps, et a l'entree de chacune d'elles on croit voir le doigt indicateur de la conscience. Ou aller? Sortir? rester? avancer? reculer? que faire? Que le devoir ait des carrefours, c'est etrange. La responsabilite peut etre un labyrinthe. Et quand un homme contient une idee, quand il est l'incarnation d'un fait, quand il est homme symbole en meme temps qu'homme en chair et en os, la responsabilite n'est-elle pas plus troublante encore? De la la soucieuse docilite et l'anxiete muette de Gwynplaine; de la son obeissance a la sommation de sieger. L'homme pensif est souvent homme passif. Il lui avait semble entendre le commandement meme du devoir. Cette entree dans un lieu ou l'on peut discuter l'oppression et la combattre, n'etait-ce point la realisation d'une de ses aspirations les plus profondes? Quand la parole lui etait donnee, a lui formidable echantillon social, a lui specimen vivant du bon plaisir sous lequel depuis six mille ans rale le genre humain, avait-il le droit de la refuser? avait-il le droit d'oter sa tete de dessous la langue de feu tombant d'en haut et venant se poser sur lui? Dans l'obscur et vertigineux debat de la conscience, que s'etait-il dit? ceci:--Le peuple est un silence. Je serai l'immense avocat de ce silence. Je parlerai pour les muets. Je parlerai des petits aux grands et des faibles aux puissants. C'est la le but de mon sort. Dieu veut ce qu'il veut, et il le fait. Certes, cette gourde de ce Hardquanonne ou etait la metamorphose de Gwynplaine en lord Clancharlie, il est surprenant qu'elle ait flotte quinze ans sur la mer, dans les houles, dans les ressacs, dans les rafales, et que toute cette colere ne lui ait fait aucun mal. Je vois pourquoi. Il y a des destinees a secret; moi, j'ai la clef de la mienne, et j'ouvre mon enigme. Je suis predestine! j'ai une mission. Je serai le lord des pauvres. Je parlerai pour tous les taciturnes desesperes. Je traduirai les begaiements. Je traduirai les grondements, les hurlements, les murmures, la rumeur des foules, les plaintes mal prononcees, les voix inintelligibles, et tous ces cris de betes qu'a force d'ignorance et de souffrance on fait pousser aux hommes. Le bruit des hommes est inarticule comme le bruit du vent; ils crient. Mais on ne les comprend pas, crier ainsi equivaut a se taire, et se taire est leur desarmement. Desarmement force qui reclame le secours. Moi, je serai le secours. Moi, je serai la denonciation. Je serai le Verbe du Peuple. Grace a moi, on comprendra. Je serai la bouche sanglante dont le baillon est arrache. Je dirai tout. Ce sera grand. Oui, parler pour les muets, c'est beau; mais parler aux sourds, c'est triste. C'etait la la seconde partie de son aventure. Helas! il avait avorte. Il avait avorte irremediablement. Cette elevation a laquelle il avait cru, cette haute fortune, cette apparence, s'etait effondree sous lui. Quelle chute! tomber dans l'ecume du rire. Il se croyait fort, lui qui, pendant tant d'annees, avait flotte, ame attentive, dans la vaste diffusion des souffrances, lui qui rapportait de toute cette ombre un cri lamentable. Il etait venu s'echouer a ce colossal ecueil, la frivolite des heureux. Il se croyait un vengeur, il etait un clown. Il croyait foudroyer, il avait chatouille. Au lieu de l'emotion, il avait recueilli la moquerie. Il avait sanglote, on etait entre en joie. Sous cette joie, il avait sombre. Engloutissement funebre. Et de quoi avait-on ri? De son rire. Ainsi, cette voie de fait execrable dont il gardait a jamais la trace, cette mutilation devenue gaite a perpetuite, ce rictus stigmate, image du contentement suppose des nations sous les oppresseurs, ce masque de joie fait par la torture, cet abime du ricanement qu'il portait sur la face, cette cicatrice signifiant _jussu regis_, cette attestation du crime commis par le roi sur lui, symbole du crime commis par la royaute sur le peuple entier, c'etait cela qui triomphait de lui, c'etait cela qui l'accablait, c'etait l'accusation contre le bourreau qui se tournait en sentence contre la victime! Prodigieux deni de justice. La royaute, apres avoir eu raison de son pere, avait raison de lui. Le mal qu'on avait fait servait de pretexte et de motif au mal qui restait a faire. Contre qui les lords s'indignaient-ils? Contre le tortureur? non. Contre le torture. Ici le trone, la le peuple; ici Jacques II, la Gwynplaine. Certes, cette confrontation mettait en lumiere un attentat, et un crime. Quel etait l'attentat? se plaindre. Quel etait le crime? souffrir. Que la misere se cache et se taise, sinon elle est lese-majeste. Et ces hommes qui avaient traine Gwynplaine sur la claie du sarcasme, etaient-ils mechants? non, mais ils avaient, eux aussi, leur fatalite; ils etaient heureux. Ils etaient bourreaux sans le savoir. Ils etaient de bonne humeur. Ils avaient trouve Gwynplaine inutile. Il s'etait ouvert le ventre, il s'etait arrache le foie et le coeur, il avait montre ses entrailles, et on lui avait crie: Joue ta comedie! Chose navrante, lui-meme il riait. L'affreuse chaine lui liait l'ame et empechait sa pensee de monter jusqu'a son visage. La defiguration allait jusqu'a son esprit, et, pendant que sa conscience s'indignait, sa face lui donnait un dementi et ricanait. C'etait fini. Il etait l'Homme qui Rit, cariatide du monde qui pleure. Il etait une angoisse petrifiee en hilarite portant le poids d'un univers de calamite, et mure a jamais dans la jovialite, dans l'ironie, dans l'amusement d'autrui; il partageait avec tous les opprimes, dont il etait l'incarnation, cette fatalite abominable d'etre une desolation pas prise au serieux; on badinait avec sa detresse; il etait on ne sait quel bouffon enorme sorti d'une effroyable condensation d'infortune, evade de son bagne, passe dieu, monte du fond des populaces au pied du trone, mele aux constellations, et, apres avoir egaye les damnes, il egayait les elus! Tout ce qu'il y avait en lui de generosite, d'enthousiasme, d'eloquence, de coeur, d'ame, de fureur, de colere, d'amour, d'inexprimable douleur, aboutissait a ceci, un eclat de rire! Et il constatait, comme il l'avait dit aux lords, que ce n'etait point la une exception, que c'etait le fait normal, ordinaire, universel, le vaste fait souverain tellement amalgame a la routine de vivre qu'on ne s'en apercevait plus. Le meurt-de-faim rit, le mendiant rit, le forcat rit, la prostituee rit, l'orphelin, pour gagner sa vie, rit, l'esclave rit, le soldat rit, le peuple rit; la societe humaine est faite de telle facon que toutes les perditions, toutes les indigences, toutes les catastrophes, toutes les fievres, tous les ulceres, toutes les agonies, se resolvent au-dessus du gouffre en une epouvantable grimace de joie. Cette grimace totale, il etait cela. Elle etait lui. La loi d'en haut, la force inconnue qui gouverne, avait voulu qu'un spectre visible et palpable, un spectre en chair et en os, resumat la monstrueuse parodie que nous appelons le monde; il etait ce spectre. Destinee incurable. Il avait crie: Grace pour les souffrants! En vain. Il avait voulu eveiller la pitie; il avait eveille l'horreur. C'est la loi d'apparition des spectres. En meme temps que spectre, il etait homme. C'etait la sa complication poignante. Spectre exterieur, homme interieur. Homme, plus qu'aucun peut-etre, car son double sort resumait toute l'humanite. Et en meme temps qu'il avait l'humanite en lui, il la sentait hors de lui. Il y avait dans son existence de l'infranchissable. Qu'etait-il? un desherite? non, car il etait un lord. Qu'etait-il? un lord? non, car il etait un revolte. Il etait l'Apporte-lumiere; trouble-fete effrayant. Il n'etait pas Satan, certes, mais il etait Lucifer. Il arrivait sinistre, un flambeau a la main. Sinistre pour qui? pour les sinistres. Redoutable a qui? aux redoutes. Aussi ils le rejetaient. Entrer parmi eux? Etre accepte? Jamais. L'obstacle qu'il avait sur la face etait affreux, mais l'obstacle qu'il avait dans les idees etait plus insurmontable encore. Sa parole avait paru plus difforme que sa figure. Il ne pensait pas une pensee possible en ce monde des grands et des puissants dans lequel une fatalite l'avait fait naitre et dont une autre fatalite l'avait fait sortir. Il y avait, entre les hommes et son visage, un masque, et, entre la societe et son esprit, une muraille. En se melant, des l'enfance, bateleur nomade, a ce vaste milieu vivace et robuste qu'on nomme la foule, en se saturant de l'aimantation des multitudes, en s'impregnant de l'immense ame humaine, il avait perdu, dans le sens commun de tout le monde, le sens special des classes reines. En haut, il etait impossible. Il arrivait tout mouille de l'eau du puits Verite. Il avait la fetidite de l'abime. Il repugnait a ces princes, parfumes de mensonges. A qui vit de fiction, la verite est infecte. Qui a soif de flatterie revomit le reel, bu par surprise. Ce qu'il apportait, lui Gwynplaine, n'etait pas presentable; c'etait, quoi? la raison, la sagesse, la justice. On le rejetait avec degout. Il y avait la des eveques. Il leur apportait Dieu. Qu'etait-ce que cet intrus? Les poles extremes se repoussent. Nul amalgame possible. La transition manque. On avait vu, sans qu'il y eut eu d'autre resultat qu'un cri de colere, ce vis-a-vis formidable: toute la misere concentree dans un homme face a face avec tout l'orgueil concentre dans une caste. Accuser est inutile. Constater suflit. Gwynplaine constatait, dans cette meditation au bord de son destin, l'immensite inutile de son effort. Il constatait la surdite des hauts lieux. Les privilegies n'ont pas d'oreille du cote des desherites. Est-ce la faute des privilegies? non. C'est leur loi, helas! Pardonnez-leur. S'emouvoir, ce serait abdiquer. Ou sont les seigneurs et les princes, il ne faut rien attendre. Le satisfait, c'est l'inexorable. Pour l'assouvi, l'affame n'existe point. Les heureux ignorent, et s'isolent. Au seuil de leur paradis comme au seuil de l'enfer, il faut ecrire: "Laissez toute esperance." Gwynplaine venait d'avoir la reception d'un spectre entrant chez les dieux. Ici tout ce qu'il avait en lui se soulevait. Non, il n'etait pas un spectre, il etait un homme. Il le leur avait dit, il le leur avait crie, il etait l'Homme. Il n'etait pas un fantome. Il etait une chair palpitante. Il avait un cerveau, et il pensait; il avait un coeur, et il aimait; il avait une ame, et il esperait. Avoir trop espere, c'etait meme la toute sa faute. Helas! il avait exagere l'esperance jusqu'a croire en cette chose eclatante et obscure, la societe. Lui qui etait dehors, il y etait rentre. La societe lui avait tout de suite, d'emblee, a la fois, fait ses trois offres et donne ses trois dons, le mariage, la famille, la caste. Le mariage? il avait vu sur le seuil la prostitution. La famille? son frere l'avait soufflete, et l'attendait le lendemain, l'epee a la main. La caste? elle venait de lui eclater de rire a la face, a lui patricien, a lui miserable. Il etait rejete presque avant meme d'avoir ete admis. Et ses trois premiers pas dans cette profonde ombre sociale avaient ouvert sous lui trois gouffres. Et c'etait par une transfiguration traitre que son desastre avait debute. Et cette catastrophe s'etait approchee de lui avec le visage de l'apotheose! Monte! avait signifie: Descends! Il etait une sorte de contraire de Job. C'est par la prosperite que l'adversite lui etait venue. O tragique enigme humaine! Voila donc les embuches! Enfant, il avait lutte contre la nuit, et il avait ete plus fort qu'elle. Homme, il avait lutte contre le destin, et il l'avait terrasse. De defigure, il s'etait fait rayonnant, et de malheureux, heureux. De son exil il avait fait un asile. Vagabond, il avait lutte contre l'espace, et, comme les oiseaux du ciel, il y avait trouve sa miette de pain. Sauvage et solitaire, il avait lutte contre la foule, et il s'en etait fait une amie. Athlete, il avait lutte contre ce lion, le peuple, et il l'avait apprivoise. Indigent, il avait lutte contre la detresse, il avait fait face a la sombre necessite de vivre, et, a force d'amalgamer a la misere toutes les joies du coeur, il s'etait fait de la pauvrete une richesse. Il avait pu se croire le vainqueur de la vie. Tout a coup de nouvelles forces etaient arrivees contre lui du fond de l'inconnu, non plus avec des menaces, mais avec des caresses et des sourires; a lui, tout penetre d'amour angelique, l'amour draconien et materiel etait apparu; la chair l'avait saisi, lui qui vivait d'ideal; il avait entendu des paroles de volupte semblables a des cris de rage; il avait senti des etreintes de bras de femme faisant l'effet de noeuds de couleuvre; a l'illumination du vrai avait succede la fascination du faux; car ce n'est pas la chair, qui est le reel, c'est l'ame. La chair est cendre, l'ame est flamme. A ce groupe lie a lui par la parente de la pauvrete et du travail, et qui etait sa veritable famille naturelle, s'etait substituee la famille sociale, famille du sang, mais du sang mele, et, avant meme d'y etre entre, il se trouvait face a face avec un fratricide ebauche. Helas! il s'etait laisse reclasser dans cette societe dont Brantome, qu'il n'avait pas lu, a dit: _Le fils peut justement appeler le pere en duel_. La fortune fatale lui avait crie: Tu n'es pas de la foule, tu es de l'elite! et avait ouvert au-dessus de sa tete, comme une trappe dans le ciel, le plafond social, et l'avait lance par cette ouverture, et l'avait fait surgir, inattendu et farouche, au milieu des princes et des maitres. Subitement, autour de lui, au lieu du peuple qui l'applaudissait, il avait vu les seigneurs qui le maudissaient. Metamorphose lugubre. Grandissement ignominieux. Brusque spoliation de tout ce qui avait ete sa felicite! Pillage de sa vie par la huee! arrachement de Gwynplaine, de Clancharlie, du lord, du bateleur, de son sort anterieur, de son sort nouveau, a coups de bec de tous ces aigles! A quoi bon avoir commence tout de suite la vie par la victoire sur l'obstacle? A quoi bon avoir triomphe d'abord? Helas! il faut etre precipite, sans quoi la destinee n'est pas complete. Ainsi, moitie de force, moitie de gre, car apres le wapentake, il avait eu affaire a Barkilphedro, et dans son rapt il y avait eu du consentement, il avait quitte le reel pour le chimerique, le vrai pour le faux, Dea pour Josiane, l'amour pour l'orgueil, la liberte pour la puissance, le travail fier et pauvre pour l'opulence pleine de responsabilite obscure, l'ombre ou est Dieu pour le flamboiement ou sont les demons, le paradis pour l'olympe! Il avait mordu dans le fruit d'or. Il recrachait la bouchee de cendre. Resultat lamentable. Deroute, faillite, chute et ruine, expulsion insolente de toutes ses esperances fustigees par le ricanement, desillusion demesuree. Et que faire desormais? S'il regardait le lendemain, qu'apercevait-il? une epee nue dont la pointe etait devant sa poitrine et dont la poignee etait dans la main de son frere. Il ne voyait que l'eclair hideux de cette epee. Le reste, Josiane, la chambre des lords, etait derriere, dans un monstrueux clair-obscur plein de silhouettes tragiques. Et ce frere, il lui apparaissait comme chevaleresque et vaillant! Helas! ce Tom-Jim-Jack qui avait defendu Gwynplaine, ce lord David qui avait defendu lord Clancharlie, il l'avait entrevu a peine, il n'avait eu que le temps d'en etre soufflete, et de l'aimer. Que d'accablements! Maintenant, aller plus loin, impossible. L'ecroulement etait de tous les cotes. D'ailleurs, a quoi bon? Toutes les fatigues sont au fond du desespoir. L'epreuve etait faite, et n'etait plus a recommencer. Un joueur qui a joue l'un apres l'autre tous ses atouts, c'etait Gwynplaine. Il s'etait laisse entrainer au tripot formidable. Sans se rendre exactement compte de ce qu'il faisait, car tel est le subtil empoisonnement de l'illusion, il avait joue Dea contre Josiane; il avait eu un monstre. Il avait joue Ursus contre une famille, il avait eu l'affront. Il avait joue son treteau de saltimbanque contre un siege de lord; il avait l'acclamation, il avait eu l'imprecation. Sa derniere carte venait de tomber sur ce fatal tapis vert du bowling-green desert. Gwynplaine avait perdu. Il n'avait plus qu'a payer. Paye, miserable! Les foudroyes s'agitent peu. Gwynplaine etait immobile. Qui l'eut apercu de loin dans cette ombre, droit et sans mouvement, au bord du parapet, eut cru voir une pierre debout. L'enfer, le serpent et la reverie s'enroulent sur eux-memes. Gwynplaine descendait les spirales sepulcrales de l'approfondissement pensif. Ce monde qu'il venait d'entrevoir, il le considerait, avec ce regard froid qui est le regard definitif. Le mariage, mais pas d'amour; la famille, mais pas de fraternite; la richesse, mais pas de conscience; la beaute, mais pas de pudeur; la justice, mais pas d'equite; l'ordre, mais pas d'equilibre; la puissance, mais pas d'intelligence; l'autorite, mais pas de droit; la splendeur, mais pas de lumiere. Bilan inexorable. Il fit le tour de cette vision supreme ou s'etait enfoncee sa pensee. Il examina successivement la destinee, la situation, la societe, et lui-meme. Qu'etait la destinee? un piege. La situation? un desespoir. La societe? une haine. Et lui-meme? un vaincu. Et au fond de son ame, il s'ecria: La societe est la maratre. La nature est la mere. La societe, c'est le monde du corps; la nature, c'est le monde de l'ame. L'une aboutit au cercueil, a la boite de sapin dans la fosse, aux vers de terre, et finit la. L'autre aboutit aux ailes ouvertes, a la transfiguration dans l'aurore, a l'ascension dans les firmaments, et recommence la. Peu a peu le paroxysme s'emparait de lui. Tourbillonnement funeste. Les choses qui finissent ont un dernier eclair ou l'on revoit tout. Qui juge, confronte. Gwynplaine mit en regard ce que la societe lui avait fait et ce que lui avait fait la nature. Comme la nature avait ete bonne pour lui! comme elle l'avait secouru, elle qui est l'ame! Tout lui avait ete pris, tout, jusqu'au visage; l'ame lui avait tout rendu. Tout, meme le visage; car il y avait ici-bas une celeste aveugle, faite expres pour lui, qui ne voyait pas sa laideur et qui voyait sa beaute. Et c'est de cela qu'il s'etait laisse separer! c'est de cet etre adorable, c'est de ce coeur, c'est de cette adoption, c'est de cette tendresse, c'est de ce divin regard aveugle, le seul qui le vit sur la terre, qu'il s'etait eloigne! Dea, c'etait sa soeur; car il sentait d'elle a lui la grande fraternite de l'azur, ce mystere qui contient tout le ciel. Dea, quand il etait petit, c'etait sa vierge; car tout enfant a une vierge, et la vie a toujours pour commencement un mariage d'ames consomme en pleine innocence, par deux petites virginites ignorantes. Dea, c'etait son epouse, car ils avaient le meme nid sur la plus haute branche du profond arbre Hymen. Dea, c'etait plus encore, c'etait sa clarte; sans elle tout etait le neant et le vide, et il lui voyait une chevelure de rayons. Que devenir sans Dea? que faire de tout ce qui etait lui? Rien de lui ne vivait sans elle. Comment donc avait-il pu la perdre de vue un moment? O infortune! Entre son astre et lui il avait laisse se faire l'ecart, et, dans ces redoutables gravitations ignorees, l'ecart est tout de suite l'abime! Ou etait-elle, l'etoile? Dea! Dea! Dea! Dea! Helas! il avait perdu sa lumiere. Otez l'astre, qu'est le ciel? une noirceur. Mais pourquoi donc tout cela s'etait-il en alle? Oh! comme il avait ete heureux! Dieu pour lui avait refait l'eden;--trop, helas!--jusqu'a y laisser rentrer le serpent! mais cette fois ce qui avait ete tente, c'etait l'homme. Il avait ete attire au dehors, et la, piege affreux, il etait tombe dans le chaos des rires noirs qui est l'enfer! Malheur! malheur! que tout ce qui l'avait fascine etait effroyable! Cette Josiane, qu'etait-ce? oh! l'horrible femme, presque bete, presque deesse! Gwynplaine etait a present sur le revers de son elevation, et il voyait l'autre cote de son eblouissement. C'etait funebre. Cette seigneurie etait difforme, cette couronne etait hideuse, cette robe de pourpre etait lugubre, ces palais etaient veneneux, ces trophees, ces statues, ces armoiries etaient louches, l'air malsain et traitre qu'on respirait la vous rendait fou. Oh! les haillons du saltimbanque Gwynplaine etaient des resplendissements! Oh! ou etaient la Green-Box, la pauvrete, la joie, la douce vie errante ensemble comme des hirondelles? On ne se quittait pas, on se voyait a toute minute, le soir, le matin, a table on se poussait du coude, on se touchait du genou, on buvait au meme verre, le soleil entrait par la lucarne, mais il n'etait que le soleil, et Dea etait l'amour. La nuit, on se sentait endormis pas loin les uns des autres, et le reve de Dea venait se poser sur Gwynplaine, et le reve de Gwynplaine allait mysterieusement s'epanouir au-dessus de Dea! On n'etait pas bien sur, au reveil, de n'avoir pas echange des baisers dans la nuee bleue du songe. Toute l'innocence etait dans Dea, toute la sagesse etait dans Ursus. On rodait de ville en ville; on avait pour viatique et pour cordial la franche gaite aimante du peuple. On etait des anges vagabonds, ayant assez d'humanite pour marcher ici-bas, et pas tout a fait assez d'ailes pour s'envoler. Et maintenant, disparition! Ou etait tout cela? Etait-ce possible que tout se fut efface! Quel vent de la tombe avait souffle? C'etait donc eclipse! c'etait donc perdu! Helas, la sourde toute-puissance qui pese sur les petits dispose de toute l'ombre, et est capable de tout! Qu'est-ce qu'on leur avait fait? Et il n'avait pas ete la, lui, pour les proteger, pour se mettre au travers, pour les defendre, comme lord, avec son titre, sa seigneurie et son epee, comme bateleur, avec ses poings et ses ongles! Et ici survenait une reflexion amere, la plus amere de toutes peut-etre. Eh bien, non, il n'eut pas pu les defendre! C'etait lui precisement qui les perdait. C'etait pour le preserver d'eux, lui lord Clancharlie, c'etait pour isoler sa dignite de leur contact, que l'infame omnipotence sociale s'etait appesantie sur eux. La meilleure facon pour lui de les proteger, ce serait de disparaitre, on n'aurait plus de raison de les persecuter. Lui de moins, on les laisserait tranquilles. Glacante ouverture ou sa pensee entrait. Ah! pourquoi s'etait-il laisse separer de Dea? Est-ce que son premier devoir n'etait pas envers Dea? Servir et defendre le peuple? mais Dea, c'etait le peuple! Dea, c'etait l'orpheline, c'etait l'aveugle, c'etait l'humanite! Oh! que leur avait-on fait? Cuisson cruelle du regret! son absence avait laisse le champ libre a la catastrophe. Il eut partage leur sort. Ou il les eut pris et emportes avec lui, ou il se fut englouti avec eux. Que devenir sans eux maintevant? Gwynplaine sans Dea, etait-ce possible? Dea de moins, c'est tout de moins! Ah! c'etait fini. Ce groupe bien-aime etait a jamais enfoui dans l'irreparable evanouissement. Tout etait epuise. D'ailleurs, condamne et damne comme l'etait Gwynplaine, a quoi bon lutter plus longtemps? Il n'y avait plus rien a attendre, ni des hommes, ni du ciel. Dea! Dea! ou est Dea? Perdue! Quoi, perdue! Qui a perdu son ame n'a plus pour la retrouver qu'un lieu, la mort. Gwynplaine, egare et tragique, posa fermement sa main sur le parapet comme sur une solution, et regarda le fleuve. C'etait la troisieme nuit qu'il ne dormait pas. Il avait la fievre. Ses idees, qu'il croyait claires, etaient troubles. Il sentait un imperieux besoin de sommeil. Il demeura ainsi quelques instants penche sur cette eau; l'ombre lui offrait le grand lit tranquille, l'infini des tenebres. Tentation sinistre. Il ota son habit, le plia et le posa sur le parapet. Puis il deboutonna son gilet. Comme il allait l'oter, sa main heurta dans la poche quelque chose. C'etait le red-book que lui avait remis le librarian de la chambre des lords. Il retira ce carnet de cette poche, l'examina dans la lueur diffuse de la nuit, y vit un crayon, prit ce crayon, et ecrivit, sur la premiere page blanche qui s'ouvrit, ces deux lignes: "Je m'en vais. Que mon frere David me remplace et soit heureux." Et il signa: FERMAIN CLANCHARLIE, pair d'Angleterre. Puis il ota le gilet et le posa sur l'habit. Il ota son chapeau, et le posa sur le gilet. Il mit dans le chapeau le red-book ouvert a la page ou il avait ecrit. Il apercut a terre une pierre, la prit et la mit dans le chapeau. Cela fait, il regarda l'ombre infinie au-dessus de son front. Puis, sa tete s'abaissa lentement comme tiree par le fil invisible des gouffres. Il y avait un trou dans les pierres du soubassement du parapet, il y mit un pied, de telle sorte que son genou depassait le haut du parapet, et qu'il n'avait presque plus rien a faire pour l'enjamber. Il croisa ses mains derriere son dos et se pencha. --Soit, dit-il. Et il fixa ses yeux sur l'eau profonde. En ce moment il sentit une langue qui lui lechait les mains. Il tressaillit et se retourna. C'etait Homo qui etait derriere lui. CONCLUSION LA MER ET LA NUIT I CHIEN DE GARDE PEUT ETRE ANGE GARDIEN Gwynplaine poussa un cri: --C'est toi, loup! Homo remua la queue. Ses yeux brillaient dans l'ombre. Il regardait Gwynplaine. Puis il se remit a lui lecher les mains. Gwynplaine demeura un moment comme ivre. La rentree immense de l'esperance, il avait cette secousse. Homo, quelle apparition! Depuis quarante-huit heures, il avait epuise ce qu'on pourrait nommer toutes les varietes du coup de foudre; il lui restait a recevoir le coup de foudre de la joie. C'etait celui-la qui venait de tomber sur lui. La certitude ressaisie, ou du moins la clarte qui y mene, la soudaine intervention d'on ne sait quelle clemence mysterieuse qui est peut-etre dans le destin, la vie disant: me voila! au plus noir de la tombe, la minute ou l'on n'attend plus rien ebauchant brusquement la guerison et la delivrance, quelque chose comme le point d'appui retrouve a l'instant le plus critique de l'ecroulement, Homo etait tout cela. Gwynplaine voyait le loup dans de la lumiere. Cependant Homo s'etait retourne. Il fit quelques pas, et regarda en arriere comme pour voir si Gwynplaine le suivait. Gwynplaine s'etait mis en marche a sa suite. Homo remua la queue et continua son chemin. Ce chemin ou le loup s'etait engage, c'etait la pente du quai de l'Effroc-stone. Cette pente aboutissait a la berge de la Tamise. Gwynplaine, conduit par Homo, descendit cette pente. De temps en temps, Homo tournait la tete pour s'assurer que Gwynplaine etait derriere lui. Dans de certaines situations supremes, rien ne ressemble a une intelligence comprenant tout comme le simple instinct de la bete aimante. L'animal est un somnambule lucide. Il y a des cas ou le chien sent le besoin de suivre son maitre, d'autres ou il sent le besoin de le preceder. Alors la bete prend la direction de l'esprit. Le flair imperturbable voit clair confusement dans notre crepuscule. Se faire guide apparait vaguement a la bete comme une necessite. Sait-elle qu'il y a un mauvais pas, et qu'il faut aider l'homme a le passer? non probablement; oui, peut-etre; dans tous les cas, quelqu'un le sait pour elle; nous l'avons dit deja, bien souvent dans la vie d'augustes secours qu'on croit venir d'en bas viennent d'en haut. On ne sait pas toutes les figures que peut prendre Dieu. Quelle est cette bete? la providence. Parvenu sur la berge, le loup s'avanca en aval sur l'etroite langue de terre qui longeait la Tamise. Il ne poussait aucun cri, il n'aboyait pas, il cheminait muet. Homo, en toute occasion, suivait son instinct et faisait son devoir, mais avait la reserve pensive du proscrit. Apres une cinquantaine de pas, il s'arreta. Une estacade s'offrait a droite. A l'extremite de cette estacade, espece d'embarcadere sur pilotis, on entrevoyait une masse obscure qui etait un assez gros navire. Sur le pont de ce navire, vers la proue, il y avait une clarte presque indistincte, qui ressemblait a une veilleuse prete a s'eteindre. Le loup s'assura une derniere fois que Gwynplaine etait la, puis bondit sur l'estacade, long corridor plancheie et goudronne, porte par une claire-voie de madriers, et sous lequel coulait l'eau du fleuve. En quelques instants, Homo et Gwynplaine arriverent a la pointe. Le batiment amarre au bout de l'estacade etait une de ces panses de Hollande a double tillac rase, l'un a l'avant, l'autre a l'arriere, ayant, a la mode japonaise, entre les deux tillacs, un compartiment profond a ciel ouvert ou l'on descendait par une echelle droite et qu'on emplissait de tous les colis de la cargaison. Cela faisait deux gaillards, l'un a la proue, l'autre a la poupe, comme a nos vieilles pataches de riviere, avec un creux au milieu. Le chargement lestait ce creux. Les galiotes de papier que font les enfants ont a peu pres cette forme. Sous les tillacs etaient les cabines communiquant par des portes avec ce compartiment central et eclairees de hublots perces dans le bordage. En arrimant la cargaison, on menageait des passages entre les colis. Les deux mats de ces panses etaient plantes dans les deux tillacs. Le mat de proue s'appelait le Paul, le mat de poupe s'appelait le Pierre, le navire etant conduit par ses deux mats comme l'eglise par ses deux apotres. Une passerelle, faisant passavant, allait, comme un pont chinois, d'un tillac a l'autre, par-dessus le compartiment du centre. Dans les mauvais temps, les deux garde-fous de la passerelle s'abaissaient a droite et a gauche, au moyen d'un mecanisme, ce qui faisait un toit sur le compartiment creux, de sorte que le navire, dans les grosses mers, etait hermetiquement ferme. Ces barques, tres massives, avaient pour barre une poutre, la force du gouvernail devant se proportionner a la lourdeur du gabarit. Trois hommes, le patron avec deux matelots, plus un enfant, le mousse, suffisaient a manoeuvrer ces pesantes machines de mer. Les tillacs d'avant et d'arriere de la panse etaient, nous l'avons dit deja, sans parapet. Cette panse-ci etait une large coque ventrue toute noire sur laquelle on lisait en lettres blanches, visibles dans la nuit: _Vograat. Rotterdam_. A cette epoque, divers evenements de mer, et, tout recemment, la catastrophe des huit vaisseaux du baron de Pointi[1] au cap Carnero, en forcant toute la flotte francaise de refluer sur Gibraltar, avaient balaye la Manche et nettoye de tout navire de guerre le passage entre Londres et Rotterdam, ce qui permettait aux batiments marchands d'aller et venir sans escorte. [1] 21 avril 1705. Le bateau sur lequel on lisait _Vograat_, et pres duquel Gwynplaine etait parvenu, touchait l'estacade par le babord de son tillac d'arriere presque a niveau. C'etait comme une marche a descendre; Homo d'un saut, et Gwynplaine d'une enjambee, furent dans le navire. Tous deux se trouverent sur le pont d'arriere. Le pont etait desert et l'on n'y voyait aucun mouvement; les passagers, s'il y en avait, et c'etait probable, etaient a bord, vu que le batiment etait pret a partir, et que l'arrimage etait termine, ce qu'indiquait la plenitude du compartiment creux, encombre de balles et de caisses. Mais ils etaient sans doute couches et probablement endormis dans les chambres de l'entre-pont sous les tillacs, la traversee devant se faire la nuit. En pareil cas, les passagers n'apparaissent sur le pont que le lendemain matin, au reveil. Quant a l'equipage, il soupait vraisemblablement, en attendant l'instant tres prochain du depart, dans le reduit qu'on appelait alors "la cabine matelote". De la la solitude des deux points de poupe et de proue relies par la passerelle. Le loup sur l'estacade avait presque couru; sur le navire il se mit a marcher lentement, comme avec discretion. Il remuait la queue, non plus joyeusement, mais avec l'oscillation faible et triste du chien inquiet. Il franchit, precedant toujours Gwynplaine, le tillac d'arriere, et il traversa le passavant. Gwynplaine, en entrant sur la passerelle, apercut devant lui une lueur. C'etait la clarte qu'il avait vue de la berge. Une lanterne etait posee a terre au pied du mat d'avant; la reverberation de cette lanterne decoupait en noir sur l'obscur fond de nuit une silhouette qui avait quatre roues. Gwynplaine reconnut l'antique cahute d'Ursus. Cette pauvre masure de bois, charrette et cabane, ou avait roule son enfance, etait amarree au pied du mat par de grosses cordes dont on voyait les noeuds dans les roues. Apres avoir ete si longtemps hors de service, elle etait absolument caduque; rien ne delabre les hommes et les choses comme l'oisivete; elle avait un penchement miserable. La desuetude la faisait toute paralytique, et, de plus, elle avait cette maladie irremediable, la vieillesse. Son profil informe et vermoulu flechissait avec une attitude de ruine. Tout ce dont elle etait faite offrait un aspect d'avarie, les fers etaient rouilles, les cuirs etaient gerces, les bois etaient caries. Les felures rayaient le vitrage de l'avant que traversait un rayon de la lanterne. Les roues etaient cagneuses. Les parois, le plancher et les essieux semblaient epuises de fatigue, l'ensemble avait on ne sait quoi d'accable et de suppliant. Les deux pointes dressees du brancard avaient l'air de deux bras leves au ciel. Toute la baraque etait disloquee. Dessous, on distinguait la chaine d'Homo, pendante. Retrouver sa vie, sa felicite, son amour, et y courir eperdument, et se precipiter dessus, il semble que ce soit la loi et que la nature le veuille ainsi. Oui, excepte dans les cas de tremblement profond. Qui sort, tout ebranle et tout desoriente, d'une serie de catastrophes pareilles a des trahisons, devient prudent, meme dans la joie, redoute d'apporter sa fatalite a ceux qu'il aime, se sent lugubrement contagieux, et n'avance dans le bonheur qu'avec precaution. Le paradis se rouvre; avant d'y rentrer, on l'observe. Gwynplaine, chancelant sous les emotions, regardait. Le loup etait alle silencieusement se coucher pres de sa chaine. II BARKILPHEDRO A VISE L'AIGLE ET A ATTEINT LA COLOMBE Le marchepied de la cahute etait abaisse; la porte etait entre-baillee; il n'y avait personne dedans; le peu de lumiere qui entrait par la vitre du devant modelait vaguement l'interieur de la baraque, clair-obscur melancolique. Les inscriptions d'Ursus glorifiant la grandeur des lords etaient distinctes sur les planches decrepites qui etaient tout a la fois la muraille au dehors et le lambris au dedans. A un clou, pres de la porte, Gwynplaine vit son esclavine et son capingot, accroches, comme dans une morgue les vetements d'un mort. Il n'avait, lui, en ce moment-la, ni gilet, ni habit. La cahute masquait quelque chose qui etait etendu sur le pont au pied du mat et que la lanterne eclairait. C'etait un matelas dont on apercevait un coin. Sur le matelas quelqu'un etait probablement couche. On y voyait de l'ombre se mouvoir. On parlait. Gwynplaine, cache par l'interposition de la cahute, ecouta. C'etait la voix d'Ursus. Cette voix, si dure en dessus, si tendre en dessous, qui avait tant malmene et si bien conduit Gwynplaine depuis son enfance, n'avait plus son timbre sagace et vivant. Elle etait vague et basse et se dissipait en soupirs a la fin de chaque phrase. Elle ne ressemblait que confusement a l'ancienne voix simple et ferme d'Ursus. C'etait comme la parole de quelqu'un dont le bonheur est mort. La voix peut devenir ombre. Ursus semblait monologuer plutot que dialoguer. Du reste le soliloque etait, on le sait, son habitude. Il passait pour maniaque a cause de cela. Gwynplaine retint son haleine pour ne pas perdre un mot de ce que disait Ursus, et voici ce qu'il entendit: --C'est tres dangereux, cette espece de bateau. Ca n'a pas de rebord. Si on roule a la mer, rien ne vous arrete. S'il y avait du gros temps, il faudrait la descendre sous le tillac, ce qui serait terrible. Un mouvement maladroit, une peur, et voila une rupture d'anevrisme. J'en ai vu des exemples. Ah! mon Dieu, qu'est-ce que nous allons devenir? Dort-elle? oui. Elle dort. Je crois bien qu'elle dort. Est-elle sans connaissance? non. Elle a le pouls assez fort. Certainement elle dort. Le sommeil, c'est un sursis. C'est le bon aveuglement. Comment faire pour qu'on ne vienne pas pietiner par ici? Messieurs, s'il y a la quelqu'un sur le pont, je vous en prie, ne faites pas de bruit. N'approchez pas, si cela vous est egal. Vous savez, une personne d'une sante delicate, il faut des menagements. Elle a de la fievre, voyez-vous. C'est tout jeune. C'est une petite qui a de la fievre. Je lui ai mis ce matelas dehors pour qu'elle ait un peu d'air. J'explique cela afin qu'on ait egard. Elle est tombee de lassitude sur le matelas, comme si elle perdait connaissance. Mais elle dort. Je voudrais bien qu'on ne la reveillat pas. Je m'adresse aux femmes, s'il y a la des ladies. Une jeune fille, c'est une pitie. Nous ne sommes que de pauvres bateleurs, je demande qu'on ait un peu de bonte, et puis, s'il y a quelque chose a payer pour qu'on ne fasse pas de bruit, je paierai. Je vous remercie, mesdames et messieurs. Y a-t-il quelqu'un la? Non. Je crois qu'il n'y a personne. Je parle en pure perte. Tant mieux. Messieurs, je vous remercie si vous y etes, et je vous remercie bien si vous n'y etes pas.--Elle a le front tout en sueur.--Allons, rentrons au bagne, reprenons le collier. La misere est revenue. Nous revoila a vau-l'eau. Une main, l'affreuse main qu'on ne voit pas, mais qu'on sent toujours sur soi, nous a subitement retournes vers le cote noir de la destinee. Soit; on aura du courage. Seulement, il ne faut pas qu'elle soit malade. J'ai l'air bete de parler haut tout seul comme cela, mais il faut bien qu'elle sente qu'elle a quelqu'un pres d'elle si elle vient a se reveiller. Pourvu qu'on ne me la reveille pas brusquement! Pas de bruit, au nom du ciel! Une secousse qui la ferait lever en sursaut ne vaudrait rien. Il serait facheux qu'on vint marcher de ce cote-ci. Je crois que les gens dorment dans le bateau. Je rends grace a la providence de cette concession. He bien! et Homo, ou est-il donc? Dans tout ce bouleversement-la, j'ai oublie de l'attacher, je ne sais plus ce que je fais, voila plus d'une heure que je ne l'ai vu, il aura ete chercher son souper dehors. Pourvu qu'il ne lui arrive pas malheur! Homo! Homo! Homo cogna doucement de sa queue le plancher du pont. --Tu es la! Ah! tu es la. Dieu soit beni! Homo perdu, c'eut ete trop. Elle derange son bras. Elle va peut-etre se reveiller. Tais-toi, Homo. La maree descend. On partira tout a l'heure. Je pense qu'il fera beau cette nuit. Il n'y a pas de bise. La banderole pend le long du mat, nous aurons une bonne traversee. Je ne sais plus ou nous en sommes de la lune. Mais c'est a peine si les nuages remuent. Il n'y aura pas de mer. Nous aurons beau temps. Elle est pale. C'est la faiblesse. Mais non, elle est rouge. C'est la fievre. Mais non, elle est rose. Elle se porte bien. Je n'y vois plus clair. Mon pauvre Homo, je n'y vois plus clair. Donc, il faut recommencer la vie. Nous allons nous remettre a travailler. Il n'y a plus que nous deux, vois-tu. Nous travaillerons pour elle, toi et moi. C'est notre enfant. Ah! le bateau bouge. On part. Adieu, Londres! bonsoir, bonne nuit, au diable! Ah! l'horrible Londres! Le navire en effet avait la commotion sourde du derapement. L'ecart se faisait entre l'estacade et l'arriere. On apercevait a l'autre bout du batiment, a la poupe, un homme debout, le patron sans doute, qui venait de sortir de l'interieur du navire et avait delie l'amarre, et qui manoeuvrait le gouvernail. Cet homme, attentif seulement au chenal, comme il convient lorsqu'on est compose du double flegme du hollandais et du matelot, n'entendant rien et ne voyant rien que l'eau et le vent, courbe sous l'extremite de la barre, mele a l'obscurite, marchait lentement sur le tillac d'arriere, allant et revenant de tribord a babord, espece de fantome ayant une poutre sur l'epaule. Il etait seul sur le pont. Tant qu'on serait en riviere, aucun autre marin n'etait necessaire. En quelques minutes le batiment fut au fil du fleuve. Il descendait sans tangage ni roulis. La Tamise, peu troublee par le reflux, etait calme. La maree l'entrainant, le navire s'eloignait rapidement. Derriere lui, le noir decor de Londres decroissait dans la brume. Ursus poursuivit: --C'est egal, je lui ferai prendre de la digitale. J'ai peur qu'il ne survienne du delire. Elle a de la sueur dans la paume de la main. Mais qu'est-ce que nous avons donc fait au bon Dieu? Comme c'est venu vite tout ce malheur-la! Rapidite hideuse du mal. Une pierre tombe, elle a des griffes, c'est l'epervier sur l'alouette. C'est la destinee. Et te voila gisante, ma douce enfant! On vient a Londres, on dit: c'est une grande ville qui a de beaux monuments. Southwark, c'est un superbe faubourg. On s'y etablit. Maintenant, ce sont d'abominables pays. Que voulez-vous que j'y fasse? Je suis content de m'en aller. Nous sommes le 30 avril. Je me suis toujours defie du mois d'avril; le mois d'avril n'a que deux jours heureux, le 5 et le 27, et quatre jours malheureux, le 10, le 20, le 29 et le 30. Cela a ete mis hors de doute par les calculs de Cardan. Je voudrais que ce jour-ci soit passe. Etre parti, cela soulage. Nous serons au petit jour a Gravesend et demain soir a Rotterdam. Parbleu, je recommencerai la vie d'autrefois dans la cahute, nous la trainerons, n'est-ce pas, Homo? Un leger frappement annonca le consentement du loup. Ursus continua; --Si l'on pouvait sortir d'une douleur comme on sort d'une ville! Homo, nous pourrions encore etre heureux. Helas! il y aurait toujours celui qui n'y est plus. Une ombre, cela reste sur ceux qui survivent. Tu sais qui je veux dire, Homo. Nous etions quatre, nous ne sommes plus que trois. La vie n'est qu'une longue perte de tout ce qu'on aime. On laisse derriere soi une trainee de douleurs. Le destin nous ahurit par une prolixite de souffrances insupportables. Apres cela on s'etonne que les vieilles gens rabachent. C'est le desespoir qui fait les ganaches. Mon brave Homo, le vent arriere persiste. On ne voit plus du tout le dome de Saint-Paul. Nous passerons tout a l'heure devant Greenwich. Ce sera six bons milles de faits. Ah! je leur tourne le dos pour jamais a ces odieuses capitales, pleines de pretres, de magistrats, de populaces. J'aime mieux voir remuer les feuilles dans les bois.--Toujours le front en sueur! Elle a de grosses veines violettes que je n'aime pas sur l'avant-bras. C'est de la fievre qui est la-dedans. Ah! tout cela me tue. Dors, mon enfant. Oh oui, elle dort. Ici une voix s'eleva, voix ineffable, qui semblait lointaine, qui paraissait venir a la fois des hauteurs et des profondeurs, divinement sinistre, la voix de Dea. Tout ce que Gwynplaine avait eprouve jusqu'a ce moment ne fut plus rien. Son ange parlait. Il lui semblait entendre des paroles dites hors de la vie dans un evanouissement plein de ciel. La voix disait: --Il a bien fait de s'en aller. Ce monde-ci n'est pas celui qu'il lui faut. Seulement il faut que j'aille avec lui. Pere, je ne suis pas malade, je vous entendais parler tout a l'heure, je suis tres bien, je me porte bien, je dormais. Pere, je vais etre heureuse. --Mon enfant, demanda Ursus avec l'accent de l'angoisse, qu'entends-tu par la? La reponse fut: --Pere, ne vous faites pas de peine. Il y eut une pause, comme pour une reprise d'haleine, puis ces quelques mots, prononces lentement, arriverent a Gwynplaine: --Gwynplaine n'est plus la. C'est a present que je suis aveugle. Je ne connaissais pas la nuit. La nuit, c'est l'absence. La voix s'arreta encore, puis poursuivit: --J'avais toujours l'anxiete qu'il ne s'envolat; je le sentais celeste. Il a tout a coup pris son vol. Cela devait finir par la. Une ame, cela s'en va comme un oiseau. Mais le nid de l'ame est dans une profondeur ou il y a le grand aimant qui attire tout, et je sais bien ou retrouver Gwynplaine. Je ne suis pas embarrassee de mon chemin, allez. Pere, c'est la-bas. Plus tard, vous nous rejoindrez. Et Homo aussi. Homo, entendant prononcer son nom, frappa un petit coup sur le pont. --Pere, reprit la voix, vous comprenez bien que, du moment ou Gwynplaine n'est plus la, c'est une chose finie. Je voudrais rester que je ne pourrais pas, parce qu'on est bien force de respirer. Il ne faut pas demander ce qui n'est pas possible. J'etais avec Gwynplaine, c'etait tout simple, je vivais. Maintenant Gwynplaine n'y est plus, je meurs. C'est la meme chose. Il faut ou qu'il revienne, ou que je m'en aille. Puisqu'il ne peut pas revenir, je m'en vais. Mourir, c'est bien bon. Ce n'est pas difficile du tout. Pere, ce qui s'eteint ici se rallume ailleurs. Vivre sur cette terre ou nous sommes, c'est un serrement de coeur. Il ne se peut pas qu'on soit toujours malheureux. Alors on s'en va dans ce que vous appelez les etoiles, on se marie la, on ne se quitte plus jamais, on s'aime, on s'aime, on s'aime, et c'est cela qui est le bon Dieu. --La, ne te fache pas, dit Ursus. La voix continua. --Par exemple, eh bien, l'an passe, au printemps de l'an passe, on etait ensemble, on etait heureux, il y a a present bien de la difference. Je ne me souviens plus dans quelle petite ville nous etions, il y avait des arbres, j'entendais chanter des fauvettes. Nous sommes venus a Londres. Cela a change. Ce n'est pas un reproche que je fais. On vient dans un pays, on ne peut pas savoir. Pere, vous rappelez-vous? un soir il y a eu dans la grande loge une femme, vous avez dit: c'est une duchesse! j'ai ete triste. Je crois qu'il aurait mieux valu rester dans les petites villes. Apres cela, Gwynplaine a bien fait. Maintenant c'est mon tour. Puisque c'est vous-meme qui m'avez raconte que j'etais toute petite, que ma mere etait morte, que j'etais par terre dans la nuit avec de la neige qui tombait sur moi, et que lui, qui etait petit aussi, et tout seul aussi, il m'avait ramassee, et que c'etait comme cela que j'etais en vie, vous ne pouvez pas vous etonner que j'aie aujourd'hui absolument besoin de partir, et que je veuille aller voir dans la tombe si Gwynplaine y est. Parce que la seule chose qui existe dans la vie, c'est le coeur, et, apres la vie, c'est l'ame. Vous vous rendez bien compte de ce que je dis, n'est-ce pas, pere? Qu'est-ce qui remue donc? il me semble que nous sommes dans une maison qui remue. Pourtant je n'entends pas le bruit des roues. Apres une interruption, la voix ajouta: --Je ne distingue pas beaucoup entre hier et aujourd'hui. Je ne me plains pas. J'ignore ce qui s'est passe, mais il doit y avoir eu des choses. Ces paroles etaient dites avec une profonde douceur inconsolable, et un soupir, que Gwynplaine entendit, s'acheva ainsi: --Il faut que je m'en aille, a moins qu'il ne revienne. Ursus, sombre, grommela a demi-voix: --Je ne crois pas aux revenants. Il reprit: --C'est une barque. Tu demandes pourquoi la maison remue, c'est que nous sommes dans une barque. Calme-toi. Il ne faut pas trop parler. Ma fille, si tu as un peu d'amitie pour moi, ne t'agite pas, ne te donne pas de fievre. Vieux comme je suis, je ne pourrais pas supporter une maladie que tu aurais. Epargne-moi, ne sois pas malade. La voix recommenca: --Chercher sur la terre, a quoi bon? puisqu'on ne trouve qu'au ciel. Ursus repliqua, presque avec un essai d'autorite: --Calme-toi. Il y a des moments ou tu n'as pas d'intelligence du tout. Je te recommande de rester en repos. Apres ca, tu n'es pas forcee de savoir ce que c'est que la veine cave. Je serais tranquille si tu etais tranquille. Mon enfant, fais aussi quelque chose pour moi. Il t'a ramassee, mais je t'ai recueillie. Tu te rends malade. C'est mal. Il faut te calmer et dormir. Tout ira bien. Je te jure ma parole d'honneur que tout ira bien. Nous avons un tres beau temps d'ailleurs. C'est comme une nuit faite expres. Nous serons demain a Rotterdam qui est une ville en Hollande, a l'embouchure de la Meuse. --Pere, dit la voix, voyez-vous, quand c'est depuis l'enfance et qu'on a toujours ete l'un avec l'autre, il ne faudrait pas que cela se derangeat, parce qu'alors il faut mourir et qu'il n'y a meme pas moyen de faire autrement. Je vous aime bien tout de meme, mais je sens bien que je ne suis plus tout a fait avec vous, quoique je ne sois pas encore avec lui. --Allons, insista Ursus, tache de te rendormir. La voix repondit: --Ce n'est pas cela qui me manquera. Ursus repartit, avec une intonation toute tremblante: --Je te dis que nous allons en Hollande, a Rotterdam, qui est une ville. --Pere, continua la voix, je ne suis pas malade, si c'est cela qui vous inquiete, vous pouvez vous rassurer, je n'ai pas de fievre, j'ai un peu chaud, voila tout. Ursus balbutia: --A l'embouchure de la Meuse. --Je me porte bien, pere, mais voyez-vous, je me sens mourir. --Ne va pas t'aviser d'une chose pareille, dit Ursus. Et il ajouta: --Surtout qu'elle n'ait pas de secousse, mon Dieu! Il y eut un silence. Tout a coup Ursus cria: --Qu'est-ce que tu fais? Pourquoi te leves-tu? Je t'en supplie, reste couchee! Gwynplaine tressaillit, et avanca la tete. III LE PARADIS RETROUVE ICI-BAS Il apercut Dea. Elle venait de se dresser toute droite sur le matelas. Elle avait une longue robe soigneusement fermee, blanche, qui ne laissait voir que la naissance des epaules et l'attache delicate de son cou. Les manches cachaient ses bras, les plis couvraient ses pieds. On voyait ses mains ou se gonflait en embranchements bleuatres le reseau des veines chaudes de fievre. Elle etait frissonnante, et oscillait plutot qu'elle ne chancelait, comme un roseau. La lanterne l'eclairait d'en bas. Son beau visage etait indicible. Ses cheveux denoues flottaient. Aucune larme ne coulait sur ses joues. Il y avait dans ses prunelles du feu, et de la nuit. Elle etait pale de cette paleur qui ressemble a la transparence de la vie divine sur une figure terrestre. Son corps exquis et frele etait comme mele et fondu dans le plissement de sa robe. Elle ondoyait tout entiere avec le tremblement d'une flamme. Et en meme temps on sentait qu'elle commencait a n'etre plus que de l'ombre. Ses yeux, tout grands ouverts, resplendissaient. On eut dit une sortie de sepulcre et une ame debout dans une aurore. Ursus, dont Gwynplaine ne voyait que le dos, levait des bras effares. --Ma fille! ah! mon Dieu, voila le delire qui la prend! le delire! c'est ce que je craignais. Il ne faudrait pas de secousse, car cela pourrait la tuer, et il en faudrait une pour l'empecher de devenir folle. Morte, ou folle! quelle situation! que faire, mon Dieu? Ma fille, recouche-toi! Cependant Dea parlait. Sa voix etait presque indistincte, comme si une epaisseur celeste etait deja interposee entre elle et la terre. --Pere, vous vous trompez. Je n'ai aucun delire. J'entends tres bien tout ce que vous me dites. Vous me dites qu'il y a beaucoup de monde, qu'on attend, et qu'il faut que je joue ce soir, je veux bien, vous voyez que j'ai ma raison, mais je ne sais pas comment faire, puisque je suis morte et puisque Gwynplaine est mort. Moi, je viens tout de meme. Je consens a jouer. Me voici; mais Gwynplaine n'y est plus. --Mon enfant, repeta Ursus, allons, obeis-moi. Remets-toi sur ton lit. --Il n'y est plus! il n'y est plus! oh! comme il fait noir! --Noir! balbutia Ursus, voila la premiere fois qu'elle dit ce mot! Gwynplaine, sans plus de bruit qu'un glissement, monta le marchepied de la baraque, y entra, decrocha son capingot et son esclavine, endossa le capingot, mit l'esclavine a son cou et redescendit de la cahute, toujours cache par l'espece d'encombrement que faisaient la cabane, les agres et le mat. Dea continuait de murmurer, elle remuait les levres, et peu a peu ce murmure devint une melodie. Elle ebaucha, avec les intermittences et les lacunes du delire, le mysterieux appel qu'elle avait tant de fois adresse a Gwynplaine dans _Chaos vaincu_. Elle se mit a chanter, et ce chant etait vague et faible comme un bourdonnement d'abeille: Noche, quita te de alli, La alba canta...[1] [1] Nuit, va-t'en. L'aube chante. Elle s'interrompit: --Non, ce n'est pas vrai, je ne suis pas morte. Qu'est-ce que je disais donc? Helas! je suis vivante. Je suis vivante, et il est mort. Je suis en bas, et il est en haut. Il est parti, et moi je reste. Je ne l'entendrai plus parler et marcher. Dieu nous avait donne un peu de paradis sur la terre, il nous l'a retire. Gwynplaine! c'est fini. Je ne le sentirai plus pres de moi. Jamais. Sa voix! je n'entendrai plus sa voix. Et elle chanta: Es menester a cielos ir...[2] ... Dexa, quiero, A tu negro Caparazon. [2] Il faut aller au ciel... ...Quitte, je le veux, Ta noire enveloppe! Et elle etendit la main comme si elle cherchait ou s'appuyer dans l'infini. Gwynplaine, surgissant a cote d'Ursus brusquement petrifie, s'agenouilla devant elle. --Jamais! dit Dea. Jamais! je ne l'entendrai plus! Et elle se remit a chanter, egaree: Dexa, quiero, A tu negro Caparazon! Alors elle entendit une voix, la voix bien-aimee, qui repondait: O ven! ama![3] Eres aima, Soy corazon. [3] Oh! viens! aime! Tu es ame, Je suis coeur. Et en meme temps Dea sentit sous sa main la tete de Gwynplaine. Elle jeta un cri inexprimable: --Gwynplaine! Une clarte d'astre apparut sur sa figure pale, et elle chancela. Gwynplaine la recut dans ses bras. --Vivant! cria Ursus. Dea repeta:--Gwynplaine! Et sa tete se ploya contre la joue de Gwynplaine. Elle dit, tout bas: --Tu redescends! merci. Et, relevant le front, assise sur le genou de Gwynplaine, enlacee dans son etreinte, elle tourna vers lui son doux visage, et fixa sur les yeux de Gwynplaine ses yeux pleins de tenebres et de rayons, comme si elle le regardait. --C'est toi! dit-elle. Gwynplaine couvrait sa robe de baisers. Il y a des paroles qui sont a la fois des mots, des cris et des sanglots. Toute l'extase et toute la douleur s'y fondent et eclatent pele-mele. Cela n'a aucun sens, et cela dit tout. --Oui, moi! c'est moi! moi Gwynplaine! celui dont tu es l'ame, entends-tu? moi dont tu es l'enfant, l'epouse, l'etoile, le souffle! moi dont tu es l'eternite! C'est moi! je suis la, je te tiens dans mes bras. Je suis vivant. Je suis a toi. Ah! quand je pense que j'etais au moment d'en finir! Une minute de plus! Sans Homo! Je te dirai cela. Comme c'est pres de la joie le desespoir! Dea, vivons! Dea, pardonne-moi! Oui! a toi a jamais! Tu as raison, touche mon front, assure-toi que c'est moi. Si tu savais! Mais rien ne peut plus nous separer. Je sors de l'enfer et je remonte au ciel. Tu dis que je redescends, non, je remonte. Me revoici avec toi. A jamais, te dis-je! Ensemble! nous sommes ensemble! qui aurait dit cela? Nous nous retrouvons. Tout le mal est fini. Il n'y a plus devant nous que de l'enchantement. Nous recommencerons notre vie heureuse, et nous en fermerons si bien la porte que le mauvais sort n'y pourra plus rentrer. Je te conterai tout. Tu seras etonnee. Le bateau est parti. Personne ne peut faire que le bateau ne soit pas parti. Nous sommes en route, et en liberte. Nous allons en Hollande, nous nous marierons, je ne suis pas embarrasse pour gagner ma vie, qui est-ce qui pourrait empecher cela? Il n'y a plus rien a craindre. Je t'adore. --Pas si vite! balbutia Ursus. Dea, tremblante, et avec le fremissement d'un toucher celeste, promenait sa main sur le profil de Gwynplaine. Il l'entendit qui se disait a elle-meme: --C'est comme cela que Dieu est fait. Puis elle toucha ses vetements. --L'esclavine, dit-elle. Le capingot. Il n'y a rien de change. Tout est comme auparavant. Ursus, stupefait, epanoui, riant, inonde de larmes, les regardait et s'adressait a lui-meme un aparte. --Je ne comprends pas du tout. Je suis un absurde idiot. Moi qui l'ai vu porter en terre! Je pleure et je ris. Voila tout ce que je sais. Je suis aussi bete que si, moi aussi, j'etais amoureux. Mais c'est que je le suis. Je suis amoureux des deux. Vieille brute, va! Trop d'emotions. Trop d'emotions. C'est ce que je craignais. Non, c'est ce que je voulais. Gwynplaine, menage-la. Au fait, qu'ils s'embrassent. Cela ne me regarde pas. J'assiste a l'incident. Ce que j'eprouve est drole. Je suis le parasite de leur bonheur et j'en prends ma part. Je n'y suis pour rien, et il me semble que j'y suis pour quelque chose. Mes enfants, je vous benis. Et pendant qu'Ursus monologuait, Gwynplaine s'ecriait: --Dea, tu es trop belle. Je ne sais pas ou j'avais l'esprit ces jours-ci. Il n'y a absolument que toi sur la terre. Je te revois, et je n'y crois pas encore. Sur cette barque! Mais, dis-moi, que s'est-il donc passe? Et voila l'etat ou l'on vous a mis! Ou donc est la Green-Box? On vous a voles, on vous a chasses. C'est infame. Ah! je vous vengerai! je te vengerai, Dea! on aura affaire a moi. Je suis pair d'Angleterre. Ursus, comme heurte par une planete en pleine poitrine, recula et considera Gwynplaine attentivement. --Il n'est pas mort, c'est clair, mais serait-il fou? Et il tendit l'oreille avec defiance. Gwynplaine reprit: --Sois tranquille, Dea. Je porterai ma plainte a la chambre des lords. Ursus l'examina encore, et se frappa le milieu du front avec le petit bout de son doigt. Puis, prenant son parti: --Ca m'est egal, murmura-t-il. Cela ira tout de meme. Sois fou, si tu veux, mon Gwynplaine. C'est le droit de l'homme. Moi, je suis heureux. Mais qu'est-ce que c'est que tout cela? Le navire continuait de fuir mollement et vite, la nuit etait de plus en plus obscure, des brumes qui venaient de l'ocean envahissaient le zenith d'ou aucun vent ne les balayait, quelques grosses etoiles a peine etaient visibles et s'estompaient l'une apres l'autre, et au bout de quelque temps il n'y en eut plus du tout, et tout le ciel fut noir, infini et doux. Le fleuve s'elargissait, et ses deux rives a droite et a gauche n'etaient plus que deux minces lignes brunes presque amalgamees a la nuit. De toute cette ombre sortait un profond apaisement. Gwynplaine s'etait assis a demi, tenant Dea embrassee. Ils parlaient, s'ecriaient, jasaient, chuchotaient. Dialogue eperdu. Comment vous peindre, o joie? --Ma vie! --Mon ciel! --Mon amour! --Tout mon bonheur! --Gwynplaine! --Dea! je suis ivre. Laisse-moi baiser tes pieds. --C'est toi donc! --En ce moment-ci, j'ai trop a dire a la fois. Je ne sais par ou commencer. --Un baiser! --O ma femme! --Gwynplaine, ne me dis pas que je suis belle. C'est toi qui es beau. --Je te retrouve, je t'ai sur mon coeur. Cela est. Tu es a moi. Je ne reve pas. C'est bien toi. Est-ce possible? oui. Je reprends possession de la vie. Si tu savais, il y a eu toutes sortes d'evenements. Dea! --Gwynplaine! --Je t'aime! Et Ursus murmurait: --J'ai une joie de grand-pere. Homo etait sorti de dessous la cahute, et, allant de l'un a l'autre, discretement, n'exigeant pas qu'on fit attention a lui, il donnait des coups de langue a tort et a travers, tantot aux gros souliers d'Ursus, tantot au capingot de Gwynplaine, tantot a la robe de Dea, tantot au matelas. C'etait sa facon a lui de benir. On avait depasse Chatham et l'embouchure de la Medway. On approchait de la mer. La serenite tenebreuse de l'etendue etait telle que la descente de la Tamise se faisait sans complication; aucune manoeuvre n'etait necessaire, et aucun matelot n'avait ete appele sur le pont. A l'autre extremite du navire, le patron, toujours seul a la barre, gouvernait. A l'arriere, il n'y avait que cet homme; a l'avant, la lanterne eclairait l'heureux groupe de ces etres qui venaient de faire, au fond du malheur subitement change en felicite, cette jonction inesperee. IV NON. LA-HAUT Tout a coup, Dea, se degageant de l'embrassement de Gwynplaine, se souleva. Elle appuyait ses deux mains sur son coeur, comme pour l'empecher de se deranger. --Qu'est-ce que j'ai? dit-elle. J'ai quelque chose. La joie, cela etouffe. Ce n'est rien. C'est bon. En reparaissant, o mon Gwynplaine, tu m'as donne un coup. Un coup de bonheur. Tout le ciel qui vous entre dans le coeur, c'est un enivrement. Toi absent, je me sentais expirer. La vraie vie qui s'en allait, tu me l'as rendue. J'ai eu en moi comme un dechirement, le dechirement des tenebres, et j'ai senti monter la vie, une vie ardente, une vie de fievre et de delices. C'est extraordinaire, cette vie-la, que tu viens de me donner. Elle est si celeste qu'on souffre un peu. C'est comme si l'ame grandissait et avait de la peine a tenir dans notre corps. Cette vie des seraphins, cette plenitude, elle reflue jusqu'a ma tete, et me penetre. J'ai comme un battement d'ailes dans la poitrine. Je me sens etrange, mais bien heureuse. Gwynplaine, tu m'as ressuscitee. Elle rougit, puis palit, puis rougit encore, et tomba. --Helas! dit Ursus, tu l'as tuee. Gwynplaine etendit les bras vers Dea. L'angoisse supreme survenant dans la supreme extase, quel choc! Il fut lui-meme tombe, s'il n'eut eu a la soutenir. --Dea! cria-t-il fremissant, qu'est-ce que tu as? --Rien, dit-elle. Je t'aime. Elle etait dans les bras de Gwynplaine comme un linge qu'on a ramasse. Ses mains pendaient. Gwynplaine et Ursus coucherent Dea sur le matelas. Elle dit faiblement: --Je ne respire pas couchee. Ils la mirent sur son seant. Ursus dit: --Un oreiller! Elle repondit: --Pourquoi? j'ai Gwynplaine. Et elle posa sa tete sur l'epaule de Gwynplaine, assis derriere elle et la soutenant, l'oeil plein d'un egarement infortune. --Ah! dit-elle, comme je suis bien! Ursus lui avait saisi le poignet, et comptait les pulsations de l'artere. Il ne hochait pas le front, il ne disait rien, et l'on ne pouvait deviner ce qu'il pensait qu'aux rapides mouvements de ses paupieres, s'ouvrant et se refermant convulsivement, comme pour empecher un flot de larmes de sortir. --Qu'a-t-elle? demanda Gwynplaine. Ursus appuya son oreille contre le flanc gauche de Dea. Gwynplaine repeta ardemment sa question, en tremblant qu'Ursus ne lui repondit. Ursus regarda Gwynplaine, puis Dea. Il etait livide. Il dit: --Nous devons etre a la hauteur de Canterbury. La distance d'ici a Gravesend n'est pas tres grande. Nous aurons beau temps toute la nuit. Il n'y a pas a craindre d'attaque en mer, parce que les flottes de guerre sont sur la cote d'Espagne. Nous aurons un bon passage. Dea, ployee et de plus en plus pale, petrissait dans ses doigts convulsifs l'etoffe de sa robe. Elle eut un soupir inexprimablement pensif, et murmura: --Je comprends ce que c'est. Je meurs. Gwynplaine se leva terrible. Ursus soutint Dea. --Mourir! Toi mourir! non, cela ne sera pas. Tu ne peux pas mourir. Mourir a present! mourir tout de suite! c'est impossible. Dieu n'est pas feroce. Te rendre et te reprendre dans la meme minute! Non. Ces choses-la ne se font pas. Alors c'est que Dieu voudrait qu'on doute de lui. Alors c'est que tout serait un piege, la terre, le ciel, le berceau des enfants, l'allaitement des meres, le coeur humain, l'amour, les etoiles! c'est que Dieu serait un traitre et l'homme une dupe! c'est qu'il n'y aurait rien! c'est qu'il faudrait insulter la creation! c'est que tout serait un abime! Tu ne sais ce que tu dis, Dea! tu vivras. J'exige que tu vives. Tu dois m'obeir. Je suis ton mari et ton maitre. Je te defends de me quitter. Ah ciel! Ah miserables hommes! Non, cela ne se peut pas. Et je resterais sur cette terre apres toi! Cela est tellement monstrueux qu'il n'y aurait plus de soleil. Dea, Dea, remets-toi. C'est un petit moment d'angoisse qui va passer. On a quelquefois des frissons, et puis on n'y pense plus. J'ai absolument besoin que tu te portes bien et que tu ne souffres plus. Toi mourir! qu'est-ce que je t'ai fait? D'y penser, ma raison s'en va. Nous sommes l'un a l'autre, nous nous aimons. Tu n'as pas de motif de t'en aller. Ce serait injuste. Ai-je commis des crimes? Tu m'as pardonne d'ailleurs. Oh! tu ne veux pas que je devienne un desespere, un scelerat, un furieux, un damne! Dea! je t'en prie, je t'en conjure, je t'en supplie a mains jointes, ne meurs pas. Et, crispant ses poings dans ses cheveux, agonisant d'epouvante, etouffe de pleurs, il se jeta a ses pieds. --Mon Gwynplaine, dit Dea, ce n'est pas ma faute. Il lui vint aux levres un peu d'ecume rose qu'Ursus essuya d'un pan de la robe sans que Gwynplaine prosterne le vit. Gwynplaine tenait les pieds de Dea embrasses, et l'implorait avec toutes sortes de mots confus. --Je te dis que je ne veux pas. Toi, mourir! je n'en ai pas la force. Mourir oui, mais ensemble. Pas autrement. Toi mourir, Dea! Il n'y a pas moyen que j'y consente. Ma divinite! mon amour! comprends donc que je suis la. Je te jure que tu vivras. Mourir! mais c'est qu'alors tu ne te figures pas ce que je deviendrais apres ta mort. Si tu avais l'idee du besoin que j'ai de ne pas te perdre, tu verrais que c'est positivement impossible, Dea! Je n'ai que toi, vois-tu. Ce qui m'est arrive est extraordinaire. Tu ne t'imagines pas que je viens de traverser toute la vie en quelques heures. J'ai reconnu une chose, c'est qu'il n'y avait rien du tout. Toi, tu existes. Si tu n'y es pas, l'univers n'a plus de sens. Reste. Aie pitie de moi. Puisque tu m'aimes, vis. Je viens de te retrouver, c'est pour te garder. Attends un peu. On ne s'en va pas comme cela quand on est a peine ensemble depuis quelques instants. Ne t'impatiente pas. Ah! mon Dieu, que je souffre! Tu ne m'en veux pas, n'est-ce pas? Tu comprends bien que je n'ai pas pu faire autrement puisque c'est le wapentake qui est venu me chercher. Tu vas voir que tu vas respirer mieux tout a l'heure. Dea, tout vient de s'arranger. Nous allons etre heureux. Ne me mets pas au desespoir. Dea! je ne t'ai rien fait! Ces paroles n'etaient pas dites, mais sanglotees. On y sentait un melange d'accablement et de revolte. Il sortait de la poitrine de Gwynplaine un gemissement qui eut attire des colombes et un rugissement qui eut fait reculer des lions. Dea lui repondit, d'une voix de moins en moins distincte, s'arretant presque a chaque mot: --Helas! c'est inutile. Mon bien-aime, je vois bien que tu fais ce que tu peux. Il y a une heure, je voulais mourir, a present je ne voudrais plus. Gwynplaine, mon Gwynplaine adore, comme nous avons ete heureux! Dieu t'avait mis dans ma vie, il me retire de la tienne. Voila que je m'en vais. Tu te souviendras de la Green-Box, n'est-ce pas? et de ta pauvre petite Dea aveugle? Tu te souviendras de ma chanson. N'oublie pas mon son de voix, et la maniere dont je te disais: Je t'aime! Je reviendrai te le dire, la nuit, quand tu dormiras. Nous nous etions retrouves, mais c'etait trop de joie. Cela devait finir tout de suite. C'est decidement moi qui pars la premiere. J'aime bien mon pere Ursus, et notre frere Homo. Vous etes bons. L'air manque ici. Ouvrez la fenetre. Mon Gwynplaine, je ne te l'ai pas dit, mais parce qu'il y a eu une fois une femme qui est venue, j'ai ete jalouse. Tu ne sais meme pas de qui je veux parler. Pas vrai? Couvrez-moi les bras. J'ai un peu froid. Et Fibi? et Vinos? ou sont-elles? On finit par aimer tout le monde. On prend en amitie les personnes qui vous ont vu etre heureux. On leur sait gre d'avoir ete la pendant qu'on etait content. Pourquoi tout cela est-il passe? Je n'ai pas bien compris ce qui est arrive depuis deux jours. Maintenant je meurs. Vous me laisserez dans ma robe. Tantot en la mettant je pensais bien que ce serait mon suaire. Je veux la garder. Il y a des baisers de Gwynplaine dessus. Oh! j'aurais pourtant bien voulu vivre encore. Quelle vie charmante nous avions dans notre pauvre cabane qui roulait! On chantait. J'ecoutais les battements de mains! Comme c'etait bon, n'etre jamais separes! Il me semblait que j'etais dans un nuage avec vous, je me rendais bien compte de tout, je distinguais un jour de l'autre, quoique aveugle, je reconnaissais que c'etait le matin parce que j'entendais Gwynplaine, je reconnaissais que c'etait la nuit parce que je revais de Gwynplaine. Je sentais autour de moi une enveloppe qui etait son ame. Nous nous sommes doucement adores. Tout cela s'en va, et il n'y aura plus de chansons. Helas! ce n'est donc pas possible de vivre encore! Tu penseras a moi, mon bien-aime. Sa voix allait s'affaiblissant. La decroissance lugubre de l'agonie lui otait l'haleine. Elle repliait son pouce sous ses doigts, signe que la derniere minute approche. Le begaiement de l'ange commencant semblait s'ebaucher dans le doux rale de la vierge. Elle murmura: --Vous vous souviendrez, n'est-ce pas, parce que ce serait bien triste que je sois morte si l'on ne se souvenait pas de moi. J'ai quelquefois ete mechante. Je vous demandee tous pardon. Je suis bien certaine que, si le bon Dieu avait voulu, comme nous ne tenons pas beaucoup de place, nous aurions encore ete heureux, mon Gwynplaine, puisqu'on aurait gagne sa vie et qu'on aurait ete ensemble dans un autre pays, mais le bon Dieu n'a pas voulu. Je ne sais pas du tout pourquoi je meurs. Puisque je ne me plaignais pas d'etre aveugle, je n'offensais personne. Je n'aurais pas mieux demande que de rester toujours aveugle a cote de toi. Oh! comme c'est triste de s'en aller! Ses paroles haletaient, et s'eteignaient l'une apres l'autre, comme si l'on eut souffle dessus. On ne l'entendait presque plus. --Gwynplaine, reprit-elle, n'est-ce pas? tu penseras a moi. J'en aurai besoin, quand je serai morte. Et elle ajouta: --Oh! retenez-moi! Puis, apres un silence, elle dit: --Viens me rejoindre le plus tot que tu pourras. Je vais etre bien malheureuse sans toi, meme avec Dieu. Ne me laisse pas trop longtemps seule, mon doux Gwynplaine! C'est ici qu'etait le paradis. La-haut, ce n'est que le ciel. Ah! j'etouffe! Mon bien-aime, mon bien-aime, mon bien-aime! --Grace! cria Gwynplaine. --Adieu! dit-elle. --Grace! repeta Gwynplaine. Et il colla sa bouche aux belles mains glacees de Dea. Elle fut un moment comme si elle ne respirait plus. Puis elle se haussa sur ses coudes, un profond eclair traversa ses yeux, et elle eut un ineffable sourire. Sa voix eclata, vivante. --Lumiere! cria-t-elle. Je vois. Et elle expira. Elle retomba etendue et immobile sur le matelas. --Morte, dit Ursus. Et le pauvre vieux bonhomme, comme s'ecroulant sous le desespoir, prosterna sa tete chauve et enfouit son visage sanglotant dans les plis de la robe aux pieds de Dea. Il demeura la, evanoui. Alors Gwynplaine fut effrayant. Il se dressa debout, leva le front, et considera au-dessus de sa tete l'immense nuit. Puis, vu de personne, regarde pourtant peut-etre dans ces tenebres par quelqu'un d'invisible, il etendit les bras vers la profondeur d'en haut, et dit: --Je viens. Et il se mit a marcher, dans la direction du bord, sur le pont du navire, comme si une vision l'attirait. A quelques pas c'etait l'abime. Il marchait lentement, il ne regardait pas a ses pieds. Il avait le sourire que Dea venait d'avoir. Il allait droit devant lui. Il semblait voir quelque chose. Il avait dans la prunelle une lueur qui etait comme la reverberation d'une ame apercue au loin. Il cria:--Oui! A chaque pas il se rapprochait du bord. Il marchait tout d'une piece, les bras leves, la tete renversee en arriere, l'oeil fixe, avec un mouvement de fantome. Il avancait sans hate et sans hesitation, avec une precision fatale, comme s'il n'eut pas eu tout pres le gouffre beant et la tombe ouverte. Il murmurait:--Sois tranquille. Je te suis. Je distingue tres bien le signe que tu me fais. Il ne quittait pas des yeux un point du ciel, au plus haut de l'ombre. Il souriait. Le ciel etait absolument noir, il n'y avait plus d'etoiles, mais evidemment il en voyait une. Il traversa le tillac. Apres quelques pas rigides et sinistres, il parvint a l'extreme bord. --J'arrive, dit-il. Dea, me voila. Et il continua de marcher. Il n'y avait pas de parapet. Le vide etait devant lui. Il y mit le pied. Il tomba. La nuit etait epaisse et sourde, l'eau etait profonde. Il s'engloutit. Ce fut une disparition calme et sombre. Personne ne vit ni n'entendit rien. Le navire continua de voguer et le fleuve de couler. Peu apres le navire entra dans l'ocean. Quand Ursus revint a lui, il ne vit plus Gwynplaine, et il apercut pres du bord Homo qui hurlait dans l'ombre en regardant la mer. --------- Au bas de la derniere page du manuscrit de l'_Homme qui Rit_, se trouve la note suivante: Termine le 23 aout 1868, a dix heures et demie du matin. Bruxelles, 4, place des Barricades. Ce livre, dont la plus grande partie a ete ecrite a Guernesey, a ete commence a Bruxelles le 21 juillet 1866, et fini a Bruxelles le 23 aout 1868. --- Provided by LoyalBooks.com ---