We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation of the etext through OCR. Nous remercions la Bibliotheque Nationale de France qui a mis disposition les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donn l'autorisation de les utiliser pour preparer ce texte. ALPHONSE DAUDET Tartarin sur les Alpes Nouveaux exploits du heros tarasconnais TABLE DE MATIERES I. Apparition au Rigi-Kulm.--Qui?--Ce qu'on dit autour d'une table de six cents couverts.--Riz et pruneaux.--Un bal improvise.--L'inconnu signe son nom sur le registre de l'hotel.--P. C. A. II. Tarascon, cinq minutes d'arret.--Le Club des Alpines.--Explication du P. C. A.--Lapins de garenne et lapins de choux.--Ceci est mon testament,--Le sirop de cadavre.--Premiere ascension.--Tartarin tire ses lunettes. III. Une alerte sur le Rigi.--Du sang-froid! du sang-froid!--Le cor des Alpes.--Ce que Tartarin trouve a sa glace en se reveillant. --Perplexite.--On demande un guide par le telephone. IV. Sur le bateau.--Il pleut.--Le heros tarasconnais salue des manes.--La verite sur Guillaume Tell.--Desillusion.--Tartarin de Tarascon n'a jamais existe.--<>. V. Confidences sous un tunnel. VI. Le col du Brunig.--Tartarin tombe aux mains des nihilistes.--Disparition d'un tenor italien et d'une corde fabriquee en Avignon.--Nouveaux exploits du chasseur de casquettes.--Pan! pan! VII. Les nuits de Tarascon.--Ou est-il?--Anxiete.--Les cigales du Cours redemandent Tartarin.--Martyre d'un grand saint tarasconnais.--Le Club des Alpines.--Ce qui se passait a la pharmacie de la placette.--A moi, Bezuquet!. VIII. Dialogue memorable entre la Jungfrau et Tartarin.--Un salon nihiliste.--Le duel au couteau de chasse.--Affreux cauchemar. --<>--Etrange accueil fait par l'hotelier Meyer a la delegation tarasconnaise. IX. Au Chamois fidele X. L'ascension de la Jungfrau.--Ve, les boeufs!--Les crampons Kennedy ne marchent pas, la lampe a chalumeau non plus.--Apparition d'hommes masques au chalet du Club Alpin.--Le president dans la crevasse.--Il y laisse ses lunettes.--Sur les cimes!--Tartarin devenu dieu. XI. En route pour Tarascon!--Le lac de Geneve.---Tartarin propose une visite au cachot de Bonnivard.--Court dialogue au milieu des roses.--Toute la bande sous les verrous.--L'infortune Bonnivard.--O se trouve une certaine corde fabriquee en Avignon. XII. L'hotel Baltet a Chamonix.--Ca sent l'ail!--De l'emploi de la corde dans les courses alpestres.--Shake hands!--Un eleve de Schopenhauer.--A la halte des Grands-Mulets.--<>. XIII. La catastrophe. XIV. Epilogue. I APPARITION AU RIGI-KULM.--OUI?--CE QU'ON DIT AUTOUR D'UNE TABLE DE SIX CENTS COUVERTS.--RIZ ET PRUNEAUX. UN BAL IMPROVISE.--L'INCONNU SIGNE SON NOM SUR LE REGISTRE DE L'HOTEL.--P. C. A. Le 10 aout 1880, a l'heure fabuleuse de ce coucher de soleil sur les Alpes, si fort vante par les guides Joanne et Baedeker, un brouillard jaune hermetique, complique d'une tourmente de neige en blanches spirales, enveloppait la cime du Rigi (_Regina montium_) et cet hotel gigantesque, extraordinaire a voir dans l'aride paysage des hauteurs, ce Rigi-Kulm vitre comme un observatoire, massif comme une citadelle, ou pose pour un jour et une nuit la foule des touristes adorateurs du soleil. En attendant le second coup du diner, les passagers de l'immense et fastueux caravanserail, morfondus en haut dans les chambres ou pames sur les divans des salons de lecture dans la tiedeur moite des caloriferes allumes, regardaient, a defaut des splendeurs promises, tournoyer les petites mouchetures blanches et s'allumer devant le perron les grands lampadaires dont les doubles verres de phares grincaient au vent. Monter si haut, venir des quatre coins du monde pour voir cela... O Baedeker!... Soudain quelque chose emergea du brouillard, s'avancant vers l'hotel avec un tintement de ferrailles, une exageration de mouvements causee par d'etranges accessoires. A vingt pas, a travers la neige, les touristes desoeuvres, le nez contre les vitres, les _misses_ aux curieuses petites tetes coiffees en garcons, prirent cette apparition pour une vache egaree, puis pour un retameur charge de ses ustensiles. A dix pas, l'apparition changea encore et montra l'arbalete l'epaule, le casque a visiere baissee d'un archer du moyen age, encore plus invraisemblable a rencontrer sur ces hauteurs qu'une vache ou qu'un ambulant. Au perron, l'arbaletrier ne fut plus qu'un gros homme, trapu, rable, qui s'arretait pour souffler, secouer la neige de ses jambieres en drap jaune comme sa casquette, de son passe-montagne tricote ne laissant guere voir du visage que quelques touffes de barbe grisonnante et d'enormes lunettes vertes, bombees en verres de stereoscope. Le _piolet_, l'alpenstock, un sac sur le dos, un paquet de cordes en sautoir, des crampons et crochets de fer a la ceinture d'une blouse anglaise a larges pattes completaient le harnachement de ce parfait alpiniste. Sur les cimes desolees du Mont-Blanc ou du Finsteraarhorn, cette tenue d'escalade aurait semble naturelle; mais au Rigi-Kulm, a deux pas du chemin de fer! L'Alpiniste, il est vrai, venait du cote oppose a la station, et l'etat de ses jambieres temoignait d'une longue marche dans la neige et la boue. Un moment il regarda l'hotel et ses dependances, stupefait de trouver a deux mille metres au-dessus de la mer une batisse de cette importance, des galeries vitrees, des colonnades, sept etages de fenetres et le large perron s'etalant entre deux rangees de pots a feu qui donnaient a ce sommet de montagne l'aspect de la place de l'Opera par un crepuscule d'hiver. Mais si surpris qu'il put etre, les gens de l'hotel le paraissaient bien davantage, et lorsqu'il penetra dans l'immense antichambre, une poussee curieuse se fit a l'entree de toutes les salles: des messieurs armes de queues de billard, d'autres avec des journaux deployes, des dames tenant leur livre ou leur ouvrage, tandis que tout au fond, dans le developpement de l'escalier, des tetes se penchaient par-dessus la rampe, entre les chaines de l'ascenseur. L'homme dit haut, tres fort, d'une voix de basse profonde, un <> sonnant comme une paire de cymbales: <> en lettres d'or sur leurs casquettes d'amiraux, les cravates blanches des maitres d'hotel et le bataillon des Suissesses en costumes nationaux accouru sur un coup de timbre, tout cela l'etourdit une seconde, pas plus d'une. Il se sentit regarde et, sur-le-champ, retrouva son aplomb, comme un comedien devant les loges pleines. <>, a l'aise avec ce majestueux gerant comme avec un vieux camarade de college. Il fut par exemple bien pres de se facher quand la servante bernoise, qui s'avancait un bougeoir a la main, toute raide dans son plastron d'or et les bouffants de tulle de ses manches, s'informa si monsieur desirait prendre l'ascenseur. La proposition d'un crime a commettre ne l'eut pas indigne davantage. --Un ascenseur, a lui!... a lui!... Et son cri, son geste, secouerent toute sa ferraille. Subitement radouci, il dit a la Suissesse d'un ton aimable: <<_Pedibus_se_ cum jambis_se, ma belle chatte...>> et il monta derriere elle, son large dos tenant l'escalier, ecartant les gens sur son passage, pendant que par tout l'hotel courait une clameur, un long <> chuchote dans les langues diverses des quatre parties du monde. Puis le second coup du diner sonna, et nul ne s'occupa plus de l'extraordinaire personnage. Un spectacle, cette salle a manger du Rigi-Kulm. Six cents couverts autour d'une immense table en fer a cheval ou des compotiers de riz et de pruneaux alternaient en longues files avec des plantes vertes, refletant dans leur sauce claire ou brune les petites flammes droites des lustres et les dorures du plafond caissonne. Comme dans toutes les tables d'hote suisses, ce riz et ces pruneaux divisaient le diner en deux factions rivales, et rien qu'aux regards de haine ou de convoitise jetes d'avance sur les compotiers du dessert, on devinait aisement a quel parti les convives appartenaient. Les Riz se reconnaissaient a leur paleur defaite, les Pruneaux a leurs faces congestionnees. Ce soir-la, les derniers etaient en plus grand nombre, comptaient surtout des personnalites plus importantes, des celebrites europeennes, telles que le grand historien Astier-Rehu, de l'Academie francaise, le baron de Stoltz, vieux diplomate austro-hongrois, lord Chipendale (?), un membre du Jockey-Club avec sa niece (hum! hum!), l'illustre docteur-professeur Schwanthaler, de l'Universite de Bonn, un general peruvien et ses huit demoiselles. A quoi les Riz ne pouvaient guere opposer comme grandes vedettes qu'un senateur belge et sa famille, Mme Schwanthaler, la femme du professeur, et un tenor italien retour de Russie, etalant sur la nappe des boutons de manchettes larges comme des soucoupes. C'est ce double courant oppose qui faisait sans doute la gene et la raideur de la table. Comment expliquer autrement le silence de ces six cents personnes, gourmees, renfrognees, mefiantes, et le souverain mepris qu'elles semblaient affecter les unes pour les autres? Un observateur superficiel aurait pu l'attribuer a la stupide morgue anglo-saxonne qui, maintenant, par tous pays donne le ton du monde voyageur. Mais non! Des etres a face humaine n'arrivent pas a se hair ainsi premiere vue, a se dedaigner du nez, de la bouche et des yeux faute de presentation prealable. Il doit y avoir autre chose. Riz et Pruneaux, je vous dis. Et vous avez l'explication du morne silence pesant sur ce diner du Rigi-Kulm qui, vu le nombre et la variete internationale des convives, aurait du etre anime, tumultueux, comme on se figure les repas au pied de la tour de Babel. L'Alpiniste entra, un peu trouble devant ce refectoire de chartreux en penitence sous le flamboiement des lustres, toussa bruyamment sans que personne prit garde a lui, s'assit a son rang de dernier venu, au bout de la salle. Defuble maintenant, c'etait un touriste comme un autre, mais d'aspect plus aimable, chauve, bedonnant, la barbe en pointe et touffue, le nez majestueux, d'epais sourcils feroces sur un regard bon enfant. Riz ou Pruneau? on ne savait encore. A peine installe, il s'agita avec inquietude, puis quittant sa place d'un bond effraye: <<_Outre!_...un courant d'air!...>> dit-il tout haut, et il s'elanca vers une chaise libre, rabattue au milieu de la table. Il fut arrete par une Suissesse de service, du canton d'Uri, celle-la, chainettes d'argent et guimpe blanche: <>, et le mot revenait dans toutes ses phrases avec quelques autres vocables parasites <>, qui soulignaient encore son accent meridional, deplaisant sans doute pour la jeune blonde, car elle ne repondit que par un regard glace, d'un bleu noir, d'un bleu d'abime. Le voisin de droite n'avait rien d'encourageant non plus; c'etait le tenor italien, fort gaillard au front bas, aux prunelles huileuses, avec des moustaches de matamore qu'il frisait d'un doigt furibond, depuis qu'on l'avait separe de sa jolie voisine. Mais le bon Alpiniste avait l'habitude de parler en mangeant, il lui fallait cela pour sa sante. <<_Ve_! Les jolis boutons... se dit-il tout haut a lui-meme en guignant les manchettes de l'Italien... Ces notes de musique, incrustees dans le jaspe, c'est d'un effet _charmain_... Sa voix cuivree sonnait dans le silence sans y trouver le moindre echo. <> grogna l'Italien dans ses moustaches. Pendant un moment l'homme se resigna a devorer sans rien dire, mais les morceaux l'etouffaient. Enfin, comme son vis-a-vis le diplomate austro-hongrois essayait d'atteindre le moutardier du bout de ses vieilles petites mains grelottantes, enveloppees de mitaines, il le lui passa obligeamment: <> car il venait de l'entendre appeler ainsi. Malheureusement le pauvre M. de Stoltz, malgre l'air finaud et spirituel contracte dans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu depuis longtemps ses mots et ses idees, et voyageait dans la montagne specialement pour les rattraper. Il ouvrit ses yeux vides sur ce visage inconnu, les referma sans rien dire. Il en eut fallu dix, anciens diplomates de sa force intellectuelle, pour trouver en commun la formule d'un remerciement. A ce nouvel insucces, l'Alpiniste fit une moue terrible, et la brusque facon dont il s'empara de la bouteille aurait pu faire croire qu'il allait achever de fendre, avec, la tete felee du vieux diplomate. Pas plus! C'etait pour offrir a boire a sa voisine, qui ne l'entendit pas, perdue dans une causerie a mi-voix, d'un gazouillis etranger doux et vif, avec deux jeunes gens assis tout pres d'elle. Elle se penchait, s'animait. On voyait des petits frisons briller dans la lumiere contre une oreille menue, transparente et toute rose... Polonaise, Russe, Norvegienne?... mais du Nord bien certainement; et une jolie chanson do son pays lui revenant aux levres, l'homme du Midi se mit a fredonner tranquillement: _O coumtesso gento, Estelo dou Nord Que la neu argento, Qu'Amour friso en or._[*] [*] <> (Frederic MISTRAL.) Toute la table se retourna; on crut qu'il devenait fou. Il rougit, se tint coi dans son assiette, n'en sortit plus que pour repousser violemment un des compotiers sacres qu'on lui passait: <> presque aussitot suivirent, en le voyant repousser le second compotier aussi vivement que l'autre. Ni Riz ni Pruneau!... Quoi alors?... Tous se retirerent; et c'etait glacial ce defile silencieux de nez tombants, de coins de bouche abaisses et dedaigneux, devant le malheureux qui resta seul dans l'immense salle a manger flamboyante, en train de faire une trempette a la mode de son pays, courbe sous le dedain universel. Mes amis, ne meprisons personne. Le mepris est la ressource des parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots, le masque o s'abrite la nullite, quelquefois la gredinerie, et qui dispense d'esprit, de jugement, de bonte. Tous les bossus sont meprisants; tous les nez tors se froncent et dedaignent quand ils rencontrent un nez droit. Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant de quelques annees depasse la quarantaine, ce <> ou l'homme trouve et ramasse la clef magique qui ouvre la vie jusqu'au fond, en montre la monotone et decevante enfilade, connaissant en outre sa valeur, l'importance de sa mission et du grand nom qu'il portait, l'opinion de ces gens-la ne l'occupait guere. Il n'aurait eu d'ailleurs qu'a se nommer, a crier: <> pour changer en respects aplatis toutes ces lippes hautaines; mais l'incognito l'amusait. Il souffrait seulement de ne pouvoir parler, faire du bruit, s'ouvrir, se repandre, serrer des mains, s'appuyer familierement a une epaule, appeler les gens par leurs prenoms. Voila ce qui l'oppressait au Rigi-Kulm. Oh! surtout, ne pas parler. <> se disait le pauvre diable, errant dans l'hotel, ne sachant que devenir. Il entra au cafe, vaste et desert comme un temple en semaine, appela le garcon <>, commanda <> Et le garcon ne demandant pas: <> l'Alpiniste ajouta vivement: <> Le bouchon fit son bruit bete de noce de commande, puis on n'entendit plus rien que les rafales du vent dans la monumentale cheminee et le cliquetis frissonnant de la neige sur les vitres. Bien sinistre aussi, le salon de lecture, tous les journaux en main, ces centaines de tetes penchees autour des longues tables vertes, sous les reflecteurs. De temps en temps une baillee, une toux, le froissement d'une feuille deployee, et, planant sur ce calme de salle d'etude, debout et immobiles, le dos au poele, solennels tous les deux et sentant pareillement le moisi, les deux pontifes de l'histoire officielle, Schwanthaler et Astier-Rehu, qu'une fatalite singuliere avait mis en presence au sommet du Rigi, depuis trente ans qu'ils s'injuriaient, se dechiraient dans des notes explicatives, s'appelaient <>. Vous pensez l'accueil que recut le bienveillant Alpiniste approchant une chaise pour faire un brin de causette instructive au coin du feu. Du haut de ces doux cariatides tomba subitement sur lui un de ces courants froids, dont il avait si grand'peur; il se leva, arpenta la salle autant par contenance que pour se rechauffer, ouvrit la bibliotheque. Quelques romans anglais y trainaient, meles a de lourdes bibles et a des volumes depareilles du Club Alpin Suisse; il en prit un, l'emportait pour le lire au lit, mais dut le laisser a la porte, le reglement ne permettant pas qu'on promenat la bibliotheque dans les chambres. Alors, continuant a errer, il entr'ouvrit la porte du billard, ou le tenor italien jouait tout seul, faisait des effets de torse et de manchettes pour leur jolie voisine, assise sur un divan, entre deux jeunes gens auxquels elle lisait une lettre. A l'entree de l'Alpiniste elle s'interrompit, et l'un des jeunes gens se leva, le plus grand, une sorte de moujik, d'homme-chien, aux pattes velues, aux longs cheveux noirs, luisants et plats, rejoignant la barbe inculte. Il fit deux pas vers le nouveau venu, le regarda comme on provoque, et si ferocement que le bon Alpiniste sans demander d'explication, executa un demi-tour a droite, prudent et digne. <> dit-il tout haut, et il referma la porte bruyamment pour bien prouver a ce sauvage qu'on n'avait pas peur de lui. Le salon restait comme dernier refuge; il y entra... Coquin de sort!... La morgue, bonnes gens! la morgue du mont Saint-Bernard, o les moines exposent les malheureux ramasses sous la neige dans les attitudes diverses que la mort congelante leur a laissees, c'etait cela le salon de Rigi-Kulm. Toutes les dames figees, muettes, par groupes sur des divans circulaires, ou bien isolees, tombees ca et la. Toutes les misses immobiles sous les lampes des gueridons, ayant encore aux mains l'album, le magazine, la broderie qu'elles tenaient quand le froid les avait saisies; et parmi elles les filles du general, les huit petites Peruviennes avec leur teint de safran, leurs traits en desordre, les rubans vifs de leurs toilettes tranchant sur les tons de lezard des modes anglaises, pauvres petits _pays-chauds_ qu'on se figurait si bien grimacant, gambadant a la cime des cocotiers et qui, plus encore que les autres victimes, faisaient peine a regarder en cet etat de mutisme et de congelation. Puis au fond, devant le piano, la silhouette macabre du vieux diplomate, ses petites mains a mitaines posees et mortes sur le clavier, dont sa figure avait les reflets jaunis... Trahi par ses forces et sa memoire, perdu dans une polka de sa composition qu'il recommencait toujours au meme motif, faute de retrouver la coda, le malheureux de Stoltz s'etait endormi en jouant, et avec lui toutes les dames du Rigi, bercant dans leur sommeil des frisures romantiques ou ce bonnet de dentelle en forme de croute de vol-au-vent qu'affectionnent les dames anglaises et qui fait partie du cant voyageur. L'arrivee de l'Alpiniste ne les reveilla pas, et lui-meme s'ecroulait sur un divan, envahi par ce decouragement de glace, quand des accords vigoureux et joyeux eclaterent dans le vestibule, ou trois <>, harpe, flute, violon, de ces ambulants aux mines piteuses, aux longues redingotes battant les jambes, qui courent les hotelleries suisses, venaient d'installer leurs instruments. Des les premieres notes, notre homme se dressa, galvanise. <<_Zou!_ bravo!... En avant musique! Et le voila courant, ouvrant les portes grandes, faisant fete aux musiciens, qu'il abreuve de champagne, se grisant lui aussi, sans boire, avec cette musique qui lui rend la vie. Il imite le piston, il imite la harpe, claque des doigts au-dessus de sa tete, roule les yeux, esquisse des pas, a la grande stupefaction des touristes accourus de tous cotes au tapage. Puis brusquement, sur l'attaque d'une valse de Strauss que les musicos allumes enlevent avec la furie de vrais tziganes, l'Alpiniste, apercevant a l'entree du salon la femme du professeur Schwanthaler, petite Viennoise boulotte aux regards espiegles, restes jeunes sous ses cheveux gris tout poudres, s'elance, lui prend la taille, l'entraine en criant aux autres: <> se dit en lui-meme le bon Alpiniste, homme de precaution, et d'un pays ou tout le monde s'emballe et se deballe encore plus vite. Riant dans sa barbe grise, il se glisse, se dissimule pour echapper a la maman Schwanthaler qui, depuis leur tour de valse, le cherche, s'accroche a lui, voudrait toujours <> quand ils apprendront... Car cette fille ne pourra pas s'en taire... Quelle surprise par tout l'hotel, quel eblouissement!... <>. Sauvage, _rai_! II TARASCON, CINQ MINUTES D'ARRET.--LE CLUB DES ALPINES.--EXPLICATION DU P.C.A.--LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX.--CECI EST MON TESTAMENT.--LE SIROP DE CADAVRE.--PREMIERE ASCENSION.--TARTARIN TIRE SES LUNETTES. Quand ce nom de <> sonne en fanfare sur la voie du Paris-Lyon-Mediterranee, dans le bleu vibrant et limpide du ciel provencal, des tetes curieuses se montrent a toutes les portieres de l'express, et de wagon en wagon les voyageurs se disent: <> de Londres qui a porte jusqu'aux Indes la renommee de ses grimpeurs. Avec cette difference que les Tarasconnais, au lieu de s'expatrier vers des cimes etrangeres a conquerir, se sont contentes de ce qu'ils avaient sous la main, ou plutot sous le pied, aux portes de la ville. Les Alpes a Tarascon?... Non, mais les Alpines, cette chaine de montagnettes parfumees de thym et de lavande, pas bien mechantes ni tres hautes (150 a 200 metres au-dessus du niveau de la mer), qui font un horizon de vagues bleues aux routes provencales, et que l'imagination locale a decorees de noms fabuleux et caracteristiques: _le Mont-Terrible, le Bout-du-Monde, le Pic-des-Geants,_ etc. C'est plaisir, les dimanches matin, de voir les Tarasconnais guetres, le pic en main, le sac et la tente sur le dos, partir, clairons en tete, pour des ascensions dont le Forum, le journal de la localite, donne le compte rendu avec un luxe descriptif, une exageration d'epithetes, <> comme s'il s'agissait de courses sur l'Himalaya. Pensez qu'a ce jeu les indigenes ont acquis des forces nouvelles, ces <>, comme on l'appelait, grimpait toujours en tete; il avait fait les Alpines une par une, plante sur les cimes inaccessibles le drapeau du club, la _Tarasque_ etoilee d'argent. Pourtant, il n'etait que vice-president, V. P. C. A.; mais il travaillait si bien la place qu'aux elections prochaines, evidemment, Tartarin sauterait. Averti par ses fideles, Bezuquet le pharmacien, Excourbanies, le brave commandant Bravida, le heros fut pris d'abord d'un noir degout, cette rancoeur revoltee dont l'ingratitude et l'injustice soulevent les belles ames. Il eut l'envie de tout planter la, de s'expatrier, de passer le pont pour aller vivre a Beaucaire, chez les Volsques; puis se calma. Quitter sa petite maison, son jardin, ses cheres habitudes, renoncer son fauteuil de president du Club des Alpines fonde par lui, a ce majestueux P. C. A. qui ornait et distinguait ses cartes, son papier a lettres, jusqu'a la coiffe de son chapeau! Ce n'etait pas possible, _ve!_ Et tout a coup lui vint une idee mirobolante. En definitive, les exploits de Costecalde se bornaient a des courses dans les Alpines. Pourquoi Tartarin, pendant les trois mois qui le separaient des elections, ne tenterait-il pas quelque aventure grandiose; arborer, par _ezemple_, l'etendard du Club sur une des plus hautes cimes de l'Europe, la Jungfrau ou le Mont-Blanc? Quel triomphe au retour, quelle gifle pour Costecalde lorsque le Forum publierait le recit de l'ascension! Comment, apres cela, oser lui disputer le fauteuil? Tout de suite il se mit a l'oeuvre, fit venir secretement de Paris une foule d'ouvrages speciaux: les _Escalades_ de Whymper, les _Glaciers_ de Tyndall, le _Mont-Blanc_ de Stephen d'Arve, des relations du Club Alpin, anglais et suisse, se farcit la tete d'une foule d'expressions alpestres, <>, sans savoir bien precisement ce qu'elles signifiaient. La nuit, ses reves s'effrayerent de glissades interminables, de brusques chutes dans des crevasses sans fond. Les avalanches le roulaient, des aretes de glace embrochaient son corps au passage; et longtemps apres le reveil et le chocolat du matin qu'il avait l'habitude de prendre au lit, il gardait l'angoisse et l'oppression de son cauchemar; mais cela ne l'empechait pas, une fois debout, de consacrer sa matinee a de laborieux exercices d'entrainement. Il y a tout autour de Tarascon un cours plante d'arbres qui, dans le dictionnaire local, s'appelle <>. Chaque dimanche, l'apres-midi, les Tarasconnais, gens de routine malgre leur imagination, font leur tour de ville, et toujours dans le meme sens. Tartarin s'exerca a le faire huit fois, dix fois dans la matinee, et souvent meme a rebours. Il allait, les mains derriere le dos, petits pas de montagne, lents et surs, et les boutiquiers, effares de cette infraction aux habitudes locales, se perdaient en suppositions de toutes sortes. Chez lui, dans son jardinet exotique, il s'accoutumait a franchir les crevasses en sautant par-dessus le bassin ou quelques cyprins nageaient parmi des lentilles d'eau; a deux reprises il tomba et fut oblige de se changer. Ces deconvenues l'excitaient et, sujet au vertige, il longeait l'etroite maconnerie du bord, au grand effroi de la vieille servante qui ne comprenait rien a toutes ces manigances. En meme temps, il commandait _en_ Avignon, chez un bon serrurier, des crampons systeme Whymper pour sa chaussure, un piolet systeme Kennedy; il se procurait aussi une lampe a chalumeau, deux couvertures impermeables et deux cents pieds d'une corde de son invention, tressee avec du fil de fer. L'arrivage de ces differents objets, les allees et venus mysterieuses que leur fabrication necessita, intriguerent beaucoup les Tarasconnais; on disait en ville: <> Et, perdu dans la foule de ses amis, il se pleurait lui-meme. Mais, presque aussitot, la vue de son cabinet plein de soleil, tout reluisant d'armes et de pipes alignees, la chanson du petit filet d'eau au milieu du jardin, le remit dans le vrai des choses. Differemment, pourquoi mourir? pourquoi partir meme? Qui l'y obligeait, quel sot amour-propre? risquer la vie pour un fauteuil presidentiel et pour trois lettres!... Ce ne fut qu'une faiblesse, et qui ne dura pas plus que l'autre. Au bout de cinq minutes, le testament etait fini, paraphe, scelle d'un enorme cachet noir, et le grand homme faisait ses derniers preparatifs de depart. Une fois encore le Tartarin de garenne avait triomphe du Tartarin de choux. Et l'on pouvait dire du heros tarasconnais ce qu'il a ete dit de Turenne: <> avec une brusque retombee de porte, un passant se glissait dans la ville eteinte ou rien n'eclairait plus la facade des maisons que les reverberes et les bocaux teintes de rose et de vert de la pharmacie Bezuquet se projetant sur la placette avec la silhouette du pharmacien accoude a son bureau et dormant sur le Codex. Un petit acompte qu'il prenait ainsi chaque soir, de neuf a dix, afin, disait-il, d'etre plus frais la nuit si l'on avait besoin de ses services. Entre nous, c'etait la une simple tarasconnade, car on ne le reveillait jamais et, pour dormir plus tranquille, il avait coup lui-meme le cordon de la sonnette de secours. Subitement, Tartarin entra, charge de couvertures, un sac de voyage la main, et si pale, si decompose, que le pharmacien, avec cette fougueuse imagination locale dont l'apothicairerie ne le gardait pas, crut a quelque aventure effroyable et s'epouvanta: <> et dans sa voix grincait le depit de l'acteur a qui l'on a fait manquer son entree. Le pharmacien une fois immobilise au comptoir par un poignet de fer, Tartarin lui dit tout bas: <> dit Tartarin, qui appelait volontiers les gens par leur prenom; et il se deborda, vida son coeur gros de rancunes contre l'ingratitude de ses compatriotes, raconta les basses manoeuvres de la <>, le tour qu'on voulait lui jouer aux prochaines elections, et la facon dont il comptait parer la botte. Avant tout, il fallait tenir la chose tres secrete, ne la reveler qu'au moment precis ou elle deciderait peut-etre du succes, moins qu'un accident toujours a prevoir, une de ces affreuses catastrophes... <> sifflotait le pharmacien emporte par sa manie, mais, au fond, tres emu et comprenant la grandeur de son role. Puis, l'heure du depart etant proche, il voulut boire a l'entreprise <>. <<_Sirop de cadavre, vers compris_>>, disait l'infernal Costecalde qui bavait sur tous les succes; du reste, cet affreux jeu de mots n'a fait que servir a la vente et les Tarasconnais en raffolent, de ce sirop de cadavre. Les libations faites, quelques derniers mots echanges, ils s'etreignirent, Bezuquet sifflotant dans sa moustache ou roulaient de grosses larmes. <> dit Tartarin d'un ton brusque, sentant qu'il allait pleurer aussi; et comme l'auvent de la porte etait mis, le heros dut sortir de la pharmacie a quatre pattes. C'etaient les epreuves du voyage qui commencaient. Trois jours apres, il debarquait a Vilznau, au pied du Rigi. Comme montagne de debut, exercice d'entrainement, le Rigi l'avait tent cause de sa petite altitude (1.800 metres environ dix fois le Mont-Terrible, la plus haute des Alpines!) et aussi a cause du splendide panorama qu'on decouvre du sommet, toutes les Alpes bernoises alignees, blanches et roses, autour des lacs, attendant que l'ascensionniste fasse son choix, jette son piolet sur l'une d'elles. Certain d'etre reconnu en route, et peut-etre suivi, car c'etait sa faiblesse de croire que par toute la France il etait aussi celebre et populaire qu'a Tarascon, il avait fait un grand detour pour entrer en Suisse et ne se harnacha qu'apres la frontiere. Bien lui en prit: jamais tout son armement n'aurait pu tenir dans un wagon francais. Mais si commodes que soient les compartiments suisses, l'Alpiniste, empetre d'ustensiles dont il n'avait pas encore l'habitude, ecrasait des orteils avec la pointe de son alpenstock, harponnait les gens au passage de ses crampons de fer, et partout ou il entrait, dans les gares, les salons d'hotel et de paquebot, excitait autant d'etonnements que de maledictions, de reculs, de regards de colere qu'il ne s'expliquait pas et dont souffrait sa nature affectueuse et communicative. Pour l'achever, un ciel toujours gris, moutonneux, et une pluie battante. Il pleuvait a Bale sur les petites maisons blanches lavees et relavees par la main des servantes et l'eau du ciel; il pleuvait a Lucerne sur le quai d'embarquement ou les malles, les colis semblaient sauves d'un naufrage, et quand il arriva a la station de Vitznau, au bord du lac des Quatre-Cantons, c'etait le meme deluge sur les pentes vertes du Rigi, chevauchees de nuees noires, avec des torrents qui degoulinaient le long des roches, des cascades en humide poussiere, des egouttements de toutes les pierres, de toutes les aiguilles des sapins. Jamais le Tarasconnais n'avait vu tant d'eau. Il entra dans une auberge, se fit servir un cafe au lait, miel et beurre, la seule chose vraiment bonne qu'il eut encore savouree dans le voyage; puis une fois restaure, sa barbe empoissee de miel nettoyee d'un coin de serviette, il se disposa a tenter sa premiere ascension. <> soupirait l'homme du Midi. Mais ce fut bien pis quand, le cailloutis du chemin ayant brusquement cesse, il dut barboter a meme le torrent, sauter d'une pierre a l'autre pour ne pas tremper ses guetres. Puis l'ondee s'en mela, penetrante, continue, semblant froidir a mesure qu'il montait. Quand il s'arretait pour reprendre haleine, il n'entendait plus qu'un vaste bruit d'eau ou il etait comme noye, et il voyait en se retournant les nuages rejoindre le lac en fines et longues baguettes de verre au travers desquelles les chalets de Vitznau luisaient comme des joujoux frais vernisses. Des hommes, des enfants passaient pres de lui la tete basse, le dos courbe sous la meme hotte en bois blanc contenant des provisions pour quelque villa ou pension dont les balcons decoupes s'apercevaient mi-cote. <> demandait Tartarin pour s'assurer qu'il etait bien dans la direction; mais son equipement extraordinaire, surtout le passe-montagne en tricot qui lui masquait la figure, jetaient l'effroi sur sa route, et tous, ouvrant des yeux ronds, pressaient le pas sans lui repondre. Bientot ces rencontres devinrent rares; le dernier etre humain qu'il apercut etait une vieille qui lavait son linge dans un tronc d'arbre, a l'abri d'un enorme parapluie rouge plante en terre. <> demanda l'Alpiniste. La vieille leva vers lui une face idiote et terreuse, avec un goitre qui lui ballait dans le cou, aussi gros que la sonnaille rustique d'une vache suisse: puis, apres l'avoir longuement regarde, elle fut prise d'un rire inextinguible qui lui fendait la bouche jusqu'aux oreilles, bridait de rides ses petits yeux, et chaque fois qu'elle les rouvrait, la vue de Tartarin plante, devant elle, le piolet sur l'epaule, semblait redoubler sa joie. <<_Tron de l'air!_ gronda le Tarasconnais, elle a de la chance d'etre femme...>> et, tout bouffant de colere, il continua sa route, s'egara dans une sapiniere, ou ses bottes glissaient sur la mousse ruisselante. Au dela, le paysage avait change. Plus de sentiers, d'arbres ni de paturages. Des pentes mornes denudees, de grands eboulis de roche qu'il escaladait sur les genoux de peur de tomber; des fondrieres pleines d'une boue jaune qu'il traversait lentement, tatant devant lui avec l'alpenstock, levant le pied comme un remouleur. A chaque instant, il regardait la boussole en breloque a son large cordon de montre; mais, soit l'altitude ou les variations de la temperature, l'aiguille semblait affolee. Et nul moyen de s'orienter avec l'epais brouillard jaune empechant de voir a dix pas, traverse depuis un moment d'un verglas fourmillant et glacial qui rendait la montee de plus en plus difficile. Tout a coup il s'arreta, le sol blanchissait vaguement devant lui... Gare les yeux!... Il arrivait dans la region des neiges... Tout de suite il tira ses lunettes de leur etui, les assujettit solidement. La minute etait solennelle. Un peu emu, fier tout de meme, il sembla a Tartarin que, d'un bond, il s'etait eleve de 1.000 metres vers les cimes et les grands dangers. Il n'avanca plus qu'avec precaution, revant des crevasses et des rotures dont lui parlaient ses livres et, dans le fond de son coeur, maudissant les gens de l'auberge qui lui avaient conseille de monter tout droit et sans guides. Au fait, peut-etre s'etait-il trompe de montagne! Plus de six heures qu'il marchait, quand le Rigi ne demandait que trois heures. Le vent soufflait, un vent froid qui faisait tourbillonner la neige dans la brume crepusculaire. La nuit allait le surprendre. Ou trouver une hutte, seulement l'avancee d'une roche pour s'abriter? Et tout a coup il apercut devant lui, sur le terre-plein sauvage et nu, une espece de chalet en bois, bande d'une pancarte aux lettres enormes qu'il dechiffra peniblement: <>. En meme temps, l'immense hotel aux trois cents fenetres lui apparaissait un peu plus loin entre les lampadaires de fete qui s'allumaient dans le brouillard. III UNE ALERTE SUR LE RIGI.---DU SANG-FROID! DU SANG-FROID!--LE COR DES ALPES.---CE QUE TARTARIN TROUVE A SA GLACE EN SE REVEILLANT.---PERPLEXITE.---ON DEMANDE UN GUIDE PAR LE TELEPHONE. <<_Ques aco_?... Qui vive?...>> fit le Tarasconnais l'oreille tendue, les yeux ecarquilles dans les tenebres. Des pas couraient par tout l'hotel, avec des claquements de portes, des souffles haletants, des cris: <> tandis qu'au dehors sonnaient comme des appels de trompe et que de brusques montees de flammes illuminaient vitres et rideaux. Le feu!... D'un bond il fut hors du lit, chausse, vetu, degringolant l'escalier ou le gaz brulait encore et que descendait tout un essaim bruissant de _misses_ coiffees a la hate, serrees dans des chales verts, des fichus de laine rouge, tout ce qui leur etait tombe sous la main en se levant. Tartarin, pour se reconforter lui-meme et rassurer ces demoiselles, criait en se precipitant et bousculant tout le monde: <> avec une voix de goeland, blanche, eperdue, une de ces voix comme on en a dans les reves, a donner la chair de poule aux plus braves. Et comprenez-vous ces petites _misses_ qui riaient en le regardant, semblaient le trouver tres drole. On n'a aucune notion du danger, a cet age! Heureusement, le vieux diplomate venait derriere elles, tres sommairement vetu d'un pardessus que depassaient des calecons blancs et des bouts de cordonnets. Enfin, voila un homme!... Tartarin courut a lui en agitant les bras: <> begayait le baron ahuri, sans comprendre. <> repetait le baronet, apres lui, cinq ou six garcons de salle qui dormaient debout dans l'antichambre et s'entre-regarderent, absolument egares... <> s'ecria-t-il joyeusement. Il secoua la fine chaussure que la neige poudrait a frimas, mit un genou a terre, dans le froid et l'humide, de la facon la plus galante, et demanda pour recompense l'honneur de chausser Cendrillon. Celle-ci, plus farouche que dans le conte, repondit par un <> tres sec, et sautillait, essayant de reintegrer son bas de soie dans le soulier mordore; mais elle n'y serait jamais parvenue sans l'aide du heros, tout emu de sentir une minute cette main mignonne effleurer son epaule. <> dit-elle; et se tournant vers Tartarin dont les yeux, faits a l'obscurite, distinguaient sa pale et jolie figure sous une mantille en manola, elle ajouta, serieuse cette fois: <> jete a son embonpoint grisonnant et du brusque depart de la jeune fille juste au moment ou il allait se nommer, jouir de sa stupefaction. Il fit quelques pas dans la direction ou le groupe s'eloignait, entendit une rumeur confuse, les toux, les eternuements des touristes attroupes qui attendaient avec impatience le lever du soleil, quelques-uns des plus braves grimpes sur un petit belvedere dont les montants, ouates de neige, se distinguaient en blanc dans la nuit finissante. Une lueur commencait a eclaircir l'Orient, saluee d'un nouvel appel de cor des Alpes et de ce <> soulage que provoque au theatre le troisieme coup pour lever le rideau. Mince comme la fente d'un couvercle, elle s'etendait, cette lueur, elargissait l'horizon; mais en meme temps montait de la vallee un brouillard opaque et jaune, une buee plus penetrante et plus epaisse a mesure que le jour venait. C'etait comme un voile entre la scene et les spectateurs. Il fallait renoncer aux gigantesques effets annonces sur les Guides. En revanche, les tournures heteroclites des danseurs de la veille arraches au sommeil se decoupaient en ombres chinoises, falotes et cocasses; des chales, des couvertures, jusqu'a des courtines de lit les recouvraient. Sous des coiffures variees, bonnets de soie ou de coton, capelines, toques, casquettes a oreilles, c'etaient des faces effarees, bouffies, des tetes de naufrages perdus sur un ilot en pleine mer et guettant une voile au large de tous leurs yeux ecarquilles. Et rien, toujours rien! Pourtant certains s'evertuaient a distinguer des cimes dans un elan de bonne volonte et, tout en haut du belvedere, on entendait les gloussements de la famille peruvienne serree autour d'un grand diable, vetu jusqu'aux pieds de son ulster a carreaux, qui detaillait imperturbablement l'invisible panorama des Alpes bernoises, nommant et designant a voix haute les sommets perdus dans la brume: <> se dit le Tarasconnais, puis a la reflexion: <> dit-il; et, lui tapant sur l'epaule avec sa familiarite tarasconnaise: <> et n'entrait jamais dans les chambres pendant que les messieurs ils y etaient. <> disait Tartarin tournant et retournant sa lettre, tres impressionne. Un moment le nom de Costecalde lui traversa l'esprit: Costecalde instruit de ses projets d'ascension et essayant de l'en detourner par des manoeuvres, des menaces. A la reflexion, cela lui parut invraisemblable, il finit par se persuader que cette lettre etait une farce... peut-etre les petites misses qui lui riaient au nez de si bon coeur... elles sont si libres, ces jeunes filles anglaises et americaines! Le second coup sonnait. Il cacha la lettre anonyme dans sa poche: <> Et la moue formidable dont il accompagnait cette reflexion indiquait l'heroisme de son ame. Nouvelle surprise en se mettant a table. Au lieu de sa jolie voisine <>, il apercut le cou de vautour d'une vieille dame anglaise dont les grands repentirs epoussetaient la nape. On disait tout pres de lui que la jeune demoiselle et sa societe etaient parties par un des premiers trains du matin. <> fit, tout haut, le tenor italien qui, la veille, signifiait si brusquement a Tartarin qu'il ne comprenait pas le francais. Il l'avait donc appris pendant la nuit! Le tenor se leva, jeta sa serviette et s'enfuit, laissant le meridional completement aneanti. Des convives de la veille, il ne restait plus que lui. C'est toujours ainsi, au Rigi-Kulm, ou l'on ne sejourne guere que vingt-quatre heures. D'ailleurs le decor etait invariable, les compotiers en files separant les factions. Mais ce matin, les Riz triomphaient en grand nombre, renforces d'illustres personnages, et les Pruneaux, comme on dit, n'en menaient pas large. Tartarin, sans prendre parti pour les uns ni pour les autres, monta dans sa chambre avant les manifestations du dessert, boucla son sac et demanda sa note; il en avait assez du Regina montium et de sa table d'hote de sourds-muets. Brusquement repris de sa folie alpestre au contact du piolet, des crampons et des cordes dont il s'etait reaffuble, il brulait d'attaquer une vraie montagne, au sommet depourvu d'ascenseur et de photographie en plein vent. Il hesitait encore entre le Finsteraarhorn plus eleve et la Jungfrau plus celebre, dont le joli nom de virginale blancheur le ferait penser plus d'une fois a la petite Russe. En ruminant ces alternatives, pendant qu'on preparait sa note, il s'amusait a regarder, dans l'immense hall lugubre et silencieux de l'hotel, les grandes photographies coloriees accrochees aux murailles, representant des glaciers, des pentes neigeuses, des passages fameux et dangereux de la montagne: ici, des ascensionnistes a la file, comme des fourmis en quete, sur une arete de glace tranchante et bleue; plus loin une enorme crevasse aux parois glauques en travers de laquelle on a jete une echelle que franchit une dame sur les genoux, puis un abb relevant sa soutane. L'alpiniste de Tarascon, les deux mains sur son piolet, n'avait jamais eu l'idee de difficultes pareilles; il faudrait passer la, pas moins!... Tout a coup, il palit affreusement. Dans un cadre noir, une gravure, d'apres le dessin fameux de Gustave Dore, reproduisait la catastrophe du mont Cervin: Quatre corps humains a plat ventre ou sur le dos, degringolant la pente presque a pic d'un neve, les bras jetes, les mains qui tatent, se cramponnent, cherchent la corde rompue qui tenait ce collier de vies et ne sert qu'a les entrainer mieux vers la mort, vers le gouffre ou le tas va tomber pele-mele avec les cordes, les piolets, les voiles verts, tout le joyeux attirail d'ascension devenu soudainement tragique. <> fit le Tarasconnais parlant tout haut dans son epouvante. Un maitre d'hotel fort poli entendit son exclamation et crut devoir le rassurer. Les accidents de ce genre devenaient de plus en plus rares; l'essentiel etait de ne pas faire d'imprudence et, surtout, de se procurer un bon guide. Tartarin demanda si on pourrait lui en indiquer un, la, de confiance... Ce n'est pas qu'il eut peur, mais cela vaut toujours mieux d'avoir quelqu'un de sur. Le garcon reflechit, l'air important, tortillant ses favoris: <> soufflait, faisait moutonner le lac ou les mouettes volant bas semblaient portees par la vague; on aurait pu se croire en pleine mer. Et Tartarin se rappelait sa sortie de Marseille, quinze ans auparavant, lorsqu'il partit pour la chasse au lion, ce ciel sans tache, ebloui de lumiere blonde, cette mer bleue, mais bleue comme une eau de teinture, rebroussee par le mistral avec de blancs etincellements de salines, et les clairons des forts, tous les clochers en branle, ivresse, joie, soleil, feerie du premier voyage! Quel contraste avec ce pont noir de mouillure, presque desert, sur lequel se distinguaient dans la brume, comme derriere un papier huile, quelques passagers vetus d'ulsters, de caoutchoucs informes, et l'homme de la barre immobile a l'arriere, tout encapuchonne dans son caban, l'air grave et sybillin au-dessus de cette pancarte en trois langues: <> disait la bonne dame. Etait-ce un souvenir qu'elle evoquait, ou la tentation de tourner encore en mesure? C'est qu'elle ne le lachait pas, et Tartarin, pour echapper a son insistance, remontait sur le pont, aimant mieux se tremper jusqu'aux os que d'etre ridicule. Et il en tombait, et le ciel etait sale! Pour achever de l'assombrir, toute une bande de <> qu'on venait de prendre Beckenried, une dizaine de grosses filles a l'air hebete, en robe bleu marine et chapeaux Greenaway, se groupait sous trois enormes parapluies rouges et chantait des versets, accompagnes sur l'accordeon par un homme, une espece de David-la-Gamme, long, decharne, les yeux fous. Ces voix aigues, molles, discordantes comme des cris de mouettes, roulaient, se trainaient a travers la pluie, la fumee noire de la machine que le vent rabattait. Jamais Tartarin n'avait entendu rien de si lamentable. A Brunnen, la troupe descendit, laissant les poches des voyageurs gonflees de petites brochures pieuses; et presque aussitot que l'accordeon et les chants de ces pauvres larves eurent cesse, le ciel se debrouilla, laissa voir quelques morceaux de bleu. Maintenant, on entrait dans le lac d'Uri assombri et resserre entre de hautes montagnes sauvages et, sur la droite, au pied du Seelisberg, les touristes se montraient le champ de Grutli, ou Melchtal, Furst et Stauffacher firent le serment de delivrer leur patrie. Tartarin, tres emu, se decouvrit religieusement sans prendre garde la stupeur environnante, agita meme sa casquette en l'air par trois fois, pour rendre hommage au manes des heros. Quelques passagers s'y tromperent, et, poliment, lui rendirent son salut. Enfin la machine poussa un mugissement enroue, repercute d'un echo l'autre de l'etroit espace. L'ecriteau qu'on accrochait sur le pont chaque station nouvelle, comme on fait dans les bals publics pour varier les contredanses, annonca Tellsplatte. On arrivait. La chapelle est situee a cinq minutes du debarcadere, tout au bord du lac, sur la roche meme ou Guillaume Tell sauta, pendant la tempete, de la barque de Gessler. Et c'etait pour Tartarin une emotion delicieuse, pendant qu'il suivait le long du lac les voyageurs du circulaire Cook, de fouler ce sol historique, de se rappeler, de revivre les principaux episodes du grand drame qu'il connaissait comme sa propre histoire. De tout temps, Guillaume Tell avait ete un type. Quand, a la pharmacie Bezuquet, on jouait aux preferences et que chacun ecrivait sous pli cachete le poete, l'arbre, l'odeur, le heros, la femme qu'il preferait un de ces papiers portait invariablement ceci: <> cria de l'interieur une voix forte doublee par la sonorite des voutes. <> dit le pontifiant Astier-Rehu, son sac de nuit a la main. Et Schwanthaler, un pliant sous le bras, ne voulant pas etre en reste, cita deux vers de Schiller, dont la moitie resta dans sa barbe de fleuve. Puis les dames s'exclamerent et, pendant un moment, on n'entendit que des: <> fit le Tarasconnais tout a fait vexe. Ce n'etait donc pas devant lui que la porte avait cede; et redressant sa taille: <> disait le peintre, accroupi sur un escabeau, poussant son croquis d'une main fievreuse: <> fit Tartarin flatte, sans deranger la pose. Oui, c'est bien ainsi que l'artiste se representait son heros. <> Le peintre s'ecartait, regardait son croquis: <> et <> sont des jurons tarasconnais d'etymologie mysterieuse. Les dames elles-memes s'en servent parfois, mais en y ajoutant une attenuation. <> | L'oeil fixe, le bras tendu, sans se regarder ni se comprendre ils parlaient a la fois, comme en chaire, de ce ton doctoral, despotique, du professeur sur de n'etre jamais conteste, ils s'echauffaient, criant des noms, des dates: Justinger de Berne! Jean de Winterthur!... Et peu a peu, la discussion devint generale, agitee, furieuse, parmi les visiteurs. On brandissait des pliants, des parapluies, des valises, et le malheureux artiste allait de l'un a l'autre prechant la concorde, tremblant pour la solidite de son echafaudage. Quand la tempete fut apaisee, il voulut reprendre son croquis et chercher le mysterieux alpiniste, celui dont les pantheres du Zaccar et les lions de l'Atlas seuls auraient pu dire le nom; l'Alpiniste avait disparu. Il grimpait maintenant a grands pas furieux un petit chemin a travers des bouleaux et des hetres vers l'hotel de la Tellsplatte ou le courrier des Peruviens devait passer la nuit, et, sous le coup de sa deception, parlait tout haut, enfoncait rageusement son alpenstock dans la sente detrempee. Jamais existe, Guillaume Tell! Guillaume Tell, une legende! Et c'est le peintre charge de decorer la Tellsplatte qui lui disait cela tranquillement. Il lui en voulait comme d'un sacrilege, il en voulait aux savants, a ce siecle nieur, demolisseur, impie, qui ne respecte rien, ni gloire ni grandeur, coquin de sort! Ainsi, dans deux cents, trois cents ans, lorsqu'on parlerait de Tartarin il se trouverait des Astier-Rehu, des Schwanthaler pour soutenir que Tartarin n'avait jamais existe, une legende provencale ou barbaresque! Il s'arreta suffoque par l'indignation et la raide montee, s'assit sur un banc rustique. On voyait de la le lac entre les branches, les murs blancs de la chapelle comme un mausolee neuf. Un mugissement de vapeur, avec le clapotis de l'abordage, annoncait encore l'arrivee de nouveaux visiteurs. Ils se groupaient au bord de l'eau le Guide en main, s'avancaient avec des gestes recueillis, des bras tendus qui racontaient la legende. Et tout a coup, par un brusque revirement d'idees, le comique de la chose lui apparut. Il se representait toute la Suisse historique vivant sur ce heros imaginaire, elevant des statues, des chapelles en son honneur sur les placettes des petites villes et dans les musees des grandes, organisant des fetes patriotiques ou l'on accourait, bannieres en tete, de tous les cantons; et des banquets, des toasts, des discours, des hurrahs, des chants, les larmes gonflant les poitrines, tout cela pour le grand patriote que tous savaient n'avoir jamais existe. Vous parlez de Tarascon, en voila une tarasconnade, et comme jamais, la-bas, il ne s'en est invente de pareille! Remis en belle humeur, Tartarin gagna en quelques solides enjambees la grand'route de Fluelen aubord de laquelle l'hotel de la Tellsplatte etale sa longue facade a volets verts. En attendant la cloche du diner, les pensionnaires marchaient de long en large devant une cascade en rocaille, sur la route ravinee ou s'alignaient des berlines, brancards a terre, parmi les flaques d'eau mirees d'un couchant couleur de cuivre. Tartarin s'informa de son homme. On lui apprit qu'il etait a table: <> et ce fut dit d'une telle autorite que, malgre la respectueuse repugnance qu'on temoignait pour deranger un si important personnage, une servante mena l'Alpiniste par tout l'hotel, ou son passage souleva quelque stupeur, vers le precieux courrier, mangeant a part, dans une petite salle sur la cour. <> fit Tartarin un peu decu mais joyeux quand meme de retrouver une figure du pays et le cher, le delicieux accent du Cours. <> fit Tartarin, d'abord sans conviction, pour ne pas le contrarier, mais emballe au bout d'une minute; et c'etait etourdissant d'entendre les deux Tarasconnais celebrer avec enthousiasme les splendeurs qu'on decouvre du Rigi. On aurait dit Joanne alternant avec Baedeker. Puis, a mesure que le repas avancait, la conversation devenait plus intime, pleine de confidences, d'effusions, de protestations qui mettaient de bonnes larmes dans leurs yeux de Provence, brillants et vifs, gardant toujours en leur facile emotion une pointe de farce et de raillerie. C'est par la seulement que les deux amis se ressemblaient; l'un aussi sec, marine, tanne, couture de ces fronces speciales aux grimes de profession, que l'autre etait petit, rable, de teint lisse et de sang repose. Il en avait tant vu ce pauvre Bompard, depuis son depart du Cercle: cette imagination insatiable qui l'empechait de tenir en place l'avait roule sous tant de soleils, de fortunes diverses! Et il racontait ses aventures, denombrait toutes les belles occasions de s'enrichir qui lui avaient craque, la, dans la main, comme sa derniere invention d'economiser au budget de la guerre la depense des godillots... <> dit Tartarin epouvante. Bompard continuait, toujours tres calme, avec cet air fou a froid qu'il avait: <> Puis reprenant son intonation naturelle: <> Et rien ne saurait rendre ce qu'il mettait d'effusion, de caresse rapprochante, dans ce prenom troubadouresque de Bompard. C'etait comme une facon de serrer ses mains, de se le mettre plus pres du coeur... <> approuva Tartarin. Et l'autre entre ses dents: <> entonna la voix creuse de Bompard, qui resonna sous la voute comme un coup de canon. Et assis sur le parapet, ils contemplerent l'admirable vue du lac, des degringolades de sapins et de hetres, noirs, serres, en premier plan, derriere, des montagnes plus hautes, aux sommets en vagues, puis d'autres encore d'une confusion bleuatre comme des nuees; au milieu la trainee blanche, peine visible, d'un glacier fige dans les creux, qui tout a coup s'illuminait de feux irises, jaunes, rouges, verts. On eclairait la montagne de flammes de bengale. De Fluelen, des fusees montaient, s'egrenaient en etoiles multicolores, et des lanternes venitiennes allaient, venaient sur le lac dont les bateaux restaient invisibles, promenant de la musique et des gens de fete. Un vrai decor de feerie dans l'encadrement des murs de granit, reguliers et froids, du tunnel. <> s'ecria Tartarin. Bompard se mit a rire. <> demande Tartarin surpris. Et l'autre de son air tranquille: <> et il raconte la lettre piquee a sa glace, la recite avec emphase: <<_Francais du diable..._ C'est une mystification, que?... [*] Galejade, plaisanterie, farce. --On ne sait pas... Peut-etre...>> dit Bompard qui semble prendre la chose plus serieusement que lui. Il s'informe si Tartarin, pendant son sejour au Rigi, n'a eu d'histoire avec personne, n'a pas dit un mot de trop. <> Dans tous les centres nihilistes, a Zurich, a Lausanne, Geneve, la Russie entretient a grands frais une nombreuse surveillance; depuis quelque temps meme, elle a engage l'ancien chef de la police imperiale francaise avec une dizaine de Corses qui suivent et observent tous les exiles russes, se servent de mille deguisements pour les surprendre. La tenue de l'Alpiniste, ses lunettes, son accent, il n'en fallait pas plus pour le confondre avec un de ces agents. <> gronde Tartarin; puis saisissant la main de son compagnon: <> fait le heros d'une voix male avec un regard d'effroi au mysterieux horizon que recouvre la pleine nuit, au lac qui semble receler pour lui toutes les trahisons dans son calme glace de pales reflets... VI LE COL DU BRUNIG.--TARTARIN TOMBE AUX MAINS DES NIHILISTES.--DISPARITION D'UN TENOR ITALIEN ET D'UNE CORDE FABRIQUEE EN AVIGNON.--NOUVEAUX EXPLOITS DU CHASSEUR DE CASQUETTES.--PAN! PAN! <> rebarbatif grogne dans tous les dialectes, le meme herissement en boule pour tenir le plus de place possible et empecher de monter un si dangereux et retentissant compagnon. Le malheureux suait, haletait, repondait par des <> Les chevaux piaffaient, les cochers juraient. A la fin le conducteur de la poste, un grand rouge en tunique et casquette plate, s'en mela lui-meme, et, ouvrant de force la portiere d'un landau a demi couvert, poussa Tartarin, le hissa comme un paquet, puis resta debout et majestueux devant le garde-crotte, la main tendue pour son _trinkgeld_. Humilie, furieux contre les gens de la voiture qui l'acceptaient _manu militari_, Tartarin affectait de ne pas les regarder, enfoncait son porte-monnaie dans sa poche calait son piolet a cote de lui avec des mouvements de mauvaise humeur, un parti pris grossier, a croire qu'il descendait du packet de Douvres a Calais. <> dit une voix douce deja entendue. Il leva les yeux, resta saisi, terrifie devant la jolie figure ronde et rose de Sonia, assise en face de lui, sous l'auvent du landau o s'abritait aussi un grand garcon enveloppe de chales, de couvertures, et dont on ne voyait que le front d'une paleur livide parmi quelques boucles de cheveux menus et dores comme les tiges de ses lunettes de myope; le frere, sans doute. Un troisieme personnage que Tartarin connaissait trop celui-la, les accompagnait, Manilof, l'incendiaire du palais imperial. Sonia, Manilof, quelle souriciere! C'est maintenant qu'ils allaient accomplir leur menace, dans ce col du Brunig si escarpe, entoure d'abimes. Et le heros, par une de ces epouvantes en eclair qui montrent le danger a fond, se vit etendu sur la pierraille d'un ravin, balance au plus haut d'un chene. Fuir? ou, comment? Voici que les voitures s'ebranlaient, detalaient a la file au son de la trompe, une nuee de gamins presentant aux portieres des petits bouquets d'edelweiss. Tartarin affole eut envie de ne pas attendre, de commencer l'attaque en crevant d'un coup d'alpenstock le cosaque assis a son cote; puis, a la reflexion, il trouva plus prudent de s'abstenir. Evidemment ces gens ne tenteraient leur coup que plus loin, en des parages inhabites; et peut-etre aurait-il le temps de descendre. D'ailleurs, leurs intentions ne lui semblaient plus aussi malveillantes. Sonia lui souriait doucement de ses jolis yeux de turquoise, le grand jeune homme pale le regardait, interesse, et Manilof, sensiblement radouci, s'ecartait obligeamment, lui faisait poser son sac entre eux deux. Avaient-ils reconnu leur meprise en lisant sur le registre du Rigi-Kulm l'illustre nom de Tartarin? Il voulut s'en assurer et, familier, bonhomme, commenca: <> fit du bout de son gant de Suede, la petite Sonia toujours souriante, et elle lui montrait sur le siege de la voiture, a cote du conducteur, le tenor aux manchettes et l'autre jeune Russe, abrites sous le meme parapluie, riant, causant tous deux en italien. Entre le policier et les nihilistes, Tartarin n'hesitait pas: <> dit-il tout bas, rapprochant sa tete du frais visage de Sonia et se mirant dans ses yeux clairs, tout a coup farouches et durs tandis qu'elle repondait <> d'un battement de cils. Le heros frissonna, mais comme au theatre; cette delicieuse inquietude d'epiderme qui vous saisit quand l'action se corse et qu'on se carre dans son fauteuil pour mieux entendre ou regarder. Personnellement hors d'affaire, delivre des horribles transes qui l'avaient hant toute la nuit, empeche de savourer son cafe suisse, miel et beurre, et, sur le bateau, tenu loin du bastingage, il respirait a larges poumons, trouvait la vie bonne et cette petite Russe irresistiblement plaisante avec sa toque de voyage, son jersey montant au cou, serrant les bras, moulant sa taille encore mince, mais d'une elegance parfaite. Et si enfant! Enfant par la candeur de son rire, le duvet de ses joues et la grace gentille dont elle etalait le chale sur les genoux de son frere: <> Comment croire que cette petite main, si fine sous le gant chamois, avait eu la force morale et le courage physique de tuer un homme! Les autres, non plus, ne semblaient plus feroces; tous, le meme rire ingenu, un peu contraint et douloureux sur les levres tirees du malade, plus bruyant chez Manilof qui, tout jeune sous sa barbe en broussaille, avait des explosions d'ecolier en vacances, des bouffees de gaiete exuberante. Le troisieme compagnon, celui qu'on appelait Bolibine et qui causait sur le siege avec l'Italien, s'amusait aussi beaucoup, se retournait souvent pour traduire a ses amis des recits que lui faisait le faux chanteur, ses succes a l'Opera de Petersbourg, ses bonnes fortunes, les boutons de manchettes que les dames abonnees lui avaient offertes a son depart, des boutons extraordinaires, graves de trois notes _la do re_, l'adore; et ce calembour redit dans le landau y causait une telle joie, le tenor lui-meme se rengorgeait, frisait si bien sa moustache d'un air bete et vainqueur en regardant Sonia, que Tartarin commencait a se demander s'il n'avait pas affaire a de simples touristes, a un vrai tenor. Mais les voitures, toujours a fond de train, roulaient sur des ponts, longaient de petits lacs, des champs fleuris, de beaux vergers ruisselants et deserts, car c'etait dimanche et les paysans rencontres avaient tous leurs costumes de fete, les femmes de longues nattes et des chaines d'argent. On commencait a gravir la route en lacet parmi des forets de chenes et de hetres; peu a peu le merveilleux horizon se deroulait sur la gauche, a chaque detour en etage, des rivieres des vallees d'ou montaient des clochers d'eglise, et tout au fond, la cime givree du Finsteraarhorn, blanchissant sous le soleil invisible. Bientot le chemin s'assombrit, d'aspect plus sauvage. D'un cote, des ombres profondes, chaos d'arbres plantes en pente, tourmentes et tordus, ou grondait l'ecume d'un torrent; a droite, une roche immense, surplombante, herissee de branches jaillies de ses fentes. On ne riait plus dans le landau; tous admiraient, la tete levee, essayaient d'apercevoir le sommet de ce tunnel de granit. <> dit gravement Tartarin; et, sa remarque passant inapercue, il ajouta: <> demanda Sonia. Entendu le lion, lui!... Puis, avec un doux sourire indulgent: <>, c'eut ete pour eux exactement la meme chose. Ils ignoraient le nom de Tartarin. Pourtant, il ne se vexa pas et repondit a la jeune fille qui voulait savoir si le cri du lion lui avait fait peur: <> formidable, qui s'enfla, s'etala, repercute par l'echo de la roche. Les chevaux se cabrerent: dans toutes les voitures les voyageurs dresses, pleins d'epouvante, cherchaient l'accident, la cause d'un pareil vacarme, et reconnaissant l'alpiniste, dont la capote a demi rabattue du landau montrait la tete a casque et le debordant harnachement, se demandaient une fois encore: <>. Du landau de Tartarin, qui venait le dernier, les hommes mettaient pied a terre; mais Sonia, trouvant les chemins trop boueux, s'installait au contraire, et, commue l'Alpiniste descendait apres les autres, un peu retarde par son attirail, elle lui dit a mi-voix: <> et d'une facon si caline! Le pauvre homme en resta bouleverse se forgeant un roman aussi delicieux qu'invraisemblable qui fit battre son vieux coeur a grands coups. Il fut vite detrompe en voyant la jeune fille se pencher anxieuse, guetter Bolibine et l'Italien causant vivement a l'entree de la schlitte, derriere Manilof et Boris deja en marche. Le faux tenor hesitait. Un instinct semblait l'avertir de ne pas s'aventurer seul en compagnie de ces trois hommes. Il se decida enfin, et Sonia le regardait monter, en caressant sa joue ronde avec un bouquet de cyclamens violatres, ces violettes de montagnes dont la feuille est doublee de la fraiche couleur des fleurs. Le landau allait au pas, le cocher descendu marchait en avant avec d'autres camarades, et le convoi echelonnait plus de quinze voitures rapprochees par la perpendiculaire, roulant a vide, silencieusement. Tartarin, tres emu, pressentant quelque chose de sinistre, n'osait regarder sa voisine, tant il craignait une parole, un regard qui aurait pu le faire acteur ou tout au moins complice dans le drame qu'il sentait tout proche. Mais Sonia ne faisait pas attention a lui, l'oeil un peu fixe et ne cessant la caresse machinale des fleurs sur le duvet de sa peau. <> murmura Tartarin n'osant dire toute sa pensee. Feroce, Manilof! Ah! comme on voyait bien qu'il ne le connaissait pas. Nul etre n'etait meilleur, plus doux, plus compatissant; et comme trait de cette nature exceptionnelle, Sonia, le regard clair et bleu, racontait que son ami venant d'executer un dangereux mandat du Comite revolutionnaire et sautant dans le traineau qui l'attendait pour la fuite, menacait le cocher de descendre, coute que coute, s'il continuait a frapper, a surmener sa bete dont la vitesse pourtant le sauvait. Tartarin trouvait le trait digne de l'antique; puis, ayant reflechi toutes les vies humaines sacrifiees par ce meme Manilof, aussi inconscient qu'un tremblement de terre ou qu'un volcan en fusion, mais qui ne voulait pas qu'on fit du mal a une bete devant lui, il interrogea la jeune fille d'un air ingenu: <> Elle lui disait cela de tout pres, dans la caresse de son haleine et de son regard; et le heros se sentait faiblir. <> dit Tartarin grise, la tete perdue, tout angoiss par le desir fou, irresistible, de prendre et de baiser cette petite main ardente, persuadante, qu'elle posait sur son bras comme la-haut, dans la nuit du Rigi-Kulm, quand il lui remettait son soulier. A la fin n'y tenant plus, et saisissant cette petite main gantee entre les siennes. <> dit-il d'une bonne grosse voix paternelle et familiere... <> dit Boris au cocher qui s'informait; et s'adressant a Tartarin dont l'inquietude etait visible: <> dit Sonia que ce remue-menage ennuie; et comme personne n'a le temps de s'occuper d'eux, les jeunes gens se chargent du service. Manilof revient brandissant un gigot froid, Bolibine un pain long et des saucisses; mais le meilleur fourrier c'est encore Tartarin. Certes, l'occasion s'offrait belle pour lui de se separer de ses compagnons dans le brouhaha du relais, de s'assurer tout au moins si l'Italien avait reparu, mais il n'y a pas songe, preoccupe uniquement du dejeuner de la <> et de montrer a Manilof et aux autres ce que peut un Tarasconnais debrouillard. Quand il descend le perron de l'hotel, grave et le regard fixe, soutenant de ses mains robustes un grand plateau charge d'assiettes, de serviettes, victuailles assorties, champagne suisse au casque dore, Sonia bat des mains, le complimente: <> au cliquetis des assiettes et des verres. Ils sont laids, betes, immobiles, tendant les cordes de leurs cous maigres. Tartarin les trouve delicieux, leur jette des poignees de sous, au grand ebahissement des villageois qui entourent le landau detele. <> chevrote une voix dans la foule d'ou surgit un grand vieux, vetu d'un extraordinaire habit bleu a boutons d'argent dont les basques balaient la terre, coiffe d'un shako gigantesque en forme de baquet a choucroute et si lourd avec son grand panache qu'il oblige le vieux a marcher en balancant les bras comme un equilibriste. <> mais il lui donne quand meme une piece blanche et lui verse une rasade que le vieux accepte en riant et faisant de l'oeil, lui aussi, sans savoir pourquoi. Puis devissant d'un coin de sa bouche une enorme pipe en porcelaine, il leve son verre et boit la compagnie!>> ce qui affermit Tartarin dans son opinion qu'ils ont affaire a un collegue de Bompard. N'importe! un toast en vaut un autre. Et, debout, dans la voiture, la voix forte, le verre haut, Tartarin se fait venir les larmes aux yeux en buvant d'abord: <> puis a la Suisse hospitaliere, qu'il est heureux d'honorer publiquement, de remercier pour l'accueil genereux qu'elle fait a tous les vaincus, a tous les exiles. Enfin, baissant la voix, le verre incline vers ses compagnons de route, il leur souhaite de rentrer bientot dans leur pays, d'y retrouver de bons parents, des amis surs, des carrieres honorables et la fin de toutes leurs dissensions, car on ne peut pas passer sa vie a se devorer. Pendant le toast, le frere de Sonia sourit, froid et railleur derriere ses lunettes blondes; Manilof, la nuque en avant, les sourcis gonfles creusant sa ride, se demande si le gros <> ne va pas cesser bientot ses bavardages, pendant que Bolibine perche sur le siege et faisant grimacer sa mine falote, jaune et fripee a la tartare, semble un vilain petit singe grimpe sur les epaules du Tarasconnais. Seule, la jeune fille l'ecoute, tres serieuse, essayant de comprendre cet etrange type d'homme. Pense-t-il tout ce qu'il dit? A-t-il fait tout ce qu'il raconte? Est-ce un fou, un comedien ou seulement un bavard, comme le pretend Manilof qui, en sa qualite d'homme d'action, donne a ce mot une signification meprisante? L'epreuve se fera tout de suite. Son toast fini, Tartarin vient de se rasseoir, quand un coup de feu, un autre, encore un, partis non loin de l'auberge, le remettent debout tout emu, l'oreille dressee, reniflant la poudre. <> ricane Bolibine avec le geste de mettre en joue et l'accent de Tarascon. Tartarin se retourne, tout rouge et bouffant de colere. <> Et l'ancien chasseur de casquettes jetant son couvre-chef en l'air, de toutes les forces de ses doubles muscles, tire au vol et le traverse. <> dit Sonia en piquant dans la petite ouverture faite par la balle au drap de la casquette le bouquet de montagne qui tantot caressait sa joue. C'est avec ce joli trophee que Tartarin remonta en voiture. La trompe sonne, le convoi s'ebranle, les chevaux detalent a fond de train sur la descente de Brienz, merveilleuse route en corniche, ouverte a la mine au bord des roches, et que des boute-roues espaces de deux metres separent d'un abime de plus de mille pieds; mais Tartarin ne voit plus le danger, il ne regarde pas non plus le paysage, la vallee de Meiringen baignee d'une claire buee d'eau, avec sa riviere aux lignes droites, le lac, des villages qui se massent dans l'eloignement et tout un horizon de montagnes, de glaciers confondus parfois avec les nuees ou se deplacant aux detours du chemin, s'ecartant, se decouvrant connue les pieces remuees d'un decor. Amolli de pensees tendres, le heros admire cette jolie enfant en face de lui, songe que la gloire n'est qu'un demi-bonheur, que c'est triste de vieillir seul par trop de grandeur, comme Moise, et que cette frileuse fleur du Nord, transplantee dans le petit jardin de Tarascon, en egaierait la monotonie, autrement bonne a voir et a respirer que l'eternel baobab, l'_arbos gigantea_, minusculement empote. Avec ses yeux d'enfant, son large front pensif et volontaire, Sonia le regarde aussi et reve; mais sait-on jamais a quoi revent les jeunes filles? VII LES NUITS DE TARASCON.--OU EST-IL?--ANXIETE.--LES CIGALES DU COURS REDEMANDENT TARTARIN.--MARTYRS D'UN GRAND SAINT TARASCONNAIS.--LE CLUB DES ALPINES.--CE QUI SE PASSAIT A LA PHARMACIE DE LA PLACETTE.--A MOI, BEZUQUET! <> criait le facteur joyeusement de l'autre bout de la placette, agitant quelque chose en l'air et se hatant dans le jour qui tombait. Le pharmacien, qui prenait le frais en bras de chemise devant sa porte, bondit, saisit la lettre avec des mains folles, l'emporta dans son antre aux odeurs variees d'elixirs et d'herbes seches, mais ne l'ouvrit que le facteur parti, leste et rafraichi d'un verre du delicieux sirop de cadavre, en recompense de la bonne nouvelle. Quinze jours que Bezuquet l'attendait, cette lettre de Suisse, quinze jours qu'il la guettait avec angoisse! Maintenant, la voila. Et rien qu'a regarder la petite ecriture trapue et determinee de l'enveloppe, le nom du bureau de poste: <>, et le large timbre violet de <>, des larmes gonflaient ses yeux, faisaient trembler ses lourdes moustaches de corsaire barbaresque o susurrait un petit sifflotis bon enfant. <<_Confidentiel. Dechirer apres lecture._ Ces mots tres gros en tete de la page et dans le style telegrammique de la pharmacopee <>, le troublerent au point qu'il lut tout haut, comme on parle dans les mauvais reves: <<_Ce qui m'arrive est epouvantable..._ Du salon a cote ou elle faisait son petit somme d'apres souper, Mme Bezuquet la mere pouvait l'entendre, ou bien l'eleve dont le pilon sonnait a coups reguliers dans le grand mortier de marbre au fond du laboratoire. Bezuquet continua sa lecture a voix basse, la recommenca deux ou trois fois, tres pale, les cheveux litteralement dresses. Ensuite un regard rapide autour de lui, et _cra cra_... voila la lettre en mille miettes dans la corbeille a papiers; mais on pourrait l'y retrouver, ressouder tous ces bouts ensemble, et pendant qu'il se baisse pour les reprendre, une voix chevrotante appelle: <> repond le malheureux corsaire, fige de peur, tout son grand corps a tatons sur le bureau. <> et, malgre son trouble, accompagne d'un sifflement allegre la retraite des dragons s'eloignant sous les platanes du Tour de ville. <> dit une ombre pressee dans le crepuscule couleur de cendre. <> repond brusquement le pharmacien travers d'une idee providentielle; il rentre, passe sa redingote, tate dans les poches pour s'assurer que le passe-partout s'y trouve et le casse-tete americain sans lequel aucun Tarasconnais ne se hasarde par les rues apres la retraite. Puis il appelle: <> mais pas trop fort, de peur de reveiller la vieille dame. Presque enfant et deja chauve, comme s'il portait tous ses cheveux dans sa barbe frisee et blonde, l'eleve Pascalon avait l'ame exaltee d'un seide, le front en dome, des yeux de chevre folle, et sur ses joues poupines les tons delicats, croustillants et dores d'un petit pain de Beaucaire. Aux grands jours des fetes alpestres, c'est a lui que le Club confiait sa banniere, et l'enfant avait voue au P. C. A. une admiration frenetique, l'adoration brulante et silencieuse du cierge qui se consume au pied de l'autel en temps de Paques. <> sur les levres pincees des dames a _capot_, sur la bouche fleurie des grisettes coiffees d'un ruban de velours: <> et dans les platanes du Cours, alourdis de poussiere blanche, ou les cigales eperdues, vibrant avec la lumiere semblaient s'etrangler de ces deux syllabes sonores: <> d'une joie feroce, exuberante, que terminat toujours ce terrible cri de guerre en patois tarasconnais: <<_Fen de brut_! faisons du bruit...>> On l'appelait le gong a cause de sa voix de cuivre partant a vous faire saigner les oreilles sous une continuelle detente. Ca et la, sur un divan de crin autour de la salle, les membres du comite. En premiere ligne, l'ancien capitaine d'habillement Bravida que tout le monde, a Tarascon, appelait le Commandant; un tout petit homme, propre comme un sou, qui se rattrapait de sa taille d'enfant de troupe, en se faisant la tete moustachue et sauvage de Vercingetorix. Puis une longue face creusee et maladive, Pegoulade, le receveur, le dernier naufrage de la Meduse. De memoire d'homme, il y a toujours eu a Tarascon un dernier naufrage de la Meduse. Dans un temps, meme, on en comptait jusqu'a trois, qui se traitaient mutuellement d'imposteurs et n'avaient jamais consenti a se trouver ensemble. Des trois, le seul vrai, c'etait Pegoulade. Embarque sur la Meduse avec ses parents, il avait subi le desastre a six mois, ce qui ne l'empechait pas de le raconter, _de visu_, dans les moindres details, la famine, les canots, le radeau, et comment il avait pris a la gorge le commandant qui se sauvait: <> A six mois, _outre_!... Assommant, du reste, avec cette eternelle histoire que tout le monde connaissait, ressassait depuis cinquante ans, et dont il prenait pretexte pour se donner un air desole, detach de la vie. <> disait-il, et bien injustement, puisqu'il devait a cela son poste de receveur conserve sous tous les regimes. Pres de lui, les freres Rognonas, jumeaux et sexagenaires, ne se quittant pas, mais toujours en querelle et disant des monstruosites l'un de l'autre; une telle ressemblance que leurs deux vieilles tetes frustes et irregulieres, regardant a l'oppose par antipathie, auraient pu figurer dans un medaillier avec IANVS BIFRONS pour exergue. De-ci, de-la, le president Bedaride, Barjavel l'avoue, le notaire Cambalalette, et le terrible docteur Tournatoire dont Bravida disait qu'il aurait tire du sang d'une rave. Vu la chaleur accablante, accrue par l'eclairage au gaz, ces messieurs siegeaient en bras de chemise, ce qui otait beaucoup de solennite a la reunion. Il est vrai qu'on etait en petit comite, et l'infame Costecalde voulait en profiter pour fixer au plus tot la date des elections, sans attendre le retour de Tartarin. Assure de son coup, il triomphait d'avance, et lorsque, apres la lecture de l'ordre du jour par Excourbanies, il se leva pour intriguer, un infernal sourire retroussait sa levre mince. <>, murmura le commandant. Costecalde, sans broncher, et clignant de l'oeil au fidele Tournatoire, commenca d'une voix fielleuse: <> auquel la foule anxieuse repondait du dehors. Costecalde, de plus en plus jaune, agitait desesperement la sonnette presidentielle; enfin Bezuquet continua, s'epongeant le front, soufflant comme s'il venait de monter cinq etages. Differemment, cette banniere que leur president reclamait pour la planter sur les cimes vierges, allait-on la ficeler, l'empaqueter par la grande vitesse comme un simple colis? --Jamais!.., Ah! ah! ah! rugit Excourbanies. Ne vaudrait-il pas mieux nommer une delegation, tirer au sort trois membres du bureau?... On ne le laissa pas finir. Le temps de dire <> la proposition de Bezuquet etait votee, acclamee, les noms des trois delegues sortis dans l'ordre suivant: l, Bravida; 2, Pegoulade; 3, le pharmacien. Le 2 protesta. Ce grand voyage lui faisait peur, si faible et mal portant comme il etait, _pechere_, depuis le sinistre de la Meduse. <> gronda Excourbanies dans une telegraphie de tous ses membres. Quant a Bezuquet, il ne pouvait quitter la pharmacie. Il y allait du salut de la ville. Une imprudence de l'eleve et voila Tarascon empoisonne, decime. <<_Outre!_>> fit le bureau se levant comme un seul homme. Bien sur que le pharmacien ne pouvait partir, mais il enverrait Pascalon, Pascalon se chargerait de la banniere. Ca le connaissait! La-dessus, nouvelles exclamations, nouvelle explosion du gong et, sur le cours, une telle tempete populaire, qu'Excourbanies dut se montrer a la fenetre, au-dessus des hurlements que maitrisa bientot sa voix sans rivale. <> et son cri de guerre lance a toute gorge, il savoura une minute la clameur epouvantable de toute cette foule sous les arbres du Cours, roulant et s'agitant confuse dans une fumee de poussiere, tandis que, sur les branches, tout un tremblement de cigales faisait aller ses petites crecelles comme en plein jour. Entendant cela, Costecalde, qui s'etait approche d'une croisee avec tous les autres, revint vers son fauteuil en chancelant. <<_Ve_ Costecalde, dit quelqu'un... Qu'est-ce qu'il a?... Comme il est jaune! On s'elanca; deja le terrible Tournatoire tirait sa trousse, mais l'armurier, tordu par le mal, en une grimace horrible, murmurait ingenument: <>--ETRANGE ACCUEIL FAIT PAR L'HOTELIER MEYER A LA DELEGATION TARASCONNAISE. Comme tous les hotels chics d'Interlaken, l'hotel Jungfrau, tenu par Meyer, est situe sur le Hoeheweg, large promenade a la double allee de noyers qui rappelait vaguement a Tartarin son cher Tour de ville, moins le soleil, la poussiere et les cigales; car, depuis une semaine de sejour, la pluie n'avait cesse de tomber. Il habitait une tres belle chambre avec balcon, au premier etage; et le matin, faisant sa barbe devant la petite glace a main pendue a la croisee, une vieille habitude de voyage, le premier objet qui frappait ses yeux par dela des bles, des luzernes, des sapinieres, un cirque de sombres verdures etagees, c'etait la Jungfrau sortant des nuages sa cime en corne, d'un blanc pur de neige amoncelee, ou s'accrochait toujours le rayon furtif d'un invisible levant. Alors entre l'Alpe rose et blanche et l'Alpiniste de Tarascon, s'etablissait un court dialogue qui ne manquait pas de grandeur. <> demandait la Jungfrau severement. <> repondait le heros, son pouce sous le nez, se hatant de finir sa barbe; et, bien vite, il atteignait son complet a carreaux d'ascensionniste, au rancart depuis quelques jours, le passait en s'injuriant: <>, les montagnards empochaient le _trinkgeld_ gravement et reprenaient d'un pas resigne, sous la fine pluie, le chemin de leur village, laissant Tartarin confus et desespere de sa faiblesse. Puis le grand air, les plaines fleuries refletees aux prunelles limpides de Sonia, le frolement d'un petit pied contre sa botte au fond de la voiture... Au diable la Jungfrau! Le heros ne songeait qu'a ses amours, ou plutot a la mission qu'il s'etait donnee de ramener dans le droit chemin cette pauvre petite Sonia, criminelle inconsciente, jetee par devouement fraternel hors la loi et hors la nature. C'etait le motif qui le retenait a Interlaken, dans le meme hotel que les Wassilief. A son age, avec son air papa, il ne pouvait songer se faire aimer de cette enfant; seulement, il la voyait si douce, si bravette, si genereuse envers tous les miserables de son parti, si devouee pour ce frere, que les mines siberiennes lui avaient renvoy le corps ronge d'ulceres, empoisonne de vert-de-gris, condamne a mort par la phtisie plus surement que par toutes les cours martiales! Il y avait de quoi s'attendrir, allons! Tartarin leur proposait de les emmener a Tarascon, de les installer dans un bastidon plein de soleil aux portes de la ville, cette bonne petite ville ou il ne pleut jamais, ou la vie se passe en chansons et en fetes. Il s'exaltait, esquissait un air de tambourin sur son chapeau, entonnait le gai refrain national sur une mesure de farandole: _Lagadigade La Tarasco, la Tarasco, Lagadigade La Tarasco de Casteu._ Mais tandis qu'un sourire ironique amincissait encore les levres du malade, Sonia secouait la tete. Ni fetes ni soleil pour elle, tant que le peuple russe ralerait sous le tyran. Sitot son frere gueri,--ses yeux navres disaient autre chose,--rien ne l'empecherait de retourner la-bas souffrir et mourir pour la cause sacree. <> Sa facon de dire <> a la tarasconnaise, avec les _r_ et les yeux hors du front, amusait la jeune fille; puis, serieuse, elle declarait qu'elle n'aimerait jamais que l'homme qui delivrerait sa patrie. Oh! celui-la, fut-il laid comme Bolibine, plus rustique et grossier que Manilof, elle etait prete a se donner toute a lui, a vivre a ses cotes en libre grace, aussi longtemps que durerait sa jeunesse de femme, et que cet homme voudrait d'elle. <> le mot dont se servent les nihilistes pour qualifier ces unions illegales contractees entre eux par le consentement reciproque. Et de ce mariage primitif, Sonia parlait tranquillement, avec son air de vierge, en face du Tarasconnais, bon bourgeois, electeur paisible, tout dispose pourtant a finir ses jours aupres de cette adorable fille, dans ledit etat de libre grace, si elle n'y avait mis d'aussi meurtrieres et abominables conditions. Pendant qu'ils devisaient de ces choses extremement delicates, des champs, des lacs, des forets, des montagnes se deroulaient devant eux et, toujours, a quelque tournant, a travers le frais tamis de cette perpetuelle ondee qui suivait le heros dans ses excursions, la Jungfrau dressait sa cime blanche comme pour aiguiser d'un remords la delicieuse promenade. On rentrait dejeuner, s'asseoir a l'immense table d'hote ou les Riz et les Pruneaux continuaient leurs hostilites silencieuses dont se desinteressait absolument Tartarin, assis pres de Sonia, veillant a ce que Boris n'eut pas de fenetre ouverte dans le dos, empresse, paternel, mettant a l'air toutes ses seductions d'homme du monde et ses qualites domestiques d'excellent lapin de choux. Ensuite, on prenait le the chez les Russes, dans le petit salon ouvert au rez-de-chaussee devant un bout de jardin, au bord de la promenade. Encore une heure exquise pour Tartarin, de causerie intime, a voix basse, pendant que Boris sommeillait sur un divan. L'eau chaude gresillait dans le samovar; une odeur de fleurs mouillees se glissait par l'entre-baillure de la porte avec le reflet bleu des glycines qui l'encadraient. Un peu plus de soleil, de chaleur, et c'etait le reve du Tarasconnais realise, sa petite Russe installee la-bas, pres de lui, soignant le jardinet du baobab. Tout a coup, Sonia tressautait: <>, disait le bon Tartarin; et rien qu'a l'accent de sa voix, au geste resolu et theatral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait sa canne, on eut devine la gravite de cette demarche en apparence assez simple, aller a la poste restante chercher le courrier des Wassilief. Tres surveilles par l'autorite locale et la police russe, les nihilistes, les chefs surtout, sont tenus a de certaines precautions, comme de se faire adresser lettres et journaux bureau restant, et sur de simples initiales. Depuis leur installation a Interlaken, Boris se trainant a peine, Tartarin, pour eviter a Sonia l'ennui d'une longue attente au guichet sous des regards curieux, s'etait charge a ses risques et perils de cette corvee quotidienne. La poste aux lettres n'est qu'a dix minutes de l'hotel, dans une large et bruyante rue faisant suite a la promenade et bordee de cafes, de brasseries, de boutiques pour les etrangers, etalages d'alpenstocks, guetres, courroies, lorgnettes, verres fumes, gourdes, sacs de voyage, qui semblaient la tout expres pour faire honte a l'Alpiniste renegat. Des touristes defilaient en caravanes, chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec le brimbalement des cantines a l'amble des betes, les pics ferres marquant le pas contre les cailloux; mais cette fete, toujours renouvelee, le laissait indifferent. Il ne sentait meme pas la bise fraiche a gout de neige qui venait de la montagne par bouffees, uniquement attentif a depister les espions qu'il supposait sur ses traces. Le premier soldat d'avant garde, le tirailleur rasant les murs dans la ville ennemie, n'avance pas avec plus de mefiance que le Tarasconnais pendant ce court trajet de l'hotel a la poste. An moindre coup de talon sonnant derriere les siens, il s'arretait attentivement devant les photographies etalees, feuilletait un livre anglais ou allemand pour obliger le policier a passer devant lui; ou bien il se retournait brusquement, devisageait sous le nez, avec des yeux feroces, une grosse fille d'auberge allant aux provisions, ou quelque touriste inoffensif, vieux Pruneau de table d'hote, qui descendait du trottoir, epouvante, le prenant pour un fou. A la hauteur du bureau dont les guichets ouvrent assez bizarrement meme la rue, Tartarin passait et repassait, guettait les physionomies avant de s'approcher, puis s'elancait, fourrait sa tete, ses epaules, dans l'ouverture, chuchotait quelques mots indistinctement, qu'on lui faisait toujours repeter, ce qui le mettait au desespoir, et, possesseur enfin du mysterieux depot, rentrait a l'hotel par un grand detour du cote des cuisines, la main crispee un fond de sa poche sur le paquet de lettres et de journaux, pret a tout dechirer, a tout avaler a la moindre alerte. Presque toujours Manilof et Bolibine attendaient les nouvelles chez leurs amis; ils ne logeaient pas a l'hotel pour plus d'economie et de prudence. Bolibine avait trouve de l'ouvrage dans une imprimerie, et Manilof, tres habile ebeniste, travaillait pour des entrepreneurs. Le Tarasconnais ne les aimait pas; l'un le genait par ses grimaces, ses airs narquois, l'autre le poursuivait de mines farouches. Puis ils prenaient trop de place dans le coeur de Sonia. <> disait-elle de Bolibine, et elle racontait que pendant trois ans il avait imprime tout seul une feuille revolutionnaire en plein coeur de Petersbourg. Trois ans sans descendre une fois, sans se montrer a une fenetre, couchant dans un grand placard ou la femme qui le logeait l'enfermait tous les soirs avec sa presse clandestine. Et la vie de Manilof, pendant six mois, dans les sous-sols du Palais d'hiver, guettant l'occasion, dormant, la nuit, sur sa provision de dynamite, ce qui finissait par lui donner d'intolerables maux de tete, des troubles nerveux aggraves encore par l'angoisse perpetuelle, les brusques apparitions de la police avertie vaguement qu'il se tramait quelque chose et venant tout a coup surprendre les ouvriers employes au palais. A ses rares sorties, Manilof croisait sur la place de l'Amiraute un delegue du Comite revolutionnaire qui demandait tout bas en marchant: <> disait l'autre sans remuer les levres. Enfin, un soir de fevrier, a la meme demande dans les memes termes, il repondait avec le plus grand calme: <> disait Tartarin embarrasse, feignant de ne pas saisir l'allusion, et tout de suite il se lancait dans quelque discussion philosophique, humanitaire, avec un des nombreux assistants. Car Bolibine et Manilof n'etaient pas les seuls visiteurs des Wassilief. Tous les jours se montraient des figures nouvelles: des jeunes gens, hommes ou femmes, aux tournures d'etudiants pauvres, d'institutrices exaltees, blondes et roses, avec le front tetu et le feroce enfantillage de Sonia; des illegaux, des exiles, quelques-uns meme condamnes a mort, ce qui ne leur otait rien de leur expansion de jeunesse. Ils riaient, causaient haut, et, la plupart parlant francais, Tartarin se sentait vite a l'aise. Ils l'appelaient <>, devinaient en lui quelque chose d'enfantin, de naif, qui leur plaisait. Peut-etre abusait-il un peu de ses recits de chasse, relevant sa manche jusqu'au biceps pour montrer sur son bras la cicatrice d'un coup de griffe de panthere, ou faisant tater sous sa barbe les trous qu'y avaient laisses les crocs d'un lion de l'Atlas, peut-etre aussi se familiarisait-il un peu trop vite avec les gens, les appelant de leurs petits noms au bout de cinq minutes qu'on etait ensemble: <> Pas depuis bien longtemps, en tout cas; mais il leur allait tout de meme par sa rondeur, son air aimable, confiant, si desireux de plaire. Ils lisaient des lettres devant lui, combinaient des plans, des mots de passe pour derouter la police, tout un cote conspirateur dont s'amusait enormement l'imagination du Tarasconnais; et, bien qu'oppos par nature aux actes de violence, il ne pouvait parfois s'empecher de discuter leurs projets homicides, approuvait, critiquait, donnait des conseils dictes par l'experience d'un grand chef qui a marche sur le sentier de la guerre, habitue au maniement de toutes les armes, aux luttes corps a corps avec les grands fauves. Un jour meme qu'ils parlaient en sa presence de l'assassinat d'un policier poignarde par un nihiliste au theatre, il leur demontra que le coup avait ete mal porte et leur donna une lecon de couteau: <> qu'on lui donnait aux jours de l'an de son enfance, les supplices varies et formidables auxquels il etait expose: Tartarin, dans les mines de vert-de-gris, comme Boris, travaillant de l'eau jusqu'au ventre, le corps devore, empoisonne. Il s'echappe, se cache au milieu des forets chargees de neige, poursuivi par les Tartares et les chiens dresses pour cette chasse a l'homme. Extenue de froid, de faim, il est repris et finalement pendu entre deux forcats, embrasse par un pope aux cheveux luisants, puant l'eau-de-vie et l'huile de phoque, pendant que la-bas, a Tarascon, dans le soleil, les fanfares d'un beau dimanche, la foule, l'ingrate et oublieuse foule, installe Costecalde rayonnant sur le fauteuil du P. C. A. C'est dans l'angoisse d'un de ces mauvais reves qu'il avait pousse son cri de detresse: <> envoye au pharmacien sa lettre confidentielle toute moite de la sueur du cauchemar. Mais il suffisait du petit bonjour de Sonia vers sa croisee pour l'ensorceler, le rejeter encore dans toutes les faiblesses de l'indecision. Un soir, revenant du Kursaal a l'hotel avec les Wassilief et Bolibine, apres deux heures de musique exaltante, le malheureux oublia toute prudence, et le <>, qu'il retenait depuis si longtemps, il le prononca en serrant le bras qui s'appuyait au sien. Elle ne s'emut pas, le fixa toute pale sous le gaz du perron ou ils s'arretaient: <> dit-elle avec un joli sourire d'enigme, un sourire remontant sur les fines dents blanches. Tartarin allait repondre, s'engager par serment a quelque folie criminelle, quand le chasseur de l'hotel s'avancant vers lui: <> Et le numero 1 du depliant lui apparut: Tartarin coffre, extrade... Certes, il avait peur, mais son attitude fut heroique. Detache vivement de Sonia <> lui dit-il d'une voix etouffee. Puis il monta, la tete droite, les yeux fiers, comme a l'echafaud, si emu cependant qu'il etait oblige de se cramponner a la rampe... En s'engageant dans le corridor, il apercut des gens groupes au fond, devant sa porte, regardant par la serrure, cognant, appelant: <> et l'eleve s'avanca, cognant aux murs une espece de longue canne a peche empaquetee dans le haut, ficelee de papier gris et de toile ciree. <> soufflait le commandant. L'enfant roula l'enveloppe d'une main prompte, et l'etendard tarasconnais se deploya aux yeux de Tartarin aneanti. Les delegues se decouvrirent. <> dit Tartarin subitement eclaire par le nom de Bezuquet. Il comprit tout, devina le reste, et, s'attendrissant devant l'ingenieux mensonge du pharmacien pour le rappeler au devoir et a l'honneur, il suffoquait, begayait dans sa barbe courte: <> glapit Pascalon, brandissant l'oriflamme. Le gong d'Excourbanies retentit, fit rouler son cri de guerre. <> jusque dans les caves de l'hotel. Des portes s'ouvraient, des tetes curieuses se montraient a tous les etages, puis disparaissaient epouvantees devant cet etendard, ces hommes noirs et velus qui hurlaient des mots etranges, les bras en l'air. Jamais le pacifique hotel Jungfrau n'avait subi pareil vacarme. <> fit Tartarin un peu gene. Ils tatonnaient dans la nuit de la chambre, cherchant des allumettes, quand un coup autoritaire frappe a la porte la fit s'ouvrir d'elle-meme devant la face rogue, jaune et bouffie de l'hotelier Meyer. Il allait entrer, mais s'arreta devant cette ombre ou luisaient des yeux terribles, et du seuil, les dents soirees sur son dur accent tudesque: <>. L'hotelier recula d'un pas, mais jeta encore: <>, ou dans celui de Bravida: <> Car, par une ironie de la nature, ce militaire indomptable s'appelait Placide, et Spiridion ce buffle peau rude, aux instincts materiels. Malheureusement, la race tarasconnaise, plus galante que sentimentale, ne prend jamais les affaires de coeur au serieux: <> repondait le sentencieux Placide, et Spiridion pensait exactement comme lui; quant a l'innocent Pascalon, il avait des femmes une peur horrible et rougissait jusqu'aux oreilles lorsqu'on prononcait le nom de la Petite Scheideck devant lui, croyant qu'il s'agissait d'une personne legere dans ses moeurs. Le pauvre amoureux en fut reduit a garder ses confidences et se consola tout seul, ce qui est encore le plus sur. Quel chagrin d'ailleurs eut pu resister aux distractions de la route travers l'etroite, profonde et sombre vallee ou ils s'engageaient le long d'une riviere sinueuse, toute blanche d'ecume, grondant comme un tonnerre dans l'echo des sapinieres qui l'encaissaient, en pente sur ses deux rives! Les delegues tarasconnais, la tete en l'air, avancaient avec une sorte de terreur, d'admiration religieuse; ainsi les compagnons de Sindbad le marin, lorsqu'ils arriverent devant les paletuviers, les manguiers, toute la flore geante des cotes indiennes. Ne connaissant que leurs montagnettes pelees et petrees, ils n'auraient jamais pense qu'il put y avoir tant d'arbres a la fois sur des montagnes si hautes. <> disait le P. C. A., qui jouissait de leur emerveillement, se sentait grandir leurs yeux. En meme temps, pour egayer le decor, humaniser sa note imposante, des cavalcades les croisaient sur la route, de grands landaus a fond de train avec des voiles flottant aux portieres, des tetes curieuses qui se penchaient pour regarder la delegation serree autour de son chef, et, de distance en distance, les etalages de bibelots en bois sculpte, des fillettes plantees au bord du chemin, raides sous leurs chapeaux de paille a grands rubans, dans leurs jupes bigarrees, chantant des choeurs a trois voix en offrant des bouquets de framboises et d'edelweiss. Parfois, le cor des Alpes envoyait aux montagnes sa ritournelle melancolique, enflee, repercutee dans les gorges et diminuee lentement a la facon d'un nuage qui fond en vapeur. <> murmurait Pascalon, les yeux mouilles, extasie comme un saint de vitrail. Excourbanies hurlait sans se decourager et l'echo repetait a perte de son l'intonation tarasconnaise: <>, disait Bravida, retroussant le collet de sa jaquette. Puis la fatigue s'en mela, la faim, la mauvaise humeur. On ne trouvait pas d'auberge; et, pour s'etre bourres de framboises, Excourbanies et Bravida commencaient a souffrir cruellement. Pascalon lui-meme, cet ange charge non seulement de la banniere, mais du piolet, du sac, de l'alpenstock dont les autres se debarrassaient lachement sur lui, Pascalon avait perdu sa gaiete, ses vives gambades. A un tournant de route, comme ils venaient de franchir la Lutschine sur un de ces ponts couvert qu'on trouve dans les pays de grande neige, une formidable sonnerie de cor les accueillit. <> hurlait la delegation exasperee. L'homme, un geant, embusque au bord de la route, lacha l'enorme trompe en sapin descendant jusqu'a terre et terminee par une boite percussion qui donnait a cet instrument prehistorique la sonorit d'une piece d'artillerie. <> dit le president a Excourbanies qui, avec un enorme aplomb, et un tout petit dictionnaire de poche, pretendait servir d'interprete a la delegation, depuis qu'on etait en Suisse allemande. Mais, avant qu'il eut tir son dictionnaire, le joueur de cor repondait en tres bon francais: <> pensa Tartarin, laissant ses amis s'etonner. Le confrere de Bompard leur fut du reste fort utile, car, malgre l'enseigne en francais, les gens du Chamois fidele ne parlaient qu'un affreux patois allemand. Bientot la delegation tarasconnaise, autour d'une enorme omelette aux pommes de terre, recouvra la sante et la belle humeur, essentielle aux meridionaux comme le soleil a leur pays. On but sec, on mangea ferme. Apres force toasts portes au president et a son ascension, Tartarin, que l'enseigne de l'auberge intriguait depuis son arrivee, demanda au joueur de cor, cassant une croute dans un coin de la salle avec eux: <> fit Tartarin, cedant a ses alpinistes heureux de faire briller l'adresse de leur chef. Un leger retard, apres tout; et la Jungfrau ne perdait rien pour attendre!... Sortis de l'auberge par derriere, ils n'eurent qu'a pousser la claire-voie du verger, guere plus grand qu'un jardinet de chef de gare, et se trouverent dans la montagne fendue de grandes crevasses rouillees entre les sapins et les ronces. L'aubergiste avait pris l'avance et les Tarasconnais le voyaient dej tres haut, agitant les bras, jetant des pierres, sans doute pour faire lever la bete. Ils eurent beaucoup de mal a le rejoindre par ces pentes rocailleuses et dures, surtout pour des personnes qui sortent de table et qui n'ont pas plus l'habitude de gravir que les bons alpinistes de Tarascon. Un air lourd, avec cela, une haleine orageuse qui roulait des nuages lentement le long des cimes, sur leur tete. <<_Boufre!_>> geignait Bravida. Excourbanies grognait: <<_Outre!_ --Que vous me feriez dire...>> ajoutait le doux et belant Pascalon. Mais le guide leur ayant, d'un geste brusque, intime l'ordre de se taire, de ne plus bouger: <> dit Tartarin de Tarascon avec une severite dont chacun prit sa part, bien que le president seul fut arme. Ils restaient la debout, retenant leur souffle; tout a coup Pascalon cria: <<_Ve!_ le chamois, _ve_..... A cent metres au-dessus d'eux, les cornes droites, la robe d'un fauve clair, les quatre pieds reunis au bord du rocher la jolie bete se decoupait comme en bois travaille, les regardant sans aucune crainte. Tartarin epaula methodiquement selon son habitude; il allait tirer, le chamois disparut. <> murmura le commandant tout inquiet. En meme temps, la foudre gronda et, plus forte que la foudre, la voix d'Excourbanies: <> Le chamois venait de bondir tout pres d'eux, franchissant le ravin comme une lueur doree, trop vite pour que Tartarin put epauler, pas assez pour les empecher d'entendre le long sifflement de ses narines. <> dit le president, mais les delegues protesterent. Excourbanies, subitement tres aigre, lui demanda s'il avait jure de les exterminer. <> bela timidement Pascalon. <> fit Bravida terrible, la casquette en bataille. Tartarin les appela poules mouillees. Et brusquement, tandis qu'ils se disputaient, ils disparurent les uns aux yeux des autres dans une epaisse nuee tiede qui sentait le soufre et a travers laquelle ils se cherchaient, s'appelaient. <> cria Spiridion decoiffe par la tempete, les cheveux tout droits crepitant d'etincelles electriques. Ils etaient en plein coeur de l'orage, dans la forge meme de Vulcain. Bravida, le premier, s'enfuit a toute vitesse; le reste de la delegation s'elancait derriere lui, mais un cri du P. C. A. qui pensait a tout les retint: <> et que Bravida, l'arriere-garde, se retournait saisi d'inquietude: <> L'idee du chamois furieux, se jetant sur les chasseurs, ne lui sortait pas de l'esprit, a ce vieux guerrier. Tout bas, pour ne pas effrayer les autres, il fit part de ses craintes a Tartarin qui, bravement, prit sa place a l'arriere-garde et marcha la tete haute, trempe jusqu'aux os, avec la determination muette que donne l'imminence d'un danger. Par exemple, rentre a l'auberge, lorsqu'il vit ses chers alpinistes a l'abri, en train de s'etriller, de s'essorer autour d'un enorme poele en faience, dans la chambre du premier etage ou montait l'odeur du grog au vin commande, le president s'ecouta frissonner et declara, tres pale: <> expression de terroir sinistre dans son vague et sa brievete, qui dit toutes les maladies, peste, cholera, vomito negro, les noires, les jaunes, les foudroyantes, dont se croit atteint le Tarasconnais a la moindre indisposition. Tartarin avait pris le mal! Il n'etait plus question de repartir, et la delegation ne demandait que le repos. Vite, on fit bassiner le lit, on pressa le vin chaud, et, des le second verre, le president sentit par tout son corps douillet une chaleur, un picotis de bonne augure. Deux oreillers dans le dos, un <> sur les pieds, son passe-montagne serrant la tete, il eprouvait un bien-etre delicieux ecouter les rugissements de la tempete, dans la bonne odeur de sapin de cette piece rustique aux murs en bois, aux petites vitres plombees, a regarder ses chers alpinistes presses autour du lit, le verre en main, avec les tournures heteroclites que donnaient a leurs types gaulois, sarrasins ou romains, les courtines, rideaux, tapis dont ils s'etaient affubles, tandis que leurs vetements fumaient devant le poele. S'oubliant lui-meme, il les questionnait d'une voix dolente. <> Puis ils parlerent de leur chasse, s'echauffant au souvenir de certains episodes dangereux, ainsi quand la bete s'etait retournee, furieuse; et sans complicite de mensonge, bien ingenument, ils fabriquaient deja la fable qu'ils raconteraient au retour. Soudain, Pascalon descendu pour aller chercher une nouvelle tournee de grog, apparut tout effare, un bras nu hors du rideau a fleurs bleues qu'il ramenait contre lui d'un geste pudique a la Polyeucte. Il fut plus d'une seconde sans pouvoir articuler tout bas, l'haleine courte: <> dit Bravida, n'essayant plus de comprendre, tandis que Tartarin enfoncait le passe-montagne en casque a meche sur ses yeux pour cacher aux delegues la douce hilarite qui le gagnait en rencontrant a chaque etape, avec ses trucs et ses comparses, la Suisse rassurante de Bompard. X L'ASCENSION DE LA JUNGFRAU.--VE, LES BOEUFS.--LES CRAMPONS KENNEDY NE MARCHENT PAS, LA LAMPE A CHALUMEAU NON PLUS.--APPARITION D'HOMMES MASQUES AU CHALET DU CLUB ALPIN.--LE PRESIDENT DANS LA CREVASSE.--IL Y LAISSE SES LUNETTES.--SUR LES CIMES.--TARTARIN DEVENU DIEU. Grande affluence, ce matin-la, a l'hotel Bellevue sur la Petite Scheideck. Malgre la pluie et les rafales, on avait dresse les tables dehors, a l'abri de la veranda, parmi tout un etalage d'alpenstocks, gourdes, longues-vues, coucous en bois sculpte, et les touristes pouvaient en dejeunant contempler, a gauche, a quelque deux mille metres de profondeur, l'admirable vallee de Grindelwald; a droite, celle de Lauterbrunnen, et en face, a une portee de fusil, semblait-il, les pentes immaculees, grandioses, de la Jungfrau, ses neves, ses glaciers, toute cette blancheur reverberee illuminant l'air alentour, faisant les verres encore plus transparents, les nappes encore plus blanches. Mais, depuis un moment, l'attention generale se trouvait distraite par une caravane tapageuse et barbue qui venait d'arriver a cheval, mulet, a ane, meme en chaise a porteurs, et se preparait a l'escalade par un dejeuner copieux, plein d'entrain, dont le vacarme contrastait avec les airs ennuyes, solennels, des Riz et Pruneaux tres illustres reunis a la Scheideck: lord Chipendale, le senateur belge et sa famille, le diplomate austro-hongrois, d'autres encore. On aurait pu croire que tous ces gens barbus attables ensemble allaient tenter l'ascension, car ils s'occupaient a tour de role des preparatifs de depart, se levaient, se precipitaient pour aller faire des recommandations aux guides, inspecter les provisions, et, d'un bout de la terrasse a l'autre, ils s'interpellaient de cris terribles: <> dit le bon Tartarin d'une voix triomphante et joyeuse ou ne semblait pas l'ombre d'une inquietude pour les dangers possibles du voyage, son dernier doute sur le truquage de la Suisse s'etant dissipe le matin meme devant les deux glaciers de Grindelwald, precedes chacun d'un guichet et d'un tourniquet avec cette inscription: <> s'ecria tout a coup un long, funebre Anglais au teint briquete s'approchant le verre et la bouteille en mains. Puis, apres avoir oblige le heros trinquer: <> anonna-t-il plusieurs fois, et ne sachant plus comment en sortir, il ajouta: <> sa formule mondaine pour brusquer les presentations. Mais les guides s'impatientaient, il fallait atteindre avant le soir la cabane du Club Alpin ou l'on couche en premiere etape, il n'y avait pas une minute a perdre. Tartarin le comprit, salua d'un geste circulaire, sourit paternellement aux malicieuses misses, puis, d'une voix tonnante: <> la colonne s'ebranla, les deux guides en tete, portant le sac, les provisions, des fagots de bois, puis Pascalon tenant l'oriflamme, enfin le P. C. A. et les delegues qui devaient raccompagner jusqu'au glacier du Guggi. Ainsi deploye en procession avec son claquement de drapeau sur ces fonds mouilles, ces cretes denudees ou neigeuses, le cortege evoquait vaguement le jour des morts a la campagne. Tout a coup le commandement cria fort alarme: <> ils se separerent. Quant proposer au president de monter avec lui, pas un n'y songea; c'etait trop haut, _boufre!_ A mesure qu'on approchait, cela grandissait encore, les abimes se creusaient, les pics se herissaient dans un blanc chaos que l'on eut dit infranchissable. Il valait mieux regarder l'ascension, de la Scheideck. De sa vie, naturellement, le president du Club des Alpines n'avait mis les pieds sur un glacier. Rien de semblable dans les montagnettes de Tarascon embaumees et seches comme un paquet de vetiver; et cependant les abords du Guggi lui donnaient une sensation de deja vu, eveillaient le souvenir de chasses en Provence, tout au bout de la Camargue, vers la mer. C'etait la meme herbe toujours plus courte, grillee, comme roussie au feu. Ca et la des flaques d'eau, des infiltrations trahies de roseaux greles, puis la moraine, comme une dune mobile de sable, de coquilles brisees, d'escarbilles, et, au bout, le glacier aux vagues bleu-vert, cretees de blanc, moutonnantes comme des flots silencieux et figes. Le vent qui venait de la, sifflant et dur, avait aussi le mordant, la fraicheur salubre des brises de mer. <> fit Tartarin au guide lui offrant des chaussons de laine pour passer sur ses bottes... <> Il criait comme pour un sourd, afin de se mieux faire comprendre de Christian Inebnit, qui ne savait pas plus de francais que son camarade Kaufmann; et en meme temps, assis sur la moraine, il fixait par leurs courroies des especes de socques ferres de trois enormes et fortes pointes. Cent fois il les avait experimentes, ces crampons Kennedy, manoeuvres dans le jardin du baobab; neanmoins, l'effet fut inattendu. Sous le poids du heros, les pointes s'enfoncerent dans la glace avec tant de force que toutes les tentatives pour les retirer furent vaines. Voila Tartarin cloue au sol, suant, jurant, faisant des bras et de l'alpenstock une telegraphie desesperee, reduit enfin a rappeler ses guides qui s'en allaient devant, persuades qu'ils avaient affaire a un alpiniste experimente. Dans l'impossibilite de le deraciner, on defit les courroies, et les crampons abandonnes dans la glace, remplaces par une paire de chaussons tricotes, le president continua sa route, non sans beaucoup de peine et de fatigue. Inhabile a tenir son baton, il y butait des jambes, le fer patinait, l'entrainait quand il s'appuyait trop fort; il essaya du piolet, plus dur encore a manoeuvrer, la houle du glacier s'accentuant a mesure, bousculant l'un par-dessus l'autre ses flots immobiles dans une apparence de tempete furieuse et petrifiee. Immobilite apparente, car des craquements sourds, de monstrueux borborygmes, d'enormes quartiers de glace se deplacant avec lenteur comme des pieces truquees d'un decor indiquaient l'interieur vie de toute cette masse figee, ses traitrises d'element: et sous les yeux de l'Alpiniste, au jete de son pic, des crevasses se fendaient, des puits sans fond ou les glacons en debris roulaient indefiniment. Le heros tomba a plusieurs reprises, une fois jusqu'a mi-corps, dans un de ces goulots verdatres ou ses larges epaules le retinrent au passage. A le voir si maladroit et en meme temps si tranquille et sur de lui, riant, chantant, gesticulant comme tout a l'heure pendant le dejeuner, les guides s'imaginerent que le champagne suisse l'avait impressionne. Pouvaient-ils supposer autre chose d'un president de Club Alpin, d'un ascensionniste renomme dont ses camarades ne parlaient qu'avec des <> et de grands gestes? L'ayant pris chacun sous un bras avec la fermete respectueuse de policemen mettant en voiture un fils de famille emeche, ils tachaient, a l'aide de monosyllabes et de gestes, d'eveiller sa raison aux dangers de la route, a la necessite de gagner la cabane avant la nuit; le menacaient des crevasses, du froid, des avalanches. Et, de la pointe de leurs piolets, ils lui montraient l'enorme accumulation des glaces, les neves en mur incline devant eux jusqu'au zenith dans une reverberation aveuglante. Mais le bon Tartarin se moquait bien de tout cela: <> et il pouffait de rire en clignant de l'oeil, leur envoyait des coups de coudes dans les cotes pour bien faire comprendre a ses guides qu'on ne l'abusait pas, qu'il etait dans le secret de la comedie. Les autres finissaient par s'egayer a l'entrain des chansons tarasconnaises, et, quand ils posaient une minute sur un bloc solide pour permettre au monsieur de reprendre haleine, ils _yodlaient_ a la mode suisse, mais pas bien fort, de crainte des avalanches, ni bien longtemps, car l'heure s'avancait. On sentait le soir proche, au froid plus vif et surtout a la decoloration singuliere de toutes ces neiges, ces glaces, amoncelees, surplombantes, qui, meme sous un ciel brumeux, gardent un irisement de lumiere, mais, lorsque le jour s'eteint, remonte vers les cimes fuyantes, prennent des teintes livides, spectrales, de monde lunaire. Paleur, congelation, silence, toute la mort. Et le bon Tartarin, si chaud, si vivant, commencait pourtant a perdre sa verve, quand un cri lointain d'oiseau, le rappel d'une <> sonnant dans cette desolation, fit passer devant ses yeux une campagne brulee et, sous le couchant couleur de braise, des chasseurs tarasconnais s'epongeant le front, assis sur leurs carniers vides, dans l'ombre fine d'un olivier. Ce souvenir le reconforta. En meme temps, Kaufmann lui montrait au-dessus d'eux quelque chose ressemblant a un fagot de bois sur la neige. <<_Die Hutte_.>> C'etait la cabane. Il semblait qu'on dut l'atteindre en quelques enjambees, mais il fallait encore une bonne demi-heure de marche. L'un des guides alla devant pour allumer le feu. La nuit descendait maintenant, la bise piquait sur le sol cadaverique; et Tartarin, ne se rendant plus bien compte des choses, fortement soutenu par le bras du montagnard, butait, bondissait, sans un fil sec sur la peau malgr l'abaissement de la temperature. Tout a coup une flamme jaillit quelques pas, portant une bonne odeur de soupe a l'oignon. On arrivait. Rien de plus rudimentaire que ces haltes etablies dans la montagne par les soins du Club Alpin Suisse. Une seule piece dont un plan de bois dur incline, servant de lit, tient presque tout l'espace, n'en laissant que fort peu pour le fourneau et la table longue clouee au parquet comme les bancs qui l'entourent. Le couvert etait deja mis, trois bols, des cuillers d'etain, la lampe a chalumeau pour le cafe, deux conserves de Chicago ouvertes. Tartarin trouva le diner delicieux bien que la soupe a l'oignon empestat la fumee et que la fameuse lampe a chalumeau brevetee, qui devait parfaire son litre de cafe en trois minutes, n'eut jamais voulu fonctionner. Au dessert, il chanta: c'etait sa seule facon de causer avec ses guides. Il chanta des airs de son pays: _la Tarasque_, _les Filles d'Avignon_. Les guides repondaient par des chansons locales on patois allemand: <<_Mi Vater isch en Appenzeller... aou, aou_...>> Braves gens aux traits durs et frustes, tailles en pleine roche, avec de la barbe dans les creux qui semblait de la mousse, de ces yeux clairs, habitues aux grand espaces comme en ont les matelots; et cette sensation de la mer et du large qu'il avait tout a l'heure en approchant du Guggi, Tartarin la retrouvait ici, en face de ces marins du glacier, dans cette cabane etroite, basse et fumeuse, vrai entrepont de navire, dans l'egouttement de la neige du toit qui fondait a la chaleur, et les grands coups de vent tombant en paquet d'eau, secouant tout, faisant craquer les planches, vaciller la flamme de la lampe, et s'arretant tout a coup sur un silence, enorme, monstrueux, de fin du monde. On achevait de diner, quand des pas lourds sur le sol opaque, des voix s'approcherent. Des bourrades violentes, ebranlerent la porte, Tartarin, tres emu, regarda ses guides... Une attaque nocturne a ces hauteurs!... Les coups redoublerent. <> fit le heros sautant sur son piolet; mais deja la cabane etait envahie par deux Yankees gigantesques masques de toile blanche, les vetements trempes de sueur et de neige, puis, derriere eux, des guides, des porteurs, toute une caravane qui venait de faire l'ascension de la Jungfrau. <> dit le Tarasconnais avec un geste large et dispensateur dont les milords n'avaient nul besoin pour prendre leurs aises. En un tour de main, la table fut investie, le couvert enleve, les bols et les cuillers passes a l'eau chaude pour servir aux arrivants, selon la regle etablie en tous ces chalets alpins: les bottes des milords fumaient devant le poele, pendant qu'eux-memes, dechausses, les pieds enveloppes de paille, s'etalaient devant une nouvelle soupe a l'oignon. Le pere et le fils, ces Americains; deux geants roux, tetes de pionniers, dures et volontaires. L'un deux, le plus age, avait dans sa face boursouflee, halee, craquelee, des yeux dilates, tout blancs; et bientot, a son hesitation tatonnante autour de la cuiller et du bol, aux soins que son fils prenait de lui, Tartarin comprit que c'etait le fameux alpiniste aveugle dont on lui avait parle a l'hotel Bellevue et auquel il ne voulait pas croire, grimpeur fameux dans sa jeunesse qui malgre ses soixante ans et son infirmite, recommencait avec son fils toutes ses courses d'autrefois. Il avait deja fait ainsi le Wetterhorn et la Jungfrau, comptait attaquer le Cervin et le Mont-Blanc, pretendant que l'air des cimes, cette aspiration froide gout de neige, lui causait une joie indicible, tout un rappel de sa vigueur passee. <>, s'allongea sur la planche, roule dans sa couverture, le passe-montagne jusqu'aux yeux, et s'endormit, malgre la lumiere, le train, la fumee des pipes et l'odeur de l'oignon... <> dit Inebnit, immobile tant que dura la repercussion des echos, nombreuse, grandiose a remplir le ciel, et terminee par un long roulement de foudre qui s'eloigne ou qui tombe en detonations perdues. Apres, le silence s'etala de nouveau, couvrit tout comme un suaire. L'arete franchie, ils s'engagerent sur un neve de pente assez douce, mais d'une longueur interminable. Ils grimpaient depuis plus d'une heure, quand une mince ligne rose commenca a marquer les cimes, la-haut, bien haut sur leurs tetes. C'etait le matin qui s'annoncait. En bon Meridional ennemi de l'ombre, Tartarin entonnait son chant d'allegresse: _Grand souleu de la Provenco Gai compaire dou mistrau..._[*] [*] Grand soleil de la Provence,--Gai compere du mistral. Une brusque secouee de la corde par devant et par derriere l'arreta net au milieu de son couplet. <> faisait Inebnit montrant du bout de son piolet la ligne menacante des seracs gigantesques et tumultueux, aux assises branlantes, et dont la moindre secousse pouvait determiner l'eboulement. Mais le Tarasconnais savait a quoi s'en tenir; ce n'est pas a lui qu'il fallait pousser de pareilles bourdes, et, d'une voix retentissante, il reprit: _Tu qu'escoules la Duranco Commo un flot de vin de Crau._[*] [*] Toi qui siffles la Durance--Comme un coup de vin de Crau. Les guides, voyant qu'ils n'auraient pas raison de l'enrage chanteur, firent un grand detour pour s'eloigner des seracs et, bientot, furent arretes par une enorme crevasse qu'eclairait en profondeur, sur les parois d'un vert glauque, le furtif et premier rayon du jour. Ce qu'on appelle un <> la surmontait, si mince, si fragile, qu'au premier pas il s'eboula dans un tourbillon de poussiere blanche, entrainant le premier guide et Tartarin suspendus a la corde que Rodolphe Kaufmann, le guide d'arriere, se trouvait seul a soutenir, cramponne de toute sa vigueur de montagnard a son piolet profondement enfonce dans la glace. Mais s'il pouvait retenir les deux hommes sur le gouffre, la force lui manquait pour les en retirer, et il restait accroupi, les dents serrees, les muscles tendus, trop loin de la crevasse pour voir ce qui s'y passait. D'abord abasourdi par la chute, aveugle de neige, Tartarin s'etait agite une minute des bras et des jambes en d'inconscientes detentes, comme un pantin detraque, puis, redresse au moyen de la corde, il pendait sur l'abime, le nez a cette paroi de glace que lissait son haleine, dans la posture d'un plombier en train de ressouder des tuyaux de descente. Il voyait au-dessus de lui palir le ciel, s'effacer les dernieres etoiles, au-dessous s'approfondir le gouffre en d'opaques tenebres d'ou montait un souffle froid. Tout de meme, le premier etourdissement passe, il retrouva son aplomb, sa belle humeur. <> car le sien s'etait perdu dans la chute, et le lourd instrument passe des mains de Tartarin dans celles du guide, difficilement a cause de la distance qui separait les deux pendus, le montagnard s'en servit pour entailler la glace devant lui d'encoches ou cramponner ses pieds et ses mains. Le poids de la corde ainsi affaibli de moitie, Rodolphe Kaufmann, avec une vigueur calculee, des precautions infinies, commenca a tirer vers lui le president dont la casquette tarasconnaise parut enfin au bord de la crevasse. Inebnit reprit pied a son tour, et les deux montagnards se retrouverent avec l'effusion aux paroles courtes qui suit les grands dangers chez ces gens d'elocution difficile; ils etaient emus, tout tremblants de l'effort, Tartarin dut leur passer sa gourde de kirsch pour raffermir leurs jambes. Lui paraissait dispos et calme, et tout en se secouant, battant la semelle en mesure, il fredonnait au nez des guides ebahis. <> disait Kaufmann lui tapant sur l'epaule; et Tartarin avec son beau rire: <> criaient les guides lui montrant tout en bas, bien loin, sur un plateau de verdure emergeant des brumes de la vallee, l'hotel Bellevue guere plus gros qu'un de a jouer. De la jusque vers eux s'etalait un panorama admirable, une montee de champs de neige dores, oranges par le soleil, ou d'un bleu profond et froid, un amoncellement de glaces bizarrement structurees en tours, en fleches, en aiguilles, aretes, bosses gigantesques, a croire que dormait dessous le mastodonte ou le megatherium disparus. Toutes les teintes du prisme s'y jouaient, s'y rejoignaient dans le lit de vastes glaciers roulant leurs cascades immobiles, croisees avec d'autres petits torrents figes dont l'ardeur du soleil liquefiait les surfaces plus brillantes et plus unies. Mais a la grande hauteur, cet etincellement se calmait, une lumiere flottait, ecliptique et froide, qui faisait frissonner Tartarin autant que la sensation de silence et de solitude de tout ce blanc desert aux replis mysterieux. Un peu de fumee, de sourdes detonations monterent de l'hotel. On les avait vus, on tirait le canon en leur honneur, et la pensee qu'on le regardait, que ses alpinistes etaient la, les misses, Riz et Pruneaux illustres, avec leurs lorgnettes braquees, rappela Tartarin a la grandeur de sa mission. Il t'arracha des mains du guide, o banniere tarasconnaise, te fit flotter deux ou trois fois; puis, enfoncant son piolet dans la neige, s'assit sur le fer de la pioche, banniere au poing, superbe, face au public. Et, sans qu'il s'en apercut, par une de ces repercussions spectrales frequentes aux cimes, pris entre le soleil et les brumes qui s'elevaient derriere lui, un Tartarin gigantesque se dessina dans le ciel, elargi et trapu, la barbe herissee hors du passe-montagne, pareil a un de ces dieux Scandinaves que la legende se figure tronant au milieu des nuages. XI ROUTE POUR TARASCON!--LE LAC DE GENEVE.--TARTARIN PROPOSE UNE VISITE AU CACHOT DE BONNIVARD.--COURT DIALOGUE AU MILIEU DES ROSES.--TOUTE LA BANDE SOUS LES VERROUS.--L'INFORTUNE BONNIVARD.--OU SE RETROUVE UNE CERTAINE CORDE FABRIQUEE EN AVIGNON. A la suite de l'ascension, le nez de Tartarin pela, bourgeonna, ses joues se craquelerent. Il resta chambre pendant cinq jours a l'hotel Bellevue. Cinq jours de compresses, de pommades, dont il trompait la fadeur gluante et l'ennui en faisant des parties de quadrette avec les delegues ou leur dictant un long recit detaille, circonstancie, de son expedition, pour etre lu en seance, au Club des Alpines, et publi dans le Forum; puis, lorsque la courbature generale eut disparu et qu'il ne resta plus sur le noble visage du P. C. A. que quelques ampoules, escarres, gercures, avec une belle teinte de poterie etrusque, la delegation et son president se remirent en route pour Tarascon, via Geneve. Passons sur les episodes du voyage, l'effarement que jeta la bande meridionale dans les wagons etroits, les paquebots, les tables d'hote, par ses chants, ses cris, son affectuosite debordante, et sa banniere, et ses alpenstocks; car depuis l'ascension du P. C. A., ils s'etaient tous munis de ces batons de montagne, ou les noms d'escalades celebres s'enroulent, marques au feu, en vers de mirlitons. Montreux! Ici, les delegues, sur la proposition du maitre, decidaient de faire halte un ou deux jours pour visiter les bords fameux du Leman, Chillon surtout, et son cachot legendaire dans lequel languit le grand patriote Bonnivard et qu'ont illustre Byron et Delacroix. Au fond, Tartarin se souciait fort peu de Bonnivard, son aventure avec Guillaume Tell l'ayant eclaire sur les legendes suisses; mais passant a Interlaken, il avait appris que Sonia venait de partir pour Montreux avec son frere dont l'etat s'aggravait, et cette invention d'un pelerinage historique lui servait de pretexte pour revoir la jeune fille et, qui sait, la decider peut-etre a le suivre a Tarascon. Bien entendu, ses compagnons croyaient de la meilleure foi du monde qu'ils venaient rendre hommage au grand citoyen genevois dont le P. C. A. leur avait raconte l'histoire; meme, avec leur gout pour les manifestations theatrales, sitot debarques a Montreux, ils auraient voulu se mettre en file, deployer la banniere et marcher sur Chillon aux cris mille fois repetes de <> Le president fut oblige de les calmer. <> Et ils emplirent l'omnibus d'une pension Muller quelconque, stationne, ainsi que beaucoup d'autres, autour du ponton de debarquement. <<_Ve_ le gendarme, comme il nous regarde!>> dit Pascalon, montant le dernier avec la banniere toujours tres mal commode a installer. Et Bravida inquiet: <> fit le bon Tartarin modestement; et il souriait de loin au soldat de la police vaudoise dont la longue capote bleue se tournait avec obstination vers l'omnibus filant entre les peupliers du rivage. Il y avait marche, ce matin-la, a Montreux. Des rangees de petites boutiques en plein vent le long du lac, etalages de fruits, de legumes, de dentelles a bon marche et de ces bijouteries claires, chaines, plaques, agrafes, dont s'ornent les costumes des Suissesses comme de neige travaillee ou de glace en perles. A cela se melait le train du petit port ou s'entrechoquait toute une flottille de canots de plaisance aux couleurs vives, le transbordement des sacs et des tonneaux debarques des grandes brigantines aux voiles en antennes, les rauques sifflements, les cloches des paquebots, et le mouvement des cafes, des brasseries, des fleuristes, des brocanteurs qui bordent le quai. Un coup de soleil la-dessus, on aurait pu se croire a la marine de quelque station mediterraneenne, entre Menton et Bordighera. Mais le soleil manquait, et les Tarasconnais regardaient ce joli pays travers une buee d'eau qui montait du lac bleu, grimpait les rampes, les petites rues caillouteuses, rejoignait au-dessus des maisons en etage d'autres nuages noirs amonceles entre les sombres verdures de la montagne, charges de pluie a en crever. <> aux alpinistes stupefaits. <> Et sitot le serrement de mains, elle se remit a marcher. Il prit le pas a cote d'elle, essouffle, s'excusant de l'avoir quittee d'une facon si brusque... l'arrivee de ses amis... la necessite de l'ascension dont sa figure portait encore les traces... Elle l'ecoutait sans rien dire, sans le regarder, pressant le pas, l'oeil fixe et tendu. De profil, elle lui semblait palie, les traits develoutes de leur candeur enfantine, avec quelque chose de dur, de resolu, qui, jusqu'ici, n'avait existe que dans sa voix, sa volonte imperieuse; mais toujours sa grace juvenile, sa chevelure en or frise. <> demanda Tartarin un peu gene par ce silence, cette froideur qui le gagnait. <> Elle tressaillit: <> dit Sonia poussant la grille sous un fronton de maconnerie blanche marque de caracteres russes en lettres d'or. Tartarin ne comprit pas d'abord ou il se trouvait. Un petit jardin aux allees soignees, cailloutees, plein de rosiers grimpants jetes entre des arbres verts, de grands bouquets de roses jaunes et blanches remplissant l'espace etroit de leur arome et de leur lumiere. Dans ces guirlandes, cette floraison merveilleuse, quelques dalles debout ou couchees, avec des dates, des noms, celui-ci tout neuf incruste sur la pierre: <<_Boris de Wassilief_, 22 ans. Il etait la depuis quelques jours, mort presque aussitot leur arrivee a Montreux; et, dans ce cimetiere des etrangers, il retrouvait un peu la patrie parmi les Russes, Polonais, Suedois enterres sous les fleurs, poitrinaires des pays froids qu'on expedie dans cette Nice du Nord, parce que le soleil du Midi serait trop violent pour eux et la transition trop brusque. Ils resterent un moment immobiles et muets, devant cette blancheur de la dalle neuve sur le noir de la terre fraichement retournee; la jeune fille, la tete inclinee, respirait les roses foisonnantes, y calmant ses yeux rougis. <> dit Tartarin emu, et, prenant dans ses fortes mains rudes le bout des doigts de Sonia: <> Tout bas, elle ajouta avec un demi-sourire, plantant son regard bleu dans celui de Tartarin qui fuyait, se derobait: <> fit-elle avec un haussement d'epaules. Et elle s'en alla, droite et fiere, entre les buissons de roses, sans se retourner une fois... Bavard! ...pas un mot de plus, mais l'intonation etait si meprisante que le bon Tartarin en rougit jusque sous sa barbe et s'assura qu'ils etaient bien seuls dans le jardin, que personne n'avait entendu. Chez notre Tarasconnais, heureusement, les impressions ne duraient guere. Cinq minutes apres, il remontait les terrasses de Montreux d'un pas allegre, en quete de la pension Muller ou ses alpinistes devaient l'attendre pour dejeuner, et toute sa personne respirait un vrai soulagement, la joie d'en avoir fini avec cette liaison dangereuse. En marchant, il soulignait d'energiques hochements de tete les eloquentes explications que Sonia n'avait pas voulu entendre et qu'il se donnait a lui-meme mentalement: _Be_, oui, certainement le despotisme... Il ne disait pas non... mais passer de l'idee l'action, _boufre!_... Et puis, en voila un metier de tirer sur les despotes! Mais si tous les peuples opprimes s'adressaient a lui, comme les Arabes a Bombonnel lorsqu'une panthere rode autour du douar, il n'y pourrait jamais suffire, _allons!_ Une voiture de louage venant a fond de train coupa brusquement son monologue. Il n'eut que le temps de sauter sur le trottoir. <> Mais son cri de colere se changea aussitot en exclamations stupefaites: <<_Ques aco!... Bou-diou!_.. Pas possible!...>> Je vous donne en mille de deviner ce qu'il venait de voir dans ce vieux landeau. La delegation, la delegation au grand complet. Bravida, Pascalon, Excourbanies, empiles sur la banquette du fond, pales, defaits, egares, sortant d'une lutte, et deux gendarmes en face, le mousqueton au poing. Tous ces profils, immobiles et muets dans le cadre etroit de la portiere, tenaient du mauvais reve; et debout, cloue comme jadis sur la glace par ses crampons Kennedy, Tartarin regardait fuir au galop ce carrosse fantastique derriere lequel s'acharnait une volee d'ecoliers sortant de classe, leurs cartables sur le dos, lorsque quelqu'un cria a ses oreilles: <> En meme temps, empoigne, garrotte, ligotte on le hissait son tour dans un <> avec des gendarmes, dont un officier arme de sa latte gigantesque qu'il tenait toute droite entre ses jambes, la poignee touchant le haut de la voiture. Tartarin voulait parler, s'expliquer. Evidemment il devait y avoir quelque meprise... Il dit son nom, sa patrie, se reclama de son consul, d'un marchand de miel suisse nomme Ichener qu'il avait connu en foire de Beaucaire. Puis, devant le mutisme persistant de ses gardes, il crut a un nouveau truc de la feerie de Bompard, et s'adressant a l'officier d'un air malin: <> dit l'officier roulant des yeux terribles, a croire qu'il allait passer le prisonnier au fil de sa latte. L'autre se tint coi, ne bougea plus, regardant se derouler a la portiere des bouts de lacs, de hautes montagnes d'un vert humide, des hotels aux toitures variees, aux enseignes dorees visibles d'une lieue, et, sur les pentes, comme au Rigi, un va-et-vient de hottes et de bourriches; comme au Rigi encore, un petit chemin de fer cocasse, un dangereux jouet mecanique qui se cramponnait a pic jusqu'a Glion, et, pour completer la ressemblance avec <>, une pluie rayante et battante, un echange d'eau et de brouillards du ciel au Leman et du Leman au ciel, les nuages touchant les vagues. La voiture roula sur un pont-levis entre des petites boutiques de chamoiseries, canifs, tire-boutons, peignes de poche, franchit une poterne basse et s'arreta dans la cour d'un vieux donjon, mangee d'herbe, flanquee de tours rondes a poivrieres, a moucharabis noirs soutenus par des poutrelles. Ou etait-il? Tartarin le comprit en entendant l'officier de gendarmerie discuter avec le concierge du chateau, un gros homme en bonnet grec agitant un trousseau de clefs rouillees. <> commanda le capitaine, et il fut fait comme il avait dit. Ce chateau de Chillon, dont le P. C. A. ne cessait de parler depuis deux jours a ses chers alpinistes, et dans lequel, par une ironie de la destinee, il se trouvait brusquement incarcere sans savoir pourquoi, est un des monuments historiques les plus visites de toute la Suisse. Apres avoir servi de residence d'ete aux comtes de Savoie, puis de prison d'Etat, de depot d'armes et de munitions, il n'est plus aujourd'hui qu'un pretexte a excursion, comme le Rigi-Kulm ou la Tellsplatte. On y a laisse cependant un poste de gendarmerie et un <> pour les ivrognes et les mauvais garcons du pays; mais ils sont si rares, dans ce paisible canton de Vaud, que le violon est toujours vide et que le concierge y renferme sa provision de bois pour l'hiver. Aussi l'arrivee de tous ces prisonniers l'avait mis de fort mechante humeur, l'idee surtout qu'il n'allait plus pouvoir faire visiter le celebre cachot, a cette epoque de l'annee le plus serieux profit de la place. Furieux, il montrait la route a Tartarin, qui suivait, sans le courage de la moindre resistance. Quelques marches branlantes, un corridor moisi, sentant la cave, une porte epaisse comme un mur, avec des gonds enormes, et ils se trouverent dans un vaste souterrain voute, au sol battu, aux lourds piliers romains ou restent scelles des anneaux de fer enchainant jadis les prisonniers d'Etat. Un demi-jour tombait avec le tremblotement, le miroitement du lac a travers d'etroites meurtrieres qui ne laissaient voir qu'un peu de ciel. <> dit Tartarin, a qui, fort heureusement, on n'avait pas ote sa bourse. Le concierge revint avec un pain frais, de la biere, un cervelas, devores avidement par le nouveau prisonnier de Chillon, a jeun depuis la veille, creuse de fatigues et d'emotions. Pendant qu'il mangeait sur son banc de pierre dans la lueur du soupirail, le geolier l'examinait d'un oeil bonasse. <> s'ecria l'effrontee petite Parisienne coiffee d'un chapeau Directoire, que le monsieur du Jockey-Club faisait passer pour sa niece. Le Tarasconnais ne se laissa pas demonter. <> dit-il du ton le plus naturel du monde, comme s'il etait en train, lui aussi, de visiter le cachot par plaisir, et il se mela aux autres voyageurs qui souriaient en reconnaissant l'alpiniste du Rigi-Kulm, le boute-en-train du fameux bal. <> L'homme ajouta avec un certain respect: <> interrompt le capitaine. Le prefet correct reprend: <> Et l'on introduit le tenor italien, le policier que les nihilistes avaient accroche a la branche d'un chene au Brunig, mais que des bucherons ont sauve miraculeusement. Le mouchard regarde Tartarin: <> les delegues: <> repond le president avec l'aplomb de l'innocence. Apres une courte explication, les alpinistes de Tarascon, rendus a la liberte, s'eloignent du chateau de Chillon dont nul n'a ressenti plus fort qu'eux la melancolie oppressante et romantique. Ils s'arretent la pension Muller pour prendre les bagages, la banniere, payer le dejeuner de la veille qu'ils n'ont pas eu le temps de manger, puis filent vers Geneve par le train. Il pleut. A travers les vitres ruisselantes se lisent des noms de stations d'aristocratique villegiature, Clarens, Vevey, Lausanne; les chalets rouges, les jardinets d'arbustes rares passent sous un voile humide ou s'egouttent les branches, les clochetons des toits, les terrasses des hotels. Installes dans un petit coin du long wagon suisse, deux banquettes se faisant face, les alpinistes ont la mine defaite et deconfite. Bravida, tres aigre, se plaint de douleurs et, tout le temps, demande a Tartarin avec une ironie feroce: <> Excourbanies, aphone, pour la premiere fois, regarde piteusement le lac qui les escorte aux portieres: <> hurle Excourbanies tout bas, de sa voix morte. <> Celui-la aussi le reniait. <> commanda-t-il; et le feuilletant d'une main gourde, il lisait a haute voix les noms des voyageurs qui, depuis huit jours, avaient traverse l'hotel: <> Il en dechiffra deux ou trois pages, palissant quand il croyait voir un nom ressemblant a celui qu'il cherchait; puis, a la fin, le livre jete sur la table avec un rire de triomphe, le petit homme fit une gambade gamine, extraordinaire pour son corps replet: <> Et le bon Tartarin, ayant salue les dames, marcha vers la salle a manger, suivi de la delegation affamee et tumultueuse. Eh oui! la delegation, tous, Bravida lui-meme... Est-ce que c'etait possible, allons!... Qu'aurait-on dit, la-bas, en les voyant revenir sans Tartarin? Chacun d'eux le sentait bien. Et au moment de se separer, en gare de Geneve, le buffet fut temoin d'une scene pathetique, pleurs, embrassades, adieux dechirants a la banniere, l'issue desquels adieux tout le monde s'empilait dans le landau que le P. C. A. venait de freter pour Chamonix. Superbe route qu'ils firent les yeux fermes, pelotonnes dans leurs couvertures, remplissant la voiture de ronflements sonores, sans se preoccuper du merveilleux paysage qui, depuis Sallanches, se deroulait sous la pluie: gouffres, forets, cascades ecumantes, et, selon les mouvements de la vallee, tour a tour visible ou fuyante, la cime du Mont-Blanc au-dessus des nuees. Fatigues de ce genre de beautes naturelles, nos Tarasconnais ne songeaient qu'a reparer la mauvaise nuit passee sous les verrous de Chillon. Et, maintenant encore, au bout de la longue salle a manger deserte de l'hotel Baltet, pendant qu'on leur servait un potage rechauffe et les reliefs de la table d'hote, ils mangeaient gloutonnement, sans parler, preoccupes surtout d'aller vite au lit. Subitement, Spiridion Excourbanies, qui avalait comme un somnambule, sortit de son assiette et, flairant l'air autour de lui: <<_Outre!_ ca sent l'ail!... --C'est vrai, que ca le sent...>> dit Bravida. Et tous, ragaillardis par ce rappel de la patrie, ce fumet des plats nationaux que Tartarin n'avait plus respire depuis longtemps, ils se retournaient sur leurs chaises avec une anxiete gourmande. Cela venait du fond de la salle, d'une petite piece ou mangeait a part un voyageur, personnage d'importance sans doute, car a tout moment la barrette du chef se montrait au guichet ouvrant sur la cuisine, pour passer a la fille de service des petits plats couverts qu'elle portait dans cette direction. <> murmura le doux Pascalon; et le president, devenu bleme a l'idee de Costecalde, commanda: <> dit le courrier serrant toutes les mains et s'asseyant a la table des Tarasconnais pour partager avec eux un plat de cepes a l'ail prepare par la mere Baltet, laquelle, ainsi que son mari, avait horreur de la cuisine de table d'hote. Etait-ce le fricot national ou bien la joie de retrouver un _pays_, ce delicieux Bompard a l'imagination inepuisable? Immediatement la fatigue et l'envie de dormir s'envolerent, on deboucha du Champagne et, la moustache toute barbouillee de mousse, ils riaient, poussaient des cris, gesticulaient, s'etreignaient a la taille, pleins d'effusion. <> fit le bon Tartarin frisant ses petits yeux par un rire d'augure que Bompard, du reste, ne parut pas comprendre. <> dit le P. C. A, severement avec une pointe d'envie. Au salon, il trouverent la famille du pasteur toujours penchee sur les lettres de convocation, le pere et la mere sommeillant devant leur partie de dames, et le long Suedois remuant son grog a l'eau de seltz du meme geste decourage. Mais l'invasion des alpinistes tarasconnais, allumes par le champagne, donna, comme on pense, quelques distractions aux jeunes convocatrices. Jamais ces charmantes personnes n'avaient vu prendre le cafe avec tant de mimiques et de roulements d'yeux. <> dit-il, jaugeant les Tarasconnais d'un regard a la fois humble et ironique. Tartarin allait repondre, Bompard se jeta devant lui: <> et, tout de meme, il commenca le recit de sa chute; d'abord d'un air detache, indifferent, puis avec des mouvements effares, des gigotements au bout de la corde, sur l'abime, des appels de mains tendues. Ces demoiselles fremissaient, le devoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux qui s'ouvrent en rond. Dans le silence qui suivit s'eleva la voix de Bompard: <> murmura Pascalon avec une admiration ingenue. Mais le pere Baltet, prenant le Chimborazo au serieux, protesta contre cet usage de ne pas s'attacher; selon lui, pas d'ascension possible sur les glaces sans une corde, une bonne corde en chanvre de Manille. Au moins, si l'un glisse, les autres le retiennent. <> dit Tartarin rappelant la catastrophe du mont Cervin. Mais l'hotelier, pesant les mots: <> cria Bompard de l'autre cote du gueridon. Minute emouvante! Le pasteur, electrise, se leva et vint infliger au heros une poignee de main en coup de pompe, bien anglaise. Sa femme l'imita, puis toutes ses demoiselles, continuant le _shake hands_ avec une vigueur faire monter l'eau a un cinquieme etage. Les delegues, je dois le dire, se montraient moins enthousiastes. <>, fit Tartarin severement. Et tout bas, entre cuir et chair: <> et peut-etre se fut-il attire quelque verte semonce du president irrite de tant de cynisme, quand le jeune homme aux airs navres, repu de grog et de tristesse, mit son mauvais francais dans la conversation. Il trouvait, lui aussi, que le guide avait eu raison de trancher la corde: delivrer de l'existence quatre malheureux encore jeunes, c'est-a-dire condamnes a vivre un certain temps, les rendre d'un geste au repos, au neant, quelle action noble et genereuse! Tartarin se recria: <> Il etudiait la philosophie a Christiania, et, gagne aux idees de Schopenhauer, de Hartmann, trouvait l'existence sombre, inepte, chaotique. Tout pres du suicide, il avait ferme ses livres a la priere de ses parents et s'etait mis a voyager, butant partout contre le meme ennui, la sombre misere du monde. Tartarin et ses amis lui semblaient les seuls etres contents de vivre qu'il eut encore rencontres. Le bon P. C. A. se mit a rire: <> Il se mit a battre un entrechat avec une grace, une legerete de gros hanneton deployant ses ailes. Mais les delegues n'avaient pas les nerfs d'acier, l'entrain infatigable de leur chef. Excourbanies grognait: <> Tartarin consentit, songeant a l'ascension du lendemain; et les Tarasconnais monterent, le bougeoir en main, le large escalier de granit conduisant aux chambres, tandis que le pere Baltet allait s'occuper des provisions, retenir des mulets et des guides. <<_Te!_ il neige... Ce fut le premier mot du bon Tartarin a son reveil en voyant les vitres couvertes de givre et la chambre inondee d'un reflet blanc; mais lorsqu'il accrocha son petit miroir a barbe a l'espagnolette, il comprit son erreur et que le Mont-Blanc, etincelant en face de lui sous un soleil splendide, faisait toute cette clarte. Il ouvrit sa fenetre a la brise du glacier, piquante et reconfortante, qui lui apportait toutes les sonnailles en marche des troupeaux derriere les longs mugissements de trompe des bergers. Quelque chose de fort, de pastoral, remplissait l'atmosphere, qu'il n'avait pas respire en Suisse. En bas, un rassemblement de guides, de porteurs, l'attendait; le Suedois deja hisse sur sa bete, et, melee aux curieux qui formaient le cercle, la famille du pasteur, toutes ces alertes demoiselles coiffees en matin, venues pour donner encore <> au heros qui avait hante leurs reves. <> criait l'hotelier dont le crane luisait au soleil comme un galet. Mais Tartarin eut beau se presser, ce n'etait pas une mince besogne d'arracher au sommeil les delegues qui devaient l'accompagner jusqu'a la Pierre-Pointue, ou finit le chemin de mulet. Ni prieres ni raisonnements ne purent decider le commandant a sauter du lit; son bonnet de coton jusqu'aux oreilles, le nez contre le mur, aux objurgations du president il se contentait de repondre par un cynique proverbe tarasconnais: <> Quant a Bompard, il repetait tout le temps: <> et ne se leva que sur l'ordre formel du P. C. A. Enfin la caravane se mit en route et traversa les petites rues de Chamonix dans un appareil fort imposant: Pascalon sur le mulet de tete, la banniere deployee, et le dernier de la file, grave comme un mandarin parmi les guides et les porteurs groupes des deux cotes de sa mule, le bon Tartarin, plus extraordinairement alpiniste que jamais, avec une paire de lunettes neuves aux verres bombes et fumes et sa fameuse corde fabriquee en Avignon, on sait a quel prix reconquise. Tres regarde, presque autant que la banniere, il jubilait sous son masque important, s'amusait du pittoresque de ces rues du village savoyard si different du village suisse trop propre, trop vernisse, sentant le joujou neuf, le chalet de bazar, du contraste de ces masures a peine sorties de terre ou l'etable tient toute la place, cote des grands hotels somptueux de cinq etages dont les enseignes rutilantes detonnaient comme la casquette galonnee d'un portier, l'habit noir et les escarpins d'un maitre d'hotel au milieu des coiffes savoyardes, des vestes de futaine, des feutres de charbonniers a larges ailes. Sur la place, des landaus deteles, des berlines de voyage a cote de charrettes de fumier; un troupeau de porcs flanant au soleil devant le bureau de poste d'ou sortait un Anglais en chapeau de toile blanche, avec un paquet de lettres et un numero du _Times_ qu'il lisait en marchant avant d'ouvrir sa correspondance. La cavalcade des Tarasconnais traversait tout cela, accompagnee par le pietinement des mulets, le cri de guerre d'Excourbanies a qui le soleil rendait l'usage de son gong, le carillon pastoral etage sur les pentes voisines et le fracas de la riviere en torrent jailli du glacier, toute blanche, etincelante comme si elle charriait du soleil et de la neige. A la sortie du village, Bompard rapprocha sa mule de celle du president et lui dit, roulant des yeux extraordinaires: <> dit le P. C. A. engage dans une discussion philosophique avec le jeune Suedois, dont il essayait de combattre le noir pessimisme par le merveilleux spectacle qui les entourait, ces paturages aux grandes zones d'ombre et de lumiere, ces forets d'un vert sombre cretees de la blancheur des neves eblouissants. Apres deux tentatives pour se rapprocher de Tartarin, Bompard y renonca de force. L'Arve franchie sur un petit pont, la caravane venait de s'engager dans un de ces etroits chemins en lacet au milieu des sapins, ou les mulets, un par un, decoupent de leurs sabots fantasques toutes les sinuosites des abimes, et nos Tarasconnais n'avaient pas assez de leur attention pour se maintenir en equilibre l'aide des _Allons... doucemain... Outre..._ dont ils retenaient leurs betes. Au chalet de la Pierre-Pointue, dans lequel Pascalon et Excourbanies devaient attendre le retour des ascensionnistes, Tartarin, tres occup de commander le dejeuner, de veiller a l'installation des porteurs et des guides, fit encore la sourde oreille aux chuchotements de Bompard. Mais--chose etrange et qu'on ne remarqua que plus tard--malgre le beau temps, le bon vin, cette atmosphere epuree a deux mille metres au-dessus de la mer, le dejeuner fut melancolique. Pendant qu'ils entendaient les guides rire et s'egayer a cote, la table des Tarasconnais restait silencieuse, livree seulement aux bruits du service, tintements des verres, de la grosse vaisselle et des couverts sur le bois blanc. Etait-ce la presence de ce Suedois morose ou l'inquietude visible de Gonzague, ou encore quelque pressentiment, la bande se mit en marche, triste comme un bataillon sans musique, vers le glacier des Bossons ou la veritable ascension commencait. En posant le pied sur la glace, Tartarin ne put s'empecher de sourire au souvenir du Guggi et de ses crampons perfectionnes. Quelle difference entre le neophyte qu'il etait alors et l'alpiniste de premier ordre qu'il se sentait devenu! Solide sur ses lourdes bottes que le portier de l'hotel lui avait ferrees le matin meme de quatre gros clous, expert a se servir de son piolet, c'est a peine s'il eut besoin de la main d'un de ses guides, moins pour le soutenir que pour lui montrer le chemin. Les lunettes fumees attenuaient la reverberation du glacier qu'une recente avalanche poudrait de neige fraiche, ou des petits lacs d'un vert glauque s'ouvraient ca et la, glissants et traitres; et tres calme, assure par experience qu'il n'y avait pas le moindre danger, Tartarin marchait le long des crevasses aux parois chatoyantes et lisses, s'approfondissant a l'infini, passait au milieu des seracs avec l'unique preoccupation de tenir pied a l'etudiant suedois, intrepide marcheur, dont les longues guetres boucles d'argent s'allongeaient minces et seches et de la meme detente a cote de son alpenstock qui semblait une troisieme jambe. Et leur discussion philosophique continuant en depit des difficultes de la route, on entendait sur l'espace gele, sonore comme la largeur d'une riviere, une bonne grosse voix familiere et essoufflee: <> n'avait jamais fait d'ascension. Il se rassura pourtant en voyant du haut de la moraine avec quelle facilite Tartarin evoluait sur la glace, et se decida a le suivre jusqu'a la halte des Grands-Mulets, ou l'on devait passer la nuit. Il n'y arriva point sans peine. Au premier pas, il s'etala sur le dos, la seconde fois en avant sur les mains et sur les genoux. <> affirmait-il aux guides essayant de le relever... <> Cette position lui paraissant commode, il la garda, s'avancant a quatre pattes, le chapeau en arriere, l'ulster balayant la glace comme une pelure d'ours gris; tres calme, avec cela, et racontant autour de lui que, dans la Cordillere des Andes, il avait grimpe ainsi une montagne de dix mille metres. Il ne disait pas en combien de temps par exemple, et cela avait du etre long a en juger par cette etape des Grands-Mulets ou il arriva une heure apres Tartarin et tout degouttant de neige boueuse, les mains gelees sous ses gants de tricot. A cote de la cabane du Guggi, celle que la commune de Chamonix a fait construire aux Grands-Mulets est veritablement confortable. Quand Bompard entra dans la cuisine ou flambait un grand feu de bois, il trouva Tartarin et le Suedois en train de secher leurs bottes, pendant que l'aubergiste, un vieux racorni aux longs cheveux blancs tombant en meches, etalait devant eux les tresors de son petit musee. Sinistre, ce musee fait des souvenirs de toutes les catastrophes qui avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuis plus de quarante ans que le vieux tenait l'auberge; et, en les retirant de leur vitrine, il racontait leur origine lamentable... A ce morceau de drap, ces boutons de gilet, tenait la memoire d'un savant russe precipite par l'ouragan sur le glacier de la Brenva... Ces maxillaires restaient d'un des guides de la fameuse caravane de onze voyageurs et porteurs disparus dans une tourmente de neige... Sous le jour tombant et le pale reflet des neves contre les carreaux, l'etalage de ces reliques mortuaires, ces recits monotones avaient quelque chose de poignant, d'autant que le vieillard attendrissait sa voix tremblante aux endroits pathetiques, trouvait des larmes en depliant un bout de voile vert d'une dame anglaise roulee par l'avalanche en 1827. Tartarin avait beau se rassurer par les dates, se convaincre qu' cette epoque la Compagnie n'avait pas organise les ascensions sans danger, ce _vocero_ savoyard lui serrait le coeur, et il alla respirer un moment sur la porte. La nuit etait venue, engloutissant les fonds. Les Bossons ressortaient livides et tout proches, tandis que le Mont-Blanc dressait une cime encore rosee, caressee du soleil disparu. Le Meridional se rasserenait a ce sourire de la nature, quand l'ombre de Bompard se dressa derriere lui. <> dit Bompard ahuri ne se rappelant plus rien de sa tarasconnade; et l'autre la lui repetant mot pour mot, la Suisse en Societe, l'affermage des montagnes, les crevasses truquees, l'ancien gerant se mit a rire. <> Puis, tout a coup, il pensa aux _gensses_, de Tarascon, a la banniere qu'il ferait flotter la-haut, il se dit qu'avec de bons guides, un compagnon a toute epreuve comme Bompard... Il avait fait la Jungfrau... pourquoi ne tenterait-il pas le Mont-Blanc? Et, posant sa large main sur l'epaule de son ami, il commenca d'une voix virile: <> Car le pauvre Bompard s'est decide a suivre son ami Tartarin jusqu'au sommet du Mont-Blanc. Depuis deux heures du matin--il en est quatre a la montre a repetition du president--le malheureux courrier s'avance a tatons, vrai forcat la chaine, traine, pousse, vacillant et bronchant, contraint de retenir les exclamations diverses que lui arrache sa mesaventure, l'avalanche guettant de tous cotes et le moindre ebranlement, une vibration un peu forte de l'air cristallin, pouvant determiner des tombees de neige ou de glace. Souffrir en silence, quel supplice pour un homme de Tarascon! Mais la caravane a fait halte, Tartarin s'informe, on entend une discussion a voix basse, des chuchotements animes: <> repond le Suedois. L'ordre de marche est rompu, le chapelet humain se detend, revient sur lui-meme, et les voila tous au bord d'une enorme crevasse, ce que les montagnards appellent une <>. On a franchi les precedentes l'aide d'une echelle mise en travers et qu'on passe sur les genoux; ici, la crevasse est beaucoup trop large et l'autre bord se dresse en hauteur de quatre-vingts a cent pieds. Il s'agit de descendre au fond du trou qui se retrecit, a l'aide de marches creusees au piolet, et de remonter pareillement. Mais Bompard s'y refuse avec obstination. Penche sur le gouffre que l'ombre fait paraitre insondable, il regarde s'agiter dans une buee la petite lanterne des guides preparant le chemin. Tartarin, peu rassure lui-meme, se donne du courage en exhortant son ami: <> et, tout bas, il le sollicite d'honneur, invoque Tarascon, la banniere, le Club des Alpines... --Ah! _vai_, le Club... Je n'en suis pas, repond l'autre cyniquement. Alors Tartarin lui explique qu'on lui posera les pieds que rien n'est plus facile. --Pour vous, peut-etre, mais pas pour moi... --Pas moins, vous disiez que vous aviez l'habitude... --Be oui! certainement, l'habitude... mais laquelle? J'en ai tant... l'habitude de fumer, de dormir... --De mentir, surtout, interrompt le president... --D'exagerer, allons! dit Bompard sans s'emouvoir le moins du monde. Cependant, apres bien des hesitations, la menace de le laisser la tout seul le decide a descendre lentement, posement, cette terrible echelle de meunier... Remonter est plus difficile, sur l'autre paroi droite et lisse comme un marbre et plus haute que la tour du roi Ren Tarascon. D'en bas, la clignante lumiere des guides semble un ver luisant en marche, il faut se decider, pourtant; la neige sous les pieds, n'est pas solide, des glouglous de fonte et d'eau circulante s'agitent autour d'une large fissure qu'on devine plutot qu'on ne la voit, au pied du mur de glace, et qui souffle son haleine froide d'abime souterrain. --Allez doucement de tomber, Gonzague!... Cette phrase, que Tartarin profere d'une intonation attendrie, presque suppliante, emprunte une signification solennelle a la position respective des ascensionnistes, cramponnes maintenant des pieds et des mains, les uns au-dessous des autres, lies par la corde, et par la similitude de leurs mouvements, si bien que la chute ou la maladresse d'un seul les mettrait tous en danger. Et quel danger, coquin de sort! Il suffit d'entendre rebondir et degringoler les debris de glacons avec l'echo de la chute par les crevasses et les dessous inconnus pour imaginer quelle gueule de monstre vous guette et vous happerait au moindre faux pas. Mais qu'y a-t-il encore? Voila que le long Suedois qui precede justement Tartarin s'est arrete et touche de ses talons ferres la casquette du P. C. A. Les guides ont beau crier: <> et le president: <> Rien ne bouge. Dresse de son long, accroche d'une main negligente, le Suedois se penche et le jour levant effleure sa barbe grele, eclaire la singuliere expression de ses yeux dilates, pendant qu'il fait signe a Tartarin: --Quelle chute, hein, si on lachait!... --Outre! Je crois bien... vous nous entraineriez tous... Montez donc!... L'autre continue, immobile: --Belle occasion pour en finir avec la vie, rentrer au neant par les entrailles de la terre, rouler de crevasse en crevasse comme ceci que je detache de mon pied... Et il s'incline effroyablement pour suivre le quartier de glace qui rebondit et sonne sans fin dans la nuit. <> crie Tartarin bleme d'epouvante; et, desesperement cramponne a la paroi suintante, il reprend d'une chaude ardeur son argument de la veille en faveur de l'existence: <> dit Bompard verdissant; et Tartarin ajoute: <> ajoute-t-il tourne vers les guides, et il leur repete l'injure de la meme voix de revenant dont il s'excitait tout a l'heure au suicide. <> s'ecrie-t-il en montrant le Suedois deja parti a grandes enjambees sous les floches de neige que le vent commence a chasser de toutes parts. Mais rien n'arretera plus ces hommes que l'on a traites de laches. Les marmottes se sont reveillees, heroiques, et Tartarin ne peut obtenir un conducteur pour le ramener avec Bompard aux Grands-Mulets. D'ailleurs, la direction est simple: trois heures de marche en comptant un ecart de vingt minutes pour tourner la grande roture si elle les effraie a passer tout seuls. <<_Outre_, oui, qu'elle nous effraie!...>> fait Bompard sans pudeur aucune, et les deux caravanes se separent. A present, les Tarasconnais sont seuls. Ils avancent avec precaution sur le desert de neige, attaches a la meme corde, Tartarin en avant, tatant de son piolet gravement, penetre de la responsabilite qui lui incombe, y cherchant un reconfort. <> crie-t-il chaque instant a Bompard. Ainsi l'officier, dans la bataille, chasse la peur qu'il a, en brandissant son epee et criant a ses hommes: <> dit Tartarin. Un serac de glace gigantesque leur creuse un abri a sa base; ils s'y glissent, etendent la couverture doublee de caoutchouc du president, et debouchent la gourde de rhum, seule provision que n'aient pas emportee les guides. Il s'ensuit alors un peu de chaleur et de bien-etre, tandis que les coups de piolet, toujours plus faibles sur la hauteur, les avertissent du progres de l'expedition. Cela resonne au coeur du P. C. A. comme un regret de n'avoir pas fait le Mont-Blanc jusqu'aux cimes. <> conclut Tartarin d'un ton convaincu. Mais les elements s'acharnent, la bise en ouragan, la neige par paquets. Les deux amis se taisent, hantes d'idees sinistres, ils se rappellent l'ossuaire sous la vitrine du vieil aubergiste, ses recits lamentables, la legende de ce touriste americain qu'on a retrouv petrifie de froid et de faim, tenant dans sa main crispee un carnet o ses angoisses etaient ecrites jusqu'a la derniere convulsion qui fit glisser le crayon et devier la signature. <> Et Bompard a genoux, la tete hors du serac, dans la pose d'une bete au paturage et mugissante, hurle: <> crie a son tour Tartarin de son creux le plus sonore que la grotte repercute en tonnerre. Bompard lui saisit le bras: <> Positivement tout le bloc a tremble; encore un souffle et cette masse de glacons accumules croulerait sur leur tete. Ils restent figes, immobiles, enveloppes d'un effrayant silence bientot traverse d'un roulement lointain qui se rapproche, grandit, envahit l'horizon, meurt enfin sous la terre de gouffre en gouffre. <> murmure Tartarin pensant au Suedois et a ses guides, saisis, emportes sans doute par l'avalanche. Et Bompard hochant la tete: <> En effet, leur situation est sinistre, n'osant bouger dans leur grotte de glace ni se risquer dehors sous les rafales. Pour achever de leur serrer le coeur, du fond de la vallee monte un aboiement de chien hurlant a la mort. Tout a coup Tartarin, les yeux gonfles, les levres grelottantes, prend les mains do son compagnon et le regardant avec douceur: <> fait Bompard tranquillement. <> interrompt le P. C. A., et pris d'un subit acces de rage: <> Il s'arrete sur un geste terrifie de Bompard... <> et baissant le ton, force de chuchoter sa colere, le pauvre Tartarin continue ses imprecations a voix basse dans une enorme et comique desarticulation de la bouche: <> repond Bompard lamentablement. Et il gemit: <> Enfin on put comprendre le grand malheur qui venait d'arriver. Pendant que le vieil aubergiste se lamentait et ajoutait un nouveau chapitre aux sinistres de la montagne en attendant que son ossuaire s'enrichit des restes de l'accident, le Suedois et ses guides, revenus de leur expedition, se mettaient a la recherche de l'infortun Tartarin avec des cordes, des echelles, tout l'attirail d'un sauvetage, helas! infructueux. Bompard, reste comme ahuri, ne pouvait fournir aucun indice precis ni sur le drame ni sur l'endroit ou il avait eu lieu. On trouva seulement au Dome du Gouter un bout de corde reste dans une anfractuosite de glace. Mais cette corde, chose singuliere, etait coupee aux deux bouts comme avec un instrument tranchant; les journaux de Chambery en donnerent un facsimile. Enfin, apres huit jours de courses, de consciencieuses recherches, quand on eut la conviction que le pauvre presid_ain_ etait introuvable, perdu sans retour, les delegues desesperes prirent le chemin de Tarascon, ramenant Bompard dont le cerveau ebranle gardait la trace d'une terrible secousse. <> ou bien: <> et l'on court, on se bouscule, on s'effare, les portes se ferment de tous leurs verrous, les persiennes claquent comme par un orage, et voila Tarascon desert, muet, sans un chat, sans un bruit, les cigales elles-memes blotties et attentives. C'etait l'aspect de ce matin-la qui n'etait pourtant ni fete ni dimanche: les boutiques closes, les maisons mortes, places et placettes comme agrandies par le silence et la solitude. <>, dit Tacite decrivant Rome aux funerailles de Germanicus, et la citation de sa Rome en deuil s'appliquait d'autant mieux a Tarascon qu'un service funebre pour l'ame de Tartarin se disait en ce moment la metropole ou la population en masse pleurait son heros, son dieu, son invincible a doubles muscles reste dans les glaciers du Mont-Blanc. Or, pendant que le glas egrenait ses lourdes notes sur les rues desertes, Mlle Tournatoire, la soeur du medecin, que son mauvais etat de sante retenait toujours a la maison, morfondue dans son grand fauteuil contre la vitre, regardait dehors en ecoutant les cloches. La maison des Tournatoire se trouve sur le chemin d'Avignon, presque en face celle de Tartarin, et la vue de ce logis illustre dont le locataire ne devait plus revenir, la grille pour toujours fermee du jardin, tout, jusqu'aux boites a cirage des petits savoyards alignees pres de la porte, gonflait le coeur de la pauvre demoiselle infirme qu'une passion secrete devorait depuis plus de trente ans pour le heros tarasconnais. O mysteres d'un coeur de vieille fille! C'etait sa joie de le guetter passer a des heures regulieres, de se dire: <> de surveiller les modifications de sa toilette, qu'il s'habillat en alpiniste ou revetit sa jaquette vert-serpent. Maintenant, elle ne le verrait plus; et cette consolation meme lui manquait d'aller prier pour lui avec toutes les dames de la ville. Soudain la longue tete de cheval blanc de Mlle Tournatoire se colora legerement; ses yeux deteints, bordes de rose, se dilaterent d'une maniere considerable pendant que sa maigre main aux rides saillantes esquissait un grand signe de croix... Lui, c'etait lui longeant les murs de l'autre cote de la chaussee... D'abord elle crut a une apparition hallucinante... Non, Tartarin lui-meme, en chair et en os, seulement pali, piteux, loqueteux, longeant les murs comme un pauvre ou comme un voleur. Mais pour expliquer sa presence furtive Tarascon, il nous faut retourner sur le Mont-Blanc, au Dome du Gouter, a cet instant precis ou les deux amis se trouvant chacun sur un cot du Dome, Bompard sentit le lien qui les attachait, brusquement se tendre, comme par la chute d'un corps. En realite, la corde s'etait prise entre deux glacons, et Tartarin, eprouvant la meme secousse, crut, lui aussi, que son compagnon roulait, l'entrainait. Alors, a cette minute supreme... comment dire cela, mon Dieu!... dans l'angoisse de la peur, tous deux, oubliant le serment solennel a l'hotel Baltet, d'un meme mouvement, d'un meme geste instinctif, couperent la corde, Bompard avec son couteau, Tartarin d'un coup de piolet; puis epouvantes de leur crime, convaincus l'un et l'autre qu'ils venaient de sacrifier leur ami, ils s'enfuirent dans des directions opposees. Quand le spectre de Bompard apparut aux Grands-Mulets, celui de Tartarin arrivait a la cantine de l'Avesailles. Comment, par quel miracle, apres combien de chutes, de glissades? Le Mont-Blanc seul aurait pu le dire, car le pauvre P. C. A. resta deux jours dans un complet abrutissement, incapable, de proferer le moindre son. Des qu'il fut en etat, on le descendit a Courmayeur, qui est le Chamonix italien. A l'hotel ou il s'installa pour achever de se remettre, il n'etait bruit que d'une epouvantable catastrophe arrivee au Mont-Blanc, tout a fait le pendant de l'accident du Cervin: encore un alpiniste englouti par la rupture de la corde. Dans sa conviction qu'il s'agissait de Bompard, Tartarin, ronge de remords, n'osait plus rejoindre la delegation ni retourner au pays. D'avance il voyait sur toutes les levres, dans tous les yeux: <> Pourtant le manque d'argent, la fin de son linge, les frimas de septembre qui arrivaient et vidaient les hotelleries, l'obligerent a se mettre en route. Apres tout, personne ne l'avait vu commettre son crime? Rien ne l'empecherait d'inventer n'importe quelle histoire; et, les distractions du voyage aidant, il commencait a se remettre. Mais aux approches de Tarascon, quand il vit s'iriser sous le ciel bleu la fine decoupure des Alpines, tout le ressaisit, honte, remords, crainte de la justice; et pour eviter l'eclat d'une arrivee en pleine gare, il descendit a la derniere station avant la ville. Ah! sur cette belle route tarasconnaise, toute blanche et craquante de poussiere, sans autre ombrage que les poteaux et les fils telegraphiques, sur cette voie triomphale ou, tant de fois, il avait passe a la tete de ses alpinistes ou de ses chasseurs de casquettes, qui l'aurait reconnu, lui, le vaillant, le pimpant, sous ses hardes dechirees et malpropres, avec cet oeil mefiant du routier guettant les gendarmes? L'air brulait malgre qu'on fut au declin de la saison; et la pasteque qu'il acheta a un maraicher lui parut delicieuse a manger dans l'ombre courte du charreton, pendant que le paysan exhalait sa fureur contre les menageres de Tarascon, toutes absentes du marche, ce matin-la, <> Alors, sans le courage d'un mouvement, il s'assit sur la margelle brulante du petit bassin et resta la, aneanti, effondre, au grand emoi des poissons rouges. Les cloches ne sonnent plus. Le porche de la metropole, bruyant tout a l'heure, est rendu au marmottement de la pauvresse assise a gauche et a l'immobilite de ses saints de pierre. La ceremonie religieuse terminee, tout Tarascon s'est porte au Club des Alpines ou, dans une seance solennelle, Bompard doit faire le recit de la catastrophe, detailler les derniers moments du P. C. A. En dehors des membres, quelques privilegies, armee, clerge, noblesse, haut commerce, ont pris place dans la salle des conferences dont les fenetres, larges ouvertes, permettent a la fanfare de la ville, installee en bas, sur le perron, de meler quelques accords heroiques ou plaintifs aux discours de ces messieurs. Une foule enorme se presse autour des musiciens, se hisse sur ses pointes, les cous tendus, essayant d'attraper quelques bribes de la seance, mais les fenetres sont trop elevees et l'on n'aurait aucune idee de ce qui se passe, sans deux ou trois petits droles branches dans un gros platane, et jetant de la des renseignements comme on jette des noyaux de cerises du haut de l'arbre. <> dit Tartarin soulage, rayonnant, la main sur l'epaule de l'homme qu'il croyait avoir tue. <> Et l'on riait, on se serrait les mains pendant qu'au dehors la fanfare, qu'on essayait en vain de faire taire, s'acharnait a la marche funebre de Tartarin. <> murmurait Pascalon a Bravida en lui montrant l'armurier qui se levait pour ceder le fauteuil l'ancien president dont la bonne face rayonnait. Bravida, toujours sentencieux, dit tout bas en regardant Costecalde dechu, rendu a son rang subalterne: <